III. — Les non-privilégiés. - Le peuple des villes. Nous sommes descendus, par une gradation insensible, jusqu'aux couches profondes de la société, à celles dont le travail produit, nourrit et soutient tout le corps de l'État ; aux classes qui ne jouissent pas du privilège et qui payent la taille. Il ne faut pas croire, d'ailleurs, que la condition des divers sujets du roi se trouvant dans cette situation frit uniforme. Il y avait ici encore des distinctions et des rangs. Cette masse populaire avait ses aristocraties et sa roture[1]. Ce qui la distingue des classes supérieures, c'est qu'elle s'emploie aux professions qui ne touchent ni à la religion, ni à la politique, ni à la justice, ni à la guerre. Aujourd'hui encore, dans les pays d'Orient, les peuples conquérants se réservent le gouvernement et le service militaire, laissant, au-dessous d'eux, les nations soumises se livrer en toute tranquillité au commerce, à l'industrie, et aux métiers considérés comme avilissants, sous la seule condition de payer régulièrement l'impôt. Cet état social n'est pas sans analogie avec celui de la France au début du dix-septième siècle. line partie de la nation gouvernait et défendait l'autre, qui subvenait à ses besoins. Par contre, la classe laborieuse et payante n'était guère plus considérée alors, par les classes dominantes, que ne le sont aujourd'hui les Grecs, les Arméniens ou les Juifs par les véritables Osmanlis. Le petit bourgeois, le marchand, le courtaud de boutique, passait pour pusillanime, fourbe, cupide et malappris. Il y avait des vertus, des façons de parler, des procédés bourgeois, et ce qualificatif emportait naturellement l'ironie ou le dédain. Quant aux paysans, rustres, manants et autres habitants des villages, l'idée de comparer leurs façons de sentir, de raisonner, et de vivre, avec celles des gentilshommes ou des parlementaires, eût été souverainement déplacée. Les nobles étaient très sincèrement persuadés que le sang bleu coulait dans leurs veines[2]. Tout était fait d'ailleurs pour autoriser cette opinion. S'il est un trait qui distingue les classes laborieuses en France sous l'ancien régime, c'est leur modestie, leur modération, leur effacement. La réserve, la déférence, l'économie sont leurs qualités natives. Leur imagination est lente et d'un vol court. Quand il s'agit de leurs intérêts, où ils sont si âpres, leur inquiétude tremble toujours. Jusqu'à la révolution, l'argent n'a pas eu, chez nous, cette grande allure qu'il a prise, de bonne heure, chez la plupart de nos voisins. Nous ne sommes les inventeurs ni des banques, ni des monts, ni des emprunts, ni du crédit. Nos grands financiers, les Sully, les Colbert, sont des prudents, des épargnants. Les Law nous viennent du dehors. Dès le Moyen âge, Venise et Gênes ont une tout autre tournure que Marseille. Nous n'avons eu ni les banquiers de Saint-Georges, ni les Fugger, ni les associés de la Ligue hanséatique[3]. Dès qu'un marchand a amassé un peu de bien, écrit un intendant sous Louis XIV, il ne songe plus qu'à être échevin, et puis il ne veut plus se mêler d'aucun commerce. La marchandise, alors même qu'elle s'élève au-dessus des métiers mécaniques, reste donc, en France, quelque chose d'inférieur, qui ne porte point haut la tête, qui n'a pas d'orgueil propre, comme il arrive en Italie, par exemple, où le commerce se complaît en lui-même et se fait patricien[4]. Le commerçant, en France, est plutôt détaillant ; le prêteur prête sur gages ou sur bonne hypothèque ; le rentier est petit rentier. L'aisance à peine gagnée, il se retire en sa bastide, se chauffe au soleil et cultive son jardin ; sage, honnête, réfléchi, mais, il faut bien le reconnaître, quelque peu mesquin. Il n'est peut-être qu'une seule catégorie d'hommes d'argent, qui, sous l'ancien régime, échappe à cette universelle médiocrité : ce sont les traitants ; ceux-là, il est vrai, sont riches, très riches : un Moysset qui, de simple tailleur, est devenu riche partisan, a ses entrées partout ; sa faveur est grande à la cour et il fait partager aux ministres les bénéfices dans les affaires qu'ils lui font avoir[5]. Zamet s'intitule seigneur de trois cent mille écus de rentes ; Beaumarchais, autre partisan, beau-père du ministre, La Vieuville, gagne dix millions en quelques années qu'il est financier de l'Épargne[6]. C'est le denier de la veuve qui s'entasse dans ces pelles béantes, qui reluit sur les lambris magnifiques de leurs demeures, qui fleurit dans leurs jardins merveilleux. Aux yeux de l'opinion, ces fortunes sont mal acquises ; aussi, une fois constituées, elles n'aspirent qu'à se dissimuler sous l'hermine parlementaire ou sous le manteau nobiliaire. Les fils des traitants achètent très cher des charges de conseillers ou de présidents. Leurs filles épousent des marquis, et tout cet argent, après avoir fumé les terres de la noblesse, renaît et reverdit, transformé et purifié, en une frondaison de titres, d'honneurs et de privilèges. Ces fortunes subites n'ont donc rien de ce qui caractérise l'activité pratique et épargneuse de notre bourgeoisie. Pour la plupart, les traitants sont des étrangers, des commis ou des laquais parvenus[7]. Ils sont en dehors de la hiérarchie normale des métiers qui nourrissent et enrichissent les habitants des villes. Au rez-de-chaussée d'une maison à pignon, bâtie en
torchis, avec charpentes apparentes, notre marchand est tapi, loin de l'air
et de la lumière, au fond d'une boutique reculée à l'arrière d'une arcade
surbaissée. A la pointe du jour, un auvent s'ouvre, comme une paupière timide
; il se referme, le soir, abritant, sous son cadenas solide, les marchandises
précieuses dissimulées dans le clair-obscur de l'intérieur, ou soigneusement
repliées au fond des coffres. On ne les montre qu'à bon escient, car toute
pièce vue est par cela même déflorée. Si le chaland entre, un artifice mêlé
d'insinuation et de brusquerie, le surprend, l'étourdit, le précipite au
piège. L'on ouvre et l'on étale, tous les matins,
pour tromper son monde, et l'on ferme, le soir, après avoir trompé tout le
jour... Le marchand fait des montres pour
donner de sa marchandise ce qu'il a de pire ; il a le cati et les faux-jours
afin d'en cacher les défauts[8]. On marchande
beaucoup ; la femme surtout le fait avec cet entregent, cette parcimonie âpre,
ce tact adroit qui caractérisent la commerçante française. Elle met tout en
jeu pour arracher un écu au client surpris par tant de volubilité habile,
parfois séduit par ce charme provocant[9]. Le soir, les
volets clos, dans l'arrière-boutique où s'entasse la famille, le mari pèse et
trébuche, à la lampe, la recette de la journée, les ducatons, les angelots,
les pistoles ; la femme le surveille de près et compte derrière lui, la
balance à la main. Ces gens restent simples dans leurs costumes et dans leurs
mœurs. Ils s'habillent d'étoffes sombres, de robes de futaine ou de bouracan,
et les femmes au nez pointu, à l'œil fixe, pâles de l'humide immobilité où
elles vivent, bornent tout leur orgueil à faire sonner, en allant et venant
dans l'étroite demeure, les trente-deux clefs et les
bourses pendues à leur demi ceint d'argent. Pourtant, petit à petit, son par son, la fortune s'amasse.
Aucuns frais dispendieux ne la dissipent ; pas de politique, pas de chasses,
pas de courses, pas de goûts artistiques, pas de jeux de bourse, rien de ce
qui tente et ruine le commerçant d'aujourd'hui. Le sac se gonfle, le coffre
se remplit et, si notre homme a quelque envergure, il devient marchand en
gros, vendant ses marchandises par balles, caisses
ou pièces entières. Sa richesse finit par lui attirer une sorte
d'estime et de respect. Qu'est-ce qu'un marchand à
présent, et se voit-il rien de plus honorable ? Il n'est plus reconnu que par
ses grands biens ; vêtu d'un habit de soie, manteau de peluche, communiquant
sur la place de grandes affaires avec toutes sortes d'étrangers, trafiquant,
en parlant et devisant, d'un trafic secret, plein de gain, d'industrie et de
hasard, inconnu à l'antiquité et qui se rendra commun à la postérité...
Leur trafic se fait par commis ; car pour les maîtres,
ils vivent, honorablement. Le malin, on les voit sur le Change, velus à
l'avantage, inconnus pour des marchands, ou sur le Pont-Neuf, devisant
d'affaires, sur le Paillemail, communiquant avec un chacun[10]. Prenez garde.
Ce marchand est au plus haut degré de l'échelle. Déjà il touche aux classes
privilégiées ; il n'a plus qu'un rêve, leur appartenir. A la première
occasion, il achètera un litre de noblesse. En tout cas, son fils est aux
études ; il quittera l'aune et la balance et sera magistrat et gentilhomme
comme les autres. Le négoce était considéré comme honorable, relativement à l'exercice des métiers mécaniques[11]. Ces industriels qui aujourd'hui, tiennent le haut du pavé et ont, dans leur dépendance, les masses populaires des villes, étaient, au début du dix-septième siècle, traités de viles personnes, même par les jurisconsultes[12]. Il était bien rare, d'ailleurs, qu'ils élevassent très haut leurs ambitions et qu'ils lissent fortune. La grande industrie n'était pas née et les maîtres-artisans vivaient dans des ateliers étroits, munis d'un outillage rudimentaire, pêle-mêle avec leurs ouvriers dont ils se distinguaient à peine : bouchers, boulangers, pâtissiers, rôtisseurs, menuisiers, serruriers, forgerons, chaudronniers, drapiers, toiliers, tisserands, selliers, layetiers, bonnetiers, chapeliers, tailleurs, cordonniers, armuriers, perruquiers[13], tout ce peuple était mal logé, médiocrement vêtu, nourri de peu, sans instruction et sans fierté ; mais pieux, polis, convenables, ingénieux, ils se transmettaient les uns aux autres, par la vie en commun et par la durée des longs apprentissages, les traditions, les secrets, le tour de main, et cet amour du fini, de l'achevé qui a fait, de ces temps, la grande époque de l'art industriel en France. Beaucoup de ces artisans étaient des artistes, et, à vrai dire, la plupart des artistes dont les noms sont parvenus jusqu'à nous étaient considérés, par leurs contemporains, comme des artisans. Au-dessous des martres, les ouvriers. L'histoire est presque muette sur leur compte. Il est certain que ce que nous appelons aujourd'hui la question sociale ne présentait point, sous l'ancien régime, le caractère d'acuité redoutable que nous lui voyons aujourd'hui. On a remarqué avec raison que, dans les cahiers des États généraux de 1789, les plaintes des ouvriers sont moins nombreuses et moins pressantes que celles des paysans. Plusieurs causes expliquent ce calme relatif. L'agglomération des populations industrielles dans des locaux étroits et malsains, avec toutes les contagions du malheur, de la misère et du vice, était l'exception. La plupart des ouvriers travaillaient chez eux, ou, du moins, dans de petits ateliers où ils vivaient d'une vie commune avec le maitre et sa famine, au même pot, feu et chanteau. La jalousie et l'hostilité des classes n'avait où se prendre dans de pareilles conditions. La ligne de démarcation entre les patrons et les ouvriers était pour ainsi dire imperceptible. On devenait d'apprenti, compagnon, et de compagnon, maitre, avec une facilité qu'explique surtout le peu d'importance de l'outillage. Le menuisier avec son marteau, sa scie et son rabot, le cordonnier, avec son alêne et son tranchet, même le tisserand avec son métier rudimentaire installé au fond d'une cave, avaient en main tout ce qu'il fallait pour vivre et soutenir la concurrence. L'intervention du capital pour frais de premier établissement était, pour ainsi dire, nulle. La vapeur n'avait pas réduit l'homme à n'être qu'un rouage dans la grande machine industrielle, et un chiffre dans le total des frais généraux. Apprenti élevé et instruit rudement, mais partageant, en somme, le sort des enfants de la famille ; ouvrier, gai compagnon du tour de France, le bâton à la main et la chanson aux lèvres ; candidat à la maîtrise, visant au chef-d'œuvre et, passé maitre enfin, sur une preuve de capacité appréciée par ses pairs, l'artisan conservait, en ces phases diverses de sa carrière, une valeur personnelle qui lui faisait supporter d'un cœur plus léger, ou plus résigné, les difficultés de l'existence et les maux qui ne lui étaient pas épargnés. Il faut ajouter que les exigences du fisc et du service militaire n'avaient pas la méfie rigueur qu'aujourd'hui. Presque partout, soit en raison du privilège des villes ou des corporations, soit en considération de sa misère, l'ouvrier était exempt d'impôts directs. Il ne payait guère que les contributions indirectes, les moins appareilles, et, en somme, les moins lourdes de toutes. Les grandes misères publiques étaient, il est vrai, plus fréquentes ; mais il semble qu'on les supportait mieux : famines, pestes, guerres intérieures, inondations, ces maux s'abattaient sur une population presque impassible et qui ne criait merci qu'à la dernière extrémité. Cette passivité relative des masses populaires venait-elle, comme on l'a dit, d'un esprit de résignation entretenu par la religion, ou d'une sorte d'endurcissement provenant de l'habitude invétérée de la souffrance ? Dans cette soumission aux conséquences de l'inégalité sociale, quelle part faut-il faire à la docilité de la race, fi la difficulté des relations, au manque de solidarité et d'instruction ? Ces différentes raisons ont toutes leur importance, et il suffit de les signaler sans y insister davantage. Les questions ouvrières ou sociales, aujourd'hui si pressantes et si douloureuses, n'entraient pour rien ou pour peu de chose dans les préoccupations des hommes d'État du dix-septième siècle[14]. C'est à peine si on pouvait deviner, dans quelques faits épars, les premiers linéaments du caractère révolutionnaire qui devint, par la suite, celui des populations urbaines. Quelques-uns de ces traits méritent cependant d'être signalés. L'un des plus frappants est la rapidité avec laquelle les classes ouvrières du seizième siècle ont adhéré à la Réforme. Tandis que le paysan, fidèle à ses anciennes croyances, résistait à la propagande luthérienne ou calviniste, le citadin se laissait plus facilement entraîner. A Angers, d'après une lettre du maire, les premiers protestants attirèrent à eux toute la noblesse dépravée du pays, ainsi que nombre de marcandeaux et artisans[15]. A Fontenay, trois cents garçons de boutique, gentilshommes et antres gens de tous estats se déclarèrent huguenots[16]. Dans tout le nord de la France, ce sont les tisserands qui sont les premiers atteints. A Orléans, Théodore de Bèze cite, comme les initiateurs de la première église : un jeune homme nommé Colombeau, un berger nommé François de la Fie, un cardeur nommé Jean Chenet, un autre, nommé François Double, et cinq autres dont on n'a pu savoir les noms[17]. De ces neuf, Colombeau seul parait avoir quelque teinture des lettres. On pourrait multiplier ces exemples. Il est certain que la démocratie des villes joua un rôle important dans les guerres de religion et, qu'en plus d'un endroit, elle menaça les détenteurs de, la propriété et de la fortune. Sous le nom de compagnonnages, il existait de vastes associations reliant entre eux les ouvriers d'un même métier et les faisant obéir à une sorte de direction occulte d'un homme ou d'une femme, père ou mère des compagnons. fis se reconnaissaient à des signes spéciaux, comme l'habitude de toper ou de hurler, et se qualifiaient de noms bizarres, comme ceux de Guyots, de Dévorants. Dans chaque ville, ils avaient une auberge où ils se donnaient rendez-vous, où ils déposaient leurs sacs, lents cannes, et leur argent. Ils se retrouvaient ainsi, parlaient entre eux un argot spécial comme les ouvriers drapiers de Rouen, se saluaient à l'arrivée, se faisaient la conduite au départ. Dans les temps de troubles, ces associations occultes étaient vraiment dangereuses. Il en fut ainsi, en Normandie, lors de la fameuse révolte des Va-nu-pieds, et en Bourgogne, lots de la révolte des Lanturlus. Quand des faits aussi graves se produisaient, le pouvoir royal s'inquiétait. On appelait à l'aide l'autorité de la religion ; la faculté de théologie condamne, en 1635, certaines pratiques du compagnonnage comme impies, sacrilèges et tumultueuses. On interdisait les associations secrètes et même les confréries d'ouvriers dont les conciliabules donnaient le mot d'ordre pour des sortes de grèves consistant à mettre telle ou telle maison en interdit. Mais, par leur nature même, ces associations échappaient à la surveillance du pouvoir et elles n'étaient pas assez redoutables pour qu'un gouvernement, qui avait bien d'autres soucis en tête, ne cria pas préférable de fermer les yeux. D'ailleurs, l'habitude de l'association était tellement entrée dans les mœurs qu'il ont été difficile de la combattre sans froisser des intérêts, des traditions et des préjugés presque invincibles. Le tiers état urbain avait, en effet, de longue date, cherché dans l'association un abri contre l'exaction des puissants et coutre les rigueurs d'une société fondée sur la conquête. Le Moyen âge avait été l'époque des corporations, des congrégations et des confréries. Au dix-septième siècle, les anciens cadres subsistaient. Cependant, une révolution importante s'opérait, dont la royauté était, pour le moment, la principale initiatrice, et qui avait pour but d'arracher le monde du travail au système vieilli des associations. Il faut jeter ici un coup d'œil rapide sur ce passé qui était en train de disparaître, et signaler les abus qui, le rendant intolérable, préparaient sa ruine prochaine. Les deux types d'association les plus répandus au Moyen âge, dans les classes ouvrières, étaient les corporations et les confréries. La corporation, plus pratique et plus étroite, rapprochait les hommes qui exerçaient une même profession. La confrérie, plus large et plus souple, réunissait ceux qui aimaient à partager les mêmes sentiments, les mêmes émotions, les mêmes plaisirs. La corporation n'était pas sans analogie avec nos sociétés commerciales et avec nos syndicats industriels ; les confréries ressemblaient plutôt à nos sociétés de secours mutuels, à nos loges de francs-maçons, à nos sociétés de gymnastique et à nos fanfares. Ces deux types se combinaient souvent entre eux et la corporation professionnelle était presque toujours doublée d'une confrérie religieuse[18]. Il est facile de déterminer les raisons de l'engouement qui avait porté les peuples vers ces groupements spontanés. Dans un temps où la sécurité, qui est le premier besoin du commerce, ne se trouvait que trop rarement garantie par les pouvoirs publics, les corporations assuraient au marchand et au maitre artisan, les débouchés et les relations appartenant à ces corporations puissantes. D'autre part, elles garantissaient à l'ouvrier une certaine régularité dans les contrats, une certaine protection contre l'avarice patronale, une certaine fixité dans les heures de travail et dans les salaires. Ces résultats, en somme, avaient été atteints dans les bons temps du Moyen Age. Les confréries groupaient les citadins pour le plaisir, le repos et l'exercice de la charité, comme les corporations les réunissaient pour le travail. En apparence, du moins, l'objet principal de ces associations était de secourir les membres malades, d'aider ceux qui tombaient dans la misère, de veiller à leurs derniers instants et de les faire inhumer décemment. Mais la grosse gaieté et le pantagruélisme populaires avaient transformé le caractère de ces réunions. Ils en avaient fait des occasions de plaisirs, de frairies et de franches lippées. On se rencontrait pour danser, chanter, jouer la comédie, et surtout pour manger et boire ensemble. L'argent, réuni par les cotisations ou par les entrées, servait organiser des banquets interminables où on parlait librement. Il était arrivé plus d'une fois que des séditions avaient pris naissance dans des parties où les têtes échauffées ne connaissaient plus de lois[19]. Aussi, de bonne heure, la royauté avait surveillé ces,
assemblées. Cite ordonnance de Philippe le Bel (1305)
avait interdit à Paris, aux personnes de toutes
classes, de toutes professions, les réunions de plus de cinq personnes,
publiques ou clandestines, pendant le jour ou pendant la nuit, sous n'importe
quelle forme ou quel prétexte. Bientôt après, à la suite d'une
véritable sédition fomentée par la confrérie de Notre-Dame, le même roi avait
aboli toutes les confréries religieuses. Cependant, la force qui portait les
habitants des grandes villes à se grouper était si puissante que ces
associations s'étaient bientôt reconstituées. Elles prirent une part
prépondérante dans les révolutions qui ensanglantèrent Paris : ce furent les
corporations qui dirigèrent et soutinrent la révolte des Maillotins. Charles
VI les supprima de nouveau. Elles reparurent encore. Outre les événements politiques qui viennent d'être rappelés, la constitution de ces sociétés et leur histoire intimé justifiaient amplement l'intervention du pouvoir central. Il en avait été, en effet, de ces institutions économiques, comme des institutions politiques dont nous avons rappelé l'histoire. Les corporations et confréries, suivant une pente fatale, avaient versé dans l'oligarchie. Les patrons abusaient de leur influence pour entourer l'admission à la maîtrise de barrières presque insurmontables, non seulement en exagérant les difficultés de l'examen et du chef-d'œuvre, devenu de plus en plus spécial et compliqué, mais en établissant des droits d'entrée onéreux, qui, sous le nom de past, de goûter, d'abreuvement, étaient devenus presque prohibitifs[20]. Puis, entre les patrons eux-mêmes, une sélection s'était faite ; les plus riches se perpétuaient dans les charges et dans les emplois, et se réservaient tous les bénéfices de la communauté. En un mot, l'esprit de privilège pénétrait le système industriel et commercial. Certaines corporations prenaient la taille à forfait et se chargeaient de la percevoir sur leurs membres. Naturellement, les patrons influents, répartiteurs-nés, n'avaient pas manqué de rayer leurs noms des listes, selon la loi du privilège qui indemnise toujours l'opulence au détriment de la misère. Dans nombre de villes, les corps de métiers et les confréries s'étaient assuré de grands avantages en matière d'administration municipale : les familles les plus influentes occupaient héréditairement ces emplois qui, en beaucoup d'endroits, exonéraient des impôts et parfois même anoblissaient[21]. Ces abus devenant insupportables, les gens de métier raisonnèrent comme avaient raisonné les provinces, comme avait raisonné la petite noblesse, comme avaient raisonné les justiciables, comme avaient raisonné les habitants des villes écrasés sous le poids de l'oligarchie communale. Pour avoir la paix, pour secouer une tyrannie d'autant plus cruelle qu'elle était plus proche, on recourut à une autorité supérieure : on supplia le roi de surveiller et de contenir ces autorités particulières dont l'action n'aboutissait qu'à l'oppression du plus grand nombre. Toutes les assemblées d'États généraux réclamèrent de la royauté la réglementation des matières industrielles et commerciales. 'Le roi lui-même sentit bien vite qu'il avait un double intérêt à écouter ces ardentes prières : un intérêt politique et un intérêt fiscal. La royauté engage, d'abord, la lutte avec une grande énergie. Mais elle ne tarde pas à comprendre qu'on ne peut détruire complètement les associations. Elle procède alors, à leur égard, exactement comme elle avait fait à l'égard des autres institutions du Moyen âge : elle se décide à reconnaître leurs droits, en les diminuant et en les transformant en privilèges octroyés par elle. Les corporations acceptèrent avec empressement un régime qui, non seulement les laissait subsister, mais qui leur assurait une consécration nouvelle[22]. Ces réformes furent accomplies par une série de mesures dont les plus importantes sont l'édit de 1581 et l'ordonnance de 1597, consacrés à la réglementation des corps de métiers. Leur objet, spécialement fiscal, ne peut être dissimulé. L'une et l'autre de ces mesures législatives ont été prises en un temps où la royauté aux abois recourait à tous les moyens pour se procurer des ressources ; l'une et l'autre ont pour but de constituer un régime de vénalité des maîtrises, au profit de la royauté, analogue à la vénalité des offices. Mais il faut reconnaître en même temps qu'elles marquaient un grand progrès et qu'elles ont eu pour effet de briser l'organisation surannée des vieilles corporations. En édictant ces mesures, la royauté répondait certainement au vœu de la partie la plus éclairée de la nation. Aux États de 1614, le tiers état demande encore qu'il soit permis à tout marchand de faire trafic tant dedans que dehors du royaume, de toutes sortes de denrées et marchandises ; et à tous les artisans et autres, d'ouvrer et faire ouvrer toutes sortes de manufactures nonobstant tous privilèges concédés à aucun. On voit, qu'à cette date, on se trouvait dans les matières économiques, comme dans les matières politiques et sociales, à une époque de transition. Les institutions du Moyen âge survivaient, du moins nominalement ; mais le vœu populaire et la volonté royale s'efforçaient de les transformer. Là comme partout ailleurs, il se produisait un courant invincible dans le sens de l'unité nationale et de la centralisation administrative. La royauté, dont tes responsabilités s'accroissaient sans cesse, assumait, bon gré mal gré, des devoirs nouveaux. En partie pour faire face à des besoins d'argent[23], en partie pour vaincre la résistance étroite d'institutions surannées et odieuses ; en partie par le légitime souci d'établir l'ordre et la paix, là ou régnaient le privilège et l'anarchie, le pouvoir royal s'institue le grand maitre de tous les métiers et pénètre dans les voies politiques qui aboutiront an Colbertisme. Le prince étend graduellement son autorité et sa compétence. Il n'est pas seulement soldat, juge et administrateur, il est aussi banquier, car il fixe le taux légal de l'intérêt ; il est Prudhomme et expert en marchandises, car il tarife les denrées et les salaires ; il est économiste, car il réglemente l'importation et l'exportation, suivant les besoins qu'il se croit. seul en état d'apprécier ; il est patron, car il défend les patrons contre les ouvriers ; il est ouvrier, car il défend les ouvriers contre les patrons ; il est agriculteur, car il détermine le nombre d'arpents qu'il faut planter en vignes ou semer en blé. Sa vigilance s'étend partout, et prétend ne rien laisser au hasard. Il est comme un précepteur attentif veillant sur les premiers pas d'un peuple encore jeune, le mettant en garde contre ses propres entraînements, et le dirigeant selon les leçons d'une sagesse supérieure donnée au prince, à l'heure où il monte sur le trône[24]. Quelque opinion que l'on se forme sur le rôle de l'État dans les questions économiques, il faut reconnaître que l'heure de la naissance et de la formation d'une jeune nationalité n'est pas celle du laisser-faire et du laisser-passer[25]. En tout cas, bien loin que cette intervention fût considérée comme gênante et tracassière, elle était au contraire énergiquement réclamée, au début du dix-septième siècle, par la majorité du peuple français : celui-ci, engagé dans sa lutte contre les oligarchies, ne sentant que le poids des charges dont elles l'accablaient, considérait la règle et l'uniformité royales comme de grands bienfaits. Dans le contrat d'assurance que tout membre d'une société passe avec celle-ci, pour obtenir la protection, la tranquillité et l'ordre, la prime à payer au roi était considéra comme moins lourde que celles qui avaient été perçues par les régimes antérieurs ; et d'antre part, l'engagement paraissait mieux tenu et les catastrophes plus rares. En matière économique, comme dans les questions politiques, la nation française, avant d'en arriver à la conception et à la pratique de la liberté et de l'initiative individuelle, recourait volontairement et d'un élan unanime, à la tutelle de la royauté. |
[1] Jusque dans les moindres bourgs il y avait un registre pour les préséances, un Livre du Cérémonial : C'est une belle chose, comme dit RACINE, de voir le compère cardeur et le menuisier gaillard, avec la robe rouge comme un président, donner des arrêts et aller les premiers à l'offrande. Vous ne voyez pas cela à Paris. V. DE RIBBE, loc. cit. (p. 74).
[2] On sait le mépris que manifeste, au moyen âge, toute la poésie courtoise pour le vilain. V. GASTON PARIS, La Littérature française au moyen âge (n° 74) et Les Origines de la Poésie lyrique en France, 1892, in-4° (p. 57)
[3] Sur l'importance des grandes sociétés de marchands, — nous dirions aujourd'hui des grands magasins, — en Allemagne, au seizième siècle et sur les fureurs qu'elles provoquent au moment de la Révolution sociale, voir JEAN JANSSEN, l'Allemagne et la Réforme, traduction E. PARIS (t. II, p. 443 et suiv.).
[4] Il faut devenir marchand comme les Italiens qui, sans tenir boutique, trafiquent de tout et partout et si, paraissent nobles devant le monde. Var. hist. et litt. (I, p. 220).
[5] Sur Moysset ou Montauban, voir Caquets de l'Accouchée (p. 173, note), et Mémoires de RICHELIEU, Petitot (t. III, p. 241). Richelieu le connaissait bien ; car il lui avait acheté Rueil, qui passait déjà pour une merveille.
[6] Sur Beaumarchais, voir surtout les Mémoires de RICHELIEU (liv. XV) et Caquets de l'Accouchée (p. 91, note).
[7] Il suffit de nommer Ruccelay, Scipione Sardini, Lopez, juif portugais, etc. Voir comment ils sont traités dans la Rencontre merveilleuse de Piedaigrette avec M. Guillaume, pamphlet du temps de Henri IV, reproduit dans les Variétés historiques et littéraires (t. III, p. 174).
[8] LA BRUYÈRE.
[9] Voir les scènes à la denri Monnier qui sont reproduites dans le Bourgeois poli, par exemple la Bourgeoise et la Marchande de soie, la Bourgeoise et la Drapière, dans Var. hist. et litt. (t. IX, p. 158-161).
[10] La chasse au Vieil grognard de l'antiquité, Cimber et Danjon, 2e série (t. II, p. 363). — PIGEONNEAU, Histoire du Commerce en France (t. I, p. 459).
[11] Les marchands sont les derniers du peuple qui portent qualité d'honneur. LOYSEAU.
[12] Les artisans ou gens de métier sont ceux qui exercent les arts méchaniques... et de fait, nous appelons communément méchanique, ce qui est vil et abject. Les artisans, étant proprement méchaniques, sont réputes viles personnes. — LOYSEAU, Traité des Ordres, ch. VIII, 48-53 (édit. 1620, p. 139).
[13] Les deux industries françaises par excellence, à la fin du seizième siècle, étaient la draperie et les toiles.
[14] Il est utile de lire, à ce sujet, les excellents articles de M. FAGNIEZ sur le Commerce de la France sous Henri IV, Revue historique, 1881, et sur l'Industrie au temps de Henri IV, dans la Revue Historique, 1883 ; l'Histoire du Commerce de la France, de M. PIGEONNEAU et la publication faite par M. FUNCK-BRENTANO du Traité de l'Économie politique d'ANTOINE DE MONTCHRESTIEN, Plon, 1889, in-8°.
[15] Citée dans MOURIN (p. 6).
[16] FILLON, Origine de l'Église réformée de Fontenay-le-Comte, Niort, 1888, in-4°.
[17] Édit. 1882 (t. I, p. 64).
[18] Pour tout ce qui se rapporte au Moyen âge, il n'y a pas de meilleur guide que le livre de M. FAGNIEZ, Études sur l'industrie et les classes industrielles à Paris au treizième et au quatorzième siècle, 1877, in-8° (v. not. p. 35).
[19] Voir les détails donnés par FAGNIEZ, Industrie au quatorzième siècle (p. 52). — Voir aussi l'action révolutionnaire de la confrérie de Saint-Eloi contre le chapitre de Tours (Châteauneuf) sous Philippe le Bel ; celui-ci supprima la confrérie. (Dans GIRY, Rouen, p. 203.) — Et aussi LE ROUX DE LINCY, Recherches sur la confrérie Notre-Dame (1844, in-8°).
[20] V. FAGNIEZ (p. 96, 97, note), p. 101, p. 105.
[21] PIGEONNEAU (t. II, p. 83) et LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières (t. II, p. 97 et suiv.).
[22] Après avoir essayé, à la fin du quatorzième siècle, de combattre l'organisation aristocratique des corps de métiers, la royauté l'avait acceptée au quinzième siècle, mais à condition que la corporation paierait ses privilèges et qu'elle les ferait céder devant la volonté royale. PIGEONNEAU (t. I, p. 241).
[23] Il faut insister sur cette idée que c'est presque toujours le besoin d'argent qui pousse la royauté à agir dans le sens libéral ; en un mot, comme je l'ai dit déjà à propos de l'abolition de la servitude, à multiplier le contribuable. — Les édits de 1551 et de 1597 qu'on considère comme très favorables à l'industrie, se terminent par des clauses fiscales. Par celui de 1597, sous prétexte des avantages qu'il procurait aux artisans... tous les marchands et artisans étaient soumis à un droit variant d'un écu soleil à un demi-écu dans les grandes villes, et de la moitié dans les endroits moins importants. Mulatis mutandis, cette politique ne manque pas d'analogie avec celle des dégrèvements qui soulage le contribuable, et qui, par le développement de la consommation, finit par enrichir le Trésor.
[24] PIGEONNEAU (t. I, p. 210).
[25] Il serait intéressant de rechercher, dans notre passé, les progrès simultanés du sentiment patriotique et de ridée protectionniste. On trouvera des faits intéressants dans PIGEONNEAU (t. II, p. 65-07).