Le maire Guiton. Depuis le début du mois de mai, le maire de La Rochelle n'était plus ce Godefroi- qui, le 21 juillet 1627, avait conjuré Soubise de se rembarquer. Chaque année, le dimanche de Quasimodo, on nommait le nouveau maire. Le raisonnable Godefroy avait pour successeur, en ce printemps 1628, un petit homme farouche, impétueux, décidé à se faire obéir et sûr d'être obéi, le fameux Guiton, qui personnifie, aux yeux de la postérité, la résistance de La Rochelle. Le jour de son élection, il aurait dit à ses compatriotes, en leur présentant un poignard : Je serai maire, puisque vous le voulez, à condition qu'il me sera permis d'enfoncer ce poignard dans le sein du premier qui parlera de se rendre ; je consens qu'on en use de même envers moi, dès que je proposerai de capituler, et je demande que ce poignard demeure tout exprès sur la table de la chambre où nous nous assemblons dans la maison de ville. Nul contemporain, il faut le reconnaître, ne mentionne ce mot historique, et la table, historique elle aussi, que l'on montre à l'hôtel de ville de La Rochelle, n'y était pas en 1628[1]. Dans l'attente de la flotte anglaise, Guiton grimpait souvent au clocher de l'église Saint-Barthélemy et, par delà les toits de la ville, les tours du port, l'estacade flottante du cardinal, la digue, les vaisseaux coulés, la palissade de pieux, il fouillait de ses regards, anxieux et toujours déçus, l'inexorable horizon. De nouveau la flotte anglaise. Le 11 mai 1628, le cardinal était logé à une demi-lieue de la Cogne, non loin du quartier général de Bassompierre. Il y reçut vers midi un exprès qui venait de Chef-de-Baie. Bassompierre avait emmené visiter cette batterie M. de Sourdis, archevêque de Bordeaux, et quelques gens de guerre qui avaient dîné chez lui. Tout à coup, de l'autre côté du Pertuis breton, au-dessus du fort de la Prée, il avait aperçu le signal convenu entre Toiras et Bassompierre pour annoncer que la flotte anglaise doublait la pointe des Baleines, au nord-ouest de File de Ré : une fumée épaisse précédée de trois coups de canon. Vers deux heures, l'avant-garde britannique passait eu vue de Saint-Martin. Aussitôt averti, Richelieu a fait revenir Louis XIII sur la rive méridionale de la rade. Il accourt près de lui à Coreille, voulant voir de ses yeux l'arrivée de la flotte ennemie. Tandis que Guiton et son ancien capitaine de pavillon, Chevallier[2], juchés au sommet du clocher de Saint-Barthélemy, découvrent au loin les vaisseaux du roi d'Angleterre, qu'ils prennent d'abord pour les vaisseaux du roi de France, le cardinal, installé à la pointe de Coreille, peut compter les unités du roi Charles ; quatre ramberges, sept vaisseaux de cinq cents tonneaux, quarante et un plus petits (brûlots et transports), en tout cinquante-deux navires, s'avancent majestueusement en trois ordres. Le cardinal peut se féliciter des mesures qu'il a prises. Comme il a été sage de renvoyer à Brest les gros vaisseaux de l'amiral Martin, aussi embarrassés pour évoluer dans la rade que les ramberges britanniques ! Il n'a gardé que les dragons au faible tirant d'eau, capables de faire échouer les lourds vaisseaux ennemis. Le due de Guise, humilié de conduire une flotte si petite, a remis ses pouvoirs à son maréchal de bataille, M. de Valençay. Le cardinal ne s'en trouve que mieux assuré de la victoire. La flotte du roi d'Angleterre avance toujours ; elle passe plus près de Chef-de-Baie que de Coreille... Soudain, décharge sur décharge. C'est Bassompierre qui a donné à Chef-de-Baie l'ordre de tirer sur les vaisseaux d'avant-garde. Cinquante volées de canon tuent quelques marins anglais ou se perdent dans les voiles. La flotte ennemie, alors que les Rochelais avaient bercé l'amiral lord Denbigh du fol espoir de franchir la digue, ne tarde pas à virer de bord, d'autant plus que le fort de Coreille tire aussi, que l'escadre de Valençay vient s'épauler au fort Louis et à la palissade et que la digue est toute garnie de soldats. Lord Denbigh juge prudent d'aller mouiller loin des canons français, dans le Pertuis d'Antioche, face au canal de La Rochelle. Ni le 12 ni le 13, il ne bouge. Les Rochelais s'inquiètent de cette immobilité. Si les malheureux savaient que les équipages se composent en partie de soldats qu'on a déguisés en marins, entendaient les propos de l'amiral, affirmant qu'il a mission d'escorter un convoi de vivres et non d'attaquer une digue, ils s'inquiéteraient bien l'avantage. A la faveur de la nuit, une chaloupe se glisse dans le port. Elle apporte tout un courrier. Lord Denbigh écrit froidement que, s'il ne trouve pas la voie libre, comme leurs députés le lui ont promis, il repartira pour l'Angleterre. Des Rochelais, Bragneau et Gobert, arrivés avec la flotte anglaise, confirment par un décourageant commentaire la lettre de Denbigh ; ils écrivent qu'il n'y a plus qu'à traiter avec le cardinal. Avis désespéré, que les membres du Conseil jurent de ne communiquer à personne, mais qu'ils suivront, la mort dans l'âme. Ils choisissent pour amorcer une sorte de négociation un ancien maire, M. de Laleu qui, voulant quitter La Rochelle, a obtenu un passeport royal. M. de Laleu part clandestinement un matin, pendant le prêche. S'il ne réussit pas dans son ambassade, il doit revenir en rendre compte ; s'il obtient des conditions médiocres, il enverra un parlementaire à La Rochelle avec un tambour ; s'il en obtient de bonnes, il aura soin d'adjoindre au tambour un trompette. Il a sans doute pleinement réussi, car, l'après-midi du inique jour, un tambour et un trompette arrivent devant le fort de Tadon, mais le capitaine Sanceau, qui commande le fort, trouve cette mission de Laleu suspecte. Les mousquetaires tirent... Une balle de mousquet crève la caisse du tambour et dissipe du même coup toutes les espérances d'accommodement, car le parlementaire se hâte de retourner au camp royal sans avoir rempli sa mission. Guiton ne peut que communiquer la lettre de Gobent à divers chefs rochelais. Des bruits de trahison se répandent : négocier avec le roi de France, quand la flotte du roi d'Angleterre est là prête à secourir la ville[3] ! Au comble de l'angoisse, Guiton écrit à lord Denbigh : Ne laissez point périr vos frères que vous avez, avec tant de belles paroles, repus de promesses : toute l'Europe a les yeux sur vous[4]. Le cardinal se rend, le 15, dans le quartier de Bassompierre, sur la rive septentrionale de la rade : il regarde les vaisseaux anglais qui appareillent malgré le mauvais temps, mais se trouvent bientôt arrêtés par une violente tempête. Le 16, la lutte reprend : un brûlot et une chaloupe, montée par un pétardier émérite, sont envoyés vers les vaisseaux français. Le brûlot échoue au pied de la batterie de Chef-de-Baie ; le pétardier ne peut approcher d'aucun navire, son pétard éclate à l'improviste et le coule avec sa chaloupe. Dans la nuit du 17 au 18, la flotte anglaise lance des artifices à feu : c'est une pluie lumineuse qui éclaire au loin la rade et le canal sans arriver jusqu'aux vaisseaux du Roi : fusées de fête nautique ! Le 18, enfin, Louis XIII, accompagné de Bassompierre, chez qui il avait dîné, contournait La Rochelle pour revenir à Aytré, lorsque, passant au fort de la Fons, le Roi et le maréchal virent, à l'ouest, la flotte anglaise qui appareillait de nouveau. Le maréchal se hâte de regagner sa batterie de Chef-de-Baie. Un immense espoir fait tressaillir les habitants de La Rochelle. Les tours et les clochers se pavoisent ; sur les moulins et les forts de 'radon, les étendards chiquent au vent, le canon de la ville tonne en signe d'allégresse. Ramberges et grands vaisseaux se sont rapprochés de Chef-de-Baie. Leurs flancs s'enveloppent soudain de fumée ; ils lâchent toutes leurs bordées sur les vaisseaux du commandeur de Valençay... Et les voilà de nouveau, qui s'éloignent. Sentant leur faim croître avec leur déception, les assiégés suivaient des yeux les voiles blanches qui s'estompaient dans le Pertuis d'Antioche[5]. Bientôt elles se confondirent avec l'horizon. Il était ring heures de l'après-midi. De sa batterie de Chef-de-Baie, Bassompierre assistait à la fuite des vaisseaux-fantômes. Nous les conduisîmes de vue tant que nous pûmes, raconte-t-il dans son Journal, puis nous retournâmes faire bonne chère sans crainte des ennemis et avec bonne espérance de la prompte reddition de La Rochelle. Savoir ce qu'ils veulent faire, écrivait le cardinal à Marie de Médicis, le 20 mai 1628 : il n'y a personne qui le puisse comprendre. Il est difficile à croire qu'ils s'en retournent en Angleterre pendant que le Parlement tient. Ils peuvent aller attendre quinze jours à Belle-Île, voir si le temps redeviendra bon, mais je ne le crois pas, car, quand ils reviendraient, ils y perdraient leur peine et eux-mêmes l'ont trop bien reconnu. La lettre du cardinal était encore sur la table, lorsqu'on
lui apporta des nouvelles qui lui permirent d'ajouter à sa lettre le plus
intéressant des post-scriptural. Tout présentement,
viennent d'arriver dix-huit matelots français que les Anglais avaient mis
dans une chaloupe sans gouvernail et sans rames, à la merci de la mer. Ils
assurent que les huit ramberges s'en retournent tout de bon en Angleterre et
quelques petits vaisseaux de guerre s'en vont pirater où ils pourront sur la
mer. Ils assurent de plus Glue le bon ordre qu'a mis le Roi a empêché que,
depuis qu'ils sont à la rade, ils n'ont pu recevoir aucune nouvelle de La
Rochelle et que tous les matelots qu'ils ont pris en la mer dans de petites
barques, leur ont représenté le passage impossible. Ils ont aussi rapporté
que le comte de Denbigh, avant que de lever l'ancre pour s'en aller, a fait
signer à Vergnault, Bouguier et autres principaux Rochelais qu'ils n'avaient
pas trouvé le passage libre, comme ils l'avaient représenté en Angleterre.
Les vaisseaux du Roi, loin de s'enfuir en Charente,
Brouage et la rivière de Bordeaux, les attendaient résolus au combat.
Cette fière contenance les avait décidés à la retraite[6]. Était-ce la Reine qui avait obtenu cette miraculeuse retraite ? Cent ans plus tard, à la cour de Louis XV, une tradition demeurée vivante lui attribuait le miracle. Voltaire, qui interrogeait avec une si infatigable curiosité tous les survivants du siècle de Louis XIV, l'affirme dans l'Essai sur les mœurs : La Cour, dit-il, a toujours été persuadée que le cardinal de Richelieu, pour parer ce coup, se servit de l'amour même de Buckingham pour Anne d'Autriche et qu'on exigea de la Reine qu'elle écrivit au duc. Elle le pria, dit-on, de différer au moins l'embarquement et on assure que la faiblesse de Buckingham l'emporta sur son honneur et sur sa gloire. Cette anecdote singulière a acquis tant de crédit qu'on ne peut s'empêcher de la rapporter : elle ne dément ni le caractère de Buckingham, ni l'esprit de la Cour. L'intrigue des cours a souvent frisé le romanesque. A La Haye, dans l'entourage du prince d'Orange, le bruit s'accrédita, en ce printemps 1618, que Buckingham avait reçu de la cour de France deux cent mille couronnes pour ne point délivrer La Rochelle[7]. Affirmation lancée du haut de la chaire par des ministres en furie. L'ambassadeur de Venise dans les Pays-Bas, Giovanni Soranzo, qui la rapporte, n'y croyait guère. Bossuet, qui interrogea les entours de Henriette-Marie, indique
simplement que la reine d'Angleterre usait de l'influence qu'elle avait pu
prendre sur le faible Charles, pour réconcilier son époux avec son frère : Qui ne sait, proclamait-il le 16 novembre 1669,
dans l'église de Sainte-Marie de Chaillot, qu'après la mémorable action de
l'île de Ré et durant ce fameux siège de La Rochelle, cette princesse, prompte à se servir des conjonctures importantes, fit
conclure la paix qui empêcha l'Angleterre de continuer son secours aux
calvinistes révoltés ?[8] L'ambassadeur de Venise en France écrivait au Doge, le 7 février 1628 : Meaux[9] a apporté à la Reine une lettre de sa fille, qui implore la paix[10]. La vérité parait bien Mye que le roi Charles, après la retraite de Denbigh, n'entendait nullement renoncer à délivrer les Rochelais. L'histoire n'est guère, plus avancée sur le fond des choses que l'ambassadeur vénitien, qui, du camp de La Rochelle, mandait à son gouvernement le 20 mai : On ignore si ce départ des Anglais est dû à la nécessité, à quelque arrangement ou quelque dessein[11]. Concluons, avec l'amiral Jurien de La Gravière, que ce Denbigh qui, malgré l'aide du grand vent et de la grande marée, n'avait même pas tenté de forcer le passage, n'était pas un Nelson. On a dit, à propos de la bataille de la Hogue que c'était la guerre des cotillons : on peut en dire autant de la retraite de Denbigh bombardé amiral, pour le seul mérite d'avoir épousé la sœur de Buckingham. Le plus extraordinaire, c'est qu'au moment où sa flotte faisait voile vers la côte anglaise, Charles Ier encourageait encore La Rochelle : Tenez bon, je suis résolu que toute la flotte périra plutôt que vous ne soyez secourus. Lorsqu'il eut appris ce qui s'était passé, le Roi bouleversé dit et répéta que, sa flotte eût-elle péri, le désastre serait peu de chose auprès de la honte présente. L'opinion, très hostile à Buckingham, ne se montra pas aussi émue et on n'avait pas encore porté la loi qui justifie la boutade de Candide : Dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral ; pour encourager les autres. Les affamés de La Rochelle. Monsieur, cette lettre est pour savoir si vous prétendez que j'aie commandement en cette année ou non. Si vous le prétendez, vous obéirez, s'il vous plaît, à l'ordre que j'ai donné à M. de Rothelin de prendre les chevaux qui sont en votre quartier pour aller quérir des poudres à Saumur. Si votre prétention n'est pas telle, puisque celle du Roi est autre, vos pensées n'empêcheront pas que je sois obéi, ne désirant pas que la patience que j'ai eue en plusieurs occasions empêche en celle-ci que le service du Roi ne soit fait selon que le bien de ses affaires le requiert. C'est celui qui a toujours été et veut être, etc., etc.[12] Bassompierre trouva fort piquante cette lettre que venait de lui apporter à Chef-de-Baie, le samedi juin 1628, M. de Beauplan, capitaine des gardes du cardinal. Il se rendit au château de la Sauzaie, où l'attendait Richelieu. La réponse de Bassompierre à la hautaine semonce était toute simple : il n'y avait plus une charrette au parc : toutes avaient été données pour la digue. Introduit auprès du cardinal guerrier, fort jaune et pensif de visage, il reçut un accueil aussi froid que la lettre : Il y eut encore de grosses paroles, raconte Bassompierre. Mais le maréchal ne se troubla point, il dit ses raisons et le ministre amadoué, sinon satisfait, l'invita à diner avec Schomberg. L'humeur du cardinal s'explique : sur la digue, les boulets des assiégés semaient les cadavres des travailleurs : il fallait doubler les équipes, hâter le travail à tout prix, surcharger de ponts couverts de pierre les vaisseaux coulés. Le 26 juin, dans sa galiote, entouré du maréchal .de Bassompierre, de l'archevêque de Bordeaux et d'autres chefs de guerre, le cardinal visitait les machines de M. du Plessis-Besançon. Quittant le navire, il monta sur les vaisseaux de la flotte et traita sans aménité le commandeur de Valençay. Il n'ignorait pas, maintenant, que la flotte anglaise se préparait il revenir et que cette fois l'attaque serait de grande envergure : embossée contre les vaisseaux du commandeur, la flotte anglaise permettrait à deux mille soldats britanniques de débarquer sur la côte de l'océan, derrière la pointe de Coreille et les troupes viseraient le fort d'Orléans. S'appuyant à droite sur le fort rochelais de Tadon, elles tiendraient sous le feu de leur artillerie et les vaisseaux français de la rade et la digue et les galiotes de l'avant-port. Valençay serait pris à revers[13]. Le pieux Louis XIII avait ordonné six semaines plus tôt les prières des quarante heures, afin d'obtenir la retraite de lord Denbigh. Le samedi 10 juin, vigile de la Pentecôte, le jeune Roi, musicien passionné, avait veillé jusqu'à minuit, en faisant des concerts et des faux-bourdons. Le dimanche, il avait fait l'office de MM. de la Chapelle durant les vêpres et recommencé le lundi. Une personne de qualité, invitée à l'entendre cc même lundi, regardait avec admiration le Roi au milieu des chantres et le comparait à David jouant de la harpe devant l'arche. Et, le mardi, à Surgères, lorsque le Roi était venu gagner son jubilé, qu'il faisait beau le voir, après de longues prières, s'agenouiller sur les marches de l'autel ! Il semblait, continue le même personnage, qu'il prenait son cœur et l'offrait au pied du Saint Sacrement[14]. Ce fut le 24 juin que le cardinal avertit son maitre des nouveaux projets britanniques. Le marquis de La Force (fils aîné du maréchal) fut chargé d'en porter la nouvelle au Roi. Louis XIII se trouvait à Surgères. Revenu assez fatigué de la chasse, il dormait. Lorsqu'on lui eut appris que ce retour de la flotte anglaise n'était qu'à l'état de simple projet, il ne cacha point son contentement. Il écrivit au cardinal une longue lettre, à laquelle il joignit un fort curieux document. De même qu'en 1621, assiégeant dans Montauban le maréchal de La Force, il avait tracé une carte fort exacte des campagnes environnantes : de même, ce juin 1628, il dessina un plan de bataille où figurait la place que devait occuper chacun des corps de son armée, si les Anglais avaient l'audace de tenter un débarquement[15]. Les semaines passaient, une faim de plus en plus cruelle tordait les entrailles des Rochelais. Une surveillance exercée avec un soin jaloux devait empêcher tout ravitaillement. Le cardinal ne se lassait pas de répéter à son maitre : Si le Roi ne prend La Rochelle cette fois-ci, il ne la prendra jamais et les Rochelais et les huguenots seront plus insolents et, tous les ans, on aura la guerre par les huguenots et les grands factieux... Mais, si le Roi la prend, il aura la paix pour jamais ; sa réputation passera celle de ses prédécesseurs : il sera le plus puissant roi de l'Europe et arbitre de la chrétienté. Sans doute un tel dessein sera beaucoup traversé, il y trouvera beaucoup de difficultés. Il n'en est pas moins certain que, si Sa Majesté persévère, elle l'emportera et lors il faudra raser la plupart des places de la France, ce qu'il ne faut point dire, de peur de se trouver en présence de villes closes[16]. Le 24 mai 1628, les assiégés avaient essayé de se débarrasser des bouches inutiles. Les femmes et les enfants s'étaient pressés aux portes de La Rochelle. Leur exode n'avait pas été de longue durée : les soldats royaux avaient chassé le pale troupeau vers la ville où l'on mourait. Les habitants avaient semé quelques fèves auprès de la contrescarpe, un les faucha ; on faucha le blé qu'ils espéraient récolter sur les parties sèches de leurs marais. Dans les greniers plus un boisseau. La ville vivait à demi-ration de légumes, d'herbes et de coquillages. Ce qui n'empêchait pas le maire d'affirmer qu'il y avait encore assez de vivres pour tenir longtemps. Le 8 juillet 1628, eu présence de huit conseillers et d'une foule de peuple, il donna lecture d'une lettre où le cardinal assurait La Rochelle de la miséricorde du Roi, si elle se remettait en son devoir avant quatre jours. Loin d'accepter cette offre, Guiton dit très haut que, dans huit jours, il comptait recevoir un puissant secours d'Angleterre, puis il renvoya sans réponse le tambour qui avait apporté la lettre. Lui montrait-on quelqu'un de sa connaissance qui paraissait n'avoir plus que le souffle : Êtes-vous surpris de cela ? disait le maire stoïque ; il faudra bien que nous en venions là vous et moi, si nous ne sommes point secourus. Il suffit qu'il en reste un pour fermer les portes[17]. En ce mois de juillet 1628, Malherbe, alors Agé de soixante-treize ans, visitait le camp royal. Racan lui en faisait les honneurs. Le vieux poète n'avait jamais pensé que La Rochelle pat tenir si longtemps. Le 21 janvier, tandis qu'il se trouvait encore à Paris, il avait écrit à l'un de ses cousins : L'Anglais s'attaquant au Roi est un petit gentilhomme de cinq cents livres de rente qui s'attaque fi un qui en a trente mille. Je ne sais si je vous ai dit qu'il n'y a que deux rois eu Europe capables de mener du canon en campagne ; si je lie le vous ai dit autrefois, je le vous dis à cette heure, car il est vrai. On ne compte que deux puissances en la chrétienté, la France et l'Espagne ; pour les autres, ce sont leurs suivants et rien de plus[18]. La résolution des Rochelais surprenait le sage Normand. Un jour, se trouvant à l'ouest de la ville assiégée, en face du bastion dit de l'Évangile, lui qui, dix mois plus tôt, avait chanté sur le mode lyrique : Ils ont beau vers le ciel leurs murailles accroitre, Beau d'un soin assidu travailler à leurs forts, Et creuser leurs fossés jusqu'à faire paroitre Le jour entre les morts, Il s'écria brusquement : A qui, diable, en veulent ces gens-là de tacher tous les jours à s'égorger les uns les autres, encore qu'ils n'aient rien à démêler ensemble ? Voyez-vous cet homme-là — et Malherbe montrait, sur le bastion, la sentinelle la plus proche, — il souffre la faim et mille autres incommodités et s'expose à tous moments à perdre la vie, parce qu'il veut communier sous les deux espèces et les autres l'en veulent empêcher : n'est-ce pas un beau sujet pour troubler toute la France ?[19] Malherbe le savait bien, cc n'était pas seulement au sujet d'une querelle religieuse mais pour l'unité française que le siège était mis devant La Rochelle. Les survivants pétrissaient un pain effroyable avec des morceaux de parchemin et de cuir bouillis dans du suif et de la cassonade ; ou bien ils préparaient un gâteau de racines et de chardons sous le nom de pain chaudé ; ils s'en allaient à marée basse chercher des coquillages dans les vases de l'avant-port, malgré le feu des batteries, qui achevaient ces mourants. Ancrée dans son opiniâtreté, Mme de Rohan relevait le courage des malheureux qui s'asseyaient à sa table. Or, le 1er août, son cuisinier, qui n'accommodait pas de tels menus, planta là casseroles et fourneaux et franchit la porte de la ville : un parti de royaux le lit prisonnier. Cet homme aimait mieux être pendu haut et court que d'user ses talents à composer des gelées de bottes et des pâtés de vieux souliers[20]. Un des plus grands partis de La Rochelle, une jeune fille qui possédait une dot de trente mille livres, suivit l'exemple du cuisinier. Elle sut qu'il y avait, dans le régiment de M. de La Bergerie, du côté de Rompsay, un lieutenant de belle apparence. Bien qu'elle ne l'eût jamais vu, elle forma le dessein de l'épouser : le mariage lui paraissait être un moindre mal. Avisé par l'amoureuse affamée, le beau lieutenant, de son côté, accepta le risque. Les Rochelais qui venaient pendant la nuit chercher leur nourriture sur les plages à marée basse, ne s'expliquaient pas pourquoi il leur arrivait de trouver du pain abandonné sur des planches et même des pochées de blé. Le 22, la jeune fille parvint à sortir de la ville. Le nonce du Pape, qui se trouvait alors au camp royal, supplia le Roi de permettre le mariage et 'de renoncer au droit de confiscation qu'il avait sur les biens de la rebelle. Louis XIII ne refusa aucune des grâces qu'on lui demandait et les noces se firent au son des trompettes et des fifres[21]. Mais le Roi et le cardinal se montraient sans pitié pour les envoyés de La Rochelle, qui, revenant d'Angleterre, s'efforçaient de traverser les lignes. L'un d'eux, un gentilhomme poitevin, M. de La Grosselière[22], qui avait été page du Roi, fut arrêté, au début de juillet, dans la bourgade normande de La Haye-du-Puits, près de Carteret, alors qu'il venait de débarquer sur une plage déserte. Il était allé presser Charles Ier et Buckingham de hâter le départ de la flotte si impatiemment attendue. Les Rochelais prétendirent l'échanger contre M. de Feuquières ; ils invoquaient le droit des gens. Richelieu leur répondit : Vous n'êtes ni de condition ni en état de traiter avec votre maitre : la pensée en est criminelle. Partant, je vous conseille de n'augmenter point par cette voie le nombre de vos fautes. Je ne sais quelle est la volonté du Roi (dont la bonté est infinie) sur le sujet de La Grosselière, mais je sais bien qu'il ne saurait recevoir aucune peine qui ne soit moindre que ses démérites[23]. Les Rochelais menacèrent d'user de représailles : n'avaient-ils pas Feuquières entre leurs mains ? Richelieu crut prudent de suspendre le procès de son prisonnier : ruais, après la chute de la place, il fit juger à Poitiers, condamner à mort et décapiter l'infortuné gentilhomme, dont la tête, expédiée à La Rochelle, fut exposée, au bout d'une lance, sur la tour de la Lanterne. Les Rochelais conservaient toujours l'espoir d'une délivrance qui viendrait d'Angleterre. En effet, à cette même fin d'août 1628, le roi Charles se décidait à envoyer une flotte formidable. Soixante vaisseaux de guerre, trente brûlots, quinze ramberges, dix pinasses, quarante navires regorgeant de victuailles, des transports montés par deux mille hommes de débarquement : telle était la force de cette nouvelle flotte. On pouvait tout espérer. Buckingham était résolu à vaincre ou à perdre la vie. Le drame de Portsmouth. Ce jour-là, 2 septembre 1628, un Anglais, issu d'une ancienne famille du Suffolk, esprit sombre et faible, âme ardente et mélancolique, John Felton, venait d'arriver à Portsmouth. La flotte, prête à prendre le large et à cingler vers La Rochelle, était mouillée dans le port. Felton avait embarqué, l'année précédente, sur la première flotte, commandée par le duc de Buckingham. Lieutenant, il avait connu les misères et les déceptions de la campagne de Ré. Il avait été blessé, il avait vu son capitaine frappé mortellement. Et c'était pour demander à le remplacer qu'il était en ce moment à Portsmouth. Le duc lui avait préféré une de ses créatures, un freluquet de cour. Felton, d'autant plus exaspéré qu'on lui devait un gros arriéré de solde, avait réclamé en vain les huit livres qui lui étaient glues. L'historien de Buckingham, Philipp Gibbs, a peint sous de vives couleurs le malheureux officier traînant son oisiveté dans les rues de Londres. Felton entrait-il dans quelque chapelle de faubourg, un puritain au verbe enflammé y flétrissait les péchés d'écarlate (scarlet sins), opprobre de la Cour. S'asseyait-il dans les maisons des bas quartiers de Londres, devant une table chargée de pots de bière, des poètes de taverne couvraient de leurs malédictions le duc, vrai suppôt du diable, montraient sur le front du damné courtisan l'épouvantable reflet de l'enfer. Quand, au retour de ces courses, Felton se retrouvait dans son galetas, c'était pour lire, à la lueur trouble d'une torche, la sévère remontrance des Communes ou les invectives des ennemis de Buckingham. De sanglants pamphlets, qu'il dévorait avidement, ne lui parlaient que de meurtre, lui soufflaient dans l'âme que le tyrannicide était le plus sacré des devoirs. Dedans, dehors, le duc, toujours le duc, ce Buckingham qui lui avait volé sa solde ! Sous l'empire de l'idée fixe, Felton avait couvert de son écriture deux feuilles de papier qu'il avait cousues dans la doublure de son chapeau. Sur la première de ces feuilles : Je ne veux point que d'autres me louent d'avoir fait ceci, mais qu'ils se blâment plutôt eux-mêmes, si Dieu ne leur eût ôté le courage à cause de leurs péchés, il n'eût demeuré si longtemps impuni. John Felton. Et sur la seconde : Celui-là est couardement abject, à mon opinion, et ne mérite point le nom de gentilhomme ni de soldat, qui refuse de sacrifier sa vie pour l'honneur de son Dieu, son Roi et sa patrie. John Felton. Obsédé de la pensée du meurtre, il était entre chez un coutelier, près de la Tour, et il avait acheté lui couteau de dix pence. Le 27 août, il franchit à pied les soixante-dix milles qui séparent Londres de Portsmouth, comme, dix-huit ans plus tard, Ravaillac, le visionnaire d'Angoulême, avait franchi à pied les cent lieues qui le séparaient du Louvre de Henri IV. Avant de quitter Londres, Felton avait demandé au chapelain d'une petite église de Fleet Street des prières pour une âme en peine. Il avait cru sentir l'effet de ces saintes prières, du fait que, le long du chemin, quelque voiture le rejoignait, s'arrêtait et lui abrégeait la route de plusieurs heures. A Portsmouth, troubles, émeute : la veille, Buckingham axait chargé, à la tête de ses cavaliers, des matelots mutinés qui prétendaient arracher à la potence un de leurs camarades. Deux mutins avaient péri dans la bagarre, il y avait eu quelques blessés, et Buckingham, toujours suivi de ses gentilshommes, après cette peu glorieuse victoire, avait escorté le condamné jusqu'au gibet. Felton ignorait que le duc, à la prière de la duchesse, avait voulu gracier ce malheureux et que l'émeute avait rendu la grâce impossible. Le supplice avait accru la haine du fanatique. Ce 2 septembre, vers neuf heures du matin, il gagna High Street et entra dans une maison où logeait alors le trésorier de l'armée. C'est là aussi qu'étaient descendus le duc et la duchesse de Buckingham. Felton est dans la grande salle, au milieu d'une foule d'officiers et de gentilshommes : il a dans sa poche son couteau, dont la lame est enveloppée d'un linge : il se tient debout à l'entrée d'un couloir obscur, que ferme une tapisserie. Ce couloir mène à la chambre de Buckingham. Celui-ci va venir dans la grande salle pour prendre son breakfast. Il s'habille, entouré de ses courtisans, de M. de Soubise, et de quelques huguenots français. Que n'endosse-t-il une cotte de mailles sous son pourpoint, ainsi que le lui conseillait, il y a trois semaines, Sir Clement Throgmorton ? Il a répondu au donneur de conseil : Ce serait une piètre défense contre la fureur populaire et, pour ce qui est de l'attaque d'un homme seul, je n'estime point ma vie en danger : il n'y a plus d'âmes romaines. Tout à l'heure il gourmandait la duchesse en larmes, qui le conjurait d'avoir soin de sa vie : il la remerciait de son importunité amoureuse. Il est brave, imprudent et léger... Felton attend. Buckingham, dans la chambre où il achève sa toilette, annonce qu'il vient d'apprendre la levée du siège de La Rochelle. Le départ de la flotte n'est donc plus urgent ; il ne sera sans doute plus nécessaire. Qu'on se lutte de servir le breakfast. Buckingham veut monter dans son carrosse en sortant de table, porter lui-mérite la bonne nouvelle à cinq milles de Portsmouth, à Southwick, où le Roi est l'hôte de Sir Daniel Norton. Protestations indignées de Soubise et des huguenots français : la nouvelle est certainement inexacte, c'est un faux bruit répandu par les agents du cardinal. Les Anglais, témoins de cette scène, ignorant le français pour la plupart, se demandent quelle est la cause de ce tumulte. Felton, qui en perçoit la vague rumeur, est aux écoutes. La tapisserie s'écarte. Buckingham parait, accompagné de sa suite. Il se penche vers un colonel de petite taille, qui lui parle à l'oreille. Soudain Felton, la main à la poche, tire son couteau, bondit et, allongeant le bras par-dessus l'épaule du colonel, plonge la lame jusqu'au manche dans la poitrine du duc : Le scélérat m'a tué, dit Buckingham, haletant. Sa main se porte convulsivement à sa blessure, rencontre le manche du couteau, arrache l'arme. Flot de sang. Buckingham vacille, fait quelques pas, et lourdement s'écroule sur une table. Il est mort. Coup si rapide que nul ne l'a vu. Devant le cadavre, les assistants s'imaginent que l'assassin est un de ces Français qui semblaient parler si rudement au duc. Cependant quelqu'un a ramassé le chapeau de Felton, trouvé les papiers cousus dans la doublure, et, tandis que l'on entend crier : Le Français ! Le Français ! Où est le scélérat ? Où est le boucher ? Felton, qui s'était glissé jusqu'à la cuisine, s'avance nu-tête sur le seuil, l'épée au poing : C'est moi, dit-il, me voici. On l'arrête. A la clameur qui monte de la grande salle, une porte s'est ouverte dans la galerie du premier étage ; lady Anglesey, belle-sœur de Buckingham, montre au-dessus de l'escalier son visage bouleversé par l'épouvante ; elle court chercher la duchesse, qui apparaît à son tour en robe de nuit et qui, apercevant le corps de son époux inondé de sang, remplit la maison de cris, de sanglots et de gémissements. Charles Ier pleura ; l'atoll fut pendu. Buckingham repose depuis trois siècles dans un monument fastueux élevé dans la chapelle Henri VII, à l'abbaye de Westminster. L'inscription composée par l'inconsolable duchesse, — qui se remaria peu de temps après avec lord Autrui — célèbre l'époux adoré, — quoique infidèle. L'épitaphe chante les qualités de son corps et de son esprit, sa bonté, sa générosité, la grâce incomparable de la victime, qu'a grandie cette misérable fin. Après le drame de Portsmouth, Bassompierre écrivait dans son Journal : Le mercredi 13, la nouvelle de la mort du Buckingham arriva. Cette mort mentionnée par le maréchal si sèchement, nul doute qu'elle n'ait rappelé à Richelieu la fragilité de sa propre puissance. Buckingham, disent avec gravité les Mémoires du cardinal, était un grand colosse contenant en soi toutes les prérogatives de la fortune assemblées en un sujet, qui fut abattu en un moment par la main d'un traître, accident digne de larmes et qui montre évidemment la vanité de la grandeur[24]. Vie chère et menus de siège. La mort du duc ne changeait rien aux projets du roi d'Angleterre, décidé, comme toute la nation, à venger l'honneur anglais, compromis par les échecs de l'automne et du printemps. Charles Ier est résolu à employer contre la France les six millions de livres que le Parlement lui a votés. Quant au cardinal, il craignait peu maintenant cette flotte qui était tout l'effort de l'Angleterre, car tout l'effort de la France était fait, tous les vaisseaux à leur place, les quatorze cents pas de la digue parachevés. Il souriait à l'idée de la dernière espérance des Rochelais : C'est la coutume des personnes éperdues, songeait-il, de demander secours, chercher des remèdes et ne savoir ce qu'ils demandent, ni voir l'utilité qu'ils en peuvent recevoir[25]. Squelettes, fantômes vains, morts respirantes, plutôt qu'hommes vivants[26], tels il dépeint lui-même les défenseurs de la ville qu'il tient à la gorge. An tambour qui avait apporté la lettre du maire relative à La Crossetière, il avait demandé de quoi vivaient les Rochelais. Et, comme le tambour avait répondu qu'ils se nourrissaient de peaux et autres cuirs bouillis avec du suif, le cardinal, se retournant vers le duc de Montbazon, aurait dit qu'il fallait en avoir et les faire apprêter par ce tambour, qui savait les accommoder. Richelieu ne voulait point en manger lui-même, mais il tenait à en faire goûter à ses gens pour savoir ce que c'était[27]. Il est certain que les mieux traités, à la réserve de cinquante ou soixante, ne mangeaient que du cuir bouilli avec de l'eau et du vinaigre, et encore si petitement, raconta Fontenay-Mareuil après la prise de la ville, que celui chez qui je logeai nie montra, dans une chose grande comme une palette à tirer du sang, sa portion d'un jour, qui n'aurait pas assurément suffi pour le déjeuner d'un petit enfant, quand ç'aurait été la meilleure viande du monde et la plus nourrissante ; dont il était devenu, si faible, qu'il ne pouvait quasi plus marcher ni se soutenir et frit mort sans doute, pour peu que cela eût duré davantage[28]. Ces cinquante ou soixante qui, pendant les premiers mois du siège, s'étaient fait servir du cheval sous le nom de bœuf d'Irlande ou de bœuf à la mode, étaient contraints peu à peu de renoncer à ce luxe. Vers la fin de juillet, Mme de Rohan avait mangé les deux chevaux de son carrosse[29] ; il lui fallait maintenant s'attaquer au carrosse lui-même : la douairière et sa fille en avaient dévoré les cuirs, si l'on en croit Saint-Simon. Nous avons sous les yeux un document qui, dans sa sécheresse, est émouvant comme le témoin même de la réalité : il s'agit d'un tableau relatant le prix des vivres à La Rochelle, pendant le mois d'octobre 1628, composé en 1847 par Callot, historien de Jean Guiton, au moyen de divers manuscrits ou imprimés contemporains et du mémoire envoyé la Reine par ordre de Louis XIII. Si les melons étaient à dix livres, les cercueils étaient à vingt-cinq, car il n'y avait presque plus de menuisiers. Comme il n'y avait plus de chevaux, les morts étaient traînés à travers les rues de la ville jusqu'à la fosse, par les survivants exténués : Tel père ou telle mère, conta plus tard l'un des assiégés, portait son enfant mort à l'hôpital et de là tout habillé dans le cimetière. Les plus accommodés n'avaient plus de pain qu'une once ou deux par jour, et les peaux soutenaient le reste, mais il ne s'en trouvait pas suffisamment, parce que les tanneurs, aussi bien que les autres étaient morts[30]. Le moral de la population commençait à faiblir et plus d'un habitant regrettait que l'on eût chassé le dernier héraut, qui avait paru le 16 août devant la porte de Cogne, en casaque de velours violet parsemé de fleurs de lys d'or, la toque de velours noir sur la tête et le bâton royal à la main, pour sommer La Rochelle de s'en remettre à la clémence du Roi. Aussi quand, le dimanche 3 septembre, à l'issue du prêche, Guiton eut annoncé que la flotte anglaise arriverait infailliblement le 29 : Quoi ! M. le Maire, s'écria une femme, ne savez-vous pas qu'il y a quinze jours que je n'ai margé de pain et que la nourrice de mon enfant meurt de faim avec lui ; il n'y a plus moyen d'attendre, il faut recourir à la miséricorde du Roi ou avoir du pain. Cette femme était venue avec d'autres femmes de sa famille. Toute cette parenté se lève. C'est une clameur indignée, qui redouble lorsqu'une amie de Guiton va souffleter l'insolente. Bataille : les deux femmes se prennent aux cheveux et avec tant de force, malgré leur faiblesse, qu'on ne les sépare pas sans peine. Mais le capitaine de l'un des quatre quartiers de la ville est allié à la femme qui a interpellé le maire. Il intervient : Monsieur, dit-il d'un air menaçant, ne nous battons plus, je vous avertis que je ne saurais retenir davantage mes compagnons, qui sont tous armés, et que vous me verrez bientôt à leur tête, pour vous forcer à capituler, si vous ne trouvez pas les moyens de nous donner du pain[31]. Guiton répond avec douceur, — avec plus de douceur que de sincérité ; — il consent que deux députés aillent trouver le cardinal. Riffaut, député du Conseil, et Journauld, député du peuple, sortent à pied de la ville, gagnent une maison de Rompsay, non loin de Beaulieu. C'est là qu'a été fixée l'entrevue. Elle dura plusieurs heures. Les députés de La Rochelle affichèrent des prétentions surprenantes. Richelieu ne s'emporta point et leur dit de ne pas trop compter sur les secours anglais, qui ne leur serviraient de rien, même s'ils se montraient dans le chenal : après l'arrivée de la flotte anglaise, le Roi serait plus sévère, tandis qu'il était disposé à laisser aux Rochelais leur vie, leurs biens et la liberté de leur religion. Par ma foi ! ajouta-t-il, de gentilhomme ! Foi de cardinal ![32] Les députés s'éloignèrent du logis de Richelieu, les oreilles pleines des serments dont Sa Seigneurie, illustrissime avait émaillé ses discours. Ils rentrèrent à La Rochelle plus satisfaits du cardinal que celui-ci ne l'était d'eux et sans avoir rien conclu, observait le nonce du Pape. Richelieu comptait rependant que les députés reviendraient le 11 et que, ce jour-lit, serait signée la capitulation de La Rochelle. Il n'en fut rien. Dans la nuit du 11, un brûlot rochelais tenta même d'incendier la palissade qui protégeait la digue. Guiton, par sa manœuvre, avait gagné quelque délai. Encore la flotte britannique. Maintenant que l'arrivée de la flotte britannique était
l'espoir suprême et la suprême pensée de La Rochelle, tous les habitants
s'abandonnaient aux mirages de la faim. Ils croyaient apercevoir au loin des
voiles, des voiles encore, émergeant de la brume, grossissant d'heure en
heure, les plus beaux vaisseaux de l'Angleterre s'avançant en bataille : la
digue s'écroulait. martelée par l'artillerie des ramberges monstrueuses :
tous les vaisseaux du Roi, tous les ouvrages laborieusement élevés par le
cardinal s'abimaient au choc des engins perfectionnés en usage dans la marine
anglaise, ces
globes d'artifices qui vont entre deux eaux et, venant à toucher quoi que ce
soit, se crèvent et enlèvent tout ce qui est dessus[33]. Le combat
fantastique recommençait perpétuelle-nient, chaos de rêve, hallucination
colossale de toute une ville. Le 28, voici qu'apparurent en effet sur la mer, dans la fosse de Lois, les premières voiles britanniques. Elles approchèrent de la pointe du Plomb le 29. Là-bas, vers Laleu, se halte tin carrosse. Il est à portée du canon des murailles. Le canon tire ; couverts de la terre qu'a soulevée le boulet, Richelieu et Bassompierre, assis dans le carrosse, n'en continuent pas moins leur route vers le diner ' qui lis attend au logis du maréchal. Le Roi s'annonce après le diner, il veut loger chez Bassompierre ; le fastueux Lorrain s'empresse : chambre, garde-robe, mousquetaires à cheval, chevau-légers, gendarmes, compagnies des gardes, compagnies de suisses, gentilshommes au nombre de douze cents, grands et princes de sang, il reçoit dans son quartier de Laleu l'énorme suite royale ; il va festoyer sans embarras tout ce monde, qui s'émerveille. Il est tout glorieux des huit cents écus qu'il va lui en conter par jour. Le lendemain, les mêmes personnages, Roi, cardinal, ministres, maréchal, étaient en contemplation sur le rivage devant la flotte anglaise immobile sur ses ancres et semblant attendre la marée. Le maréchal conduisit ses hôtes à la batterie de Chef-de-Baie, où ils trouvèrent trente canons en état de faire du bruit, disait fièrement Bassompierre. Le Roi voulut que deux batteries nouvelles fussent édifiées entre Chef-de-Baie et La Rochelle : il se rendit jusqu'au bout de la partie septentrionale de la digue, ma digue comme Bassompierre appelait ce tronçon pour le distinguer de l'autre, qui n'en était plus éloigné que de quatre-vingt-dix pas, car on avait jugé bon de rétrécir encore le passage[34]. Louis XIII ordonna que plusieurs barques fussent coulées dans le chenal et déclara d'un air connaisseur que les Anglais ne pourraient pas faire grand chose. Une sorte de sérénité confiante éclairait son pâle visage. La flotte anglaise, grossie de trente et un vaisseaux, leva l'ancre l'après-midi. Cent vingt voiles passèrent au sud-est de l'île de Ré, entre la pointe de Sablanceaux et la pointe de Chef-de-Baie. Ceux des Anglais qui n'étaient jamais venus dans les eaux de La Rochelle, eurent la surprise désagréable de constater que la rive septentrionale de la rade était hérissée de fortifications et garnie de gens de guerre. Une canonnade éclata de part et d'autre, d'ailleurs assez peu meurtrière. Mais les canons français contraignirent les vaisseaux britanniques à choisir un mouillage plus éloigné de la côte et la plus proche de l'île de Ré. Les vaisseaux roi d'Angleterre — il y en avait maintenant cent cinquante, sous les ordres d'un amiral fort capable, Robert Bertie, comte de Lindsey, filleul de la reine Élisabeth, — se déployaient en un vaste demi-cercle de la pointe de Coreille au sud à la pointe de Chef-de-Raie au nord, face à la digue, face aux remparts de La Rochelle, à ses tours, aux clochers de ses églises ; ils fermaient la rade au même endroit que la flotte si peu efficace du printemps. Les lieutenants de l'amiral ne manifestaient nul entrain, car leurs bâtiments étaient en mauvais état. Dans la matinée du 3 octobre 1628, vers dix heures et demie, la galiote de M. de Pontis, fendant les eaux sous l'effort de ses galériens penches sur les rames, parcourait l'entrée du golfe, que venait de quitter la Botte anglaise. Un soleil radieux éclairait la mer[35]. La bonace n'avait pas permis à l'amiral Lindsey d'engager le combat le jour précédent. Mais, ce matin, durant trois heures, favorisée par la grande marée et le veut, la flotte anglaise avait canonné Chef-de-Baie, la digue et la batterie de Coreille ; durant trois heures le Roi, le cardinal et le maréchal de Bassompierre à Chef-de-Baie, le duc d'Angoulême, le maréchal de Schomberg et M. de Vignoles à Coreille, tous les gens de guerre en armes sur les deux rives, une foule innombrable de curieux qui se pressaient à perte de vue de chaque côté de la rade immense, des femmes même, confortablement installées dans leurs carrosses, décidées à ne rien perdre de l'imposante naumachie que leur offraient l'Angleterre et la France, avaient voulu assister au grand drame militaire. La galiote de M. de Pontis avait reçu, comme toute la flotte française, l'ordre de se tenir à couvert sous les canons du promontoire de Chef-de-Baie ; elle avait essayé d'attirer les vaisseaux anglais sur les bas-fonds, pour les faire échouer. Plus d'une fois, la galiote s'était hasardée à suivre un vaisseau anglais, quand, après avoir lâché sa bordée sur la digue, il se retirait an plus vite. Mais elle était obligée de revenir en toute hâte de peur d'être surprise par quelque autre, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir eu sa coque fortement endommagée et deux de ses galériens emportés par uni boulet. Il semble que l'on peut croire sur ce point les romanesques Mémoires de Pontis, dont Mme de Sévigné a dit : Il conte sa vie et le temps de Louis XIII avec tant de vérité et de naïveté et de bon sens que je ne puis m'en tirer. Ces Mémoires décrivent en ternies impressionnants l'attaque majestueuse et N'aille des navires britanniques ; le tonnerre des pièces de marine et de siège ;les mille éclairs déchirant la fumée noire et épaisse qui couvrait toute la mer ; les ramberges colossales, qui ressemblaient à de grandes maisons flottantes sur l'eau et qui, s'avançant les unes après les autres, en très bel ordre, sur la digne, y faisaient tout d'un coup, en présentant le flanc, une décharge de cinquante ou soixante volées de canon à la fois. L'artillerie anglaise avait battu les pointes de Chef-de-Baie et de Coreille, d'où ripostaient les quarante canons de l'une et les vingt-cinq de l'autre. Louis XIII, dans la batterie de Chef-de-Baie, avait entendu passer, au-dessus de sa tête, plus de trois cents boulets, qui portaient à trois cents pas en arrière : certains de ces projectiles étaient tombés fort près de lui. Aussi brave que Henri IV, il s'en était peu soucié. Il avait tiré lui-même plusieurs coups de canon, prenant un singulier plaisir à tout ce qui regardait l'exercice de la guerre et il ne fut jamais plus libéral ni de plomb avec ses ennemis, ni d'or et d'argent envers ses canonniers, qu'il encourageait en leur jetant des pistoles. C'était le cardinal qui avait donné le signal de la canonnade : il avait choisi le plus assuré canonnier et le meilleur canon ; il avait pointé la pièce lui-même sur la proue d'une ramberge et vu, non sans plaisir, la pièce tourner légèrement sous le coup[36]. Anglais et Français avaient échangé cinq mille boulets, on pourrait presque dire sans résultat car les soldats de Charles Ier comptaient deux cents morts et ceux de Louis XIII vingt-sept. Maintenant que le combat était terminé, quantité de débris flottaient sur la mer. Pontis aperçut, ballottée sur les vagues, une belle proue dorée aux armes d'Angleterre, un pareil trophée lui parut un présent digne du Roi : il parvint à grand peine à le placer sur sa galiote, accosta bientôt le rivage, avertit le Roi, qui voulut immédiatement l'aller voir. Tout en descendant de Chef-de-Baie, Louis XIII demandait à Pontis où il l'avait trouvé. Sur la droite, expliquait Pontis, qui l'avait trouvé en effet dans la ligne de tir de la batterie. C'est moi-même qui ai tiré ce coup, affirmait le Roi : j'ai vu le vaisseau, qui s'est sauvé dans l'instant que le coup a été tiré, je me doutais bien qu'il était blessé. Pontis qui, naturellement, n'avait rien vu, s'empressa d'appuyer le sentiment de son maître, apportant diverses preuves qui furent un très grand sujet de joie pour le prince. La chose était vraisemblable, sinon vraie, le Roi se piquant de tirer fort juste[37]. Les pronostics du cardinal s'étaient réalisés. Richelieu ne doutait plus de l'échec définitif des Anglais. En vain, le 4 octobre, ils appareillèrent de fort bonne heure : leurs capitaines commencèrent la canonnade de si loin, qu'elle ne fit point de dégât[38]. Neuf brûlots et un vaisseau chargé de mines furent dirigés sur la flotte française, qui occupait un poste plus favorable que le 3. Les felouques royales saisissaient, au moyen de longs câbles, les brûlots et les faisaient dériver sur la falaise de Chef-de-Baie, contre laquelle ils se consumaient le plus inoffensivement du monde. L'après-midi de ce jour, les Anglais en étaient déjà aux négociations[39] ; le surlendemain, deux députés rochelais, Frignelet et l'Estreille, qui étaient venus d'Angleterre à bord de la flotte anglaise, furent autorisés à parler, dans des chaloupes, à mi-chemin des deux flottes, à M. de Treuillebois, un protestant, capitaine de l'un des vaisseaux du Roi. Montagu, à qui le Roi avait permis, cinq mois plus tôt, de regagner l'Angleterre, les accompagnait. La conversation fut des plus banales ; mais le 15, Montagu, dînant chez le cardinal (un assez mauvais dîner, de l'avis même de Richelieu), au château de la Sauzaie, demanda si l'on ne pourrait lui garantir que les Rochelais, en cas de reddition, seraient assurés d'un bon traitement. Il en fut référé à Louis XIII, qui répondit qu'il n'avait jamais dénié sa miséricorde à la ville rebelle, mais que les Rochelais n'apprendraient point ses volontés par une voie étrangère, la raison ne le voulant pas ainsi. Richelieu pensait comme Louis XIII et il écrivit à Marie de Médicis dès le lendemain : Le sieur de Montagu fut plus de deux heures à me vouloir persuader que cette réponse était trop austère, mais le Roi, Monsieur et son Conseil n'en voulaient rien croire. Ainsi il se retira, disant qu'au premier moment favorable aux Anglais nous connaîtrions ce qu'ils savaient faire[40]. Deux jours après ses menaces, Montagu se rencontre de nouveau avec le cardinal sur le vaisseau de M. de Valençay. Le cardinal s'embarque avec lui sur la galiote de Bassompierre et ne manque pas de dire à son partenaire que les Anglais ont été bien trompés par les Rochelais, qui leur ont fait recevoir une grande confusion outre une dépense dont l'Angleterre n'avait pas besoin[41]. Richelieu fait les honneurs de sa digue et de toutes les machines qui embarrassent le canal. Montagu contemple ce travail de géant avec une stupeur qui comble d'orgueil l'âme du cardinal ; à regret convaincu, il avoue que c'est une entreprise impossible de forcer la passe. Le soir même, muni d'un sauf-conduit, il courait la poste, afin de s'embarquer à Saint-Malo pour l'Angleterre. L'évêque de Meaux, qui l'accompagnait, l'attendit dans la petite .ville bretonne d'où il avait mission de le reconduire au camp de La Rochelle, dès qu'il serait revenu de Londres. Il ne s'était trouvé qu'un évêque pour se charger d'une pareille mission, nul gentilhomme ne consentant à s'éloigner de La Rochelle, depuis que les Anglais étaient arrivés et qu'on pouvait acquérir de la gloire en se mesurant avec eux. L'ennemi, après une courte suspension d'armes, ne combattait plus que mollement. Une rapide razzia dans un village de l'estuaire de la Charente le 19 octobre, une abondante et peu meurtrière canonnade ainsi que d'inoffensifs brûlots le 23, c'est à peu près tout ce que signalent les chroniqueurs du siège. La parole allait être, non plus aux marins et aux soldats, mais aux suppliants. Guiton découvrit un soir un gros fagot, apprêté avec beaucoup de soin, qui brûlait le bas de son logis. Un autre soir, le 24 octobre, un voisin, au moment de se coucher, aperçut des flammes sortant de la maison du maire. Elles provenaient d'un foyer qu'une main inconnue avait allumé avec des sarments bien secs et des copeaux de bois enduits de soufre, de térébenthine et de goudron : incendie aisément éteint, dont l'auteur ne fut point trouvé. C'était, si l'on en croit le nonce du Pape, un soldat rochelais en correspondance avec le Père Joseph. Il y avait, en effet, dans La Rochelle un confrère du fameux capucin, un Molé[42] qui portait en religion le nom de Père Athanase et avait organisé, pour le service du Roi, une agence d'espionnage. C'est ainsi que Richelieu avait pu écrire à Louis XIII, le 2 décembre 1627 : La batterie du port fait merveille. Les Rochelais en sont extrêmement incommodés ; le Père Cyrille, étant dans la ville, a vu, de ses yeux, un coup de canon donner dans la salle du maire, qui fit courre grande fortune à sa femme[43]. La reddition. On touchait à la fin. Dans l'après-midi du 27, six députés de La Rochelle, ayant comme Guiton lui-même renoncé à l'espoir, étaient venus en parlementaires au fort de la Fons. Bassompierre accourut au galop et, sur l'ordre de Richelieu, les conduisit au château de la Sauzaie, où le cardinal commanda qu'on les fit entrer dans l'appartement de feu le cardinal de Sourdis. De leur côté, les députés rochelais qui se trouvaient à bord de la flotte anglaise, avaient demandé à parlementer. Ils débarquaient de la galiote de Bassompierre en ce moment même et c'est dans le carrosse du maréchal qu'ils arrivèrent à la Sauzaie. Le cardinal, qui les a fait introduire dans une galerie, les reçoit bientôt dans sa chambre en présence des maréchaux de Bassompierre et de Schomberg, du garde des sceaux et des autres ministres. Ils entrent. On les nomme : M. Vincent, pasteur protestant, originaire de l'Isle-Bouchard, M. Cobert, banquier rochelais. Ils ne demandent qu'une seule grâce : parler à leurs frères les députés de La Rochelle ; après quoi les pauvres assiégés n'hésiteront plus à se remettre dans leur devoir. Le cardinal les congédie : ils attendront dans la galerie. Les députés de La Rochelle sont toujours dans l'appartement de feu le cardinal de Sourdis. Ils entrent à leur tour ; ils demandent une grâce : qu'on leur permette d'envoyer quelqu'un à leurs frères qui se trouvent à bord de la flotte britannique et ils remettront la ville entre les mains du nui, suppliant très humblement M. le Cardinal de leur moyenner de tolérables conditions. Cependant ils murmurent quelques propositions qui surprennent une fois encore le cardinal. Quoi ! ces ombres d'hommes vivants à qui il ne reste plus de vie qu'en la clémence du Roi, dont ils sont indignes, prétendent obtenir un traité pour tout le parti protestant, conserver leurs anciens privilèges, franchises et immunités, à l'exception, il est vrai, de ceux qui peuvent donner naissance à de nouveaux troubles. Ils osent proposer que Mme de Rohan soit remise en ses biens, qu'elle soit comprise dans le traité ainsi que M. de Soubise, qui a eu la bonté de venir à leur secours. Ils ont le front de vouloir consulter les Anglais, s'opposer au rasement de leurs murailles, au changement de leur gouvernement. Ils exigent que le traité soit un traité de paix et non un pardon et une grâce. Selon eux, leur maire doit être maintenu, les gens de guerre doivent sortir de la ville, tambour battant, mèche allumée... Richelieu les laisse parler. Une telle impudence ! Trop heureux s'ils obtiennent le pardon qu'ils ne savent même pas implorer ! C'est alors que se produit un coup de théâtre habilement préparé : le cardinal sort, il rentre conduisant Vincent et Cobert. Scène émouvante, où les regards muets sont éloquents ainsi que les silencieuses embrassades. Puis le pasteur et à banquier disparaissent de nouveau dans la galerie. Car le ministre, qui a permis les effusions, a interdit tout entretien. Les députés de la ville ont compris que toute résistance est inutile désormais : ils implorent les bons offices du cardinal. Richelieu daigne répondre qu'il parlera agi Roi dans huit jours, lorsque Sa Majesté, qui est allée se promener, sera revenue : Comment, Monseigneur, dans huit jours ! s'exclame l'un des Rochelais. Il n'y a pas dans La Rochelle des vivres pour trois jours[44]. Fort de cet aveu, à cardinal fait mesurer aux députés l'abîme où ils sont tombés : il promet de s'entremettre auprès du Roi pour leur obtenir miséricorde et, tout de suite, il dicte la liste des grâces dont ils devront se contenter : la vie, la jouissance de leurs biens, l'abolition de leurs crimes passés et l'exercice libre de leur religion. Ils promirent tout ce que Fon voulut et se chargèrent de porter les articles à La Rochelle. Quelques instants plus tard, députés de la flotte et députés de la ville étaient autorisés à parler entre eux. Les premiers demandaient aux seconds de les comprendre dans leur accommodement. Vincent, plein d'admiration pour le génie de Richelieu, disait à qui voulait l'entendre : C'est un grand homme[45]. Le cardinal avait accordé comme une grâce ce qu'il
tremblait de se voir refuser par La Rochelle : D'un
côté, expliquent ses Mémoires, il
savait bien que, dans dix ou douze jours, on aurait les Rochelais la corde au
col, mais, d'autre côté aussi, il considérait qu'il fallait se hâter, pour
éviter plusieurs inconvénients et que Montagu trouvât la paix faite, que
l'armée navale (anglaise) la vit faire sans son consentement. à sa vue, ce qui
rendrait le reste des affaires du Roi plus facile, soit au regard de
l'Angleterre, soit d'Espagne, soit au dedans du Royaume. Richelieu avait développé ces raisons la veille, en ce même château de la Sauzaie, où s'était réuni le conseil du Roi. Après que les partisans de l'extrême rigueur et ceux de l'extrême indulgence eurent opiné tour à tour, il avait proclamé la nécessité d'un châtiment, mais aussi l'utilité de la miséricorde, sans laquelle aucune des villes encore fidèles au duc de Rohan n'oserait ouvrir ses portes à Sa Majesté. Il avait montré qu'il fallait que le Roi saisit une occasion aussi illustre de se signaler par sa démence, qui est la vertu par laquelle les rois approchent davantage de Dieu, de qui ils sont plus les images en bien faisant que non pas en détruisant et en exterminant[46]. La miséricorde prêchée par le cardinal était d'autant plus habile, que Soubise et les délégués de La Rochelle à Londres n'avaient cessé de répéter que les Rochelais étaient résolus de périr avec leur ville, parce qu'ils n'attendaient du Très Chrétien ni foi ni clémence, les maximes des Jésuites permettant de ne pas tenir les promesses faites aux hérétiques[47]. Richelieu avait ajouté que le Roi aurait pitié de ses sujets décimés par la famine et dont les survivants étaient de vraies images de la mort ; il avait rappelé que, loin de se donner au roi d'Angleterre, qui prétendait les ranger sous son sceptre, les habitants de La Rochelle avaient conservé le cœur français. Louis le Juste avait été du même avis que son ministre : il avait résolu d'épargner les Rochelais, mais non les murailles et les privilèges dont ils avaient abusé pour leur plus grand malheur. Les députés de La Rochelle revinrent à la Sauzaie le 28 octobre. Ils apportaient le consentement de la ville. Jean Berne, sieur d'Angoulins, ancien maire, et Pierre Vielle, échevin, Daniel de la Goutte, Jacques Riffault, pairs[48], puis Élie Moquay et Charles de La Coste, bourgeois, signèrent les articles dictés par Richelieu ; mais ils virent avec surprise que ni le Roi, ni le cardinal, ni les maréchaux, ne comptaient s'abaisser jusqu'à signer avec des sujets. MM. du Hallier et de Marillac, simples maréchaux de camp, avaient ordre d'apposer leurs noms prés de ceux des députés de La Rochelle. Le cardinal retint ceux-ci à souper et coucher. Ils firent honneur au repas. On admira surtout l'appétit de leurs enfants, qu'ils avaient déguisés en valets afin de leur épargner un dernier jour de jeûne. Les malheureux prenaient tout ce qu'ils pouvaient cacher et remplissaient leurs poches de victuailles. Le dimanche 29 octobre 1628, la porte Neuve, qui donnait au nord de La Rochelle, s'ouvrit tout à coup, le pont-levis s'abaissa, douze Rochelais apparurent sur les planches au-dessus de l'abîme du fossé, puis, tournant à gauche, suivirent le bord de la contrescarpe. C'étaient les six députés rentrés dans la ville le matin même et qui revenaient, accompagnés de six autres. Ils marchaient d'un air lassé vers l'ouest, vers la mer qui là-bas, au large, secouait rudement la flotte anglaise, car le temps s'était soudain gâté. Ils atteignirent, au bout de mille pas, la tenaille de la porte des Moulins, toute voisine de l'avant-port, et s'arrêtèrent épuisés. Mais voici le beau-frère de Feuquières, M. de Corbeville, qui vient à leur rencontre de la part de Bassompierre. Qu'on veuille bien leur donner un carrosse ou des chevaux : ils n'en peuvent plus. Les chevaux arrivent, amenés par MM. du Hallier et de Marillac. Les députés montent péniblement sur leurs bêtes. Ils approchent du fort Louis. Au bout de mille pas entre la contrescarpe de La Rochelle et la tranchée qui relie les uns aux autres les forts des assiégeants, ils trouvent Bassompierre à cheval à la tête d'une troupe de gentilshommes. Tout le monde met pied à terre, y ,compris le maréchal. Coups de chapeau, saluts, politesses prodiguées même au dernier des Rochelais : Bassompierre, le seigneur le plus raffiné de la Cour, se montre digne de sa brillante réputation. Tout le monde est de nouveau en selle, et l'on chemine vers Laleu. Il est trois heures et l'on est à cent pas du quartier du Roi, lorsque Bassompierre invite les députés à descendre. Précédés et suivis des cavaliers du maréchal, les députés de La Rochelle s'avancent à pied, comme il convient à des coupables qui vont implorer leur pardon. A l'entrée du logis, tout est en armes : le marquis de Brézé, capitaine des gardes, les reçoit. A l'entrée de la chambre, ils trouvent le cardinal, qui vient au-devant d'eux, suivi du garde des Sceaux, du maréchal de Bassompierre, des marquis d'Effiat, et de Châteauneuf, et de M. d'Herbault, secrétaire d'État. Louis XIII était assis au fond de la salle, entouré de princes du sang et de grands seigneurs. Il vit les députés tomber à genoux, dès la porte : Sire, commença l'orateur de la députation, M. de La Goutte, avocat, dont la voix tremblait, ceux qui sont retenus dans les cachots ténébreux d'une prison obscure, lorsqu'ils viennent à se présenter à la lumière du soleil, leurs yeux, tout éblouis de l'éclat de ses rayons, à peine en peuvent supporter la clarté. De même, Sire, privés que nous avons été depuis un si long temps de l'honneur de vos grâces et faveurs accoutumées, nos faces toutes confuses de honte au seul souvenir de l'énormité des fautes que nous avons commises contre Votre Majesté, nous n'aurions point la hardiesse de comparaître en sa présence. Et l'avocat célèbre la bonté du Roi, rappelle que La Rochelle autrefois servit de retraite et demeure au feu roi Henri le Grand. Lorsque M. de La Goutte eut demandé pardon, promis de
vivre et de mourir dans l'obéissance, et que la ville, eu la personne de son
représentant, se fut humiliée devant son souverain seigneur, Louis le Juste
répondit brièvement : Je prie Dieu que ce soit de
cœur que vous me portiez honneur, et que ce ne soit pas la nécessité où vous
Mes réduits qui vous fasse tenir ces paroles. Je sais bien que vous avez
toujours été malicieux et pleins d'artifices, et que vous avez fait tout ce
qui vous a été possible pour secouer le joug de mon obéissance. Je vous
pardonne vos rébellions. Si vous m'êtes bons et fidèles sujets, je vous serai
bon prince, et si vos actions sont conformes aux protestations que vous me
faites, je vous tiendrai ce que je vous ai promis. Les pardons de Louis XIII n'avaient pas l'irrésistible cordialité, à la fois chaude et spirituelle, de ceux de Henri IV. Les Rochelais écoutèrent M. d'Herbault lire les articles qu'ils avaient signés la veille. Le Roi refusa les demandes qu'avait refusées le cardinal. Ils acceptèrent de grand cœur le dîner que le Roi leur fit servir et rentrèrent à La Rochelle très-contents, affirme le Mercure. Et d'abord ce dîner n'était pas celui d'un méchant homme. Et puis ils allaient manger tous les jours. La Toussaint du cardinal. Au bout d'une longue rue venant du port de La Rochelle et traversant la ville du sud au nord, à quelques pas 41u bastion des Garennes, le couvent des Oratoriens avait ouvert ses portes. L'église, dédiée à sainte Marguerite et transformée par les réformés en magasin, avait été réconciliée par l'archevêque de Bordeaux le matin même. Il était neuf heures et demie. Richelieu achevait d'y célébrer la messe de la Toussaint. Logés comme lui dans le couvent, qu'agrémentaient un jardin et la campagne toute proche, les principaux personnages de la Cour avaient assisté à la messe de la victoire : le garde des Sceaux et le maréchal de Schomberg avaient communié de ses mains. Le cardinal était entré dans La Rochelle l'avant-veille (30 octobre 1628), vers trois heures de l'après-midi, avec le nonce du Pape et une suite nombreuse. Il s'était fait précéder d'un convoi de chariots remplis de vivres. Dès huit heures du matin. les gens de guerre étaient sortis de la ville : soixante-quatorze Français et soixante-deux Anglais, misérable reste d'une garnison morte de faim ; les chefs et les gentilshommes avaient gardé leurs épées, les autres avaient remplacé leurs armes par des bidons blancs. Ils allèrent, les Français où bon leur sembla, les Britanniques à Bord de leurs vaisseaux, où le cardinal les fit conduire. Guiton était venu à sa rencontre à la tête de six archers. Richelieu lui fit commandement de congédier ses archers et de ne plus se qualifier de maire sur peine de la vie. Il garda longtemps devant les veux l'horreur de la vision que nous ont conservée ses Mémoires ; la ville toute pleine de morts, dans les chambres, dans les maisons, dans les rues ; les cadavres demeurant sur place faute de vivants pour les porter au cimetière, sans que l'infection en fût grande, pour ce qu'ils étaient si atténués de jeûnes, qu'ils achevaient plutôt de s'y dessécher qu'ils ne pourrissaient ; la population criant sans cesse : Vive le Roi ! des gens de toute condition demandant du pain, se précipitant sur celui que les soldats portaient en bandoulière, les remerciant avec larmes de le leur abandonner. Le 31 octobre, cette première faim assouvie, on voyait peu de Rochelais dans les rues : il leur avait été recommandé de rester chez eux, de peur de lasser les troupes et d'être insultés par elles. Aux fenêtres, de véritables spectres, hommes et femmes, dont plus de cent devaient mourir le soir nième, pour avoir mangé avec trop d'avidité, regardaient l'armée et la Cour affluer dans La Rochelle, qui se peuplait, nous dit le Mercure, comme un autre Paris. La Rochelle, en cette fête de la Toussaint 1628, s'était parée pour recevoir le Roi, qui n'avait pas voulu encore en franchir les portes. Le cardinal sortit de la ville quelques heures après sa messe, pour aller à la rencontre du Roi. Louis XIII arrivait de Laleu. Contournant les remparts à cheval, il se dirigeait vers la porte de Cogne, au nord-est de La Rochelle. Lorsque les quatre compagnies des gardes, les deux de Suisses, les chevau-légers, les mousquetaires et les gardes du corps furent entrés dans la ville, que le comte d'Alet, le comte de Croisy[49], le marquis de Nesle[50], toute la cavalcade des courtisans eut fait résonner les planches du pont-levis, que le duc d'Angoulême eût passé ayant à sa droite et à sa gauche les maréchaux de Schomberg et de Bassompierre, le cardinal entra à son tour. Il s'avançait à cheval devant le Roi, qui avait revêtu l'armure fleurdelysée d'or et, par-dessus l'armure, un manteau de cérémonie fermé sur le devant et fendu sur les côtés, un balandran rouge assorti a la pourpre du cardinal. Trois cents Rochelais se pressaient au bord du fossé, le front dans la boue, chantant les laudes du prince qui les avait vaincus : Vive le Roi qui nous a fait miséricorde ! criaient les prosternés. Ce n'est pas ce qu'on nous avait dit, qu'il nous ferait tous mourir, mais, au lieu de ça, il nous salue. Louis XIII saluait, en effet, avec une bonne grâce qui redoublait l'enthousiasme. Il était pour eux le bon ange qui les était venu retirer du profond abîme et d'entre les bras de la mort. Une longue clameur de Vive le Roi ! accompagnait la foule des gentilshommes qui fermaient le cortège. Dans les rues, le corps de justice à genoux, des groupes de femmes aux visages secs et arides. Louis XIII, plein de compassion, faisait distribuer du pain à ces malheureuses : Le Roi, disaient les femmes, commande qu'on donne du pain à ceux qui out mérité qu'on les fasse passer par le fil de l'épée. Arrivé au couvent des Oratoriens, le Roi était entré dans
l'église Sainte-Marguerite, où, mitre en tête et crosse en main, M. de
Sourdis, archevêque de Bordeaux[51], l'attendait,
environné de son clergé et d'une foule de religieux. Le cardinal est dans le
chœur, devant le maître-autel, un peu au-dessous du Roi : Te Deum laudamus,
entonne l'archevêque, Te Dominum confitemur, continue le Roi, qui
chante jusqu'au dernier verset le cantique triomphal. Les derniers échos de
l'orgue se sont tus ; l'archevêque a donné sa bénédiction ; un Jésuite, le
fameux Père Suffren, confesseur du Roi, monte en chaire : Sire, commence-t-il, le
pèlerin qui a dessein de faire un long voyage, il y pense souvente fois, puis
l'entreprend et finalement il persévère jusqu'à ce qu'il en soit venu au bout
et au terme. Et voilà le Père embarqué dans une comparaison entre le
pèlerinage des saints sur la terre, leur persévérance, leur victoire finale
et la persévérance, la victoire du Roi : C'est ainsi
qu'a fait Votre Majesté en l'acquisition de cette ville, qui a la gloire de
vous posséder à présent. Vous y avez pensé plusieurs fois et repensé, ce qui
a dérobé plus d'une fois le sommeil de vos yeux. Mais après avoir mûrement et
royalement considéré les obstacles qui s'y rencontreraient, l'avez hardiment
entreprise, méprisé toutes les difficultés, puis votre persévérance, tant de
jours et de nuits redoublée, vous l'a mise entre les mains. Le cardinal était peu sensible à l'éloquence du Jésuite. Il détournait son regard et semblait méditer[52] : On eût pu accourcir le temps de la prise de cette ville, pensait Richelieu, si on leur eût coupé leurs eaux, ce qui était aisé ; si on eût fait un dégât fort exact des blés, légumes et verjus que les assiégés recueillirent sur le bord de leur contrescarpe, ce qui pouvait être empêché et fit subsister deux mois cette malheureuse ville. Pourquoi n'avoir pas mis à mort dès le début du siège tous les Rochelais qui passaient les lignes ? Ceux qui souffraient trop dans la place, n'ayant plus d'espoir que dans mie prompte reddition, auraient poussé le gros de la population à se rendre. Pourquoi, dès le mois d'avril, au retour du Roi. n'avoir pas attaqué La Rochelle de vive force ? Ses habitants, non accoutumés aux fatigues de la guerre, n'eussent pas été capables de la défendre. Et le cardinal s'essayait a prévoir les objections de la postérité : On s'étonnera peut-être, qu'ayant le crédit que j'avais auprès du Roi, puisque ces choses pouvaient avancer le siège, je ne les aie proposées et fait résoudre. A quoi il n'y a rien à répondre, sinon qu'il est t'Adieux, en un conseil, d'emporter par autorité ce qu'on devrait céder à la raison, et se rendre garant d'un événement au mouvais succès duquel tout le monde contribue d'autant plus volontiers que le conseil a été pris contre leur jugement[53]. Deux fautes autrement graves avaient été commises. Le duc d'Angoulême, malgré des ordres réitérés de la Cour, en juillet 1627, n'avait pu empêcher les Rochelais de transporter dans la ville le blé de leurs maisons de campagne et de leurs fermes. Pompéo Targone n'avait pas vu qu'on ne devait pas laisser les rebelles fortifier l'éminence de Tadon, entre Coreille et le port de La Rochelle. Il fallait construire à Tadon un fort qui eût battu en ruine les deux tours du port, écrasé de ses boulets un quartier de la ville, rendu intenable la porte Saint-Nicolas, qui était toute voisine. Ainsi, dans son minutieux examen de conscience. le cardinal frappait surtout la poitrine des autres. Cependant le Père Suffren continuait : Sire, que Votre Majesté reconnaisse que sa victoire vient de Dieu et non de vos armes ni de votre conseil[54]... Le cardinal lève la tête à ces mots ; des regards s'échangent avec Louis XIII, assis dans le chœur un peu au-dessus de son ministre. A quelques jours de là parut une ordonnance où le Roi, tout en se montrant humblement reconnaissant du secours si efficace de la faveur divine, déclarait qu'il avait pris La Rochelle, grâce au conseil, singulière prudence, vigilance et laborieux service de son très cher et bien-aimé cousin, le cardinal de Richelieu[55]. C'est cotte inique ordonnance qui, autorisant à La Rochelle le culte protestant, mais rétablissant le culte catholique, mettait à la disposition du clergé le temple de la place du Château. Le Pape allait ériger la ville en évêché, le temple en cathédrale. Le Père Joseph, malgré les instances du Roi et du cardinal, refusa d'en être l'évêque. Il ne se laissa point tenter par le chapeau, qui devait suivre de près la mitre[56]. Le temple, bâti en 1603, périt par le feu en 1687. Sur ses ruines s'élève la cathédrale construite en 174.0, agrandie en 1856. Le roi de France remettait tous les ecclésiastiques en possession de leurs biens. Il installait un intendant chargé de la justice, police et finances. On démolissait les fortifications, sauf les tours Saint-Nicolas, de la Chahut, et de la Lanterne, qui, élevées du côté de la tuer, pouvaient servir à défendre la ville contre une flotte étrangère. Puissantes fortifications en briques de Hollande, dont Louis XIII, les jours précédents, avait fait le tour à cheval et qu'il avait longuement observées de son mil de connaisseur. Richelieu, qui les admirait aussi, laisse percer connue un regret dans la relation qu'il avait rédigée pour les diverses cours de l'Europe : Sa Majesté, dit-il, a résolu, pour le bien et le repos de son État, et pour le châtiment de cette ville, rebelle depuis tant d'années, de faire ruiner et abattre toutes ses superbes fortifications et de la laisser sans murailles, connue aussi de lui ôter ses privilèges, pli étaient plus grands que d'aucune autre ville du Royaume[57]. Le fort Saint-Martin-de-Ré ne fut pas mieux traité que La Rochelle. Il était imprenable, il fut démoli. Richelieu ne voulait pas qu'un jour le gouverneur d'une pareille citadelle, connue plus tard Fouquet à Belle-Île, méditait quelque vertigineux Quo non ascendam ? Et, précisément, il regardait d'un œil à demi soupçonneux M. de Toiras, le gouverneur qui avait si bien défendu l'île, mais qui lui paraissait avoir tiré de son succès trop d'orgueil. Le cardinal fit passer sous les yeux du Roi cette phrase qui semblait une accusation : On peut remarquer par les divers discours du sieur de Toiras, qui sont autres qu'un homme de sa condition, de sa portée et d'une ambition supportable ne doit tenir, qu'il a quelque dessein particulier de s'élever, par le moyen de cette place, à une fortune démesurée, contre le gré même non seulement de toutes personnes subalternes, mais de la souveraine puissance[58]. On était au 16 novembre 1628. Le 4, Guiton, ainsi qu'une quinzaine de bourgeois, avait été banni de La Rochelle pour six mois. Quelques années encore et, lorsque Sourdis, archevêque de Bordeaux, livrera bataille aux Espagnols à Fontarabie, l'un de ses meilleurs lieutenants sera Jean Guiton, capitaine entretenu pour le service du Roi. Quelques années encore et l'ancien maire, l'adversaire implacable de Richelieu, mourra, le 15 mars 1654, seigneur de Repose-Pucelle[59]. Le 3, la procession du Saint-Sacrement, suivie par la Cour, le cardinal et le Roi, s'était déroulée à travers les rues et places de la cité protestante ; le 2, la douairière de Rohan et sa fille, qui n'avaient pas été comprises dans la capitulation, étaient montées en carrosse et un lieutenant des gardes, à la tête de cinquante chevau-légers, les avait escortées jusqu'au château de Niort, ou elles demeurèrent enfermées plusieurs mois[60]. Montagu, ce 2 novembre, revenait d'Angleterre, gardant toujours l'espoir de traiter en faveur de La Rochelle. Il avait trouvé Richelieu installé dans la plagie : il n'avait plus qu'à regagner son pays. La flotte britannique entendit le fracas des mines qui disloquaient le fort de Tadon et jetaient bas les murailles de la ville qu'elle était venue secourir. Elle appareilla le 10, amoindrie de vingt-deux navires, vaisseaux échoués ou brûlots consumés. Ironie du sort, elle disparaissait au moment où l'océan furieux ouvrait, dans la digue qu'elle n'avait pu entamer, une large brèche. Le Roi et le cardinal s'éloignèrent à leur tour : le 17 Louis XIII, Richelieu le 19. L'Europe n'avait pas prévu cet échec de l'Angleterre. Le marquis de La Force, fils aîné du maréchal de La Force, protestant comme son père et protestant royaliste, que Louis XIII avait autorisé à servir dans l'armée du prince d'Orange, écrivait de la cour de Hollande à sa femme demeurée en France : Je crois que la prise de La Rochelle aura étonné force gens qui ne la croyaient pas ; pour vous, vous l'avez toujours crue et M. le Maréchal aussi, et ne vous êtes point trompée en ce que vous disiez que les Anglais ne feraient rien qui vaille[61]. Urbain VIII, plus qu'aucun antre prince de l'Europe, se réjouit de la prise de La Rochelle. Richelieu, lorsqu'il avait fait la paix avec les huguenots, le 5 février 1626, s'était mis en mauvaise réputation à la cour romaine. Mais, ce faisant, il savait qu'il avait moyen d'attendre plus commodément le temps de réduire ces hérétiques aux termes où tous sujets doivent être en un État, c'est-à-dire de ne pouvoir faire aucun corps séparé et dépendre des volontés de leur souverain[62]. Et il avait prédit au cardinal Spada, alors nonce à Paris : On me condamne maintenant à Rome comme un hérétique et bientôt on m'y canonisera comme un saint[63]. Cependant il parlait, écrivait, répondait aux félicitations innombrables. Il disait au Roi : Par la prise de La Rochelle, Votre Majesté a mis fin à la plus glorieuse entreprise pour vous et plus utile pour votre État que vous ferez de votre vie. Il disait à MM. de la Ville de Paris : Outre l'intérêt général que toute la chrétienté et la France ont à la prise de La Rochelle, j'estime que Paris y en a un particulier. Tous les étrangers remarquaient en ce Royaume deux choses dignes d'étonnement : Paris pour la grandeur et La Rochelle pour sa force et sa rébellion. Maintenant que cette malheureuse ville est prise et en état d'être bientôt rase, Paris seul demeure en France digne de l'admiration d'un chacun comme la huitième merveille du monde. Il disait à MM. de la Cour des Aides : Si la joie que vous avez de la prise de La Rochelle est grande, le fruit que toute la France en recevra ne sera pas moindre. Le Roi s'est attaché à ce dessein d'autant plus volontiers que, s'il n'en fût venu à bout, il n'eut jamais pu vous procurer un parfait repos, comme il le désire. Sa Majesté a beaucoup fait, mais elle ne veut pas demeurer là elle est résolue d'arracher le reste des racines qui pourraient à l'avenir produire de nouvelles rébellions en son État. J'y contribuerai, si peu que j'y pourrai, et rechercherai les occasions de vous servir. Ce qu'il ne disait pas, c'est qu'avant d'entamer sa vaste lutte contre la maison d'Autriche, il lui restait à vaincre un ennemi implacable la Cour n'aie. Cet ennemi, l'ultime espoir de ce parti dévot qui l'avait' aidé à prendre La Rochelle, c'était sa dame et Reine, Marie de Médicis, qui, après l'avoir porté au pouvoir, ne pouvait réprimer sa fureur de le voir triompher. Les catholiques avaient été assez fous pour prendre La Rochelle. |
[1] F. de Vaux de Foletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 175.
[2] Charles de La Roncière, Histoire
de la Marine française, t. IV, p. 544.
[3] F. de Vaux de Foletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 194.
[4] Pierre Mervault, Rochelais, Journal
des choses les plus mémorables qui se sont passées au dernier siège de La
Rochelle, p. 336.
[5] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 146.
[6] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. III, p. 113-115.
[7] Voir Calendar of Stage Papers, t. XXI, p. 108 et 114.
[8] Bossuet, Oraison funèbre
d'Henriette de France (Œuvres de Bossuet, t. XVII, p. 306).
[9] Louis de Meaux, sieur de la
Ramée et de Douy, gouverneur des Ponts-de-Cé.
[10] Calendar of State Papers, vol. XX, p.
587.
[11] Calendar of State Papers, vol. XXI, p. 91.
[12] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, tome III, p. 120-121.
[13] Voir une lettre de La
Ville-aux-Clercs (9 juin 1628) citée par Charles de La Roncière, Histoire de
la Marine française, t. IV, p. 518.
[14] Mercure français, t.
XIV, 2e partie, p. 619.
[15] E. Rodocanachi, Les
derniers temps du Siège de La Rochelle, p. 16.
[16] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VII, p. 283-284.
[17] P. Griffet, Histoire du
Règne de Louis XIII, t. I, p, 591-592.
[18] Œuvres de Malherbe, t.
IV. p. 71.
[19] Louis Arnould, Racan,
p. 375.
[20] Mercure français, t.
XIV, 2e partie, p. 635.
[21] Les derniers temps du Siège
de La Rochelle, p. 31-33.
[22] Voir l'étude de M. Louis
Batiffol sur M. de La Grosselière, dans Au temps de Louis XIII, p.
190-279.
[23] Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. III, p. 132.
[24] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 192.
[25] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p 180.
[26] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 190.
[27] Père Griffet, Histoire du
règne de Louis XIII, p. 598-599.
[28] Mémoires de
Fontenay-Mareuil, p. 213.
[29] F. de Vaux de Foletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 296.
[30] Journal de Pierre
Mervault.
[31] Père Griffet, Histoire du
règne de Louis XIII, t. I, p. 603-601.
[32] Voir F. de Vaux de Foletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 248.
[33] Voir Charles de La Roncière, Histoire
de la Marine française, t. IV, p. 549-550.
[34] Voir F. de Vaux de Foletier. Le
Siège de la Rochelle, p. 240.
[35] Lepré-Balain, année 1628.
[36] Lepré-Balain, année 1628.
[37] Mémoires du Sieur de Pontis,
t. I, p. 437-448.
[38] Voir F. de Vaux de Foletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 264.
[39] F. Rodocanachi, Les
derniers temps du Siège de La Rochelle, relation du Nonce, p. 81.
[40] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. III, p. 138.
[41] Lepré-Balain, année 1628.
[42] Édouard Molé, frère du futur
garde des sceaux, Mathieu Molé.
[43] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II, p. 768. — Voir aussi Lepré-Balain, année 1627.
[44] Mémoires du Maréchal de
Bassompierre, t. III, p. 410-412.
[45] Voir F. de Vaux de Foletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 274.
[46] Voir F. de Vaux de Foletier, Le
siège de La Rochelle, p. 271-273.
[47] State Papers, 13 juin
1628, t. XXI, p. 122.
[48] Le corps de ville, dit Callot,
ex-maire de La Rochelle, se composait de vingt-quatre échevins et de
soixante-seize pairs, qui se recrutaient eux-mêmes par voie d'élection et à qui
appartenait le droit de choisir chaque année, parmi eux, les trois candidats
dont l'un était appelé à la mairie par le souverain ou son représentant. La
noblesse avait été attachée par Charles V au titre d'échevin.
[49] Odet d'Harcourt, comte de
Croisy, mestre de camp d'un régiment d'infanterie.
[50] René aux Espaules, marquis de
Nesle.
[51] Henri d'Escoubleau de Sourdis,
évêque de Maillezais, qui venait de succéder sur le siège de Bordeaux à son
frète, le cardinal, mort depuis peu.
[52] Voir Louis Dedouvres, L'Éminence
grise, t. I, p. 302-303.
[53] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 207-208.
[54] Mercure français, t.
XIV, p. 712-713.
[55] Mercure français, t.
XIV, p. 721.
[56] Louis Dedouvres, L'Eminence
grise, t. I, p. 320.
[57] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. III, p. 143.
[58] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. III, p. 157, note 2.
[59] Voir F. de Vaux de Foletier, le
Siège de La Rochelle, p. 295.
[60] Père Griffet, Histoire du
Règne de Louis XIII, t. I, p. 621.
[61] Mémoires du Duc de La
Force, t. III, p. 298.
[62] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. V, p. 229.
[63] Mémoires de Fontenay-Mareuil, p. 174.