Une quinzaine de jours auparavant, les évêques de France qui étaient de passage à Paris, s'étaient assemblés à l'abbaye de Sainte-Geneviève, chez le cardinal de La Rochefoucauld, pour discuter une affaire qui ne se rapportait pas au différend survenu entre le Roi et le Saint-Siège. Ils nommèrent une députation chargée d'obtenir que le cardinal duc fît cesser les poursuites intentées à divers ordres religieux. Ces poursuites avaient leur cause dans la nécessité où se trouvait la Cour d'inventer tous les jours de nouveaux moyens d'attirer l'argent des particuliers dans les coffres du Roi[1], que la guerre ne cessait de vider. Le 30 mai 1639, un long grimoire n'avait fait savoir que trop clairement à tous ecclésiastiques, gouverneurs et administrateurs des hôpitaux, hôtels-Dieu, maladreries, léproseries, aumôneries, commanderies, prévôtés, stipendies, confréries, marguilliers ou gagers des fabriques, recteurs, principaux et procureurs des collèges et universités, prévôts des marchands, maires, consuls et échevins des villes, bourgs, bourgades et villages et tous autres gens de mainmorte généralement sans rien excepter, sinon les hospices et hôtels-Dieu le revenu desquels était actuellement employé à l'entretien et nourriture des pauvres et les nouveaux monastères et couvents établis depuis trente ans en çà... qu'ils eussent à porter ou envoyer clans un mois ès mains de Jacques Potier, conseiller secrétaire du Roi et de ses finances... déclaration au vrai, par le menu, en bonne et due forme signée d'eux et des notaires et greffiers des lieux dûment affirmés par procurations spéciales... de toutes les maisons, terres, possessions, héritages, rentes foncières, dl mes inféodées, droits de champart, usages, aisances, et généralement tous autres droits et biens immeubles, tant nobles que roturiers, que chacun d'eux possédait, savoir les bénéficiers et payant décime soit par acquisitions ou donations à eux faites depuis l'an mil cinq cent vingt seulement : et pour le reste de tous les gens de mainmorte non payant décime, de tous les biens immeubles généralement qu'ils possédoient, non amortis et compris dans les amortissements particuliers et en bonne et due forme qu'ils avoient pu ci-devant obtenir de Sa Majesté ou des Rois ses prédécesseurs. Il y avait vers la fin du grimoire cette phrase menaçante : Et s'il se trouve quelque omission desdits biens ès dites déclarations, ils seront confisqués, acquis au Roi, réunis à son domaine[2]. Les officiers des finances estimaient que l'on pouvait, sans injustice, exiger du Clergé quatre-vingts millions pour le seul article des amortissements. Richelieu ne parla pas très différemment aux députés des évêques, le droit du Roi lui semblait incontestable. Mais il s'était déjà plaint à MM. des Finances des voies extraordinaires que l'on prétendoit avoir été employées contre les ecclésiastiques, il promit de dire au Roi que le Clergé ne refusait pas de payer ce qui était juste, et qu'il espérait obtenir de la bonté de Sa Majesté le traitement le plus favorable pour les bénéficiers du Royaume. Richelieu ne s'était pas montré moins conciliant en une autre occasion, le 27 août de cette même année 1639. A Langres, l'une de ses étapes sur le chemin de Grenoble[3], tandis qu'il s'en allait, en compagnie de Louis XIII, conférer avec la duchesse de Savoie, il avait rédigé ce mémoire : MM. du Conseil trouveront bon que je leur dise qu'il est de leur prudence de regarder si bien dorénavant aux établissements nouveaux qu'ils voudront faire, qu'il n'en puisse arriver d'inconvénients pareils à ceux de Normandie. Le nom de gabelle est si odieux et le fruit de l'établissement qu'ils ont voulu faire de si peu de conséquence, que je ne saurois assez m'étonner comme ils ont voulu faire une adjonction à la ferme des gabelles, qui peut apporter tant de trouble et si peu de profit. On pouvoit, ce me semble, considérer qu'il falloit être d'autant plus retenu en telles affaires que l'éloignement du Roi pouvoit donner hardiesse aux méchants de faire éclore leurs mauvais desseins. Toutes et quantes fois qu'on en usera ainsi, on rappellera, dans la mémoire des peuples, le souvenir de tout ce qui les blesse et, bien que la dernière nouveauté soit la vraie cause de leur mouvement, pour rendre leur cause plus plausible, ils l'imputeront à tout ce qui leur est à charge. Je supplie MM. du Conseil de considérer l'avenir par le passé et ne s'embarquer plus dans des affaires dont les conséquences soient si mauvaises qu'on ne puisse jamais apaiser la rébellion qu'en révoquant avec honte ce qu'on a fait[4]. Quels étaient donc ces inconvénients de Normandie, cette rébellion dont parlait le cardinal ? Les officiers des finances avaient été assez imprudents pour déclarer que, dans chaque paroisse, les habitants seraient solidaires pour le paiement de la taille. Un certain nombre de paysans fort aisés qui avaient payé leur part, refusèrent de payer celle des autres. Emprisonnés, ils envoyèrent leurs plaintes au parlement de Rouen. Le Parlement et la Cour des Aides donnèrent l'ordre de les élargir : La Cour des Aides, raconte le Père Griffet, rendit, le 4 de juin, un arrêt qui défendait à toutes personnes, sous quelque prétexte que ce fût, de faire aucune levée sans lettres patentes du Roi, dûment enregistrées, avec ordre de la publier dans toutes les paroisses et tous les marchés du ressort et de l'afficher aux portes des villes[5]. Il n'en fallut pas davantage pour provoquer une révolte, — la révolte des Nu-pieds, — dont le nom était destiné à rappeler la misère. Comme il était d'usage sous l'ancien régime, les rebelles,
qui comptaient sur le parlement de Rouen, se réclamèrent du Roi. Le placard
que leur général diffusait dans toutes les paroisses de basse Normandie, commençait
fort loyalement : Il est commandé aux paroissiens et
habitants de cette paroisse, de quelque qualité et condition qu'ils soient,
de se fournir d'armes et munitions de guerre, pour le service du Roi et
maintien de son État, dans quinzaine ; pour, au premier commandement et
avertissement dudit seigneur (général des Nu-pieds),
se rendre en bon ordre et équipage au lieu qui leur sera ordonné, pour la
défense et franchise de la patrie oppressée des partisans et gabeleurs[6]. Le général
écrivait de son camp et scellait son placard du sceau de ses armes. Richelieu avait bientôt connu tous les détails des inconvénients de Normandie : les paysans s'assemblant en armes à Avranches et à Coutances, élisant des chefs, formant une infanterie et une cavalerie ; la population de Rouen assommant, le 4 août, un contrôleur des teintures, qui s'était réfugié dans la cathédrale ; le général de la vicomté se gardant bien de réprimer le désordre ; les troubles renaissant le 21, les bureaux de recette mis au pillage ; dans les maisons des commis, meubles, papiers, registres précipités par lés fenêtres, alimentant des feux de joie qu'on attisait dans les rues ; et toujours le lieutenant général de la vicomté observant une neutralité étrange, même lorsque le sieur Le Tellier, commis général des gabelles, avait vu son logis assiégé par les séditieux. Ce qu'il y avait de plus grave, c'était que le Parlement ne se préoccupait guère de la non-exécution de ses arrêts et que les trésoriers de France avaient osé répondre au fermier des Aides, qui demandait le rétablissement de son bureau saccagé : Le Roi n'a aucune maison à lui appartenante dans la ville de Rouen, où l'on puisse mettre le bureau des Aides[7]. Le 23 août 1639, le cardinal en était réduit à écrire à Bouthillier, surintendant des Finances : J'ai su les désordres de Rouen, mais je ne sais pas le remède, étant impossible de trouver les gens de guerre qui sont demandés, si on ne veut pas perdre toutes les affaires du Roi et abandonner la France aux étrangers. Et encore, quand on voudroit s'exposer à cet inconvénient, vous ne sauriez avoir ce remède de deux mois, et le mal que nous en recevrions ne seroit pas si tardif[8]. Il n'en fallut pas moins recourir à ce remède si redouté, distraire les meilleures troupes de l'armée de Picardie, acheminer cinq mille hommes et huit cents chevaux vers Caen, Avranches et Coutances, où s'étaient déchaînés les mêmes désordres qu'à Rouen. Le 24 novembre, le colonel Gassion, qui commande ces troupes, occupe la première de ces villes, dont il désarme les habitants. Le 27, il décide d'y laisser le gros de l'armée ; mais, à la tête de mille fantassins et de cinq cents cavaliers, il va loger, le 29, à cinq petites lieues d'Avranches. Les rebelles, au nombre de huit cents, viennent de se barricader dans les faubourgs de la ville. Gassion envoie, le comte de Tourville, père du futur maréchal, vers les grèves d'Avranches, avec soixante chevaux. Cependant, à la tête de deux bataillons d'infanterie, le marquis de Courtomer et M. de Marolles attaquent les barricades. Après deux heures de combat, les troupes royales avaient perdu le marquis et quinze hommes, mais trois cents rebelles, dont quatre chefs, gisaient morts sur la place et les survivants fuyaient vers les grèves du côté où la Sée va confondre ses flots avec ceux de la mer. Les fuyards tombèrent sur les cavaliers de Tourville : chargés, sabrés, ils n'avaient plus d'autre ressource que de tenter le passage de l'estuaire, — qui les engloutit. Ainsi, constate avec une satisfaction officielle le Mercure François, un peu de sang éteignit ce grand feu qui sembloit devoir embraser toute la province, pendant que la prudence du chancelier amortissoit le reste, donnant au parlement de Rouen toute la bride dont il avoit besoin pour se maintenir au devoir[9]. Quelles précisions cachait cette expression vague et cavalière : donner la bride ? Le chancelier Séguier avait proposé au cardinal d'interdire le parlement de Rouen, la Cour des Aides, les trésoriers de France le lieutenant général de la vicomté : Parlement, Cour des Aides et trésoriers de France devaient payer les dégâts occasionnés aux maisons et bureaux des commis. Il fallut arbitrer une somme pour la perte que souffroit le Roi par la cessation de la levée des droits de ses fermes et la faire payer à la ville et surtout aux bourgeois qui avaient des charges de capitaines, lieutenants et enseignes, qui seroient taxés plus que les autres ; il fallait casser le corps de ville ; ôter à Rouen tous ses privilèges, dons, octrois, deniers communs et patrimoniaux et réunir le tout au domaine du Roi ; il fallait raser l'hôtel de ville et mettre à la place une pyramide où serait gravé l'arrêt du Conseil. Séguier enfin, n'avait pas oublié de parler du procès que l'on ferait aux séditieux. Le cardinal eut assez de sens et de goût pour faire écrire au bas des propositions du chancelier : Ce mémoire me semble bon à l'exception du rasement de l'hôtel de ville de Rouen. Ce fut au début du mois de janvier 1640 que le chancelier, avec une suite nombreuse, entra dans la capitale de la Normandie. Gassion, depuis le 31 décembre, s'y trouvait avec sa petite armée. Le 3 janvier, une scène que laissait prévoir le mémoire de Séguier, se déroula dans la grand chambre. Les magistrats étaient assis sur leurs sièges, entre sept et huit heures du matin, lorsque parurent deux huissiers du Conseil, dont l'un donna lecture d'une déclaration que le Roi avait signée le 16 décembre. Ils apprirent qu'ils étaient interdits, chassés de Rouen, mandés à la Cour. A quoi ils ne manquèrent pas de satisfaire : Et, constate le procès-verbal des huissiers, sommes demeurés en ladite chambre jusques après les avoir vus tous sortir d’icelle[10]. Les mêmes huissiers s'en allèrent ensuite remplir le même office à la Cour des Aides et au bureau des trésoriers de France. Quelques jours plus tard, tout ce que le cardinal avait approuvé dans le mémoire du chancelier était exécuté. Il fut désormais défendu, sous peine de mort, de proférer les mots de monopoliers, gabeleurs et maltôtiers et autres noms excitant à la sédition. Quelques condamnations capitales, dont plusieurs per contumace, formèrent l'épilogue du drame des va nu-pieds. Mais quoi !
toujours du sang et toujours des supplices ! comme disait, en cette même année, dans Cinna, Corneille, avocat à la Table de marbre. Mais aussi la clémence paraissait au cardinal hors de saison en Normandie : Je vous conjure, écrivait Son Éminence au chancelier, de vous souvenir toujours qu'on ne sauroit faire un trop grand exemple en cette occasion. Je persiste toujours à croire que le désordre ayant été tel à Coutances qu'on l'a représenté, outre les bâtiments des particuliers qui se trouveront coupables, il est expédient de raser les murailles de la ville, afin que les villes du Royaume craignent un pareil traitement en cas de désobéissance[11]. |
[1] Père Griffet, Histoire du
Règne de Louis XIII, tome III, page 247.
[2] Voir Mercure François,
tome XXIII, pages 367-369.
[3] Richelieu venait d'Abbeville.
[4] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome VI, pages 495-498.
[5] Père Griffet, Histoire du
Règne de Louis XIII, tome III, pages 248-249.
[6] Père Griffet, Histoire du
Règne de Louis XIII, tome III, page 249.
[7] Père Griffet, Histoire du
Règne de Louis XIII, tome III, page 250.
[8] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome VI, page 500.
[9] Mercure François, tome
XXIII, pages 409-410.
[10] Mercure François, tome
XXIII, page 452.
[11] Voir Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, tome III, page 255.