HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LES CINQ DERNIÈRES ANNÉES

CHAPITRE QUATRIÈME. — LE SORT DE BRISSACH. LA MORT DU DUC BERNARD DE SAXE-WEIMAR.

 

 

Trois semaines avant ces bonnes nouvelles, le cardinal en avait appris une mauvaise : la mort du duc Bernard de Saxe-Weimar, qui, après s'être emparé en Franche-Comté de quelques petites places, venait d'être enlevé en trois jours par la peste à Neuf-bourg, entre Brisach et Bâle. Son Éminence avait mandé au grand maître le 27 juillet : Le Roi et toute la Cour en prennent le deuil. J'espère que ses troupes demeureront fermes dans le service du Roi. Je ne saurais vous dire le regret que j'ai en mon particulier de la perte de ce capitaine[1].

Ce regret était certainement atténué par l'étrange attitude récemment adoptée par le duc de Saxe-Weimar, qui refusait de remettre Brisach au Roi. Le prince alléguait que le Roi s'était engagé à lui laisser le landgraviat d'Alsace avec les mêmes droits que la maison d'Autriche ; mais le Roi n'avait jamais entendu lui en laisser que le titre et la jouissance avec les droits domaniaux, justices et revenus, tels que les possédoit cette maison[2]. Il n'avait jamais été question que le prince possédât en Alsace des places fortes avec le droit d'y mettre des garnisons. En vain le comte de Guébriant était venu trouver Bernard de la part du Roi vers le 25 juin 1639 et lui avait offert que la place de Brisach lui demeurât entre les mains à condition qu'il donneroit (lui Bernard), sa déclaration par écrit qu'il tiendroit ladite place et forteresse sous l'autorité du Roi, sans qu'elle pût jamais sortir de ses mains ni être admis aucunes forces en elle que par ordre et avec le consentement de Sa Majesté[3]. En vain Guébriant avait observé : Eh bien, Monsieur, le Roi ne se contente-t-il pas de bien peu et ne le pouvez-vous pas contenter à peu de frais ?Comment, Monsieur, à peu de frais ! avait répliqué le prince, me peut-on demander pis ?... Quoi, Monsieur, me veut-on faire esclave ? Moi qui n'ai jamais mis l'épée à la main que pour maintenir ma liberté, le Roi m'a donné et délaissé l'Alsace par notre traité. Depuis cc temps-là, je l'ai servi fidèlement, j'ai repoussé les ennemis de son État, j'ai répandu mon sang, j'ai perdu mon armée ; après quoi, l'on s'est moqué de moi et m'a-t-on fait dire que je n'étois plus considérable. Si, ensuite de cela, ma bonne fortune et mon industrie m'ont donné quelque chose, pourquoi me le veut-on ôter ? Ce premier entretien s'était terminé cependant sur une protestation de fidélité : Je veux en tout témoigner au Roi que je suis son très humble serviteur et ne me séparerai jamais de la France... Lorsqu'elle me chassera d'auprès d'elle par une porté, je m'en rapprocherai par l'autre. Mais un troisième entretien avait abouti à un refus de remettre sous l'autorité-du Roi les villes d'Alsace : Je ne souffrirai jamais, avait déclaré le prince, que l'on me puisse justement reprocher que j'aie été le premier à démembrer l'Empire. A quoi Guébriant avait répliqué : — Démembrer l'Empire ! et qui vous en prie ? L'Alsace et Brisach sont pays patrimoniaux de la maison d'Autriche et cela n'implique pas qu'un de la maison de Saxe ou de Bavière ne puisse être Empereur avec tous les droits de l'Empire sans prétendre rien sur l'Alsace, non plus que sur le Tyrol ou sur l’Autriche[4].

Des instructions, rédigées dans le cabinet de Chavigny vers le 12 juillet et destinées à M. d'Avaux, ambassadeur de France en Allemagne, montrent combien les prétentions du prince inquiétaient Richelieu : Sa Majesté, disait les instructions, voyant que M. le Duc Bernard persiste dans ses dégoûts et dans ses plaintes et qu'il ne veut point acquiescer aux conditions qu'elle lui a fait proposer touchant lesdites places, qu'il compte pour rien les grandes assistances d'argent qu'il a reçues d'elle et les corps de gens de guerre françois qui ont contribué à tous les succès qu'il a eus autant et plus que les Allemands, qu'encore que son armée ne subsiste que par la solde de Sa Majesté et qu'il la commande sous son autorité, il prétend que les places qu'il prend lui appartiennent connue si c'étoit un souverain qui fit des conquêtes avec ses troupes, Sa Majesté ne peut qu'elle n'eu soit mal satisfaite, voulant croire néanmoins qu'il se rendra capable de la raison et se conformera, après y avoir pensé, à ses justes intentions... Jusques à présent, l'on impute son mauvais procédé à la dureté de son naturel, qui est fort attaché à ses intérêts particuliers ; mais deux choses empêchent de croire qu'il le pût porter à changer de parti : l'une, sa réputation, qui lui est chère, et l'autre les grandes sommes de deniers qu'il a tirées du Roi, lesquelles l'Empire et l'Espagne ne lui sauroient donner[5].

Et Bernard était mort ! Ses lieutenants par bonheur, et notamment le baron d'Erlach, un Suisse, ne restèrent pas insensibles aux grâces que leur consentirent le Roi et le cardinal. On leur envoya pour négociateurs MM. d'Oysonville, de Guébriant et de Choisy. Douze mille livres de rente par tête à MM. de Nassau, d'Oëhm et de Schönebeck, six à huit mille livres à chacun des autres colonels, six mille écus de pension annuelle durant la guerre et pareille somme en terres à la paix pour le baron d'Erlach[6], telle était la manne généreuse que Louis XIII et Richelieu étaient prêts à déverser sur les entourages du duc de Weimar. Ces Messieurs, dès le mois d'octobre, n'eurent garde de refuser cette belle pluie d'or. Erlach promit de ne jamais remettre la ville de Brisach entre les mains de qui que ce fût, que par ordre et commandement exprès de Sa Majesté[7]. Quant aux officiers et soldats du prince défunt, ils s'engagèrent à marcher en tous lieux, soit en Allemagne, France, Lorraine ou Pays-Bas, ainsi qu'il leur seroit commandé par Son Altesse de Longueville, général de Sadite Majesté. Au mois d'août 1639, le cardinal avait rappelé le duc de Longueville de l'armée d'Italie. Précaution des plus sages, car, le 9 octobre, Bellièvre, toujours à Londres, assurait tenir de la reine Henriette-Marie que le roi Charles serait heureux de voir le Palatin à la tête de l'armée qu'avoit commandée le feu duc de Weimar[8]. Bientôt Charles Ier lui-même renouvela cette demande dans un entretien avec Bellièvre. Mais Richelieu ne se souciait nullement de voir ce Palatin, fils du roi de Bohême, perdre les conquêtes que le duc de Weimar avait faites pour la France. Il rédigea ces instructions pour Bellièvre : L'ambassadeur peut dire au roi de la Grande-Bretagne que, s'il veut entrer dès cette heure en ligne offensive et défensive avec le Roi et ses alliés contre l'Espagne et entretenir au prince Palatin six mille hommes de pied en Allemagne, ledit prince Palatin ne sera pas oublié, ni l'obligation de le faire remettre dans ses États[9].

Le prince Palatin n'attendit pas la fin de la négociation. Fort de l'approbation de son oncle le prince d'Orange, muni de vingt-cinq mille livres de son oncle Charles Ier, il vint secrètement en France, afin de s'entendre avec-les lieutenants du- duc Bernard.

Mais Bullion, averti de son voyage, avait dépêché à ses trousses des gens qui le connaissaient de vue. Il écrivit à Chavigny le 18 octobre : Je ferai l'impossible pour le faire arrêter le plus doucement que je pourrai[10]. Charles-Louis, déguisé en laquais, fut arrêté à Moulins, d'où il comptait gagner l'Alsace, et l'ambassadeur de France à Londres fut chargé d'assurer le roi d'Angleterre qu'on traiteroit le Palatin avec toute la civilité qui se devoit à une personne de sa naissance, jusques à ce que Sa Majesté eût découvert le dessein qu'il avoit, passant inconnu dans ses États, contre ce qu'on avoit accoutumé de pratiquer envers les grands princes[11]. Charles-Louis fut conduit au Bois de Vincennes et Chavigny essaya vainement de persuader à Leycester, ambassadeur d'Angleterre à Paris, que Vincennes étoit plutôt une résidence royale qu'une prison[12]. Le Palatin devait y rester jusqu'en mars 1640. Le cardinal lui permit alors de résider à Paris, prisonnier sur parole. Ce ne fut qu'au mois de septembre suivant, que, pressé par le Danemark, la Suède et l'Angleterre, il lui rendit la liberté.

Le duc de Longueville, que toute l'armée weimarienne avait acclamé, résolut de prendre ses quartiers d'hiver dans le Palatinat. Vers la fin de l'automne, Neustadt, Oppenheim, Bingen, Kreutznach, Baccarat, étaient tombées entre ses mains et, le 27 décembre 1639, son lieutenant, le futur maréchal de Guébriant, organisait le passage du Rhin. Des barques attendaient à Baccarat et Oberwesel. Durant huit nuits et huit jours, elles transportèrent sur la rive droite du fleuve fantassins et cavaliers, ceux-ci tenant en bride les chevaux, qui suivaient à la nage. Le 9 janvier 1640, l'armée du duc de Longueville était rassemblée autour de Limbourg, quartier général, et toute l'Allemagne, ainsi que le raconte M. de Roques-Servière, sergent de bataille, constatait qu'il n'y avait rien d'impossible aux amies du Roi[13].

Ce passage du Rhin répondait à la plainte formulée peu de temps auparavant par Banner. Voyant que Bernard de Saxe-Weimar ne faisait aucune diversion, le général suédois avait dit, non sans humeur : Prétend-on que je résisterai seul aux Impériaux et aux Bavarois ?[14] Le duc de Longueville espérait lui donner la main et menacer les États héréditaires de la maison d'Autriche.

Lorsque Banner avait passé l'Elbe le ter février 1639, il commandait une armée de dix-huit mille hommes munie de quatre-vingts pièces de canon, mais il n'avait ni vivres pour la nourrir ni plus de six mille écus pour la payer[15]. Des repas composés de racines et de viande de cheval ne diminuaient pourtant pas la confiance que les troupes avaient en leur chef. Banner refit bientôt ses soldats sur les grasses terres des ducs de Brunswick et de Lunebourg, qui avaient cessé d'être les alliés de la Suède. Hall, Zwiken et Kemnitz capitulèrent entre ses mains. Marrazini, général de l'Empereur, le contraignit, il est vrai, de lever le siège de Freiberg, mais il ne réussit pas à reprendre Kemnitz. Attaqués par les Impériaux le 14 avril, les Suédois ne perdirent que trois cents des leurs, tuèrent deux mille ennemis et firent cinq mille prisonniers. Les villes saxonnes résistèrent peu.

Le 21 mai, Banner arriva sous les murs de Prague. Loin de céder aux conseils du général Torstenson et au désir de ses soldats avides du butin d'une si grande ville, craignant à la fois l'échec et le succès, — car ses Allemands, une fois repus, risquaient de se débander, — il consentit à canonner le point faible des murailles. Nais il ne voulut pas donner l'assaut avant d'avoir examiné l'état de la brèche et les dispositions prises par Gallas et le comte Schliek pour le repousser. Il monta dans la tour d'un moulin, vit ce qu'il avait prévu, quinze mille hommes rangés en bataille et se retira en Thuringe avec son armée. Il essaya de négocier une paix séparée entre l'Empereur et la Suède, mais Stockholm, — pressé d'ailleurs par la diplomatie du cardinal, lui refusa les pleins pouvoirs.

 

 

 



[1] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 430.

[2] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 426.

[3] Röse, Herzog Bernhard der Grosse von Sachsen Weimar, t. II, p. 540.

[4] Röse, Herzog Bernhard der Grosse von Sachsen Weimar, t. II, p. 541-545.

[5] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 424 et 427.

[6] Vicomte de Noailles, Bernard de Saxe-Weimar, p. 465.

[7] Vicomte de Noailles, Bernard de Saxe-Weimar, p. 493-494.

[8] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 584 note.

[9] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 584.

[10] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 584, note.

[11] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 603.

[12] Vicomte de Noailles, Bernard de Saxe-Weimar, p. 475.

[13] Vicomte de Noailles, Le Maréchal de Guébriant, p. 139.

[14] Levassor, Histoire de Louis XIII, t. VI, p. 660.

[15] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 211-212.