Le programme politique du cardinal exposé au Roi. Il faut en venir à la pensée maîtresse qui inspira Richelieu dans sa politique générale et qui le soutint dans le persévérant effort d'une vie haletante et sans trêve jusqu'à une mort prématurée. Que veut-il ? Où va-t-il ?... Un homme qui est le type même du cartésien, qui raisonne avec une méthode rigoureuse ses desseins et ses actes, qui écarte, avec une autorité unique sur soi-même, tout ce qui menace de s'échauffer au feu de la passion, un tel homme ne s'est assurément pas abandonné au hasard des événements ; il ne les a pas abordés sans un plan préconçu. Quel était le plan ? Quel était le but essentiel qu'il se proposait ? Laissons-le l'exposer lui-même : Lorsque Votre Majesté se résolut de me donner
en même temps et l'entrée dans ses Conseils et grande part en sa confiance
pour la direction des affaires... je lui promis d'employer toute mon industrie
et toute l'autorité qu'il lui plaisoit de me donner, pour ruiner le parti
huguenot, rabaisser l'orgueil des grands, réduire tous ses sujets en leur devoir et relever son nom dans les nations étrangères au point où
il devoit être...[1] Ces paroles, écrites dans les dernières années de a vie du cardinal, précisent un engagement qui avait été pris formellement par lui. Il avait promis en effet. Il avait promis de faire tenir toute une politique entre les trois côtés de ce triangle : la ruine du parti huguenot, l'abaissement des grands, la grandeur de la France au-dessus de ses adversaires en Europe. Il est possible de préciser dans quelles circonstances décisives ce triple programme, fréquemment reproduit depuis, fut exposé au Roi pour la première fois. Richelieu venait de rentrer aux affaires, La Vieuville étant encore premier ministre. Luynes mort, on était retombé dans les incertitudes et les désordres de la Régence. La Vieuville, pour qui la présence du cardinal dans le Conseil était une menace instante et qui sentait de jour en jour s'évanouir sa propre autorité, crut faire un coup de maitre en venant proposer à la reine Marie de Médicis, admise de nouveau dans le Conseil, de constituer, pour remédier à ces maux, un autre Conseil dans lequel les principaux princes eussent entrée, exposant qu'ainsi ils seroient contents et contien droient ceux qui sont au-dessous d'eux en leur devoir. C'était le pouvoir remis aux grands, une sorte d'oligarchie princière s'appuyant sur la Reine mère et disposant à son gré de la puissance souveraine. On cherchait le remède au mal dans le mal lui-même. Richelieu était encore, en ces temps-là le conseiller et
le confident de Marie de Médicis. il sut lui inspirer la réponse qu'elle fit
à La Vieuville devant le Roi. Elle dit que son gouvernement, sa Régence et son
administration étant expirés, le Roi, par les conseils de ses ministres,
avoit changé cette forme d'agir, ne donnant plus de part aux grands dans son
Conseil, pour témoigner qu'il étoit assez fort pour agir de lui-même ; que
si, maintenant, on reprenoit ce qu'elle avoit pratiqué en sa Régence, il
sembleroit qu'il retombat en minorité ; que le
remède
étoit de faire tout le contraire de tout ce qu'on avoit fait jusqu'à présent
; qu'il falloit que le Roi agit en apparence et en effet ; que son Conseil
fût plus fort ; que deux seules personnes y faisoient tout et qu'il en
falloit plus de cinq, agissant fortement, pour soutenir le poids des affaires
; que jusque-là le principal motif de toutes choses étoit les intérêts
particuliers et qu'on laissoit périr tous les publics ; qu'il falloit que
ceux du Conseil fussent gens d'esprit, de résolution et d'exécution tout
ensemble... que l'état des affaires du dedans de la France dépendrait de
celui auquel étaient les affaires du dehors, étant certain que nulle guerre
civile ne peut subsister sans le secours des étrangers, qui ne s'embarqueront
jamais à assister des rebelles contre leur Roi, tant qu'il sera en grande
réputation parmi eux....[2] Cet avis émanait de Richelieu et Louis XIII le sut. Les conseils qui lui étaient donnés se précisaient en ces termes : mettre fin aux guerres civiles, fomentées et stipendiées en France par l'étranger et surtout par l'Espagne, instituer un pouvoir unique plus ramassé, concentré en quelques mains et permettant une politique extérieure plus énergique ; mariage d'Angleterre, alliance de Hollande, secours à Mansfeld, position prise nettement contre la mainmise de l'Espagne sur la Valteline, telles en étaient les grandes lignes. En entendant cet exposé si simple et si fort dans la bouche de sa mère, le jeune Roi sentit résonner en lui comme un écho de la parole de son père, — le grand Roi. Il devenait Roi lui-même. Le sort de La Vieuville fut réglé dès cet instant ; entre Louis XIII et Richelieu un pacte était conclu. Origines de la pensée politique de Richelieu. Il faut chercher maintenant les origines d'une résolution si vigoureuse et si haste. Les impressions d'enfance de Richelieu le reportent vers l'époque où le duc de Parme, ayant établi une garnison à Paris, sommait les Ligueurs d'abolir la loi salique et d'élever sur le trône de France la fille de Philippe II, l'infante Claire-Isabelle-Eugénie. Le président Jeannin partait pour Madrid envoyé par le chef de la Ligue, le duc de Mayenne, en vue de suivre ce projet et d'obtenir du roi d'Espagne les subsides nécessaires pour en finir avec le roi de Navarre, le Bourbon Henri IV. Selon une expression que nous retrouverons jusque sous le règne de Louis XIII, l'argent d'Espagne roulait par la France[3]. Et cet argent ne roulait pas en vain. Il trouvait des avarices et des ambitions toutes prêtes à s'engager pour servir les desseins de Philippe II. Relevant les prétentions de la Maison de Bourgogne, qui s'était appuyée jadis sur l'Angleterre, la Maison de Lorraine visait soit le trône, soit une souveraineté indépendante et élargie en s'appuyant sur l'Espagne. Et, autour d'elle, la plupart des familles princières ne songeaient qu'à ruiner le Royaume pour s'y tailler de plus ou moins importantes souverainetés. En Bretagne, le duc de Mercœur avait demandé et reçu avec joie, en septembre 1590, une garnison de trois mille cinq cents Espagnols et l'on avait vu ces étranges alliés opérer en Anjou, Touraine, Poitou, c'est-à-dire dans le pays même de Richelieu[4]. Les émissaires du duc prétendaient traiter avec le roi de Navarre, devenu roi de France, au nom des provinces occidentales, qui se trouvaient ainsi détachées du Royaume. On trouvait les mêmes ambitions seigneuriales, les mêmes prétentions, les mêmes marchandages suspects dans la plupart des autres provinces frontières, Picardie, Bourgogne, Dauphiné ; et l'on sait à quel prix Henri IV, quoique vainqueur, dut acheter son Royaume. Une vaste constellation princière prétendait s'imposer à la France. Il y avait là-dedans, beaucoup de huguenoterie, selon le mot à la mode ; mais il y avait aussi l'esprit de cette Ligue, fondée par la noblesse en province contre la royauté en délabre. Comme le dit Huraut dans son fameux discours, le projet était de morceler la France et la réduire à l'état de cantons suisses[5]. Cette disposition de la noblesse princière ne devait pas disparaître de si tôt. On la retrouvera à l'époque de la Fronde[6]. Pour alléger le fardeau des preuves à ce sujet, qu'il suffise d'évoquer le témoignage de l'homme qui devait être le mieux renseigné en raison de sa charge, le procureur général Molé. Le 14 août 1626, au moment de l'affaire de Chalais, il écrivait au garde des Sceaux Marillac, à propos de l'intrigue ourdie pour marier Gaston soit avec une Condé, soit avec une fille de la Maison de Lorraine (ce qui arriva) : C'étoit le nouveau prétexte des factions nées et non la cause principale ; car, depuis 1614 jusqu'à cette heure (on eût pu remonter jusqu'à la Ligue), il y a eu dessein formé de partager le Royaume, et ne perd-on une seule occasion pour essayer de conduire ce misérable dessein jusqu'à l'effet. Et ce que l'on n'a pu en un temps, on le renouvelle en un autre ; c'est toujours un même but, mais différents prétextes... Et, revenant aux mariages projetés : L'appui le plus fort pour maintenir l'autorité du Roi en son entier, sera quand il plaira à Monsieur seconder toujours les justes desseins du Roi et ne prêter l'oreille à ceux qui voudroient lui persuader le contraire[7]. Pour l'unité de la France. Maintenir l'autorité royale en son entier, tel est le cri des bons François, catholiques, protestants, politiques. Mais on voit, par contre, la complication infinie du problème : dissensions civiles, intervention de l'étranger, ambition des grands, autonomie des provinces et des villes, épines des Parlements, inorganisation ou désorganisation générale. En 1629, lorsque Richelieu eut mis fin à cette guerre des protestants qui l'avait contraint de se retourner vers l'intérieur, alors qu'il s'était engagé, un peu précipitamment, dans les affaires de la Valteline et de Mantoue, n'était-ce pas la marche naturelle des choses que d'en venir au second point de la promesse faite au Roi : abattre l'orgueil des grands. S'il est une suite d'actions en sa carrière politique, c'est ici. Il connaissait le mal ; il en avait souffert : fils de la petite noblesse et de la bourgeoisie, il était animé des sentiments de cette élite intermédiaire et il avait pénétré, avec la double finesse de l'homme de main et de l'homme de robe, la portée des attentats permanents de la noblesse princière contre l'entreprise d'unité qui était celle de la Royauté. Il y mettait même quelque passion. Sa jeunesse avait souffert des contacts difficiles avec ses voisins, les Montpensier. Son premier ministère avait assisté aux déchirements de la Régence. Peut-être n'était-il pas sans rancune, sans quelque jalousie. Il avait la hantise des grands ; il avait les grands en horreur. Contre les grands, écrit-il en 1623, il faut des gens d'esprit, de résolution et d'exécution tout ensemble... Il pensait à lui-même. Huguenots et grands, il liait les deux partis dans une même appréhension et considérait leur union comme mortellement dangereuse au pays. En 1625, le cardinal dit au Roi que c'étoit chose certaine que tant que le parti des huguenots subsisteroit en France, le Roi ne seroit absolu. dans son Royaume ; qu'il ne pourroit maintenir l'ordre et la règle à quoi sa conscience l'obligeoit et que la nécessité de ses peuples requéroit ; aussi peu rabattre l'orgueil des grands qui, se gouvernant mal, regarderoient toujours La Rochelle comme une citadelle à l'ombre de laquelle ils pourroient témoigner et faire valoir impunément leurs mécontentements [8]. Et quelque temps après, il insiste, touchant le Roi au point le plus sensible : Les grands qui, abusant des biens que le Roi leur a faits et de la puissance qu'ils tiennent de Sa Majesté, ne s'en sont servis que pour se rendre criminels[9]. Il les surveille, soit comme individus, soit en corps. A qui se fier, en effet ? Voilà ce vieux compagnon de Henri IV, Lesdiguières, qui a en mains la clef d'une province frontière, le Dauphiné. L'un des chefs les plus autorisés et, en somme, les plus modérés du parti protestant, il est invulnérable dans son gouvernement, où on le traite en Roi-Dauphin ; il est connétable et commandant inamovible des armées ; or quelle foi peut-on avoir en lui ? Richelieu écrit sur ses papiers intimes : Avant que le connétable partit de la Cour, de toutes parts on donna avis qu'il avoit dessein de porter à la guerre. On rapporte qu'il disoit d'ordinaire : Un connétable sans guerre n'est qu'un nombre ; et qu'il disoit aux Huguenots : Sans guerre vous êtes perdus ; je me veux perdre pour vous sauver... On représente au Roi qu'il lui avoit donné la connétablie pour le retirer de l'hérésie et du Dauphiné ; qu'il étoit incertain comme il s'étoit retiré de l'une ; qu'il n'y avoit donc pas grande apparence de le laisser à l'autre...[10] Cet habile homme qui tient tant de choses, ce grand chef des huguenots est véhémentement soupçonné de toucher pension de l'Espagne[11]. Lesdiguières lui-même ne se faisait d'ailleurs pas grande illusion sur la loyauté des autres grands. Avant de mourir, il fit dire au cardinal par Million que Monsieur et le comte de Soissons avaient fait une entreprise pour tuer le cardinal en vue de venir à bout de leurs mauvais desseins[12]. Nulle confiance, non plus, dans le gendre du connétable, le maréchal de Créqui (après lui duc de Lesdiguières). Si nous en croyons Bassompierre, Créqui n'était pas sûr et, lors de la maladie du Roi à Lyon, il serait venu loger chez d'Alincourt, gouverneur de la province, pour prendre part à la curée qu'on prévoyait après la mort du Roi[13]. Changeons de parti et de région. Voici un des grands chefs catholiques, d'Épernon. Il tient depuis 1622 tout le sud-ouest du Royaume sur les frontières d'Espagne par le gouvernement de Guyenne et une des clefs de la frontière orientale par le gouvernement de Metz. C'est l'insolent favori de Henri III. Lors de l'assassinat de Henri IV, il a su prendre une place unique dans le Royaume en imposant, l'épée à la main, au Parlement de Paris la régence de Marie de Médicis. Ayant arraché la Reine mère à sa prison du château de Blois, son influence sur elle est sans bornes. C'est le caractère le plus âpre, le plus intolérable, l'homme le plus inquiet et le plus inquiétant. Il a bâtonné le cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux, familier de Richelieu, pour la plus futile des causes. On le ménage et on le craint. Une défection de sa part pourrait ouvrir la France à l'invasion. En fait, il se contint et resta fidèle au Roi tout en maugréant : mais, à aucun moment, il ne parut tout à fait sûr[14]. Sa famille a hérité de lui certains dons d'énergie et de savoir-faire, mais aussi quelque chose de ses allures capricieuses et malcontentes : il y a, c'est vrai, ce cardinal de La Valette, cardinal sans prêtrise, général en barrette, qui, en raison de son dévouement au cardinal de Richelieu, est appelé par les courtisans le cardinal valet ; mais, il y a, par contre, ce duc de La Valette, adversaire né de la politique royale, mêlé à toutes les intrigues, qui, après l'affaire de Fontarabie, fut condamné à mort par commissaires et ne trouva de salut que dans sa fuite en Angleterre[15]. Reviendrons-nous sur les tragiques dissensions de la famille royale, qui, depuis cinquante ans, mettent le pays à feu et à sang. Sous Louis XIII, les folles rébellions de féfé Gaston seront le drame sans issue de la vie de Richelieu, la destinée des d'Orléans étant d'ébranler et de ruiner, à la fin, l'hérédité royale. Les autres féfés, Vendôme, le Grand Prieur, reprennent en Bretagne, lors du complot de Chalais, les entreprises du duc de Mercœur. Soissons les soutient tous. Ce renard qui, à seize ans, avait suscité une guerre civile pour disputer à Condé l'honneur de présenter la serviette au Roi, fait comme Gaston : complice assuré, âme damnée de toutes les oppositions. Comme Gaston encore, quand la chose tourne mal, il disparaît : le 27 août 1626, présumant que ses complices l'ont accusé, il va s'enfermer dans son château de Louhans, sur la frontière de Bresse, avec dessein de passer à Neufchâtel[16]. Il sortira de sa retraite toutes les fois qu'il pourra s'unir aux autres pour quelque trahison. Richelieu avait bien songé à les ramasser tous d'un seul coup de filet ; mais il observe, dans un rapport au Roi, que les princes ne se trouvaient pas ensemble à la Cour, afin qu'on ne se saisit d'eux tous, ce que, étant séparés, on n'osoit pas faire par la crainte des autres[17]. Bientôt notre Soissons est auprès du duc de Savoie, au préjudice de son devoir, et il restera ainsi, toujours aux aguets, toujours la dague aux dents. En 1636, il ne fera pas défaut au complot de Montrésor ; et, tout à la fin du règne, ayant sollicité et obtenu l'alliance et les subsides de l'Espagne, complice du ténébreux Bouillon, il se fera tuer dans leur victoire commune contre les armes royales, à La Marfée (1644). Nous n'insisterons pas sur le cas de ce Bouillon, Maurice de La Tour d'Auvergne, frère de notre grand Turenne. Protestant, il guidait dans sa petite principauté de Sedan une sorte d'indépendance. Mais il était justement de ces limitrophes, comme Lorraine, comme Savoie, avec lesquels il fallait toujours compter et qui tiraient de la France elle-même les moyens de la combattre. Nous avons dit l'arbitrage assez louche que cette famille de féodaux à demi autonomes prétendait exercer dans les grandes affaires européennes[18]. Vainqueur à La Marfée, Bouillon ne devait jamais refouler son ardente querelle antifrançaise. Même après avoir perdu Sedan, il prendra part à la Fronde et il ne pliera que sous le fardeau de l'argent et des avantages de toute nature dont on accablera sa vieillesse inapaisée[19]. Les grands seigneurs protestants, les Rohan, les Soubise, se perdront par leurs entreprises contre la volonté de la France d'être une, même dans la diversité des religions. Le duc de Guise, héritier de l'illustre famille dont les ambitions avaient gâté tant de grands services, et Montmorency, le plus beau nom et renom de la haute noblesse française, ont payé, l'un de l'exil, l'autre de la mort, la même erreur ; à savoir de ne pas comprendre la force de cette volonté d'unité nationale, dont Richelieu s'est fait l'implacable serviteur. Même des hommes de naissance plus modeste, soit des courtisans comme Bellegarde, soit des soldats comme Toiras, gavés par la générosité royale, récompensés de leur assiduité ou de leurs services par les plus hautes charges de l'État, n'ont pas non plus compris, ne se sont pas ralliés de plein cœur à la cause royale et nationale : Richelieu qui eût voulu rester leur ami, ménager leurs humeurs noires (c'est ce qu'il écrivait à Toiras), est bien forcé de les inscrire sur la liste des principaux factieux[20]. Comment Richelieu manœuvre avec les grands. Pour venir à bout d'une telle conjuration, soit latente soit découverte, comment s'y prit Richelieu ? Nous nous proposons d'indiquer sa manière de procéder, d'abord à l'égard des personnes, dans la distribution des hauts emplois, puis à l'égard des choses dans la suppression des moyens de nuire. En ce qui concerne les personnes, la méthode inaugurée par Henri IV fut suivie avec une prudence et un doigté extraordinaires par le cardinal ministre : Il conseilla au Roi, — c'est le texte même de ses Mémoires, — d'entretenir les grands et de faire caresse à tout le monde, de pratiquer en effet un conseil trivial : récompense au bien, punition au mal. Il s'étendit aussi sur une chose qu'on a quasi toujours pratiquée, qui est d'avoir pour maxime d'abaisser les grands, quand même ils se gouverneroient bien, comme si leur puissance les rendoit si suspects que leurs actions ne dussent point être considérées. Sur quoi, il représenta que, d'autant plus ils étoient grands, plus leur falloit-il faire de bien ; mais qu'aussi ne falloit-il pas qu'en leurs personnes, toute faute fût impunie ; que c'étoit chose injuste que de vouloir donner exemple par la punition des petits, qui sont arbres qui ne portent point d'ombre ; et qu'ainsi qu'il, falloit bien traiter les grands faisant bien, c'étoient eux aussi qu'il falloit plutôt tenir en discipline[21]. Discipline, le grand mot est lâché. Ceci dit, l'application est enrobée d'une douceur d'égards et d'attentions qui permettra au pouvoir, tout en tenant les nobles en mains, de les traiter tous et chacun selon leur mérite. Il y a bien quelque machiavélisme dans ces formules ambiguës : c'est qu'il faut être en garde ; on vit sous la dague. Je trouve un trait curieux de ce travail en douceur, si
peu connu, dans une lettre écrite par Richelieu au cardinal de La Valette,
lorsque Louis XIII quittant l'armée :qui assiégeait La Rochelle, confia au
cardinal ministre la délégation des pleins pouvoirs royaux jusqu'au droit de
faire grâce, et qu'il lui subordonna ainsi, — ce qui ne s'était jamais vu, —
les trois maréchaux commandant en chef, le comte d'Angoulême (cousin du
Roi), Bassompierre et Schomberg. Le ministre tout puissant va-t-il
triompher et faire sentir le poids de cette autorité sans seconde ? Il écrit :
J'étois un
zéro, qui en chiffre signifie quelque chose quand il y a des nombres devant
lui (à
savoir quand le Roi est là) ; et, maintenant
qu'il a plu au Roi me mettre à la tête, je suis le même zéro qui,
selon mon jugement, ne signifiera rien. MM. d'Angoulême, de Bassompierre et
de Schomberg pensent, à mon avis, que j'empêcherai mieux qu'eux que l'armée
ne manque d'argent en l'absence de Sa Majesté (il réduit donc lui-même son
rôle à n'être que celui d'un intendant des finances) et je demeure
d'accord d'y faire ce que je pourrai, pourvu qu'ils frappent pour moi (c'est-à-dire
qu'ils combattent victorieusement), s'il s'en présente occasion, et qu'en telles
rencontres, ils me laissent donner des bénédictions de fort loin. Les bénédictions ! Et de fort loin !... Ah ! le malin prélat ! Bassompierre s'incline comme les autres et il dit avec résignation : Nous nous en contentâmes ! Voilà ![22] L'agonie du monde féodal ; les destinées de la noblesse. En fait, la difficile évolution entre l'agonie du monde
féodal et la croissance de l'unité nationale s'accomplissait au temps où cet
homme de puissante volonté, Richelieu, était appelé au pouvoir : les
aristocraties, apanagère ou princière, luttaient désespérément pour arrêter
l'évolution fatale, et leur autorité traditionnelle maintenait dans un état
d'incertitude et de violence le corps de la noblesse provinciale. Celle-ci
était tenue non seulement par l'honneur du corps, par des engagements
hiérarchiques et de famille, mais surtout, par la misère, suite de ces crises
successives qui l'avaient frappée au XVIe siècle et que dépeint l'ambassadeur
vénitien, Angelo Badoer : Les gens de qualité, dit-il, habitués par la licence des guerres civiles à
piller leurs ennemis et à vivre largement, une fois licenciés par suite de la
paix, sont rentrés chez eux avec ce qui pouvait leur rester de tant de
profits illicites, malheureusement le plus souvent bien peu de chose ; aussi
la plus grande partie de la noblesse étant pauvre, en raison du droit de
progéniture, ils tombent dans une misère d'autant plus pénible que leurs
appétits sont plus déréglés. On en voit qui assassinent non seulement leurs ennemis, mais leurs amis ; d'autres ont tué
leurs pères, leurs mères, leurs frères ; d'autres machinent sans cesse
quelque piège contre leurs seigneurs ou patrons ; ils s'emparent d'une place
forte pour la vendre à l'ennemi, ne songent qu'à troubler le Royaume et vont
même jusqu'à oser attenter à la vie du Roi[23]. Cette turbulence de la noblesse, — c'était le mot consacré, — était une tentation constante pour l'ambition des princes et des hommes occupant de hautes situations soit féodales soit administratives. Ils savaient d'avance qu'en cas de remuement ils avaient des soldats en nombre et prêts à les suivre. S'attacher à un grand ; c'était le début de la plupart des carrières dans la noblesse moyenne ou inférieure. Un homme comme Fabert, fils d'un imprimeur de Metz à peine honoré de quelque fonction municipale, ne peut accomplir sa destinée militaire qu'en se donnant au duc d'Épernon et au fils de celui-ci, le cardinal de La Valette[24]. Le roi de France et la noblesse française. Le roi Henri IV s'était proclamé le premier gentilhomme de son Royaume. Il y avait bien là quelque gasconnade et le Béarnais savait, qu'en jetant ce coup de filet, il ramènerait au rivage nombre de vaillants hommes, flottant au courant de la rébellion. Richelieu ne s'éloignait pas de cette politique quand, par ces prescriptions du Code Michau relevées ci-dessus, il réservait à la noblesse des occupations et des emplois qui pouvaient lui rendre quelque aisance tout en l'attachant à l'ordre monarchique. Mais la noblesse était d'épée et un point d'honneur atavique ne lui permettait guère de déroger en acceptant d'autre fonction sociale que le service militaire. C'était sur cette tradition qu'elle appuyait ses titres, ses privilèges, ses revendications et ses exigences. Si elle se dérobait aux emplois civils et à l'activité des affaires, il y avait, dans ce refus obstiné, à la fois de l'orgueil et une réelle inintelligence, peut-être excusable, de l'évolution qui s'accomplissait au détriment de la propriété terrienne. D'ores et déjà il ne suffisait plus de fumer ses terres. Le rôle de la noblesse était donc de se battre, et elle se battait bravement. En temps de paix, elle formait un cortège d'honneur autour du Roi ; en temps de guerre, elle était une réserve nombreuse et exercée, pour ce que nous appellerions aujourd'hui les cadres et les états-majors. Ceci dit, s'il s'agissait d'un recrutement massif et d'un
dévouement continu de la classe, il en allait tout autrement. Égarée par ses
habitudes particularistes et par cet esprit de rébellion qu'attestent tous
les contemporains, elle ne répondait qu'indolemment à l'appel du Roi, même en
cas de péril national, et ce n'était pas les usurpateurs de titres, échappés
de la bourgeoisie, qui l'eussent secouée[25]. La désillusion
fut grande quand, pour repousser l'invasion de Gallas, on recourut au ban et
à l'arrière-ban : quelque trois mille maîtres montés et armés se présentèrent ; mais ces
hobereaux n'étaient pas au front depuis trois mois, qu'invoquant le droit
féodal, ils demandaient à rentrer chez eux. Racan, commandant un escadron de
gentilshommes, ne put jamais les obliger à faire garde ni autre chose semblable
jour ni nuit, et, enfin, il fallut demander un régiment d'infanterie pour les
enfermer. Le cardinal La Valette écrivait : La noblesse s'en va sans qu'il soit possible
de la retenir ; son peu de cœur et d'affection est la plus infâme chose pour
notre nation que fut jamais. Et le Roi, s'adressant à Richelieu : Il ne faut faire
nul état de notre noblesse volontaire que pour faire perdre l'honneur à celui
qui voudra entreprendre avec elle quelque chose de bon où il
y aura la moindre fatigue. Quand on les veut envoyer seulement à trois heures
d'ici tirant vers Metz et Nancy, ils murmurent, jurent et disent tout haut
qu'on les veut perdre et qu'ils s'en iront... Depuis hier midi nous avons perdu huit à neuf
cents chevaux de noblesse, quelque harangues, promesses, flatteries, menaces que je leur aie pu faire... Je vous écris la
larme à l'œil de voir la lâcheté et légèreté des Français. Richelieu
ne peut que partager l'amertume royale quand il lit sous la plume de Louis
XIII : Je
n'attends que l'heure qu'on me dise qu'il n'y a plus rien[26]. Ce serait exagérer beaucoup de faire porter ces appréciations chagrines sur le corps tout entier. La noblesse fournissait en abondance ces bons, ces excellents serviteurs qui honoraient le corps en donnant l'exemple du courage et du dévouement. Nous verrons[27] comment s'organisa cette force militaire de l'ancien régime, commandée par une élite qui unissait à la valeur traditionnelle du Français, une préparation technique et une autorité disciplinée, que relèveront les grands noms de Turenne, de Vauban, de Catinat. Mais c'est précisément par la ferme volonté du roi Louis XIII et du cardinal de Richelieu que ces progrès furent accomplis ; c'est grâce à leur persévérante mattrise quo l'esprit de rébellion fut refoulé et l'ordre nouveau accepté par cette partie ardente et nerveuse de la nation. Diviser pour régner. La politique royale suivie depuis Louis XI, reprise par Richelieu, consista, d'autre part, à appliquer au corps de la noblesse la fameuse maxime : diviser pour régner. Le coup de maitre, sous Louis XIII, fut de détacher de l'union des princes le plus élevé dans la famille royale après Gaston, cet Henri de Bourbon-Condé, fils plus ou moins discuté du Condé qui avait été le dangereux cousin du roi de Navarre à la tête du parti protestant, et père du glorieux soldat, qui devait, d'ailleurs, se laisser entraîner dans la Fronde, le Grand Condé. Henri de Bourbon-Condé (Monsieur le Prince, selon l'appellation adoptée) avait encombré les années de la Régence de ses ambitions, de ses prétentions, de ses convoitises. Rompant avec ses origines protestantes, il s'était mis à la tête du parti catholique. Sans conviction, sans parole et sans foi, il avait eu le temps de réfléchir à sa position durant le séjour que les ministres de Marie de Médicis lui avaient fait faire à Vincennes et il se trouvait libre de corps et de conscience au moment où Richelieu arrivait de nouveau au pouvoir. Le cardinal sut prendre la mesure de l'homme dans un entretien où Condé se mettait sans vergogne à la disposition du plus offrant[28]. Il parait bien avoir été du complot de Chalais au début ; mais, ou gagné déjà ou sentant que l'affaire tournerait mal, il alla trouver le cardinal et il fut le premier à crier qu'il falloit recourir aux exécutions. Son concours est désormais acquis, non pas seulement à la cause royale, mais au cardinal personnellement. Il demeurera à jamais à lui envers tous et contre tous, absolument et sans condition... Il l'offre et lui jure sur la damnation de son âme, aujourd'hui qu'il a communié, et le supplie d'en prendre créance... et s'en remet à lui[29]. Faut-il un serment plus solennel, un engagement plus absolu ? En 1627, on entendra le prince déclarer qu'il est près de signer qu'il s'accommodera aux volontés du Roi en tout ; que son exemple servira à beaucoup d'autres ; et, quelques autres conditions que l'on désirera pour s'assurer de lui, il les signera de son sang[30]. Des paroles, il vient aux actes. Après avoir pris en main la cause royale dans l'affaire de Guise en Provence, il a commandé les armées royales contre les protestants du midi. Cela vaut bien une récompense. Il l'obtient : en 1629, on lui accorde la confiscation des biens du duc de Rohan. Il alla, lui-même, à Rennes pour faire enregistrer' ce profit immense devant le Parlement de Bretagne. C'est alors que Hay du Châtelet écrit : Ce prince eut arrêt à son contentement, après un retard qui lui avoit déplu... Il a laissé, en ce Parlement, une opinion qu'il est un excellent homme de procès et fort et actif à ses intérêts[31]. Monsieur le Prince fut bien tel dans une circonstance plus douloureuse encore, et plus honteuse pour lui. Lors des événements du Languedoc, il se déclara contre son beau-frère, le duc de Montmorency[32]. Finalement il exigea pour son abstention un plus large paiement et on lui jeta la dépouille de son beau-frère décapité. C'est une des origines de cette fortune des Condé, promise à d'autres destins ! Richelieu n'hésite plus à le faire marcher. Le 21 novembre 1630, il lui écrit pour le remercier du concours qu'il lui a prêté spontanément lors de la journée des dupes : Monsieur, le Roi accorde volontiers le voyage que vous désirez faire auprès de lui à Paris. Je me sens obligé des offres que vous me faites de votre bonne volonté et des avis qu'il vous a plu me donner lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir à Nevers. L'événement (la journée des dupes) a fait voir qu'ils étaient bien considérables...[33] Pour attirer au Roi la noblesse intérieure. Il ne suffit pas de diviser les princes, il faut les séparer de la noblesse inférieure, où ils trouvent, pour soutenir leur querelle, un trop facile recrutement. C'est le problème de la noblesse qui se pose. Nous avons dit comment Richelieu s'efforçait de le résoudre par les articles du Code Michau qui ouvraient aux nobles des carrières nouvelles dans l'administration, dans les affaires, aux colonies. Mais il ne semble pas que le cardinal se soit fait de grandes illusions sur l'effet de ces mesures. Le Testament politique, en ménageant ceux qui se sont attachés à lai cause royale, marque peu de confiance dans le corps pris en son ensemble : C'est un défaut, dit-il, assez ordinaire à ceux qui sont nés dans cet ordre, d'user de violence contre le peuple, à qui Dieu semble plutôt avoir donné des bras pour gagner sa vie que pour la défendre. Il est très important d'arrêter le cours de tels désordres par une sévérité continue, qui fasse que les faibles de vos sujets, bien que désarmés, aient à l'ombre de vos lois, autant de sûreté que ceux qui ont les armes à la main[34]. Ce jugement général est, en somme, sévère ; il est un écho des plaintes journalières portées contre la noblesse de province par les agents de Richelieu. Le fils des Du Plessis n'en portait pas moins la plus grande attention à attirer à lui, dans la mesure du possible, ces gens de main, ces hommes d'action, dont il savait que la Royauté ne pouvait se passer. Il savait vanter et récompenser leur courage à la moindre action qui lui était signalée[35]. Le cardinal n'ignorait pas non plus les dures conditions d'existence faites au corps de la noblesse et il essayait d'y porter remède : S'il ne faut rien oublier pour maintenir la noblesse en la vraie vertu de ses pères, on ne doit aussi rien omettre pour la conserver en la possession des biens qu'ils lui ont laissés et procurer qu'elle puisse en acquérir de nouveaux... Le Testament politique distingue entre la noblesse de Cour et la noblesse de campagne. Attirer les pauvres gentilshommes à la Cour par des pensions, des charges, des faveurs, en supprimant surtout la vénalité du militaire, c'est leur donner, jusqu'à un certain point, des moyens d'existence ; mais c'est, en même temps, la ruiner en dépenses superflues. Pour la noblesse des campagnes, il faudrait toute une réforme de l'ordre social ; on dirait même qu'il se pose une question, sans la résoudre d'ailleurs, au sujet du droit d'ainesse. Le cardinal renonce à chercher une solution à ce problème, légué à la société moderne par le moyen âge : Ainsi, dit-il, qu'il est impossible de trouver un remède à tous maux, aussi est-il très difficile de mettre en avant un expédient général aux fins que je propose[36]. Pour le moment, la Royauté restera sur la ligne qu'elle s'est tracée et que nous avons relevée dans le tableau de la France en 1614 ; elle distribuera largement aux familles fidèles ces pensions qui chargeront cruellement ses budgets, et elle leur réservera la plupart des bénéfices, au risque d'un abaissement pour l'ordre ecclésiastique et d'un fléchissement pour le sentiment religieux[37]. Et tout cela ne suffira pas. La noblesse sera toujours pauvre et toujours exigeante, se réfugiant dans une sorte de chômage volontaire, même en ce qui concerne l'aide militaire. Pour l'amener à donner ce que l'on voudrait obtenir d'elle, le gouvernement de Louis XIII a beau recourir à des mesures qui tiennent compte de ses embarras d'argent : la déclaration de Saint-Germain-en-Laye du 29 avril 1629, édicte qu'il y a lieu de surseoir pendant un an à toutes poursuites exercées contre les gentilshommes et nobles du Royaume, à condition qu'ils nous serviront en nos armées pendant toute la campagne présente en l'équipage convenable[38]. Malgré tout, la noblesse est misérable, elle boude. Cet ingénieux Théophraste Renaudot, dans la supplique qu'il adresse à Louis XIII pour obtenir l'autorisation d'établir des monts de piété, fait valoir, comme principal argument, les avantages qui en résulteroient pour les nobles pauvres, qui pourroient se procurer facilement l'argent dont ils auroient besoin[39]. Les réflexions que le grand ministre consacre à ce problème, s'achèvent sur une parole de découragement : On pourroit mettre en avant beaucoup d'autres choses pour le soulagement de la noblesse ; mais j'en supprime toutes les pensées après avoir considéré, qu'ainsi qu'il serait fort aisé de les écrire, il seroit difficile et presque impossible de les pratiquer[40]. Un tel aveu d'impuissance chez un ministre aux fortes résolutions prouve qu'il se heurte à un état de choses qui ne pourrait se transformer que par des dispositions nouvelles, un esprit de sacrifice mutuel, quelque journée du 4 août, hors de toute prévision. Le parti des grands trouvera donc toujours dans les rangs de la noblesse le personnel dont il a besoin pour se maintenir contre la Royauté centralisatrice. Dans la querelle suscitée par Monsieur et par la Reine mère, dans les incidents du Languedoc, de l'Auvergne et du Vivarais, jusque dans cette triste rencontre de La Marfée, on retrouve nombre de gentilshommes combattant contre la France près des bandes allemandes et espagnoles. C'est pour obtenir leur concours que fut rédigé le Manifeste des Princes retirés à Sedan, programme d'une réforme anti-royale : Faire rétablir les lois qui ont été renversées, les immunités, droits, privilèges des personnes, villes et provinces, qui ont été violés, les ordres dans les Conseils, dans les guerres et dans les finances, qui ont été divertis... et procurer la restitution des biens et charges aux confisqués et dépossédés, l'honneur aux diffamés, le respect aux ecclésiastiques et aux nobles, la dignité aux Parlements[41]. Et ce sera pour soutenir cette même cause, qu'aux. temps de la minorité de Louis XIV, le corps de la Noblesse, prenant texte du prélèvement d'un impôt sur le sel, se groupera autour de l'inévitable Gaston en une assemblée qui siégera du 6 février au 25 mars 1651, et exprimera elle-même l'objet de sa réunion en réclamant : 1° la liberté des Princes prisonniers ; 2° l'éloignement du cardinal Mazarin ; 3° le rétablissement des droits de la Noblesse anéantis par le mauvais gouvernement de l'État. Comme le Parlement de Paris le fera à la veille de la Révolution, la Noblesse insistera pour que soient réunis les États généraux[42]. Ces revendications, allant de pair avec la Fronde parlementaire, et ayant pour suite la guerre civile, coïncidaient avec la guerre étrangère ; elles diminuaient la force nationale au moment où le pays en 'avait besoin pour vaincre et pour sauver son indépendance. Du temps de Richelieu le mal était à la tête et c'est à la tête que Richelieu frappait en poursuivant les grands de son animosité vigilante. Il ne vint pas à bout de ce profond désordre mais il refoula la conjuration séparatiste, à l'époque la plus critique, par une politique sage et mûrement raisonnée en ce qui concernait soit les personnes, soit les choses. Richelieu et les gouverneurs de provinces. On a peut-être exagéré le parti pris de Richelieu à l'égard des gouverneurs des provinces. Précisément parce qu'il savait -à quel point leurs fonctions avaient perdu de leur efficacité[43], le ministre ne songea nullement à les abolir ; il n'était/même pas d'avis de rendre leur charge triennale, comme certains le proposaient. Mais, se bornant à s'opposer aux survivances, il s'en tint à ne confier le gouvernement des provinces, au fur et à mesure des vacances, qu'à des hommes affidés, dévoués au service du Roi. N'est-ce pas la manière de faire de tous les gouvernements ? Quand un gouverneur de province jouissait d'une haute situation familiale ou personnelle, quand il avait quelque velléité de .trancher du souverain, qu'il entrait dans quelque conjuration dangereuse à l'autorité royale, le cardinal sévissait comme on l'a vu, avec une rigueur implacable : Vendôme, Guise" , Montmorency, Bellegarde, Soissons, Rohan payaient, soit de leur tête soit de l'exil. S'ils ne furent pas condamnés selon les formes, d'ailleurs assez mal précisées, de la justice régulière, c'est que les attentats commis par eux étaient de l'ordre politique, versaient dans la trahison, jetaient les peuples dans les misères de la guerre. Traquant ainsi les rebelles, surveillant les suspects, leur préparant des successeurs de tout repos, le cardinal se trouva, à la fin du règne, maitre de ce personnel et il pouvait se targuer auprès du Roi d'avoir réalisé la deuxième de ses promesses : abattre l'orgueil des grands. Si un changement de personne n'avait pu s'accomplir, on avait flanqué les gouverneurs de lieutenants généraux, hommes sûrs et détenteurs de la puissance effective dans les provinces. En 1624, au moment où le cardinal arrive au ministère, la liste des gouverneurs s'établissait ainsi qu'il suit : Île-de-France, le duc de Montbazon ; Orléanais, le comte de Saint-Paul ; Berry, le prince de Condé ; Bretagne, le duc de Vendôme ; Normandie, le duc de Longueville ; Champagne, le duc de Nevers ; Metz, Toul et Verdun, le duc de La Valette ; Bourgogne, le duc de Bellegarde ; Auvergne, le duc de Chevreuse ; Maine, le prince de Guéménée ; Anjou, la Reine douairière ; Dauphiné, le comte de Soissons ; Provence, le duc de Guise ; Languedoc, le duc de Montmorency ; Guyenne, le duc de Mayenne ; Limousin, Saintonge et Angoumois, le duc d'Épernon ; Poitou, le duc de Rohan ; Béarn, Louis de La Marck, marquis de Mauny. Tous ces grands, même ceux qui appartiennent à la famille royale, sont infidèles ou peu sûrs[44]. En 1633, des changements multiples se sont déjà produits : Arnauld d'Andilly donne la liste suivante : Ile-de-France, le duc de Montbazon ; Picardie, le duc de Chaulnes par démission du duc de Chevreuse ; Normandie, le duc de Longueville avec, pour lieutenant général, La Meilleraye, beau-frère du cardinal ; Bourgogne et Bresse, Monsieur le Prince ; Metz, le duc de La Valette ; Lyonnais, d'Alincourt ; Bourbonnais, La Palice ; Berry, Monsieur le Prince ; Beauce, le maréchal de Châtillon, en l'absence de Monsieur, frère du Roi ; Anjou, le cardinal de La Valette, en remplacement de la reine-mère ; Bretagne, le cardinal de Richelieu, substitué aux Vendôme ; Limousin, M. de Brassac ; Pays d'Aunis, le commandeur de La Porte, oncle de Richelieu ; Auvergne, le maréchal de Toiras ; Languedoc, le duc d'Halluin, par la mort de Montmorency ; Guyenne, le duc d'Épernon ; Béarn, le duc de Gramont ; Dauphiné, le comte de Soissons, ayant auprès de lui, comme lieutenants généraux, le maréchal de Créqui et le comte de Sault ; Provence, le maréchal de Vitry, en remplacement du duc de Guise. C'est une autre orientation ; une nouvelle équipe : la politique ministérielle se substitue à l'esprit féodal[45]. En 1641, à la veille de la mort du cardinal, la tendance s'est accentuée : l'autonomie féodale ou princière n'est plus qu'un mot ; la liste sauf quelques rares survivants, ne compte, pour ainsi dire, que les hommes du Roi : Paris et Île-de-France, le duc de Montbazon ; Guyenne, le duc d'Harcourt ; Bourgogne, le duc d'Enghien, allié de Richelieu ; Languedoc, le duc d'Halluin ; Dauphiné, le duc de Lesdiguières ; Champagne, le marquis de Senneterre à la place du comte de Soissons ; Béarn, le duc de Gramont ; Provence, le comte d'Alais ; Auvergne, le duc de Ventadour ; Lorraine, le comte de Guiche ; Orléanais, le marquis de Sourdis, frère de l'archevêque de Bordeaux ; Anjou, le maréchal de Brézé, beau-frère de Richelieu ; Lyonnais, le duc de Villeroy ; Berry, le prince de Condé ; Poitou, le comte de Parabère ; Aunis, le duc de Brissac, etc.. Et le ton nouveau est donné par cette note, qui accompagne la liste ainsi expurgée : Quelquefois, les gouverneurs sont ennemis du peuple ou du Roi même, ils exigent de l'un et prennent les deniers de l'autre. Par un excès de bonté de nos Rois, afin que je n'accuse leur-simplicité, ils obtiennent pardon de leurs validations, de leurs larcins. Les voilà avertis et, d'avance, ils ont compris[46]. Le rasement des châteaux et fortifications à l'intérieur. La concentration des forces du' pays dans la main du Roi, la fermeté du ministre, sa sévérité parfois cruelle étaient justifiées par l'état de guerre, soit menaçante, soit engagée, contre la coalition Autriche-Espagne, qui, une première fois, avait morcelé le Royaume et occupé Paris. Or le peuple de France voulait, autant pour s'organiser à l'intérieur que pour parer au danger extérieur, se constituer en nation unie. C'est en s'inspirant de ces pensées confuses, mais obstinées, que la politique du cardinal, s'élevant' au-dessus de ces questions de personnes, que nous venons d'exposer, se réalise en des mesures de portée définitive qui s'attaquent aux choses : il s'agit de la démolition et du rasement réfléchi, méthodique, acharné des places fortes, des enceintes, des châteaux, des murailles, des donjons, des tours et de tous autres monuments de guerre élevés depuis des siècles sur le sol du Royaume. Richelieu ne fait d'ailleurs que suivre en cela une tradition royale, dont il n'est pas, comme on l'a affirmé à tort, l'initiateur. Des mesures à ce sujet avaient été édictées bien avant son ministère. Le pays lui-même les avait demandées de longue date. Ainsi les États généraux au cours des guerres de la Ligue, et au premier rang les États de Bretagne. Ils invoquaient l'autorité royale pour faire démolir plusieurs places fortes en divers endroits du Royaume, lesquelles n'étant ni frontières des ennemis et voisins, ni en passages, ni endroits de conséquence, ne servoient qu'à augmenter notre dépense, en entretenant des garnisons inutiles, et à la retraite de diverses personnes qui, au moindre mouvement, incommodoient grandement les provinces où elles sont situées[47]. Dès 1622, la décision avait été arrêtée en Conseil du Roi de démolir les châteaux forts dans l'intérieur du pays
et cette mesure était en voie d'application lorsque Richelieu arriva au
ministère[48].
Il en poursuivit l'exécution avec sa vigueur coutumière. A la barbe de La
Vieuville, qui eût voulu tramer les choses en longueur, le cardinal fit une ouverture qui fut applaudie de tout le
monde, qui étoit d'ôter toutes les garnisons particulières des places,
augmenter les troupes que le Roi avoit sur pied et tour à tour en envoyer dans
les places et les châteaux particuliers, en les changeant de temps en temps :
ce qui feroit que, bien que les gouvernements fussent à des grands, ils y
seroient plus de nom que d'effet. Sur cette intervention imprévue, La
Vieuville effaré se pencha vers le cardinal et lui dit tout bas : Ne parlez plus de cela ; je le ferai valoir en particulier
comme il faut[49]. Les choses ne tramèrent plus. En février 1626, est publiée la Déclaration royale, qui fit la réputation du cardinal et qui lui attira, sans aucun doute, la confiance de tout ce qui voulait l'ordre et la paix dans le Royaume : Est ordonné le rasement des villes, châteaux et forteresses qui ne sont pas situés sur les frontières, désirant de toute notre affection contribuer, de tous les moyens qui nous seront possibles, pour le repos et soulagement de nos sujets... Pour raison de quoi, employant volontiers les moyens extraordinaires qui nous sont proposés... déclarons, ordonnons, voulons et nous plaît que toutes les places fortes, soit villes ou châteaux, qui sont au milieu de notre Royaume et des provinces d'icelui, non situées en lieu de conséquence, soit pour frontières, soit autres considérations importantes, les fortifications en soient rasées et démolies, même les anciennes murailles abattues, en sorte que nosdits sujets ne puissent désormais appréhender que lesdites places soient pour leur donner aucune incommodité, et que nous serons déchargés de la dépense que nous sommes contraints de faire pour les garnisons[50]. Les guerres contre les protestants et l'effort qu'il fallut faire pour prendre La Rochelle fournirent au cardinal l'occasion de presser, en particulier, la démolition des places de l'ouest. Il s'en explique devant le Conseil : Le Roi, ayant commandé la démolition des fortifications et murailles de La Rochelle, a voulu, auparavant que d'éloigner sa personne de ces provinces ; donner l'ordre nécessaire à tout ce qui pouvoit maintenir et conserver à l'avenir le repos d'icelles. Et, pour cet effet, Sa Majesté a résolu le rasement de la citadelle de Saintes et des châteaux de Saint-Maixent, Loudun, Chinon, Mirebeau et de Beauvoir, comme aussi les nouvelles fortifications des tours, etc.[51] Les troubles de Provence, la révolte de Montmorency, furent des raisons non moins fortes d'appliquer les mêmes mesures dans les provinces méridionales, depuis l'océan jusqu'aux Alpes[52]. L'assemblée des Notables de 1627 soutint le ministre avec une ferme confiance en son énergie. La liste des fortifications à détruire fut dressée pour le Poitou, la Saintonge, l'Angoumois, la Provence, le Dauphiné, comme mesure générale : L'assemblée émet le vœu que toutes les fortifications faites depuis trente ans et châteaux et maisons des particuliers sans permission expresse du Roi fussent démolies de fond en comble[53]. Et c'est, en somme, conformément à ce vœu des notables que furent insérés dans l'ordonnance de 1629, aux applaudissements de l'opinion entière, les fameux articles destinés à fonder le grand ordre contre le grand désordre et dont il suffira de rappeler quelques-unes des prescriptions : Art. 170. Les fréquentes rébellions et la facilité des soulèvements et entreprises particulières d'autorité privée, prises et lèvements des armes, soit pour prétextes publics ou querelles et intérêts particuliers, honteux à notre État et trop préjudiciables au repos de notre peuple, nous obligent d'y donner quelque ordre plus fort qu'il n'a été fait par devant... Défendons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu'ils soient... de faire fortifier les villes, places et châteaux, soit ceux qui nous appartiennent, soit aux particuliers, de quelque fortification que ce soit, sans notre expresse permission... Art. 179. Déclarons tous ceux qui s'oublieront tant de contrevenir à ce que dessus, spécialement en ce qui concerne les ligues et associations dedans et dehors le Royaume, levées et errements de gens de guerre, fortifications des places, intelligence avec nos ennemis, armements, assemblées et provisions notables d'armes et fontes de canons... incapables et indignes, eux et leur postérité, de tous états, offices, bénéfices, titres, honneurs, dignités, grâces, privilèges et de tous autres droits, et privés d'iceux... et en outre déclarons les vies et les biens confisqués. Art. 205. Défendons à tous gouverneurs, capitaines des places, leurs lieutenants ou autres commandants d'exiger de nos sujets aucune denrée ni argent, ni les assujettir à aucune corvée sous prétexte de fortifications ou réparations desdites places, à peine de privation de leurs dites charges et autre plus grande, s'il y échet... Que ces prescriptions soient appliquées d'une main aussi ferme que celle qui les a écrites et la France deviendra, après de si longues dissensions intérieures, un pays uni et apaisé. Le problème de la sécurité du dedans sera bien près d'être résolu et la sécurité à l'égard du dehors sera fortement préparée. La politique de Richelieu est celle du Roi lui-même. Nous sommes au point fort de la politique du cardinal, et il est nécessaire de reconnaître maintenant qu'elle s'appuie sur la volonté du Roi. C'est la conformité des pensées qui, malgré la dissemblance des caractères, a tenu constamment le prince et le ministre liés l'un à l'autre. Richelieu l'a répété cent fois son but, dans la politique intérieure, était de rendre le Roi absolu en son Royaume pour y établir l'ordre et la règle, à quoi sa conscience l'obligeoit. Sur ce principe et sur la grande part que le Roi a prise dans cette œuvre, il est revenu cent fois également. Ils ont précisé l'un et l'autre ce sentiment commun, au cours de l'entretien de si haute portée que le ministre eut avec le Roi peu de temps après le siège de La Rochelle et qui est comme le procès-verbal du contrat tacite passé entre les deux hommes, au plein de leur âge et de leur expérience. Cet engagement 'mutuel, Richelieu s'y référait sans cesse, parce qu'il était sa sauvegarde contre les bouderies et les silences du royal inquiet. Dès 1627, le cardinal l'avait averti et mis en garde : Il faut agir fortement, disait-il au Roi, se préparer à des choses de loin, dont il ne faut pas
dire les fins ; et quand les méchants esprits les sauroient bonnes, comme
elles sont, ils les cacheroient au Roi et les découvriroient à tout le monde
pour en ruiner les desseins... Sans argent on
ne fait rien. Proposez de grands moyens extraordinaires, les Parlements s'y
opposent ; ils font crier les peuples. Cependant il faut mépriser cela et se
laisser calomnier, passant outre[54]. Donc, dès le premier jour, l'accord existe et il n'a fait que se préciser en 1629, à la fois dans la doctrine et dans l'exécution. Le ministre est même obligé parfois d'atténuer la sévérité du Roi, tellement susceptible et jaloux pour tout ce qui touche à son autorité. Richelieu ne manquait pas de répéter au Roi, selon la formule gallicane, que les Rois étant les vraies images de Dieu, en ce que toutes sortes de bienfaits doivent sortir de leurs mains, ils ne sauroient être trop soigneux d'acquérir par bons effets la réputation d'être libéraux ; que c'étoit le vrai moyen de gagner les cœurs, mais qu'il le falloit être non par faveur, mais par la considération du mérite et des services des personnes. Ainsi se trouvaient balancés, en quelque sorte, par des avis de charité, les autres avis s'inspirant de la justice et de la force : En France, expliquait le cardinal, l'indulgence et la facilité qui nous est naturelle fait que les Rois se laissent souvent aller à ce genre de faute : la foiblesse à l'égard des grands... C'est à quoi il plaira à Sa Majesté de prendre garde, particulièrement à ne pas manquer de punir les crimes dont la suite est de conséquence. Par exemple, il peut pardonner à quelqu'un une .pensée passagère de troubler l'État, s'il en est vraiment repentant et qu'il y ait apparence qu'il ne doive pas retomber en cette faute ; mais où il tonnait qu'il continue en ce mauvais dessein, il est obligé en conscience de le châtier et ne peut ne le faire, pas sans péché... Si on a lieu d'appréhender que l'oubli de cette faute donne lieu à d'autres de désobéir, à son exemple, au préjudice du repos de l'État, le Roi est obligé de punir ce crime et ne peut s'en exempter sans en commettre un plus grand[55]. Sur tous ces points, encore une fois, la pensée du ministre et la pensée du Roi sont de même nature, de même portée et se superposent en quelque sorte. Une preuve encore, mais d'une force singulière : en juillet 1634 les affidés de Monsieur et de la Reine mère ont fait un effort désespéré pour ébranler chez le Roi la confiance dans la capacité, dans la loyauté, dans la fidélité du cardinal ; Monsieur a adressé au Parlement une lettre, dictée à Nancy le 30 mai, où il déclare que les desseins secrets du cardinal ne vont à rien moins qu'à se défaire de lui (Monsieur) et ensuite du Roi, pour rester le maitre de la France ; et, comme l'on sait, une polémique atroce a développé ce thème devant l'opinion universelle. C'est alors que le Roi crut devoir entrer en lice
personnellement. Par une lettre signée de sa main, après en avoir mûrement
pesé les termes, y avoir collaboré et même l'avoir réclamée, plus formelle et
plus mordante, il répond à son frère : Bien que je
ne doive rendre compte de mes actions ni de l'administration de mon État qu'à
Dieu seul, je ne crains point qu'on examine l'un et l'autre. J'ai cet
avantage que toute la chrétienté démentira ceux qui entreprendront témérairement
et malicieusement de décrier ma conduite... Si
j'étois demeuré dans l'oisiveté et' dans mes plaisirs, pendant les bons
événements que j'ai eus, j'aurois peut-être donné quelque prise sur moi ;
mais m'étant moi-même porté en personne en tous les lieux, soit au dedans
soit au dehors de mon Royaume, où le bien et la réputation de cette Couronne
m'appeloient, il m'est insupportable que des personnes lâches et infâmes
aient eu cette audace d'entreprendre de diminuer l'honneur qui m'en est dû,
et d'avoir été si outrecuidé que d'écrire que je suis prisonnier sans que je
le connoisse. Ce qui est me combler de la plus notable injure qui puisse être...
Venant ensuite aux raisons de sa confiance dans le cardinal, le Roi s'exprime
en ces termes : En toutes ces occasions, j'ai été
servi de mon cousin le cardinal de Richelieu avec tant de fidélité et de
courage et ses conseils m'ont été si avantageux et si utiles, que je ne puis
que je ne témoigne à tout le monde l'entière satisfaction que j'ai des
services signalés qu'il a rendus et qu'il continue tous les jours de rendre à
ma personne et à mon État. Je ne mériterois pas le nom de Juste, si je ne les
reconnoissois et si... je ne lui augmentois
encore mes grâces... connoissant très
assurément que je ne puis confier les choses qui m'importent en meilleures
mains que les siennes. Vous saurez, une fois pour toutes, que j'ai entière
confiance en lui et qu'en tout ce qui s'est passé, il n'a rien fait que par
mon exprès commandement, avec une exacte fidélité. Toutes ses actions
m'obligent à vous dire qu'il mérite autant de louanges que vos gens tachent à
lui donner de blâme contre toute sorte de vérité. Et je tiendrai fait et dit
contre moi tout ce que vous direz et ferez contre une personne que ses
services nie rendent si recommandable et si chère... C'est ce qui s'appelle parler français, parler en excellente prose française, claire, lumineuse et forte. Le Roi et le ministre pensent de même, agissent de même ; même doctrine, mêmes sentiments, souci identique du bien public, vues analogues sur le gouvernement du peuple et en particulier sur le gouvernement de la France. Reste à savoir si leurs vues sont justes et si le système auquel ils donnent une commune adhésion est le meilleur pour la France et leur propre renom dans l'histoire. Les raisons profondes de la politique intérieure de Richelieu. C'est tout le problème de la conduite des sociétés humaines qui se pose ici devant Richelieu. Ayant reçu des mains de ses prédécesseurs la France monarchique en voie de se dégager du système féodal, dans quel sens le cardinal devait-il se diriger ? Plusieurs ordres de questions sont à envisager : la question de l'unité nationale, celle du mode de gouvernement, celle des élites dirigeantes et, dans l'ensemble, les conditions du développement et de la grandeur de la France au sein de l'Europe moderne. Bases de la société européenne : propriété, hérédité, autorité. Les sociétés humaines tendent à la paix dans l'ordre pour jouir de la vie collectivement. C'est la raison pour laquelle les sociétés se portent vers une certaine unité. L'individu est isolé, l'humanité est dispersée dans le vaste monde. Les petites sociétés que forment les familles vont d'instinct vers une formation en groupes. Les situations analogues, les aspirations semblables se rapprochent, s'unissent. Le site, le climat, la langue, les croyances, l'amour enfin, qui se résout en survivance stable et héréditaire, sont les forces d'attraction qui transforment un groupe de familles en un corps articulé soumis à un même pouvoir. Un peuple, une nation, c'est une discipline volontaire : la discipline s'établit sur un terrain délimité, jusqu'où la voix porte et est obéie. Tout considéré et en allant au fond des choses, on trouverait dans la constitution des nations un fond d'esprit familial. La parenté, héritière de la terre arable, est devenue, en remontant de la famille à la société, le point de départ de la civilisation européenne. Assurément, il existe et il a existé sur le globe des sociétés qui, par la nature des choses et le genre de leur existence, se sont donné une forme différente. Il y a par exemple les peuples de la tente, que tout oppose aux peuples de la maison et du foyer. Mais la civilisation méditerranéenne, la civilisation saisonnière, qui sème à une époque de l'année en vue de récolter à une autre époque, s'est fait une loi primordiale du respect de la propriété et de l'hérédité : Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation, écrit Fustel de Coulanges, l'homme arrive d'un seul coup à la conception du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre et devient lui-même meilleur. Le sentiment le plus touchant, celui de la paix entre les hommes intervient et lie le tout. Platon ne fait que compléter la pensée des antiques fondateurs, quand il dit : Notre première loi doit être celle-ci : Que personne ne touche à la borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile. Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare l'amitié de l'inimitié ! [56] La petite pierre qui sépare l'amitié de l'inimitié ! On saisira toute la portée politique de cette prescription fraternelle, si l'on songe que l'agrandissement du domaine fut, de tout temps, pour les familles, pour les peuples, le moyen de multiplier la subsistance et de parer à la famine. La provision domestique en céréales et en élevage, qui permet de passer les hivers, telle fut la victoire décisive de l'homme sur la nature, mais tel est son plus angoissant souci et son plus pressant besoin. Conditions du groupement social. Les familles s'aperçurent vite, qu'une fois groupées, un certain ordre, avec une certaine discipline, multipliait indéfiniment leurs forces, leurs ressources et leur sécurité. Les travaux d'assolement, les défrichements, les irrigations, la lutte contre les bêtes sauvages, contre les pillards, exigeaient des efforts collectifs prolongés, organisés. Par le même esprit de secours mutuel et d'amour qui avait fondé les familles et les tribus, toutes se rangèrent momentanément sous l'autorité de chefs chargés de pourvoir aux-besoins collectifs et d'employer, selon les circonstances, les forces sociales. Dans la Méditerranée, la plus vieille des civilisations fut la civilisation égyptienne. Elle dompta, à force d'obéissance, le fleuve nourricier. La pyramide inscrivit dans le ciel son tracé géométrique et inutile, comme un témoignage de ce que la discipline peut faire pour l'éternité. Ainsi les nations se formèrent autour de la mer du centre des terres, calquant, en quelque sorte, la variété de leurs formes, sur la dentelure des îles et des presqu'îles méditerranéennes. Chacune d'elles, Crète ou Sicile, Hellade ou Italie, s'offraient comme des moules admirablement adaptés à la création des unités nationales. Elles installèrent pour des siècles sur leur territoire la multitude des foyers et des cités sous une sorte d'hégémonie plus ou moins confédérée, qu'elles appelèrent du nom familial de patrie. La propriété maintenait, par l'hérédité, l'ordre et la stabilité, tandis que la loi, dictée par la coutume ou par un législateur, soumettait le peuple à un gouvernement. L'intérêt particulier était à la fois protégé et contenu ; l'activité et la concurrence s'harmonisaient entre les, propriétaires et les citoyens, le travail étant serf. L'Empire romain et la civilisation chrétienne. De ces réussites méditerranéennes, la plus merveilleuse fut celle de Rome. Née au bord d'un petit fleuve ignoré, au pied d'une hauteur sans horizon, la République eut cette fortune inouïe, due au courage et au mérite intellectuel des races diverses qui s'y rencontraient, Asiates, Étrusques, Celtes, etc., de fonder dans la péninsule une société qui devait grandir jusqu'à devenir le plus vaste et plus durable des empires, appuyé qu'il était sur le droit de propriété le plus âpre et sur la discipline civile et militaire la plus stricte ; familles héréditaires, citoyens légionnaires, le tout formant un bloc durable et invincible, fort de sa volontaire discipline et de sa fidélité. Dans cette forme, l'antiquité atteignit sa réalisation la plus con piète par la conquête romaine. La Méditerranée déborda sur l'Europe et gagna les terres et les océans lointains ; elle envahit aussi les esprits et les cœurs ; elle les façonna à la discipline et au droit ; elle leur apprit un même cote ; elle établit providentiellement la loi de l'unité. L'Empire romain, dans sa chute, ne périt pas tout entier. D'occident, il se transporta de lui-même en orient pour aller au devant du Christ, dont la parole adoucissait sa dure loi. Au delà du monde grec, non loin du Saint Sépulcre, l'union se fit entre la civilisation du foyer et la civilisation de la tente. Et ce fut la civilisation chrétienne avec la foi monothéiste, la loi de charité, l'égalité des âmes devant Dieu, le tout aboutissant à la suppression de l'esclavage, à l'anoblissement du travail, à la conception d'une humanité une et universelle. L'antiquité s'étant effondrée, une ère nouvelle effaçait les vieux calendriers et leur substituait une page blanche. Qu'allait-être ce nouvel ordre qui naissait ?... Au même moment, les frontières de l'Empire craquaient sous la poussée des barbares. Ces masses accouraient de leurs retraites inconnues pour se ranger, elles aussi, à l'ombre de la Croix. L'Empire, commue un miroir jeté à terre, se brisa et ses morceaux furent les nations nouvelles. Une autre civilisation allait se fonder sur d'autres territoires, sous d'autres climats, avec d'autres sangs, d'autres mœurs, avec une économie nouvelle et surtout avec un idéal nouveau. Une aurore imprévue caressait de sa lumière incertaine le ciel du nord, plus lointain et plus sombre. La société féodale. L'autorité, propriétaire et héréditaire. Fait singulier : la propriété héréditaire ne fut pas atteinte d'abord. Au contraire. Tandis que les liens de la loi civique et de l'autorité gouvernementale, si fortes chez les peuples de l'antiquité, se distendaient peu à peu, le droit du propriétaire, comme pour parer à cet affaiblissement, s'acharna jusqu'à usurper l'autorité et les droits de la souveraineté. La société, résolue à ne pas périr, s'organisa en une hiérarchie de détenteurs du sol, attachés les uns aux autres par les engagements du patronat, du vasselage, de l'immunité. Et cette hiérarchie engloba avec les terres les personnes. Qui possédait le domaine possédait les habitants ou manants, les travailleurs ou serfs : ils échappaient à la servitude pour tomber dans le servage. Et c'était, tout compte fait, un progrès. Laissons encore la parole au maitre en cette matière, à
Fustel de Coulanges : La société se partagea, se
morcela après les guerres civiles du VIIe siècle, et il se forma, sur toute
l'étendue de la Gaule, deux ou trois cents petits États indépendants, dans
chacun desquels un évêque, un abbé, un comte, un duc, en un mot un riche
propriétaire, groupait les hommes sous sa loi par le lien de la fidélité[57]. Chose non moins
frappante, ces usurpateurs de l'autorité publique au
nom de la propriété, reçurent, dès lors, le nom qu'ils devaient
garder jusqu'aux derniers temps du régime, les grands. La propriété avait donc dévoré l'autorité ; ce fut le règne d'une aristocratie foncière. Or, comme la tendance de tout propriétaire est d'étendre, d'arrondir son domaine, à la paix romaine se substitua soudainement une guerre intestine en permanence. Fustel de Coulanges dit encore, en considérant l'histoire du VIIe siècle : Nous voyons commencer ainsi une série de guerres civiles[58]... Et il y en a pour mille ans ! La féodalité, se désagrège. Le travail se libère. Ces guerres intestines entre petits souverains durèrent (faisons un bond par-dessus l'histoire) jusqu'à la fin de la Fronde. Fatalement elles attiraient l'invasion et la conquête étrangère. La guerre de Cent ans est une longue guerre civile ayant la France pour champ clos ; c'est ainsi qu'en jugeait le peuple, qui en subissait le poids. Alain Chartier ne faisait qu'exprimer la plainte populaire dans le fameux Quadrilogue invectif : Ce n'est pas la guerre qui, en ce Royaume, démène. C'est une privée roberie, un larcin abandonné, force publique que, sous ombre d'armes et violente rapine, faute de justice et de bonne ordonnance, on fait être loisible. On crie aux armes ! et les étendards sont levés contre les ennemis ; mais les exploits sont contre moi, à la destruction de ma pauvre subsistance et de nia misérable vie. Les ennemis sont combattus de paroles, et je le suis de fait...[59] Il en fut de même dans les siècles suivants guerre du Bien public, guerres de Religion, longs désordres toujours renouvelés. La féodalité est bardée de fer, la massue toujours levée. Cet état de choses durait encore en Auvergne, sous le règne de Louis VIII : Nobles et roturiers se battent à mort pour les motifs les plus futiles. Le brigandage sous toutes ses formes sévit dans la montagne...[60] Et l'on n'a pas oublié non plus la lettre du président Molé au garde des Sceaux Marillac : Depuis 1614 jusqu'à cette heure, il y a eu dessein formé de partager le Royaume et ne perd-on pas une seule occasion pour conduire ce misérable dessein jusqu'à l'effet. Bref, l'autorité publique envahie par la propriété domaniale et la lutte contre cet envahissement, c'est toute l'histoire de France jusqu'aux temps modernes. Cependant une autre transformation s'accomplissait, par-dessous, en raison de la puissante évolution économique qu'avaient déclenchée l'abolition de l'esclavage et l'avènement lent, mais sûr, du travail. Libre, le travailleur s'était racheté lui-même par son énergique épargne ; le serf avait rompu le contrat de servitude ; le manant et le marchand devenaient citoyens des villes et des bourgs, — des bourgeois. Les corporations étaient des corps ; elles comptaient et il fallait compter avec elles. La propriété rurale perdait peu à peu son caractère de service alimentaire unique ; la richesse se mobilisait ; le monde s'ouvrait pour aller la cueillir au loin. L'or du Pérou donnait du poids au coffre du marchand ; les épices assaisonnaient et rendaient délectable le vieux pain de la miche. La société d'en bas montait ; le niveau se déplaçait. La féodalité, menacée par dessus, était minée par dessous : sa tour penchait. Dans ces conflits, non seulement persistants, mais multipliés, le besoin se fit sentir cruellement d'un pacificateur, d'un arbitre pour trancher les querelles par le conseil et au besoin par la force. Le privilège lui-même le réclamait. Tous faisaient appel à l'autorité publique : elle renaissait de ses cendres refroidies. Les légistes l'avaient restaurée d'après les fragments négligés du droit romain. Ce rapide relevé d'une longue histoire explique comment la Royauté, prise et coincée, au début du XVIIe siècle, entre le désordre intérieur et le péril extérieur, fut amenée à se saisir du rôle que le pays lui offrait, lui imposait, et à créer, par sa seule action, sans doctrine, sans formule constitutionnelle et, pour ainsi dire d'instinct, cette autorité unique et nationale qui, seule, pouvait régler ce qui n'était que désorganisation. En s'efforçant ce rétablir l'équilibre entre le pouvoir souverain et les droits particuliers, de refouler les profiteurs de la loi privée (ou privilège), de faire la place à ceux qui l'avaient conquise par leur labeur, elle se lançait à tout risque dans le courant de la nécessité, de la justice, du bon sens, du devoir. La nation unie par elle ramassait toutes les expériences du passé pour assurer l'ordre au dedans, la sécurité au dehors. Un pouvoir obéi, une loi, tous les hommes soumis à une même discipline, sujets du Roi, l'ordre s'établissait en quelque sorte de lui-même. Le pouvoir n'avait rien ni d'arbitraire ni de tyrannique. Héréditaire, il rassurait l'hérédité. Il s'épanouissait par sa sève vivante sur la tige d'un peuple qui florissait de lui-même en nation unie. Renaissance de l'autorité. Un pouvoir unique. Mais ce pouvoir unique devait-il nécessairement s'affirmer absolu ?... Tous les Français devaient-ils passer sous le niveau égalitaire d'une autorité sans contrôle ? Richelieu n'a-t-il pas poussé à la démesure un système dont la règle était la pondération ? Pouvons-nous ignorer la longue plainte qu'élevèrent les contemporains, et même l'histoire, contre le cardinal d'État ? Elle accuse cet homme d'avoir abusé de sa faveur et de la confiance du Prince pour imposer au peuple et à la Royauté elle-même, un despotisme écrasant ; il a poussé l'excès de son système, ou plutôt l'exigence de sa nature, de son instinct dominateur, jusqu'à détruire une constitution antique, non écrite peut-être, mais reconnue et qui, par touches et retouches, aurait pu régler les conditions heureuses d'une monarchie tempérée. L'usurpation ministérielle, le vizirat, tel que le réclama ce prêtre doublé d'un légiste, il le maintint à la force du poignet, et sa volonté, triangulaire comme un couperet, abolit des libertés indispensables et ne sut pas en diriger d'autres qui, traditionnelles — par exemple les États généraux, — eussent pu conduire le pays vers de plus pacifiques et plus durables destinées ; il ne sut ni ménager ni aménager en France la collaboration de la Royauté et des élites. Cette critique sanglante n'a pas été formulée seulement par l'histoire ; elle remonte au temps même de Richelieu. Elle trouve son origine dans la polémique acharnée que menèrent sans trêve contre le cardinal ministre les partisans de Monsieur, de la Reine mère et des grands. Par définition, les oppositions sont violentes et injustes ; mais que dire de celles-là qui n'allaient à rien moins qu'à faire du poignard le moyen d'une crise ministérielle ? Ces adversaires, ces rivaux jouaient la partie à fond, — quitte ou double ! L'histoire ne doit pas ignorer leurs griefs ; elle ne peut pas cependant les retenir sans examen. Résistances de l'aristocratie. Le système de Saint-Simon jusqu'à la Fronde. Dans la suite de l'histoire, ces mêmes griefs ont été appuyés de raisons qui méritent l'attention. Le plus ardent défenseur de l'aristocratie fut Saint-Simon. Auteur du Parallèle des trois premiers Rois Bourbons, serviteur posthume de Louis XIII (de ce roi à qui sa famille devait tout), écrivant dans le secret du cabinet, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècles, s'appliquant avec Fénelon à diriger la jeunesse du duc de Bourgogne, il blâme violemment la façon dont fut annihilée cette Cour des pairs qui entourait la Couronne d'un cortège d'honneur et d'un conseil éprouvé. Le rageur petit duc noir apportait à ces critiques une passion personnelle, où il y avait peut-être le mécontentement et la rancune d'une extrême ambition mal satisfaite. Quoi qu'il en soit, sa critique émut la génération contemporaine de la mort du Grand Roi et ses avis prévalurent auprès du Régent. Comme on le sait, le duc d'Orléans remplaça les ministres par les fameux Conseils, où se rencontraient les personnages les plus marquants de la hante aristocratie : Mon dessein, dit Saint-Simon, était de commencer à mettre la noblesse dans le ministère avec l'autorité et la dignité qui lui convenaient, aux dépens de la robe et de la plume, et de conduire sagement, par degrés et selon les occurrences, les choses pour .que peu à peu cette roture perdit toutes les administrations qui ne sont pas de pure judicature et que seigneurs et toute noblesse fût peu à peu substituée à tous les emplois pour soumettre tout à la noblesse en toute espèce d'administration, mais avec les précautions nécessaires contre les abus[61]. Il s'agit donc de l'organisation d'une élite qualifiée et héréditaire, en réaction contre l'absolutisme du Grand Roi et l'ingérence administrative de la bourgeoisie. Or, cette expérience, tentée dans des circonstances exceptionnellement favorables, alors qu'il s'agissait de liquider les tristes années de la fin du Grand Règne, tourna à l'échec le plus complet : Les Conseils, trop nombreux, mal recrutés, — assemblées en miniatures, — ne surent pas s'y prendre, si quelques-uns surent prendre : Les Conseils, dit M. Madelin, constituaient une faiblesse tous les jours plus patente, et il confirme le mot du duc d'Antin : Ramassis de toutes sortes de caractères et de génies pour la plupart peu versés dans les affaires. Sur le cri général, les Conseils furent abolis. Résistances des Parlements, au nom des Libertés publiques. Un autre grand esprit et d'une tout autre autorité en matière politique, Montesquieu, porte contre le ministère de Richelieu des critiques plus vives et plus précises. L'illustre magistrat bordelais découvre le fond de sa
pensée en prenant à partie la mémoire du cardinal : Le
cardinal de Richelieu, écrit-il, veut que
l'on évite les épines des compagnies qui forment des difficultés sur tout.
Quand cet homme n'aurait pas eu le despotisme dans le cœur, il l'aurait dans
la tête[62].
Il est de toute évidence que Montesquieu s'attache surtout à soutenir la
querelle des Parlements contre Richelieu. Comment s'en étonner de la part du
parlementaire de Bordeaux ? Finalement, c'est l'influence politique de la
bourgeoisie de robe, de cette robe et de cette plume
héréditaires si dédaignées de Saint-Simon, qu'il réclame : Convient-il que les charges soient vénales ? dit
encore l'auteur de l'Esprit des
Lois[63].
Cette vénalité est bonne dans les États
monarchiques, parce qu'elle fait faire comme un métier de famille, ce qu'on
ne voudrait pas entreprendre par vertu ; qu'elle destine chacun à son devoir
et vend les ordres de l'État plus permanents. Voltaire s'écrie, dans
ses notes sur l'Esprit des Lois : La fonction
divine de rendre la justice, de disposer de la fortune et de la. vie des
hommes, un métier de famille ! Montesquieu est orfèvre. Ce n'est pas, d'ailleurs, le dernier mot du grand magistrat. Il a pris son parti : la forme de gouvernement vers laquelle il se porte serait une adaptation aux institutions françaises de la constitution anglaise, — ce que nous appelons aujourd'hui, le régime parlementaire. Dès les temps de la Régence, cette mode s'était répandue dans les cercles politiques français. Lord Stanhope l'observe : C'est une chose inouïe comme ils détestent leur condition (il s'agit des Français) et raffolent de la nôtre[64]. Prônée, magnifiée par la philosophie française, cette mode allait conquérir l'opinion et gagner le monde entier. Hier encore, paraissaient des ouvrages, pleins de mérite d'ailleurs, qui faisaient une sorte de reproche à Richelieu de ne pas avoir donné à la France un régime de liberté appuyé sur la représentation sinon du peuple, tout au moins des élites[65]. Mais, pour s'appuyer sur les élites, il faut d'abord que celles-ci se soient imposé à elles-mêmes le respect de la vie en communauté libre et le sens des sacrifices que cette vie commune entraîne. Nous avons dit les dispositions des classes privilégiées qui ne consentaient point à renoncer à l'une quelconque de leurs prétentions. En particulier, eussent-elle abandonné quoi que ce fût de leurs privilèges en matière fiscale ? Jusqu'à la nuit du 4 août, les classes riches opposèrent un refus absolu à tout ce que tenta la Royauté pour les faire participer aux dépenses nationales. Dans la lutte suprême engagée contre les Parlements à ce sujet, la Royauté consuma ses dernières forces et c'est le Parlement de Paris qui, pour ne pas céder, provoqua la réunion des États généraux de 1789 et déclencha la Révolution. La solution britannique ; le régime parlementaire. Le système parlementaire a subi, à son tour, l'épreuve du temps. La représentation, encore partiellement héréditaire à la Chambre des lords jusqu'à nos jours, a été soumise finalement, dans la plupart des pays européens, à la décision du suffrage populaire. Or, aujourd'hui, le sentiment général est-il aussi fortement épris du régime qu'il pouvait l'être du temps de Montesquieu et de ses disciples ? Chaque régime périt par son excès. La monarchie tombe dans le despotisme ; l'aristocratie dans l'oligarchie ; la démocratie dans la démagogie. Il appartient aux détenteurs de ces diverses formes du pouvoir, de veiller aux maux qui peuvent en être la conséquence et de les maintenir dans la juste observance de la sagesse et de la modération. Dans certaines circonstances, on s'est résolu à voiler le visage de la loi ; les esprits se sont portés, d'un mouvement soudain, vers un commandement unique, vers l'autorité sans réplique d'un dictateur. Quand, par la querelle des ambitions et des partis, les principes du régime, quel qu'il soit, ont été altérés, délaissés quand un désordre matériel ou moral prolongé a menacé de précipiter les peuples dans l'anarchie, alors, on a vu surgir le maitre de l'heure, répondant à l'appel de l'opinion pour parer au mal par des décisions promptes, parfois violentes, ou bien encore pour sauver le régime, ou bien encore pour instituer un régime nouveau. Salus populi suprema lex. Ces temps sont proches quand les dissensions civiles ont provoqué, pour comble de malheur, la guerre étrangère, l'invasion, un péril mortel pour la société elle-même. La guerre. soit intérieure soit extérieure, exige que le pouvoir, les volontés, toute l'énergie nationale soient ramassés sous un commandement unique. Sinon, la défaite survient avec ses suites fatales, le déshonneur, la servitude, la volonté de revanche, les maux s'attirant les uns les autres en une chaîne sans fin. Ces dangers sont suspendus, dans tous les temps, au-dessus
de tous les régimes. Par l'histoire, les peuples sont avertis. Thucydide les
a décrits pour l'enseignement des démocraties : Il
advient dans les cités, par esprit d'anarchie, des séditions, beaucoup de
calamités, qui se reproduiront tant que la nature mauvaise sera la même...
Tous ces maux résultent du désir de dominer
qu'inspirent la cupidité et l'ambition, d'où naît l'ardeur des rivalités ;
car ceux qui, dans la cité, président aux affaires, adoptant pour politique
spécieuse, selon leurs intérêts, les uns la cause populaire, les autres la
cause modérée, se proposant, à les croire, le bien public, mais ne visant en
réalité qu'à se supplanter les uns les autres, se portent aux derniers excès...
Lorsqu'ils s'emparent du pouvoir, soit par le hasard
d'un vote, soit même par la force, leur but unique est d'assouvir leur
ambition du moment. Aucun des partis ne songe plus à la justice ; on loue
ceux qui réussissent par leur éloquence... Et la fin du régime
s'ensuit presque fatalement. L'issue dépend du sort que les événements ont
réservé à l'asile suprême de la discipline, l'armée. A Athènes, ce fut la
déliquescence finale : L'armée, ajoute
Thucydide, est à Samos en hostilité contre le
gouvernement. Les soldats méprisent le pouvoir civil parce qu'il est devenu
méprisable ; plus de flotte ni de marins ; l'Eubée est perdue avec ce qui
restait de vaisseaux. Si les Péloponnésiens étaient venus assiéger Athènes,
elle eût succombé. Tels sont les maux qui menacent les démocraties. Mais ils frappent tous les régimes qui ont versé dans des erreurs profondes. Nous avons dit les désordres affreux dont l'agonie de la féodalité menaçait l'unité et l'indépendance de la France. Là encore, la guerre civile sévit à l'état endémique ; là aussi l'ennemi avait occupé la capitale ; nulle sécurité ni intérieure ni extérieure. La guerre des protestants, le siège de La Rochelle avaient réclamé des efforts épuisants. La famille royale était acharnée à sa propre perte. La frontière était aux mains d'une rébellion qui avait partie liée avec l'ennemi. Les alliés et les clients incertains étaient prêts à se retourner contre une alliance ou une protection défaillante. Laisser aller, laisser faire, s'abandonner : quel homme d'esprit clairvoyant, quel homme de cœur s'y serait résigné ? Richelieu agent de son temps. L'autorité ressource suprême. Comment ne pas comprendre et admirer cet homme de grand esprit et de décision forte qui, en de tels moments, ayant conquis un tel empire sur le Roi et sur le pays, garde sur soi-même une maîtrise telle qu'il arrête à lui seul l'avalanche et, par une implacable mais habile rigueur, non, seulement sauve le régime héréditaire mais le consolide, non seulement sauve le Royaume mais l'agrandit, non seulement corrige les mœurs mais les exalte, non seulement maintient l'unité mais l'affermit, non seulement rétablit la discipline mais laisse l'autorité nécessaire pour la défendre à ceux qui lui succéderont ? Richelieu fut cruel en certains cas particuliers, d'ailleurs peu nombreux, et jamais par masses ; mais sa dictature, — acceptons le mot, — fut réfléchie, pesée selon les nécessités et, si l'on peut dire, modérée : dictateur qui sait se conserver un maitre, maintenir la dynastie et préparer l'avenir qu'il ne connaîtra pas dictateur qui se dicte à lui-même sa loi et qui apporte au temps et au pays les remèdes, amers peut-être, mais aptes à les guérir de leurs maux et à leur rendre les forces et l'élan nécessaires pour aborder la course magnifique du Grand Siècle ! Richelieu n'eut pas seulement, comme on l'a dit, les intentions de tout ce qu'il fit. Cet extraordinaire raisonneur, ce contemporain et compatriote de Descartes sut déduire pour agir les raisons de tout ce qu'il décida. Le programme qu'il avait tracé devant le Roi dès les premières séances du Conseil, il l'accomplit par une dépense d'exigence et de rigueur réduite au minimum, avec le consentement d'une opinion publique dont il se préoccupa constamment et qui le suivit d'une confiance éclairée jusqu'où la nécessité le porta. Il avait reçu du passé une France déchirée, abattue ; il rendit .à l'avenir une France relevée dans une rayonnante splendeur. Ce grand serviteur de l'État put, en mourant, se rendre cette justice qu'il n'avait eu pour ennemis que les ennemis de d'État. |
[1] Testament politique. — Succincte
narration de toutes les grandes actions du Roi jusqu'à la paix faite en l'an...
Édition de 1689, p. 5.
[2] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. III, p. 316-317.
[3] Lettre de Charles d'Angennes,
sieur du Fargis, comte de La Rochepot, ambassadeur en Espagne, adressée à
Tronçon, secrétaire du Roi, en février 1621. Voir le Père Griselle, Documents
inédits d'histoire, t. I, p. 213. — Aux temps de la Ligue, d'après une
dépêche du duc de Parme à Philippe II, de janvier 1592, le roi d'Espagne
dépensait en France près de quatre millions pour soutenir Mayenne et son parti,
lettre citée dans Patry, Duplessis-Mornay, p. 206.
[4] Patry, Duplessis-Mornay,
258, et passim.
[5] Voir Gabriel Hanotaux, Études
historiques sur le XVIe et le XVIIe siècles en France, Hachette, 1886,
in-8°, p. 136.
[6] Voir ci-dessus, fin du
chapitre des Parlements.
[7] Mémoires de Mathieu Molé,
t. I, p. 384 et suivantes.
[8] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. V, p. 182.
[9] Voir sur les grands, Mémoires
de Richelieu, t. IV, p. 124, 129, etc.
[10] Maximes d'État, n° LXVIII.
[11] Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. II, p. 314.
[12] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VI, p. 121 ; t. I (M. et P.), p. 395.
[13] Mémoires de Bassompierre,
t. III, p. 273, et Lettres de Richelieu, t. III, p. 805.
[14] Au mois d'avril 1621,
d'Épernon, s'avançant à la tête d'une année royale, pour enlever au protestant
La Force le Gouvernement du Béarn, et prié par le Gouvernent de suspendre sa
marche, répondit très sagement : C'est au Roy seul
auquel vous savez qu'il se faut adresser... Pour
moi, tant s'en faut, Monsieur, que je veuille aigrir les affaires, qu'au
contraire, j'essaie de les adoucir autant que l'obéissance je dois au Roi et
mon honneur me le peuvent permettre. Archives de La Force.
[15] Voir Renaudin, Le Maréchal
Fabert, p. 117 et suivantes.
[16] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VI, p. 148.
[17] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VI, p. 149.
[18] Voir ci-dessous le jugement du
cardinal sur ces princes voisins, dans le chapitre Richelieu et l'armée.
[19] Voir Histoire du Cardinal
de Richelieu, t. II, p. 362.
[20] Voir ci-dessous, Richelieu
et l'armée, Le Maréchal de Toiras.
[21] Mémoires de Richelieu,
t. IV, p. 124-125.
[22] Lettres du cardinal de
Richelieu, t. III, p. 29 et note.
[23] Dans Relazioni, Éd.
Barozzi et Berchet, t. I, p. 88. — Voir ci-dessus, Histoire de Richelieu,
t. I, p. 434.
[24] Voir l'ouvrage de M. P.
Renaudin : Le Maréchal Fabert, in-8°, première partie.
[25] Le 20 novembre 1635, M.
Galland, intendant du maréchal de La Force écrivait au marquis de Castelnau,
deuxième fils de son maître : Les ennemis refusent le
combat, attendant que l'armée du Roi se débande. Il est vrai que le ban et
l'arrière-ban la quittent par troupes. Il y a ordonnance du Roi par laquelle
les roturiers possédant fiefs en Normandie sont condamnés aux galères si, dans
le 15 du courant, ils ne se rendent pas à l'armée et les nobles dégradés de
noblesse à faute de faire la même chose. Il y en aura de fort maltraités ;
toutes les rigueurs ne les pouvant émouvoir à reprendre le chemin qu'ils ont
quitté (Archives de La Force).
[26] Voir Histoire de Cardinal
de Richelieu, t. I, p. 435. Cf. Vicomte d'Avenel, La Noblesse française
sous Richelieu, p. 57 et suivantes. Voir aussi P. Renaudin, Le Maréchal
Fabert, p. 62 et suivantes.
[27] Voir, ci-dessous, les
chapitres : L'armée, La marine.
[28] Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. I, p. 216.
[29] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VI, p. 57.
[30] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VII, p. 39.
[31] Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. III, p. 363, note.
[32] Ce qui ne l'empêche point
d'intercéder assez faiblement en faveur du vaincu de Castelnaudary.
[33] Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. IV, p. 25.
[34] Testament politique,
édit. 1689, p. 133.
[35] Voir ci-dessous le chapitre Richelieu
et l'armée.
[36] Testament politique,
édit. 1689, p. 134.
[37] Histoire du Cardinal de
Richelieu, t. I, p. 437.
[38] Anciennes Lois françaises,
t. XVI, p. 506.
[39] Caillet, Administration de
Richelieu, t. I, p. 208.
[40] Testament politique, p.
193.
[41] Cité par Renaudin, Le
Maréchal Fabert, p. 148.
[42] Journal de l'Assemblée de
la Noblesse tenue à Paris en l'année 1651, sans nom d'imprimeur, in-4°, p.
152.
[43] Voir Testament politique,
p. 175 : Les gouvernements en France sont presque tous
si peu utiles... etc.
[44] Caillet, Administration
sous Richelieu, t. I, p. 44.
[45] Voir Mémoires inédits
d'Arnaud d'Andilly, publiés par le Père Griselle, Documents Inédits,
septembre 1912, p. 417.
[46] Observations curieuses sur
l'État et gouvernement de la France, avec les noms et dignités des familles
principales, publié par le Père Griselle, d'après un recueil imprimé de la
Bibliothèque de l'Institut, dans Documents inédits d'Histoire,
mars-décembre 1913, p. 105.
[47] Préambule de l'ordonnance
de 1626, dans Isambert, Anciennes lois françaises, t. XVI, p. 192.
[48] Voir Legué, Urbain Grandier,
p. 155 et Al. Barbier, Jean d'Armagnac, passim.
[49] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. IV, p. 92.
[50] Isambert, loc. cit., p.
194.
[51] Voir la délibération,
importante jusque dans ses moindres nuances, dans Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. III, p. 145.
[52] Voir Charreton, La Réforme
et les Guerres civiles en Vivarais, p. 179-185 ; et Vaschalde, Démolition
des fortifications dans le Vivarais (Revue du Vivarais, 15 avril
1905) ; et Divers États, Mémoires, instructions touchant la ruine du parti
huguenot ès années 1624-1625, recueillis par Tronson, secrétaire du roi
Louis XIII, publiés dans Griselle, Documents d'Histoire, p. 39.
[53] Caillet, op. cit., t.
I, p. 203.
[54] Mémoires de Richelieu,
t. VI, p. 321.
[55] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. IX, p. 33-36.
[56] Voir G. Hanotaux : Fustel
de Coulanges et les problèmes du temps présent dans l'ouvrage : Sur les
chemins de l'Histoire, t. II, p. 213.
[57] Fustel de Coulanges, Institutions
politiques de l'ancienne France, Transformation de la Royauté, p.
207.
[58] Fustel de Coulanges, Institutions
politiques de l'ancienne France, Transformation de la Royauté, p.
85.
[59] Quadrilogue invectif
d'Alain Chartier, Édition Droz, p. 18.
[60] Voir le chapitre : Richelieu
et les provinces.
[61] Mémoires de Saint-Simon,
t. XXVII, p. 8-9.
[62] Voir Montesquieu, Esprit
des Lois, liv. V, chap. IX, X et XI.
[63] Montesquieu, Esprit des
Lois, liv. VI, sect. XIX.
[64] Cité par Madelin, Histoire
de la Nation française, t. IV, p. 293.
[65] Vicomte d'Avenel, Richelieu et la Monarchie absolue.