Buckingham à l'île de Ré. Pour conclusion, arrive tout ce qui pourra, je ne ferai plus de folie, je me tiendrai bien avec le Roi, avec la Reine, que j'estime un pilier inébranlable, et avec les ministres. Fasse le fol qui voudra, je n'en serai point. Celui qui prend ces belles résolutions, c'est Henri de Bourbon, prince de Condé, le père du futur vainqueur de Rocroi, l'époux de la radieuse Charlotte de Montmorency, dernier amour de Henri IV[1]. Aujourd'hui 6 octobre 1627, ce Condé triste et gauche, avare, ambitieux et servile, se trouve an manoir de Richelieu, près de Chinon. Le cardinal était allé prendre un peu de repos, tandis que le Roi s'arrêtait au château de Blois car le Roi et son ministre se rendent tous deux à La Rochelle, décidés à en finir avec la rébellion protestante. Dans la maison que le cardinal changera bientôt en palais, Condé étale son loyalisme récent : la veille encore, il était de la cabale ; or, le Roi et le cardinal viennent de lui donner le commandement de l'armée qui va opérer en Languedoc contre le duc de Rohan. Condé n'épargne pas les conseils à Richelieu : Le Roi, explique-t-il, doit ruiner les huguenot, ne plus pardonner aux factieux, bien traiter Monsieur el moi. Il n'hésite pas reparler du temps du maréchal d'Ancre, de la bataille des Ponts-de-Cé, et même de faits moins éloignés dont il n'a point sujet d'être lier : il accumule les révélations et les on-dit, ne néglige rien pour rentrer en grâce. Richelieu fixe à la hâte sur le papier les confidences. Ses notes débutent ainsi : Arrivée, civilités, protestations de passion et d'affection pour le Roi et la Reine sa mère, affection grande pour Amadeau, Amadeau, c'est le pseudonyme que se donne le cardinal[2]. Sûr de Monsieur le Prince, il s'achemine vers Parthenay, où il rejoint son maitre. Par Niort et Surgères, le Roi approche de La Rochelle. Au fort Saint-Martin, dans l'île de Ré, il ne restait
presque plus de vivres. On avait mangé les chevaux. Toiras, qui s'était mis à
l'ordinaire de ses troupes, gisait au lit en proie à la fièvre. La garnison
fondait ; les soldats passaient à l'ennemi. Le fort, sorti de terre il V
avait treize mois à peine, et pour la construction duquel 'Foiras, quoi qu'en
dit le cardinal, qui ne l'aimait guère, avait dépensé consciencieusement les
deniers du Roi, commençait à s'effriter. Plus de sentinelles aux portes ; il
fallait changer le mot en grande halte, pour n'être pas surpris. Le déplaisir d'un tel désordre, raconte Michel
Baudier, biographe de Toiras, fut son médecin et le
guérit. Lui-même sut guérir du découragement ses compagnons d'armes et
leur insuffler l'ardeur qui l'animait. C'est alors qu'il reçut du duc de
Buckingham une lettre des plus courtoises, lui conseillant de se rendre.
Toiras répondit par le plus courtois des refus : il avait résolu de conserver
la citadelle à son maitre. Ni le désespoir de
secours, ni la crainte d'être maltraité en une extrémité,
concluait-il, ne me peuvent faire quitter un si
généreux dessein, comme aussi je me sentirais indigne d'aucune de vos faveurs,
si j'avais omis un seul point de mon devoir en cette occasion ; et, d'autant
plus que vous aurez contribué à cette gloire, d'autant plus serai-je obligé
d'être toujours, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Toiras. Un échange de présents fort galants suivit bientôt cet échange de lettres. Buckingham apprit d'un Anglais. qui avait séjourné comme otage dans la citadelle, que Toiras avait demandé s'il y avait des melons dans l'île. Aussitôt il lui en envoya une douzaine par un gentilhomme. Toiras, non content de récompenser le valet, riposta par six bouteilles de fleur d'oranger et douze vases de poudre de Chypre. Mais, tandis que s'échangeaient ces politesses, Richelieu recevait un billet d'une concision tragique, caché dans une balle et confié par Toiras à l'un de ses plus intrépides nageurs : Si vous voulez sauver cette place, envoyez-moi les pinasses le 8 du mois d'octobre, pour le plus tard, car le soir du 8, je ne serai plus dans la place, faute de pain. On était au 12 octobre 1627. Il y avait alors un mois que La Rochelle avait ouvert le feu sur l'armée d'observation du duc d'Angoulême[3] et signé avec Buckingham un traité d'alliance, qui donnait à deux députés de la ville voix délibérative dans les conseils du grand amiral d'Angleterre. L'artillerie aujourd'hui tonnait en l'honneur de l'arrivée du Roi. Louis XIII s'établit à une lieue au sud-est de la ville, sur le coteau couvert de vigiles du petit village d'Aytré, point de jonction des routes de Surgères et de Saintes ; le Conseil une demi-lieue plus loin, sur la route de Surgères, dans le bourg de la Jarne ; le cardinal au Pont-de-la-Pierre, une demi-lieue au sud-est d'Aytré, dans une maison isolée, sise entre la route de Saintes et la mer. Monsieur, qui avait le commandement nominal des troupes et qui se trouvait à Aytré, avait transporté son quartier à deux lieues du Roi, à une lieue et demie au nord-est de La Rochelle, dans le château de Dompierre, sur la route de Niort. Au Pont-de-la-Pierre, Richelieu voyait devant lui les flots du Pertuis d'Antioche ; vers la gauche, l'île d'Oléron ; vers la droite, la pointe des Minimes lui cachait l'entrée du golfe. Au fond du golfe, La Rochelle, rêvant d'indépendance, ambitionnant d'être la Genève de l'océan. Bien en sûreté derrière ses remparts, elle était attentive à ce qui se passait sur la mer. Au nord-ouest de la pointe des Minimes, face au continent, la pointe de Sablanceaux par où les Anglais avaient envahi l'île de Ré : plus à l'ouest encore, entre la pointe du Plomb et Saint-Martin-de-Ré, les vaisseaux de Buckingham, balancés par le flot. La maison du Pont-de-la-Pierre, petit château sis au bord d'une mer où croisait l'ennemi, se trouvait loin de tout secours : elle n'était rien moins que sûre. C'est à quoi songeaient les assiégés de La Rochelle et, plus que personne, le propriétaire du Pont-de-la-Pierre, un ancien maire de la ville rebelle, Jean Berne, sieur d'Angoulins[4]. L'idée leur vint d'enlever le cardinal. Une nuit de cette première quinzaine du mois d'octobre 1627, quelques Rochelais s'aventurèrent au large du Pont-de-la-Pierre, mais ils n'osèrent débarquer. Bien leur en prit, car un traître avait averti le ministre, et celui-ci, comme précédemment à Fleury, avait quitté le château avant que l'attentat pût s'accomplir. Tandis qu'il s'en allait à Brouage, de nombreux mousquetaires, à plat ventre dans les dunes, attendaient la petite troupe des Rochelais ; derrière la maison, se tenait Louis XIII en personne avec plusieurs compagnies de cavalerie. L'entreprise échoua et Richelieu, revenu de Brouage, donna l'ordre de mettre le Pont-de-la-Pierre à l'abri d'une surprise. Le 14 octobre, Bassompierre vint le trouver et lui déclara qu'il' retournait à Paris plutôt que de servir conjointement avec le duc d'Angoulême, comme le lui demandait le Roi. Éternelles querelles de ces bêtes d'attelage, qui désespérèrent si souvent à cardinal. A la déclaration de Bassompierre. Richelieu, que Louis XIII avait chargé de retenir le maréchal à quelque prix que ce fût, n'opposa que des paroles de miel, des caresses et même des larmes. Il embrassa le maréchal, le pria de mettre par écrit ses demandes, lui promit que tout serait accordé par le Roi, qui tint parole. Mais le cardinal entrevoyait, au-dessus des murs de la ville assiégée, les tours de la Bastille pour le soldat indocile qui murmurait entre ses dents : Nous serons si fous, que nous prendrons La Rochelle. Mot fameux qui a pour commentaire celui que le ceinte de Carlisle laissa échapper devant Alvise Contarini, ambassadeur de Venise à Londres, le 9 janvier 1628 : sans cette fièvre (qu'est la rébellion de La Rochelle), la France serait trop vigoureuse et intimiderait toutes les puissances[5]. Les nouvelles de l'île s'amélioraient. Le 7 octobre au soir, alors que Toiras avait envoyé la veille un gentilhomme à Buckingham pour demander composition, une flottille de quarante-six bâtiments avait vogué silencieusement vers les fanaux qui brillaient, ainsi qu'il avait été convenu, l'un sur la citadelle, l'autre au bord de la mer. L'obscurité de la nuit protégeait les vaisseaux du Roi, les quatorze barques de l'avant-garde, les dix pinasses et les quatorze traversiers du corps de bataille conduits par d'Andouins, le frère de la belle Corysande : quelques barques olonnaises formaient l'arrière-garde. MM. de Maupas et de Grimaud tenaient la tête du convoi ; à leur droite, MM. de Launay-Rasilly et de Beaulieu-Pessac filaient sur un rapide traversier. Mille feux s'allument successivement sur les navires anglais et dans l'île, pour embrouiller les pilotes. Mais d'Audouins, ayant passé et repassé à travers la flotte anglaise, en connaît les détours et l'habileté des pilotes est digne de leur courage et digne de leur mot d'ordre : Vive le Roi ! Passer ou mourir ! Ils ont franchi la ligne des vedettes ennemies ; mais celles-ci vont se rabattre sur leurs derrières, pour les enfermer entre elles et le barrage que Buckingham a établi en mer, du bourg de la Flotte à la fosse de Loix, immense demi-cercle de barques et de vaisseaux attachés entre eux par de gros câbles. Une lutte s'engage : Beaulieu-Persac est cerné par les vedettes, car son traversier vient de se heurter au câble ; il se voit assiégé par les navires anglais qui se groupent autour de lui. Sa défense héroïque détourne les bateaux ennemis de leur garde : la flottille française passe, tandis que Beaulieu-Persac capitule. Toiras est secouru. Vingt-neuf bâtiments chargés de vivres et de munitions sont au pied de la falaise sur laquelle est assis le fort Saint-Martin. Lorsque le jour fut levé, les Anglais de l'île, qui s'étaient avancés pour recevoir la capitulation d'une citadelle affamée, eurent la surprise de voir, au bout de piques brandies par la garnison, des chapons, des dindons, des jambons, des langues de bœuf, mille trophées de victuailles. Beaulieu-Persac put savourer la déception de Buckingham. Il était couché sur un banc du Nonsuch, le vaisseau sur lequel ses gardiens l'avaient conduit, quand on vint lui dire : Voici M. le Duc qui est à bord. En élégant gentilhomme entra aussitôt. Beaulieu-Persac se leva et s'inclina devant lui : Je ne suis pas M. le Duc, dit l'Anglais. Sa Grâce suivait le gentilhomme ; elle rougit en apercevant Beaulieu-Persac et demeura silencieuse : — Monsieur, commença le Français, vous faites trop d'honneur à vos prisonniers de les venir voir : je crois que l'on vous a conté de la sorte que nous avons fait notre capitulation. C'est pourquoi, étant généreux comme vous êtes, nous ne doutons aucunement que vous ne l'observiez. — Je le ferai assurément, répondit Buckingham, estimant vos personnes et votre nation bien fort, mais je ne puis pas m'imaginer que vous ne soyez des diables ou du moins personnes condamnées à la mort, qui, pour vous en rédimer, avez voulu hasarder votre vie à secourir cette place, laquelle je ne croyais pas le pouvoir jamais être. — Monsieur, reprit Beaulieu-Persac, parmi notre nation on n'a pas accoutumé de se servir de personnes condamnées à la mort, pour faire de bonnes actions, car l'on se bat à qui aura de l'emploi. — Eh bien ! repartit le duc, vous avez amené des barques, qui ne sont pas encore déchargées, je m'en vais les envoyer brûler tout maintenant[6]. Et montrant quantité de chaloupes, de galiotes et de bateaux à rames qui s'étaient assemblés pour aller procéder à ce tellement, car le vent était tombé et la mer semblait une eau dormante, il dit adieu à son prisonnier et s'embarqua sur un des bâtiments de sa flottille. Beaulieu-Persac le vit bientôt essuyer un coup de tauon tiré de la citadelle, qui l'environna de mitraille sauts l'atteindre, puis, pousser son vaisseau à feu sur les barques françaises, défendues par leurs équipages et le canon de la falaise. Vains efforts des Anglais : Buckingham fut repoussé avec de lourdes pertes et, la nuit venue, les Français portèrent dans le fort toutes les provisions des barques. Le fort de la Prée fut ravitaillé un peu plus tard. Buckingham commençait peut-être à comprendre quelle faute. il avait commise en se jetant dans l'île de Ré, qui ne produisait, que du vin et du sel et que défendaient deux forteresses. il aurait dei occuper l'île d'Oléron, mal défendue et abondante en ressources pour une année. Le voilà à son tour, on danger d'être affamé. De plus, les maladies, l'approche de l'hiver et du Christmas, tout lui mettait une angoisse au cœur. Richelieu a compris. Il supplie le duc de Guise, commandant de l'escadre du Morbihan, de se rendre à Belle-Isle, afin, explique le cardinal, que les Espagnols, vous y trouvant, ne prennent aucune excuse qui les empêche de venir promptement aux mains. Par ce moyen vous acquerre une si grande gloire, que, si M. Bernard (historiographe du Roi) n'est capable d'écrire, je m'offre d'en être l'historien[7]. Il faut que la retraite des Anglais ait lieu avant le 14 novembre, sans quoi Tairas sera contraint de capituler, car tous ses vivres seront épuisés le 13 : M. de Saint-Preuil, dépêché par lui le 25 octobre, a informé le cardinal de la fâcheuse nouvelle. Richelieu soutient contre Marillac au Conseil du Roi que, si l'on abandonne Ré pour ne pas nuire au siège de La Rochelle, on perdra bientôt Oléron et que les deux îles, fortifiées par les Anglais, rendront La Rochelle imprenable. Le cardinal, approuvé par le Roi, prépare un secours de six mille hommes et de trois mille chevaux. Il s'embarque lui-même à Brouage pour l'île d'Oléron : mais, grand maitre de la navigation, il ne l'est pas des vents : il arrive tout trempé par les lames. La maligne, écrit-il à Schomberg, a été plus grande aujourd'hui qu'elle n'a été depuis trente ans, et la passe si gaillarde, qu'il ne fallait pas ouvrir la bouche qui ne voulait boire des coups de mer : j'espère que je m'aguerrirai[8]. A Oléron, le cardinal presse l'embarquement des régiments de Navarre et de La Meilleraye et de cinquante gendarmes de la compagnie de la Reine. Les troupes du Roi font voile vers l'île de Ré. Il en arrive des Sables d'Olonne, du Plomb et de Brouage, troupes d'élite que le pieux Louis XIII a fait confesser et communier avant le départ, capables de combattre le double de ce qu'elles sont. Voici la noblesse de la Cour venant en foule prendre congé de Sa Majesté : Une telle gaieté règne sur tous les visages, qu'il faut avouer n'être permis qu'à la nation française d'aller si librement à la mort. Ceux qui ne partent pas se plaignent que la faveur d'une telle expédition leur soit refusée : Et moi, Sire, ne passerai-je point ? répète plus d'un gentilhomme. — Et moi, répond Louis XIII, demeurerai-je seul dans mon camp ? On supplie le Roi de ne pas s'engager dans cette boucherie. Mais il répond : Je ne sais pas envoyer des troupes à la boucherie, mais. quand il le faut nécessairement, je ne sais que les y mener moi-même[9]. Le 30 octobre 1627, à onze heures du soir, il v a déjà huit cents hommes en vue du fort de la Prée. Deux mille Anglais et cent vingt chevaux attendent que les Français débarquent dans la nuit. Ils mettent en déroute les soldats étourdis par la traversée. A l'aube, la cavalerie, enfin descendue sur le rivage, met en fuite quelques cavaliers ennemis. Les Anglais hésitaient. Ils avaient commencé tic retirer leurs canons des retranchements élevés devant les forts Saint-Martin et de la Prée et semblaient décidés à remonter sur leurs vaisseaux. L'annonce d'un puissant secours, que doit amener le comte de Holland, les prières de Soubise et des habitants de La Rochelle changent leur résolution ; mais l'attente du secours est décevante ! Les malheureux soldats, morfondus dans la boue des tranchées, grimpent, aux heures de relève, sur les toits du village de Saint-Martin et fouillent de leurs lunettes l'immense horizon de la mer, où nulle voile ne sort de la brume : Ayez pitié de nous ! gémit un soldat dans une lettre écrite des tranchées anglaises à destination de l'Angleterre ; si notre lord Holland ne se hâte pas, il nous faudra trousser sacs et bagages[10]. Devant l'afflux des troupes françaises, Buckingham finit, selon son premier dessein, par tenter sur le fort Saint-Martin l'assaut général que demandent les Rochelais. Toiras est averti le 5 novembre à la tombée de la nuit. Le lendemain matin à sept heures, Beaulieu-Persac voit entrer, dans la chambre qu'il occupait sur le Nonsuch, des officiers anglais qui lui disent : Venez voir prendre la citadelle. — Dieu nous en garde ! répond le prisonnier, qui monte avec eux sur le tillac. Cinq minutes plus tard, les officiers anglais tirent trois coups de canon : la première salve commande aux troupes de se préparer, la deuxième de marcher, la troisième de donner. Rien de plus furieux ni de plus imprudemment attaqué que cette place, laquelle ils veulent emporter de vive force, songe Beaulieu-Persac[11]. Les assaillants, au nombre de deux mille hommes dans l'attaque principale, gagnent rapidement les dehors, que les Français ne perdent pas leur temps à défendre. Le long de la falaise, dont la marée descendante a mis à sec les bases, quarante échelles se posent, des pelotons d'assaillants atteignent le dernier échelon, se hissent sur la crête, s'avancent vers le bord du fossé. Mais le feu des mousquetaires les arrête. Les malades eux-mêmes sont sortis de leurs huttes, se sont aventurés sur le bastion. Ceux qui se sentent trop faibles chargent les mousquets de leurs camarades : ceux qui ont voulu combattre et que leurs forces trahissent, disent aux autres : Ami, je te donne mes hardes, je te prie, fais-moi ma fosse. Ils s'y couchent et meurent. Cependant, les mousquetaires du Roi marchent aux ennemis qui sont massés entre le bord du fossé et le bord de la falaise. Les Anglais reculent, se hâtent vers leurs échelles. Ils sont culbutés, précipités. Les échelles restent aux mains des vainqueurs ainsi que cinquante prisonniers. Dans le village de Saint-Martin, les Anglais blessés se traînent en foule jusqu'à leurs logis, pour mourir. Tandis que Buckingham assistait, le sourire aux lèvres et la mort dans l'âme, à la ruine de ses espérances, Richelieu pourvoyait avec entrain au ravitaillement des forts. On peut en juger par le court billet qu'il adressait à M. de Guron de Rechignevoisin, ce vieil ami, ce joyeux Guron que les courtisans appelaient le Révérend Père. Le cardinal, en ce 7 novembre 1627, écrit de sa plus belle encre et belle humeur au Révérend Père Guron, gouverneur de Marans : Monsieur, je baille demain au sieur Hébert de l'argent, pour fournir les vivres à Marans pour la Prée et payer les barques selon que demande du Lac : il vous ira trouver. Et soudain, changeant de ton : Si tu veux m'obliger à supporter toutes tes imperfections durant ta vie et tes humeurs grapillantes, fais entrer de ton chef quelques barques à la Prée, chargées de vivres, et je paierai le tout. De nouveau, style administratif : En outre, faites en sorte que les vivres de Bigotteau et ceux dudit Hébert soient heureusement et promptement trajetés. Il faut en faire passer une partie au Plomb, afin que plus commodément on secoure la Prée, c'est-à-dire les gens de guerre qui y sont descendus. Puis, nouveau changement ; le cardinal laisse libre cours à la joyeuse ardeur qui l'anime : Si tu me mandes que tu aies fait entrer en abondance des vivres, je te dirai ce que je ferai ; si encore trois jours après tu me fais savoir quelque nouveau secours, tu connaîtras par quelque action ma réjouissance. Père ! il ne faut point tarder : vous me donnerez la vie si vous faites entrer des vivres. Adieu. Père, c'est le cardinal de Richelieu[12]. Le lendemain 8 novembre, on annonce au cardinal l'échec de l'assaut britannique et, le surlendemain, Schomberg envoie son Veni, vidi, vici : Sire, j'ai fait en un même jour la descente en Ré, vu lever le siège et défait et chassé l'armée anglaise. Ils s'embarquent tous, mande Richelieu, triomphant, à l'évêque de Maillezais, bientôt archevêque de Bordeaux, son bras droit dans les affaires de marine et qu'il appelait, avec un sourire, mon lieutenant des eaux douces et salées. Et, comme s'il pouvait croire à tous les bonheurs qui lui arrivent à la fois, écrit à Schomberg : Beaucoup disent ici que Buckingham est demeuré sur la place ou mort ou fort blessé : une seconde dépêche de votre part en rendra certain[13]. Buckingham n'était ni mort ni blessé. Il avait bravé les balles, franchi le dernier le pont de bois qu'il avait fait construire entre de Ré et la presqu'île de Loix, où s'était opéré l'embarquement de ses troupes. Le cardinal lisait avec orgueil les glorieux détails de la victoire de Schomberg. Poursuivis par le maréchal et MM. de Marillac et de Toiras à la tête des troupes du Roi, devant lesquelles marchaient trois Capucins, le crucifix dans la main droite[14], les Anglais s'étaient retirés dans la région des marais salants par une chaussée de vingt pieds de large qui, resserrée entre les dieux lignes d'eau de ses fossés, courait vers la mer au milieu de l'immense marécage. Au bout de la chaussée, après plusieurs zigzags, on apercevait, au-dessus d'un canal large de quarante toises, un pont fortifié sur lequel six chevaux de front pouvaient passer sans peine. Les troupes britanniques l'atteignirent enfin. L'infanterie anglaise s'était retournée pour tirer. Elle essaya d'arrêter, par une décharge de quinze cents coups de mousquet, l'infanterie française, qui n'était plus qu'à cinquante pas. Détail à peine croyable, les mousquetaires du Roi n'eurent qu'une dizaine de morts ou de blessés. Ils répondirent par une décharge meurtrière. Attaqués aussitôt par la cavalerie de Buckingham, ils furent dégagés par la cavalerie du Roi[15]. La cavalerie britannique fut renversée par la nôtre, l'infanterie percée jusqu'au drapeau. La furie française emporta les troupes jusqu'à deux cents toises au-delà du pont. Le sol, derrière elle, était jonché de cadavres britanniques, l'eau du canal ensanglantée. Du vaisseau sur lequel se trouvait Beaulieu-Persac, on ne voyait qu'une mêlée confuse. Las de regarder sans comprendre, le prisonnier était descendu dans sa chambre, où il s'était mis à lire. Il fut interrompu par l'entrée affolée de son valet : Monsieur, criait cet homme, vous êtes perdu. Voilà le capitaine Rous, qui vient de me dire que les Français ont coupé la gorge aux Anglais en terre, mais que vous et moi en pâtirons. Il y en aura bien peu de reste, s'il n'y en a pour nous ôter d'ici[16]. Ces propos n'empêchaient pas Beaulieu-Persac de continuer sa lecture. Le soir, toutefois, il monta sur le tillac. Il y rencontra le terrible capitaine, qui lui apprit les dernières nouvelles : Anglais et Français s'étaient battus et il en était demeuré plus de quatre mille sur la place et les Anglais s'étaient retirés dans l'île de Loix. Invité à souper par les officiers, il vit arriver, au moment de se mettre à table, deux capitaines fort crottés, qui étaient de la déroute. L'un d'eux, après souper, accompagna Beaulieu-Persac dans sa chambre et lui raconta franchement la disgrâce de l'armée anglaise. Sur la flotte, les choses n'allaient pas mieux. L'épidémie faisait rage. malgré les précautions observées, les lavages des navires grande eau tous les deux jours, au vinaigre toutes les semaines, maigri, le goudron et l'encens brûlés pour purifier l'air, les bassins de charbons ardents promenés dans les entreponts. Le lendemain, sur le Triumph, vaisseau amiral, ce fut le .récit de Buckingham lui-même que Beaulieu-Persac eut l'heureuse fortune d'entendre. Le duc causa longuement avec lui sur le pont et finit par l'emmener dans sa chambre, sa belle chambre dorée, où l'on foulait des tapis de Perse, où, sur une espèce d'autel, plusieurs flambeaux, si l'on croit Tallemant, étaient allumés devant le portrait d'Anne d'Autriche. Buckingham attribuait tout son malheur à la bonne conduite et diligence de M. le Maréchal de Schomberg et de M. de Toiras, duquel il estimait le courage et les ruses. Quelle folie de s'être laissé prendre aux belles propositions de ce Toiras, qui avait voulu gagner du temps ! Le duc parlait fort dignement, ajoute Beaulieu-Persac, de Mgr le Cardinal et avec force honneur et de grandes louanges de sin courage et de son esprit, nie disant que c'était le premier homme du monde[17]. Relâché sur parole, Beaulieu-Persac, avant de retourner en Angleterre, où il devait rester jusqu'au paiement de sa rançon, alla &muer Richelieu et lui répéta les discours du chevaleresque Anglais. Nul doute que le cardinal n'ait goûté l'endroit où Buckingham reconnaissait qu'il avait de l'esprit. Il est un détail cependant Glue Richelieu se t'appelait avec plus de plaisir encore : Soubise, qui avait rejoint Buckingham depuis quelques semaines et qui depuis le 17 novembre voguait vers l'Angleterre Il bord de la flotte anglaise, avait eu tant de hâte de se mettre en sécurité le jour de la déroute de Loix, qu'il s'était mis à l'eau jusques au col pour gagner une chaloupe[18]. Cependant, sous l'inspiration du Père Joseph, les libelles poursuivaient l'ennemi vaincu. On évoquait la Pucelle d'Orléans apparue au duc de Buckingham pour le tancer de sa folle entreprise ; on faisait dire à l'adorateur d'Anne d'Autriche par Jeanine d'Arc en personne : N'es-tu pas de ceux qui fondent leurs querelles privées surie prétexte de la piété et qui rendent la religion comme la chambrière de leurs cupidités[19]. Cependant, connue pour contrebalancer cette victoire, des avis étaient arrivés au Roi de plusieurs parts qu'un orage se formait en Allemagne, sous le nom de l'Empereur, pour venir fondre sur notre frontière de Champagne, sous prétexte de la protection de Metz, Toul et Verdun. Richelieu vit bien que le coup venait de Madrid. Le Roi Catholique s'était gardé d'envoyer au Morbihan la flotte promise ; il voulait faire attaquer la France par l'Empereur, qui était art autre tout eu feignant de se montrer fidèle à l'alliance française : L'Espagne, disent les Mémoires, nous faisait une querelle d'Allemand[20]. L'énergique dépêche envoyée à du Fargis, ambassadeur du Roi à la cour de Madrid, avait suspendu l'attaque. Richelieu lisait dans le jeu de ses adversaires et d'autant plus aisément qu'il s'emparait de leurs cartes. D'après les papiers de Buckingham, il savait depuis longtemps que l'Anglais était d'intelligence avec Mme de Chevreuse, — la chevrette comme il l'appelait. Aujourd'hui il apprenait que c'était la chevrette, qui, buquinée, avait conseillé à Buckingham l'expédition de La Rochelle. Richelieu attendait d'autres révélations : il faisait suivre Montagu, qui était de nouveau par les chemins de Lorraine et de Piémont. An printemps 1627, l'agent anglais avait appris qu'on venait d'arrêter près de Lyon, puis de relâcher, un certain Montégni, dont le nom avait été confondu avec le sien[21]. Aussi avait-il soin de ne pas s'aventurer sur les terres du Roi. Mais M. de Bourbonne, gouverneur de Coiffy près de Langres, dont la maison était située sur les limites du Barrois, avait mission de le saisir au passage, sans respect pour les terres du duc de Lorraine. Deux Basques, mis aux trousses de Montagu, l'observaient sans cesse de près ou de loin. Un soir du mois de novembre suivant, alors qu'il se trouvait à courte distance de la frontière, l'un des Basques poussa jusqu'à M. de Bourbonne. Celui-ci accourut avec douze de ses amis, arrêta Montagu, Okenhem (un gentilhomme qui l'accompagnait) et un valet de chambre qui portait une valise bourrée de papiers. Il mena ses prisonniers souper à sa maison de Bourbonne, puis les enferma à Coiffy, château assez bon pour n'être pas pris d'insulte. Je suis très aise de la prise de Montagu, écrivait
Richelieu à Marie de Médicis le 25 novembre. Je crois que Votre Majesté l'aura fait venir
maintenant à Paris. Si elle ne l'a fait, il sera de besoin d'envoyer la cavalerie de Champagne et de Picardie, pour le
quérir et l'amener dans la Bastille sûrement[22]. Il y avait
quelqu'un au Louvre qui était beaucoup moins aise que le cardinal. C'était
Anne d'Autriche. Tremblante d'être nommée dans les papiers de Montagu et de
se voir renvoyée en Espagne par Louis XIII, elle en perdait le dormir et le manger[23]. Heureusement, après l'aventure d'Amiens, elle a donné à La Porte un grade dans sa compagnie de gendarmes, — celle qui doit garder Montagu durant son voyage. La Reine mande La Porte dans sa chambre au Louvre, un soir après minuit. Elle le supplie, elle lui fait beaucoup de belles promesses à la manière des grands quand ils ont besoin des petits : elle craint d'être désignée sous un nom supposé dans les papiers de la valise, elle le conjure d'obtenir que Montagu ne prononce jamais son nom véritable. La Porte part avant le jour, il est bientôt à Coiffy. Juste les troupes s'ébranlent. Voici, au milieu de neuf cents cavaliers, Montagu sur un petit bidet, sans épée et sans éperons. Le baron de Ponthieu, guidon de la compagnie des gendarmes de la Reine, qui affectionnait La Porte, se doutant de sa mission, la lui facilite. Un soir, à l'étape, tandis que Montagu joue au reversis avec Bourbonne et les officiers, comme il manque un quatrième, Ponthieu fait asseoir La Porte entre lui et le prisonnier. L'Anglais lui marche aussitôt sur le pied. La Porte lui rend son compliment. On joue et, non seulement cette fois, mais tous les soirs ; La Porte, sans éveiller les soupçons des officiers présents, finit par lui dire l'angoisse de la Reine, et le bon Montagu répond qu'elle n'est nullement en cause dans les papiers saisis et qu'il aimerait mieux mourir que de la compromettre. Anne d'Autriche, avertie, en tressaille de joie. M. de Bullion et M. Fouquet, — le futur surintendant de Louis XIV, — eurent à examiner les papiers de Montagu. Enfin Richelieu tenait la preuve de ce qu'il avait soupçonné depuis longtemps. Que de révélations sanglantes dans ce grimoire : le comte de Soissons, dès le mois de juillet dernier, prêt à commander seize mille ennemis, à faire ses armements à Valence : le duc de Savoie décidé à lui prêter main-forte : le duc de Lorraine offrant de lever dix mille hommes et quinze cents chevaux : l'Empereur promettant six mille hommes et mille chevaux : Verdun menacé ; le duc de Rohan à la veille de recevoir du duc de Savoie, deux mille hommes et quatorze cents chevaux : Venise contribuant à la solde de dix mille hommes de pied pour concourir à ce coup décisif contre son allié, le Roi de France ! Buckingham battu, le complot découvert : double désastre pour les adversaires du cardinal. Buckingham demande la paix. Richelieu la refuse. Il conseille cependant à Louis XIII de rendre, par égard pour sa sœur la reine d'Angleterre, tous les prisonniers. Mesure courtoise, qui montrera aux Anglais les avantages du mariage de France et permettra au diplomate qui se rendra en Angleterre, — où, d'ailleurs, il ne verra pas le Roi, — de dire à la Reine plusieurs choses confidentielles. Pour achever sa victoire, Richelieu compte ou feint de compter sur les Espagnols et sur cette fameuse flotte toujours annoncée, n'arrivant jamais. Il impose silence aux railleries des courtisans : Si l'on fait semblant, explique-t-il à Louis XIII, de croire que les Espagnols n'ont point manqué, cela les obligera à mieux faire une autre fois pour couvrir leur honte, ou du moins promettre plus que jamais de nouveau secours : ce qui est capable d'empêcher que les Anglais ne reviennent promptement secourir La Rochelle. M. de Bautru, chargé par le Roi d'aller à Madrid contremander la flotte espagnole, inutile désormais devant La Rochelle, reçoit l'ordre de prodiguer les plus grands remerciements à Sa Majesté Catholique. Effet merveilleux ! Le 28 novembre, vingt jours après la défaite de Buckingham, don Frédéric de Tolède et la flotte qui devait chasser les Anglais, surviennent sans être annoncés. Le duc de Guise, sur la côte de Morbihan, traite don Frédéric avec splendeur. Fêtes à bord et à terre, festins et même pèlerinages : à Vannes, on montre aux Espagnols le chef de saint Vincent Ferrier. M. de Guise et l'évêque de Mende conjurent don Frédéric à attaquer l'Angleterre, dont le commerce se meurt, où la nécessité est incroyable, où tout l'État crie contre Buckingham. Au moment où le léger Buckingham décevait à la fois l'Angleterre et La Rochelle, le duc de Rohan demeurait toute l'espérance de la cause protestante, dont il était le plus puissant cerveau. Depuis le 14 octobre, il est déchu du privilège de la pairie : c'est le Parlement de Toulouse qui le jugera. Les pamphlets protestants fulminent contre le cardinal, qui s'en rit. Mais le duc de Rohan se rit plus encore des procédures : le moyen pour les magistrats toulousains de mettre la main sur un capitaine à la tête de ses troupes ! De Nîmes, où il vient d'arriver en force, Rohan peut, en cas de revers, gagner les Cévennes, se cacher dans les défilés du vaste massif, y refaire ses troupes dans les villages peuplés d'ardents religionnaires, se ravitailler sur les coteaux et, de l'immense camp retranché que lui offrent ces montagnes, exécuter sur l'ennemi des sorties victorieuses. C'est pour lui enlever les places qui commandent les portes des Cévennes ouvertes sur la vallée du Rhône, que Monsieur le Prince a quitté Lyon. Il occupe en Vivarais Soyons et Beauchastel, deux petites villes situées sur le fleuve, d'où M. de Brison, qui a horriblement peur d'être pendu, s'enfuit par des lieux inaccessibles ; il occupe Saint-Auban sur l'Ouvèze, dont la garnison presque toute entière (trente-quatre hommes) est passée au fil de l'épée. Dans sa maison de Pont-de-la-Pierre. Richelieu approuve de
telles sévérités : Cela empêchera que beaucoup d'autres bicoques ne résistent,
écrit-il à Monsieur le Prince vers le 20 décembre 1627. Toute place forte
peut être, en ce moment, taxée de bicoque sauf la grande cité des huguenots.
C'est La Rochelle qui concentre tous les regards et le cardinal ajoute ces
lignes triomphantes dans leur simplicité : Je ne vous mande rien de deçà, sinon que le
Roi avance toujours le blocus de La Rochelle et fait une digue qui, dans
trois semaines, sera avancée de trois cents toises dans la mer, le pouvant
assurer que, dans la fin de janvier, rien ne pourra passer par le port dans La Rochelle. Il ne reste plus qu'un
fort à faire par terre pour enceindre cette ville[24]. Sous les murs de La Rochelle. A travers les rues obscures du Paris de Louis XIII, précédé de quatre pages, qui chacun portaient un flambeau devant son carrosse, un protestant, fils de Sully et gendre du maréchal de La Force, le comte d'Orval, se rendait du Louvre à l'ambassade d'Espagne. Premier écuyer de la Reine, il venait, en cette soirée du 11 janvier 1628, visiter, au nom de Sa Majesté, Ambroise Spinola, marquis de Los Balbazès, car le capitaine génois au service de l'Espagne, ce fameux capitaine, dont la prise de Breda, immortalisée par Vélasquez, avait illustré le nom, allait de Bruxelles à Madrid et il était arrivé à Paris le matin même. Le lendemain, ce fut Spinola qui se rendit au Louvre, dans un carrosse du maréchal d'Estrées, suivi de douze antres carrosses pleins de seigneurs et de gentilshommes de la Cour. Révérences, courtoisies, longues causeries en espagnol à l'audience de la Heine mère. puis dans la chambre de la Reine régnante. Le surlendemain, visite au due d'Orléans, qui, après la délivrance de Ré, s'était retiré de ramée. On parla de la défaite de Buckingham : beaucoup de gentilshommes présents y avaient contribué par leur valeur et ainsi devisèrent quelque temps de guerre. Nulle conversation ne pouvait plaire davantage au grand capitaine pour qui les fêtes mondaines avaient peu ale charme. C'était un homme de régime, qui ne soupait jamais et, certain soir où le marquis de Mirabel, ambassadeur d'Espagne, lui lit servir, dans un repas de neuf couverts, neuf plats seulement, remarque avec dédain le Mercure, l'infortuné capitaine se trouva malade. Il n'en coucha pas moins tout habillé, car c'était son habitude en voyage comme en campagne : Quand il va aux armées, rapporte encore le Mercure, du jour qu'il part pour y aller, il ne se dépouille que quand il est de retour à Bruxelles[25]. On conçoit qu'un tel soldat eût grand désir d'aller saluer le Roi au camp de La Rochelle et s'informer des moyens par lesquels il pensait prendre une ville réputée imprenable. Le a janvier, à minuit, il se mettait en route avec son gendre, le marquis de Leganès. Il s'arrêta, au bout de cinq lieues, à Bourg-la-Reine, dont l'hôtellerie Saint-Jacques attirait les voyageurs du sud-ouest et les pèlerins de Compostelle. De ce train il n'atteignit les environs de La Rochelle qu'au bout de douze jours. Le 29, Spinola fut reçu à Aytré par le Roi : Je suis venu en ces quartiers, dit Louis XIII, contre l'avis de mes médecins, n'étant pas entièrement guéri d'une longue et fâcheuse maladie. Il ajouta qu'il était résolu de châtier la rébellion, espérant de réussir à La Rochelle coutume son visiteur à Breda. Louis XIII paraissait tout joyeux d'être au milieu de ses troupes, attentif aux plus petits détails et même plein d'expérience comme un soldat nourri dés l'enfance au métier des armes. Spinola ne put se tenir de lui dire qu'il n'avait autre regret en sa vie quo de n'avoir jamais vu le roi son maitre honorer les armées de sa présence ; que la noblesse française était bien heureuse de se voir honorée de la sienne, qui la rendrait invincible. Soldat qui savait flatter les princes, il rappela que, l'an 323 avant Jésus-Christ, Antigone, offrant la bataille à Eumène malade, parce qu'il le croyait hors d'état de se montrer à la tête de ses troupes, et l'apercevant tout à coup porté dans une litière d'où il encourageait les soldats, avait commandé la retraite et déclaré à ses lieutenants : Ce n'est pas cette armée, mais cette litière que je crains. Spinola inspectait d'un mil de connaisseur les travaux des assiégeants et les fortifications des assiégés. La Rochelle, plantée dans un vrai paysage de Hollande, au milieu des marais, était défendue, dit un écrivain du temps, le sieur des Carneaux, historiographe du Roi, par tout, un système de fortifications à la moderne : bastions, chemins couverts, fossés à fond de cuve, demi-lunes, portes robustes et bien gardées ; le tout formant une sorte de fer à cheval dont les deux branches aboutissaient à l'entrée du port, que resserraient deux tours inégales et que fermait une chaîne. En deçà de la chaîne, deux cents vaisseaux rochelais. Au delà l'immense rade, s'élargissant vers l'océan, s'ouvrait entre deux pointes : Chef-de-Baie au nord, Coreille ou les Minimes au sud. Ville enceinte de murailles colossales, muris ingentis operis vincta, Richelieu l'entourait d'une ligne de circonvallation défendue par des redoutes et des forts, qui se développait à perle de vue, en un interminable circuit. La circonvallation commençait, du côté de la pointe de Coreille, au fort de la Digue, à l'intérieur duquel on avait aménagé, pour M. de Marillac et ses mestres de camp, un logis et une chapelle, où des Minimes disaient tous les matins la messe et, le soir, les litanies de la Vierge[26]. Passant au pied des forts d'Orléans, de Coreille, de Bonne Graine, Saint-Nicolas, de la Moulinette, de Cogne, de la Fons (au nord-est), elle s'inclinait à l'ouest vers le fort du Saint-Esprit et, presque en face du fort de la Digue, allait finir sur la rive septentrionale de l'avant-port de La Rochelle, au fort Louis, terreur des Rochelais. Derrière la ligne de circonvallation, qui était profonde, de vastes faubourgs semblaient être sortis de terre à la voix du cardinal. C'était le camp royal avec ses maisons, ses baraquements et ses tentes. M. de Vaux de Folletier, dans un ouvrage des plus pittoresques, a brossé le vivant tableau de cette ville assiégeante ceignant la place assiégée, étrange amas d'êtres et de choses inhérent à ces sièges qui, tel celui de Breda, semblent ne devoir jamais finir[27]. Le seul spectacle de si grands préparatifs suffit pour expliquer la croissante lassitude de Louis XIII et l'angoisse de Richelieu, dont l'oreille, perpétuellement aux écoutes, saisit les mille bruits de la Cour, entend les murmures ou les railleries des courtisans, qui, selon leurs intérêts ou leurs passions, prédisent la victoire ou l'échec. Le duc d'Angoulême commandait de Coreille à la Moulinette, le maréchal de Schomberg, de la Moulinette à la Fons, le maréchal de Bassompierre de la Fons au fort Louis. Spinola est auprès du duc d'Angoulême. Il admire les travaux, mais il fait remarquer tout de suite que, le Roi n'ayant point d'armée sur les bras, il suffit d'avoir des forts, redoutes et lignes pour se défendre contre les sorties des assiégés, tandis que, devant Breda, il avait été contraint, lui, Spinola, de creuser double ligne de tranchées, pour se défendre contre les armées de secours. Il regarda longuement l'estacade de mats au moyen de laquelle Pompeo Targone, l'Italien qui avait su barrer le canal d'Ostende, prétendait barrer celui de La Rochelle, et cette machine flottante, hérissée de canons accouplés, qui, suivant le mouvement des vagues, se trouvaient tous en batterie tour à tour. On lui parla des diables que l'on allait placer sur des pipes en travers du canal : il objecta que la plus forte pouvait être rompue par la moindre barque ayant vent derrière. Il est facile d'imaginer Spinola botté de cuir, d'après le tableau de Vélasquez, vêtu d'un pourpoint fauve, le nœud vert à l'épée, maigre et las, le teint bistre, l'œil dur et pensif. Le vieux soldat dit de Pompeo Targone que c'était un homme de grands desseins[28], mais quand on lui demanda s'il les exécutait, il garda le silence. Ce qu'il approuva, ce furent les vaisseaux échoués. Richelieu, pour enfoncer du côté de la haute mer une palissade sous-marine entre les extrémités de l'immense digue, devait en couler deux cents, — deux cents carcasses de vieux navires amenés de Bordeaux, de Rouen, de Saint-Malo, de Roscoff, du Conquet, de Brest, de Concarneau, de Blavet, d'Auray, de Vannes, de Nantes et, les unes après les autres, immergées dans la rade. L'architecte Metezeau et le maçon Thiriot avaient posé la première pierre de la digue le 30 novembre 1627. Cette digue était composée de blocs entre lesquels on avait ménagé des trous pour briser l'effort de la mer. L'apport incessant des vagues, le gravier et le limon la durcissaient comme un rocher. Ses deux tronçons partaient, l'un de Coreille, l'autre du point qui porte aujourd'hui le nom de Richelieu. En fourmillement d'ouvriers hâtait le travail, que le cardinal surveillait en personne. Mais il fallait compter avec les erreurs, avec la mer, avec les obstacles des choses et des hommes : le 10 janvier, la mer ayant enlevé le parement de la digue, il fallut recommencer l'ouvrage sur des assises plus larges. Richelieu expliquait le tout à Spinola : au lieu de reconstruire le parement en verticale, on avait dû le reconstruire en talus. Le Génois, clignant ses petits veux noirs, dit que si l'on bouchait le canal et si l'on payait bien les gens de guerre (chose rare en Espagne) la ville était perdue. Es tomada la ciudad[29]. Il ajouta qu'il voyait bien que le Roi s'était engagé dans ce siège sur le seul avis de son ministre. Songeant à tant de travaux qui coulaient des sommes immenses, il félicita le cardinal d'avoir trouvé l'unique moyen pour arriver à la fin d'une si grande entreprise : abrir la mano y cerrar el puerto, ouvrir la main et fermer le port[30]. Sept jours après le départ de Spinola, Richelieu écrivait au cardinal de La Valette : Il faut avouer la vérité, que c'est un des meilleurs hommes du monde et que sa bonté égale sa capacité. Il se montrait également satisfait de l'amiral espagnol : Don Frédéric, ajoutait-il, est aussi, pour la mer, un très honnête homme[31]. Mais cette maudite escadre, si tardive à se montrer, pouvait-on compter sur elle ? Elle était en mauvais état et son chef ne songeait, d'après les ordres de sa cour, qu'à la mettre à l'abri dans les ports d'Espagne avant le retour des Anglais ; et il partit en effet. Spinola et Leganès firent avec le cardinal un projet d'articles, pour éclairer le traité du 20 avril 1627, régler la composition de la flotte espagnole et de la flotte française qui opéreraient conjointement et fixer les buts de guerre : rétablissement de la religion catholique en Angleterre et conquête de deux ports de descente anglais. Le Génois et l'Espagnol obtinrent, en outre, de Richelieu ce qui leur tenait le plus à cœur : le droit de recueillir sur let ; côtes de Guyenne les débris de deux grandes caraques portugaises, qui valaient plus de deux cent mille livres. L'Espagne s'accommodait fort bien d'une guerre qui affaiblissait à la fois l'Angleterre et la France. Elle était enchantée que Buckingham eût échoué devant Ré. Elle ne désirait pas moins vivement que La Rochelle demeurât imprenable et tint Louis XIII et son armée loin de ses propres possessions d'Italie. L'attitude des Provinces-Unies n'était pas moins ambiguë : leurs chantiers construisaient des vaisseaux pour le Roi Très Chrétien, mais elles permettaient que l'on recrutât chez elle des cavaliers pour le roi d'Angleterre. Ainsi, catholiques d'Espagne et protestants de Hollande desservaient sourdement leur alliée, la France : éternels dessous de la politique ! Cependant le cardinal, — en dépit des traverses d'une santé chancelante, — multiplie ses efforts. La tempête ni le froid ne l'empêchent d'être à Coreille le 3 février ; avec Bassompierre, il regarde enfoncer dans le canal une estacade de trente et un vaisseaux dont on a maçonné l'intérieur ; le 7, il reparaît, en compagnie du maréchal, sur la digue. Ces travaux le retiennent de longues heures, son manteau flottant au vent. Les vaisseaux murés que l'on coule parallèlement à l'ouvrage, du côté de la haute mer, vont rendre le passage impossible, bien avant que soit achevée la digue elle-nome. En vain les Rochelais tentent de les incendier à marée basse. Que Dieu donne au cardinal quatre jours de beau temps et les vaisseaux ennemis n'entreront plus à La Rochelle, s'ils ne volent ! Sachant que la solde est l'âme du soldat et l'entretien de son courage, Richelieu, qui couvre d'or les constructeurs de sa digue, fait payer toutes les troupes avec mue régularité parfaite. Plus de passe-volants, plus de ces figurants qui remplacent, les jours de revue, les soldats que les capitaines ont congédiés pour s'approprier l'argent de leur solde. L'argent est remis chaque semaine à des commissaires intègres, les capitaines sont surveillés et les compagnies toujours au complet. Le Roi jusqu'à présent s'est montré vrai chef de guerre. Au mois de janvier, il faisait l'admiration de Spinola ; au mois de décembre, il avait fait celle du cardinal : Quoique le lieu soit très mauvais, que les temples, que les vents et les pluies y soient ordinaires, qu'on soit dedans un continuel marécage, avait mandé Richelieu à la Reine mère, Sa Majesté ne laisse pas de demeurer avec autant de gaieté que s'il était au plus beau lieu du monde. Avant-hier, il fut trois heures durant à la digue. Non seulement v faisait-il travailler à sa vue, mais il voulut lui-même mettre la main à l'œuvre[32]. Sous un ciel noir de décembre, le roi de France bâtissant connue un simple maçon l'énorme digne battue des eaux et des venta, quel spectacle réconfortant pour le soldat ! Mais voici qu'au mois de février, Louis XIII se sent las. Ce n'est rien, un simple malaise, mais qui va s'aggraver, si le Roi ne fait un tour à Paris. Le cardinal s'oppose à ce départ, représentant qu'il y va de la réputation de son maître. Il tremble que la Reine, qui se laisse circonvenir par le garde des Sceaux Marillac et le cardinal de Bérulle[33], ne retienne son fils à Paris : Au moindre accident qui arriverait devant La Rochelle. Richelieu serait congédié. Ne sachant s'il doit accompagner le Roi, il consulte le Père Joseph, qui le presse de ne point s'éloigner. Ira-t-il, n'ira-t-il pas ? Deux jours entiers il est en ce combat[34]. Cependant Louis XIII finit par reprocher à Richelieu de prendre toujours parti contre lui. La discussion, comme il arrive trop souvent, aboutit à une cote mal taillée : le Roi rentre au Louvre et le cardinal reste au camp ; le cardinal demeurant, il n'y aura personne qui ne croie que le Roi ne revienne bientôt. Louis XIII partit le 10 février. Pendant l'espace de deux lieues, sur la route de Surgères, Richelieu l'accompagna. Il fallut se séparer. Louis XIII fit, en pleurant, ses dernières recommandations. Un traitre soleil, avant-coureur du printemps, éclairait ses adieux. Le cardinal n'avait pas osé, par respect, prendre son parasol, et souffrait, le chapeau bas. Le lendemain, dans son logis du Pont-de-la-Pierre, il était surpris d'une crise de sa fièvre tierce. Mais cinq accès ne le rendent pas inactif, et l'ample pouvoir que le Roi lui a donné sur les provinces de Poitou, Saintonge, Angoumois, sur le duc d'Angoulême, les maréchaux de Bassompierre et de Schomberg, suffit à ranimer son corps défaillant. A Louis XIII, il écrit que l'affliction qu'il reçoit de son absence, est plus grande qu'il n'eût su se la représenter. Au cas où le Roi apprendrait que son ministre est malade, il le prie d'avoir l'esprit en repos. Il relit dans Quinte-Curce l'histoire de la digue construite par Alexandre devant Tyr et suit avec passion le cheminement de la sienne[35]. L'ouvrage du cardinal, dans sa nouvelle conception, aura sept cent quatre-vingt-sept toises (quinze cent soixante-quatorze mètres) de longueur. Hauts de plus de deux toises, larges de quatre, les deux tronçons avancent l'un vers l'autre au travers de la rade, mais ne se rejoindront pas complètement, afin de laisser une certaine liberté au mouvement de la mer. On ménagera entre eux un goulet de trente toises, que prolongeront, du côté de la mer, deux jetées de bois armées de canons. Pour protéger de ce même côté la digue en construction et rendre le goulet impraticable, on coule sans cesse des navires. Mais durant les fortes marées de l'équinoxe, au-dessus des navires submergés, il y a six pieds d'eau. Alors le cardinal plante, par delà cette palissade sous-marine, des poutres enchaînées. Entre la digue et La Rochelle, cinquante-huit vaisseaux, liés ensemble par des câbles et des daines, forment une palissade flottante armée de longs épars qui écarteront les brûlots, et de grappins destinés à saisir les navires ennemis. Trente-six galiotes et pinasses évolueront dans l'avant-port et empêcheront les assiégés de prendre à revers les vaisseaux immobilisés. Entre la digue et la haute mer, Richelieu fait attacher les uns aux autres cinquante navires ; on les dispose dans la rade en triangle, comme un vol de canards sauvages, pointant vers la mer. Cet extraordinaire travail on était encore à ses débuts au mois de mars 1628. La porte Maubec. Si le cardinal comptait, sur le blocus pour se rendre maitre de La Rochelle, il ne renonçait pas el l'espoir d'y entrer par surprise. La porte Maubec, murée en temps de paix, pouvait s'ouvrir en temps de guerre. Elle faisait face aux marais salants qui s'étendent à l'est de La Rochelle. Cens de pied el de cheval voulant entrer dans la ville trouvaient au bord de la contrescarpe un pont-levis de huit pieds de longueur ; ils franchissaient sur un pont dormant mi large fossé où coulait l'eau de la mer. Un nouveau pont-levis, long de dix pieds, donnait accès à la première porte ; derrière la première porte, un couloir creusé sous les remparts les menait à la seconde, qui les séparait de la rue. Les bateaux chargés du sel des marais serpentaient parmi les marécages vers cette Amsterdam de l'océan, sur un canal qui ne tardait pas à se confondre avec le fossé. Ils s'engouffraient à trente pas de la porte Maubec sous une voûte dont on ouvrait la grille à leur approche, et, trois cents pas plus loin, abordaient à la ville. Le cardinal n'ignorait aucun de ces détails. Le marquis d'Effiat lui avait amené un habitant de La Rochelle, catholique et officier du Roi[36], qui lui avait parlé de cette voûte et de cette grille vraiment faites pour quelque aventure de roman. Richelieu eut envie d'y former une entreprise pour la facilité qui s'y rencontrait. Sur son ordre, l'homme s'était abouché avec des sauniers, catholiques comme lui. Le cardinal connut par eux la largeur du fossé (douze toises), sa profondeur (six pieds à marée haute, trois ou quatre à marée basse). Il sut que le confluent du canal et du fossé était fort vaseux, mais qu'au bout de quelques pas on rencontrait le roc et le gravier ; que le terrain était solide sous la voûte et l'eau peu profonde ; que la grille était en bois et qu'au sortir du couloir, à l'endroit où le canal débouchait dans La Rochelle, une pente douce permettait de gagner le bord et d'aller se saisir du corps de garde, qui était proche. Les sauniers étaient entrés à pied dans La Rochelle plus de cent fois par ce chemin[37]. Le Rochelais catholique avait obtenu du maire un passeport sous prétexte de quelques affaires domestiques à régler. En réalité, il voulait voir si rien n'était changé à la disposition de la voûte Maubec. Il avait rapporté que tout était en même place. Richelieu avait fait contrôler ses dires et ceux des sauniers par deux gentilshommes de sa maison, MM. de Saint-Germain et de La Forêt. Du rempart, nul n'avait aperçu le paysan et les gentilshommes passant et repassant de nuit sur le bord de la contrescarpe, en face de la voûte grillée ; nul, à deux semaines d'intervalle, ne les avait remarqués discutant au même endroit avec M. de Marillac. L'obscurité les dérobait aux regards et c'est impunément que M. de la Forêt, une jambe pendante le long de la contrescarpe, avait avancé le bras et sondé, au moyen d'un billon, la profondeur de l'eau, qui n'était que de trois pieds, alors que la mer descendait encore. Le cardinal, tout enflammé de ce beau projet, avait rassemblé des pétardiers pour faire sauter la porte Maubec. Le marquis de Feuquières offrait de se mettre à leur tête. Il était allé en quérir à Paris quelques-uns de sa connaissance. La Gascogne et la Bretagne envoyaient au cardinal ce qu'elles possédaient de plus habile et de plus estimé en ce genre. Il arrivait des pétards de Paris, de Saintes. Ceux que l'on fabriquait chez le cardinal étaient en bois reliés de bandes de fer, forts et légers tout ensemble et des ouvriers des plus rares travaillaient sans relâche. Le 25 janvier, M. de Feuquières avait reçu de M. de Marillac l'ordre d'aller, pendant le jour, reconnaitre de loin les avenues de la porte Maubec. M. de La Forêt le guidait. Les voici à mille pas de La Rochelle. Qu'est-ce que ces hommes qui se cachent là-bas derrière des masures ?... Fusils, arquebuses[38]... L'ennemi ! s'écrie Feuquières. Mais La Forêt, qui connaît le quartier, explique d'un air entendu : C'est un corps de garde que les nôtres ont avancé. On se rapproche... Soudain, les masures s'enveloppent de flammes et de fumée : une salve de douze coups. La Forêt est tué d'une balle dans la tête ; le cheval de Feuquières, blessé à l'épaule, s'abat sous son cavalier. Feuquières tire son épée et n'a que le temps d'écarter des deux bras deux arquebuses huguenotes qui lui touchent la poitrine. Deux détonations à ses côtés, presque à la fois ; il n'est pas effleuré, mais il est pris et les arquebusiers l'emmènent vers la ville avec le cadavre de l'imprudent La Forêt. On aperçoit quelques royaux accourant au loin pour venir en aide. Trop tard. Les protestants vont s'engager sur le premier pont-levis de la porte Maubec. Cependant Feuquières, sous son manteau, n'a pas manqué de mettre en petits morceaux qu'il répandait sur le chemin le papier qui contenait le nom et l'ordre, de l'attaque des lieux et des troupes. On traverse les trois ponts à présent. Il parait fatigué die la course, il ralentit. C'est qu'il veut graver dans sa mémoire les moindres détails de la porte, de la grille et de la voûte. Feuquières est homme de ressources. Même prisonnier, il communique avec Richelieu. Le Père Joseph a des intelligences dans la ville depuis plus de quinze ans. Cousin-germain du religieux, Feuquières lui écrit deux fois la semaine, il fait savoir au cardinal u qu'à son avis l'entreprise peut réussir et beaucoup mieux qu'il n'eût pensé auparavant[39]. Il fallait laisser aux assiégés le temps d'oublier cette alerte. Un mois s'est passé. Le cardinal a devant lui un habitant de La Rochelle, un catholique dont il est sûr. Comment est-il parvenu à faire sortir cet homme de la ville ? Ses Mémoires ne le disent pas ; mais, comme l'a observé Louis XIII, le cardinal a plus d'un tour en son sac. L'homme lui dit que la sécurité règne dans La Rochelle. Point de changement dans les rues, point aux murs de la ville, point à la porte Maubec. Voilà mie porte dont les gardiens sont fort négligents : chaque nuit, deux ou trois heures avant le jour, la plupart des trente hommes qui sont là pour veiller, s'en vont chez eux dormir à leur aise et se font remplacer par leurs valets. Ces renseignements sont confirmés par MM. de Corbeville et de Cahusac, dépêchés à la porte Maubec avec les principaux pétardiers pour une dernière exploration : jamais si mauvaise garde pour une telle ville. Le cardinal se décide. L'entreprise est fixée au samedi 12 mars. Ce jour, à cinq heures, le cardinal apprend d'un autre catholique, mystérieusement extrait de La Rochelle comme le premier, qu'il n'y a ni changement ni soupçon dans la ville. Sept heures : à Périgny, petit village, près duquel prend naissance le ruisseau qui devient canal du côté de la Moulinette et se jette dans le fossé de La Rochelle à quelques pas de la porte Maubec, Richelieu tient conseil de guerre, passe en revue pétards et machines. Dix heures : la clarté mourante de la lune permet encore de distinguer cinq chaloupes amarrées non loin de la Moulinette. Des gens s'embarquent : MM. de Cahusac, de Charnacé, de Saint-Germain, de La Louvière, vingt autres gentilshommes de la maison de Richelieu, puis des gardes, puis des soldats d'élite. Les chaloupes glissent silencieusement dans la nuit plus sombre. MM. de Banneville et de Beauregard ont charge d'appliquer le pétard à la grille de bois sous la voûte. Il y a dans les barques toute une provision de pétards et de tenailles, des marteaux et des haches. Les cinquante hommes bien armés et résolus, choisis par le cardinal, sauront se frayer un passage. Le gros de la troupe dégringolera aisément de la contrescarpe dans le fossé, suivra les chaloupes, dont les occupants auront soin de sonder l'eau devant eux. C'est M. de Corbeville qui doit soutenir avec ses carabiniers les pétardiers conduits par Pierre d'Albon, sieur de Saint-Forgeux. La manœuvre parait simple. On se trouve en face du pont de pierre bâti au milieu du fossé : un pont-levis le relie à la contrescarpe, un autre pont-levis le relie à la première porte de la ville. Les assiégés lèvent chaque nuit les deux ponts. Les assiégeants ont apporté un pont volant. A l'aide de cette étroite passerelle, quelques hommes franchiront la première partie du fossé jusqu'au pont de pierre, puis la seconde du pont de pierre à la première porte, qu'ils feront sauter au moyen d'un pétard. Cependant plusieurs d'entre eux, avec des ferrements fabriqués exprès, auront abaissé les ponts sans bruit. Les soldats du Roi passeront alors le fossé, entreront par la porte rompue dans le couloir creusé sans le rempart. La deuxième porte, dépourvue de pont-levis et de herse, volera bientôt en éclats : ils seront dans la ville et donneront la main aux gens des chaloupes, entrés par la porte du canal. Les deux troupes réunies, soutenues par les cinq cents hommes de Marillac, soutenus eux-mêmes par les quinze cents de Schomberg, a tailleront en pièces le corps de garde établiront un corps de bataille sur la place de la ville neuve. Les premiers arrivés courront à la porte de Cogne, à quatre cents toises au nord de la porte Mauber, ouvrir au cardinal[40]. En cette nuit du 12 au 13 mars 1628, par un froid piquant, le cardinal attendait, à trois cents pas de la Cogne, avec mille chevaux, quatre mille hommes de pied et son valet de chambre. Que venait faire là ce valet de chambre d'évêque, sans doute Des Bournais ? Il tenait prêtes les armes de son maitre, qui voulait se battre comme les autres[41]. Voilà donc notre prélat à cheval, revêtu de la cuirasse couleur d'eau, qu'il endossait volontiers sur l'habit feuille morte brodé d'or, le chapeau à panache sur la tête, l'épée au côté et les pistolets à l'arçon. Quel triomphe pour le cardinal si, demain, il pouvait écrire à Louis XIII que La Rochelle est prise, la digue inutile, tous les projets de Buckingham déjoués ! L'affaire s'annonce le mieux du monde. Elle a été conduite avec tant de secret durant quatre mois, que les Rochelais semblent n'avoir connaissance de rien. Ils entendront tout à l'heure le fracas annonciateur de la chute de la ville, le pétard de la porte Maubec. La nuit passe silencieuse et lente. Richelieu s'impatiente, s'étonne. Déjà le ciel blanchit vers l'est. C'est l'aube grise sur les marais gris. Les énormes murailles apparaissent estompées dans la clarté blafarde et peu à peu s'éclairent. Que se passe-t-il ? Marillac ne fut jamais hasardeux : il a dû saigner du nez à cette occasion ; il n'a pas osé entrer dans un lieu dont il ne voyait pas la sortie, songe le cardinal en comprenant que l'affaire est manquée. Il se retire de fort méchante humeur. Marillac infortuné ! On sut bientôt que Marillac et Corbeville s'étaient mis en route avec leurs hommes vers onze heures du soir, mais s'étaient arrêtés bientôt, pour construire deux ponts destinés à rendre moins pénible la traversée des marais ; ils avaient ensuite attendu les pétards. Saint-Forgeux et les autres pétardiers, qui les suivaient avec les machines et devaient arriver à la contrescarpe vers deux heures du matin, n'avaient pu retrouver dans les ténèbres les gens que le maréchal de Schounberg mettait à leur disposition. Le temps de les chercher et de faire porter par un petit nombre ce qui devait l'être par un grand, ne leur avait permis d'être au rendez-vous que sur les cinq heures après minuit. Et ils n'avaient qu'une demi lieue à parcourir ! Marillac, ne voyant personne, avait tenté de joindre Cahusac et ses bateaux. Mais Cahusac, arrivé dès deux heures à deux cents pas de l'endroit où le canal se confondait avec le fossé, avait dissimulé ses barques, pour les dérober aux regards des sentinelles qui montaient la garde à la porte Maubec. Sans le vouloir, il les dérobait également aux regards de Marillac, gêné par un ruisseau qui l'empêchait d'atteindre le bord du canal. Cahusac, avait fini par débarquer avec plusieurs de ses compagnons. Il s'était promené une grande heure le long de la contrescarpe, sans être vu par les sentinelles et les rondes qu'il entendait sur à rempart. Cela jusqu'au jour, qui l'avait contraint de s'éloigner avec les bateaux. Marillac était depuis longtemps retourné aux ponts jetés sur les marais. Il avait rencontré l'un des pétardiers, qui lui avait dit que les niachines n'arriveraient que dans une heure et qu'il serait sans doute impossible d'achever l'entreprise avant le soleil levé. Marillac y avait alors renoncé ; il avait enlevé ses deux ponts et chargé Corbeville daller avertir le cardinal. Dire qu'on avait pris ses mesures si justes et que même les ennemis avouèrent que le succès était infaillible sans ce malheur ! On conçoit la mauvaise humeur de Richelieu. Le peuple de La Rochelle, racontent ses Mémoires, réputa à miracle d'être échappé de ce danger. Le cardinal se consolait en pensant que ce peuple n'en était pas moins perdu : Il y eut bien, continuent les Mémoires, quelque sorte de merveille en la conduite et l'on n'en voit pas moins en la rupture de ce dessein si bien entrepris, lequel Dieu voulut changer en une autre manière de d'aliment plus convenable à la 'native des coupables, qui était si extrême, qu'on ne leur pouvait donner de bourreaux moins cruels et plus infatues que les propres auteurs, se faisant mourir eux-mêmes par la faim et toutes sortes de misères[42]. Ces misères, Richelieu travaillait de toutes ses forces à les accroitre. Les deux tronçons de la digue n'avaient jamais cessé d'avancer lentement mais sûrement, l'uni vers l'autre et, trois jours après la tentative manquée de ?dauber, quatorze navires arrivés de Bordeaux, avaient été maçonnés et coulés dans le canal de La Rochelle. Le cardinal tenait à le fermer avant l'arrivée de la flotte anglaise. Mais ce retour n'était-il pas fort incertain ? Le cardinal n'était pas éloigné de le croire, depuis les longs entretiens qu'il avait eus avec Guillaume de Bautru, comte de Serrant, près d'Angers. Ce Bautru, fin courtisan, avait un esprit aimable et enjoué qui lui permettait d'en user le plus familièrement du monde avec le cardinal et même avec le Roi. En jour que Richelieu lui parlait des préparatifs de l'Angleterre, Bautru avait hasardé N'est-il pas vrai que Buckingham doit commander la flotte anglaise et qu'il a repassé en Angleterre, le cœur plein d'une indicible passion pour la Reine ? — Eh bien ! avait interrompu le cardinal, à quoi cela peut-il aboutir ? — Il faut, avait repris Bautru, que la Reine écrive une lettre à Buckingham, qu'elle flatte sa vanité, qu'elle se serve des termes les plus persuasifs pour l'empêcher de secourir La Rochelle ; qu'elle l'en prie, si cela est nécessaire, et que je me déguise pour porter moi-même cette lettre. Si l'on en croit un récit du maréchal de Tessé, paru en 1745, le Roi et le cardinal, après bien des contestations, des contredits, des répliques et des contre-répliques, avaient adopté l'idée de Bautru. Anne d'Autriche, à la prière de Louis XIII, avait écrit la lettre, trouvant qu'il y avait quelque chose de grand pour elle de rendre au Royaume le plus grand service du monde et que ce fût l'effet de sa vertu et de l'amour qu'elle avait fait naître dans le cœur de Buckingham[43]. Et, afin de pouvoir, le cas échéant, désavouer la lettre, on l'avait confiée à un simple courrier, moins facile à reconnaître que Bautru, même déguisé. Les habitants de La Rochelle se demandaient avec angoisse pourquoi la flotte anglaise ne paraissait point. Leurs députés, MM. Vincent, Salbert et de Hinsse, embarqués le 17 novembre sur une patache anglaise[44], avaient rejoint la flotte qui ramenait Buckingham en Angleterre et ils avaient jeté l'ancre à Portsmouth. Ces députés ne s'étaient donc pas conformés aux instructions qu'ils avaient reçues ; ils n'avaient donc pas supplié Sa Majesté Britannique de hâter l'envoi du secours !... Buckingham avait levé l'ancre le 19 novembre 1627 ; on était au début de mars : près de quatre mois sans nouvelles ! Aussi quelle joie quand un messager survint, qui, s'étant introduit dans La Rochelle, avait ouvert un bouton de son habit, tiré la dépêche qu'il avait cachée et donné le message tant attendu aux autorités de la ville ! Or, voici ce qu'il contenait : Votre ravitaillement conduit par M. de Hinsse s'en allait en mer escorté de quatre ramberges et quinze vaisseaux de guerre, quand nous avons appris que la flotte anglaise prenait la route de La Rochelle ; le conseil a jugé le convoi trop faible, a rappelé à Plymouth M. de Hinsse pour renvoyer le tout avec une forte armée. Le dîner des Rochelais était loin d'être servi. Trois semaines plus tard les malheureux eurent la consolation de recevoir dans leur port, après une vive canonnade et une poursuite acharnée, le capitaine David, qui, sur sa patache montée par vingt-deux hommes, avait franchi l'estacade naissante, passé avec le flot par-dessus les navires submergés, glissé entre la ligue des vaisseaux et la rive septentrionale de la rade. David, en frôlant de sa quille la palissade sous-marine, s'était cru perdu ; il avait jeté à la mer toutes les dépêches écrites par les députés ; depuis leur départ pour l'Angleterre. Les nouvelles orales qu'il apportait valaient bien la chaîne d'or que lui remit en récompense le maire de la ville et sur laquelle était gravée cette devise : Patriae sunt magni dona pericli : le duc de Buckingham et son beau-frère, le comte de Denbigh, arrivaient avec une flotte de soixante navires de guerre. La chance tournait. La Rochelle aurait encore de beaux jours. Et ce n'est pas tout. Quelques heures après l'entrée du capitaine David, un autre vaillant marin, le capitaine Sacremore, échouait entre le fort d'Orléans et le fort rochelais de Talon. M. de Marillac, à la tête d'un détachement royal, l'attaqua dans les ténèbres et lui tua beaucoup de monde. N'ayant ni hache ni pétards, il ne put crever la barque ; la marée survenant impétueuse, le vent soufflant en tempête ne lui permirent pas de continuer le combat, emportèrent Sacremore dans le port de La Rochelle et forcèrent les galiotes qui lui donnaient la chasse de renoncer à la poursuite, de peur d'y être emportées à leur tour. Sacremore avait sur lui un double des lettres jetées à la mer par David. Les précieuses lettres que les Rochelais lisaient avec passion, étaient accompagnées d'un projet de traité d'alliance avec le roi de la Grande-Bretagne. Ils jurèrent cette alliance, en faisant observer toutefois qu'ils entendaient ne point déroger à la fidélité et obéissance due au Roi Très Chrétien, leur naturel et souverain seigneur. Habituel refrain de tous les rebelles. Un frondeur, mué en courtisan, ne disait-il pas un jour à Louis XIV : C'était du temps où nous servions Votre Majesté contre le cardinal Mazarin ? Cependant le paquet de David, trouvé par les assiégeants à marée basse dans les vases de la rade, avait été remis au cardinal. Mieux renseigné que les Rochelais, Richelieu apprit ainsi que le roi d'Angleterre était affligé d'une prodigieuse disette d'argent et que le jour où sa flotte pourrait mettre à la voile, paraissait fort incertain[45]. On aurait donc tout le temps de barrer le canal. D'ailleurs, les Anglais ne semblent avoir nulle envie de s'exposer à une nouvelle défaite. Le cardinal, de son côté, n'ignore pas qu'en matière de grandes affaires, qui veut faire assez, doit vouloir trop. Écartant les desseins chimériques de Pompeo Targone, qui a perdu tout crédit, il se rallie au projet de ranger d'énormes chevaux de frise entre les vaisseaux de l'estacade flottante. Les soldats les appellent, du nom de l'inventeur, les chandeliers de M. du Plessis-Besançon. Richelieu a soin que l'argent, nerf de l'entreprise, ne manque jamais : de l'argent, toujours de l'argent ! Vers l'œuvre de titan, se hâtent, grâce à l'argent, les bateaux porteurs de pierres, les matelots, les ingénieurs, tous les spécialistes. Non seulement les finances du Royaume sont mises sur un pied nouveau, mais le cardinal lui-même fait des avances à son maitre jusqu'à concurrence de 4.000 livres tous les deux jours. Richelieu joue sa partie à fond sur le succès de cette entreprise, à laquelle nul autre que lui n'eût osé penser. Son esprit n'est pas moins attentif aux ouvrages en terre qui environnent La Rochelle, qu'à l'immense construction maritime. Racan, alors enseigne d'une compagnie de gendarmes, vante le confortable assuré à l'armée assiégeante : Parmi les sanglants exercices De tant de bataillons épais, L'on jouit comme eu pleine paix De l'abondance et des délices ; Ils ne nous ont jamais quittés. Paris et ses commodités Nous suivent par toute la terre. Et semble qu'il ne soit permis Aux malheurs qu'apporte la guerre De nuire qu'à nos ennemis[46]. La haine de Marie de Médicis. Le cardinal souhaitait le retour de Louis XIII. Ce n'était pas seulement parer que la présence royale stimulait l'ardeur des troupes. Richelieu savait que, depuis quelques semaines, il s'était fait un grand changement dans l'esprit de la Reine mère à son égard. Il n'ignorait pas que la princesse de Conti et la duchesse d'Elbeuf, qui avaient toujours été fort bien avec la Reine et la suivaient partout, n'aimaient point son cardinal, surintendant rte sa maison, parce que sa domination était beaucoup plus rude que celle où elles avaient été nourries. L'une, fille de Henri Ier, duc de Guise[47], et de Catherine de Clèves, l'autre, fille légitimée de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, elles regrettaient à temps du bon Roi et relui de la bonne Régence. La première avait coutre le cardinal un grief personnel : le ministre ne prétendait-il pas enlever au duc de Guise, soit neveu, l'amirauté du Levant ? En plus, querelle de femmes : la nièce du cardinal, Marie-Madeleine de Vignerot du Pont-Courlay, veuve du marquis de Combalet. daine d'atour de. la Reine mère, est jeune et emportée de présomption par la grande faveur de sou oncle. Cette nièce a rompu avec l'entourage de Marie de Médicis : elle n'est plus jamais où l'appelle son service : on monte l'esprit de la Reine mère contre elle. Au mois de janvier 1625, lorsqu'elle avait reçu le brevet
de dame d'atour, cette veuve, alors âgée de vingt et ans, brune aux yeux
bleus, dans toute la fleur de sa beauté, s'habillait
aussi modestement qu'une dévote de cinquante. Elle
n'avait pas un cheveu abattu, raconte Tallemant des Réaux : elle portait une robe
d'étamine et ne levait jamais les veux. Avec ce harnais-là elle ne bougeait
de la Cour. Son oncle devenant plus puissant, elle commença à mettre des
languettes, après elle fit une boucle ou mit un ruban noir à ses cheveux : elle prit des habits de soie et peu à peu
elle alla si avant, que c'est elle qui est cause que les veuves portent toutes
sortes de couleurs, hors du vert[48]. La Reine, avertie par les mauvaises langues, commence à remarquer
que sa dame d'atour ne la sert ni ne la suit quasi
jamais[49].
Elle la rappelle à son devoir de cour par un billet aigre-doux : J'ai été un peu indisposée d'une fluxion qui m'a donné
bien de la douleur ; elle est un peu diminuée et j'espère que ce ne sera
rien. Vous hâterez, je m'assure, votre retour pour me venir servir en ce fâcheux
mal, si Dieu permet qu'il dure[50]. Assurées que la
dame d'atour ne se corrigera pas, les deux perfides princesses la demandent
chaque fois qu'elle n'est pas à sou poste : la Reine se plaint plus haut ; il
n'est question avec ses confidentes que de la négligence et de l'orgueil de
la dame d'atour. Par les propos sur la nièce, on eu vient au cardinal. Ses actes
les plus innocents sont passés au crible
: Il ne se tient si souvent éloigné des lieux où
elle est que 4 parce qu'il s'ennuie avec elle ; les grandes complaisances qu'il rend au Roi, ne sont que pour
tenir par lui-même et se pouvoir passer d'elle ; il n'a emmené le fils
à La Rochelle que pour le désaccoutumer de la mère et
lui faire trouver des plaisirs ailleurs[51]. Avec ses deux confidentes,
Marie de Médicis ne parle plus que de l'ingrat. Qu'est-ce qui se passe dans
ce cœur vieilli ? Voilà que peu à peu elle arrive à le haïr. Les sentiments
espagnols de la Reine enhardissent l'intrigue de la Cour. Richelieu n'est pas
défend Il au Louvre : ses fidèles serviteurs sont près de lui à La Rochelle. Depuis que Louis XIII était revenu à Paris, Marie de
Médicis, couvrant bien son jeu, s'était
contentée de le supplier de ne point retourner au camp de La Rochelle, de
peur du mauvais air et des fatigues qu'il y supportait : le cardinal était un
extravagant, un ambitieux, un imprudent, un téméraire qui s'était entêté d'une chose dont il ne viendrait jamais à bout : ce
siège de La Rochelle renouvellerait la mémoire de celui de Troie, qui avait
duré dix ans et il y avait de la folie à ruiner une armée puissante et aguerrie devant une place imprenable[52], Bouthillier,
rentré à Paris avec le Roi, lui
avait ouvert les yeux, et s'était décidé
à écrire au cardinal. Mais Richelieu ne peut quitter le siège. Ce serait
l'échec, la ruine de sa faveur, le Roi étant ainsi
fait. La Reine redouble ses instances ; elle vante à son fils les belles chasses des environs de Paris ; elle cherche à obliger ceux qui ont quelque crédit auprès de lui et notamment M. le Premier, M. de Saint-Simon, premier écuyer, que le Roi goutte fort, — qui n'est point pressé de retourner auprès du cardinal et qui ne, lui écrit même pas. Le vent de la défaveur souffle. Or la Cour prend toujours le vent... Si le pied glisse au ministre ?... M. de Blainville[53], premier gentilhomme de la Chambre, vient à mourir. Marie de Médicis pousse le Roi à donner à Saint-Simon, son favori du jour, la charge du défunt, sans consulter Richelieu. Mais Richelieu a prévenu le coup et, du camp devant La Rochelle, il écrit au Roi pour proposer la nomination du même Saint-Simon. Louis XIII, ravi, ne parle plus que du cardinal et de retourner à La Rochelle, dès qu'il en sera besoin, sans s'arrêter à tout ce que dit la Reine mère[54]. Richelieu félicite le Roi d'avoir fait du bien à son favori : J'ai toujours connu, dit-il, M. le Premier si sincère, si reconnaissant en votre endroit et si courtois envers tout le monde, que je répondrais bien en mon propre et privé nom que jamais il n'en abusera[55]. Et il ose écrire à Marie de Médicis : Jamais je n'ai été plus étonné que lorsque j'ai reçu une lettre de Pancrace, — c'est le pseudonyme dont il affuble Bouthillier, — qui me fait connaître que Votre Majesté est fort mécontente de moi, au même temps que je pensais avoir plus assurément vos bonnes grâces, et, qui plus est, les mériter, par les mêmes actions qui me les ont fait perdre, à ce qu'on me mande. Il flatte, il endort d'un encens capiteux l'orgueil de la déesse irritée : il vante sa gloire, qui, grâces à Dieu, dit-il, est venue à tel point que toute la chrétienté vous considère pour la plus célèbre personne qui de longtemps ait été au monde. Et le voici qui s'agenouille, bat sa coulpe, s'excuse, sans quitter toutefois ce ton glorieux qui sera toujours le sien : Quand vous considérerez, observe-t-il, l'état auquel est une personne à qui on donne à tenir le timon d'un vaisseau dans une mer orageuse et pleine d'écueils, sans qu'il puisse en aucune façon le tourner qu'il ne déplaise à ceux mêmes par le commandement et pour le salut desquels il veille perpétuellement, vous jugerez que je ne suis pas sans peine, l'expérience vous faisant connaître que, comme je suis maintenant mal avec vous, je suis quelquefois brouillé avec le Roi et toujours avec Monsieur, et ce pour nul autre sujet que pour vous sertir tous avec sincérité, courage et franchise[56]. La Reine se défend à son tour, en propos embarrassés : Il est vrai que je suis un peu colère. Mais vous savez que je croyais avoir raison, quand j'ai fait paraître ma promptitude : je suis fort aise de n'en avoir pas en l'affaire dont est question et vous assure qu'il faut que le ciel m'abandonne de tout, avant que je perde le souvenir des fidèles services que vous m'avez toujours rendus, qui me feront être, jusques à la fin, mon Cousin, votre bien bonne cousine et affectionnée Marie[57]. Lorsque Richelieu reçut cette lettre de réconciliation, il y avait plusieurs semaines que le Roi était revenu au camp de La Rochelle. Louis XIII y avait éprouvé, le 17 avril, jour de son arrivée, un merveilleux contentement. Les travaux de terre, que Spinola avait vus fort loin d'être achevés, étaient aujourd'hui à leur perfection, bien qu'ils eussent quatre lieues de circonférence avec de grands forts royaux de mille pas en mille pas et les redoutes fraisées de cent pas en cent pas, protégées de pieux dont les pointes sortaient horizontalement des pentes gazonnées des talus. Les lignes avaient six pieds de profondeur et autant de largeur : elles permettaient au cardinal de grignoter la résistance de l'ennemi. |
[1] Voir Vicomte de Noailles, La
Mère du grand Condé.
[2] Voir duc d'Aumale, Histoire
des Princes de Condé, t. III, p. 192, et Avenel, Lettres du Cardinal de
Richelieu, t. II, p. 646-653.
[3] Charles de Valois, duc
d'Angoulême, fils de Charles IX et de Marie Touchet.
[4] Calendar of State Papers,
vol. XX, p. 560.
[5] Voir F. de Vaux de Folletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 148.
[6] Mémoires de Beaulieu-Persac,
publiés par Charles de La Roncière, p. 13-174.
[7] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II. p. 638, 11 octobre 1627.
[8] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II, p. 683-684 (26 octobre 1627).
[9] Saint-Simon, Parallèle des
trois premiers Rois Bourbons, p. 36.
[10] Gibbs, The first Duke of
Buckingham, p. 340.
[11] Mémoires de
Beaulieu-Persac, p. 178.
[12] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II, p. 695-696.
[13] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II, p. 710 (10 novembre 1627).
[14] Lepré-Balain, année 1627.
[15] Lepré-Balain, année 1627.
[16] Mémoires de Beaulieu-Persac,
p. 181.
[17] Mémoires de Beaulieu-Persac,
p. 183.
[18] Mémoires de Beaulieu-Persac,
p.188-189. Calendar of state Papers, t. II, p. 488.
[19] Louis Dedouvres, L'Eminence
grise, t. II, p. 275-276.
[20] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VII, p. 177.
[21] Calender of State Papers,
t. XX, p. 164.
[22] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II, p. 733.
[23] Mémoires de M. de La Porte,
p. 39.
[24] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II, p. 766-767.
[25] Mercure français, t.
XIV, deuxième partie, p. 145.
[26] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 33-34.
[27] F. de Vaux de Folletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 236-238.
[28] Voir Mercure français,
t. XIV, deuxième partie, p. 593-595.
[29] Mercure français, t.
XIV, deuxième partie, p. 595.
[30] Entretien des
Champs-Élysées, par J. Sirmond. — Recueil de Hay du Chastelet, éd.
1639, p. 206.
[31] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. III, p. 26.
[32] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. II, p. 751-752, décembre 1627.
[33] Le Père de Bérulle avait reçu
le chapeau le 30 août 1627.
[34] Lepré-Balain, 1629.
[35] Quinte-Curce, Vie
d'Alexandre, livre IV, ch. 2-4.
[36] Le sieur de Lizon, lieutenant
général de La Rochelle, grand catholique et serviteur
du Roi. (Lepré-Balain, cité par Louis Dedouvres, L'Eminence grise,
t. II, p. 301.)
[37] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 68-71.
[38] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 68-71.
[39] Mmes du Tremblay et de
Feuquières étaient nées La Fayette : voir Dedouvres, op. cit., t. I, p.
301-302 et Négociations de M. de Feuquières, l. éd. 1753, t. I, p. 88.
[40] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 76-78.
[41] Relation véritable de ce
qui s'est passé en l'ordre de la surprise de la ville de La Rochelle
(Bibliothèque nationale, Cinq-cents de Colbert 2, fol. 125).
[42] Mémoires du Cardinal de
Richelieu, t. VIII, p. 82.
[43] Récit des incidents secrets
qui firent que l'Angleterre ne secourut point La Rochelle, et que le Roi Louis
XIII se rendit maître de celle ville pendant le ministère du Cardinal de Richelieu,
par M. le M. de T. — Voir Henry de La Garde, M. Le Duc de Rohan, p.
253-558. Si, comme le pense Henry de La Garde, le récit est l'œuvre de René de
Froulay, comte de Tessé, père du maréchal, qui avait été élevé entant d'honneur
de Louis XIII, nul doute que le style n'en ait été retouché par le maréchal,
car plus d'une expression trahissent le contemporain de Louis XV.
[44] F. de Vaux de Folletier, Le
Siège de La Rochelle, p. 176.
[45] Voir Charles de La Roncière, Histoire
de la Marine française, t. IV, p. 543.
[46] Ode à d'Effiat, voir p. 584,
dans le Racan de Louis Arnould, cette ode restée inédite depuis 1631.
[47] Henri Ier de Lorraine, duc de
Guise, assassiné à Blois, en 1588, par ordre de Henri III.
[48] Tallemant des Réaux, t. II, p.
27.
[49] Mémoires de Fontenay-Mareuil,
p. 200.
[50] Bonneau-Avenant, Marie de
Médicis, p. 139.
[51] Mémoires de
Fontenay-Mareuil, p. 201.
[52] Anecdotes du ministère du
Cardinal de Richelieu, tirées et traduites de l'italien du Mercurio
de Siri par M. de Valdory, t. I, p. 177.
[53] Jean de Varignies, sieur de
Blainville, premier gentilhomme de la Chambre du Roi, mort le 26 février 1628.
[54] Mémoires de
Fontenay-Mareuil, p. 202.
[55] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. III, p. 59, 9 mars 1628.
[56] Avenel, Lettres du Cardinal
de Richelieu, t. III, p. 92-95.
[57] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 115, note 1.