Richelieu soucieux d'assurer la prospérité de la France. Les historiens ont, en général, tenu peu de compte de l'activité du cardinal en ce qui concernait les affaires économiques et le développement du commerce tant intérieur qu'extérieur. Entre Sully et Colbert on ne lui accorde, à ce point de vue, qu'un rang secondaire. En fait, Richelieu s'appliqua avec une vigilance remarquable à cette partie de l'art du gouvernement. Il savait que, si le premier devoir de l'homme d'État est de porter les peuples à un ordre supérieur de civilisation et de moralité, un autre devoir est aussi de veiller à leur bien-être et de les conduire, dans la mesure du possible, à cet état tant célébré par l'histoire, la prospérité. Aussi le voit-on, même aux heures les plus surchargées de
son labeur politique, tendre son intelligence et sa volonté vers les
problèmes intéressant la richesse publique. Dans sa manière brève et à
l'emporte-pièce, il écrit : Les États s'agrandissent par la guerre et s'enrichissent dans la
paix par le commerce. Ces mots frappés en médaille ne sont-ils pas l'une
et l'autre face de l'œuvre gouvernementale[1] ? Quand Richelieu
se fit attribuer, par une haute décision royale, la fonction, créée pour lui,
de Surintendant
général de la Navigation, il ne manqua pas d'adjoindre à ce titre les
mots : et du
Commerce. Dans son Testament politique, où sa pensée suprême est
exposée, il traite avec un soin minutieux du Commerce en même temps que de la Puissance sur la
mer. Il signale les facultés et les spécialités commerciales que la
nature a libéralement dispensées à la France : Il n'y a pas en Europe, écrit-il, d'État plus propre
à construire des vaisseaux que ce Royaume abondant en chanvres, toiles,
cordages et en ouvriers, que nos voisins nous débauchent d'ordinaire, faute
de leur donner occupation on cet État. Les rivières de Loire et de Garonne
ont des lieux si commodes aux ateliers destinés à cette fin, qu'il semble que
la nature l'ait eue devant les yeux en les formant. Si Votre Majesté trouve
bon d'accorder au trafic quelque prérogative qui donne rang aux marchands, au
lieu que vos sujets le tirent souvent de divers offices qui ne sont bons qu'à
entretenir leur oisiveté et flatter leurs femmes[2], elle le
rétablira, jusque à un tel point que le public et le particulier en tireront
grand avantage. Enfin, si outre ses grâces, on a un soin particulier de tenir
les mers de ce Royaume nettes de corsaires, ce qui se peut faire aisément, la
France ajoutera dans peu de temps à son abondance naturelle ce que le
commerce apporte aux pays les plus fertiles[3]. Comment pourrait-on supposer la méconnaissance de ces problèmes chez le petit-fils de l'amiral Guyon Le Roy, chez le petit-fils du bourgeois La Porto, chez cet homme de l'ouest, mis en éveil dès l'enfance sur l'importance de Bordeaux et de La Rochelle, sur l'entreprise des pêcheries de Terre-Neuve, sur l'activité industrielle de Tours, cette métropole qui, comme il le constate lui-même, fabrique maintenant des pannes si belles qu'on les envoie en Espagne, en Italie et autres pays étrangers, dont les taffetas ont un si grand débit qu'il n'est pas besoin d'en chercher ailleurs, dont les velours rouges, violets et tannés sont aussi beaux que ceux que l'on fait à Gênes, qui produit des serges de soie, de là moire aussi belle qu'en Angleterre et les meilleures toiles d'or plus belles et à meilleur marché qu'en Italie[4]. Comment supposer que cet enfant sérieux, grave, instruit par une mère vigilante et appauvrie, n'a pas entendu ce qui se disait autour de lui au sujet de ce qui est, pour la plupart des hommes, l'essentiel de la vie ? Déjà dans la société à laquelle il appartient, s'étaient répandus les ouvrages qui exposaient les premières notions de l'économie politique et les moyens de relever la France do l'appauvrissement général, suite des guerres de la Ligue. Malestroit, Bodin, de Serres, Laffemas, Montchrétien étaient écoutés et suivis. Et, d'une voix unanime, l'opinion exaltait les efforts faits par ce grand Roi, Henri IV, pour rendre à la France la richesse, en même temps que la paix publique et l'ordre[5]. Premières vues du cardinal sur l'expansion économique de la France. Le coup de fouet qui devait susciter l'attention, l'inquiétude, et, en quelque sorte, l'envie du cardinal fut, à n'en pas douter, le développement prodigieux des nations rivales de la France depuis que les découvertes du XVIe siècle les avaient projetées au premier rang dans les grandes concurrences internationales. Le Portugal, l'Espagne, la Hollande, l'Angleterre puisaient des richesses fabuleuses dans ces Indes à peine connues. Par un trafic indéfiniment accru, ces pays avaient conquis, dans les grandes affaires, une autorité dangereuse, ne fût-ce que par l'élan donné à leurs ambitions. Nous voyons Richelieu, dès qu'il est au pouvoir, se préoccuper de ces accroissements redoutables. Il étudie le commerce des Indes, recueille tout ce qui concerne les voyages annuels des galions espagnols, cherche, vers les Antilles, l'antichambre (c'est son mot) des mines du Pérou, mesure la force économique de la France comparée à celle de l'Angleterre. Avant même que l'Angleterre intervienne à La Rochelle, il écrit sur ses carnets secrets : Les Anglois menacent la France, mais, quand elle se voudroit perdre, ils ne seroient pas capables de la gagner, n'ayant ni hommes pour faire une entreprise, ni argent pour la soutenir, ni conduite, ni fermeté pour faire succéder un dessein. L'Angleterre ne sauroit se passer de la France, à cause des vins, huiles et sels ; et la France ne tire d'eux que des draps, de l'étain et du fer, dont on se peut bien passer si on veut. Si le Roi est fort sur la mer, il n'a que faire des Anglois[6]. Échec de l'Édit du Morbihan. Richelieu n'attend pas quo les grandes affaires extérieures aient jeté sur lui le filet de leurs complications. Au moment précis où il vient de régler si brutalement, à Nantes, le sort do Chalais, ce réalisateur propose à la province de Bretagne, en don de joyeux avènement, d'établir au havre du Morbihan le centre de la nouvelle activité commerciale qu'il entrevoit pour la France. Laissons-le exposer les grandes lignes du projet dont les mesquines oppositions provinciales firent une amère déception. Dans un lit de justice tenu par le Roi, on demandait au Parlement de Bretagne de vérifier l'Édit de Morbihan[7] : C'étoit, dit le cardinal, une mesure que toute la France recherchoit, que tous les étrangers craignoient et dont l'exécution seule étoit capable de remettre le Royaume en sa première splendeur. Il s'agissait de l'établissement d'une compagnie de cent associés pour le commerce de toutes sortes de marchandises tant par mer que par terre en Ponant, Levant, et voyages de long cours, pour lesquels ils faisaient fonds de seize cent mille livres, avec la moitié des profits de ladite somme pour l'augmenter continuellement. Ils devaient faire le siège de leur compagnie à Morbihan, qui est un des plus beaux ports du monde, où le Roi leur permettait de bâtir une ville avec beaucoup de privilèges, dont le principal étoit que l'appel des jugements ressortirait au Conseil du Roi, non au Parlement..... Le bruit de cet établissement alarmait déjà les Anglais et les Hollandais qui craignoient que le Roi, par ce moyen, se rendit bientôt maitre de la mer : l'Espagne n'avoit pas moindre peur pour ses Indes...[8] Qu'arriva-t-il de cette proposition dont Richelieu se montrait si glorieux ? Reprenons la suite de son récit : L'Église et la noblesse, qui n'ont point d'intérêt que celui du public et la grandeur de l'État, trouvèrent cet édit si avantageux que, non seulement ils le reçurent, mais députèrent vers le Roi pour lui rendre grâces. Le Parlement en fut si offensé (naturellement, puisque l'on passait outre à son privilège de juridiction), qu'il témoigna aux deux ordres que dorénavant il ne leur enverrait plus demander leur avis, puisqu'ils s'étaient avancés jusque là que de l'avoir approuvé et envoyé en remercier le Roi. Et les parlementaires ne voulurent jamais vérifier l'édit, empêchant seuls un si grand bien, ajoutent les Mémoires, non sans une juste sévérité, pour le dommage qu'il leur semblait recevoir de la distraction des causes de cette compagnie qui leur eussent apporté de grands profits[9]. Ce fut une des premières et grandes désillusions de Richelieu et qui lui apprit, que, s'il s'agit d'affaires, fussent-elles soit judiciaires soit commerciales, le pouvoir ne se rend pas si facilement maitre des intérêts particuliers, surtout quand ils se sont groupés en collectivités ; spécialisées. Le secret du commerce et les difficiles interventions de l'État. Le commerce a son secret : c'est ce qui rend souvent inefficace, parfois imprudente et mortelle, l'ingérence de l'État, fût-elle des mieux intentionnées. Cela tient à la méconnaissance presque inévitable des situations exactes et du jeu caché de la production et de la répartition des richesses chez les hommes qui ont la charge des intérêts publics. L'homme d'affaires se garde bien de dévoiler ses procédés à l'homme public, de lui faire connaître ses moyens d'approvisionnement, son champ d'expansion, sa clientèle, ses artifices de vente, ses profits et surtout ses pertes. Sa face est toujours sereine sur le devant de sa boutique ; ses calculs sont intimes, portes closes. Les statistiques sont faussées par le nuage intéressé qui les enveloppe. Se découvrir serait périr. Nulle inquisition ne pénètre l'ombre du comptoir. Et c'est pourquoi les doctrines et les mesures d'État sont le plus souvent mal combinées, déjouées finalement par les faits et les résultats. Richelieu n'était nullement ignorant do ces dessous et de ces difficultés. Dans ses papiers conservés aux Archives des Affaires étrangères, on trouve des notes et des mémoires relatifs aux questions commerciales, en particulier un recueil daté de 1628[10], qui montrent avec quelle application il s'efforçait d'y voir clair. Les projets de Richelieu devant l'Assemblée des notables et dans le Code Michau. Devant l'assemblée des notables, en décembre 1626-février 1627, le ministre exposa le résultat de ses réflexions, réclama la création d'une marine, affirma des idées, que nous appellerions protectionnistes, en vue de défendre la production intérieure. Dans la déclaration du 24 février 1627, qui prononça la clôture de l'assemblée, il annonçait des mesures prochaines en ce qui concernait le développement de la richesse publique. Il y était dit que le Roi voulait rétablir le commerce, renouveler et amplifier ses privilèges, faire en sorte que la condition du trafic fût tenue en l'honneur qui lui appartenoit et rendue considérable entre ses sujets, afin que chacun y demeurat volontiers, sans porter envie aux autres conditions, enfin diminuer les charges du pauvre peuple. Des mesures législatives mûrement étudiées furent promulguées, en effet, dans le Code Michau, rédigé, comme nous l'avons démontré, sous l'inspiration du cardinal. La restauration économique entreprise par Henri 1V est poursuivie par un véritable code du commerce : règlements sur la production des tissus de soie, de laine et de coton, mesures de prohibition frappant les produits fabriqués, en particulier les draps anglais, autorisant l'exportation des blés et des vins, apportant des encouragements et aides aux compagnies. Un article du Code reconnaît aux gentilshommes français, comme elle existe pour les Anglais et Italiens, la faculté de se livrer au commerce sans déroger. Si cette décision eût déterminé un mouvement dans le corps de la Noblesse française, elle Petit tiré à la fois de la misère et de la dépendance de la Cour, ôtant peut-être à ses membres quelque panache, mais leur rendant une utilité nationale, même en temps de paix, qui eût ménagé les transitions entre le régime féodal fondé sur la propriété terrienne et l'organisation économique et sociale des temps modernes : Les prescriptions du Code Michau ne furent pas appliquées, nous l'avons dit ; elles prouvent du moins, avec quel sens de l'avenir elles étaient conçues. Peut-être aussi l'esprit avisé de Richelieu se rendit-il compte, à l'user, des inconvénients qui pouvaient résulter de trop fréquentes interventions de l'État dans les affaires des particuliers. Sa politique autoritaire ménageait avec soin la valeur individuelle, comme on le remarque dans ses rapports avec les hommes d'initiative, avec l'opinion, avec le public lui-même, pourvu que les particularismes ne se missent pas en travers de son programme d'unité et de discipline nationale. Règlements intérieurs pour faciliter le Commerce. Conformément à ces vues d'unification, il poursuit l'abolition ou la réglementation des douanes intérieures, des péages, des droits seigneuriaux ou particuliers. Il embrasse dans un projet d'ensemble l'aménagement des canaux, des rivières, des ports, des routes : les travaux du canal de Briare, abandonnés, sont repris en 1639 et achevés en 1641. La canalisation de l'Ourcq entre Lizy et La Ferté-Milon est commencée et elle n'est suspendue que par la faillite de la compagnie concessionnaire ; en juin 1633, une ordonnance royale réorganise complètement le service des ponts et chaussées. Les intendants prennent en mains la construction et la réfection des voies de communication, et, quoique les routes fussent encore loin d'être aussi bien entretenues qu'elles le devinrent au XVIIIe siècle, elles passaient, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, pour les meilleures et les plus sûres de l'Europe[11]. Ce que Richelieu fit pour l'organisation des postes est particulièrement digne de mémoire. Chef qui savait choisir ses collaborateurs, de même qu'il écoutait les frères Razilly pour la marine, de même qu'il s'était adjoint Sublet de Noyers pour l'administration de la guerre, de même il avait auprès de lui un conseiller de choix qui semblait créé pour cette grande œuvre royale, l'établissement des postes. Il s'agit de son compatriote, Pierre d'Alméras, seigneur de Saint-Remy, général des postes et relais, occupant ces fonctions depuis 1615. Sous cette double impulsion, les mesures législatives et administratives se multiplient : édit de 1627 ; ordre donné en 1629 aux gouverneurs des provinces de ne correspondre avec Paris que par des courriers royaux ; édit de 1630 divisant la France en vingt circonscriptions postales. Ces mesures ne furent appliquées, il est vrai, qu'assez lentement, mais, en fait, le Royaume se trouvait desservi, à la mort de Richelieu, tout au moins les grandes villes, soit par voie de terre, soit par coches d'eau[12]. Pour ce qui concerne spécialement la haute industrie, Richelieu s'assure le concours vigilant et expérimenté de Sublet de Noyers, nommé ordonnateur général des bâtiments et manufactures du Roi. C'est à leur commune initiative qu'est due la création de la manufacture de tapis de La Savonnerie, le développement de la fabrication des soieries à Lyon, la fondation de l'Imprimerie royale à Paris en 1640. Dès le début de son ministère, Richelieu a fait venir de Hollande des affineurs de sucre et a jeté dans le nord de la France les premières bases de l'industrie sucrière[13]. Collectionneur inlassable, le cardinal achètera en Italie, en Hollande, par son factotum Lopez, des tapisseries, dés tapis, des meubles, des tableaux, des diamants, des objets d'art de toute sorte, qui contribueront à créer, sous son influence, ce style Louis XIII évoluant vers le goût du Grand Siècle. On fera à Blois les premières pendules portatives, les religieuses, coffre noir, émail bleu. On assouplira les vieilles ébénisteries pour faire fleurir aux moulures et aux angles le cuivre et l'or. Le luxe s'épanouira et il sera dû à la puissante volonté qui assure la confiance par l'ordre[14]. Il faudrait multiplier à l'infini des exposés, malheureusement trop sommaires, pour présenter à l'histoire l'ampleur de ce mouvement du commerce qui permit la splendeur de la deuxième partie du siècle ; il se développe d'abord à l'intérieur, puis avec les pays voisins et s'étend enfin sur la planète entière. Richelieu suit ce progrès d'un œil attentif ; il l'encourage ; il l'excite par des mesures opportunes. En 1636, M. de La Gomberdière rédige pour lui son Projet de règlement général sur les marchandises, adressé au Roi, et atteste ainsi que le mouvement a gagné l'opinion[15]. Les relations commerciales avec les pays voisins de la France. La politique commerciale de Richelieu au dehors se trouve subordonnée tout naturellement à la marche générale de sa politique étrangère. Voyons ce qu'elle fut avec les pays voisins de la France ; d'abord avec l'Angleterre. Les rapports avec l'Angleterre. Nous avons dit plus haut le résultat des premières enquêtes de Richelieu sur la nature des relations commerciales avec la puissance voisine, sœur de civilisation et compagne de route de la France. Son opinion était que les Iles Britanniques, pour leur subsistance, ne pouvaient se passer de la France. D'une façon générale, sa politique ménageait l'Angleterre, mais tout en prenant garde de ne pas se subordonner à elle. Quand le parti protestant eut rompu avec le gouvernement royal, l'Angleterre se jeta dans l'aventure rocheloise, poussée par des sympathies et des calculs mal combinés. La fortune de Richelieu l'emporta sur celle de Buckingham et la paix de 1629 consacra ce succès en rejetant l'Angleterre dans son Ife, en refrénant sa politique d'intervention et en ressaisissant, pour la France, les colonies d'Amérique : Canada, Acadie, qui lui avaient été prises par l'Angleterre au cours des hostilités. On voit, dans les papiers de Richelieu, que la question du commerce avec ce pays le préoccupa immédiatement[16]. Il envoya, en qualité d'ambassadeur auprès du roi Charles Ier, le futur garde des Sceaux, Châteauneuf, qui jouissait alors de toute sa confiance. Les Mémoires de Richelieu s'expliquent sur les dessous de cette mission : Le sieur de Châteauneuf demanda aux commissaires qui furent nommés par le Roi pour traiter avec lui, qu'on renouvelât les anciennes alliances entre les deux Couronnes et qu'on les gardât inviolablement avec ouverture de commerce sûr et libre[17]. Cependant, dit M. Wolowski dans l'étude qu'il a faite de ces négociations difficiles, la jalousie de Charles Ier ne supportait qu'avec une amère impatience l'extension de notre puissance navale. C'est alors qu'il évoqua le souvenir d'Élisabeth pour demander que la France, satisfaite de la haute place qu'elle s'était faite sur terre, n'étendit point sur mer ses idées de domination[18]. Châteauneuf, ajoutent les Mémoires, n'eut pas de peine à lui répondre que la grandeur du Roi ne lui donneroit jamais de jalousie ; que ses armes seroient toujours pour son assistance et défense contre ses ennemis, mais qu'il ne croyoit pas qu'il y eût prince au monde qui dût raisonnablement et qui pût l'empêcher de se fortifier dedans ses États, soit par mer soit par terre, comme bon lui sembleroit[19]. Richelieu se montre extrêmement irrité, dans ses Mémoires, de cette attitude de l'Angleterre, étant assez ordinaire à cette nation, dit-il, qui est hardie à nier la vérité sans honte, qui voit la raison et a peine à s'y laisser conduire, qui est impuissante au bien et au mal et brûle d'envie et de jalousie contre la France, avec laquelle elle avoit fait la paix par impuissance de pouvoir faire la guerre, non par amitié ni considération de bien particulier ou public[20]. Cette humeur venait sans doute du besoin qu'avait le cardinal du concours de l'Angleterre dans les grandes affaires européennes. Il ne cache pas sa déception. Le dessein secret, avoue-t-il, mais principal, de l'envoi de Châteauneuf, étoit de convenir d'un moyen puissant pour s'opposer à l'ambition de la Maison d'Autriche, conserver la liberté de l'Allemagne et rétablir le Palatin. Bien qu'il fût le plus important, il ne fut pas néanmoins pris par eux en beaucoup de considération. Éternel embarras de la politique française, qui, entre
l'Angleterre et l'Allemagne, est obligée d'avoir toujours l'œil sur l'un et
sur l'autre de ces puissants voisins, contrainte qu'elle est de plaider
toujours la cause des libertés européennes, tandis que les maîtres de la
politique anglaise, à l'abri dans la sécurité insulaire, la prennent si
mollement et si tardivement en considération. Tout l'art de la politique française
dans cette difficulté est de choisir, non pas d'être choisie. Il faut qu'elle
soit forte pour être recherchée et modérée pour ne pas se laisser entrainer. Le traité de commerce fut conclu finalement à Saint-Germain-en-Laye ; le négociateur pour l'Angleterre était Issac Walke, dont les instructions semblaient tendre à inaugurer entre les deux puissances une phase d'entente cordiale, les deux pays étant résolus à restaurer le trafic et sa liberté et à cultiver sincèrement et équitablement la certitude d'une ferme amitié. Le texte du traité ouvrait, en effet, une ère nouvelle de facilités commerciales et il assurait l'affermissement d'une bonne et solide paix entre les deux Couronnes[21]. Le cardinal, prévoyant la guerre qui allait engager la France contre l'Espagne-Autriche et recherchant l'alliance des pays protestants, la Hollande, la Suède, etc. eût désiré conclure un traité de ligue offensive et défensive avec l'Angleterre[22]. Mais, dès 1634, la Révolution avait éclaté en Angleterre. Charles Ier perdait son trône et la vie. Richelieu était déçu d'un grand espoir et libéré peut-être d'un grand souci. Relations avec la Hollande et les pays du nord. Les relations avec la Hollande sont devenues des plus
étroites depuis le traité d'alliance et le renouvellement des subsides. En ce
qui concerne spécialement le commerce, ces rapports sont régis par le traité
signé lé 31 octobre 1596 entre Henri IV et la République. Il y est stipulé que les habitants
de l'un et l'autre État pourront librement fréquenter, vendre et acheter,
échanger et transporter dans les provinces, villes et places de l'un et
l'autre toutes sortes de marchandises, sans que les uns ni les autres soient
obligés de payer pour les marchandises et denrées, d'autres et de plus grands droits ou péages que les habitants naturels des provinces,
villes et places où le trafic et le commerce se fera, paient. Cette
pleine et réciproque liberté du commerce fut confirmée par les traités qui
furent faits successivement avec la France en 1608, 1609, 1624, 1630, 1635,
1636, 1643, 1644 et 1647[23]. Mais, chose
frappante, c'est le développement de la marine française qui donne lieu à
d'incessantes difficultés. Charnacé en est accablé. Lopez l'aide à les
régler, non sans l'agacer parfois. Les déboires alternent avec les facilités. De son côté, Richelieu cherche à étendre son champ d'action vers le nord, vers des pays plus pauvres et, par conséquent, plus maniables[24]. En vue de développer la construction de la flotte et le besoin de la navigation française, il confie à d'Avaux, envoyé comme ambassadeur extraordinaire en Allemagne, le soin de traiter avec le Danois Salvius de l'acquisition de plusieurs navires à la condition qu'ils soient de meilleur marché qu'en Hollande et qu'on les paye après la paix[25]. Les relations commerciales avec le Levant et les pays méditerranéens. Le commerce de la France dans la Méditerranée et les pays du Levant avait pris un magnifique essor à la suite des Croisades. Marseille s'était organisée en puissance coloniale autonome et l'esprit d'entreprise de ses commerçants avait su recourir à des procédés d'armement et d'expansion pour ainsi dire tout modernes[26]. Elle soutenait avec succès la lutte contre l'activité non moins intense des républiques commerçantes italiennes. Après la réunion de Marseille à la France (1481), Louis XI et ses successeurs avaient énergiquement soutenu cette fructueuse activité qui rayonnait sur le Royaume tout entier. Mais, après les guerres d'Italie, les guerres de Religion avaient brisé cet élan[27]. C'est seulement sous le règne de Henri IV que le commerce marseillais revint en quelque sorte à la vie. La découverte du cap de Bonne-Espérance et de l'Amérique fut une nouvelle cause d'arrêt, du moins momentané, dans les affaires méditerranéennes. On vit alors, après une période d'hésitation, se poser une sorte de dilemme : l'avenir était-il dans la défense pied à pied d'une politique commerciale repliée sur les anciennes pratiques, ou bien n'était-il pas préférable de se lancer, comme l'Espagne, le Portugal, la Hollande, dans le rêve doré des découvertes récentes ? La solution du problème dépendait du dénouement de la lutte engagée avec la monarchie espagnole. Parmi ces péripéties, l'histoire du commerce méditerranéen dépend étroitement du succès de la politique générale suivie par Richelieu soit en Europe, soit sur les mers et les terres lointaines. C'est donc dans le chapitre suivant et dans le volume final que l'évolution de ces problèmes se trouvera exposée[28]. Les relations commerciales avec l'Espagne, même pendant la guerre. La guerre éclate. Quels seront les rapports commerciaux avec l'Espagne, avec les pays qu'elle tient sous son autorité ou sous son influence ? On peut croire qu'ils sont rompus. Mais nous nous trouvons bientôt en présence d'une de ces habiletés, d'un -de ces tours de main du commerce, faits pour surprendre aussi bien les statisticiens que les historiens. L'auteur d'une étude approfondie sur ce sujet, M. Albert Girard, a pu affirmer l'accroissement extraordinaire du commerce français en Espagne à partir de 1635, c'est-à-dire après la déclaration de guerre[29]. De telle sorte que les Espagnols en étaient à se plaindre que le Roi Très-Chrétien se servoit des gros profits retirés par la France du commerce d'Espagne pour entretenir les hostilités. Le commerce françois, ajoute le document contemporain cité, prospère malgré la guerre et à son estimation, il rapporteroit à la France quinze millions en or et en argent. Bien avant que la guerre fût déclarée, le, bruit s'était répandu en Espagne qu'elle était prochaine, que le commerce serait arrêté et les biens des Français confisqués. Un habile diplomate, Peny, secrétaire du Roi, prévint à temps ses compatriotes. Ceux-ci, grâce à des intermédiaires, surtout juifs, purent faire passer en France une grande partie de leurs stocks et même de leurs biens.. D'autre part, au lendemain de la signature du traité de Compiègne, qui nous engageait dans la guerre aux côtés de la Suède, une ordonnance de Louis XIII interdit le commerce avec l'Espagne et fit saisir les biens des sujets espagnols en France ; une lettre de Richelieu, Grand maître de la Navigation et du Commerce, défendit à tout sujet français de trafiquer avec l'Espagne et à tout marin d'aller à la mer sinon armé en guerre [30]. Les mêmes mesures étaient prises en Espagne au même moment contre la France. Il semblait que, dans ces conditions, toutes relations commerciales dussent être rompues. Il en fut autrement. La rigueur des interdictions ne fit qu'exciter l'imagination des transgresseurs. On procéda de diverses manières : les uns s'ingénièrent à obtenir des licences ; les autres à se faire inscrire sur certaines listes de privilégiés ; d'autres usèrent d'intermédiaires appartenant à des puissances neutres. La fraude, la contrebande, la concussion, tous les moyens furent mis en jeu. Le savoir-faire n'est-il pas la plus légitime dos facultés commerciales ? Ce fut Louis XIII qui commença à entrouvrir la porte. Une démarche des marchands de la ville de Paris lui exposa combien était nuisible la suppression de la correspondance avec l'Espagne. Le Roi ne s'entêta point : il déclara que son intention avait été d'interdire la correspondance aux Espagnols, mais pas du tout aux Français : Nous ayant été représenté que cette liberté est nécessaire pour la commodité de plusieurs marchands particuliers de nos sujets, nous voulons et entendons qu'elle soit continuée à l'avenir... Les raisons de la conduite du Roi apparaissent très clairement : il ne veut pas que la guerre prive ses sujets des rentrées d'or et d'argent que leur procure le commerce, quoique interdit avec l’Espagne[31]. Le Roi Catholique ne fut pas en reste de bons procédés : Pour d'autres raisons, il atténua à son tour son intransigeance. L'Espagne avait un besoin extrême d'articles de commerce provenant de France, les toiles, les blés, les cordages, les matériaux utiles à la marine, et l'on vendit aux Français des licences qui leur permettaient d'importer certaines matières et agrès, qui devaient se retrouver, hélas ! sur les flottes ennemies de la France. Il faut lire le détail dans l'ouvrage où est exposée cette savante manœuvre destinée à berner les prescriptions officielles. Une ruse dernière pour finir. Le fisc royal espagnol avait trouvé un procédé pour doubler à la fois les droits et les amendes. Si quelque marchand, ayant ou non licence, introduisait un article français, on avait aposté des dénonciateurs et aussitôt le fisc se l'appropriait : Le temps et l'adresse, dit un voyageur contemporain, ont remédié à ce mal. Un présent de quelque chapeau de castor ou de quelque marchandise estimée les met sous la protection de quelque grand, qui feroit mal passer le temps à ces témoins. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. |
[1] Voir Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. VII, p. 586.
[2] Richelieu tenait à cette idée,
car on en trouve une première rédaction dans une de ses lettres : Supprimer force offices et donner prix au trac et rang aux
marchands. Lettres de Richelieu, t. III, p. 179. Le rapprochement
de ces deux phrases est une preuve, parmi tant d'autres, de l'authenticité du Testament
politique.
[3] Testament politique,
chapitre IX, section 6e édition Elzévir, 2e partie, p. 374.
[4] Testament politique,
chapitre IX, section 6e édition Elzévir, 2e partie, p. 374.
[5] Voir l'important ouvrage de N.
Fagniez, L'Economie sociale de la France sous Henri IV, 1897, in-8° et
le tableau qu'il présente de l'effort fait par ce prince, pour relever
l'activité, non seulement agricole, mais industrielle et commerciale de la
France par la réglementation des maîtrises, l'introduction de la soie, la
fondation des Gobelins, l'organisation des douanes, le développement de la
poste, des moyens de transports, etc. M. Fagniez reconnaît que les échecs sont
dus le plus souvent à l'incompréhension mutuelle du gouvernement et des
activités nationales ; mais le tout aboutissant cependant à un certain
relèvement du pays et à un premier équilibre où se dessine une prospérité
croissante, dont une preuve déjà frappe les étrangers, l'activité des centres
urbains et, au premier rang, de Paris : Paris !
écrivent les ambassadeurs vénitiens Gussoni et Nasi en 1610 : Ô Paris ! que le feu roi Henri le Grand a orné de tant de
grands et magnifiques bâtiments que, d'un désert que tu étais, il a fait la
plus riche, la plus populeuse, la plus auguste et la plus célèbre ville de
l'Univers ! Dans Barozzi et Berchet, cité par G. Fagniez, p. 162.
[6] Maximes d'État, n° CLII, p. 795. Celle appréciation
sur la force réelle de l'Angleterre et sur le besoin qu'a cette puissance de
commercer avec la France ne fait que fortifier Richelieu dans la pensée d'avoir
avec ce pays un régime commercial bien défini. C'est ce qu'il rappelait avec
insistance, en 1629, à son ambassadeur à Londres, Châteauneuf il se plaignait
que les Anglais ne consentissent pas à établir un régime durable pour
consolider les relations avantageuses agir deux parties. Voir Lettres de Richelieu,
t. III, p. 478.
[7] Cf. la note d'Avenel, t. VII,
p. 586, où l'affaire est exposée d'après le texte de l'édit ou plutôt des
édits, car il y en eut deux, datés de juillet et août 1626. Dugast-Matifeux les
a publiés d'après le testé conservé aux Archives de Nantes.
[8] Mémoires de Richelieu,
t. VI, p. 146 et suivantes.
[9] Mémoires de Richelieu,
t. VI, p. 141.
[10] Voir l'analyse dans Lettres
de Richelieu, t. III, p. 172.
[11] Voir Pigeonneau, Histoire
du Commerce de la France, t. II, p. 394 ; et J. M. Vignon, Études
historiques sur l'administration des voies publiques en France aux XVIe et
XVIIe siècles, 3 vol. in-8°, 1861.
[12] Pigeonneau, op. cit.,
p. 400 ; et surtout : Le traité de la Police de Delaware, t. IV, p. 380
et suivantes.
[13] Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. I, p. 348.
[14] L'influence de Richelieu dans
l'architecture, l'art des jardins, l'art décoratif, la peinture, la sculpture,
sera l'objet d'une étude spéciale.
[15] Publié avec des notes
abondantes et précieuses par Éd. Fournier dans Variétés historiques et
littéraires, t. III, p. 109.
[16] Voir, aux Archives des
Affaires étrangères, Angleterre, années 1629-1630, les notes et mémoires
qui ont préparé la mission de Châteauneuf.
[17] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 247.
[18] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. X, p. 257.
[19] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. X, p. 257.
[20] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. X, p. 260.
[21] Voir le texte du traité dans
Domont, t. VII, p. 31-33 ; et voir, aux Archives des Affaires étrangères, les
détails de la négociation. Angleterre, 1632. Voir, enfin, pour
l'ensemble de la négociation. Wolowski : Les Anciens traités de commerce de
la France avec l'Angleterre dans Recueil de l'Académie des Sciences
morales et politiques, t. LVIII, p. 217 et suivantes et t. LIX, p. 183 et
suivantes.
[22] Voir note à l'ambassadeur
Sennecterre, aux Affaires étrangères, même volume.
[23] Voir, ci-dessus, chapitre de
la marine.
[24] Voir La richesse de la
Hollande. A Londres, aux dépens de la Compagnie, 1778, t. Ier, p. 166.
[25] Voir La richesse de la
Hollande. A Londres, aux dépens de la Compagnie, 1778, t. Ier, p. 166.
[26] Voir André Sayons, Le
Commerce de Marseille avec la Syrie au milieu du XIIIe siècle, Revue des
Questions Historiques, octobre-décembre 1929.
[27] Voir Notice historique sur
la chambre de Commerce de Marseille par Louis Bergasse, Marseille, 1913,
in-8°, p. 11.
[28] Voir Lettres de Richelieu,
t. VI, p. 428.
[29] Voir Albert Girard, Le
commerce français à Séville et à Cadix au temps des Habsbourg, Paris, B. de
Boccard, 1932, in-8°, p. 110. Nous empruntons à cet ouvrage, écrit à l'aide des
sources originales, les grandes lignes de notre exposé.
[30] Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. IV, p. 794.
[31] Albert Girard, loc. cit., p. 78. — Sur l'ensemble de la politique économique, voir la publication de M. Henri Hauser, parue durant l'impression du présent volume : Les idées et la politique économique de Richelieu, dans Revue des Cours et des Conférences, décembre 1934-juillet 1935. Il renvoie à deux études parues, l'une en Amérique, Fr. Ch. Palm, The economic Policies of Richelieu, 1920, l'autre en Allemagne, Georges, duc de Mecklembourg, Richelieu als merkantilischer Wirtschafts politiker... etc., parue en 1929.