HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

APRÈS LE GRAND DÉSORDRE LE GRAND ORDRE

CHAPITRE PREMIER. — DU DÉSORDRE AU GRAND ORDRE.

 

 

Le Royaume à l'avènement du cardinal. La doctrine politique.

Le parti protestant abattu par la prise de La Rochelle, les partisans de la politique espagnole écartés par la fuite de la Reine mère, ces deux succès contraires avaient assuré à Richelieu la faveur du Roi et la confiance des bons François. Confirmé au pouvoir, le cardinal ministre était à même d'aborder les vastes desseins d'organisation du Royaume qu'il agitait depuis si longtemps dans sa pensée et qu'il allait s'appliquer à réaliser désormais.

Il est au point culminant de sa courte carrière. C'est le moment, pour l'histoire, de considérer l'ensemble de sa première activité intérieure, de voir ce qu'il voulait faire, ce qu'il a fait, sans négliger ce qu'une mort prématurée l'empêcha d'achever : toute grande carrière est une carrière brisée.

Quelques réflexions d'abord semblent nécessaires sur l'état de la France au moment où le jeune Richelieu commençait, vers la fin du règne de Henri IV, à s'instruire des affaires publiques avec son ami le Père Joseph.

Les historiens embrassent généralement d'une seule vue le XVIIe siècle : pour eux, c'est l'époque de la règle, de la raison, de la mesure et, selon le mot si expressif de M. Madelin, le temps du grand ordre. On applique ainsi à la première partie du siècle ce qui est vrai de la seconde ; en fait, les vingt-cinq premières années furent plutôt un temps de grand désordre.

La France avait encore le cœur bourrelé des discordes religieuses, des guerres intestines atroces et du péril qu'avaient fait courir à son indépendance ses propres erreurs et ses intolérantes passions. Les Espagnols maîtres de Paris ! Ce comble d'adversité avait été nécessaire pour la retenir au penchant de l'abîme et il avait fallu le sursaut d'un patriotisme désespéré pour que le pays fût sauvé.

Cependant ni les cœurs, ni les esprits n'étaient apaisés ; une sorte de vibration intime maintenait les courages en émoi ; les passions refoulées réagissaient par à-coups avec une extrême violence. La Fare, qui est de la génération suivante, nous a transmis l'écho de cet ardent passé tel qu'il l'avait reçu : Il faut remarquer, dit-il, que le XVIe siècle fut un siècle de trouble et de division. L'autorité royale fut souvent méprisée et presque éteinte. Les intrigues du Cabinet, les guerres de Religion, le changement fréquent des Rois et du gouvernement, la faveur et les grands établissements que se disputèrent la maison de Montmorency et celle de Guise donnèrent lieu à quantité de petites guerres qui recommencèrent souvent, à beaucoup d'intrigues, à des cruautés extraordinaires et au grand abus que les seigneurs firent de leur autorité. Comme il y avait beaucoup de chemins différents pour la fortune et de moyens de se faire valoir, l'esprit et la hardiesse personnels furent d'un grand usage et il fut permis d'avoir le cœur haut et de le sentir. Ce fut le siècle des grandes vertus et des grands vices, des grandes actions et des grands crimes ; après que celui qui fut commis en la personne de Henri III eut laissé à Henri IV, non pas un trône où il n'y eût qu'à monter, mais une couronne à conquérir, le Royaume éprouva, pendant le reste de ce siècle, tout ce que la rébellion lui pouvait faire essuyer.

Rébellion : c'est bien le mot qui exprime la maladie du siècle à ses débuts. Si l'on voulait reconnaître les origines de ce mal, qui se prolongea par d'infinis soubresauts jusqu'à la fin de la Fronde, il faudrait remonter aux principes de la Réforme.

Par la déclaration de Wittenberg, les anciens cadres avaient été brisés, le sentiment particulier s'élevait contre l'ordre établi, la foi publique chancelait, les traités signés et les frontières reconnues se trouvaient sans autorité et sans sécurité. L'Europe se débattait dans une totale anarchie. L'Allemagne, dont l'immodération essentielle ne sut jamais ni se limiter ni se résigner, devait tramer pendant de longues années encore les suites de ses divisions acharnées. Quant à la France, par les violences dont elle n'avait pas eu l'initiative, elle avait subi les horreurs d'une invasion et d'une dévastation aussi affreuses peut-être que celles de la guerre de Cent ans. Et lorsque le comble de la misère eut arraché les armes des mains et scellé au sceau de la tolérance les pactes de paix, la résistance à ces sages résolutions fut encore longtemps aveugle et passionnée.

La querelle à la fois religieuse et politique était loin d'être calmée. La messe, acceptée par Henri IV, avait transmis l'héritage sans réconcilier les héritiers. Borne, déchue de son autorité disciplinaire, s'enchaînait, pour vivre, aux intérêts et aux ambitions de la maison d'Autriche. Les puissances protestantes, assurées de cette supériorité morale dont elles n'ont cessé de se targuer, et de leur ascendant économique, se promettaient le succès final. L'esprit calviniste soufflait en tempête de liberté. Un machiavélisme universel imposait à la politique, avec la loi de la force, le masque de l'hypocrisie. Il fallait rétablir, non pas sur le papier et sur les lèvres, mais au fond des cœurs, un ordre, une vie publique réglée, une paix où les lois de la civilisation et de la morale chrétiennes seraient respectées. Ces réformes, les masses, qui avaient tant souffert, les réclamaient et les élites, qui avaient tant contribué au chaos social, s'y portaient d'une allure décidée. Des temps nouveaux s'annonçaient.

Mais par quelles voies l'œuvre qu'avaient ébauchée Henri IV et ses sages conseillers, soit protestants, soit catholiques, Sully, Villeroy, Duplessis-Mornay, le Père Richeome et tant d'autres, pourrait-elle s'achever ? par quels hommes ? par quelles méthodes ? par quelle autorité ?

Lorsque Richelieu, sorti à peine de l'adolescence, s'engageait dans les chemins du pouvoir, la crise ébranlait encore toute l'Europe disloquée : religions, nationalités, gouvernements, armées, le désordre et l'ordre étaient partout aux prises. L'Europe, — et la France particulièrement, — étaient toujours en présence du problème religieux et moral.

Rien n'était résolu ; tout était en suspens.

L'histoire, c'est le tableau du progrès des mœurs : les mœurs et l'autorité publique sont troublées quand la conscience n'est pas en repos. Aussi, dans le conflit universel, ne peut-on isoler tout à fait le problème religieux du problème politique, ni de l'ordre public, ni même des intérêts économiques. La loi morale est le fondement des sociétés : faiblit-elle, tout glisse ; reprend-elle son autorité, tout se relève. Comme il arrive après les misères insupportables et les déchéances honteuses, un courant puissant commençait à soulever la nation et poussait les chefs dans le sens de leurs nouveaux devoirs.

 

Ébranlement des croyances et de la morale.

Disons d'abord la gravité du mal. Non seulement le parti protestant français, à l'abri des clauses de l'Édit de Nantes, avec son million d'âmes dévouées et énergiques, avec ses places de sûreté, avec l'âpreté de sa querelle, avec son assurance hautaine, avec le concours des puissances protestantes du dehors, représente une force redoutable et qui peut faire pencher la balance des intérêts et des sentiments ; mais, par son principe du libre examen, il a autorisé des habitudes de discussion et de négation qui, en minant les croyances, ont ébranlé les bases de l'union civile.

Rabelais a osé écrire ; Montaigne, plus souple, s'est glissé dans les esprits et les a troublés par son scepticisme pénétrant. Et combien d'autres ont pris la plume ou la parole, trouvant leur joie à détruire ce qui ne pouvait être remplacé ! Combien de lettres d'hommes obscurs se distribuaient sous le manteau et s'insinuaient dans les esprits inquiets et sans consistance ! Le Père Mersenne, surveillant attentif de la contagion, affirme qu'il y avait alors quarante mille athéistes dans Paris[1]. Un nom suffit pour désigner la secte, Théophile. Un maitre de rhétorique, probablement Belurget, régent au collège de Navarre, avait rédigé, à l'usage du populaire, cent six quatrains faciles à retenir, sur le modèle de ceux de Pibrac : c'étaient les Quatrains du Déisme, attaquant avec une étrange audace la foi, l'autorité, la tradition :

Puisque l'Être éternel est éternellement.

Très heureux et parfait en toute suffisance,

Qu'il est la bonté même et sage infiniment

Sur tout ce qu'en conçoit l'humaine intelligence,

Le superstitieux n'est-il pas insensé

De se le figurer constant et variable,

Embrasé de vengeance et d'un rien offensé,

Ennemi des tyrans et plus qu'eux redoutable.

L'est-il pas derechef de se l'imaginer

De tout cet univers la guide souveraine

Et croire ensemblement qu'il se laisse mener

Selon les passions de la nature humaine ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

S'il nous faut espérer qu'au delà du trépas

Des délices du ciel nous aurons jouissance,

Pourquoi ne prendrons-nous de celles d'ici-bas,

Attendant celles-là l'usage et connaissance ?

Nommons ce groupe par son nom : c'est le troupeau d'Épicure. La secte, après avoir infesté Paris, se propage par toute la France[2].

Ce n'est pas seulement le dédain égal pour toutes les religions affiché par un Théophile qui signale le caractère de cette rébellion ; c'est le paganisme déclaré d'un Desbarreaux, la plaisanterie fourrée d'un Boisrobert, la fantaisie d'un Faret ou d'un Saint-Amant. Et, loin de rejeter cette tourbe au ruisseau, on l'accueille, on lui fait fête : Montmorency protège Théophile ; d'Harcourt nourrit Faret (et l'abreuve) ; Saint-Amant reçoit le titre de gentilhomme ordinaire de la Chambre de Marie de Gonzague, reine de Pologne. Faut-il dire jusqu'où va cette complaisance extraordinaire ? Un certain Chauvigny, baron de Blot, athéiste notoire, qui raillait sans vergogne les apparitions, les revenants, les pèlerinages et conversions, reçoit de Gaston de France, frère du Roi, la lettre suivante : A notre féal Blot. J'ai cru, comme homme pieux que je suis devenu depuis peu, être obligé de vous écrire ces lignes pour vous exhorter à la conversion par l'exemple de Praslin, lequel, ayant toujours mal vécu, s'est converti par un accident bien étrange... Faites nos baisemains aux dames[3].

Gaston est un fol et ses propos sont de peu de conséquence ; mais ne voilà-t-il pas que notre cardinal, apprenant la mort de Théophile, se détourne des affaires de l'État pour écrire à cet autre athéiste, à ce farceur et plaisant de cour dont il a fait son familier, Bautru, comte de Serrant, une lettre, la plus surprenante des lettres sous la plume d'un prélat de sa qualité :

Paris, 11 octobre 1626.

Monsieur, j'envoie savoir de vos nouvelles, à condition que vous n'en direz rien à vos confrères qui se sont trouvés à la sépulture de Théophile, de peur qu'ils !pensent que je sois de même farine. Votre cadet dit que votre âme a plus besoin de purgation que votre corps ; mais mon petit médecin nous assure que les pleureurs de Paris ne gagneront rien à votre occasion. Je veux croire que c'est qu'il tient la maladie non périlleuse, et non pas ce que dit le Père Guron[4], que les gens de bien trouveront plus à rire qu'à pleurer, si ce monde se déchargeoit de votre personne comme la mer fait de toutes choses impures. Guérissez votre corps, convertissez votre âme et vous assurez qu'en l'espérance de votre amendement.

Je suis, Monsieur,

Votre très humble serviteur,

Le Cardinal de Richelieu.

On se demande ce qu'il faut penser de ces étranges plaisanteries et complaisances ; et il faut bien admettre que les remous du siècle avaient entraîné les âmes ou, pour le moins, que le bon ton, la mode encourageaient ces sortes de bravades et d'inconvenances.

Le siècle de Brantôme et de Régnier, de Théophile et de Desbarreaux, de Bassompierre et de Charles Sorel avait respiré l'air empesté des grands désordres civils. Henri IV avait été rondement l'homme de son siècle ; Louis XIII le fut aussi, mais plus contraint et plus couvert ; Louis XIV devait continuer Henri IV dans une tranquille majesté. Les femmes, plus hardiment qu'à aucune autre époque, rompent avec la retenue, la pudeur : Condé ou Chevreuse, duchesse de Rohan ou duchesse de Longueville, elles mènent de front l'amour et la politique et hissent leurs galants aux hautes charges de l'État. La reine Margot étale le cynisme de la Ruelle mal assortie. Marie de Médicis et Anne d'Autriche trament autour d'elles un relent d'Italie et d'Espagne. Le théâtre et le roman n'ont qu'à ramasser dans l'ornière de l'histoire Cinq-Mars et Marion de Lorme. Et si l'on descend plus bas encore, on voit s'agiter dans la boue le Boisrobert (admis lui aussi aux plus flatteuses intimités), le Théophile, le Desbarreaux[5] et son accusateur le Père Voisin ; des personnages enfin d'un tout autre ramage et plumage, ces Condé, ces Lorraine dont on fait des chansons :

Igne tantum perituri

Landeriri.

Et est-il possible de tenir tout à fait en dehors de la liste noire ce mystérieux Louis XIII, dont Richelieu lui-même dut autoriser et sceller de son sceau cardinalice le favoritisme intime et ses pactes singuliers ?

Les esprits forts bravent les lois divines et humaines : comment les esprits faibles ne retourneraient-ils pas aux misères ancestrales de la superstition ? Des drames qui souvent s'achèvent sur le bûcher passionnent l'opinion : c'est la fameuse affaire des possédées de Vervins ; la non moins fameuse affaire de la possédée de Chartres, Marthe Boursier ; c'est l'histoire des religieuses de Lille en Flandre, la condamnation et l'exécution du prêtre magicien Gaufridi. Vanino Vanini, philosophe et grandement docte, est condamné par le Parlement de Toulouse comme athée : le bourreau lui coupe la langue et le brille vif sur la place du Salin[6]. La populace de Saint-Jean-de-Luz conduit une Juive au bûcher[7]. Ce téméraire Théophile court grand risque de la vie[8]. Richelieu lui-même, en son livre l'instruction du Chrétien, tonne contre ces magiciens et sorciers qui abandonnent Dieu et se donnent au diable avec abomination et hérésie ; contre ceux qui s'émeuvent de voir la lune à gauche, estiment les jours heureux ou malheureux, ont confiance en un certain nombre de chandelles. — Pente dangereuse qui peut mener au bûcher d'Urbain Grandier[9].

C'est vers cet abîme de déraison que l'âge de la raison était entraîné à ses débuts. Il se retint et se sauva, mais non sans un grand effort sur soi-même ; un brusque retour vers ses croyances traditionnelles, vers la-foi chrétienne, lui fit retrouver la grâce intellectuelle et morale dans une santé raffermie.

 

Restauration des croyances et des mœurs.

Richelieu dit de la France : Ce peuple qui, ne se tenant jamais au bien, revient si aisément du mal. Voici, en effet, que, par un mouvement spontané des âmes et par une de ces inspirations sublimes qui suivent souvent les grandes crises, se produit une guérison de la société française, quasi miraculeuse et que l'admirable observateur du sentiment religieux, l'abbé Bremond, a nommée l'Invasion mystique.

L'origine est dans la conversion de Henri IV. Ce grand acte, accompli en pleine lumière devant le sanctuaire national vénéré à Saint-Denis, a touché la conscience nationale. Elle se réveille, elle sent grandir en elle du même coup l'horreur du désordre et le dégoût de l'impiété ; la terre lui manquant, elle s'élance vers le ciel. Des conférences s'ouvrirent partout : à Paris, dans les villes, les châteaux, les villages, aux plus humbles foyers ; on cherchait à s'éclairer simultanément sur la politique et sur la religion. Et, comme il arrive d'ordinaire en France quand le feu des passions est tombé, on se porta vers un parti de conciliation et de mesure. La France voulait rester catholique, mais elle voulait aussi garder son indépendance intellectuelle et morale. Entouré d'un clergé national, prudent et avisé, le roi de Navarre a abjuré le protestantisme entre les mains des prélats du Royaume. Il frappe à la porte de l'église : Qui êtes-vous ? demande la voix du prêtre. — Je suis le Roi. Ouvrez ! Et c'est toute la procédure. Paris va, lui aussi, ouvrir ses portes. Le Royaume se reconstitue.

Dans cette volte-face subite, tout le monde fut de bonne foi. Et d'abord le Roi : il devenait catholique, sincère catholique, parce qu'il trouvait sage et convenable de le devenir. Certaines gens jugent à la légère ces grandes démarches de l'âme. Il s'agissait bien de la communion sous une ou deux espèces ! La pacification de la France allait décider de la pacification universelle et le mot était prononcé qui devait apaiser cette affreuse querelle : tolérance. Le Roi, ayant assisté aux offices, se retrouve, qu'on le veuille ou non, fils alité de l'Église : en 1603 il rappellera les Jésuites. Écoutons le Père Richeome, qui fut un des instruments de la décision ; il fait vivre devant nous ce Roi qui sait prendre une résolution et en accepter les conséquences : L'éloquence du roi Henri, écrit-il, n'était pas un tissu de phrases mignardes et de fleurs de rhétorique, mais un discours nerveux, un langage mile et martial, laconique et sentencieux, prenant sa source d'une profonde prudence et d'une subtilité naturelle. Ce sont des hommes, cela ! Et il les faut tels en de tels moments !

 

La politique et la religion.

Il suffit d'avoir entendu la clameur qui rallie le peuple de France tout entier aux grandes heures de son histoire, pour imaginer l'émotion qui se répandit d'un bout à l'autre du Royaume lorsque les paroles royales se furent propagées. Selon le mot de Hurault, « les rames tombèrent des mains » aux fauteurs de rébellion. Et ce fut un élan vers le prince qui disait au peuple ce que le peuple voulait qu'on lui dit. Foudroyante, l'invasion mystique se dressa contre la Réforme venue d'Allemagne et contre l'invasion espagnole.

Quelques années plus tard, François de Sales, chargé d'une mission diplomatique, vint à Paris. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver la France et Paris si différents de ce qu'il les avait connus tandis qu'il faisait ses études au collège de Clermont : Des saints, de véritables saints en grand nombre, et partout ! s'écriait-il, en se souvenant de la ville de désordre et de sang que Paris avait été pendant la Ligue[10].

Le saint évêque offrit à la soudaine ardeur française plus qu'il ne recevait d'elle ; il la calma, l'apaisa, la guida vers la pondération souveraine qui devait être la marque du Grand Siècle : Je suis tant homme que rien plus, disait-il de lui-même... Je ne suis point homme extrême et me laisse volontiers emporter à mitiger. Ne dirait-on pas Montaigne ? — mais avec quelle autre lueur dans les yeux ! — Je vais tout à la bonne foi, à l'abri de la providence de Dieu, disait encore le bon évêque de Genève. — J'aime les âmes indépendantes, vigoureuses, qui ne sont point femmelettes, les paroles simples sans être frisées, la conduite simple à la grosse mode. On croirait entendre Henri IV lui-même. — Corriger l'immodération modérément : n'est-ce pas la devise de l'âge qui va naître ?

Ainsi se tempère d'onction ce revirement qui va faire de l'âge de la rébellion la plus magnifique époque de discipline intellectuelle et spirituelle que l'histoire de France ait connue : grands cœurs épris de l'éternel, qui deviennent, selon l'expression de M. de Grandmaison, les témoins de la présence amicale de Dieu dans l'humanité. Mysticisme, foi, propagande, œuvres, désintéressement, tout à la fois. De partout surgit la volonté d'expiation par suite du désordre.

Le premier devoir, c'est d'agir. Un de ces mystiques d'action, qui ne quittera plus notre héros, le Père Joseph, s'écrie : Si on manque à ce devoir, on est aveugle, ne connaissant ni ses amis, ni ses ennemis, et on ne peut assez déplorer le malheur d'un chrétien négligent qui tombe à toute heure dans le piège de quelque déshonnête délectation. Combien ce pécheur sera-t-il étonné à la mort, quand il lui faudra voir par force ce qu'il a voulu ignorer et que, tout farouche et sauvage, il n'osera lever les yeux sur son Seigneur, n'ayant pour toute retraite que la gueule béante du dragon infernal, qui se fera sentir à cette âme, maintenant si délicate et si sensible.

Lorsque François de Sales rencontre Richelieu, déjà les hommes de foi et de dévouement se sont rangés en cortège. Des familles entières se vouent au service du Seigneur, aux œuvres de charité et d'expiation. Les femmes apportent leur courage, leur douceur, leur persévérance et ce don d'elles-mêmes qui leur est si naturel. Les extases de sainte Thérèse ont orienté les cœurs vers le sublime. Quelles figures ! quelle cohorte ! Mme Séguier, la Mère de Bérulle, Mme de Brissac et, la plus illustre de toutes, Mme Acarie ; puis Antoinette d'Orléans-Longueville, marquise de Belle-Isle, Anne de Bourbon-Condé, duchesse de Longueville, Marie-Sylvie de La Rochefoucauld, comtesse de Rochechouart, Marie Phélypeaux, comtesse de Bury[11], Mme de Chantal, Jeanne de Lestonac, nièce de Montaigne, veuve du marquis de Montferrand, Françoise Hurault, veuve d'Amos du Tixier, protestant converti, dont les cinq garçons et filles prononceront leurs vœux !.. Il faut s'arrêter, non sans rappeler le concours qu'apportèrent à la restauration catholique les deux Reines, Marie de Médicis et Anne d'Autriche : celle-ci, dans un sentiment de piété familière, partageait le lit de Sœur Marie de l'Incarnation.

Quant aux œuvres, elles se multiplient de telle sorte qu'il est impossible de les énumérer toutes. La Congrégation de Sainte-Geneviève fonde les Carmélites de Sainte-Thérèse ; la marquise de Montferrand établit à Bordeaux les Filles-de-Notre-Darne ; M. Didier de La Cour réforme les Bénédictins de Saint-Vanne ; le Père Mussard le Tiers-Ordre de Saint-François ; la Mère Angélique Arnauld Port-Royal ; les Capucins vont être spécialement affectés aux missions lointaines. Dès 1607, à Paris, les hôpitaux sont tenus par les Frères de la Charité. En 1610, la Visitation, gloire de François de Sales et de Mme de Chantal, est fondée. Le Père de Bérulle crée l'Oratoire pour la restauration des études du clergé ; Mme de Sainte-Beuve introduit à Paris les Ursulines, destinées à prendre en France un si extraordinaire développement ; les Frères de la Doctrine chrétienne apparaissent en Avignon ; la Congrégation de Saint-Maur rétablit chez elle l'ancienne discipline de saint Bene et va devenir l'un des plus hauts foyers des sciences historiques et ecclésiastiques ; la Congrégation des Filles-du-Calvaire naît à Poitiers par les soins de la célèbre Antoinette d'Orléans et le Père Joseph la dirige avec une autorité mystique inégalée. Enfin, deux œuvres qui ferment l'ère du grand trouble et annoncent l'avènement du grand ordre : d'une part, les Dames de la Charité et les Filles de la Charité, précieux legs de saint Vincent de Paul ; d'autre part, les séminaires fondés par M. Olier, curé de Saint-Sulpice, où vont se former ces traditions de science, de piété et de tenue morale qui seront désormais la marque du clergé français dans le monde catholique.

 

En attendant les grandes œuvres littéraires, qui, de Corneille à Fénelon, illumineront ce siècle où la raison s'unit le plus intimement à la foi, les arts ont pris les devants. Architecturé, sculpture, peinture s'arrachent au paganisme de la Renaissance et de nouveau regardent le ciel : Debout sur un nuage ou sur un croissant de lune, la Vierge d'avant les abîmes plane au-dessus de la controverse ; elle a la sublimité d'une idée éternelle[12].

Le moyen âge lui-même n'a rien connu de plus haut. Unité et trinité, virginité et maternité, les âmes confondues devant les réalités surnaturelles acceptent et s'inclinent ; le paganisme et la superstition sont refoulés. L'art devient le langage universel du retour à la foi : Saint-Pierre de Rome est un livre où se lit toute la contre-révolution catholique et c'est la réplique sublime à la critique protestante. Saint-Sulpice est une puissante adaptation des conquêtes de la Renaissance aux exigences du culte chrétien, qui s'élargit et s'éclaire, déchirant les obscurités accumulées par l'épouvante du moyen âge. Jésus enfant, le Calvaire, la Sainte Vierge, les Saints attirent, de partout, un mouvement, un élan plein de tendresse vers lés mystères de la foi catholique ; l'extase emporte les âmes d'élite en leur effusion de gratitude jusqu'au ciel. Les deux grands créateurs de l'art nouveau, tous deux contemporains de Richelieu, Rubens et Philippe de Champagne, sont les porte-étendards des deux camps qui se partagent la chrétienté : Rubens élève des Jésuites comme Corneille, Philippe de Champagne attaché au jansénisme comme Pascal.

Et que dire de la philosophie, de la science, des lettres, de l'éducation d'un peuple entier se portant vers la politesse, la modération, l'honnêteté, ces vertus des braves gens, que peignaient les frères Le Nain ?

Il est impossible que l'histoire, en particulier la biographie d'un homme, embrasse le mouvement total de l'humanité dans ses infinies manifestations. Qui pénétrera le fond des cœurs ? qui analysera les instincts, les influences ? qui connaîtra les raisons et les causes des pensées et des actes ?

Tout au plus pouvons-nous tenter d'indiquer, en ces quelques lignes, le puissant renouveau qui, dans la France du XVIIe siècle, répara le désordre intellectuel des tiges antérieurs ; réactions inhérentes à la nature humaine et au groupe social qui se voit en perdition. Plus la société est affinée, plus son ressort est souple ; les grands élans naissent des grandes chutes.

 

Dans ces retours, quel rôle appartient spécialement à la politique ? Ne pouvant se détacher des intérêts ni des passions, rivée à la dure matière des corps, par quelle aspiration inquiète s'élève-t-elle jusqu'à la spiritualité ?

Il est facile de l'en écarter d'un geste et de traiter son action comme quelque chose d'éphémère, de négligeable.

L'abbé Bremond, après s'être complu dans cet admirable raffinement mystique du Grand Siècle à son aurore, se trouve en présence du Père Joseph et de Richelieu : Pour nous, dit-il, Richelieu est moins gênant. Il a peur de l'enfer ; il aime la théologie ; il ne se désintéresse pas tout à fait des choses de Dieu ; mais enfin son royaume est de ce monde.

Eh oui ! Et il faut bien qu'il y en ait quelques-uns pour s'occuper de ce pauvre monde. Si les mystiques peuvent se vouer à la prière et à la contemplation du divin, si les couvents ne sont plus pillés, les églises brûlées, les images saccagées, les saintes filles dispersées, si les théologiens, molinistes et jansénistes, peuvent se ruer dans leurs querellés, un peu trop acharnées pour être édifiantes, c'est que la paix règne dans le Royaume et que l'ordre a été remis dans la maison. Tout se tient : la paix, la charité, enfin l'élan vers la grâce. Quant à ceux qui se sont donnés à la première des tâches, la plus rude, le travail de Marthe, le balai à la main, ceux qui ont fait la maison digne de recevoir le Seigneur, faut-il les traiter si légèrement ?

Richelieu, ayant auprès de lui ce prodigieux mystique, le Père Joseph, qui sut unir les deux devoirs, dit la souffrance des grands hommes qu'on met au gouvernement des États : Ils sont comme ceux qu'on condamne au supplice, avec cette différence seulement que ceux-ci reçoivent la peine de leurs fautes et les autres de leur mérite.

Le Capucin ne le quittait pas d'une ligne dans ses œuvres terrestres. Tout éclairé de lumières spirituelles, il sait ce qu'il a dû sacrifier en se détournant de à paix divine pour se lancer dans les conquêtes humaines. Le voilà sur son lit de mort ; Richelieu lui crie : Mon Père, Brisach est à nous ! Le moribond ne témoigne aucune joie. On croit, au contraire, entendre jaillir du fond de son cœur, à cette minute suprême, son peccavi désespéré : Je sais, par moi qui, en punition de mes fautes et pour avoir abusé du temps que j'ai eu, n'ayant tout le loisir maintenant de penser à mon intérieur, et qui suis toujours distrait en diverses occupations, le mal que c'est de ne pas être uni à Dieu et de ne donner pas possession à l'esprit de Jésus dans notre âme... Quand je pense à cela et que je vois comme je vis et la plupart des créatures, je crois que le monde est une fable et que nous avons tous perdu le jugement, ne faisant pas de différence entre nous, les païens, et les Turcs. Ce n'est pas que l'Église ne soit pure et que le pur esprit no soit en quelques âmes car, sans cela, je crois que Dieu consumerait tout l'univers, hâtant le dernier jugement, ou ferait un nouveau monde.

Magnifique pessimisme de l'homme qui voit de près l'humanité souffrante et qui s'est adonné à la plus ingrate des tâches : la subordonner à l'ordre divin par l'ordre humain, lui rendre la confiance en elle-même. Les deux parties sont liées, la divine et la terrestre. On ne peut ni les séparer, ni les opposer l'une à l'autre. Unies, leur force est sans égale.

La fin du XVIe siècle et le début du XVIIe virent naître, pour la grandeur intellectuelle et morale de la France, un groupe d'hommes incomparables. Vincent de Paul unit en 1576 ; il réunit autour de lui, en 1626, les premiers prêtres associés ; il fonde en 1634. la communauté des Filles de la Charité. Descartes, qui ouvrit les voies de la méthode et de la raison, unit en 1596 : ses premiers essais sont de 1619. Corneille, le maitre de l'héroïsme, naît en 1606 : son théâtre s'essaye au moment où Richelieu surgit. La Fontaine, qui eut le secret jamais retrouvé de rendre en des vers exquis la sagesse accessible à l'enfant, nait en 1621. Molière, qui l'imposa à l'homme, naît en 1622. Pascal, qui plongea dans les fonds insondables du mystère humain, naît en 1623. Bossuet. qui fut l'aigle de l'éloquence et le maitre de l'épiscopat, nait en 1627. Ces hommes extraordinaires se sont formés ou développés sous le signe du Grand Cardinal. Et il faut renoncer à énumérer tant d'autres maitres et éducateurs et tant de femmes sublimes, créatrices, animatrices, pacificatrices, expiatrices.

Par la rencontre de tant d'âmes prédestinées, le Grand Siècle fut grand, il se sentit grand, il se voulut grand. C'est le mystère de ces naissances, de ces appels, de ces destinées providentielles : pourquoi en ce temps ? et pourquoi ces âmes sont-elles de tiges si hautes et de fruits si abondants ? Il faut bien reconnaître qu'elles ont été nourries, protégées, fécondées, aux années de leur formation, de leur développement, de leur épanouissement, par l'homme de pensée, de vouloir et d'action qui leur assura la sécurité de la paix avec le sentiment de la grandeur : Richelieu.

 

Richelieu et le parti catholique.

Les grands troubles religieux qui avaient agité le monde et qui l'agitaient encore dans le temps où Richelieu arrivait au pouvoir, avaient eu sur la politique elle-même les retentissements que l'on sait : les affaires religieuses étaient au premier chef des affaires d'État.

Malgré la politique de pacification inaugurée par Henri IV, la France ne pouvait s'isoler au milieu de la tempête qui continuait en Europe. Ses sentiments, ses intérêts particuliers ou publics, ses doctrines d'État, son système de gouvernement lui-même restaient toujours sous la menace des événements qui se déroulaient autour d'elle.

Trois partis divisaient alors l'Europe. L'un, sous la dépendance de la maison d'Espagne-Autriche, visait à une hégémonie impériale ayant pour support la cause catholique. L'autre, réunissant les puissances protestantes, avait engagé contre la maison d'Autriche une lutte tendant au triomphe de la Réforme et de certaines conceptions libérales et même républicaines. Un troisième parti se formait en Allemagne : groupé autour du duc de Bavière, à qui la victoire de la Montagne Blanche venait de donner l'Électorat du Palatin, il restait attaché à la cause catholique, tout en essayant de se dégager de la prépondérance impériale de Vienne.

Ces trois partis avaient des adhérents un peu partout en Europe. La France, pour défendre son indépendance et sa conception propre de la civilisation, s'efforçait de tenir la balance égale entre les deux camps extrêmes ; elle avait les yeux tournés vers le geste encore incertain du Bavarois.

Les divers systèmes parfois se combattaient, parfois tentaient de se concilier ; mais, le plus souvent, dans cet esprit de suspicion et de rébellion qui était la caractéristique du siècle, on se supportait mal entre Européens et même entre Français ; pour un oui, pour un non, le vieil appareil des rivalités de territoire, de classe, de religion se redressait contre l'ordre qui commençait à se rétablir ; partout des ambitions, des oppositions essayaient de se glisser au pouvoir et cherchaient des appuis dans des conjurations intérieures ou étrangères ; aucun pouvoir, même légitime, ne régnait avec sérénité.

Richelieu savait à quel point, au dedans et au dehors, du dedans et du dehors, les fils étaient mêlés. Il s'était engagé, non sans les précautions que nous avons dites, dans l'affaire de la Valteline, pour barrer la route à l'expansion espagnole, et cela au mépris des avertissements de la Papauté.

Or, il s'était trouvé soudain en face du parti catholique intérieur. A la tête de ce parti, Marillac, le garde des Sceaux que lui-même a choisi, nommé, que la Reine mère ne cesse d'appuyer !... Et le cardinal voit ces gens dont il fut le compagnon de carrière et de luttes se prononcer contre la politique antiespagnole, recueillie par lui, après un intervalle, dans l'héritage du roi Henri ! Si le Roi rompt le traité, fait observer Marillac dans un mémoire lu au Conseil, et laisse partir M. le Légat sans rien faire, que dira-t-on que l'on ait fait tant de plaintes du Pape de ce qu'il laissait allumer si avant le feu en la chrétienté sans s'entremettre de l'éteindre et, qu'à présent qu'il s'en mêle à bon escient, on néglige son entremise ?[13]

C'est donc bien la religion, ici, qui entend décider de la politique.

Richelieu n'est pas un théoricien : sa manière est trop fine, trop nuancée, elle se tient trop aux aguets des occasions, pour se figer en des formules immuables. Comme la plupart des grands hommes d'État, il ne cherche guère qu'à satisfaire l'opinion ; mais, alors même qu'il s'en inspire, il ne la subit pas. D'ailleurs, c'est toujours chose difficile de savoir ce que l'opinion préfère et dans quelles voies elle va s'engager.. Or voilà qu'on le met au pied du mur.

 

La polémique catholique contre Richelieu.

Précisément à l'heure où Marillac se découvre en plein Conseil, une polémique violente, — coïncidence qui n'est pas due au hasard, — rouvre le vieux débat entre le Saint-Siège romain et la royauté gallicane.

Voici l'objet de cette querelle séculaire : la Papauté entend-elle pénétrer jusque dans l'intime conscience des princes catholiques, dicter leur conduite politique, en raison de son magistère religieux et moral ? La France, dans le sentiment du péril que lui fait courir toute ingérence étrangère, peut-elle renoncer à rester maîtresse de ses destinées ?... Depuis 1515, un modus vivendi avait été accepté un Concordat avait été signé par François Ier ; mais comme cette balance était sensible et cette concorde difficile[14] !

Or voici que Richelieu s'oppose à la prétention de l'Espagne de s'établir en force dans les passages des Alpes ; il s'en prend à la cause espagnole, qui prétend se confondre avec la cause catholique. Aussitôt une plume mystérieuse, soumise de toute évidence à l'inspiration romaine, s'adresse au roi Louis XIII et lui donne un avertissement : Admonitio. Et ce n'est pas seulement la politique du ministre, du cardinal, qui est visée, c'est l'homme lui-même, son sentiment intime, du moins celui vers lequel on le soupçonne de pencher.

ADMONITIO. Avertissement d'un théologien à Louis XIII, Roi Très Chrétien de France et de Navarre... par lequel il est démontré brièvement et fortement que la France, en même temps qu'elle concluait honteusement une alliance impie, est entrée dans une guerre injuste contre les catholiques, guerre fatale à notre sainte religion. Franceville. Avec permission des autorités catholiques, 1625[15].

C'est un théologien qui parle, il s'adresse au Roi de France, il l'avertit ; et à cela il se dit autorisé par les pouvoirs ecclésiastiques.

On a cherché le nom de l'auteur du pamphlet et on a fini par s'accorder sur celui d'un certain Keller (Cellarius), Jésuite bavarois, homme à tout faire, une espèce de Père Garasse germain[16].

La mince plaquette, qui porte tous les caractères d'une impression allemande ou flamande, fut traduite du latin en français, en allemand, en flamand et distribuée partout. Le retentissement fut immense. La forme, en sa véhémence oratoire, fait penser aux prédications de la Ligue. Les sujets les plus délicats sont discutés avec une audace délibérée, loin de tout respect ou scrupule : Valteline, Savoie, Venise, Angleterre, Hollande, Henri IV et Soubise, Nassau et Mansfeld, le Palatin et le Lorrain, hommes et choses, tout ce qui agite la politique du temps.

Résumons le libelle. Le droit et l'honneur du Souverain Pontife sont en cause ; le bras de Dieu est levé ; le Roi de France, victime de ses conseillers, de ses entourages, de ses parlementaires, de ses huguenots, est sans excuse comme il est sans foi ; il y a nécessité pour les catholiques français de chercher un autre maitre ; la dynastie, la personne du Roi sont dénoncées, non sans une sourde invite au tyrannicide[17]. Une seule issue est indiquée, le recours à l'autorité pontificale ; il appartient au Pape d'agir ; à lui de se servir des armes spirituelles et temporelles : qu'il ameute princes et villes ; qu'il admoneste évêques et clercs ; que le Roi de France, qui s'abandonne à de telles erreurs, soit excommunié, lui et les siens, ces conseillers qui, par amour du lucre et du pouvoir, ont égaré sa conscience et jeté son Royaume en de tels maux ; et que tous ceux qui persévèrent soient chassés des sacrements qu'ils profanent !

Et ces mêmes arguments, ces mêmes objurgations se trouvent répétés à satiété, au même moment, crans toute une bibliothèque de libelles répandus en Europe et dans le Royaume : les Mysteria politica, les Alliances du Roy avec le Turc, l'Espion françois, etc.

 

La réponse de Richelieu.

Telle est la tempête qui se déchaîne contre la France, contre le Roi, contre le cardinal. Richelieu note dans ses carnets : Dessein de ruiner le cardinal, disant qu'il porte à la guerre contre l'Espagne pour ses fins ; que le Roi ne sera jamais bien servi tant que le cardinal sera en son Conseil ; qu'il porte (soutient) les huguenots ; qu'il n'est point prince de l'Église[18]. On l'appelle le cardinal de La Rochelle !

Cette levée de boucliers coïncide avec la grande faction de Chalais. Richelieu à en mains tous les fils de la conspiration, venant du dehors et rattachés au dedans. Ses papiers intimes nous le montrent dans une anxiété mortelle. Rome laisse faire ; elle ne dénient ni ne désavoue ; et Richelieu sent bien le poids d'un tel silence et la force d'une argumentation puisée à une si haute source : Tels avis fondés sur des raisons de piété, pleins de doutes raisonnables et de craintes de toutes parts, écrit-il dans ses Mémoires, font voir manifestement quelle force et quelle fermeté de courage il a fallu pour soutenir la réputation du Roi en cette affaire et la terminer à des conditions glorieuses à la France.

Dans sa correspondance, on entend la plainte de son aine ulcérée, de sa santé ébranlée : Je suis si persécuté de ma tète que je ne sais à qui le dire, écrit-il à son confident Bouthillier ; mais, quand je serais encore pis, je mourrais plutôt que je ne trahie jusques à la fin des affaires plus importantes, vous jurant sur ma foi que j'aime mieux périr que de manquer à servir Leurs Majestés en ces occasions[19].

En février 1626, il écrit, pour le soumettre au Roi, un Avis sur les affaires présentes, où sa résolution s'affirme : Il restera une septième affaire, de grande conséquence puisqu'il est question de résister fortement à la bravade que le Pape veut faire au Roi, se déclarant pour les Espagnols, sans toutefois perdre le respect et la révérence qui lui est due. A cela il n'y a rien à répondre, sinon que le Roi n'a jamais cru que, de père commun, il eût voulu devenir partial et sectateur d'Espagne... Sa Majesté pourra ajouter : Je me défendrai bien de tous ceux qui voudront faire contre moi et m'y préparerai d'autant plus puissamment que peut-être, lorsque Sa Sainteté pense à m'attaquer, aura-t-elle besoin de mes armes pour la servir contre ceux qui, sous prétexte de me nuire, la veulent perdre tout à fait[20].

Résolu d'abattre la puissance militaire des protestants et de les traquer dans leur réduit de La Rochelle, mais, obligé aussi de ménager les Hollandais, ayant besoin de Mansfeld, ne pouvant abandonner la cause du Palatin sous peine de tourner contre lui l'Angleterre, Richelieu pèse, il consulte, il retarde. L'essence de la politique, c'est de savoir choisir ; choisir le parti, mais aussi choisir l'heure. Nous trouvons donc le cardinal, — si jeune, à peine installé au pouvoir (1626), — aux prises avec la plus grande difficulté de sa vie, celle qui pèsera le plus sur sa carrière et sur sa renommée.

Cependant il faut conclure, et d'urgence. Comment laisser le mal s'aggraver ? comment laisser l'opinion s'égarer ? ne pas la prémunir contre une argumentation captieuse qui fait appel à la conscience chrétienne ? Comment ne pas énoncer, une fois pour toutes, devant le public, les raisons de la France luttant pour son indépendance et revendiquant les droits de la Couronne ? Oui, l'heure est venue d'avertir les auteurs et fauteurs de l'Avertissement.

Le cardinal ne descendra pus en personne dans l'arène ; mais il lancera un lutteur, d'ailleurs anonyme et, si l'on vient à découvrir son nom, peu compromettant : un réformé converti, de plume alerte, mais bon à désavouer, le cas échéant : Jérémie Ferrier[21]. L'écrivain complaisant n'a en somme qu'à suivre, les yeux dans les yeux, le ministre, maitre de sa propre volonté et qui, allant au fond des choses, dégage, après mûre réflexion, ce qu'il peut dire de sa conduite dans une affaire si importante et si scabreuse.

 

Les raisons de la France.

Le titre de la brochure est, à lui seul, tout un programme, Le Catholique d'État. La page essentielle, — négligeons le pesant étalage d'arguments historiques, juridiques, théologiques, — est aussi nette que l'attaque a été audacieuse et sanglante : Les lois de l'État sont autres que celles des casuistes ; et les maximes de l'École n'ont rien de commun avec la politique... Les rois font ordinairement la guerre pour établir la paix de leurs sujets et la sécurité de leurs États. Au temps où nous sommes, le seul moyen pour en venir à bout est de ne point tomber par faiblesse au mépris de ses voisins. Si nous ne leur sommes pas formidables, ils entreprendront hardiment, et si nous ne levons la main, ils ne retireront jamais la leur ; c'est d'où il vient que ceux qui crient contre la guerre, crient souvent contre la paix et ébranlent leur propre sécurité. Le remède à cela est qu'un chacun se contienne à quoi il n'est point appelé... Que fera ce théologien, enfermé dans sa cellule, s'il veut s'ingénier à être conseiller d'État ? Un grammairien, un intendant des basses classes, s'il prétend faire passer les actions des grands rois sous le châtiment et la censure de l'École ? Un pédant, tenant les verges qui sont les sceptres des petits enfants, s'il les jette insolemment sur les sceptres des rois ?

Il n'est point d'homme de bien et de catholique craignant Dieu, qui n'ait lu avec horreur les Mystères politiques, l'Avertissement au Roi Très Chrétien (Admonitio), qui vient du même pays, de la même école et de la même nature. Ils s'appellent Français, ils ne le sont point. Ce sont Français wallons, Français des Pays-Bas ; le sang français ne peut pas couler dans les veines de traîtres... Venise très catholique est athéiste, la France très chrétienne est athéiste, le duc de Savoie est athéiste, parce qu'ils sont alliés en commun pour défendre leurs États et ceux de leurs alliés contre les invasions d'autrui ! N'est-ce pas vouloir rendre la religion catholique odieuse à tous les États ? N'est-ce pas abattre Notre Seigneur Jésus-Christ et son trône, de vouloir que les États ne puissent être crus catholiques qu'en s'assujettissant aux princes qu'il vous plaira ?

Langage françois, s'il en fut, et qui ne peut avoir, par toute la France, qu'un retentissant écho.

Pour répondre à un libelle qui incrimine l'alliance avec les Turcs et soulève une vieille querelle remontant à François Ier, on s'en remet au sieur Guay, polémiste de moindre portée encore.

Reste la question autrement pressante et lancinante des alliances avec les princes protestants. Le cardinal sait que le problème ne se pose pas pour le moment. Ses intentions sont tout autres, puisqu'il se prépare au siège de La Rochelle. Mais il n'ignore pas davantage que la question sera posée quelque jour par les événements eux-mêmes et qu'il ne pourra se séparer des adversaires de la maison d'Espagne.

Mais à quel moulent ? dans quelle mesure ? sous quelles réserves et précautions ?... Il entend conserver sa liberté de choix et d'action. Au hasard de la méditation, il jette sur le papier, du bout de la plume, des traits, des embryons d'idées, des phrases tronquées qui indiquent des voies possibles, mais qui ne se précisent pas : La France et l'Espagne, observe-t-il, devant tenir la balance en égalité. Toutefois... Et il s'arrête, la plume aux dents[22] : Au sujet des princes protestants, la retraite des flottes hollandaises qui étaient aux îles de Ré justifie au Roi quels sont les hérétiques pour lui et comme, quelques traités et alliances qu'ils aient, ils ne les gardent qu'en tant qu'elles sont à leur profit[23]. Paroles vagues et qui peuvent prêter à des interprétations diverses.

Le président Le Coigneux, qui n'est pas sûr et qui peut-être essaye la force de résistance du ministre, l'interroge sur ses intentions à l'égard des deux partis européens. Le cardinal lui répond en opposant à cette curiosité une fermeté où il y a beaucoup de politique : Si tous les jours on se forme des hydres imaginaires, je n'ai rien à dire, et il n'y aura ni plaisir ni presse à se mêler d'affaires. Je ferai toujours ce qui est mon devoir[24].

Le Coigneux n'a plus qu'à se taire ; Le Coigneux est à Gaston ; Le Coigneux saura ce qu'il lui en coûtera. Et quant aux hommes de peu de poids qui ont porté le coup, quant à ceux qui tiennent la plume et à ceux qui les inspirent, Richelieu les note et il les retrouvera aux pages indéfiniment feuilletées de ses carnets redoutables.

 

La politique romaine du cardinal.

A l'égard de la Papauté, le cardinal ministre gardera un ressentiment secret et qui laissera pour toujours en lui un froid, une réserve, — mais rien de plus. Nous y reviendrons. Pour le moment, on se tait et l'on attend. En ce qui concerne les Jésuites, l'humeur est moins contenue ; ils ne trouveront plus chez le ministre les égards, les attentions que leur réservait le roi Henri. Bien entendu, il saura se servir d'eux, mais en les surveillant. Ce Keller eût mieux fait de garder le silence[25].

Ceux qui ont colporté les brochures ou les arguments, ceux qui ont ri ou seulement souri, levé les épaules ; il les a remarqués, devinés, inscrits. Nombre de fortunes dépendront de ce coup d'œil furtif et circulaire. L'Éminence note : Il n'y a personne judicieuse qui ne discerne bien sur le front des hommes certaine impression de peine que la jalousie et envie gravent en diverses occasions : un visage jaloux se resserre et lorsque la raison et l'avertissement qu'un homme se donne à soi-même le veut faire ouvrir, on reconnaît clairement que la raison et la nature combattent ensemble... En certaines occasions, parler et agir courageusement n'est point courir à une rupture, mais c'est la prévenir et l'étouffer avant qu'elle naisse... En affaires d'État, il n'est pas comme aux autres : aux unes il faut commencer par l'éclaircissement du droit, aux autres par l'exécution et possession[26].

Exécution et possession, c'est le programme du cardinal au lendemain de la journée des dupes, dans l'espoir que prendra fin, à l'intérieur du Royaume, le conflit d'âmes que nous venons d'exposer. La vengeance est un plat qui se mange froid.

Mais, au dehors, le conflit est engagé contre l'Espagne et indirectement contre Rome : impossible d'attendre. Toute polémique, toute critique tendant à diviser le Royaume, à égarer l'opinion, doit être réprimée vigoureusement dès qu'elle se produit. Les adversaires se sont déclarés, ils ont attaqué : il faut leur courir sus. Un jour ou l'autre, — et le plus tôt sera le mieux, — on devra en arriver à l'éclaircissement des droits du Roi.

 

Les Droits du Roi et l'affaire de Sanctarelli.

A Rome, en 1625, un autre livre vient de paraître. C'est encore un Jésuite qui en est l'auteur, un Jésuite espagnol, Sanctarelli. Professeur, pédant, sûr de lui-même et de sa science, qui est infinie, — d'autant plus infinie qu'elle est plus fumeuse, — ce Sanctarelli peut être considéré comme un de ces hommes d'avant-garde, qu'on n'hésite pas à risquer parce qu'on n'y risque rien.

Son livre, publié avec une opportunité, — ou inopportunité, — singulière, est muni de toutes les approbations et imprimatur. C'est une thèse de théologie : De Heresia, Schismate, Apostasia... et de potestate Romani Pontificis in his delictis puniendisTraité de l'hérésie, du schisme, de l'apostasie... et de la puissance qui appartient au Pape de les punir. On y reprend les vieilles doctrines classiques, légèrement édulcorées par Bellarmin, qui affirment les droits du Pape sur le monde chrétien et en particulier sur les souverainetés catholiques.

Or ces thèses, — tout le monde le savait, — blessaient à la prunelle de l'œil la grande majorité des publicistes et juristes gallicans et « bons François » ; elles blessaient la France elle-même dans cette fidélité à la famille royale dont elle venait de saluer avec tant d'enthousiasme la restauration. Il s'agissait d'une question royale et nationale s'il en fut ; débat essentiel, d'ailleurs insoluble, soulevé au moment où tant d'autres querelles, — et notamment la querelle politique, — rendaient fort difficiles les rapports entre les deux puissances.

Le Père Sanctarelli, docteur ignorant et présomptueux, entasse explosif sur explosif. Son chapitre XXX est une mine capable de faire sauter la paix chrétienne. C'est une condamnation impitoyable de l'hérésie — et ce mot d'hérésie désigne plus de la moitié de l'Europe —, et l'énumération accablante des peines dont l'Église doit frapper les princes, non seulement les princes qui adhèrent à la Réformé, mais encore ceux qui la tolèrent, qui s'abstiennent dans la cause de Dieu ? Le docteur invoque la parole du Christ, celle des apôtres, des Pères de l'Église, des commentateurs, des interprètes, le tout se résumant en une proposition tranchante et sans réplique : s'il s'agit de punir l'action ou l'abstention, la tolérance ou l'indifférence, le Pape est maitre ; sa puissance est absolue, à la fois spirituelle et temporelle ; il dispose des deux glaives : In summo Pontifice jure divino est utraque potestas, spiritualis et temporalis. Solus Papa deponit imperatores et reges[27], etc. Le Souverain Pontife a reçu les deux pouvoirs : le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Seul le Pape peut déposer les empereurs et les rois... Le Pape a le droit de punir les empereurs et les rois, quand ils sont désobéissants et incorrigibles. Il peut libérer leurs sujets de toute obéissance, etc.

Si l'on voulait réveiller la colère des gallicans, richéristes, sorbonnards, gens des Parlements, celle du Tiers-État et même d'une partie de la Noblesse et du Clergé français, il suffisait de lancer, de Rome, de telles propositions. Pour reprendre le mot du cardinal lui-même, étant donné les circonstances, cette publication avait l'air d'une bravade de la Cour pontificale.

 

La Sorbonne, le Parlement, le Clergé entrent dans le jeu.

On peut voir, dans les Mémoires du Père Garasse, l'effet que produisit à Paris l'introduction clandestine du livre, et avec quelle passion il fut dénoncé à la Sorbonne et, subsidiairement, au Parlement. La Faculté d'abord, puis les gens de justice, qui avaient soutenu avec tant d'acharnement, devant les États de 1614, la thèse gallicane et le principe de l'indépendance de la Couronne à l'égard de toute puissance en terre, prirent feu[28]. Une habile procédure glisse dans le même dossier l'Admonitio, la plaquette qui, plus légère que le gros livre, a porté davantage.

Les défenseurs de la cause royale, se sentant appuyés, chargent à fond. On tient les Jésuites, on ne les lâchera pas[29]. La Sorbonne s'étant prononcée, le Parlement se saisit. En une séance solennelle, la Cour, — Grand Chambre, Tournelle et Chambre de l'Édit assemblées, — a ordonné et ordonne que le provincial desdits prêtres du Collège de Clermont (le collège des Jésuites) dans trois jours assemblera les religieux des trois maisons qu'ils ont en cette ville et leur fera souscrire la censure de la Faculté de Sorbonne de cette ville, du premier décembre mil six cent vingt-cinq, des livres intitulés Admonitio ad Regem, bailleront acte par lequel ils désavoueront et détesteront le livre de Sanctarelli contenant des propositions et maximes scandaleuses et pernicieuses, tendantes à la subversion des États et à induire les sujets des rois et princes souverains d'attenter à leurs personnes sacrées, et en rapporteront acte huitaine après... Autrement et faute de ce faire dans ledit temps, icelui passé, sera procédé à l'encontre d'eux comme criminels de lèse-majesté et perturbateurs du repos public. Du 22e mars mil six cent vingt-six[30].

On remarquera l'adresse avec laquelle la cause du ministre pris à partie dans l'Admonitio est jointe à la cause royale visée dans les thèses de Sanctarelli. Dans le même temps, l'Assemblée du Clergé, qui se trouvait réunie, est saisie d'une proposition des évêques bien en cour : à leur tête Léonor d'Estampes de Valençay, évêque de Chartres, qui fut toujours l'homme à tout faire du pouvoir[31]. Elle condamne spécialement les deux pamphlets hostiles au cardinal : l'Admonitio et les Mysteria. Mais l'assemblée se divise et le débat n'en devient que plus scandaleux, car un autre arrêt du Parlement du 21 janvier se prononce contre la majorité du haut clergé. On en est aux rivalités de corps, mortelles à l'union nationale.

Le cardinal sortira-t-il de sa réserve calculée ? Ses carnets secrets et ses Mémoires nous livrent ses sentiments intimes et il nous est ainsi donné de suivre, par sa confidence même, le développement de la savante manœuvre à laquelle il a recours en une circonstance si difficile. Royaliste, antiespagnol et par conséquent, — dans l'ordre politique, — anti-pontifical, il entend saisir cette occasion pour faire reconnaître, non pas en usant de l'autorité et de la force, mais par les voies de douceur, le pouvoir du Roi. Il veut établir à la fois la valeur de la doctrine royale et la nécessité de sa propre politique, mises en cause l'une et l'autre par les mêmes adversaires. Il s'appuie au tronc de l'arbre pour barrer le passage à l'intrigue adverse.

Visant la proposition de Sanctarelli, il note : Ces maximes sont capables de ruiner toute l'Église de Dieu... Il y aurait peu d'assurance dans les États, si elles avaient lieu. Quel est le prince à qui on ne puisse faussement imputer des crimes, plus facilement l'insuffisance à gouverner et, davantage encore, la négligence à s'en acquitter comme il doit ? Qui serait juge dans ces choses ? Pas le Pape, qui est un prince temporel et n'a pas tellement renoncé aux grandeurs de la terre qu'il y soit indifférent. Il n'y a que lieu seul qui puisse être juge ; aussi les Rois ne pèchent-ils qu'envers lui...

C'est la théorie gallicane, née de la nécessité d'assurer l'indépendance du Royaume à l'égard de l'Empire et à l'égard de la Papauté.

Cela dit, le cardinal va-t-il rompre en visière au Souverain Pontife et engager toute sa politique sur un débat de théologie ? Ira-t-il jusqu'à se prononcer contre cette autorité à laquelle il doit sa pourpre, jusqu'à rompre définitivement avec cette cabale intérieure si puissante et qui a tant de ramifications à la Cour, dans le public, dans les provinces, en Europe ? La rupture, c'est la guerre acharnée, d'abord au dedans ; c'est le doute jeté dans l'esprit du Roi, dont la piété est si facilement alarmée, sans parler des grands périls du dehors. Il ne faut donc ni se découvrir, ni rien risquer ; il faut menacer et apaiser tout ensemble. Bien entendu, on affirme et on affermit l'autorité royale ; on n'admet pas qu'elle soit discutée. Patienter, adoucir, attirer à soi les hésitants, les adversaires timorés, les atteler au char ministériel autant par la peur que par une indulgence raisonnée, telle est la procédure à double effet qui a si bien réussi au cardinal précédemment, du temps que Son Éminence imposait la paix aux huguenots par crainte de l'Espagne et la paix à l'Espagne par crainte de celle des huguenots. Le cardinal ne changera point de méthode : il dictera la paix aux combattants, qu'ils soient sorbonnards, ou qu'ils soient espagnols, par l'arbitrage de son autorité désormais consacrée.

Il a manœuvré pour obtenir, à la fois, la condamnation de l'Admonitio et celle du livre de Sanctarelli ; il a lancé et contenu d'un même geste souverain la Sorbonne, le Parlement et les plus dévoués parmi les évêques. Aller plus loin serait dépasser le but. Il étoit bon, dit-il, d'avoir loué la Cour de Parlement de l'action qu'elle avoit faite en brûlant ces livres ; mais il convient maintenant d'empêcher que les parlementaires ne passent jusque au point qui peut être préjudiciable au service du Roi. La liaison de ce double conseil aboutissait finalement à ceci : qu'il falloit réduire les Jésuites en un point où ils ne puissent nuire par puissance, mais tel aussi qu'ils ne se portent pas à le faire par désespoir ; auquel cas il se pouvoit trouver mille âmes furieuses et endiablées qui, sous le prétexte d'un faux zèle, seroient capables de prendre des mauvaises résolutions, qui ne se répriment ni par le feu, ni par autres peines...

L'affaire fut donc évoquée devant le Roi en personne, dans une assemblée réunie à cet effet au mois de février 1627. Et le ministre parla : il s'expliqua lui-même et s'adressa, par-dessus la tête de l'assistance, à l'opinion attentive. Écartant du pied la polémique de l'Admonitio, il s'en prend au livre de Sanctarelli et développe une fois pour toutes le point de vue royal, qui est la sûreté de l'État : Il n'y a point de docte théologien, de bon sujet, ni d'homme de bien, dit-il, qui puissent ne pas tenir les propositions de Sanctarelli pour méchantes et abominables. Elles sont téméraires, scandaleuses et excitantes à la sédition ; elles sont perturbatrices du repos des États, donnent grande occasion d'envie contre le Saint-Siège et, qui pis est, sont du tout contraires à la sûreté de la personne du Roi, qui nous doit être mille fois plus chère que nos propres vies... Mais aussi il est à désirer que les mouvements des Parlements soient semblables et uniformes à ceux du Roi et de son Conseil. Vous direz peut-être, Messieurs, dit-il en s'adressant au Parlement, que si vous saviez les motifs et la raison du Conseil du Roi, vous les suivriez ; mais à cela j'ai à répondre que le maitre du vaisseau ne rend point de raison de la façon avec laquelle il le conduit ; qu'il y a des affaires dont le succès ne dépend que du secret. Et beaucoup de moyens, propres à une lin, ne le sont pas quand ils sont divulgués[32].

Par ces paroles d'autorité, il bloquait à la fois la polémique et l'incident, et, du même coup, il se dégageait de toute compromission avec les partis qui l'attendaient à ce rencontre. Ne se laissant prendre la main ni par les parlementaires, ni par les bons François qui croyaient le tenir, il répondait à l'Avertissement par un avertissement aux Jésuites, à Rome, aux Espagnols, surtout à cette cabale intérieure qui avait fomenté, pour le perdre, une querelle dont il tirait l'occasion d'une défense éclatante de la cause royale et, par conséquent, une justification non moins éclatante de la confiance que lui faisait le Roi.

 

Depuis deux ans qu'il était au pouvoir, il avait conseillé le mariage d'Angleterre, il avait conclu la paix de Monçon, il se portait vers une nouvelle et décisive rupture avec les protestants. Qu'avait-il voulu, tandis, qu'il s'engageait dans ces manœuvres, en apparence contradictoires, sinon défendre la cause française, la cause de l'unité et de l'indépendance par le groupement de tous autour de l'autorité royale ?

La France le blâmerait-elle de s'être consacré à ces grandes causes ? En politique extérieure, le fils de Henri IV suivait les traces du père. La paix par l'équilibre des forces au dedans et au dehors, c'était le système de la dynastie restaurée, héritière de tous les grands Rois. Que lui voulaient ces pamphlétaires grossiers et sans autorité ? Quel or payait ces injures et ces violences ? Le ministre n'était que l'instrument de la volonté royale et des aspirations nationales. Il traîneroit sa vie, selon sa propre expression, pour aller jusqu'au bout.

C'est ainsi qu'il donnait sa mesure en exposant, avec une parfaite modération et un sens juste de l'équilibre, la doctrine royale. Il convoquait autour de lui, pour entendre cette exposition, les représentants des opinions diverses ; il espérait les rallier à une vue claire et pratique des desseins raisonnables, des moyens suffisants et des sacrifices mutuels.

A égale distance des extrêmes, le ministre se déclarait bon François et gallican fidèle, mais il n'en restait pas moins bon catholique et cardinal respectueux de la Sainte Église Romaine. Ces formules d'État, recueillies dans l'héritage de François Ier et de Henri IV, devaient retentir jusqu'au delà de l'existence du ministre et servir à l'œuvre commune de la restauration du Royaume et du pouvoir royal.

 

 

 



[1] Voir Mersenne, L'Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, combattue et renversée de point en point par raisons tirées de la philosophie, de la théologie ; ensemble, la réfutation du poème des Déistes. — Ouvrage dédié à Mgr le Cardinal de Richelieu, Paris, Pierre Bilaine, in-8°.

[2] Voir Frédéric Lachèvre, Disciples et successeurs de Théophile, 1911. Garrisson, Théophile et Paul de Viau, 1899, in-8°. Cf. Perrens, Les Libertins en France au XVIIe siècle, 1896, in-8°. — Sur le procès intenté à Théophile, voir Mémoires de Mathieu Molé, Edition de la Société de l'Histoire de France, t. I, p. 922. — Théophile fut jugé et condamné au bannissement. Il se réfugia chez M. de Montmorency et mourut à Paris, le 25 septembre 1626, après avoir reçu les sacrements de l'Église. Voir aussi F. Lachèvre, Le Procès de Théophile de Viau, 1909.

[3] Voir tout le détail des circonstances et, notamment, a l'accident » de Praslin dans la lettre publiée par Perrens : Les Libertins au XVIIIe siècle, p. 104. — Sur Blot et ses relations avec Monsieur, voir Tallemant, Historiette de Monsieur. Blot fut bien malade ; quelqu'un dit à Monsieur : Vous avez pensé perdre un de vos serviteurs. — Oui, répondit-il, un beau f... serviteur. Blot guéri, ayant appris cela, fit un couplet qui finissait ainsi :

S'il perd un f... serviteur,

Perdrai-je pas un f... maître ?

[4] Avenel écrit Gurin : mais c'est certainement Garou de Rechignevoisin, autre familier de Richelieu, à qui celui-ci adressait dans l'intimité d'autres lettres non moins plaisantes ou bouffonnes. Voir Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VIII, p. 34-35. — La minute de la lettre publiée ci-dessus est conservée dans les papiers de famille de Richelieu au Haut-Buisson (Eure) (Papiers du Cardinal, in fine). Voir encore les lettres non moins singulières, mi-plaisantes, mi-libertines, adressées à Gaston de France, où il est encore question de Bautru, dans le t. V, des Lettres, p.p. 436, 442, etc.

[5] Voir Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. P. Paris, t. IV, p. 40, où la bande des libertins est peinte sur le vif.

[6] Mercure français, t. V (1617-18).

[7] Père Griselle, Louis XIII et Richelieu, p. 391.

[8] Au mois de mai de cette année, sur ce que l'on fit entendre que le poète Théophile avait fait des vers indignes d'un chrétien tant en croyance qu'en saleté, le chevalier du Guet lui enjoignit, de la part de Sa Majesté, de vider dans les vingt-quatre heures la France sous peine de la vie, ce qu'il fit en diligence. C'est chose déplorable de voir ces beaux esprits pervertir les sciences en tant d'actions détestables au lieu de les employer en l'honneur de Dieu et au bien et utilité du public et de leur patrie. Mercure français, t. V, p. 63.

[9] Nous reviendrons sur l'ensemble de ces faits, sur l'affaire des Illuminés d'Espagne, origine de la Rose-Croix, sur les Invisibles, les Illuminés de Picardie, etc., à propos du rôle de Richelieu dans l'affaire des Ursulines de Loudun et de la condamnation d'Urbain Grandier. — Voir le grand ouvrage de l'abbé Bremond, Histoire du Sentiment religieux, t. XI, p. 88.

[10] Henri Bremond, t. VII, p. 95. — Fortunat Strowski, Saint François de Sales, p. 51.

[11] Veuve de Henri de Neuville-Villeroy, comte de Bury.

[12] Mâle, l'Art de la Contre-réforme ; et Gillet, La peinture française sous Louis VIII.

[13] Avis du garde des Sceaux Marillac au sujet de la paix avec l'Espagne, dans Mémoires du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 322-323.

[14] Voir, pour l'ensemble de la question, Théorie du Gallicanisme, par Gabriel Hanotaux, Sur les chemins de l'Histoire, t. I. et Victor Martin, Le Gallicanisme politique et le clergé de France, Picard, 1929, in-8°. Ce livre où la question est exposée surtout au point de vue ecclésiastique, est fortement documenté, surtout par des extraits de la correspondance du Cardinal Spada, alors nonce en France, conservée aux Archives du Vatican.

[15] Admonitio qua breviter et nervose demonstratur Galliam fœde et turpiter impium fœdus iniisse et injustum bellum hoc tempore contra catholicos movisse, salvaque religione prosequi non poste. Augustæ Francorum, cum Facultate catholici magistratus. Anno MDCXXV.

[16] La Bibliothèque des Écrivains de la Compagnie de Jésus, par les frères Becker, s'exprime en ces termes au sujet de l'Admonitio : Les Mysteria politica et l'Admonitio sont attribués l'un et l'autre au Père Keller, mais il parait que la seconde seule est de Keller, lequel est effectivement nommé dans l'arrêt de condamnation, t. III, p. 393. — Sur cette question tant débattue, à savoir de déterminer quel fut l'auteur de l'Admonitio, il faut voir encore : Le Père Joseph polémiste, par le chanoine Dedouvres, p. 341, et le Père Prat : Recherches historiques et critiques sur la Compagnie de Jésus en France du temps du Père Cotton, t. IV, p. 582 ; enfin l'Histoire de la Compagnie de Jésus en France par le P. Fouqueray, t. IV, p. 141. Édit. des Études 1925, in-8°.

[17] Sur la thèse du tyrannicide, telle qu'elle résulte des recherches de la Compagnie de Jésus, voir De la Doctrine du tyrannicide, dans Documents historiques et critiques, concernant la Compagnie de Jésus, 1828, in-8°, t. II.

[18] Maximes d'État, p. 800.

[19] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. II, p. 204-205.

[20] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. II, p. 202.

[21] Le Chanoine Dedouvres attribue le Catholique d'État au Père Joseph. Cela paraît douteux. Admettons que l'Éminence grise y a mis la main. Voir t. II, p. 176 et suivantes et Le Père Joseph polémiste, p.370 et appendice VIII, p. 682. On attribue aussi Le Catholique d'État à Jean Sirmond.

[22] La note est de 1627.

[23] Maximes d'État, p. 768-792 et passim. La série des libelles, publiés pour ou contre lei alliances protestantes en l'espace de quelques mois, prouve l'ardeur de la polémique. — Les délicates questions soulevées par ces querelles (alliance avec les Turcs, alliance avec les protestants) ont été étudiées dans les brillants articles de M. Joseph Lecler, insérés aux numéros des 20 février, 5 mars, 20 mars 1933 de la Revue Études sous le titre : Politique nationale et idée chrétienne dans les temps modernes. Elles sont considérées, surtout, en tant que précédents de la Déclaration de l'Assemblée du Clergé de 1682. Les origines du Gallicanisme remontent au plus haut moyen âge ; mais la doctrine s'est précisée au XVIIe siècle. Nous avions à indiquer surtout dans quelle mesure elles ont influencé la doctrine monarchique et l'action politique du cardinal de Richelieu. — Les relations de Richelieu avec la Papauté et avec l'Eglise seront l'objet d'une étude spéciale dans le volume suivant.

[24] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. II, p. 560.

[25] Sur la façon dont la querelle a été suivie, relevée, diluée par la Compagnie de Jésus en une infinie discussion de textes qui défend, à la fois, la thèse pontificale et la volonté royale sans arriver à les concilier, voir le très rare ouvrage attribué au Père Phélypeaux : Raison pour le désaveu fait par les Évêques du Royaume... contre les schismatiques du temps, Paris, 1626, in-4° ; et la note du Père Prat dans son livre : Le Père Cotton, t. IV, chapitre 26, page 402 — Voltaire conclut, à sa façon cavalière, dans son Histoire du Parlement de Paris : Le Jésuite Cotton, alors provincial, est convoqué à comparaitre (devant le Parlement). On lui demande s'il croit que le Pape puisse excommunier et déposséder le Roi de France ? — Ah ! répond-il, le Roi est fils aîné de l'Église, il ne fera rien qui oblige le Pape à en venir à cette extrémité. — Mais, lui dit le premier président, ne pensez-vous pas comme votre Père général, qui attribue au Pape cette puissance ? — Ah ! notre Père général suit les opinions de Rome où il est, et nous celle de France où nous sommes... Le Roi défendit au Parlement de passer outre. Œuvres de Voltaire, édit. de Kehl, t. XXVI, p. 226.

[26] Maximes d'État, p. 768-770.

[27] Extrait du chapitre XXX de l'ouvrage, cité d'après le très rare exemplaire ayant échappé à la condamnation au feu et qui appartenait à la Société de Jésus, Romæ, apud Herodem Bartolemœum Zanetti, M. D. C. XXV.

[28] Voir Gabriel Hanotaux, Théorie du Gallicanisme dans Les Chemins de l'histoire, t. Ier, p. 148 et suivantes ; et suivre l'incident du côté romain dans les ouvrages si copieux, si impartiaux de M. Auguste Leman : Urbain VIII et la rivalité de la France el de la Maison d'Autriche et Recueil général des Instructions aux Nonces, en France, Champion, 1920, in-8°.

[29] Pour les détails de ce qui se passe à Paris, voir les Mémoires du Père Garasse publiés par Ch. Nisard, 1861 ; Les Jésuites de Paris en 1624-1626, publié par le Père Carayon, 1864 ; P. Prat, Recherches sur la Compagnie de Jésus du temps du Père Cotton ; Puyol, Edmond Richer et surtout l'ouvrage du P. H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en France, où la question est exposée dans le plus grand détail, avec les documents provenant de la Compagnie de Jésus. Le point de vue de Rome et du Père Général des Jésuites, lui-même, y est expliqué en une page très judicieuse d'après la correspondance adressée à M. Phélypeaux par l'ambassadeur Béthune : Le Père Général des Jésuites (Vitelleschi) auquel j'ai parlé du nouveau livre, m'a témoigné un grand sentiment qu'il ait été mis en lumière, étant un homme avisé et le plus sage politique avec qui j'ai jamais traité.... Il m'a dit qu'il avait écrit partout aux supérieurs de sa compagnie d'acheter et de retirer autant d'exemplaires qui se trouveroient de ce livre, en les supprimant. etc. Et le Père de Forqueray ajoute : Ainsi, d'après les lettres que nous venons de citer, on blâmait sévèrement à Rome, comme inopportune, la publication du Traité de l'Hérésie. Mais on ne niait pas pour cela la juridiction spirituelle absolue du Pape sur les rois comme sur les peuples, ni sa puissance indirecte sur les souverains dans l'ordre temporel. Quand donc le Père Général fit réimprimer l'ouvrage du P. Sanctarelli sans les deux chapitres incriminés, il n'entendait pas du tout renoncer aux a principes vrais et catholiques ; il voulait simplement écarter une pierre de scandale. Cette appréciation se rapproche, en somme, de celle de Richelieu : bravade, pierre de scandale, entre les deux expressions, il y a à peine une nuance. On dut supprimer après, mieux eût valu interdire avant. (T. IV, p. 154.)

[30] Voir Maximes d'État du Cardinal de Richelieu, p. 803.

[31] Voir le détail de sa conduite dans l'affaire des amortissements, exposé par J. Tournyol du Clos, Richelieu et le Clergé de France, t. I, p. 14 et suivantes.

[32] Maximes d'Etat, p. 812 et suivantes.