Les affaires privées ne donnaient alors pas moins de chagrin à Louis XIII que les affaires d'État. Le 14 décembre 1639, le Roi écrivait à son ministre : Les dames cabalent fort et ferme à Paris et ici, ce qui donne grande impatience au terrible[1]. Les dames de Paris étaient Mme de Hautefort et Mlle de Chemerault, quant au terrible, il se nommait M. de Cinq-Mars et tout le monde à la Cour l'appelait M. le Grand, car le Roi venait d'acheter pour lui au duc de Bellegarde, en disgrâce et fort désargenté, la charge dé grand écuyer de France : Ce n'est pas un vilain début pour un homme de dix-neuf ans, avait mandé Chavigny à Mazarin le 26 octobre 1639... Jamais le Roi n'a eu passion plus violente pour personne[2]. Arnauld, futur évêque d'Angers, observait : On ne peut pas encore bien juger ce que deviendra Mme de Hautefort. Quelques lettres qu'elle écrivait à son père pour les faire voir au Roi, pour remerciement d'un étui qu'il lui avait envoyé de Grenoble, se sont trouvées perdues[3]. Il est probable que Richelieu savait où elles se trouvaient. Le cardinal n'avait, en effet, nulle confiance en Mme de Hautefort. Par Mlle de Chemerault, par La Chesnaye, un valet de chambre qu'il avait placé auprès de Louis XIII, il connaissait le sujet des conversations qui s'échangeaient le soir chez la Reine, entre le prince et la jeune fille, il n'ignorait pas que les deux interlocuteurs ne parlaient pas uniquement de chasse, d'oiseaux de proie et de chiens. A l'instigation d'Anne d'Autriche, Mme de Hautefort cherchait à dégoûter Louis XIII de Richelieu. Le cardinal avait d'abord essayé de la mettre dans ses intérêts. Elle en avait reçu d'utiles conseils pour se maintenir dans la faveur du Roi. Richelieu avait travaillé plus, d'une fois à la réconcilier avec son singulier adorateur et il avait écrit notamment à son maître l'année précédente : Je suis très fâché de ce que le raccommodement de Mme de Hautefort n'est point encore fait, jugeant combien cela travaille l'esprit du Roi, le contentement duquel je considère comme ma vie. Je ne saurois m'empêcher de la blâmer en mon cœur de né 'pas faire tout ce qu'elle doit pour contenter Sa Majesté. Si les mauvais conseils qui l'aborder lui persuadent que je ne suis pas pour elle, elle a très grand tort. Cela n'empêchera pas d'aller toujours mon grand chemin et de la servir toujours en préférant les contentements du Roi, qui sont justes et innocents, à toutes choses[4]. Comme le remarque fort justement le Père Griffet, Louis XIII voyait sans déplaisir Richelieu s'intéresser pour Mme de Hautefort, et quand elle s'opiniâtrait à le contredire, il la menaçait du cardinal comme d'un homme bien plus redoutable que lui. Un jour après avoir longtemps disputé avec elle, il sortit pour aller écrire au cardinal le sujet de leur contestation. Il revint ensuite chez la Reine, tenant sa lettre à la main et, la montrant à Mme de Hautefort, il lui dit : Voilà votre sauce que je fais à M. le Cardinal. Elle lui arracha la lettre, il voulut la reprendre, elle la mit dans son sein et l'on remarqua qu'il aima mieux, la lui laisser que d'y porter la main[5]. Mais combien d'autres billets allèrent confier à Richelieu
les plaintes et les désespoirs de Louis XIII, qui ne pouvait se consoler de
l'attitude de la jeune fille. Nous n'en citerons que deux, qui furent écrits
le 5 février et le 8 mars 1639. Voici le premier : La
créature gémit, est en mauvaise humeur contre moi, on ne sait comment on se
doit gouverner avec elle, trouvant mauvais tout ce qu'on fait pensant lui
plaire. Pour moi, j'y perds mon latin ; si cela dure encore aujourd'hui, je
m'en irai demain à Versailles chercher du repos[6]. Et voilà le
second billet : Je parlai à Mme de Hautefort avec
beaucoup de raison, sur la créance que j'ai qu'elle dit tout ce que je lui
dis à la Reine, elle se fâcha, me disant que je voulois qu'elle fût mal avec
la Reine. Je vous prie de l'assurer du contraire et que je ne désire autre
chose que l'égalité, qui est qu'elle garde le secret à la Reine des choses
qu'elle lui dit et que quand je lui dirai quelque chose, elle ne lui aille
pas redire. Je reconnais tous les jours la mauvaise volonté qu'elle a contre
moi, ce qui me met au désespoir, l'aimant comme je fais[7]. Richelieu, qui se défiait de la jeune fille encore plus
que Louis XIII n'eut pas grand peine à l'en dégoûter. Mme de Hautefort était
la seule personne au monde à qui ce prince eût confié certains secrets. Le
cardinal ne manqua point de montrer à son maitre qu'il les connaissait. Il ne
cacha point davantage que chez la Reine, la railleuse dame d'atour parlait
fort irrévérencieusement du Roi[8]. Cet ingénieux
travail avait porté ses fruits, lorsque Louis XIII était revenu de Grenoble.
Arnauld observait : Le Roi est de retour à
Fontainebleau depuis le 3 novembre. La Reine s'est empressée de s'y rendre...
Elle a amené avec elle Mme de Hautefort, ce que l'on
ne croyait pas. On a grande envie de savoir de quelle façon se sera passée
l'entrevue. Arnauld le sut bien vite, car il écrivait le 9 : Je viens d'apprendre que le Roi avait, hier au soir, dit
nettement à Mme de Hautefort qu'elle ne devoit plus prétendre à son
affection, qu'il l'avoit toute donnée à M. de Cinq-Mars[9]. Cette entrevue
qui excitait si vivement la curiosité du futur évêque d'Angers, Louis XIII
l'avait contée ainsi à Richelieu dès le 8 novembre : Je
fis hier la déclaration à Mme de Hautefort en présence de Cinq-Mars, de quoi
il a témoigné être satisfait. Elle fut étonnée. Mes espions m'ont rapporté ce
matin que, depuis que je fus parti, la Reine, Mme de Hautefort et Chernerault
s'enfermèrent ensemble et appelèrent ce que j'avois dit à Mme de Hautefort
violence. Je ne sais pas sur quoi ils se fondent, car je lui parlai avec
toute la civilité et le respect que je pus, en lui disant que je ne désirois
plus vivre avec elle comme j'avois fait par le passé et qu'on m'avoit assuré
qu'elle faisoit des cabales pour essayer à me regagner, que tout cela ne
servoit à rien et que pour Cinq-Mars, je lui, avois donné toute mon amitié ;
ce sont les mots que le terrible (Cinq-Mars) m'avoit fait promettre de dire. Ensuite je lui dis que,
quand il se présenteroit occasion de la servir ; je le ferois très
volontiers, mais que d'attendre de l'affection particulière de moi, je la
priois de ne s'y plus attendre. On me vient de dire que, depuis que je suis
parti (de
Fontainebleau pour Villeroy d'où il écrivait)
ils ont tenu force discours et entre autres, que c'étaient les effets des
conseils que nous avions tenus. On dit qu'elle veut demeurer à Paris et que
c'est la Reine qui lui conseille. A la première vue, je vous dirai le reste.
J'irai demain coucher à Chilly et jeudi à Versailles, pour être plus près de
vous. Excusez si ce mémoire est si mal écrit ; c'est la peur que j'ai eue, en
écrivant, que mon frère ne vînt mettre le nez dedans[10]. Il est probable que Monsieur eût conté à toute la Cour ce beau secret, qui déjà n'en était plus un. Et s'il eût connu le billet que Louis XIII écrivit à Richelieu le 26 novembre, nul doute qu'il ne se fût hâté de le divulguer et d'en faire des gorges chaudes. Le billet était incroyable : Vous verrez, par le certificat que je vous envoie, en quel état est le raccommodement que vous fîtes hier : quand vous vous mêlez d'une affaire, elle ne peut mal aller. Le certificat n'est pas moins surprenant : Nous, ci-dessous signés, certifions à qui il appartiendra être très- contents et satisfaits l'un de l'autre et n'avoir jamais été en si parfaite intelligence que nous sommes à présent. En foi de quoi, nous avons signé le présent certificat. Fait à Saint-Germain, ce 26 novembre 1639. Louis. Et par son commandement, Effiat de Cinq-Mars[11]. Comment les deux signataires eussent-ils pu demeurer longtemps très satisfaits l'un et l'autre ? Le roi de trente-sept ans avait l'humeur chagrine. On croit entendre un écho de ses jalousies dans le billet qu'il avait fait porter au cardinal le 23 novembre, l'avant-veille du raccommodement : Je m'en vas à la chasse, d'où je ne reviendrai qu'il ne soit nuit, parce que le logis me déplaît et m'y ennuie extrêmement... Ces Messieurs qui vinrent hier soir me dirent qu'on attendoit à Paris M. le Grand et qu'on disoit qu'il devoit souper chez M. Martin[12]. Louis XIII haïssait l'inconduite. C'est d'un mil sévère qu'il regardait ce favori de dix-neuf ans qui, si l'on en croit la rumeur publique, s'échappait de Saint-Germain la nuit et montait à cheval pour s'en aller courir les lieux de plaisir de Paris ou retrouver au Marais la belle Marion de Lorme. Rentré au château à l'aube, il dormait jusqu'à midi et le Roi, qui se levait de bonne heure, n'avait que des paroles de blâme pour la paresse de son favori. Quand, le soir de quelque journée de novembre, Louis XIII écrivait à Richelieu : J'ai pris cinq merles avec grand plaisir[13], Cinq-Mars songeait que cet amusement ne valait pas ceux du Marais. Louis XIII haïssait aussi le faste que déployait Cinq-Mars. Celui-ci achetait-il un carrosse magnifique, le Roi refusait de voir la dispendieuse acquisition : C'est un dépensier[14], disait-il. Parfois son irritation ne se traduisait que par un visage morose, dont Richelieu s'inquiétait : Il m'est impossible, lui mandait le Ministre le 11 décembre 1639, de n'être point en peine, quand je vois que Votre Majesté n'est pas contente, c'est ce qui fait que j'envoie ce matin pour savoir l'état de sa disposition, m'ayant semblé qu'elle partit hier d'ici sans être bien satisfaite en elle-même. Sur cela, je la supplie de croire et de tenir pour assuré que, si elle ne se résout de dire ses mécontentements, quand elle en aura, et ses volontés à M. le Grand, elle sera en des peines qu'elle pourra éviter sans doute, si elle veut en user comme je lui propose. Il est impossible d'être jeune et tout à fait sage ; c'est à Votre Majesté à suppléer au défaut de ses créatures en les conduisant par ses avis et par ses conseils[15]. Soudain, le 7 janvier 1640, Louis XIII sembla rasséréné et le ministre reçut ce billet que son maître lui écrivait de Saint-Germain : M. le Grand m'ayant dit qu'il vous alloit voir, je l'ai chargé de ce billet pour vous prier de vouloir oublier tout ce qui s'est passé et lui vouloir faire la même bonne chère que vous faisiez auparavant. J'espère qu'il se gouvernera en sorte à l'avenir que vous n'aurez plus occasion de vous plaindre de lui. Ma santé va très bien. Je m'en vas à la chasse[16]. Mais, le 20 mars, au même Saint-Germain, nouveaux orages : J'irai après dîner vous voir, gémissait le Roi, pour chercher consolation avec vous, car où je suis je n'ai que des déplaisirs. Comme hier je pensais dormir, que j'étais fatigué de ma médecine, M. le Grand vint, qui me dit tant de choses fâcheuses que je n'en ai point dormi toute la nuit. Si cela dure, je ne puis avoir de santé. Je vous en dirai tantôt davantage. Je vous recommande d'avoir soin de vous[17]. Il y avait alors près de trois mois que Mme de Hautefort et Mlle de Chemerault avaient été exilées, l'une à quarante, l'autre à quatre-vingts lieues de Paris[18]. Combien de temps le cardinal pourrait-il supporter l'insupportable favori qui n'avait servi qu'à le débarrasser des deux intrigantes ? |
[1] Archives des Affaires
étrangères, Lettres de Louis XIII à Richelieu.
[2] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome VI, page 654.
[3] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome VI, page 645.
[4] Voir Victor Cousin, Madame
de Hautefort, page 453.
[5] Père Griffet, Histoire du
Règne de Louis XIII, tome III, page 236.
[6] Archives des Affaires
étrangères, Lettres de Louis XIII à Richelieu.
[7] Archives des Affaires
étrangères, Lettres de Louis XIII à Richelieu.
[8] Père Griffet, Histoire du
Règne de Louis XIII, tonte III, page 236.
[9] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome VI, page 643.
[10] Bibliothèque Victor Cousin.
[11] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome VI, pages 644-645.
[12] Affaires étrangères, Lettres
de Louis XIII à Richelieu.
[13] Affaires étrangères, Lettres
de Louis XIII à Richelieu.
[14] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome VI, page 664.
[15] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome VI, p. 641-642.
[16] Bibliothèque Victor Cousin.
[17] Bibliothèque Victor Cousin.
[18] Mme de Hautefort se retira dans une terre que sa grand-mère possédait non loin du Mans, Mlle de Chemerault en Poitou.