La figure et l'œuvre du cardinal de Richelieu ne doivent pas nous faire perdre de vue la France : c'est la France qui agit en lui, qui s'ordonne par lui, qui s'élève avec lui. Français de France, s'il en fut, Richelieu avait dans l'âme cette foi en la France, cet optimisme qu'il exprimait en une parole déjà citée : Ce peuple qui, ne se tenant jamais au bien, revient si aisément du mal. Il avait dans le sang le loyalisme à l'égard de la dynastie, ouvrière de l'unité et de la grandeur françaises. Son enfance avait connu le mal des discordes civiles ; elle en avait subi les conséquences pour ainsi dire fatales : la guerre, l'invasion, les Espagnols à Paris ! Mais elle avait vu Henri IV ressaisir le sceptre, chasser l'ennemi, restaurer le Royaume. L'adolescent, sorti d'une famille de soldats, ruche de gens de mains, s'était appliqué d'abord aux exercices de l'Académie, qui le préparaient à la carrière militaire ; niais les traditions d'une époque où tous les services se rangeaient dans une hiérarchie acceptée, avaient fait de lui un évêque. Les grands débats religieux qualifiaient, alors plus que jamais, un prélat pour se mêler aux affaires publiques. Des clercs illustres, Suger, Juvénal des Ursins, le cardinal de Tournon, le cardinal d'Amboise, le cardinal d'Ossat, avaient été les glorieux ministres des Rois. Par le Concordat, la concorde était le pivot du roulement social. Le roi de France, évêque du dehors, fils aîné de l'Église, tenait les deux glaives. Cet homme, donc, fils de gentilshommes et fils de robins, cavalier devenu évêque, se trouvait au point de rencontre des forces dont la France disposait pour se porter, d'une volonté réfléchie, vers un ordre nouveau et vers une action extérieure efficace. Il était plein d'allant et d'idées. Mais, si les idées sont promptes, l'action est lente et les accomplissements tardifs. Volonté passionnée, énergie inlassable, patience inépuisable, telles étaient les qualités nécessaires à l'homme qui aurait à reprendre la tâche laissée par le roi Henri. Tels étaient les dons de ce fils de l'ouest, né à l'ombre du château de Chinon, où Charles VII avait reçu Jeanne d'Arc. La féodalité était en perdition depuis les désastres de la Guerre de Cent ans : ce n'était pas seulement la fin, c'était la déliquescence du régime. Les intérêts particuliers s'étaient jetés sur la dépouille de la France abattue. A peine rentré à Paris, Charles VII, le Victorieux, avait abordé l'œuvre de la reconstitution de l'État avec le souci d'une victoire incomplète et le besoin de consolider l'unité nationale, sortie vivante, mais épuisée, de la lutte. Charles VII, Louis XI, Charles VIII, Louis XII, François Ier, la suite de leurs règnes fut une ère d'activité et de réparation. Une puissante poussée se produisit dans un sens unique à l'intérieur et vers l'extérieur : tout contre la dispersion et la destruction ; tout pour l'union et la concentration. François Ier avait lié, d'une main forte, les premiers résultats glanés par ses prédécesseurs, et il avait tracé, — un peu précipitamment, — un plan d'action total. Au dehors, effort simultané contre les puissances encerclant la France et faisant peser sur elle la menace de l'invasion : Angleterre, Allemagne, Espagne. Les capitulations avaient été signées avec le sultan de Constantinople pour assurer la paix méditerranéenne. Le Concordat avait été signé avec le Saint-Siège en vue de limiter le progrès de la Réforme. Au dedans le travail est le suivant : organisation de la justice royale ; réunion progressive des provinces à la Couronne ; création d'une armée permanente recrutée hors du service féodal pour le service royal ; première création d'une force navale ; explorations maritimes en vue de l'expansion sur les terres nouvellement découvertes. Le Recueil des Ordonnances de François Ier, publié en 1536 et 1545, signale, sous sa belle rubrique noire et rouge et en son caractère encore gothique, l'élan de ce beau départ. Qu'il suffise d'évoquer son ensemble, et, au point de vue de l'organisation défensive du pays, l'Ordonnance nouvelle sur les Légions, datée du 24 juillet 1534 et les Ordonnances nouvelles faites par le Roi touchant tes gens de pied par lui ordonnés et mis sus par les provinces pour la tuition et défense du Royaume. Si l'on entre dans le minutieux détail de ces articles, c'est le service militaire dû obligatoirement par les différentes parties du Royaume et organisé province par provinces, avec ses États-Majors, ses méthodes de mobilisation et d'instruction, son intendance, etc. ; en un mot une France totale décidée à se défendre[1]. Le grand Roi unificateur, initiateur de la langue française dans la justice royale, n'était pas mort que la toile tissée par lui était déchirée, mise en pièces par l'indocilité des peuples, que la discipline imposée par le pouvoir royal reconstitué, avait surpris. Telle est la misère de notre histoire : la discorde entre les sujets est endémique et elle a, pour suite fatale, la guerre étrangère. Comme conséquence des dissensions religieuses, une seconde Guerre de Cent ans éclate. Les opinions nouvelles, exploitées par des intérêts divergents, s'insurgent ; provinces et classes se ruent les unes contre les autres, ainsi s'achève le XVIe siècle ! La France sera-t-elle réduite, selon le mot d'un contemporain, à l'état de cantons suisses ? Les derniers tenants de la féodalité, les régions limitrophes de nationalité incertaine, les puissances ennemies travaillent ensemble à se partager les lambeaux qui se déchirent d'eux-mêmes. A Paris, on se massacra et c'est la Saint-Barthélemy ; dans les provinces, les Ligues brisent le groupement national à peine consolidé. De vieilles rancunes, des ambitions fatiguées, des dissentiments endormis se réveillent : nord contre midi, Ligue du Bien public, Ligue catholique ; de même que, plus tard, Lyon s'insurgera contre Paris, la Vendée contre les Jacobins, la Commune contre Versailles, et tout cela sous les yeux de l'invasion ! Acharnement des revendications particulières et des ambitions sans frein, violence des partis, le poing tendu, le poignard sur la gorge de leurs adversaires, se refusant à vivre la vie nationale sous la loi d'un gouvernement légitime. Chacun d'eux prétend régner seul ; et aucun d'eux n'y parviendra jamais ! Petits calculs s'affublant de vastes desseins. Petits États contre l'État. Après la mort de Henri IV, le désordre et les abandons de la régence d'une étrangère appellent un homme. Il est né : c'est Richelieu. Un grand devoir s'est imposé à son esprit comme à l'esprit de la nouvelle génération : restaurer l'autorité, la discipline et l'ordre. Il n'a rien inventé : ses aspirations sont celles de tous les « bons François » ; elles suscitent les dévouements et les courages. Vigueur et mesure, activité et prudence, fermeté et souplesse, ces qualités sont celles des Villeroy et des Sully, du Père Richeome et de Duplessis-Mornay, de Montaigne et de Bodin, du président Jeannin et du cardinal d'Ossat. Le sage Malherbe oriente les lettres françaises ; Descartes donne au bon sens l'ampleur de la méthode et de la raison ; François de Sales conseille de lutter contre l'immodération modérément. Tous sont de cette trempe. Un homme digne de ce temps ne pouvait ni penser ni agir autrement. Richelieu était le chef de l'équipe : tel était son destin. Le drame de sa vie s'accomplira en deux actes : la préparation, l'exécution. Quant au dénouement, il ne le verra pas. Chose extraordinaire, il agit partout avec la même intelligence, la même suite, le même savoir-faire, la même mesure. Adroit comme Henri IV, Sn comme Mazarin, fier comme Louis XIV, il est l'héritier d'un grand passé et l'annonciateur du Grand Siècle. Auprès du roi Louis XIII, il est le plus sage des ministres et le plus souple des favoris. Il sait se faire aimer de ce prince qui aima si peu. A cette famille royale, divisée comme elle le' fut toujours, il impose la volonté du chef ; à la Reine mère, à qui il devait son propre essor, il inflige la plus pénible des ruptures, celle qui peut le faire accuser d'ingratitude. La réaction féodale est toujours redoutable, il la brise ; les frondes et les ligues se soulèvent, il les dompte. A un peuple appauvri, il arrache des sommes immenses, mais il le laissera, cependant, plus riche qu'il ne l'a reçu. Sur les provinces disloquées, il promène une administration nomade, mais qui sait se faire obéir. Il abat la rébellion en s'appuyant sur une opinion qui l'admire mais ne l'aime pas, — le plus grand et le plus impopulaire des hommes d'État. Il réprime les soulèvements et les violences criminelles ; mais ses exécutions ne procèdent jamais par masses ni au mépris de toutes formes judiciaires. Il crée une armée ; il crée une marine ; il répand le prestige du nom et du langage français. Sur les terres lointaines, l'avenir recueillera, un jour, la moisson qu'il a semée. Toujours et partout l'homme de l'heure et l'homme de l'acte. Suivant les affaires avec assiduité et ténacité, approfondissant les dossiers, annotant, compulsant, corrigeant, écoutant, décidant, édictant. Orateur dans les assemblées, persuasif dans les conseils, exigeant dans l'exécution des ordres. Cavalier dans des campagnes épuisantes ; ingénieur à La Rochelle ; ami des lettres ; poète à ses heures ; dramaturge au Palais-Cardinal ; bâtisseur à Paris et à Richelieu ; trouvant, on ne sait à quelles heures, le temps de brosser la fresque immense de ses Mémoires ; fondateur de l'Académie française, parce qu'il aime, pour la netteté de l'action, la pureté de l'expression ; excellent controversiste ; réformateur des Ordres ; soutien de l'idéalisme Chrétien et Français ; réussissant partout ; soumettant La Rochelle ; victorieux après sa mort, à Rocroi. Ordonné, plein de sens et plein d'autorité, s'imposant à lui-même des limites, ne débordant nulle part sa mission, il a su entraîner la France pour l'épreuve décisive, dans son corps et dans son âme. Il a fondé l'unité, élargi les justes frontières, sans se laisser entraîner par l'esprit de conquête ; il a garanti, pour deux siècles, les libertés européennes. Sa politique intérieure fut fonction de ses tâches extérieures. Il a deviné, pressenti, mesuré, préparé. François Ier et Henri IV revivent en lui avec plus de netteté et un dessin plus ferme. L'œuvre de cet homme vraiment maitre, c'est l'unité, l'indépendance, la sécurité ; ses moyens sont la prévision, la réflexion, la ténacité. Portant avec aisance le poids du plus dur labeur et les coups de la polémique la plus cruelle, il meurt sans avoir connu la joie de l'œuvre accomplie et sa mémoire a dû attendre longtemps le jugement loyal de la postérité et cette renommée seul bien, disait-il, propre à payer les grandes âmes. Line si longue attente pressentie n'avait pas altéré dans la mort le calme de cette tète aux traits fins, que les révolutions avaient arrachée de la tombe où celui qui écrit ces lignes l'a replacée. FIN DU QUATRIÈME TOME |
[1] Voir Ordonnances du très
Chrétien Roy de France François, premier de ce nom, etc., en deux parties
1632 et 1545, in.-4° à Lyon, par Denys de Harsy, f° 108 et suivants. Il est bon
d'avoir, en même temps, sons les yeux, pour relever le progrès des Idées
d'unification, l'ouvrage : S'ensuivent les Constitutions et Ordonnances
faites et estampillées pour le bien et utilité des régnicoles de France par les
amateurs de justice, les rois Charles septième, Louis onzième, Charles
huitième, Louis douzième et François, premier du nom, à présent régnant. Paris,
chez Gilles Davrigny, 29 avril 1527. Nous citons ici cet ouvrage d'après
l'exemplaire ayant appartenu à Etienne de La Boétie, auteur de La Servitude
volontaire et ami de Montaigne, le titre porte la signature du possesseur
avec la devise, tellement représentative du sentiment français : REX ET LEX.