Quel roi fut Louis XIII ? Il ne s'agit pas d'exposer ici les conditions générales du gouvernement de la France à la mort de Henri IV et dans les premières années du règne de Louis XIII[1]. On se contentera de montrer l'action que le cardinal exerça, au cours de son ministère ; sur la politique du Roi et sur la doctrine royale. Lui-même est revenu plus d'une fois sur ses idées en cette matière, soit dans ses Avis au Roi, soit dans son Testament politique. Mais ce qui explique le mieux ses intentions, ce sont ses actes. En exposant les événements, nous verrons se dégager les grandes lignes du système qu'il avait adopté après de profondes réflexions. Richelieu est d'abord le ministre du Roi. Cette situation dicte sa conduite. Descendant de fidèles serviteurs de la Couronne, fils d'un prévôt de l'Hôtel, il ne saurait travailler au service de la France que dans un dévouement total à la Royauté. A l'occasion du livre de Sanctarelli, il a exposé sa doctrine. Elle est celle de tous. les publicistes, théoriciens et praticiens gallicans : la couronne royale est ronde ; le Roi tient son pouvoir de Dieu seul ; le Roi est maitre en son Royaume ; il est indépendant de toute autorité sur terre ; en ce qui concerne le gouvernement de son État, son pouvoir absolu n'est régi que par l'hérédité salique et la loi civile coutumière. Nulle autre précision constitutionnelle n'est admise ni désirable : la question ne se pose pas. Richelieu écrit sur ses carnets intimes : Ce serait cracher contre le Ciel que d'attenter à l'autorité du Roi. Dans un tel gouvernement, tout dépend de la qualité du prince. Qu'était donc ce prince, ce roi Louis XIII qui, par son libre choix, avait donné au cardinal de Richelieu le plus haut rang parmi ses conseillers ? Sa nature, son caractère, ses aptitudes, sa personne en un mot, ce sont là naturellement questions de première importance dans un ouvrage consacré à la vie de son grand ministre : la puissance royale étant l'unique appui de l'homme d'État, celui-ci ne pouvait agir avec chance de durée et de succès que dans le sens du pacte tacite unissant le prince à son peuple. Comme l'opinion elle-même, c'est aux actes que le prince devait le juger ; mais, dans ces actes, la confiance, les sentiments, la volonté personnelle du prince devaient avoir une importance capitale : les fameux quatre pieds carrés du cabinet du Roi devaient être l'éternel souci de Richelieu. L'enfance royale. Louis XIII, fils de Henri IV et de Marie de Médicis, né du mélange du sang français avec le sang italien, de la rencontre de l'aventure militaire avec la richesse banquière, gardait, de cette origine, quelque chose d'ambigu et de gêné qui se retrouve, en traits épars, chez son frère Gaston, chez ses sœurs, Henriette-Marie, Marie-Christine, et même chez cette triste reine Élisabeth. Mais la mort tragique du père, fondateur, vainqueur et maitre, avait marqué l'héritier d'une empreinte soutenue et forte ; elle avait éveillé en lui le sentiment royal. Fils aîné, dauphin, il se trouvait, à l'âge de huit ans, le Roi : révélation qui pénétra son âme pour toujours. Bel enfant, bien fait, bien constitué, son corps grandit vite et l'adolescent apparut droit, élégant, souple. Les leçons du manège le formèrent aux exercices virils ; le cheval, la chasse, les longs déplacements dans les vastes forêts réservées aux plaisirs du Roi l'entrainèrent aux fatigues de la guerre. Mais sa mère, la Médicis, en son épaisse jalousie du pouvoir, tint l'esprit de son fils en veilleuse. Louis XIII s'attarda aux jeux puérils, aux affections serviles. De compréhension tardive, ayant quelque peine à s'exprimer[2], sa taciturnité retarda encore un développement viril qui ne s'affirma qu'en pleine maturité. Cependant sa jeune volonté se formait dans le silence par la contrainte même ; arrivé à la majorité royale, il s'essayait à l'exercer en une sorte de timidité obstinée. De cette enfance comprimée, son cœur conserva aussi une aspiration à la tendresse, un besoin passionné et taciturne de cette affection dont il avait été privé. Sentimental refoulé, il devait, durant toute sa vie, poursuivre l'illusion de l'amour sans l'amour. L'adolescent, attardé fut vertueux et quelque peu misogyne : ce n'était pas par les sens qu'on le prendrait. La conduite de son père, fable de la Cour, la lignée si encombrante des nombreux bâtards, l'assaut des femmes qui attaquaient sa lente virilité, tout cela le dégoûtait. Saint-Simon rapporte ce trait, qu'il tenait de son père, favori du prince pendant de longues années : Le Roi aimait Mme de Hautefort ; elle était son soleil, son rayon, sa joie, mais rien de plus ; tout se passait en soins et en discours. Le favori crut que la timidité seule arrêtait le Roi. Il s'offrit de parler pour lui, répondant que ce serait avec un prompt succès. Louis XIII l'écouta jusqu'au bout, puis lui dit : Vous me parlez en jeune homme qui ne pensez qu'au plaisir. Il est vrai que je suis amoureux ; je n'ai pu m'en défendre, parce que je suis homme et sujet aux sens ; il est vrai que je suis roi et que, par là je puis me flatter de réussir si je le voulois ; mais, plus je suis roi et en état de me faire écouter, plus je dois penser que Dieu me le défend, qu'il ne m'a fait roi que pour lui obéir et en donner l'exemple... Je veux bien vous faire cette leçon et vous pardonner votre imprudence ; mais qu'il ne vous arrive jamais d'en faire une seconde de cette nature avec moi. Il n'aimait pas sa femme et il semble bien qu'une sorte de timidité physique ait causé ce premier embarras à remplir le devoir conjugal, qui a donné lieu à tant de tracas diplomatiques[3]. L'inquiétude d'être tenu à l'écart de sa fonction royale était un autre tourment caché. De Henri IV il avait hérité l'esprit de commandement : chez le père, cet esprit s'atténuait en belle humeur et gaillardise à la soldade ; chez le fils, il se durcit en silence morose. Dans le ménage paternel à peine entrevu, une chose pourtant avait frappé le futur Roi, le contraste entre les deux conjoints : la mère, italienne, espagnole, bavarde et secrète à la fois, obstinée et sournoise, ambitieuse sans esprit, tenant tête balourdement à l'homme pétri d'intelligence et scintillant de clarté, au bon vivant, au rieur, au gouailleur qui finissait toujours par avoir le dernier mot puisqu'il était le maitre par droit de naissance et par droit de conquête. N'avait-il pas gagné, ce Béarnais, sa couronne à la pointe de l'épée contre l'Espagne, et remporté la victoire française à Fontaine-Française ? Ces résonances, ce ton, ces souvenirs, frappaient à coups sourds dans le cœur de l'enfant méditatif. Le père avait été arrêté par le poignard de Ravaillac au moment où il partait en guerre contre l'Espagne. Tels étaient lé dessein et le legs suprême. L'adolescent sur le trône. Le legs fut recueilli. Le fils fut, comme le père, soldat et brave. Il disait : C'est beau, pour un roi, de marcher à la tête d'une armée de trente mille hommes ! Et il était toujours prêt à mener l'attaque au premier rang. Nous l'avons vu au siège de La Rochelle. Le voici tel que le montre Saint-Simon, lorsqu'il est question de sauter à l'improviste sur les lies. Son entourage prétendait le détourner d'accompagner les soldats, parce que ce n'était pas moins que d'envoyer les troupes à la boucherie. Louis XIII, qui s'était tu d'abord, s'écria soudain pour la première et unique fois : Je le sais bien, et c'est parce que je le sais que j'y veux aller, parce que je ne sais point envoyer les troupes à la boucherie ; mais, quand il le faut nécessairement, je ne sais que les y mener moi-même. Ainsi Messieurs, je vous suis bien obligé de vos remontrances, mais qu'on ne m'en parle plus[4]. Louis XIII passa dans les îles ; il combattit en personne à la tête des troupes, et y donna les ordres avec tout le froid, la prévoyance et la continuelle présence d'esprit d'un homme qui les disposerait dans sa chambre, sur le papier... Mon, père, qui entendait ces paroles, continue Saint-Simon, me les a racontées et l'inexprimable étonnement de tous ceux qui étaient présents[5]. La chasse et les exercices religieux furent ses habituelles occupations. Il n'aimait guère le monde et se tenait à l'écart. Roi religieux, il était chrétien sincère et pratiquant, empressé aux pèlerinages, à Notre-Dame de Liesse, à Notre-Dame des Ardilliers, au Puy, à Rocamadour ; grand bâtisseur d'églises, de chapelles et d'oratoires, lui qui n'aimait pas à dépenser en constructions. Mais, fils aîné de l'Église, il était jaloux de son héritage souverain et de sa qualité d'évêque du dehors. Sa couronne ne s'inclinait devant rien, pas même devant la tiare pontificale : gallican et même un peu gaulois, on a de lui des lettres qui frisent ce qu'on appelait alors le libertinage, c'est-à-dire une façon gaillarde de s'en prendre aux momeries. Souverain, malgré tout, avec le goût de l'ordre, la volonté d'être obéi, le souci de ses devoirs, le respect de sa dignité royale, la probité, le sens du bien : Le Roi veut être roi, écrit le nonce Bentivoglio. Et ce n'est pas seulement le coup d'État renversant le maréchal d'Ancre et sa bande qui glisse le mot dans la correspondance du prélat diplomate, c'est un sentiment exact du juste, inné dans l'esprit du Roi. Chacun à sa place. Juste, il l'était et il le paraissait par la façon dont il tranchait, aux heures où les politiques et les juristes auraient tout embrouillé. Justice de devoir et non de forme ; justice de Roi. Est-il une page plus digne. d'un souverain, et plus royale que celle déjà citée qu'il adressait de La Rochelle à son procureur général Molé : Je suis au milieu de l'hiver dans les pluies continuelles, au sortir d'une grande et périlleuse maladie, agissant moi-même en tous les endroits, n'épargnant ni ma personne ni ma santé et tout cela pour réduire en mon obéissance mes sujets de La Rochelle et ôter à tout mon Royaume la racine et les semences de troubles et émotions qui l'oppriment et l'affligent depuis soixante ans[6]. Dans l'ensemble, plus on approche ce prince, plus on le trouve attachant, respectable et sûr. Richelieu l'a parfaitement défini en l'appelant, dès février 1628, le meilleur maître du monde. Il en avait eu, dès le siège de La Rochelle, une preuve singulière. Quand le Roi, un peu las, se décida à retourner pour quelque temps à Paris, il fit venir vers lui un des familiers du cardinal et il s'exprima en ces termes, qui furent immédiatement rapportés au ministre : Après que le Roi eut témoigné des tendresses incroyables en disant adieu à Monseigneur, il s'avança vers M. de Gluon, le bras élevé et le lui mettant sur l'épaule, il fit trente pas sans parler, ayant les yeux tout pleins de larmes ; puis il dit : Je ne puis parler tant j'ai le cœur serré du regret que j'ai de laisser M. le Cardinal. Dites-lui de ma part que je n'oublierai jamais le service qu'il me rend de demeurer ici... Il quitte son repos et s'expose à mille travaux pour me servir... Au reste, s'il veut que je croie qu'il continue toujours à m'aimer, dites-lui que je ne veux plus qu'il aille aux lieux périlleux, où il va tous les jours, que je le prie qu'il ne fasse cela pour l'amour de moi, et qu'il considère combien sa personne m'est nécessaire et combien il m'importe de la conserver, qu'il ait soin de sa santé. Je le reverrai bientôt et peut-être plus tôt que je ne lui ai dit, car je sens déjà que j'aurai de grandes impatiences de revenir. Je serai bien aise que vous passiez par Paris pour m'apporter de ses nouvelles. Adieu[7]. Assurément cette lourdeur silencieuse, ce tourment sourd, cette jalousie muette et boudeuse, cette instabilité toujours en méfiance et qui se dérobe sur un mot, enfin tout ce qu'il y a d'insaisissable dans ce caractère, imposait aux entourages et, en particulier, au ministre une inquiétude, une nécessité de surveillance constante, avec la peur journalière de trouver cette surveillance elle-même en défaut. Un caprice, un mauvais propos, une influence sournoise, et l'édifice de confiance si péniblement élevé pouvait s'écrouler sans avertissement et par un éclat imprévu de cette longue dissimulation florentine et royale. Mais le fond était ferme et resta inébranlable, — inébranlé, — jusqu'à la fin. Entretien décisif entre le Roi et le cardinal. Quel témoignage à invoquer, pour l'histoire, en ce qui touche à ces mystères psychologiques, que celui du ministre, du cardinal, du prêtre ! Et quand ce témoignage se produit-il avec le plus de force ? Précisément après le siège de La Rochelle, à l'une de ces heures uniques où les deux hommes se rencontrent face à face pour prendre mesure de leurs consciences ? La Rochelle vient de succomber. Jusque-là Richelieu était si peu assuré de sa situation ministérielle qu'il dit de lui-même qu'il était comme un zéro, et c'est au moment où il reçoit du Roi une véritable délégation du pouvoir royal qu'il écrit ce mot, si extraordinaire sous sa plume. Soudain, il touche au but ; mais il n'est pas encore satisfait : il veut obtenir une confirmation du sentiment de son maitre ; d'homme à homme, et non plus de souverain à ministre, devant ces intimes qui ont besoin, plus que personne, d'être avertis. Ayant donc pesé le pour et le contre, ayant écrit, selon son habitude, le libellé des questions qu'il abordera auprès du Roi, ayant décidé des conditions de l'entretien, il parle. La scène a lieu le 13 janvier 1629, deux jours avant que le Roi s'en aille prendre le commandement de son armée en Italie[8]. Sentant que la Reine mère et ceux qui l'entourent comptent profiter de l'absence du Roi pour engager à fond la partie contre lui, le cardinal a demandé à Louis XIII de convoquer Marie de Médicis et le Père Suffren. Le petit groupe est réuni. Le cardinal commence : Maintenant que La Rochelle est prise, si le Roi veut se rendre le plus puissant monarque du monde et le prince le plus estimé, il doit considérer devant Dieu et examiner soigneusement et secrètement, avec ses fidèles créatures, ce qui est à désirer en sa personne et ce qu'il y a à réformer en son État... D'abord quelques considérations sur la sécurité du Royaume, la fortification et l'élargissement des frontières. Puis le cardinal, envisageant l'éventualité d'une guerre déclarée avec la maison d'Espagne-Autriche, met Louis XIII en demeure de dire quelle sera, durant cette guerre, l'attitude de la France, de la Cour et du Roi lui-même. Sa Majesté doit se demander si elle se sent le courage, la fermeté, la ténacité nécessaires pour prendre un parti et pour s'y attacher ; car, si l'on s'engage, il n'y a plus de retour possible. Jusqu'alors, pour réduire les protestants et les abattre en abattant La Rochelle, tout le monde était d'accord : au premier rang, les Espagnols de la Cour, avec eux le parti catholique tout entier. Mais, maintenant qu'il s'agit de se retourner contre l'Espagne, de faire le pas décisif dans cette affaire d'Italie où l'on aura contre soi la Cour pontificale, tous les dévots de la France et de l'Europe, avec la redoutable perspective d'une diversion à l'intérieur dès qu'on sera engagé dans des complications extérieures à l'infini, il s'agit de savoir si le Roi sera maitre en son Royaume, maitre autour de lui, maitre de lui-même, s'il aura l'inaltérable volonté d'aller jusqu'au bout. Suit un véritable examen de conscience imposé à Louis XIII, non seulement par le ministre, mais par le cardinal, par le prêtre : Le Roi est bon, vertueux, secret, courageux et amateur de gloire, mais on peut dire avec vérité qu'il est extrêmement prompt, soupçonneux, jaloux, quelquefois susceptible de diverses aversions passagères et des premières impressions au préjudice du tiers et du quart ; enfin, sujet à quelque variété d'humeur et diverses inclinations. Chacune de ces faiblesses, chacun de ces défauts est repris. Le cardinal indique les grandes affaires qui peuvent en souffrir ; il interroge directement, impérieusement, le Roi sur ses intentions : oui ou non, le Roi est-il décidé à se surveiller, à s'amender, à se corriger ? Une parole ne suffit pas : il faut un ferme propos et une résolution soutenue. On vise, en particulier, cet esprit d'amusement et de distraction qui détourne trop souvent le Roi des affaires de l'État : Je dirai franchement, déclare le cardinal, qu'il faut que Sa Majesté se résolve à vaquer à ses affaires avec assiduité et autorité ou qu'elle autorise puissamment quelqu'un qui les fasse avec les deux qualités ; autrement, elle ne sera jamais servie et ses affaires périront... Ces paresses, ces aversions, ces sentiments obscurs qui se traduisent par des gestes ou des silences dangereux, il faut les dompter, il faut que le visage lui-même ne trahisse pas les mouvements secrets de l'âme, dont le prompt regard du courtisan tire immédiatement parti. Il est de la prudence du Roi de se contraindre à faire bonne chère aux grands ; bien que ce lui soit une gêne, il la doit supporter avec patience. Et le cardinal revient avec insistance sur le peu d'attention aux affaires, sur ce dégoût pour celles qui sont de longue haleine, quoiqu'elles soient de très grand fruit. Tenir le juste milieu entre une sévérité trop grande et une facilité, une indulgence qui encourage l'intrigue et l'inexécution des lois : C'est à quoi il plaira à Sa Majesté de prendre garde, poursuit le cardinal, particulièrement à ne manquer pas de punir les crimes, dont la suite est de conséquence... Il faut être fort par raison et non par passion. Autre trait d'une vérité et d'une pénétration singulières
: Une des choses qui préjudicient autant au règne de
Sa Majesté est qu'on pense qu'elle n'agit pas d'elle-même, qu'elle s'attache
plus volontiers aux choses petites qu'aux grandes et importantes et que le
gouvernement de l'État lui est indifférent... Et puis, cette observation
si forte, si audacieuse : Ce qui est à noter est
qu'il faut témoigner ses sentiments par une suite d'actions et occasions qui
le requièrent : en quoi il est à craindre que, puisque les inclinations
prévalent d'ordinaire aux résolutions, Sa Majesté oublie dans peu de jours ce
qu'elle se promettra à elle-même et retombe, par ce moyen, dans ses premières
habitudes. Suite d'actions : tout est dans cette parole de si grande portée. Le Roi écoute. Il se tait ; il baisse la tête il se replie sur soi-même. Prévoit-il la conclusion ? Le ministre procède à un long examen de ses propres actes et des critiques qui lui sont adressées par ses adversaires. Il termine enfin : sa santé, sa dignité, le succès qui vient d'être obtenu à La Rochelle, tout le pousse à supplier le Roi de lui accorder, avec la continuation de ses bonnes grâces, une faveur suprême, l'autorisation de se retirer. Mise en demeure hautaine, et peut-être sincère : le ministre a besoin du Roi, niais le Roi a besoin du ministre s'il veut mener à bonne fin le grand dessein hérité du père, objet de tant d'entretiens secrets. S'il n'y a pas engagement réciproque, mieux vaut cent fois ne pas commencer. Je ne saurois, continue Richelieu, prendre un meilleur temps de retraite, que celui-ci auquel Leurs Majestés me savent gré de mes services. Aussi bien, à l'avenir... je craindrai que le Roi s'embarque en de grands desseins, auxquels, de son naturel, il ne se plaît pas et pendant lesquels il est toujours chagrin contre ceux qui l'y servent... En vérité, toutes ces considérations rendront quelque autre, quoique de moindre force, égal à moi et peut-être réussira-t-il mieux en ce que, n'étant pas prévenu de ces craintes, il dira librement ses pensées, et agira avec hardiesse... Le cardinal sait comment ce mot hardiesse résonne dans l'âme du Roi. Pas un homme dans le Royaume n'oserait le prononcer avec un tel accent devant la mère et le fils. Le cardinal a tout dit : il attend. La scène finit comme elle devait finir. La Reine mère et
le Père Suffren gardent le silence, confondus. Quant au Roi, il ne s'attarde
pas et, à sa manière ordinaire,, las d'un si long discours, il prononce en
peu de paroles : Après que le Roi, écrit le
ministre dans le récit qu'il a fait de cet entretien, eut tout entendu avec autant de patience que l'humeur de la plus grande
part des grands en donne aux plus importantes affaires, il dit au cardinal
qu'il étoit résolu d'en faire profit, mais qu'il ne falloit point parler de
sa retraite[9]. Et ce fut tout. Le Roi partit le surlendemain pour la frontière de Savoie, où le cardinal devait le rejoindre bientôt. Le meilleur maître du monde. Ces scènes, ces explications, le public, bien entendu, les ignorait : on le renseignait sur les rapports entre le Roi et le cardinal d'une manière qu'il n'est pas sans intérêt de connaître ; car c'est aussi un jeu de la politique. Un libelle de caractère officieux paru en 1627, La Lettre déchiffrée, nous donne ces détails révélateurs : Aux choses extraordinaires et qui sont dans le train commun, le cardinal dit nettement au Roi ce qu'il en croit, avec autant de prudence que de sincérité. Aux choses épineuses et dont le mauvais succès lui pourroit, possible, être imputé par les envieux, il garde ce tempérament qu'il se contente de lui faire balancer toutes les considérations qui doivent être présentées là-dessus, d'une part et d'autre, sans déterminer précisément ce qu'il estime le meilleur... Que s'il est besoin de lui donner une pleine et parfaite résolution sur quelque matière importante qui regarde le corps de l'État, il lui propose la nécessité de convoquer les grands de la Cour... pour avoir leur avis et s'y conformer, ainsi que lieus le lames pratiquer à Fontainebleau après le partement de M. le Légat[10]... En un mot, le ministre laissait au Roi, pour les petites choses, l'honneur et la louange de la décision, et, si l'affaire était de portée plus considérable, c'est à l'opinion qu'on avait recours. Ces indications, en ce qui concerne le rôle du Roi, sont en général exactes. Les habitudes de travail qui s'instaurèrent entre le Roi et le ministre, lorsque la confiance se fut tout à fait établie, nous sont connues grâce à des documents directs se rapportant particulièrement à la période la plus critique de l'histoire du règne, les premiers mois de 1635. Il s'agit d'Avis au Roi, soumis par le cardinal et annotés par Louis XIII. Chaque résolution à prendre, de grande ou de minime importance, est exposée clairement, minutieusement par le ministre, qui donne son avis ; et le Roi, après avoir lu attentivement, décide. Ainsi, pour une question de personne, le ministre écrit : Reste qu'il plaise au Roi choisir un homme propre à cela. Et le Roi écrit en marge : Je songerai à quelqu'un qui soit propre à cela. Richelieu propose des noms de capitaines pour les quinze vaisseaux qui vont prendre la mer ; Louis XIII met en marge : Il n'y a rien à redire à ces quinze capitaines. Richelieu met sous les yeux du Roi un projet d'ordre à donner pour toute la France, sur lequel il plaira au Roi résoudre ce qu'il estimera plus à propos. Il s'agit de prendre, dans tout le Royaume, les mesures nécessaires en vue de la guerre. Richelieu énumère les provinces l'une après l'autre et fait des propositions soit pour ce qui concerne les choses, soit pour ce qui concerne les personnes. A propos de la Champagne, il note : Faut mettre deux gentilshommes à Rethel, à Château-Porcien. — Il est du tout nécessaire qu'un homme soigneux, vigilant et assuré demeure à Monzon, où il n'y a que la comtesse de Grandpré. — M. de La Fosse sera à Verdun. — Metz est bien. M. le Cardinal de La Valette va y faire un voyage, etc. Le Roi lit tout et annote. Il tient évidemment à être mis au courant du détail. Rien ne se fait sans son contrôle et son assentiment. Après examen, il écrit au crayon rouge sur le document : Je trouve tout ce que dessus très à propos[11]. Les sentiments de Louis XIII à l'égard de Richelieu furent, tout le prouve, une confiance absolue et, disons le mot, une tendresse presque câline. L'autorité du prêtre ajoutait une sorte d'onction sacrée au mérite supérieur du ministre ; elle portait le Roi à lui faire, au jour le jour, une délégation demi-nonchalante, demi-amicale de son pouvoir. De parti pris, il accepte les décisions de l'homme vêtu de rouge, que nul ne saurait remplacer. Du génie de cet homme, le Roi demeurera toujours convaincu : il l'était avec ce quelque chose d'obstiné qui était son caractère même. Pas une lettre du Roi au cardinal, durant les dix-huit années du ministère, qui ne porte le témoignage de cette conviction, véritable origine d'un sentiment durable et fort : le Roi admire le ministre et il l'aime. Il le lui répète sans cesse, s'inquiète de ses inquiétudes, le rassure d'avance, si l'on peut dire ; il le soutient quand il chancelle, raffermit ses sentiments parfois ébranlés : fidèle à la fidélité. Chose presque incroyable, ce prince qui est jaloux ne jalouse pas ! Ce prince si peu expansif, ce grand enfant boudeur et secret trouve des accents spontanés et chaleureux pour écarter toute peine, effacer toute brume, quand un caprice a pu causer quelque tourment : Je vous prie de ne pas venir aujourd'hui, écrit-il le 15 août 1628, parce que cela pourroit faire tort à votre santé, qui est aussi nécessaire au bien de l'État et au mien particulier, qui prie toujours Dieu qu'il vous veuille tenir en sa sainte garde[12]. Le 1er novembre 1629, le Roi annonce son départ pour la chasse. Il ne reviendra pas avant la nuit. Il avertit son ministre, niais ajoute : Toutefois, s'il y a quelque affaire, je quitterai tout et me rendrai au logis à l'heure que vous m'indiquerez[13]. Aux heures tragiques, ce timide trouve en lui-même une
énergie supplémentaire pour ne point fléchir. Saint-Simon a raconté, d'après
les récits de son père, ce qui advint au Conseil dans les premiers jours du
mois d'août 1636. L'ennemi victorieux était alors à Corbie, à quarante lieues
de la capitale, l'armée en repli précipité et les chemins ouverts. Richelieu,
sentant monter la fureur populaire, ne songeait plus qu'à une défensive
découragée : Le Roi, nous explique
Saint-Simon, déclara que cet avis n'était pas le
sien, que des remèdes faibles n'en étaient pas à un mal pressant, encore
moins propres à rassurer Paris, où il venait d'apprendre que l'épouvante
était si grande que beaucoup de monde se préparait à se retirer... Il n'y avait qu'un seul parti à prendre, qui était de
rassembler diligemment tout ce qu'on pourrait de troupes, de marcher aux
ennemis à leur tête pour recouvrer avec audace et promptitude ce qu'on avait
perdu : c'était le moyen unique de rassurer Paris, d'ouvrir les bourses, d'y
trouver du secours et de donner de la confiance au dedans et de la crainte au
dehors. Tout de suite, se tournant à mon père, il lui dit de donner ordre à
ce qui se trouverait le plus tôt prêt de ses équipages ; qu'il partirait le
lendemain et le reste suivrait après... Le
Roi partit comme il l'avait déclaré, reprit Corbie, repoussa les ennemis avec
le succès au dedans et au dehors qu'il s'en était promis. Ce sont de ces heures où le fils de Henri IV, le père de Louis XIV, justifie les jugements du Parallèle des trois premiers Rois Bourbons. A l'ordinaire, il reprend son allure passive, sa manière silencieuse, presque négative, qui ne cesse d'inquiéter le ministre ; mais, quand il le faut, brusquement il se réveille, prend des résolutions fermes, prodigue au cardinal de confiantes effusions. Dès le mois de mai 1626, une lettre de Louis XIII au cardinal avait donné un exemple de ces coups de confiance subits. Il s'agissait d'une grave difficulté, où était en cause le cousin du Roi, le prince de Condé, premier prince du sang. Louis XIII en confie tout le règlement à Richelieu et il ajoute en visant Condé : Il sait la croyance que j'ai en vous, me servant comme vous faites. Je la témoigne avec satisfaction et prie Dieu, etc. Le 9 juin de la même année 1626, dans tout le feu de cette
crise de Blois, si tragique, le Roi écrit au cardinal, qui se portait, pour
la première fois, vers le parti de la retraite : Mon
cousin, j'ai vu toutes les raisons qui vous font désirer votre repos, que je
désire avec votre santé plus que vous, pourvu que vous le trouviez dans le
soin et la conduite principale de mes affaires. Tout, grâce à Dieu, y a bien
succédé depuis que vous y êtes ; j'ai toute confiance en vous, et il est vrai
que je n'ai jamais trouvé personne qui me servit à mon gré comme vous...
Je vous prie de n'appréhender point les calomnies :
l'on ne s'en sauroit garantir à ma Cour. Je connois bien les esprits et je
vous ai toujours averti de ceux qui vous portent envie et je ne connoîtrai
jamais qu'aucun ait quelque pensée contre vous, que je ne vous le die...
La délicatesse du sentiment n'est-elle pas vraiment exquise et la fermeté
politique sans reproche ? Et, comme la Cour et les partis sont déchaînés, le
monde politique soulevé contre le ministre à la main lourde et aux exécutions
promptes, le Roi ajoute : Je ne vous abandonnerai
jamais... Quatre jours plus tard, il mande : Ayant trouvé bon de faire arrêter mes frères naturels, j'ai bien voulu vous en donner avis. Nouvelle crise autrement grave : la lutte décisive est sur
le point de s'engager contre la Reine mère, contre Monsieur, contre une
cabale formidable. Le 16 octobre 1629, le Roi écrit au cardinal : Assurez-vous de mon affection, qui durera jusqu'au dernier
soupir de ma vie. Le 1er août 1630, trois mois avant la journée des
dupes : Assurez-vous toujours de mon amitié. Le
1er août 1632, quelques semaines avant la prise du duc de Montmorency : Je finirai en vous assurant que je vous aimerai jusques à
la mort. Dans la correspondance, qui grossit toujours, ni l'affection
ni la confiance ne diminuent. Au cours de cette malheureuse année de Corbie,
alors que le Roi et le cardinal sont à l'armée et s'efforcent d'aider par
leur présence et leur travail les généraux
qui commandent, le bruit court à Paris que le
cardinal est fort ébranlé. Richelieu apprend cette intrigue, il
ordonne à Chavigny de la signaler au Roi, Louis XIII est prévenu. Que fait-il
? Il quitte son camp aussitôt, vient voir le cardinal dans Amiens, le
rassure, le réconforte. Le lendemain, dès que le Roi a rejoint l'armée,
Richelieu lui écrit : Il m'est impossible de
témoigner à Sa Majesté le contentement et la satisfaction que je reçus hier
de l'honneur de sa vue... Je n'oublierai rien
qui dépendra de moi pour ne lui être pas du tout inutile, et jamais
désagréable... Il y a dans ces mots une nuance des plus fines ; mais
la confiance reste et domine. Quand le cardinal est malade, le Roi va le
voir, l'embrasse longuement avec des soupirs et des
larmes. Ces effusions royales sont pour le ministre un grand
réconfort, Richelieu le reconnaîtra dans ses Mémoires. Et il peut
compter qu'elles ne lui failliront pas ; car une parole revient sans cesse : Soyez assuré que je vous serai toujours le meilleur naître
qui ait jamais été au monde[14]. Cette amitié, cette confiance de fond n'étant pas douteuses et s'étant d'ailleurs soutenues jusqu'à la fin, on n'aurait pas toutefois une idée entièrement exacte des rapports entre le Roi et le cardinal si l'on ne se rendait compte aussi des humeurs, des bouderies, des caprices butés qui, trop fréquents chez le prince, tenaient le ministre en une trop juste alarme. Relatons, au risque de troubler un peu l'ordre chronologique, un fait expressif parmi tant d'autres. C'est un exemple de ce qui se passait parfois entre les deux hommes, surtout alors que de grandes résolutions à prendre tourmentaient Roi et ministre, mettant la Cour entière en suspens. Au début des hostilités contre l'Espagne-Autriche, le Roi a résolu, malgré le désir et l'avis du ministre, d'aller prendre le commandement de son armée sur la frontière. Richelieu sait que rien n'est prêt ; il craint que le désordre, les lenteurs inévitables, les insuffisances notoires ne portent le Roi au mécontentement et même à cette sorte de dépit découragé dont il a donné des preuves si alarmantes pendant le siège de La Rochelle. En quittant Richelieu à Noisy, le 23 août 1635, le Roi lui a laissé des pleins pouvoirs avec le témoignage le plus éclatant de sa confiance et de son admiration. Mais le cardinal sent bien que le Roi a dans l'esprit une arrière-pensée, qu'il a été probablement froissé, qu'il lui en veut sans le dire et sans pouvoir dire pourquoi. Mutisme dangereux de part et d'autre. Le Roi arrive à l'armée. Rien n'est en place ; les gardes ne sont pas là ; les chefs ne sont pas là ; on n'a ni vivres ni argent ; nul détail n'échappe au regard, minutieusement inquisiteur de cet excellent capitaine de compagnie qu'est surtout le Roi. Questions, reproches bruyants, éclats, gestes que les entourages sauront relever et commenter à plaisir. Lettres à Richelieu telles que celui-ci s'attend à en recevoir et qui ajoutent aux misères physiques qui le retiennent à Paris : Je suis très fâché de vous écrire qu'il n'y a à Saint-Dizier ni trésorier, ni munitionnaire, que toutes les troupes sont sur le point de se débander... Par les écrits, les désagréments s'irritent, s'enveniment ; une correspondance à la fois douloureuse et voilée s'échange entre le Roi et le ministre, le premier se laissant aller à sa colère, le second cachant mal son tourment. Latéralement, les deux Bouthillier, le père et le fils, celui-ci auprès du Roi, celui-là resté auprès du cardinal, s'empressent à dire les choses comme elles sont et à mettre les points sur les I., pour que l'on ne s'aveugle pas et que, le mal dénoncé, on trouve le remède. La moindre des incompréhensions pourrait tout perdre. Les choses en sont à un point tel que le cardinal croit l'heure venue de jeter sa dernière carte, celle dont il s'est servi et dont il se servira trop souvent, — au risque d'être pris au mot — la démission. Il adresse au Roi, le 2 septembre, une lettre de pleine et entière soumission, mais où cette phrase tombe comme un poids lourd : Après cela Votre Majesté a trop de bonté pour n'approuver pas qu'un serviteur ancien, fidèle et confident lui dise avec le respect qui est dû à un maitre, que si elle s'accoutume à penser que les intentions de ses plus assurées créatures soient autres qu'elles ne lui témoignent, elles appréhenderoient tellement ses soupçons à l'avenir qu'il leur seroit difficile de la servir aussi utilement qu'elles le désirent. Les confidents pressent Richelieu d'accourir : Sa Majesté auroit très grand besoin de cette visite. Mais la menace de démission a produit son effet ordinaire : d'ailleurs les plaintes du Roi sont fort exagérées[15], et le voilà qui s'abandonne à l'un de ces retours subits qui sont de sa nature comme les humeurs elles-mêmes. Il écrit au cardinal : Mon cousin, je suis au désespoir de la promptitude que j'aie eue à vous écrire le billet sur le sujet de mon voyage ; je vous prie de le vouloir brûler, et oublier, en même temps, ce qu'il contenoit, et croire que, comme je n'ai dessein de vous fâcher en rien, je n'auroi jamais d'autres desseins que de suivre vos bons avis en toutes choses ponctuellement... L'état de l'armée tend, d'ailleurs, à s'améliorer : les gardes sont arrivés, les chefs viennent l'un après l'autre. Chavigny écrit : Depuis que M. de Vaubecourt a mandé qu'il revenoit, le Roi a fait vingt fois les gestes des bras et des jambes que connoît Votre Éminence... Bras et jambes ! Un grand enfant !... Est-ce tout à fait fini ? Dès le i ti septembre, nouvelles difficultés au sujet de Vaubecourt, de Cramail ; le 29 septembre, nouvelle lettre du camp : Je trouve le Roi en meilleure humeur ; mais c'est un beau jour d'hiver sur lequel on ne sauroit faire de fondement. Trait charmant et fleuri dans la neige. Les deux habiles observateurs savent qu'un nuage est toujours proche et c'est pourquoi ils ne laissent pas s'apaiser entièrement l'inquiétude de leur maitre. Cette crise d'humeur a duré un mois ; ce n'est pas la dernière[16]. Mademoiselle de La Fayette disait au Père Caussin que le Roi était bizarre et inégal, et que c'était la crainte qu'elle avait eue qu'il ne changeât qui l'avait fait hâter elle-même d'entrer en religion. Bizarre et inégal : ce caractère, qui était incontestablement celui du Roi, explique l'état d'alerte anxieuse où se trouva toute sa vie le cardinal, l'humeur du Roi, écrivait-il lui-même, étant telle qu'il faut être dans sa haine ou dans sa confiance, qu'on ne tombe pas de ses bonnes grâces par degrés, mais par précipices[17]. Les adversaires de Richelieu étaient aussi toujours dans l'attente d'un revers de fortune et de faveur qui écarterait soudainement le ministre. Ces éléments contrastés se rencontrent et se mêlent dans les circonstances mal débrouillées qui amenèrent la disgrâce du Père Caussin, Jésuite, confesseur de Louis XIII, disgrâce qui se produisit en 1637 et sur laquelle la plupart des historiens s'en sont rapportés aux allégations de l'opposition et des pamphlétaires. On a supposé une manœuvre de Richelieu pour forcer la main au Roi, tandis que, dans la réalité, le Roi se montra, de même que dans toutes les circonstances analogues, le plus ferme et le plus clairvoyant défenseur de son ministre. Les documents authentiques et secrets conservés dans les Archives permettent de suivre le détail intime de l'intrigue à laquelle se prêta le Père Caussin, qui pourtant avait été désigné par lé cardinal lui-même pour devenir le confesseur du Roi. Le Révérend Père, nous le savons maintenant, subissant l'influence du parti des Reines, du parti catholique et espagnol, se laissa entraîner jusqu'à porter en confession à l'oreille du Roi toute la polémique soulevée contre la politique française par le marquis de Mirabel, ambassadeur d'Espagne, par la duchesse de Chevreuse, par les libellistes aux gages de la Reine mère, par les enfermés de la Bastille : scandale de l'alliance avec les puissances protestantes, même avec les Turcs ; extrême misère du peuple ; impossibilité d'obtenir du pays de nouveaux sacrifices ; nécessité de faire la paix par l'entremise de la Reine régnante et de l'exilée Marie de Médicis, etc. On affirme à Louis XIII que Richelieu a mis Mlle de La Fayette dans la nécessité d'entrer au couvent, sinon qu'il lui eût fait donner le poison. Le Roi a tout écouté. Le bruit se répand, le Père Caussin étant à la source, que le Roi ne peut plus supporter le cardinal, qu'il est las de lui. En somme, le confesseur, se faisant l'instrument de l'opposition au cardinal, sortait de sa mission, de sa fonction. Persuadé, selon ses propres expressions, qu'il ne pouvait se taire sans se damner, il écrivait au supérieur des Jésuites, à Rome : Pour les courtisans, le silence est souvent un devoir, pour le confesseur il serait un sacrilège[18]. En réalité, et si l'on va au fond de choses, il faisait au Roi un cas de conscience de prolonger la guerre ; il lui conseillait de conclure avec l'Espagne, sous l'impression de la désastreuse année de Corbie, une paix qui, avec les concessions à faire aux grands et au parti de la Reine mère, eût été un véritable démembrement de la France, la France ramenée au temps de la Ligue et jetée sous les pieds de l'Espagne. Les adversaires du ministre furent, une fois de plus, persuadés (on croit volontiers ce qu'on désire) que le Père Caussin avait partie gagnée, qu'un dissentiment grave se produisait entre le Roi dévot et son ministre et que la chute du cardinal, insinuée par les charmants sourires et bouderies de Mlle de La Fayette, était imminente. Or ce que nous apprennent les papiers secrets, conservés dans lei archives de Richelieu, confirmés par ceux qui se trouvent au fonds Baluze, c'est que le Roi Louis XIII, voyant parfaitement où l'on voulait le conduire, tenait le cardinal au courant des moindres détails de la pernicieuse entreprise. Il écoutait, oui ; il accueillait même les mauvais propos, mais par l'un de ces silences impénétrables, accompagnés parfois de quelque mouvement de bras et de jambes, dont les entourages s'appliquaient à découvrir le sens. Puis, le paquet une fois déchargé, quand le Père Caussin eût dit et répété comme conclusion, parlant de M. le Cardinal, qu'il n'y avoit point d'apparence qu'une seule tête gouvernât un État et que Sa Majesté devoit écouter tout le monde, le Roi mit fin à l'exposé par ce même silence qui était sa manière habituelle. Le lendemain de cette confession où le confesseur avait été confessé (jour de la Notre-Dame, décembre 1637,) le Père Caussin recevait l'ordre d'aller s'enfermer dans son couvent, où ses jours s'écoulèrent à écrire des papiers abondants et vains sur les raisons qu'il avait eues de parler et le Roi de se taire. Bizarre et inégal, écrivait-il, en répétant le mot de Mme de La Fayette. En effet, le Roi était tel : tel avec la Cour, tel avec ses parents, avec la Reine, avec son confesseur, avec ses favoris, même avec son ministre ; mais, en fait, le ministre eut toujours jusqu'à la fin le dernier mot[19]. Pacte formel : confiance au-dessus de tout. Dans l'ensemble, le Roi comptait sur le ministre ; le ministre comptait sur le Roi. Le pacte avait été conclu à l'heure où il était capital qu'il le fût, à la veille de cette campagne d'Italie qui devait décider de la rupture avec le parti de la Reine mère. L'avis si hardiment donné au Roi devant Marie de Médicis et le Père Suffren avait porté. Il fallait que la Florentine fût désespérément passionnée pour ne pas avoir compris le poids et la gravité d'un tel avertissement. Au Royaume il fallait l'union. On est à l'heure où les grandes résolutions vont être prises. La famille royale, les Conseils, la Cour doivent donner l'exemple. Le ministre, qui voit et prévoit, n'est-il pas en droit de réclamer des entourages les engagements fermes qu'il a sollicités du Roi ? Après cette affaire de Savoie, qui peut se limiter encore, comment ne pas envisager une crise universelle et prochaine ? Si le Roi obtient le succès auquel il ne peut renoncer dans l'affaire de Mantoue, ni l'Autriche, ni l'Espagne ne se laisseront diminuer au cœur de l'Italie. Fatalement la France devra donner avec toutes ses forces, toutes ses ressources, toute sa fidélité. On a vu le cardinal recommander au Roi une grande prudence dans ses rapports avec les grands : c'est que l'on a toute raison de craindre, de la part de ces ambitieux à peine contenus, de sou-(laines complications. Un rapide tableau des difficultés en perspective a été brossé par le cardinal : Il faut achever de détruire la
rébellion de l'hérésie, prendre Castres, Nîmes, Montauban et le reste des
places du Languedoc, Rouergue et Guyenne ; raser toutes les places qui ne
sont point frontières ; parfaitement, fortifier celles qui sont frontières et
particulièrement une place à Commercy qu'il faut acquérir ; il faut penser à
se fortifier à Metz et s'avancer jusques à Strasbourg, s'il est possible,
pour acquérir une entrée dans l'Allemagne. Or tout cela ne peut se faire qu'avec beaucoup de temps, grande discrétion, une douce et couverte conduite. Il faut une citadelle à Versoy, acquérir de M. de Longueville la souveraineté de Neufchâtel, penser au marquisat de Saluces, à la Navarre, à la Franche-Comté comme nous appartenant. En un mot, sans rien brusquer, il faut avoir en dessein perpétuel d'arrêter le cours des progrès d'Espagne et, au lieu que cette nation a pour but d'augmenter sa domination et étendre ses limites, la France ne doit penser qu'à se fortifier en elle-même et bâtir et s'ouvrir des portes pour entrer dans tous les États de ses voisins et les pouvoir garantir des oppressions d'Espagne quand les occasions s'en présenteront. Et, par un retour soudain sur les nécessités urgentes, d'un accent si résolu qu'il surprend en sa belle humeur à la Henri IV : Faut entrer en danse et s'assurer des citrons. Traduisons avec plus de fermeté et de précision que ne le fait le secrétaire : Il faut être prêt à se battre et s'assurer de l'argent ![20] Mais le vide désespérant du Trésor s'oppose à toute haute visée. On l'a bien vu à La Rochelle : ce qui a manqué, c'est ce qui manque toujours, l'argent, — l'argent, nerf de la guerre et condition de l'autorité. L'autorité, l'armée, l'argent, voilà ce que le cardinal s'épuisera à arracher à l'avarice, à la désunion, à l'indiscipline des hommes, à la lourdeur des choses, à la lenteur du destin ; voilà ce que tenteront d'obtenir son dévouement à la cause royale, son action passionnée, sa ténacité inflexible. Il veut que le Royaume jouisse un jour en paix de ses biens au milieu du respect des nations voisines. Ce résultat, il s'efforcera de l'obtenir par le seul appui dont il dispose, la confiance du Roi : elle fera la suite d'actions qui préparera la réalisation du grand dessein légué par Henri IV. Ainsi s'expliquent les longues attentes de la politique extérieure du cardinal, pourtant si clairvoyante et si énergique. Son regard est encore retenu par l'intérieur. Ne disait-il pas lui-même au début de sa carrière : Il faut, d'abord, pourvoir au cœur, c'est-à-dire au dedans[21]. |
[1] Voir Gabriel Hanotaux, La
France en 1614 : le Royaume et la Royauté, dans l'Histoire du Cardinal
de Richelieu, t. I, p. 159-551.
[2] Le marquis de Chouppes dit :
... Le Roi, qui avait la repartie prompte, quoiqu'il
eût quelque peine à parler. Mémoires, édit. Techener, p. 9.
[3] Voir le livre d'Armand
Baschet, Le Roi chez la Reine.
[4] Voir G. Hanotaux el Duc de La
Force, Histoire du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 118.
[5] Parallèle des Trois
premiers Rois Bourbons, édit. Faugère, p. 36.
[6] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II, 719.
[7] Voir le document original aux
Archives des Affaires Étrangères, France-Galeries, t. 40, pièce 1. — Au
dos est écrit le mot Employé.
[8] Voir Gabriel Hanotaux et Duc
de La Force, Histoire du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 200-203.
[9] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. IX, p. 60.
[10] Voir La Lettre déchiffrée,
dan le Recueil de Hay du Chatelet, édit. de 1637, p. 32.
[11] Voir Avenel, Lettres du
Cardinal de Richelieu, 14 et 15 mars 1635, t. IV, p. 674 et p. 681.
[12] Lettres de Louis XIII à
Richelieu ayant fait partie de la collection L. A. Barbet, aujourd'hui aux
Archives des Affaires Étrangères.
[13] Voir les lettres de cette même
collection que n'a pas connue M. Avenel ; passim.
[14] Ces derniers textes sont
extraits des publications du Père Griselle : Louis XIII et Richelieu, et
Lettres écrites de la main de Louis XIII ; et de l'ouvrage de Marius
Topin : Louis XIII et Richelieu (passim), aux dates indiquées.
[15] Voir la lettre de Richelieu au
Roi, datée du 11 septembre, dans Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu,
t. V, p. 206.
[16] Voir dans Avenel, Lettres
du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 155 et suivantes.
[17] Voir Delavaud, Rapports et
notices, p. 47.
[18] Lettre citée par Crétineau-Joly
dans Histoire de la Compagnie de Jésus, t. III, p. 342.
[19] Voir toutes les pièces, que
nous n'avons pu que résumer, publiées par M. Avenel, dans Lettres du
Cardinal de Richelieu, t. V, p. 805 et suivantes.
[20] Voir Mémoires de Richelieu,
t. IX, p. 14.
[21] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 181.