HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LES CINQ DERNIÈRES ANNÉES (suite)

CHAPITRE DOUZIÈME. — LA CONJURATION DE CINQ-MARS.

 

 

La Cour à Lyon.

Le 4 novembre 1640, tandis que venait de se constituer en Angleterre ce Long Parlement, qui devait, moins de neuf ans plus tard, envoyer Charles Ier à l'échafaud, Louis XIII écrivait à Richelieu : Pour les affaires d'Angleterre, je suis bien aise qu'elles aillent en empirant ; pour le moins, ils n'auront pas le loisir de penser à nous[1]. Richelieu, qui n'était pas étranger à ces troubles d'Angleterre, écrivait à son tour le 27 janvier 1642 : La Reine d'Angleterre ne peut être secourue que par deux moyens, par sa bonne conduite et par la force. Le cardinal ne croyait guère au premier, le naturel des femmes les portant plutôt à suivre leurs humeurs que la raison. Le second ne lui paraissait pas possible avant que l'on eût mis l'Espagne si bas qu'elle ne pût s'opposer aux efforts qu'on feroit à cette fin ; autrement... ceux qui s'en prévaudroient ne feroient autre chose que lier les ennemis du roi et de la reine d'Angleterre et ceux de la religion catholique aux Espagnols et à leurs partisans[2].

Louis XIII, qui avait donné pour vice-roi à la Catalogne le maréchal de Brézé, était sur le point de s'acheminer vers le Roussillon avec son ministre, pour hâter la prise de Perpignan. Il appelait cette expédition le fracas que nous prétendons faire dans l'Espagne[3]. Bien qu'il assurât qu'il ne s'était jamais mieux porté depuis dix ans, de mauvais bruits couraient sur sa santé. Ces mauvais bruits allaient servir à M. le Grand pour entraîner dans une conjuration nouvelle des gens à qui une régence éventuelle du cardinal paraissait la pire des catastrophes. Depuis le mois d'août 1641, Cinq-Mars pouvait compter sur Monsieur, sur le duc de Bouillon. Son ami de Thou avait paru aux conciliabules qui s'étaient tenus à Saint-Germain ou à Paris. Les conjurés se déchaînaient contre le cardinal, l'accusaient de sacrifier aux intérêts de son ambition la santé et même la vie de son maitre. Aussi, quelques mois plus tard, le ministre rédigeait cette déclaration, que le Roi se contenta de signer : Je dis à mon Cousin le Cardinal de Richelieu, que j'aimois beaucoup mieux entreprendre ce voyage que de demeurer les bras croisés à Saint-Germain, ce qu'il savoit bien être contre mon humeur ; mais que toute ma crainte étoit qu'il n'eût pas assez de force pour en supporter la fatigue. A quoi il me dit qu'il me prioit de n'avoir point de considération à sa personne en ce sujet... Il estimoit que Dieu l'assisteroit en me servant... il ne faisoit point de distinction entre mourir en un lieu ou en un autre... c'étoit à moi à penser à loisir à ce dessein et à lui à se conformer à ce que je résoudrois. Depuis, je me résolus de plus en plus à ce voyage, croyant qu'il me seroit glorieux et ne pouvant me résoudre à demeurer à Saint-Germain plutôt qu'en mes armées qui agiroient[4].

Partis de Fontainebleau le 3 février, le Roi, le cardinal et M. le Grand se trouvaient à Lyon le 22. Déjà M. le Grand avait refusé le gouvernement de Touraine, que lui avait fait offrir le cardinal, sans doute afin de complaire au Roi, qui n'avait pu s'empêcher d'admirer ce qu'il prenait pour l'effet du désintéressement et qui n'était que l'effet du dédain[5] ; déjà le favori avait envoyé Josué, comte de Chavagnac, recruter dans les Cévennes des soldats pour a guerre civile ; déjà le vicomte de Fontrailles, l'un de ses complices, avait gagné secrètement la frontière des Pyrénées pour soumettre au comte duc un projet de traité. Cependant à Lyon, Louis XIII assistait au triduum célébré dans la cathédrale pour remercier Dieu de la victoire gagnée par le comte de Guébriant sur le baron de Lamboy, général de l'Empereur, une des plus grandes, disait la Gazette, que nous ayons remportées en Allemagne, il y a longtemps[6].

En l'apprenant à Paris, le duc de Bouillon, qui se promenait avec Monsieur, dans la galerie du Luxembourg, ne cachait point son découragement : Considérez, s'il vous plaît, Monsieur, disait-il à Gaston, qu'après ce nouvel échec donné à la maison d'Autriche, on ne doit rien espérer des Espagnols. Le comte de Guébriant est si avantageusement posté, que leurs affaires seront entièrement ruinées dans les Pays-Bas, si les Hollandais veulent seconder tant soit peu les efforts du Roi[7]. Cinq-Mars ne cessait de représenter à Louis XIII que le cardinal, pour se rendre nécessaire, prolongeait la guerre qui ensanglantait l'Europe au désespoir des alliés comme des ennemis du Royaume. Certes Sa Majesté n'en verrait jamais le terme. Le favori osa presser le Roi de faire assassiner son ministre, dès que celui-ci viendrait rendre ses devoirs à son maître. Le Roi se contenta de répondre qu'il serait excommunié, parce que le ministre était prêtre et cardinal.

Le 23 février 1642, tandis que Louis XIII et Richelieu approchaient de Valence, le maréchal de Brézé, salué dans la cathédrale de Barcelone par les applaudissements des Catalans, jurait de conserver les privilèges de la Catalogne. Lorsque, deux mois plus tard, le Roi campa devant Perpignan, le maréchal de La Mothe-Houdancourt venait de s'emparer de la ville de Collioure, succès qui lui valut le bâton de maréchal, comme la victoire de Kempen venait de le valoir à Guébriant. La Mothe-Houdancourt eut de plus le duché de Cardone et la vice-royauté de Catalogne, à laquelle le maréchal de Brézé, contraint par la fatigue et la maladie, avait renoncé : Le maréchal de Brézé est ici en un état pitoyable, mandait le cardinal au Roi : il est pris depuis les pieds jusqu'à la tête. Il est certain qu'il a un corps incapable d'emploi[8]. Ici, c'est-à-dire à Narbonne, où Richelieu se trouvait bien plus souffrant que lui.

 

Richelieu à Narbonne.

A la souffrance, se joignait, chez le ministre, une inquiétude mortelle. M. le Grand avait accompagné le Roi, qui, installé au mas de Joan Pauques, à une demi-lieue de Perpignan, pouvait, du haut du plateau dominant son logis, suivre les opérations du siège[9]. Le cardinal s'attendait à être assassiné clans son lit. Le favori, en tout cas, n'oublia rien pour le perdre dans l'esprit du maître. Le 6 mai, Richelieu écrit à Noyers, chargé de surveiller M. le Grand : Il s'est fait une nouvelle fluxion sur mon bras et l'ancienne ouverture, que Dieu et la nature avoient faite, s'est ouverte, a jeté de nouveau pus en bonne quantité. On parle maintenant, pour me consoler, de jouer de nouveau des couteaux, à quoi j'aurai bien de la peine à me résoudre, n'ayant plus ni force, ni courage pour cela. Je supplie Dieu qu'il m'en donne pour me conformer à sa volonté[10]. Et, le 8, il mande au même secrétaire d'État : J'ai souffert des douleurs extraordinaires cette nuit. Il est arrêté qu'il me faut faire une ouverture dans le pli du bras. On craint cependant de rencontrer et de couper la veine, je suis en la main de Dieu. Je voudrois bien avoir achevé mon testament, mais je ne le puis sans vous et vous ne pouvez désemparer que Perpignan ne soit fini[11].

Là-bas devant la ville assiégée, Cinq-Mars assiège l'esprit du Roi ; il se croit sûr du succès ; il est si présomptueux qu'un jour en présence de Louis XIII, il affecte d'en remontrer à Fabert alors commandant d'un bataillon des gardes — sur la fortification et l'art de prendre les places, et le Roi observe aussitôt : M. le Grand, vous avez tort, vous qui n'avez jamais rien vu, de vouloir l'emporter contre un homme d'expérience. M. le Grand sort fou de rage, non sans avoir répliqué insolemment : Votre Majesté se seroit bien passée de me dire tout ce qu'elle m'a dit. Et le Roi ne peut se tenir de confier à Fabert : Il y a six mois que je le vomis... Il n'y a point d'homme si perdu de vices et si peu complaisant, c'est le plus grand ingrat du monde. Il m'a fait quelques fois attendre des heures entières dans mon carrosse, tandis qu'il crapuloit. Un royaume ne suffirait pas à ses dépenses. Il a, à l'heure que je parle, jusqu'à trois cents paires de bottes[12].

La colère du Roi ne laisse pas d'inquiéter le favori, qui, le 12 mai, se plaint à Noyers d'avoir, depuis deux jours, éprouvé trois charges de la mauvaise humeur du Roi. Dès le 14, le secrétaire d'État avertit le cardinal et il ajoute le 16 : Il y a eu, un grand jour, la froideur (pour Cinq-Mars), et l'aversion a duré six jours et la chaleur n'est pas revenue. Si nous pouvons obtenir que l'on (le Roi) demeure trois mois à Fontainebleau, il n'y a rien que Son Éminence ne fasse certainement, mais il faut cela ; autrement ce que nous édifions en un entretien d'une heure se détruit en huit jours qu'il (Cinq-Mars) a les coudées libres pour travailler[13].

Mais, tout malade qu'il est, Richelieu ne reste pas inactif. Sachant que le Roi souffre de ses hémorroïdes, il lui mande : Bien que mon mal me soit bien sensible, la moindre incommodité que reçoit Votre Majesté me l'est bien davantage[14]. Il se souvient de la journée des dupes et il écrit pour Chavigny, qui est auprès de sa personne et pour Noyers, qui est auprès du Roi : Dieu s'est servi de l'occasion d'une porte non barrée, qui nie donna lieu de me défendre, lorsqu'on tâchait de faire conclure l'exécution de ma ruine. Laisser attaquer une place non fortifiée sans la secourir, c'est le moyen de la perdre. On est très certain qu'on attaque mon innocence ; ne rien dire est donner aux méchants le moyen de venir à leurs fins. On estime qu'il faut prendre des moyens innocents et qui obligent le Roi pour rompre les mauvais desseins. L'un est de faire parler par Mathusalem — Gabriel de Rochechouart, marquis de Mortemart, un parent d'un parent de Richelieu, gentilhomme de la Chambre et fort goûté de Louis XIII. L'autre est que MM. de Chavigny et de Noyers parlent au Roi et lui disent que le cardinal, Voulant partir de Narbonne suivant son conseil pour changer d'air et ne sachant quel changement son transport apporteroit à son mal... il a voulu lui témoigner l'extrême confiance qu'il a en Sa Majesté en lui découvrant ce qui s'apprend de toutes parts. Les lettres du prince d'Orange, les gazettes de Bruxelles, celle de Cologne, les préparatifs de la Reine mère pour venir, les litières et mulets achetés, ce qui s'écrit, par lettres sûres de Mme de Chevreuse, ce qui s'écrit de tous côtés de la France, les bruits qu'il y a dans toutes les armées, les avis qui viennent de toutes les cours d'Italie, les espérances des Espagnols, soit du côté de l'Espagne, soit de Flandres, la résolution que Monsieur a prise de ne point venir contre ce qu'il avait promis, attendant peut-être l'événement du tonnerre ; toutes ces choses ont obligé à en avertir le Roi, afin qu'il mette tel ordre qu'il lui plaira à des bruits qui ruinent ses affaires. Il faut que, de son côté, le Roi avertisse le cardinal de ce qui se trame, comme il l'a naguère averti des desseins de la Reine mère, des discours du Père Caussin ; il faut qu'il déclare que, si quelqu'un est contre le cardinal, il le tient être contre sa propre personne ; il faut éloigner M. de Thou — que, trois mois plus tôt, le duc de Bouillon entretenait secrètement près de sa terre de Limeuil en Périgord — ; il faut éloigner Chavagnac (qui est venu rendre compte à Cinq-Mars de sa mission). Et voici comment MM. de Chavigny et de Noyers pourront parler au Roi : Si Dieu eût appelé le cardinal, Votre Majesté eût expérimenté ce qu'elle eût perdu ; ce seroit bien pis, si vous le perdiez par vous-même, vu que, le perdant ainsi, Votre Majesté perdroit toute la créance que l'on a en elle[15].

Depuis deux jours, Richelieu avait fait écrire et signer son testament, la maladie et les abcès sur son bras droit l'empêchant de faire lui-même l'un ni l'autre. Il voulait que son corps fût enterré dans la nouvelle église de la Sorbonne. Il remettait tout son argent comptant à Mme d'Aiguillon et à M. de Noyers. Cet argent devait être consacré au règlement de ses dettes. La donation du Palais-Cardinal au Roi confirmée, l'hôtel de Sillery laissé au Roi pour faire une place devant la grande porte du palais, une somme de quinze cent mille livres, qu'il gardait toujours en réserve, également laissée au Roi, tels étaient quelques-uns des articles de ce testament qui remplissaient seize pages et demie. Le cardinal déclara à propos des quinze cent mille livres : De laquelle somme, je puis dire, avec vérité, m'être servi très utilement aux plus grandes affaires de l'État, en sorte que, si je n'eusse eu cet argent en ma disposition, quelques affaires qui ont bien succédé eussent apparemment mal réussi ; ce qui me donne sujet de supplier Sa Majesté de destiner cette somme que je lui laisse pour employer en diverses occasions qui ne peuvent souffrir la longueur des formes des finances. Le duché-pairie de Fronsac était légué à Armand de Maillé, fils du maréchal de Brézé et le duché de Richelieu à Armand de Vignerod, petit-neveu du cardinal. Et, déclarait encore Son Éminence vers la fin de la dernière page, je ne puis que je ne die, pour la satisfaction de ma conscience, qu'après avoir vécu dans une santé languissante, servi assez heureusement dans des affaires difficiles et assez épineuses et expérimenté la bonne et mauvaise fortune en diverses occasions, en rendant particulièrement au Roi ce à quoi sa bonté et ma naissance m'ont obligé particulièrement, je n'ai jamais manqué à ce que j'ai dû à la Reine sa mère, quelques calomnies que l'on ait voulu m'imputer à ce sujet[16].

Le 27 mai, il se mit en route. Il était à Agde le 4 juin et recevait ce billet de Louis XIII : Quelques faux bruits qu'on fasse courir, je vous aime plus que jamais ; il y a trop longtemps que nous sommes ensemble pour être jamais séparés [17]. Il y avait là de quoi le consoler de la bataille d'Honnecourt (près de La Bassée), perdue par son neveu le maréchal de Guiche[18]. Défaite dont le cardinal ne s'affectait pas outre mesure, si l'on en juge par la belle humeur avec laquelle il en parlait à Noyers : Ce billet est pour dire à M. de Noyers que je suis en peine de ne point savoir quel ordre le Roi a donné à Paris pour pourvoir au malheur arrivé à M. le Maréchal de Guiche. Sa Majesté me mande que M. de Noyers me fera savoir tout ce qu'elle a fait, et cependant ni M. de Noyers, ni M. de Dangu[19] ne m'en mandent rien, ce qui ne met pas en petite peine une personne qui a passion pour l'État comme moi. Je prie l'un de ces deux Messieurs, qui ne sont qu'un, de continuer à m'écrire, comme ils faisaient auparavant, afin que je sois informé du cours du monde et que je puisse contribuer quelque chose aux justes mesures que le Roi doit prendre[20].

C'est d'Arles, le 9 juin, que le cardinal stimulait, en riant M. de Noyers, baron de Dangu. Le 11 il lui adressait ces lignes triomphantes : Le sujet du voyage de M. de Chavigny vous étonnera. Dieu assiste le Roi par des découvertes merveilleuses[21]. La plus merveilleuse des découvertes, c'était le traité signé à Madrid le 3 mars 1642 : Nous découvrîmes, dira quelque cinq mois plus tard Louis XIII, stylé par son ministre, que le dérèglement de son mauvais esprit avoit porté M. Le Grand à former un parti en notre État, que le duc de Bouillon devoit donner entrée en ce Royaume aux étrangers par Sedan ; que notre très cher frère le duc d'Orléans devoir marcher à leur tête et que ce misérable esprit devoit se retirer avec eux, s'il voyoit ne pouvoir mieux servir ce parti et ruiner le cardinal duc en demeurant auprès de nous. Nous apprîmes que le roi d'Espagne devoit fournir à ce parti douze mille hommes de pied et cinq mille chevaux... il lui devoit donner quatre cent mille écus pour faire des levées en France... il donnoit à notredit frère six vingt mille écus de pension, au duc de Bouillon soixante mille écus et audit sieur de Cinq-Mars vingt mille écus et, en outre, il devoit munir la place de Sedan et en payer la garnison[22].

Que la découverte du traité soit due au maréchal de Brézé, au baron de Pujols[23], au maréchal de Schomberg, à la duchesse de Chevreuse ou même à la Reine, qui aurait fini par tout révéler au cardinal, peu importe, Richelieu est plein de confiance ; il écrit le 11 juin : Dieu ayant fait la découverte qu'il a faite, j'espère que le Roi viendra à bout de tout[24].

Cependant Fontrailles, revenu de Madrid, était allé à Chambord, où il avait vu Monsieur. Tandis que, sur son conseil, le prince envoyait M. d'Aubijoux en Italie, prier le duc de Bouillon de donner l'ordre qu'on le reçût à Sedan, Fontrailles faisait route vers le camp devant Perpignan. Lorsqu'il y arriva, Cinq-Mars venait de recevoir une lettre de la princesse Marie de Gonzague qui ne lui cachait pas que son affaire étoit sue à Paris comme on savoit que la Seine passoit sous le Pont-Neuf. Il montra la lettre à Fontrailles, qui le pressa d'aller se réfugier à Sedan, où il ne tarderait pas à le rejoindre. Mais M. Le Grand ne voulait pas paraître devant Monsieur comme un fugitif[25]. Il ne se laissa pas convaincre et suivit le Roi, qui, trouvant l'air du Roussillon trop intempéré pour la constitution de sa personne, s'en allait à Narbonne sans attendre la prise de Perpignan.

Louis XIII descendit à l'archevêché. C'est là que Chavigny se présenta le 12, de fort grand matin. Le Roi dormait encore. L'envoyé du cardinal conféra, durant une heure, avec M. de Noyers, puis les deux secrétaires d'État s'en furent chez Sa Majesté, à qui ils rendirent compte bien au long de toutes les affaires. Après quoi ils mandèrent à Richelieu : Toutes les résolutions ont été prises conformes au sentiment de Son Éminence et les dépêches s'en feront ce soir sans faillir. Le Roi approuve le voyage de M. de Castelan[26]. Ce maréchal de camp allait à Casal porter l'ordre d'arrêter le duc de Bouillon, qui commandait l'armée d'Italie.

Le soir même Louis XIII donna l'ordre d'arrêter Cinq-Mars, qui fut découvert le lendemain dans une maison de Narbonne, où il avait été contraint de se cacher, car les portes de la ville étaient closes.

 

Richelieu à Tarascon.

Le cardinal venait d'arriver à Tarascon. Il comptait y prendre les eaux. C'est là qu'il reçut les premières nouvelles de la disgrâce de son ennemi. Elles n'étaient pas sans lui causer quelque inquiétude : dès le 14, en effet, le Roi se prend à douter de la culpabilité du favori : N'a-t-on pas mis un nom pour un autre ? demande-t-il. Tandis que Noyers assure qu'on ne s'est pas trompé, Louis XIII demeure dans une profonde rêverie. En vain le secrétaire d'État s'efforce de le distraire en lui disant des nouvelles de l'armée d'Italie, le Roi ne semble pas les avoir entendues, il répète : Quel saut a fait M. Le Grand ! Et Noyers ne peut que répondre : Il est vrai, Sire, mais le plus grand saut est celui de l'infidélité. Puis des environs de Frontignan, il mande à Richelieu : J'estime que le plus tôt que Mgr le cardinal Mazarin pourroit venir ici, ce seroit le meilleur, car, en vérité, je reconnais que Sa Majesté... a le cœur fort serré.

Déjà le comte du Plessis-Praslin, l'un des maréchaux de camp de l'armée d'Italie, s'était rendu à Casal. Il venait arrêter le duc de Bouillon. Apprenant que Praslin était dans la ville et voyant qu'il ne se présentait point à son logis, Bouillon demanda : M. de Castelan est-il avec lui ? Lorsqu'on lui eut répondu affirmativement, il devina pourquoi M. de Castelan arrivait de la Cour et il s'enfuit aussitôt.

Richelieu tenait à ne pas manquer Gaston. Il lui fallait, avant tout, les aveux du prince pour obtenir ceux des autres conjurés ; il fallait empêcher Son Altesse de se sauver en Espagne. Pour mieux leurrer Gaston, le cardinal lui donna le commandement de l'armée de Champagne. Le 1er juin le Roi écrivit à son frère de s'opposer à toute avance des vainqueurs d'Honnecourt ; il lui manda, le soir du même jour, l'arrestation de M. le Grand et se contentait de se plaindre des insolences extraordinaires que le favori avait commises en son endroit. Dupe de cette ruse, Gaston s'empressa, le 17, de flétrir l'indigne conduite de ce méconnaissant M. le Grand : C'est, écrivait-il au cardinal, l'homme le plus coupable de vous avoir déplu après tant d'obligations..... Et vous avez bien cru, je m'assure, que si je l'ai considéré, ce n'a été que jusqu'aux autels (jusqu'à ce qui est permis). Aussi est-ce pour vous, mon Cousin, que je conserve mon amitié tout entière. Et comme je connais que vous m'y avez tout nouvellement obligé par l'honneur que Sa Majesté m'a fait de me donner le commandement de son armée de Champagne, je vous prie de croire que vous ne sauriez jamais avoir de plus véritable ni de plus fidèle ami que moi. Richelieu répondit sans rire qu'il savoit, il y avait trop longtemps, l'affection dont il plaisoit à Son Altesse l'honorer, pour en pouvoir jamais douter. Mais soudain le 30 juin, le cardinal jette le masque : Monseigneur, dit-il, puisque Dieu veut que les hommes aient recours à une ingénue et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce monde, il vous enseignera le chemin que vous devez tenir pour vous tirer de la peine où vous êtes[27].

C'est à ce moment que le cardinal reprit, sur la Méditerranée, la maîtrise de la mer. Il avait écrit, le 17 juin, à Noyers : Je crois qu'il est très bon que l'armée navale du Roi aille chercher les ennemis à Majorque, devant qu'ils soient assemblés en autre lieu, où ils penseront pouvoir les combattre avec avantage, ainsi que le marquis de Brézé le propose[28]. Le neveu de Richelieu se trouvait alors à Barcelone avec la flotte du Ponant. Le 28 juin, les Barcelonais enthousiasmés le virent combattre victorieusement' M. de Ciudad Réal, accouru de Tarragone avec une flotte nombreuse ; la lunette à la main ils avaient reconnu le marquis de Brézé sur son navire, animant tout avec un courage digne de son père.

Le vainqueur, après une bataille de trois jours, rentra à Barcelone à la tête de l'armée navale. Ciudad Réal dut se réfugier à Port-Mahon. L'ambassadeur d'Angleterre, à Madrid, écrivit à son gouvernement' : On commence ici à perdre tout espoir de secourir Perpignan, mais aussi d'être maître de la Méditerranée, ce qui est un grand point[29].

Cependant, l'abbé de La Rivière, que Monsieur, retiré à Bourbon, avait envoyé au cardinal pour lui dire qu'il désirait le voir, était reparti avec la lettre du 30 juillet. De son côté, M. de Chavigny alertait le comte de Noailles et un corps de cavalerie, qui aurait l'ordre, le cas échéant, d'arrêter le prince : si Monsieur ne se laissait pas convaincre par les raisons de Son Éminence, il ne saurait rien refuser à celles de la peur[30]. On lui fit comprendre que le meilleur parti était de se réfugier à Annecy. C'est de là qu'il écrivit, le 26 juillet 1642, à sa sœur la duchesse de Savoie ce billet où il ne cache ni sa confusion, ni son repentir... momentané : J'ai bien cru que vous apprendriez avec beaucoup de déplaisir le malheur qui m'est arrivé ; je vous suis bien obligé du témoignage que vous m'en avez rendu par le marquis de Saint-Maurice[31] et par la lettre que vous m'avez écrite ; je vous prie d'agréer que celle-ci vous assure de l'extrême ressentiment que j'en ai ; j'espère tant en la bonté du Roi, mon Seigneur, et aux offices favorables de Monsieur le Cardinal, dont j'ai déjà très grand sujet de me louer, que Sa Majesté aura agréable de me recevoir en l'honneur de ses bonnes grâces. C'est ce que j'ai bien l'occasion de désirer pour réparer ma conduite passée[32].

La duchesse de Savoie venait de s'accommoder avec ses beaux-frères le cardinal de Savoie et le prince Thomas, qui s'étaient aperçus que les places dont ils s'emparaient, devenaient des conquêtes espagnoles. Les conséquences de l'accommodement devaient être le mariage du cardinal de Savoie, — qui avait renoncé à son chapeau, — avec la princesse de Savoie, sa nièce et la facile reprise des villes piémontaises, heureuses de se rendre à leurs princes, qui représentaient leur souverain légitime. Un traité avait été conclu entre la France et la Savoie. Il avait été ratifié par Louis XIII à Montfrin près d'Avignon. Richelieu avait félicité Christine, bien qu'il trouvât qu'il y avait beaucoup à redire au traité qui avait été fait avec MM. ses beaux-frères. Ce passage de la lettre du cardinal dut surprendre quelque peu la duchesse : Nous ayant été rapporté confidemment que M. de Bouillon espéroit porter Votre Altesse à favoriser ses mauvais desseins, je me sentirois extrêmement obligé en mon particulier, si elle me vouloit faire la faveur de me faire part des discours qu'il lui a tenus sur ce Sujet et ce qu'elle a pu pénétrer de ses intentions[33].

C'est de Montfrin, que Louis XIII se rendit à Tarascon le 28 juin. Il était si las, qu'il se fit dresser un lit à côté de celui de Richelieu. Le Roi et le ministre s'entretinrent en présence de Noyers et de Chavigny. On peut juger de leurs sentiments par les lettres qu'ils s'écrivirent le lendemain : Je ne me trouve jamais que bien de vous voir, disait Louis XIII. Je me porte beaucoup mieux depuis hier et ensuite de la prise de M. de Bouillon, qui est un coup de partie[34]. — J'envoie savoir, disait Richelieu, à la même heure, comment Sa Majesté se porta hier de son voyage, priant Dieu de tout mon cœur qu'il lui ait produit un aussi bon effet que j'en ai reçu de l'honneur de sa visite, qui me soulagea tellement, qu'en me faisant panser à six heures, je levai mon bras tout seul à la vue de la Faculté... Sa Majesté ayant autant de tendresse pour ses créatures qu'elles ont d'excès de passion pour sa personne et autant de confiance en elles qu'elles en prendront éternellement en sa bonté, elles mettront avec contentement mille vies, si elles en avaient autant, pour le servir et pour lui plaire[35].

Mais le 14 juillet, Richelieu mandait à Noyers et à Chavigny : Les énigmes les plus obscures commencent à s'expliquer, le perfide public (Cinq-Mars) connaissant, au lieu où il est, qu'il a eu de mauvais desseins contre la personne de M. Amadeau (le cardinal), mais qu'il n'en a point eu que le Roi n'ait consenti... Vous aurez beaucoup de peine à rapprivoiser l'esprit d'Amadeau, qui, sachant le consentement du Chesne (le Roi) aura toujours peur, aux lieux où cc que l'on a voulu faire pourvoit être, tandis que ceux qui étaient destinés à l'exécution seront présents[36].

Cependant Chavigny, à Valence avec Louis XIII, mandait, ce même jour, à Richelieu que le marquis de Mortemart venait de dire au Roi le coup qu'on avait manqué à Lyon. Le Roi ordonnait que l'on avertît son ministre qui, feignant de n'avoir jamais rien soupçonné, s'empressa de le remercier en homme qui n'oublie pas le consentement de M. du Chesne : J'avoue, observait Son Éminence, qu'il étoit aisé à M. le Grand d'exécuter son dessein, duquel je ne me fusse jamais douté, ne croyant pas qu'il eût été assez méchant pour se souiller du sang 'd'un cardinal qui, depuis vingt-cinq ans, a, par la bénédiction de Dieu, assez bien servi son maître[37].

Le Roi et son ministre firent en ce temps-là une perte qui leur laissa peu de regrets. Marie de Médicis mourut à Cologne, le 3 juillet 1642. La nouvelle de son décès ne fut connue que quinze jours après l'événement. Le 17, Richelieu l'ignorait encore, mais il savait que la princesse était à l'extrémité. Il mandait à Louis XIII : Puisqu'il plaît au Roi avoir mon avis sur le sujet de la Reine sa mère, ma pensée est qu'il doit y envoyer un gentilhomme sage et avisé qui aille en diligence avec une lettre semblable à la teneur qui s'en suit : Madame, aussitôt que j'ai appris votre indisposition je n'ai pas voulu manquer à vous dépêcher ce gentilhomme pour vous témoigner le déplaisir extrême que j'en ai et le contentement que ce me seroit d'apprendre, par son retour, que vous en soyez délivrée et que votre santé soit entièrement rétablie. Je supplie Dieu de 'tout mon cœur qu'il lui plaise vous la rendre et vous la continuer autant de temps que vous pouvez le désirer vous-même. Vous le croirez, s'il vous plaît, Madame et que je suis, etc.[38] Lettre des plus froides, qui ne l'est pas moins que l'article qui parut dans la Gazette du 19 juillet et que le prévoyant cardinal avait peut-être adressé à Chavigny aussitôt qu'il avait su la Reine mère indisposée : Elle étoit, disait le rédacteur de la Gazette, veuve de Henri le Grand et mère des rois et reines qui possèdent les principales couronnes de l'Europe. Le regret de sa mort a été accru en cette Cour par celui de l'absence qu'elle s'étoit causée, suivant le conseil de quelques esprits brouillons, auxquels la facilité du sien avait laissé trop de créance[39]. L'article avait à peine paru que Richelieu écrivait à Chavigny et à Noyers : Je supplie Dieu de tout mon cœur qu'il ait donné un repos éternel à l'âme de la Reine. J'ai de la joie d'avoir vu, par des lettres, quelle ait eu grande repentance de ses fautes et qu'elle ait pardonné de grand cœur à ceux qu'elle tenoit ses ennemis[40]. Et quelques semaines plus tard, le cardinal annonçait à Chavigny que les domestiques de la défunte avaient de fort bons sentiments et il ajoutait avec un sourire et peut-être une pointe d'émotion : Le sieur Riolan[41] m'écrit qu'ils me gardent le perroquet de la Reine qu'autrefois j'avois eu l'honneur de lui donner. Je supplie le Roi trouver bon que je sois héritier de cet animal[42].

Richelieu ne dictait pas seulement les lettres que le Roi devait écrire à l'occasion de la maladie et de la mort de la Reine mère, mais encore les discours que devait tenir Monsieur, confronté avec ses complices : Par exemple, expliquait le cardinal, quand on amènera M. le Grand au lieu où sera la personne de Monsieur, Monsieur lui doit dire : Monsieur le Grand, bien que nous soyons de différente qualité, nous nous trouvons en même peine, mais il faut que nous ayons tous recours au même remède ; j'ai confessé notre faute et supplie le Roi de racla pardonner, c'est à vous d'en faire-autant. Ou M. le Grand prendra le même chemin et demeurera d'accord de ce qu'aura dit Monsieur, ou il voudra faire l'innocent auquel cas Monsieur lui dira : Vous m'avez parlé en tel lieu, vous m'avez dit cela ; vous vîntes de Saint-Germain me trouver en mon écurie avec M. de Bouillon, tel et moi, tels et tels ; là nous formâmes l'union qui étoit entre nous pour faire la guerre au Roi conjointement avec le roi d'Espagne, où il fut résolu que Fontrailles iroit, ce qui fut fait depuis. Ensuite Monsieur dira tout le reste de l'histoire. Il fera de même, lorsqu'on lui amènera M. de Bouillon[43]. Celui-ci, en effet, après avoir hésité à se laisser glisser du haut des remparts de Casai, pour s'enfuir à Sedan, s'était caché dans le grenier d'une maison de la ville, où il n'avait pas tardé à être découvert[44]. Mais Gaston ne voulut jamais accepter la honte d'une confrontation : Il n'y a, disait Chavigny, point d'extrémité qu'il ne souffre plutôt que de voir MM. le Grand et de Bouillon en face... Il offre de ratifier sa confession en présence de M. le Chancelier et de toutes autres personnes qu'on voudroit choisir, d'y ajouter tout ce qu'il pourroit avoir omis 'et dont on le fera souvenir[45]. Le chancelier finit par trouver un expédient des plus simples dans ce que Richelieu appelait son abîme judiciaire : la confrontation fut remplacée par une déclaration que le cardinal feignait de n'estimer nullement déshonorante pour le déclarant. Il la justifiait au moyen d'une argumentation bien subtile : Monsieur, remarquait Son Éminence, demande pardon et s'accuse lui-même en accusant autrui. Sa propre accusation fait que celle qu'il fait conjointement de ses complices ne peut être suspecte. Si on dit qu'il obtient son pardon et non celui de ses complices, lesquels par conséquent il lui est bien aisé d'accuser. comme bon lui semble, cette instance ne peut diminuer la force de son accusation contre ses complices, puisqu'il obtient son pardon à des conditions ruineuses pour lui telles que sont celles auxquelles il se soumet pour demeurer en France, ce qui montre bien que le crime qu'il déclare est d'autant plus véritable qu'il se soumet volontairement pour peine d'icelui, à souffrir une mort civile plus cruelle que la naturelle à ses complices[46].

Ce n'était point l'avis de Cinq-Mars, qui paraissait tellement résolu à s'évader de la citadelle de Montpellier, que Richelieu tremblait qu'il ne réussît dans son dessein. Le cardinal mandait à Chavigny et à Noyers : Si par hasard, mon mal ne m'eût retenu à Tarascon, on peut dire avec vérité que M. le Grand ne seroit plus à Montpellier et qu'il se seroit sauvé. Les prisonniers que nous avons ont enfin tout déclaré. Il a reçu et écrit des lettres tant qu'il a voulu. Son cordonnier, son blanchisseur et son boulanger, qui étoient dans la ville, portoient les lettres, et les siens, qui étoient dans la citadelle, les recevoient et les lui donnoient. Les confidents de dehors qui menaient la trame sont Sionjac et Prugues. Prugues est pris. Nous sommes après à attraper Sionjac, qui s'est longtemps retiré à Sommières (aux environs de Nîmes) avec un lieutenant du régiment des gardes, tellement attaché à M. le Grand qu'il cherche avec les siens le moyen de le sauver. Le dessein de M. le Grand était de sortir la nuit de sa chambre par le moyen des gardes du corps qu'il a gagnés... M. le Grand n'attendait plus qu'à faire gagner par ses gens quelques soldats de la citadelle pour favoriser sa descente dans le fossé tout du long d'un bastion ; Sionjac avait des coureurs pour lui. Et le cardinal songeait non sans quelque inquiétude au voyage que ferait le prisonnier pour être jugé à Lyon :Le tout, remarquait-il, est de jeter les yeux sur quelqu'un qui soit vigilant, actif et un peu rude pour la garde de ce seigneur, qui parfois crie, tempête et fait rage, et, d'autres fois, s'adoucit selon la diversité de ses humeurs. Puis, comme s'il ne négligeait rien pour montrer à Louis XIII que la cause du Roi était inséparable de celle du ministre, il ajoutait, pensant que cette phrase passerait sous les yeux de son maître : Je ne me plains point, en mon particulier, de ce misérable, tenant à grande vanité que ceux qui en veulent au Roi et à l'État commencent toujours par tenter ma ruine[47].

Infatigable, il se rendait justice à lui-même, quand il disait à Noyers le 4 août 1642 : Bien que je ne parte point du lit, vous ne m'accuserez pas de paresse, puisque tous les jours je vous écris[48]. Et Henri Arnauld, abbé de Saint-Nicolas, constatait : Il travaille et fait écrire sous lui depuis sept heures jusques à huit. Depuis huit jusques à neuf, on le panse. Depuis neuf jusques à dix, il parle à ceux qui ont affaire à lui. Depuis dix jusques à onze, il travaille. Après cela, il entend sa messe et dine. Jusques à deux, il s'entretient avec M. le Cardinal Mazarin et d'autres. Depuis deux jusques à quatre, il travaille et puis il donne audience..... Il n'a jamais plus agi qu'il a fait pour l'affaire de Perpignan, qui continue à tenir les esprits merveilleusement en suspens[49]. Il déclare lui-même aux deux secrétaires d'État qui ont suivi Louis XIII dans son voyage de retour : Quatre choses m'ont travaillé l'esprit : la maladie du Roi, le siège de Perpignan, le procès de M. le Grand et mon mal[50]. Et de fait, quelques jours auparavant, il avait mandé auprès de son lit M. de Thou, qui était emprisonné au château de Tarascon, mais l'interrogatoire avait été peu fructueux et Son Éminence avait confié à ses deux correspondants ordinaires : M. de Thou a suivi le style de tous les criminels, niant tout absolument[51].

Le mardi 15 août 1642, il leur annonça : Après avoir fait tout ce que je puis pour le service de Perpignan, quoique je ne sois pas guéri, je me suis résolu de partir dimanche et de gagner Valence par le Rhône. J'emmènerai M. de Thou avec moi, et ferai partir, cinq ou six jours après, M. le Grand, avec la cavalerie qui a amené M. de Bouillon d'Italie, avec toutes les précautions requises pour une sûreté entière[52].

Si le cardinal estimait que la pièce décisive de cette campagne était Perpignan[53], il ne se désintéressait nullement de ce qui se passait en Lorraine et en Alsace, où le duc Charles faisoit le mauvais[54], où l'on craignait qu'il n'assiégeât Saverne et Haguenau. Le comte du Hallier, qui avait reçu l'ordre de l'arrêter, était contraint de lui faire la guerre.

Richelieu, avait écrit à Chavigny et à Noyers, le 30 juillet : Si La Mothe peut tomber cet hiver, c'est toujours une nouvelle épine arrachée de la Lorraine, qui doit être considérée comme un membre de la France qui n'en peut plus être séparé[55]. Du Hallier vint bloquer La Mothe et l'eût acculé à une capitulation, si le Roi ne lui eût commandé de détacher au siège de Perpignan le comte de Grancey avec deux mille hommes. Du Hallier, menacé par l'armée lorraine, leva le siège. Le duc Charles le battit à Lison et se présenta devant Neufchâteau, qui s'empressa d'ouvrir ses portes, mais il assiégea vainement lai citadelle, où s'était retiré le gouverneur de la place, M. de Batilly, avec cent vingt hommes. Le 10 septembre, le Duc décampait[56].

 

De Valence à Fontainebleau par Roanne et Bourbon.

Entre temps, le cardinal avait remonté le Rhône. Installé dans la chambre principale de son bateau, qui était toute tendue de feuillage cramoisi sur fond d'or, il était couché dans un lit de taffetas pourpre. Ses gardes, à l'avant et à l'arrière, tenaient garnison, revêtus de leur casaque écarlate. Montés sur d'autres navires, des évêques, des abbés, des gentilshommes lui faisaient escorte. Une frégate le précédait, chargée de la découverte des passages, ainsi qu'un bateau plein d'arquebusiers. Derrière le cardinal, voguait de Thou dans un petit bateau fermé où veillaient un exempt du Roi et douze gardes de Son Éminence. Des barques suivaient avec l'argenterie et les hardes. Sur les deux rives du fleuve, des troupes marchaient. Six hommes, à chaque étape, s'emparaient du lit toujours occupé par le malade et l'introduisaient, par la fenêtre ou par une ouverture pratiquée à travers la muraille, dans le logis préparé pour la nuit[57]. A partir de Valence, de Thou avait cheminé en carrosse, mais Richelieu avait continué sa navigation. Il avait abordé, le 5 septembre, à Lyon, où Cinq-Mars, qui suivait la rive droite, l'avait devancé le 3 et de Thou le 4. Les deux prisonniers étaient enfermés dans la citadelle de Pierre-Seize sur la Saône.

Le 9, le cardinal se réjouissait déjà de l'issue prochaine du procès. Cinq-Mars et de Thou ne pouvaient manquer d'être condamnés et le duc de Bouillon contraint de remettre entre les mains du Roi sa principauté de Sedan, pour ne point subir leur sort : Les affaires du Roi vont fort bien, écrivait le ministre à Chavigny et à Noyers. Le procès sera vidé, comme je crois, dans cette semaine, et, si l'affaire de Sedan réussit, je supplie le Roi considérer quel chemin il y a depuis La Rochelle jusqu'à Pignerol, Nancy, Brisach, Arras, Perpignan et Sedan sans compter ce qui est au dedans de ces limites. En vérité, bien que tout cela soit dû à la bénédiction de Dieu et à la vertu du Roi, le zèle et la vigilance de sa créature n'y ayant pas été inutiles, il me semble qu'il a fallu être démon comme M. le Grand pour vouloir persécuter et perdre un homme qui a si bonne intention pour la France et pour le service de son maitre[58].

La prise de Perpignan devait être suivie bientôt de celle de Salces, Richelieu écrivit alors à Noyers : Cette place étant telle qu'elle est et pouvant aider beaucoup à contenir le pays dans l'obéissance du Roi, j'estime que Sa Majesté ne doit pas penser à la raser. Je suis bien aise que vous ayez envoyé fortifier Lérida et Ardres[59]. Précaution fort utile, car le 7 octobre, les Espagnols allaient essayer d'enlever Lérida, que secourut le maréchal de La Mothe-Houdancourt. Quelques semaines auparavant, en Boulonnais, don Canthelme avait échoué devant Ardres.

La prise de Perpignan permit aussi au comte de Grancey de reconduire ses troupes vers la Lorraine. Elles y arrivèrent sans lui, car, ayant battu le comte de Scey, gouverneur de Franche-Comté, il fut blessé à la jambe et transporté à Langres.

Ce fut le 12 septembre, dans la matinée, que Richelieu quitta Lyon. Il s'arrêta à Lentilly, à deux lieues de la ville et il y attendit la nouvelle de la condamnation. Vers deux heures de l'après-midi, un certain Picaut, exempt du Roi, lui remit une lettre du chancelier : d'Effiat et de Thou étaient déclarés atteints et convaincus du crime de lèse-majesté, à savoir ledit d'Effiat pour les conspirations et entreprises, proditions, ligues et traités, faits par lui avec les étrangers contre l'État, et ledit de Thou pour avoir eu connaissance et participation desdites entreprises, proditions, ligues et traités[60] : M. de Thou ! s'écria le cardinal et il ajouta : M. le Chancelier m'a délivré d'un grand fardeau. Mais, Picaut, ils n'ont pas de bourreau. L'exempt répondit que l'on trouverait aisément quelqu'un pour faire l'office du bourreau de Lyon, qui s'était cassé la jambe. Puis Son Éminence, après avoir averti Louis XIII, écrivit à Chavigny : Ces trois mots vous apprendront que Perpignan est ès mains du Roi et que M. le Grand et M. de Thou sont en l'autre monde, où je prie Dieu qu'ils soient heureux[61]. De Roanne, le 18, il donnait au même Chavigny ces détails sur l'exécution, qui avait eu lieu place des Terreaux : M. le Grand a porté sa hauteur jusque sur l'échafaud... En y montant, un archer du prévôt lui ôta son chapeau, parce que les condamnés n'y apparaissent jamais couverts. Il le reprit brusquement, le mit sur sa tête, et fit deux ou trois tours sur l'échafaud, les deux mains sur les-côtés, regardant tout le monde, couvert ; par après, il salua le peuple et jeta son chapeau. Ensuite il s'essaya sur le billot, y mettant le col, pour voir s'il seroit bien. Il se releva par après et se promena encore sur l'échafaud, tenant la croix sans se déganter. Il ne voulut pas être bandé. En venant à la place avec M. de Thou et leurs confesseurs, M. de Thou demanda à son confesseur si on lui donneroit le temps de prier Dieu sur l'échafaud et M. le Grand lui répondit : N'avez-vous pas prié Dieu ? On dit qu'il avait dit souvent qu'il témoigneroit plus de résolution en mourant que M. de Montmorency et M. de Saint-Preuil : mais, à mon jugement, les autres sont morts plus chrétiennement. Ce n'est pas que je ne croie qu'il ne soit mort en bon état, son confesseur qui est ici venu de sa part, pour me dire beaucoup de choses, témoignant en être satisfait. Son confesseur a eu charge de lui, de me demander pardon et je me suis chargé de le demander au Roi de sa part[62].

Qu'advenait-il du duc de Bouillon au début du mois de septembre 1642 ? Mazarin, chargé de lui proposer sa grâce en échange de sa principauté, était assuré de réussir et Richelieu avait conté à Chavigny dès le 16 septembre : M. de Bouillon a eu si grande peur de l'exécution de ces Messieurs, que, s'il avoit trois Sedan, il les donneroit pour sauver sa vie[63].

Quant à Gaston, il avait, un mois plus tôt accepté les conditions spécifiées dans cet écrit qu'il avait signé : Nous Gaston, fils de France, après avoir donné une ample déclaration au Roi, du crime auquel le sieur de Cinq-Mars, grand écuyer de France, nous a fait tomber par ses pressantes sollicitations, recourant à la clémence de Sa Majesté, nous déclarons que nous nous trouverons extrêmement obligé et bien traité, s'il plaît à Sa Majesté nous laisser vivre , comme simple particulier en son Royaume, sans gouvernement, sans compagnie de gendarmes ni de chevau-légers, ni sans jamais prétendre pareilles charges ou administrations, telles qu'elles puissent être et à quelles occasions qu'elles puissent arriver[64]. Le Père Griffet observe que le cardinal en dictant toutes ces clauses, prenait ses précautions pour le cas, où, le Roi venant à mourir, Monsieur prétendrait quelque part à la Régence. Monsieur, lui, ne voyait pas si loin ; il était tout à la joie. Le 15 août il tint à annoncer à la duchesse de Savoie la nouvelle de son prochain départ : Sa Majesté a eu agréable de me permettre de rentrer en France et de me remettre purement en la jouissance de tous ses bienfaits et de mon apanage. C'est une obligation que j'ai tout entière au bon naturel de Sa Majesté et aux favorables offices que M. le Cardinal m'y a voulu rendre[65]. M. le Cardinal, qui venait de le déshonorer une fois de plus, le suppliait de se confirmer en la résolution de continuer à agir avec sincérité envers le Roi et il concluait ainsi : C'est la conduite la plus avantageuse à votre personne[66].

 

Le Roi et le cardinal.

L'hôtel d'Albret à Fontainebleau, le 13 octobre 1642. Le cardinal, qui a soigné ses maux à Bourbon-Lancy durant une dizaine de jours, s'est engagé sur le canal de Briare et n'a renoncé aux douceurs de la navigation que le plus près possible de Fontainebleau. A Nemours, sur le Loing, où soixante carrosses à six chevaux sont venus au-devant de lui, il a pais la route. Toujours porté dans son lit de taffetas pourpre, il a fût dans l'hôtel une entrée de malade. Il a peu d'espoir de guérir et il songe : On me fait croire que je recevrai à l'avenir du soulagement du séjour que j'ai fait aux eaux ; mais, pour le présent, je n'en vois pas grand effet, quoique je sois mieux que quand j'y suis arrivé.

A présent, il était assis depuis quelques minutes dans une chaise à bras et, soudain, le Roi. Le cardinal se lève avec peine en s'appuyant sur les bras de MM. de Chavigny et de Noyers. Le maître et le serviteur s'embrassent au milieu d'un silence qui se prolonge et que les assistants attribuèrent à l'excès de la joie. Puis, de l'ordre du Roi, tout le monde sortit : Louis XIII et Richelieu demeurèrent trois heures ensemble[67].

Que se dirent-ils ? Nul doute que l'ombre du mort, du favori décapité ne mit une gêne entre eux. Richelieu profita peut-être de l'occasion pour réfuter certaines calomnies de Cinq-Mars, comme il le fit dans un mémoire sans date qui fut rédigé Vers ce temps-là et qui était destiné à Louis XIII. Il osa peut-être dire à peu près comme il l'avait écrit : Connaissant l'humeur du loi jalouse, M. le Grand lui persuadoit continuellement que ma réputation étouffoit sa gloire et que l'autorité qu'il me donnait rabaissoit la sienne, bien qu'il n'y eût personne qui ne sût fort bien que je ne prétendis jamais autre honneur que celui qu'une créature peut recevoir de l'ombre de celui de son maitre... Le connaissant peu libéral de sa nature, il lui représentoit qu'étant d'un naturel contraire, j'étois cause de beaucoup de dépenses qu'on pouvoit épargner, lui faisant croire qu'on donnoit de l'argent au tiers et au quart à son insu... Connaissant le Roi soupçonneux, il le mettoit en ombrage de toute chose. Le discours du cardinal se terminait par une louange qui n'était pas exempte de quelque amertume : Je ne dois pas oublier entre vos victoires celles que vous remportâtes sur vous-même, lorsque, ayant été combattu, l'espace de plus de deux ans, par les artifices d'un esprit qui, en sa jeunesse, avoit les derniers degrés de malice, pour changer la face du gouvernement de votre État et l'abandonner à ses dérèglements, vous vous surmontâtes vous-même en postposant ce qui étoit de votre inclination à la raison. Il est vrai qu'il y eut beaucoup de peine à vous faire voir l'injustice de ses desseins, le préjudice que vous receviez en votre personne et en vos affaires, mais enfin Dieu vous éclaira de telle sorte que vous mîtes sous les pieds l'ancienne inclination que vous aviez pour lui, vous surmontâtes la mauvaise impression qu'il vous avoit donnée de vos vieux serviteurs[68].

 

Les conditions du ministre.

En cette journée du 27 octobre 1642, il y avait neuf jours que Richelieu, toujours alité, s'était embarqué sur la Seine à Valvins (près de Fontainebleau). Il avait abordé, le 17, à Paris, au port Saint-Paul et, par un itinéraire que les commissaires de quartier avaient reçu l'ordre de faire nettoyer, regagné son Palais-Cardinal[69]. Il ne cessait d'y être hanté de la crainte que les amis de Cinq-Mars, MM. de Tilladet, des Essarts et de La Salle, capitaines des gardes et le sieur de Tréville, lieutenant des mousquetaires, qui n'avaient pas été disgraciés, ne fissent naître dans l'esprit du Roi quelque aversion et dégoût contre sa personne. Louis XIII lui-même ne l'avait-il pas mis en garde contre leur haine ? Le cardinal se souvenait du conseil que le Roi lui avait donné le 11 septembre avant son départ de Lyon : Je finirai en vous recommandant d'avoir plus soin de vous que jamais étant au lieu où vous êtes, ceux du parti de Cinq-Mars croyant avoir sauvé leur chef, s'ils s'étaient défaits de vous[70]. Mais, il était plus aisé de se protéger contre leurs poignards que contre leurs langues.

C'est à quoi songeait le cardinal tout en dictant pour le Roi un mémoire qui débutait ainsi : M. le Grand n'ayant oublié aucune adresse ni artifice imaginable pour faire croire à ceux qu'il vouloit engager dans ses intérêts que le Roi commençoit à se lasser du service du cardinal, bien qu'il n'y ait pas lieu de croire ce qui sort de la bouche d'un menteur et d'un imposteur, ledit cardinal n'estimeroit pas satisfaire à la passion qu'il a de plaire au Roi en le servant, s'il ne le supplioit très humblement de lui permettre de se retirer de la Cour au cas que cette impression que ledit sieur le Grand a insinuée dans beaucoup d'esprits, dedans et dehors le Royaume, ait quelque fondement dans le sien. C'était une fois de plus, cette démission, que le Roi avait si fort redoutée depuis tant d'années.

Pour ne point la donner, le ministre exige, — le plus respectueusement du monde, — cinq choses : la première, que Sa Majesté n'ait pas d'autre favori que le bien de ses affaires qui seul, lui doit occuper l'esprit. La deuxième, qu'elle n'ait confiance à qui que ce puisse être à l'exception de son conseil et qu'il lui plaise promettre à ses créatures de ne leur rien celer de tout ce qui sera dit à leur préjudice ; à condition que, si ce sont vérités, ils se condamneront eux-mêmes sans vouloir mal à ceux qui les auront découvertes ; au lieu que, si ce sont des calomnies, Sa Majesté en fera punir les auteurs ainsi qu'ils l'auront mérité. La troisième, qu'elle garde un secret inviolablement à sondit Conseil et lui ôte tout lieu d'appréhender que ce qu'il lui communiquera, pour le bien de son service, puisse être découvert à son préjudice. La quatrième, qu'il commande à sondit Conseil de lui dire librement, sans crainte et sans retenue, ce qu'il estimera être de son service sur le sujet de ses affaires, Sa Majesté se réservant à faire ce qu'elle estimera plus à propos ensuite. La cinquième, qu'elle ait agréable de nettoyer de temps en temps la cour des esprits malintentionnés, la raison voulant qu'ils ne soient pas plus tôt connus que bannis, pour prévenir l'effet de leur malice, qui produit souvent des maux presque irrémédiables (ainsi qu'il a paru en l'affaire dudit sieur le Grand), quand on est négligent à y apporter le remède. Et Richelieu, citant plus d'un précédent fameux, ne craignait pas d'ajouter : Le cardinal même, après la mort du maréchal d'Ancre et la retraite de la Reine mère à Blois, fut, avec ses parents, bien que tous innocents, éloigné non seulement du Roi et de la Reine sa mère, mais du Royaume sur des soupçons qui n'avaient d'autres fondements qu'une fausse apparence ; et cependant il ne voudroit pas dire qu'on eût mal fait d'en user ainsi, parce que les grands États ont de temps en temps besoin de tels rigoureux exemples, pour ne pas dire violents, pour contenir par la crainte chacun en son devoir[71].

Ce mémoire reçu sans aigreur par le Roi, cinq jours avant la Toussaint, demeura sans réponse et, le 5 novembre, le cardinal, surpris, crut devoir renouveler l'offre de sa démission. Il crut aussi devoir rappeler qu'il connaissait certains secrets révélés par M. le Grand et dont on n'avait pas voulu donner connaissance au Roi : Sa Majesté, déclara-t-il, saura de plus qu'expressément on ne voulut pas faire donner la question à M. le Grand de peur qu'il ne dît en public ce qu'il avoit fait connaître en particulier. Elle saura enfin que son confesseur eut bien de la peine à l'empêcher de parler sur l'échafaud conformément à ce qu'il avoit dit plusieurs fois en prison, que, lorsqu'il seroit pressé et n'auroit plus rien à espérer, il n'épargneroit personne [72].

Comme un insupportable écho, Chavigny, à Saint-Germain, ne manquait pas de répéter au Roi les arguments du cardinal. Le 5, il affirmait à Richelieu qu'il contestait auprès de Sa Majesté, avec la fermeté respectueuse d'une personne qui soutient une cause juste et qui ne craint rien pour le service de son maître. Le 6, cinq heures du matin, il se hâtait d'avertir le cardinal de ce qui s'était passé, la veille depuis les premières heures du jour : Le Roi, écrivait-il, s'étoit rendu assez traitable ; mais sans rien conclure ; l'après-dîner il fut à la chasse, où les parties intéressées l'accompagnèrent. Je crois qu'il eut bien de la peine à leur pouvoir parler en particulier s'il le fit ; mais ad' moins leur vue le rendit le soir moins raisonnable. Il va ce matin à neuf heures à la chasse. Je le verrai aussitôt qu'il sera éveillé et incontinent après, j'irai pour rendre compte à Son Éminence de toutes choses qu'on ne peut écrire. Le 7, Chavigny ne fut pas plus heureux : Je trouvai hier, à mon arrivée, disait-il, le Roi couché et endormi ; je l'ai vu ce matin à son lever, mais, lorsque je lui ai fait des compliments de la part de Monseigneur, il m'a demandé comment il se portoit et s'en est allé aussitôt, pour éviter, à mon avis, que je ne lui parlasse[73].

On comprend qu'une telle insistance rendît Louis XIII fort impatient. Il était d'autant plus irrité que Chavigny avait osé lui dire que, s'il ne voulait pas éloigner les amis de Cinq-Mars qui étaient encore ses officiers, il devoit trouver bon que les gardes du cardinal ne quittassent plus les armes en sa présence, pour mettre le ministre en sûreté des insultes que ces gens-là lui pourroient faire. Le secrétaire d'État ne craignait pas de demander que le cardinal eût permission d'entrer à Saint-Germain avec ses gardes armés. Louis XIII trouva la prétention fort insolente. Mais Chavigny n'en dit pas moins que, puisque cette proposition déplaisoit au Roi, Sa Majesté devoit accorder l'exil de ces quatre personnes. Alors Louis XIII : Est-il plus juste que le cardinal se mêle de ceux qui m'approchent que moi de ceux qui sont auprès du cardinal. — Si Son Éminence, observa Chavigny, eût chez lui quelqu'un qui déplût à Sa Majesté, il ne le verroit jamais. — Il ne vous verroit donc jamais, car je ne saurois vous souffrir. Et Louis XIII, tournant le dos à Chavigny consterné, était sorti de la chambre[74].

Le 8 novembre, le secrétaire d'État avait la satisfaction d'écrire au cardinal : Le Roi commence à se remettre de meilleure humeur, ainsi que M. de Noyers l'aura pu dire à Monseigneur. Aussitôt après qu'il a été parti, Sa Majesté a été à la chasse. Ce soir à son retour, je lui ferai voir la lettre de Son Éminence, laquelle, à mon avis, fera un très bon effet[75]. Cette lettre, adressée à Chavigny, commençait ainsi : Quelques esprits commencent à soupçonner de deçà que je suis en quelque mésintelligence avec le Roi, sans en savoir le détail. Comme l'effet de cette pensée est un fort mauvais moyen pour me rendre la santé, le bruit n'en est pas fort avantageux aux affaires du Roi[76].

Cinq jours se passèrent sans que Louis XIII répondît au mémoire du 5 novembre, si bien que, le 13, le cardinal résolut d'en adresser au Roi un troisième, à la fin duquel figurait une nouvelle énumération des cinq choses nécessaires : Sa Majesté, concluait Richelieu, est très humblement suppliée de mettre franchement ses intentions au pied de ce mémoire... Elle est aussi suppliée d'y vouloir ajouter les conditions auxquelles elle se veut relâcher pour faire la paix, afin que, si la guerre continue, parce que les Espagnols ne seront pas assez raisonnables pour les consentir, il y ait de quoi justifier que leur seule injustice empêchera la paix et non pas la conduite du cardinal, qui suivra toujours très religieusement les intentions du Roi[77].

A peine le mémoire présenté à Louis XIII, Chavigny mandait à Richelieu : L'esprit du Roi est toujours dans la même disposition, il connaît qu'il ne peut éviter de faire ce qu'on lui demande et a d'extrêmes peines à s'y résoudre. Même état d'âme le lendemain 14 : Le Roi dit nettement qu'il veut satisfaire Monseigneur, mais qu'il veut mettre son honneur à couvert. Sur quoi on lui répond ce qu'on doit : je presserai dans l'occasion pour avoir une prompte résolution[78].

Cette résolution fut prise vers le 20 novembre et le cardinal lut, au pied de son mémoire, la réponse de son maître : Ayant vu le papier ci-dessus, je n'ai rien à dire à mon Cousin le Cardinal de Richelieu, sinon qu'il a trop connu, pendant que le sieur de Cinq-Mars a été auprès de moi, sa malice, ses impostures et ses artifices (pour) qu'il puisse ajouter foi à ce qu'il a dit au préjudice de l'amitié que je porte à mondit Cousin et de l'estime que je fais de sa personne... Tant s'en faut que j'aie jamais souhaité qu'il se retirât, ni que je puisse jamais consentir à une telle résolution, qu'au contraire, je désire qu'il continue et veux qu'il agisse, sous mon autorité, avec plus de liberté et de pouvoir qu'il ne fit jamais. En cette considération, je m'engage à n'avoir jamais d'autre favori que celui qu'il me propose, savoir le bien de mes affaires, comme aussi n'avoir secret ni confiance avec qui que ce puisse être à son exclusion. Je lui promets de plus que je lui garderai un secret inviolable en tout ce qu'il désirera de moi. Je lui commande de me dire librement ses pensées en toutes choses ; ensuite de quoi je lui ferai savoir sincèrement mes volontés. Il se peut assurer que j'aurai un soin particulier de nettoyer de temps en temps la Cour des esprits mal intentionnés, ayant trop expérimenté combien cela est nécessaire, pour y manquer.

Pour ce qui est de la paix, il faudroit que je m'exposasse à la risée du monde et que je donnasse lieu à mes ennemis de me faire de nouveau la guerre, quand bon leur sembleroit, s'ils ne payoient mes dépens de celle qu'ils m'ont contraint de leur faire. Il ne faut point parler de rendre la Lorraine, Arras, Hesdin ni Bapaume, Perpignan et le Roussillon, Brisach et les places de l'Alsace qui conjoignent avec la Lorraine. J'ai acquis Pignerol à titre trop légitime pour penser jamais à le rendre. Le rétablissement de mon neveu le duc de Savoie est trop juste pour que je puisse jamais consentir à la paix, sans qu'il soit fait.

Ces conditions accordées, je serai bien aise qu'on trouve toutes les inventions qui se pourront pour faciliter une paix générale en laquelle je ne puisse, en aucune façon, me séparer de mes alliés[79].

Richelieu ne pensait pas autrement. Après la victoire de Kempen, vers la fin du mois de février de cette même année 1642, il avait mandé à M. d'Avaux : Si le général Torstenson (qui commandait les troupes suédoises), pouvoit faire quelques progrès de son côté qui secondât celui de M. de Guébriant, il y auroit lieu de croire que ceux qui sont si opiniâtres à laisser la chrétienté en trouble se résoudront à vouloir la paix, j'entends à consentir aux conditions justes et raisonnables sans lesquelles elle ne peut être faite[80]. A présent Torstenson, qui avait remporté des avantages en Silésie, venait de battre l'archiduc Léopold et Picuolomini, victoire qui devait amener, avec l'aide des troupes de Guébriant, la capitulation de Leipzig (5 décembre 1642). Le cardinal se croyait assuré de vivre au moins jusque-là.

Cependant, à Saint-Germain, le Roi exécutait sa promesse. Le 29 novembre, il dit à M. de Guitaut que, pour diverses considérations, il vouloit que Tréville, Tilladet, La Salle et des Essarts se retirassent. Il fit dire à ces exilés qu'il était satisfait de leurs services, et leur conserva leurs pensions et les avantages de leurs charges, car, selon l'expression dont avait usé Chavigny, il voulait mettre son honneur à couvert. Une fois de plus, se sacrifiant au bien de la France, à l'œuvre de son génial ministre, Louis XIII, suivant la saisissante formule de Richelieu, mettait son inclination sous ses pieds.

La nuit précédente, le vendredi 28 novembre 1642, le cardinal, en proie à la fièvre, s'était plaint d'une grave douleur au côté.

 

 

 



[1] Affaires étrangères, Lettres de Louis XIII au Cardinal de Richelieu.

[2] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 894-906.

[3] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, page 423.

[4] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, Déclaration du Roi sur son voyage de Roussillon, tome VII, pages 117-118.

[5] Voir Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, tome III, page 410.

[6] Voir Vicomte de Noailles, Le Maréchal de Guébriant, page 253.

[7] Levassor, Histoire du Règne de Louis XIII, tome VI, pages 453-544.

[8] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 916.

[9] Charles Vassal-Reig, La Prise de Perpignan, pages 155-156.

[10] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 911.

[11] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 912.

[12] Tallemant des Réaux, Historiettes, tome I, pages 450-451.

[13] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 913, note. Voir aussi Avenel, Le dernier épisode de la vie du cardinal de Richelieu, page 15. (Extrait de la Revue des questions historiques.)

[14] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 911.

[15] Voir Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 921-923.

[16] Aubery, Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, tome I, pages 619-626.

[17] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 926, note.

[18] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 926, note.

[19] M. de Noyers possédait la baronnie, de Dangu, près de Gisors.

[20] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 928-929.

[21] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 929.

[22] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 73.

[23] M. Auguste Leman ne croit pas que cet agent de Richelieu à la cour d'Espagne ait pu découvrir le traité : Si Pujols, remarque-t-il, était en relation habituelle avec André de Rozas (secrétaire du Roi Catholique) et Carnero (secrétaire du Conseil de Madrid), il n'en était pas moins surveillé et peu à même de surprendre des secrets d'État. (Richelieu et Olivarès, page 162.)

[24] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 932.

[25] Voir Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, tome III, page 459.

[26] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 934.

[27] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 932 et 942.

[28] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 937.

[29] Charles Vassal-Reig, La Prise de Perpignan, page 254.

[30] Voir Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, tome III, page 476.

[31] Croyons-en plutôt Gaston que le Père Griffet, qui nous dit à la page 487 de son livre : La Duchesse de Savoie, sa sœur, n'osa l'envoyer saluer de sa part.

[32] Archives de Turin.

[33] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 956, note.

[34] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu.

[35] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 951-952.

[36] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 8.

[37] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 20.

[38] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 36-37.

[39] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 36, note.

[40] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 43-44.

[41] Médecin de Marie de Médicis.

[42] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 91.

[43] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 25-26.

[44] Le 18 juillet, il avait adressé à Éléonore de Berg, duchesse de Bouillon, ce billet où il protestait de son innocence : Chère femme, ce n'est que pour vous assurer de la continuation de ma bonne santé et pour vous apprendre que je pars d'ici pour aller à Pignerol, d'où, plus promptement et plus facilement, si on me le permet, vous pourrez avoir de mes nouvelles. J'espère que le bon Dieu me tirera de ce malheur. J'ai demandé permission d'envoyer à la Cour et d'écrire à Son Éminence et à mon frère (le vicomte de Turenne). De votre côté vous n'oublierez rien des choses qui nie peuvent secourir et qui nous peuvent remettre ensemble et m'éclaircir de ce qui a pu obliger le Roi à m'arrêter, puisque j'ai été assez malheureux de lui avoir déplu. Sur ce, je vous conjure de ne vous point laisser aller au déplaisir et de prendre soin-de vous et de nos enfants. De Casal, ce 18 juillet. Je pars à cet instant. (Archives de M. G. Haumont). Le duc de Longueville remplaça le duc de Bouillon à la tête de l'armée d'Italie.

[45] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 55, note.

[46] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 78-79.

[47] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 31-34.

[48] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 69.

[49] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 69, note.

[50] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 63.

[51] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 17.

[52] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 93.

[53] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 64.

[54] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 85.

[55] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 58-59.

[56] Voir Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, tome III, page 552.

[57] Voir E. Fournier, Variétés historiques et littéraires, tome VII et P. de Vaissière, La Conjuration de Cinq-Mars, pages 82-84.

[58] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 119.

[59] Journal de Monsieur le Cardinal Duc de Richelieu, pages 254-255.

[60] Journal de Monsieur le Cardinal Duc de Richelieu, pages 254-255.

[61] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 123.

[62] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 135. La duchesse de Bouillon sortit de Sedan le 29 septembre et les troupes du Roi y firent leur entrée. Ordre fut aussitôt donné à Pierre-Seize, pour que le duc de Bouillon fût remis en liberté. Le 10 mars 1651, Mazarin ne devait pas lui rendre sa ville de Sedan, mais lui accorder, en compensation, le comté d'Évreux, les duchés de Château-Thierry et d'Albret. Voir Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, tome III, pages 541 et suivantes.

[63] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 128.

[64] Louis XIII devait supprimer ces clauses quelques mois après la mort de Richelieu, et trois semaines avant la sienne.

[65] Archives de Turin.

[66] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 312.

[67] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 150-151.

[68] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 161-162.

[69] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 150, note.

[70] Comte de Beauchamp, Le Roi Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, page 451.

[71] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 163-167.

[72] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 169.

[73] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 178-179.

[74] Mémoires du Marquis de Montglat, édit. Petitot, tome I, pages 293-394.

[75] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 179-180.

[76] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 170.

[77] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 180.

[78] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 179.

[79] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 176-178.

[80] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, page 904.