HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

PRÉLIMINAIRE. — LES DESSEINS DE RICHELIEU.

 

 

Dans les premiers jours de l'année 1633, le Roi Catholique s'attendait que Richelieu rompit avec lui au sujet des Flandres. Il voyait déjà les armées du Roi Très Chrétien s'opposant à la marche du cardinal infant, qui, à travers l'Allemagne, allait conduire à Bruxelles les secours de Naples et de Milan. Et, le 10 février, il donnait à don Christoval de Benavente, chargé de la correspondance avec les ministres en Allemagne, cette tache difficile : Penetrar los designios del Rey Christianissimo[1].

Ces desseins au Roi Très Chrétien, Richelieu, lui-nième, a pris soin de les exposer dans ses lettres et dans ses Mémoires, ainsi que les dangers qui menaçaient alors la France de toutes parts. Le cardinal désire que le Roi n'entrât point en rupture avec l'Espagne, quelque avantage qu'on puisse proposer ; mais il entend que son maitre ne perde pas l'occasion de faire continuer la guerre contre les Espagnols qui se sont installés en Artois copine en Roussillon. Il craint de les avoir un jour sur les bras et de tomber en d'aussi grands inconvénients pour se défendre d'eux, qu'il feroit en les attaquant maintenant[2]. La capitale du Royaume est-elle en sûreté avec des voisins si dangereux et si proches ?

Quoi de plus facile que d'entretenir MM. de Hollande en leur humeur batailleuse ? L'argent est prêt. Ce que le cardinal ne veut pas donner, ce sont les six mille hommes et les cinq cents chevaux qu'ils demandent pour attaquer par terre Dunkerque[3], tandis que, du côte de la mer, la ville sera canonnée par leur flotte. Point de soldats français dans l'armée hollandaise — leur présence serait, aux yeux de l'Espagne, un véritable casus belli —, mais des marins français sur les vaisseaux de Hollande, comme le droit des gens alors le permettait.

Si la Hollande ne consent point à rompre le traité qu'elle a signé avec Philippe IV, Louis XIII, pour arrêter une entreprise espagnole, n'a-t-il pas toujours trente mille hommes sur pied et trois mille cinq cents chevaux, qu'il peut porter au double en six semaines ?[4] En outre, les deux millions de livres qu'il tient en réserve pour les Hollandais, rien ne l'empêche de les employer it pourvoir les places importantes : Abbeville, Corbie, Doullens, Saint-Quentin, Péronne. Le principal est de fortifier tontes les frontières : La connaissance qu'on aura que toutes les places sont en bon état est capable d'empêcher le dessein qu'on auroit de les attaquer[5]. Richelieu cependant croit toujours sérieusement que les États de Hollande ne tarderont pas il recommencer la guerre. Les veux fixés sur les Indes occidentales, sur Pernambouc et antres lieux que les Hollandais ont enlevés à l'Espagne, il comprend que, si tant de conquêtes étaient restituées au Roi Catholique, les Espagnols, demeurés paisibles possesseurs de leur moisson des Indes, verraient leur supériorité revenir avec leurs galions. Sans nulle peine ; il pénètre les desseins des deux partis : Les uns et les autres, songe-t-il, souhaitent la trêve, mais leurs mutuels intérêts répugnent à leur désir[6]. Quand le cardinal promène ses regards sur la frontière de l'est, il aperçoit le duc de Lorraine seul, courant et se précipitant en sa ruine, oubliant encore une fois tous ses traités avec le Roi et entreprenant, contre sa parole, de défendre par ses armes trop faibles la maison d'Autriche, qui n'est pas en bon état[7]. Ce vassal rebelle, c'est une épine que le Roi doit s'ôter promptement du pied[8]. Le Roi doit être, dès le printemps 1634, à même de se tailler une part dans les dépouilles du colosse impérial, que ne peut même plus protéger le petit Lorrain.

Au sud de la comté de Bourgogne, que le traité de neutralité rend inoffensive pour trois années encore, le cardinal cherche à se débarrasser d'un voisin bien plus dangereux, le duc de Savoie : il va lui proposer d'échanger son duché contre le Montferrat[9]. Tenant en bride l'ambition du Savoyard, qui aspire au titre de roi de Haute-Ligurie, Richelieu permettra au Duc de ceindre la couronne royale, niais à condition qu'il cède toutes les vallées qui séparent le Piémont de la France, à laquelle la Savoie devra l'hommage. Le nouveau roi serait ainsi une sorte de vassal du Roi Très Chrétien. De plus, il abandonnerait ses droits sur le Royaume de Chypre, et Louis XIII les transférerait à la République de Venise, dont il gagnerait ainsi l'alliance.

Comme on le sait, le ministre cherche depuis longtemps à. constituer les princes italiens en une ligue, qui revendiqueroit contre les Espagnols la liberté de l'Italie. Il compte sur le duc de Mantoue, sur le duc de Parme, sur le duc de Modène et même sur la République de Gênes. Et pour le cas où les confédérés ne pourraient empêcher les troupes hispano-italiennes de marcher vers les Pays-Bas espagnols par le chemin le plus court, il postera le duc de Rohan à la tête de douze mille hommes aux passages de la Valteline.

Les côtes méditerranéennes, les passages des Pyrénées, le littoral de l'océan demeurent exposés aux incursions de l'Espagne. Pour assurer la sécurité des rivages de la Manche, le cardinal se ménagera, par les bonnes grâces de Henriette-Marie, l'alliance de Charles Ier. Il va prochainement envoyer au roi d'Angleterre un ambassadeur chargé de s'aboucher avec la Reine et de reconnaître si Mme de Vantelet, première femme de chambre de celle-ci, est capable de se remettre à bien servir, — servir moyennant pension, — c'est-à-dire parler à la Reine et lui mettre peu à peu dans l'esprit la conduite qu'il est nécessaire qu'elle tienne pour être utile au Roi son frère. L'ambassadeur négociera ensuite avec le grand trésorier Weston, lequel a la confiance entière de son maitre et toute la conduite de ses affaires entre les mains. Ils ont tous deux l'esprit timide, peu entreprenant, observe le cardinal, et le Roi ne songe qu'à vivre de son revenu, pour n'être pas obligé, s'il faisoit de grandes dépenses, à assembler son Patientent pour lui fournir de quoi les soutenir, ce qui choque tout à fait son autorité, pour ce que ledit Parlement la 'prétend tout entière et que toutes choses se passent en son nom. C'est aussi l'intérêt du grand trésorier qu'il ne soit pas assemblé, parce qu'en étant extrêmement haï, la première demande que ledit Parlement fait, c'est sa tête, prenant prétexte qu'il ne gouverne pas bien les affaires de son maitre[10].

Richelieu commit l'envie que l'Angleterre a toujours portée à la France ; il se méfie des facilités que Charles Ier peut accorder à son beau-frère Philippe IV, obligé d'expédier d'Espagne en Flandre de l'argent et des soldats. Méfiances trop justifiées. Si le cardinal pouvait lire le rapport présenté à Sa Majesté Catholique par le Conseil d'État espagnol le 2 mai 1633, il verrait que l'Espagne pensionne Weston et le baron Cottington[11], cet ambassadeur d'Angleterre à Madrid, qui en 1629 avoit fait tout ce qu'il avoit pu contre la France[12].

Que dirait le cardinal s'il avait sous les yeux le mémoire adressé au roi d'Espagne, en avril 1633, par MM. de Lingendes ! L'un des auteurs de ce mémoire est Nicolas, ancien résident de France à Madrid, passé au service du duc d'Orléans, qui, réfugié aux Pays-Bas espagnols comme sa mère, intrigue à Bruxelles. Solon MM. de Lingendes, Gaston est sûr du maréchal de Toiras, lequel, dès à présent, est maître de tout le Montferrat et peut le devenir de la place de Pignerol[13]. Gaston est prêt à se rendre à Turin pour attacher le duc de Savoie à ses intérêts. Il compte sur l'immense clientèle de la maison de Montmorency, qui peut former une espèce de parti ; il compte sur les grands à qui le sang de Montmorency, répandu cruellement et mal à propos, a donné plus de haine du cardinal que de terreur. Il imagine déjà le comte de Soissons et le duc de Longueville quittant la cause du cardinal pour la sienne. Le conseil d'Espagne se laisse prendre à ce mirage : nul doute que le duc de Guise ne livre Marseille et Toulon, que M. de Matignon et son fils, le comte de Thorigny, n'ouvrent les portes des places de Normandie et de Bretagne, que le maréchal de Toiras n'ait su conserver des intelligences à La Rochelle et dans cette île de Ré, si glorieusement défendue par lui quelques années plus tôt[14] ; nul doute enfin que le comte 'de La Rochefoucauld, gouverneur du Poitou, ne soulève les huguenots de sa province et ne donne la main aux prétendus affidés de Toiras[15]. Le 13 juillet 1633, le Roi Catholique fait part de tant de belles espérances à sa sœur Isabelle, gouvernante des Pays-Bas, et il ajoute : La surprise de Marseille seroit de grande importance[16].

Tous ces complots qui se trament pour encercler la France tandis que les conjurés du dedans la frapperont au cœur, expliquent la réflexion sur laquelle s'ouvre le vingt-cinquième livre des Mémoires de Richelieu : Il y a longtemps que les princes se servent du nom de paix et de guerre comme d'une monnaie qu'ils emploient selon qu'il leur vient plus à propos pour l'avantage de leurs affaires et ils sont beaucoup plus justes, quand ils se font la guerre ouvertement que lorsque artificieusement ils déguisent sous un feint nom de paix leur mauvaise volonté[17]. Et le cardinal ne craint pas d'envisager la guerre ouverte : Qu'est-ce que les Espagnols ont fait autre chose, depuis le traité de Vervins, que de s'agrandir aux dépens de leurs faibles voisins et, coutume un feu toujours allumé, à qui la matière plus proche sert de passage pour arriver à celle qui est la plus éloignée et la consumer, passer de province en province et se les assujettir l'une après l'autre, selon que chacune est plus voisine de la dernière occupée ? Ils prétendent faire le même à tous les États de l'Europe et parvenir par ce moyen à la monarchie universelle, qui est la seule borne de leur devise... Y a-t-il prudence et justice qui permette d'attendre que les autres soient dévorés pour l'être les derniers ?[18]

Cette guerre ouverte, qu'il est bien obligé de prévoir, le cardinal ne la fera qu'à son heure. Il veut auparavant renouveler son traité avec la Hollande ; il veut négocier avec la Suède, qui depuis la mort de Gustave-Adolphe n'est plus une alliée aussi inquiétante ; il veut envoyer un ambassadeur en Danemark., chez les princes et principicules d'Allemagne et jusqu'en Pologne, ce boulevard de la chrétienté. Deux longues années il se prépare minutieusement.

Le premier acte de cette préparation est la promenade militaire qu'il fit en Lorraine au début de l'automne 1633.

 

 

 



[1] Archives nationales, Simancas K 1425, 1er cachet, 4e dossier.

[2] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VII, p. 356.

[3] Alors possession espagnole.

[4] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VII, p. 357-360.

[5] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VII, p. 361.

[6] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VII, p. 363.

[7] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VII, p. 370.

[8] Mémoires du Cardinal de Richelieu, t. VII, p. 414.

[9] Gabriel de Mun, Richelieu et la maison de Savoie, p. 43.

[10] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 552.

[11] Archives nationales, Simancas, K 1415-17, 1er cahier, dossier 19.

[12] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 421.

[13] Archives Nationales, Simancas, K 1423-24, 1er cahier, 8e dossier.

[14] Histoire du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 111-123.

[15] Archives nationales, Simancas K 1416-17, 1er cahier, dossier 23.

[16] Archives nationales. K 1423-24 1er cahier, 21 dossiers.

[17] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VIII, p. 1.

[18] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VIII, p. 213-214.