HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LA FRANCE EN 1614

CHAPITRE DEUXIÈME. — LES INSTITUTIONS POLITIQUES.

 

 

III. — Les libertés générales et particulières.

Par l'armée, par la justice, par l'administration, par les finances, le roi était, en 1614, le maître incontesté du royaume de France. La conquête est un fait accompli. L'institution monarchique est, depuis longtemps, entrée dans le droit. Le droit, en effet, résulte du consentement des parties. Or, les peuples sont visiblement satisfaits de l'état de choses nouveau et de la substitution d'un pouvoir central fortement organisé à la multiplicité des pouvoirs locaux. Le régime féodal disparaît et ne laisse que peu de regrets derrière lui.

La royauté avait, d'ailleurs, très habilement ménagé la transition. Consciente des difficultés de sa tache, elle n'avait rien brusqué et son progrès avait été si lent qu'il pouvait paraître insensible aux yeux des contemporains.

Prorogeant sans cesse les difficultés, retardant les solutions, gagnant du temps, elle avait fondé son pouvoir sur la procrastination. Presque tous les rois de France ont un caractère commun ; ce sont des esprits conciliants, grands amateurs de tractations et de cotes mal taillées. L'histoire devrait leur savoir gré de leurs traités plus encore que de leurs victoires. La royauté a vécu d'année en année, de siècle en siècle, polissant le temps par l'épaule, sans rien brusquer, sans rien achever, laissant le vague planer sur ses desseins et sur ses droits. Quelque pressantes que fussent ses ambitions ou les nécessités du moment, elle remettait à d'autres temps les solutions brutales, qui étaient peut-être les plus logiques et les plus promptes, mais qui eussent interrompu les traditions de modération et de patience d'une politique qui se sentait assurée du lendemain.

La constitution non écrite de l'ancienne France, souple et mobile, s'adaptant toujours aux circonstances, est le résultat de cette méthode politique. Son incohérence apparente s'explique, si on observe qu'elle se compose de la série des transactions passées par la royauté pour s'assurer le pouvoir. Sire, nous sommes vos sujets, mais avec nos privilèges, ainsi s'expriment les gens du Languedoc, en s'adressant à Henri IV, et ils définissent, d'un mot excellent, toute la constitution de l'ancien régime, le droit de la royauté et les limites de ce droit.

Le privilège.

Il faut remonter au point de départ et à ces multiples principautés co-souveraines qui se partageaient le territoire de la France. Chacune d'elles avait un droit plein, indiscutable. Elles l'eussent prouvé, au besoin, par titres ou par possession immémoriale. Elles l'exerçaient en fait : elles levaient des troupes ou entretenaient des milices, rendaient la justice hante et basse, frappaient monnaie, prélevaient des impôts.

Comment expulser les seigneurs féodaux de ce domaine de la souveraineté, qu'à une époque ancienne leurs pères ont envahi ? Contre eux, le roi se sert de deux moyens d'action, conformes à son rôle qui est double : en tant que seigneur féodal et suzerain fieffeux, il procède à l'agrandissement de son domaine ; en tant que roi, héritier de la tradition biblique et romaine, il cherche à étendre et à affermir son autorité suprême.

Nous avons dit plus haut comment le domaine royal s'était développé du centre aux extrémités, comment. les pays relevant directement de la couronne et placés dans l'obédience le roi s'étaient multipliés. Mais nous n'avons pas assez insisté sur le caractère souvent pacifique de cette conquête territoriale. Elle ne s'était pas accomplie, en effet, sur des terres irrémédiablement hostiles, sur des races rivales qu'il dit fallu opprimer ou détruire. Il avait pas eu, comme en Angleterre, un coup soudain suivi j'une sujétion universelle. En tout temps, les combattants, de part et d'antre, s'étaient sentis frères. Ils parlaient presque tous le même langage ; ils portaient le nom commun de Français[1]. Aussi les mots de réunion à la couronne emportent-ils des idées beaucoup plus complexes que celles d'un simple succès militaire. Les règles féodales interprétées dans un sens favorable à la royauté, la tutelle royale intervenant à la suite de désordres locaux intolérables, une acquisition par argent, une cession librement consentie, un héritage, un mariage, telles avaient été les causes habituelles des faits d'annexion les plus profitables à la royauté. Les jurisconsultes et les diplomates s'y étaient employés au moins autant que les soldats.

Le plus souvent, la royauté assurait l'ordre, la tranquillité, la paix. Dans les villes, il y avait un parti royaliste, généralement le parti populaire, qui ne demandait qu'a présenter au prince les clefs des portes sur un coussin de velours[2]. Le mouvement qui emportait les populations vers le capétien unificateur et pacificateur, était parfois instinctif, mais le plus souvent parfaitement déduit et raisonné.

Quand, lors de l'avènement de François Ier, les États de Bretagne furent appelés à décider du sort de la Duché, ils se prononcèrent, après mûre délibération, dans le sens de la réunion à la couronne. A cette heure décisive, cette province, dont les tendances restèrent pourtant toujours très particularistes et qui ne pouvait oublier son ancienne indépendance, tint un langage qui eût été, probablement, celui de toutes les autres parties du royaume si on les avait également consultées : Tant qu'il y aura un chef en Bretagne, dirent les États, il ne faut espérer nulle paix. Le roi de France est un grand roi qui ne souffrira jamais cet angle du pays en repos, s'il n'en est chef irrévocable et, à vrai dire, l'espérance de la paix qu'on peut avoir pal l'union est à préférer à tout ce qu'on pourrait dire et opposer[3].

On se servait de cet exemple pour déterminer d'autres provinces hésitantes ; Bassompierre disait, en 1609, au duc de Lorraine : La Bretagne, pour être incorporée à la France, n'en a pas été de plus malheureuse condition ; ses privilèges et immunités lui ont été conserves et les personnes et biens des Bretons plus puissamment contregardés par un roi de France qu'ils n'eussent été par un duc de Bretagne ; la condition de chaque corps de la Bretagne s'est accrue et améliorée par cette réunion ; car l'ordre ecclésiastique été capable de posséder les amples bénéfices consistoriaux de France ; la noblesse s'y est enrichie et agrandie parce qu'il se fait de bien plus hautes fortunes en de grands royaumes qu'en de petites provinces, et le tiers état est parvenu aux grandes et lucratives charges de judicature et de finances de France[4].

Cette argumentation était spécieuse et, le plus souvent, ces idées se présentaient d'elles-mêmes à l'esprit de ceux qu'il s'agissait de convaincre. Le royaume, donc, se constitue autant par le concours des volontés que par l'emploi de la force. Malgré des luttes pénibles, il n'y eut pas de haines inexpiables ; les pires adversaires se rapprochaient, bientôt après la soumission, dans un esprit de fidélité au prince qui les avait vaincus, et la paix royale s'étendait aisément sur un pays qui n'a jamais connu d'outlaws[5].

Pour obtenir des populations ce concours spontané ou cette soumission facile, la royauté se faisait un devoir de ménager les sentiments, les coutumes et les intérêts locaux. Ces provinces qu'il s'agissait de réunir dans une seule et même nationalité avaient joui, pendant des siècles, d'une pleine indépendance. Plusieurs d'entre elles avaient été des nations libres. Puisqu'on ne voulait pas qu'elles gardassent les rancunes et les haines des peuples vaincus, il ne fallait pas faire peser trop lourdement sur elles le fardeau de la victoire. On leur reconnaissait donc une certaine autonomie et on laissait an temps le soin de les fondre insensiblement dans la patrie commune.

L'histoire se répète sans cesse et la politique contemporaine a retrouvé inconsciemment une des formules qui servit, dans le passé, à désigner ces sortes d'annexions imparfaites, si nombreuses sous l'ancien régime : c'est le mot protection ou protectorat. On disait, par exemple, des Trois Évêchés qu'ils étaient placés sous la protection du roi de France. Encore à demi-allemands et déjà en partie français, ces pays frontières attendirent pendant un siècle, dans cette situation transitoire, l'époque de la réunion et de l'assimilation définitives[6].

Sous des rubriques et dans des conditions différentes, il en était de même de beaucoup d'autres provinces : elles ouvraient les portes de leurs villes et en confiaient la garde aux troupes royales ; elles recevaient de Paris la haute impulsion administrative et judiciaire ; elles payaient au roi une sorte de tribut annuel et consenti. Mais, pour le reste, elles demeuraient ce qu'elles étaient auparavant. Elles gardaient leur langue, leurs coutumes, leur jurisprudence, leurs administrations locales et, autant qu'elles le pouvaient, la libre disposition des impôts.

Ces situations adaptées, selon l'improvisation des circonstances, à la complexité du système féodal, variaient à l'infini. Autant. de provinces, autant de traités différents, autant de régimes distincts. Une fois la grande concession faite et l'autorité du roi reconnue. chaque fraction du royaume se sentait à l'aise pour défendre, contre l'humeur envahissante des agents royaux, la part d'autonomie qu'elle s'était réservée. Presque toujours, il était intervenu un pacte écrit, résultant d'une sorte de marchandage engagé par les autorités locales avec le pouvoir royal au moment où elles consentaient à se laisser absorber par lui. Celui-ci en s'emparant de la souveraineté, ne la prenait pas toute. Par esprit de conciliation et aussi par un habile respect, dès droits anciens, il se modérait lui-même et renonçait à l'application stricte du principe en vertu duquel il intervenait.

Ainsi se trouvait consacrée, par des transactions écrites et indéfiniment renouvelables, une série d'avantages particuliers faits aux provinces, aux villes, aux corps avec lesquels traitait le pouvoir royal. Une fois le pacte signé, il était conservé jalousement. La province appliquait sa ténacité étroite, sa processivité méticuleuse à défendre cet antique reste de son ancienne indépendance et ce qu'elle appelait d'un mot dont on peut maintenant apprécier toute la portée, ses libertés, ou mieux encore ses privilèges[7].

Nous n'avons parlé jusqu'ici que des populations et nous n'avons considéré que l'un des procédés de la politique monarchique, celui qui consistait à étendre le domaine et à réunir de nouvelles provinces à la couronne. Il faut essayer de déterminer 'maintenant la méthode de la royauté dans ses relations avec les pouvoirs locaux subsistants et le procédé qu'elle emploie pour accroître son autorité à leur détriment.

Ceux-ci n'avaient pas les mêmes raisons que les populations, de désirer l'accroissement de la puissance monarchique, et les seigneurs n'avaient pas été amenés de plein gré à s'effacer devant le conquérant royal. Pour réduire cette puissante et fière féodalité dont les chefs s'étaient considérés un instant comme les égaux des rois, il avait fallu le fer et le feu. La lutte contre l'aristocratie domaniale avait formé, pendant des siècles, la trame ininterrompue de l'histoire intérieure de la France. Les premiers Capétiens jusqu'à Philippe le Bel avaient eu affaire à la féodalité primitive, celle dont les origines remontaient au démembrement de l'empire carlovingien ; ils n'en étaient venus à bout que difficilement. Après la mort de Charles V, une nouvelle poussée aristocratique s'était produite à la faveur des grands désordres de la guerre de Cent ans ; Charles VII et Louis XI avaient combattu près d'un demi-siècle pour mettre la dynastie hors de page. Enfin, pendant les troubles de religion, les grands seigneurs, les gouverneurs de province, les chefs du parti huguenot avaient fait des efforts désespérés pour secouer le joug et pour diviser le royaume en un certain nombre de principautés indépendantes, de satrapies comme dit Ph. Hurault. Ces efforts avaient échoué et, tout récemment encore, au fort des guerres de la Ligue, la coalition d'un grand nombre d'intérêts, atteints ou menacés par le développement du pouvoir royal, n'avait pu avoir raison de celui-ci. Il était sorti victorieux d'une crise si grave. La puissance politique de l'aristocratie française avait sombré dans la tourmente[8].

Si long qu'ait été ce combat, il avait eu cependant ses trêves et ses armistices. Pas plus entre le prince et les seigneurs qu'entre les provinces d'obédience ancienne et celles qui étaient nouvellement réunies, il n'y avait de haines farouches. Le roi qui, pendant si longtemps, n'eut d'autre objectif que la destruction de la noblesse comme corps politique, vivait avec elle sur un pied de cordiale familiarité. C'étaient des amis, des parents, des fils qu'il trouvait a la tête des ligues qui lui étaient opposées. Plusieurs de nos rois avaient, eux-mêmes, tenu la campagne contre leurs prédécesseurs avant de monter sur le trame. Ainsi Louis XI, ainsi Louis XII, ainsi Henri IV. Même dans les périodes d'hostilité, on s'engageait rarement à fond. Comme dans les batailles du temps, on frappait de grands coups sur des cuirasses retentissantes, mais on se tuait peu. A la fin, tout s'arrangeait. Le roi recourait à son éternel procédé de la transaction ; il ne demandait qu'une chose, c'est qu'on reconnût son autorité politique et qu'on abdiquât toute prétention à l'indépendance. Pour le reste, il se montrait coulant. II accordait tout ce qu'on lui demandait, des avantages particuliers, des honneurs, des distinctions, en un mot des privilèges.

Qu'il s'agisse des peuples ou qu'il s'agisse des gouvernements locaux, la même méthode est employée et elle est efficace. Les uns et les autres sentent qu'ils ne peuvent prolonger indéfiniment la résistance contre le pouvoir. Les uns et les autres renoncent, bon gré mal gré, à leur indépendance ; ils plient devant la force ou s'inclinent sous la caresse. Ils offrent spontanément cc qu'on pourrait leur arracher et ils ne demandent en retour que des bénéfices particuliers, bénéfices d'honneur et bénéfices d'intérêts qui sont le reliquat de leurs anciens droits abandonnés.

Ce sont les : privilèges des provinces, privilèges des villes, privilèges des classes, privilèges des corps on des particuliers, leur accroissement est la contrepartie constante de l'extension de l'autorité royale. La royauté les prodigue. Par une politique pleine de ménagements et de prévenances, elle les renouvelle et les confirme sans cesse et, par contre, ce sont ces privilèges que les individus, les corps, les villes, les provinces, les classes, défendent avec une ardeur jalouse en les décorant des beaux noms, — noms trompeurs, — de franchises et de libertés.

Cette notion du privilège a, sous l'ancien régime, une importance considérable. Nous l'avons vu jouer un grand rôle dans les derniers temps de la monarchie carlovingienne et contribuer à la dislocation de l'unité antique. cette époque, les privilèges héréditaires ont été arrachés au monarque et ils se sont transformés, peu à peu, en droits. Maintenant que l'État se reconstitue, le mécanisme du privilège fonctionne en sens inverse. Il substitue, aux droits usurpés, des avantages moindres, mais qui reçoivent du pouvoir leur consécration et leur investiture. La loi particulière est toujours concédée au détriment de l'État. Mais celui-ci est heureux de faire cette concession parce qu'elle lui permet d'absorber les petits États rivaux qu'il s'est donné mission de détruire. Pour la royauté qui l'accorde, le privilège est un instrument de règne ; pour les sujets qui se. le disputent, c'est un instrument de résistance ou, si l'on veut, de liberté. Le privilège est la transaction dernière entre le droit du roi et les droits des seigneurs. A ce titre, il est toute la constitution de l'ancien régime ; il représente le droit public. durant l'époque de transition qui sépare la chute de la féodalité de l'avènement de la démocratie.

On a dit que le privilège était, à l'origine, la récompense d'un service rendu. Cette vue suppose, dans les choses de la politique, un ordre moral qui n'y existe pas toujours ; elle ne tient nul compte des usurpations et de l'intervention de la force ; elle n'explique aussi qu'insuffisamment l'existence de certains privilèges concédés non à des classes ou à des individus, mais à des régions géographiques particulières, à des provinces, à des villes. Une vue plus large me parait se dégager des observations qui précèdent : dans l'histoire de France, le privilège est l'embryon d'un droit qui se constitue ou le résidu d'un droit qui disparaît.

Quand les comtes carlovingiens voulurent se rendre indépendants, ils arrachèrent au fantôme de César qui subsistait, des lambeaux de son autorité sous la forme de privilèges. Quand les habitants des villes s'insurgèrent contre la tyrannie des seigneurs, ils obtinrent, de gré ou de force, des chartes de privilèges. D'autre part, quand la royauté reprit sur l'aristocratie féodale la souveraineté usurpée, elle lui reconnut, en échange, des privilèges. Quand elle traita. avec les provinces ou les villes pour les réunir à la couronne, elle promit de respecter leurs privilèges ; elle leur en accorda de nouveaux. Enfin, quand ce même pouvoir se sentit assez fort pour imposer a l'Église son autorité régalienne, il lui laissa, à titre de compensation, un ensemble d'avantages connus sous le nom de libertés, franchises et privilèges de l'Église gallicane.

On voit, par tous ces exemples, que le privilège suppose l'existence antérieure d'un pouvoir qui le reconnaît. Il ne naît pas spontanément. Il est octroyé. Qui dit privilège ou loi particulière, dit loi générale ou État. Mais, en inique temps, la multiplication du privilège marque la faiblesse de l'État, soit qu'il naisse, soit qu'il meure.

Le premier effet du privilège est donc de diminuer l'autorité du pouvoir qui le concède. A ce point de vue, il apparaît comme l'auxiliaire et le précurseur de la liberté. Il peut servir de base à des institutions politiques robustes parce qu'elles reposent sur des intérêts de classes, de corps, de communautés. Le privilège donne même à l'espèce de liberté qui découle de lui un caractère légitime, puisqu'elle prend son origine dans le consentement du prince.

Cependant, par définition, le privilège ne satisfait que des intérêts particuliers ou du moins des intérêts restreints. La recherche des avantages qu'il procure peut, il est vrai, développer l'émulation et devenir un stimulant pour les ambitions personnelles. Mais, d'une façon générale, il entretient l'égoïsme et l'orgueil. Il renonce aux vues larges et aux conceptions d'ensemble ; l'œil toujours fixé sur le passé, il rétrécit l'horizon de la politique et c'est par là que son libéralisme étroit constitue, malgré les apparences, une atmosphère peu favorable au développement des libertés publiques.

En tous cas, le privilège est anti-égalitaire. Il établit des distinctions entre les sujets du prince ; il pousse à l'envie et à la discorde. Il maintient, dans le sein d'une nation, diverses catégories de personnes vivant sur un pied d'animosité réciproque. On sent combien cette condition est favorable aux entreprises d'un pouvoir ambitieux qui met en pratique la formule : diviser pour régner.

Les effets du privilège atteignent non seulement les différentes parties de la nation qui le détiennent ou le convoitent, mais aussi le pouvoir qui le concède. En signant les actes constitutifs du privilège, l'État s'est engagé. Il a distingué, pour toujours, entre les intérêts particuliers et s'est lié au sort de certains d'entre eux. Les divisions qu'il a fomentées finissent par se retourner contre lui. Les inégalités devenant de plus en plus choquantes, les haines s'excitent. II arrive une heure où la masse des non-privilégiés, mieux éclairée sur ses intérêts et sur ses droits, demande compte au pouvoir du dépôt de l'autorité publique qu'il a gaspillée. L'heure est pénible pour lui. Il n'ose se retourner vers les privilégiés ; ils le tiennent en vertu de ses propres engagements. Il ne peut faire de concessions nouvelles ; il a tout donné. Trop faible pour refréner ceux d'en haut et pour contenir ceux d'en bas, il périt enfin, victime du système politique auquel il a dû ses premiers succès.

L'histoire de la royauté française est inséparable de celle du privilège. Nous avons dit leur origine commune. Nous avons rappelé leur existence parallèle, et ce chaos de l'ancien régime où chaque ordre, chaque province, chaque corps, chaque individu invoque des avantages et des titres particuliers, où la, liberté est sans cesse froissée dans le choc des prétentions diverses et où le prince est obligé, pour conserver sa puissance légitime, de recourir ;i la force militaire et aux ordres absolus[9] ; il suffit de rappeler d'un mot que la royauté, le privilège et les institutions intermédiaires qui réglaient leurs rapports réciproques, devaient périr simultanément, dans cette fameuse nuit du le août, où la vieille France fut comme rayée, d'un seul trait, par un acte volontaire et libre de ses représentants[10].

Mais ces jours sont encore éloignés et, pour donner une idée exacte des forces respectives de la politique autoritaire et de la politique libérale en 1614, il faut passer en revue les institutions que le Moyen âge avait créées et qui subsistaient encore au moment où leur plus redoutable adversaire, Richelieu, arrivait au pouvoir. De ces institutions, une seule a un caracti.re national : ce sont les États généraux ; les autres sont, au contraire, étroitement particularistes : ce sont les États provinciaux et les municipalités des villes. Fondées sur le privilège, elles contiennent toutes un élément qui les met en contradiction avec le violent esprit unitaire et égalitaire qui s'empare peu à peu de la masse de la nation.

Les États généraux.

Une institution antique, longtemps entourée du respect et de la confiance des peuples, une institution qui, par la, noblesse de ses origines, pouvait marcher de pair avec la royauté, et qui, pourtant, s'appuyait sur le principe populaire du suffrage, une institution libérale par tradition et par tendance, l'assemblée des États généraux, paraissait faite pour servir de contrepoids à l'autorité royale et pour apprendre à la France la pratique des libertés publiques. Cependant, elle a échoué. La France n'a pas su se constituer un régime représentatif autochtone. L'histoire des États généraux n'a été qu'une série d'élans brusques et de chutes profondes. De grands talents ont été dépensés, de grands courages se sont déployés, des scènes dramatiques se sont produites et tout cela sans grand profit pour la liberté. A aucune époque, les États n'ont joué un rôle décisif ; pendant de longues périodes, ils se sont éclipsés devant l'astre brillant de la royauté. Par une étrange destinée, ils n'ont fait œuvre durable qu'en disparaissant et ils ne sont véritablement illustres que par leur mort. Il faut essayer de déterminer les causes de l'échec des États. Ou, pour voir les choses de plus haut, de l'échec des assemblées politiques sous l'ancien régime.

Nous avons déjà indiqué l'origine des États généraux. Le roi féodal, au moment de prendre une résolution grave ou d'engager une dépense supérieure à ses ressources ordinaires, convoquait ses vassaux et arrière-vassaux et leur demandait le conseil et l'aide. Tous ceux qui sont appelés par le roi sont des seigneurs ; en qualité de possesseurs de fiels, ils détiennent une portion de la puissance publique. Il en est ainsi des nobles, des membres du clergé, et même des magistrats des communes et des bonnes villes, qui ne siègent aux États qu'en raison de la place occupée par le corps qu'ils représentent, dans la hiérarchie féodale[11].

De cette origine féodale, les États garderont jusqu'à la fin plusieurs traits caractéristiques qui doivent décider de leur destinée : la distinction entre les trois ordres, clergé, noblesse et tiers état, est une cause de division qui enlèvera presque toujours la force de l'unanimité aux décisions des assemblées ; l'importance accordée aux deux ordres supérieurs assure la prépondérance de l'élément aristocratique et donne la majorité, dans les États, à ceux qui sont indemnes des charges : les efforts du Tiers, qui, lui-même, n'est le plus souvent représenté que par l'élément urbain, se briseront contre la coalition des deux ordres privilégiés. La non-représentation de certaines provinces, soit qu'on ne les considère pas comme placées sous l'obédience directe du prince, soit qu'en vertu de conventions particulières, elles aient droit à des assemblées spéciales, enlève aux États l'autorité que leur eût assurée la réunion des délégués de la nation tout entière. Enfin, il ne peut être question de convocation périodique, puisque le pacte féodal n'a rien prévu de semblable et que le suzerain reste libre d'apprécier les circonstances dans lesquelles il doit demander le conseil ou solliciter de ses vassaux les aides qui ne sont pas conformes aux coutumes ou aux contrats existants.

Ces traits originaires, qui reparaîtront par la suite, tendent à s'effacer pendant la guerre de Cent Ans. Par la faute des rois, des malheurs immenses accablent le pays ; le pouvoir est en échec ; il a des besoins pressants. Les États sont fréquemment convoqués. On a besoin de tout le monde. On s'adresse non seulement aux seigneurs et aux habitants des villes, mais aux habitants des campagnes. Les députés des trois ordres, rapprochés par une même émotion patriotique, s'habituent à délibérer en commun[12]. Profitant de la faiblesse du pouvoir et, sous le prétexte de veiller à l'emploi des deniers qu'ils votent, ils mettent la main sur le gouvernement et sur l'administration du royaume et deviennent de véritables assemblées politiques. Avant de voter les subsides, ils exigent du gouvernement la promesse formelle de convocations fréquentes et à dates fixes.

L'autorité des États .se serait peut-être fondée sur des bases inébranlables, si elle n'eût été affaiblie par l'état de dislocation où se trouvait le royaume. Dans cette crise redoutable, les provinces tendaient à s'isoler les unes des autres et à ressaisir leur autonomie. Même celles qui restaient le plus fidèles à la royauté, n'avaient pas, dans les destinées du pays une confiance suffisante pour rechercher une union qui paraissait si difficile à réaliser. Aussi chacun s'organisa et lutta à sa façon pour l'indépendance. Ce fut la grande époque des États provinciaux. Ils apparaissent simultanément sur tous les points du territoire. Ils usurpent souvent le titre, quelquefois le pouvoir des véritables États généraux. C'est contre cette tendance particulariste que se heurta, en 1358, l'effort des États de Paris, dirigés par Étienne Marcel[13]. C'est ainsi que devait échouer, en 1481, cette fameuse assemblée de Tours qui marque le point culminant et qui clôture la période héroïque de l'histoire des États.

L'heure était décisive. La politique de Louis XI, audacieusement froide, n'avait pas cherché à atténuer les maux et les périls du despotisme qu'elle inaugurait. Après une longue compression, la détente était puissante. L'aristocratie féodale était encore riche et respectée. Elle n'avait qu'à se mettre à la tête du mouvement libéral pour s'assurer les sympa Chies populaires. Tous les hommes qui avaient le souci de l'avenir cherchaient les moyens de modérer la puissance royale. C'est le moment où Ph. de Commynes écrit la fameuse page où il invoque l'exemple de la grande charte anglaise. On pouvait profiter de la minorité d'un roi, d'ailleurs aimé de tous, pour introduire dans la constitution quelques principes nouveaux qui eussent été le prélude des futures libertés.

Au point de vue pratique, l'assemblée prit certaines dispositions qui paraissent révéler comme une sorte d'intuition de ce qu'il y avait à faire. Elle ne se divisa point par ordres, mais se réunit sous l'autorité d'un président unique. Dans les six bureaux constitués pour étudier les affaires, les députés des trois classes étaient confondus. On mit nettement en délibération cette question : quel est le pouvoir des États ? Ce qui revenait à dire : quelles sont les bornes du pouvoir royal ? Un gentilhomme bourguignon, le sieur de la Roche exprima, avec une éloquence antique, des idées vraiment modernes sur les droits réciproques du gouvernement et des sujets. Mais les députés de Languedoc, de Provence, du Dauphiné, en un mot des pays d'États, réclamèrent contre le droit des États en faveur de leurs libertés particulières[14]. Une fois de plus, le particularisme local s'insurgea contre l'intérêt national. Il fut décidé tacitement que l'ordonnance de perception serait ratifiée par les États provinciaux. Il ne fut plus question, dès lors, de la promesse de convoquer les États généraux.

L'échec de l'assemblée de 1484 est décisif et les raisons de cet échec sont caractéristiques. Le privilège des classes et le privilège des provinces brisèrent l'élan d'un patriotisme plus clairvoyant. Par contre, la royauté fit, dans cette assemblée, l'essai de la tactique qu'elle devait employer désormais à l'égard des États. Exciter les intérêts particuliers les uns coutre les autres, les satisfaire à tour de rôle, fomenter la discorde et enfin intervenir comme l'arbitre dont l'autorité est nécessaire pour mettre fin à de méprisables querelles, tel sera désormais son invariable procédé. En tirant parti des causes trop réelles de dissentiments qui existaient entre les classes, elle Mira peu à peu raison des revendications les plus justes et des tentatives libérales les plus heureusement conçues et les plus fortement conduites.

Pendant soixante-seize ans, il n'y eut plus de réunion d'États[15]. Quand, après cette longue interruption, une nouvelle assemblée fut convoquée à Orléans, en 1560, les choses étaient bien changées. Soixante-seize ans de pouvoir absolu avaient donné à la royauté une assurance faite pour intimider toutes les oppositions, même celles qui auraient eu une conscience exacte de leurs droits, de leur autorité et de leurs intentions. On était en pleine guerre de religion. Les Guises gouvernaient la France et la poussaient dans le sens catholique. Leur politique profonde avait préparé les élections dans les bailliages. En homme prudent et souple, dont la véritable figure historique n'a pas encore été dégagée, le chancelier de l'Hôpital, avec des attitudes et des paroles solennelles, dirigeait fort habilement les esprits. Cependant les divisions qui existaient dans le pays se manifestèrent dans l'assemblée. La noblesse et le tiers demandaient qu'on mit la main sur les biens du clergé. Celui-ci se défendait. Les gentilshommes se plaignaient de la multiplicité des anoblissements qui mêlaient à la noblesse de race un alliage impur. Le Tiers censurait les richesses et le luxe du clergé, les grands biens et les privilèges de la noblesse, tandis qu'elle remplissait si mal le but de son institution et qu'elle ne rendait même plus le service militaire. Catherine de Médicis, d'une main tantôt plus ferme et tantôt plus molle, précipitait les États vers leur fin. Elle craignait qu'ils ne profitassent de la minorité de Charles IX pour lui enlever la régence. Enfin, ils votèrent les subsides et disparurent. Bien entendu, aucune des questions constitutionnelles soulevées au cours du débat ne se trouvait résolue[16].

Cependant la royauté entrait dans une nouvelle phase critique. Comme au temps de la guerre des Anglais, les troubles intérieurs et la guerre extérieure imposaient au pouvoir de grandes liches en lui retirant les moyens de les accomplir. La succession sur le trône des trois fils de Henri II anéantissait le prestige monarchique. Il n'y avait qu'un cri dans le royaume : celui de liberté. Dans ces conditions, il semblait que les États eussent un rôle tout tracé. La déchéance de la royauté leur ouvrait l'accès du pouvoir. Les esprits étaient disposés à cette révolution.

En effet, depuis le début des guerres de religion, une enquête avait été ouverte par les publicistes protestants ou catholiques sur les droits réciproques du prince et des sujets. Il ne s'agissait plus du contrat féodal, ni des traditions médiévales. Des écrivains, nourris du suc des lettres antiques et animés d'un puissant esprit philosophique, avaient rejeté ces liens surannés et déchiré tous les voiles. Leurs recherches sur les origines du pouvoir les avaient amenés à ne considérer le prince que comme le serviteur de la nation. Ils le dépouillaient du droit de souveraineté ; ils attribuaient ce droit au peuple ou à ses représentants délibérant en assemblée.

On sent combien cette thèse était favorable aux prétentions des États. Les publicistes nouveaux avaient été trop heureux de trouver, dans l'existence de cette institution, la confirmation en quelque sorte expérimentale et pratique de leurs théories. Hotman, notamment, qui fut le trompette de ces nouvelles doctrines, mena grand bruit autour du droit des États. Il nia la tradition qui attribuait leur création à Philippe le Bel. Il alla chercher dans le plus lointain passé, le souvenir confus des plaids mérovingiens, des champs de mars et des champs de mai de Charlemagne pour y rattacher l'origine des assemblées nationales. A ses veux et aux yeux de toute son école, l'institution des États était la plus ancienne du royaume, la plus noble, la plus respectable. En dehors d'elle, il n'y avait qu'abus, usurpation, tyrannie. Rien ne doit primer, rien ne peut périmer, selon lui, la sacro-sainte et perpétuelle autorité de l'assemblée et, comme il dit, du comité de la nation.

Il démontre ou il croit démontrer que ces assemblées se sont réunies, sans interruption, depuis l'origine de la monarchie jusqu'au temps de Louis XI et que ce prince lui-même, le premier tyran, n'a pu enfreindre cette tradition : Il dut plier devant elles, celui qu'on peut considérer comme le véritable meurtrier et profligateur de la liberté française, et l'histoire de son règne suffit pour prouver qu'il n'y a pas cent ans que la liberté de la France-Gaule et l'autorité du concile solennel des États étoient en pleine vigueur, et cela en face d'un roi qui certes n'était ni d'âge, ni d'esprit imbécile, mais dans la force de sa quarantième année et peut-être le plus grandement habile de tous ceux qui régnèrent en France... et aujourd'hui, on va criant que cette bonne réunion des États est dangereuse ; des gens d'on ne sait où, disent que c'est crime de lèse-majesté de demander leur convocation, que c'est attenter au pouvoir royal. Qu'ils se taisent ; car c'est eux qui commettent un crime et contre Dieu et contre le roi et contre la république. On sait à quoi ils sont bons : à cueillir places et honneurs sans vrai mérite, à approuver, à chauvir des oreilles et à faire de longs discours sur les bagatelles. Mais ils craignent les grandes assemblées des hommes, de peur qu'on ne voie là le peu qu'ils sont et que leurs capacités ne soient appréciées comme elles le méritent[17].

C'est par ce langage hardi et dont l'humanité fait contraste avec la scolastique des défenseurs du pouvoir royal, que nobliau revendique les droits des États, negotia statuum, en opposition aux droits du Roi, regalia Franciæ : les États choisissent et déposent les rois ; ils délibèrent de la paix et de la guerre ; ils édictent les lois ; ils délèguent les pouvoirs publies ; ils nomment aux emplois élevés, etc. Toute l'école protestante partagea bientôt cette manière de voir et peu de temps après, quand le jeu des intérêts et des passions politiques eut détaché les catholiques de la loyauté, ceux-ci, à leur tour, adhérèrent à la doctrine qui faisait, des États, les véritables dépositaires de la souveraineté et de l'autorité publique dans le royaume. L'ambassadeur vénitien, Giovanni Michieli, écrit que, de l'avis commun, il fallait une profonde réforme du pays dans le chef et dans les membres, faite en assemblée des États. L'avocat Jean David, dont les Mémoires, authentiques ou non, reflètent certainement la pensée de la majorité des catholiques, écrit, qu'il y a lieu d'annihiler la succession ordinaire introduite par Hugues Capet et rendre la déclaration d'icelle sujette à la disposition des États, comme il était anciennement[18].

Ce sont là dira-t-on, des opinions extrêmes. Voici maintenant la doctrine en quelque sorte officielle, enseignée par un auteur étranger, par conséquent impartial, dans un livre qu'il dédie, en 1588, au chancelier Montholon. La puissance appartient à la nation, mais cette puissance ne pouvant pas s'exercer directement par suite de l'incommodité et de l'impossibilité de réunir, à tout instant, les membres du corps social, on l'a déléguée à un seul, au roi. Une fois cette délégation faite, la puissance appartient au monarque ; les États n'en conservent aucune part, tant que le roi est vivant et habile... Mais si le roi meurt sans laisser d'héritiers ou s'il y a doute entre ceux qui se prétendent héritiers, alors la puissance revient aux États qui en disposent pour l'élection ou pour le choix d'un successeur... Il y a donc un certain nombre de cas dans lesquels il est nécessaire de convoquer les États. Ces cas sont ceux qui mettent en jeu la conservation même de la société, ou qui engagent son action au delà des mesures ordinaires du gouvernement et de la défense. Il est nécessaire de réunir les États pour élire un successeur au royaume, s'il n'y a pas d'héritier direct, — pour choisir entre plusieurs prétendants, — pour déléguer l'administration en cas de minorité ou d'incapacité mentale, — pour consentir ou dissentir à l'aliénation d'une partie du royaume, — pour consentir ou dissentir à la déclaration d'une guerre offensive, — pour consentir ou dissentir à l'imposition de nouvelles charges et impôts sans nécessité... Il est d'autres cas dans lesquels il est simplement commode de réunir les États. Ce sont ces cas qui sont laissés au bon plaisir du roi. Il n'est pas de coutume, en effet, que les États soient rassemblés fréquemment et à dates fixes ; ils doivent être convoqués seulement quand le besoin s'en fait sentir et plutôt à des dates éloignées de peur que les peuples ne s'habituent à mépriser l'autorité du roi qui seul détient et doit détenir la puissance souveraine dans le royaume[19].

Telle est la thèse modérée, la thèse royaliste. On sent combien les temps sont changés et quelle large part est laissée désormais à l'action des États. Le roi est obligé de s'incliner devant cette puissante poussée de l'opinion. Henri III, qui avait cependant une très haute idée de ses droits souverains, prête, après en avoir pesé tous les termes, le serment de la Ligue où se trouve cette phrase : Pour l'entière exécution de ce qui sera ordonné par Sa Majesté et par les États assemblés, phrase où les droits des deux institutions, la royauté et les États, sont mis en face l'un de l'autre, sur un pied d'égalité et sans qu'on puisse dire laquelle des deux doit s'effacer devant l'autre[20].

Les trois grandes assemblées réunies sous le règne de Henri III et dans la période d'interrègne qui suivit la mort de ce prince, revendiquent effectivement la haute direction des affaires publiques. Aux premiers États de Blois, 326 députés, tous catholiques, ont reçu pour mission de défendre l'unité religieuse de la France.

A la tête du Tiers, des hommes éminents, Hémar, maire de Bordeaux, le jurisconsulte Guy Coquille, le futur ministre de Louis XIII, Pierre Jeannin, et. au premier rang, le plus illustre de tous, Jean Bodin, mènent la campagne contre la politique royale. Henri III croit qu'il est habile de se placer sur le terrain où s'engageait la passion catholique des États. Il leur demande des subsides, en alléguant qu'ils sont nécessaires pour faire la guerre aux huguenots. Mais il ne peut les obtenir.

S'il s'agit de résister, les États sont forts ; pour agir, ils se divisent. Les esprits politiques cherchent un mode de procédure parlementaire qui réalise l'union. Ils ne le trouvent pas. L'idée si simple de la fusion des trois ordres et du vote par tête ne leur vient pas. Après de stériles débats, on reprend, tout au contraire, la formule surannée : Les deux ordres ne lient le Tiers, qui n'est que la constatation découragée de la méfiance réciproque des trois ordres[21].

Quand il fut question de désigner une commission choisie par les États pour pénétrer dans le conseil du roi et -y surveiller l'exécution des prescriptions des cahiers, des dissentiments analogues se produisirent. Le nombre des délégués devait être de trente-six ; la part du Tiers était de douze. Mais cet ordre eut le sentiment que ces douze députés seraient noyés dans le chiffre considérable des membres du conseil. Il ne sut pas prendre un parti et se montra moins actif que le clergé lui-même sur une question si importante. Le roi profita de ces tiraillements pour traîner les choses en longueur, et, finalement, il échappa au danger qui. un instant, avait menacé son pouvoir.

Les seconds États de Blois eurent quelque chose de plus violent et de plus tragique. Après douze années de détresse et d'anarchie, les partis étaient arrivés à un état d'exaspération inouïe. De part et d'autre, on pensait que l'heure des grandes résolutions était sonnée. La royauté avait été acculée, par le besoin d'argent, à la convocation des États. Ceux-ci avaient clone, entre les mains, un instrument puissant.. L'assemblée était favorable à la Ligue. Elle était maîtresse de la capitale et de la plupart des grandes villes. La famille des Guise dirigeait l'attaque avec la vigueur et l'audace qui avaient rendu ses ambitions populaires. Il semblait qu'elle n'avait qu'à tendre la main pour s'emparer du pouvoir.

Cependant, si l'offensive était puissante, la défensive n'était pas désarmée. La tradition royale pesait de son poids séculaire sur des esprits qui, tout en ayant perdu le respect, avaient gardé, si je puis dire, la superstition monarchique. Le roi, il est vrai, était faible, de vie honteuse et efféminée ; mais, alors qu'il abdiquait sans cesse dans le détail des affaires, il se reprenait dans les grandes circonstances et quand il s'agissait de faire le roi. Il retrouvait alors un courage, une dignité, une aisance à porter la couronne et à parler de haut, qui rappelaient toutes les espérances de sa glorieuse jeunesse. Autour de lui, des conseillers vigoureux et résolus, comprenaient la gravité du duel qui s'engageait. Ils avaient le souci de leur rôle et ne voulaient pas laisser s'amoindrir, entre leurs mains, l'autorité du prince ; une bande de mignons et de spadassins vivant dans l'entourage intime de Henri III, étaient prêts à toutes les besognes du despotisme et de l'arbitraire. Enfin, derrière cette cour tumultueuse et troublée, dans la solitude du cabinet où elle s'était retirée, la vieille Catherine de Médicis, toujours maîtresse de l'esprit de son enfant, tenait, de sa main pâle de mourante, les fils du drame qui se jouait et dont la perfidie italienne préparait le dénouement.

Il faut suivre, dans l'histoire journalière des États, le mouvement des passions et la gradation des sentiments qui, peu à peu, s'accélèrent et se précipitent vers la catastrophe : les élections préparées par la Ligue et écartant presque partout les partisans du roi ; la séance d'ouverture où Henri III prenant lui-même la parole fait, avec une dignité pleine de grâce, l'aveu de ses fautes et, an nom de l'intérêt public, invoque le concours des États ; les longues tergiversations des partis hésitant à s'aborder de front ; puis, le courage venant aux députés et la lutte se précisant sur la question de savoir si on besoigneroit par résolution ou par supplication envers le roi[22], c'est-à-dire si les États se contenteraient de présenter leurs doléances, comme par le passé, ou s'ils imposeraient leur volonté ; dans Paris, le populaire stimulant la lenteur et la timidité des députés et leur criant sous le nez, quand ils sortaient par petits groupes : A quand la fin ? ; le débordement des pamphlets, la. violence des prédicateurs, l'alarme jetée dans les esprits par l'annonce des violences que préparait la cour ; l'argent de l'Espagne glissant de main en main et enrôlant tout ce qui était. à vendre ; à la nouvelle que le territoire était envahi par le duc de Savoie, la question des subsides se posant brusquement ; le roi, implorant, suppliant, humilié ; les États de plus en plus fermes et arrogants au fur et à mesure que le roi s'abaisse davantage ; leur refus répété de voter les subsides ; enfin leur demande hautaine de connaître la liste des conseillers du roi pour en exclure les suspects et les remplacer par des délégués des États.

Le nœud se serre de plus en plus. Guise est recherché par le roi comme l'arbitre de la situation. C'est à lui qu'on s'adresse pour faire fléchir la résistance des États. Il la fomente sous main. Cependant il hésite ; on dirait qu'il appréhende déjà de diminuer un pouvoir qu'il ne tient pas encore. Le roi, par contre, abreuvé d'humiliations, prend son parti. En apparence, il cède sur tous les points. Il se rend dans l'assemblée : Je vous accorde toutes vos requêtes, dit-il. Tout le monde crie : Vive le Roi ! La joie des trois ordres ne connaît plus de bornes. Ils se croient les maîtres.

Quinze jours après, le 23 décembre, les deux Guise étaient assassinés ; la salle des États était envahie ; le grand prévôt, M. de Richelieu, entrait à la tête de soldats armés de piques et de halleliardes. L'épée nue, il crie : Tue, tue, tire, tire. Des députés s'enfuient ; d'autres protestent. Les plus compromis, La Chapelle-Marteau, le président Neuilly, Compans, l'avocat d'Orléans sont arrêtés. Richelieu ordonne à l'assemblée terrifie de rester immobile. Le double coup d'État est accompli : sur la liante noblesse dont il supprime les chefs, et sur l'assemblée dont le prestige est détruit. et dont l'impuissance lamentable s'accroit de tout le mépris qu'inspirait le pouvoir. Le rôle important que les livres des théoriciens avaient attribué aux États, la haute mission que paraissaient leur déférer le concours des circonstances et le consentement populaire, tout cela leur était enlevé par un de ces coups de force dont les assemblées politiques sont les trop faciles victimes.

Pourtant, une fois encore, dans cette période troublée, l'autorité des États fut invoquée. Après la mort de Henri III, la majorité catholique du royaume refusait de reconnaitre, comme héritier légitime du trône, le plus proche parent du roi défunt, Henri de Navarre. Après la mort du Cardinal de Bourbon, le trône était considéré comme vacant, et plusieurs candidats se mirent sur les rangs. Pour choisir entre les compétiteurs, on résolut de recourir à l'assemblée des États. L'institution atteignait ainsi, au plus fort des troubles civils, à cette puissance souveraine si longtemps réclamée pour elle par ses défenseurs[23].

Les États furent donc convoqués à Paris par le duc de Mayenne et par le parlement de la Ligue. Mais cette origine séditieuse infirmait d'avance les décisions de l'assemblée. Le nombre des députés fut presque dérisoire au début ; il n'atteignit jamais la moitié du chiffre habituel. Un ordre, la noblesse, faisait presque entièrement défaut. Tels quels, les États de la Ligue étaient une force et chacun des prétendants s'efforçait de la mettre dans ses intérêts. La majorité très nettement catholique, hésitait entre les diverses solutions que la Ligue, divisée elle-même, lui proposait. Mayenne tenait Paris. Il était le véritable chef du parti ; mais, sans ressources, il avait perdu tout prestige depuis la bataille d'Ivry. Le duc de Cuise était trop jeune et la rivalité de son oncle le tenait à l'écart. Le duc de Lorraine n'était pas connu. Le duc de Savoie était odieux. L'Espagnol jetait l'or à pleines mains ; mais c'était l'Espagnol[24]. Seuls pourtant, les ambassadeurs de Philippe II osèrent poser la. candidature de l'infante devant les États assemblés. Une séance solennelle se tint au palais du Louvre, dans les appartements du. roi. Là, au lieu même où, depuis six siècles, avait vécu la dynastie capétienne, on demanda l'abrogation de la loi salique et le changement de la dynastie. L'ambassadeur parla très haut et dit qu'on était au bord de la fosse ; qu'il fallait opter entre l'hérésie ou l'étranger[25].

Ce dilemme brutal dessilla tous les yeux. Le Parlement intervint et défendit aux États d'écouter les propositions des ambassadeurs. Les négociations qui s'étaient engagées à Suresnes avec les commissaires du Béarnais, aboutirent soudain à un accord. Le peuple aussi se retourna et cria sus à l'Espagnol. Dans le sein des États, l'ordre de la noblesse, quoique peu nombreux, se détacha de la majorité et demanda la trêve immédiate. Le clergé et une partie du Tiers eurent beau protester, les Seize eurent beau menacer, les prédicateurs eurent beau rugir. Le branle était donné. Bientôt on apprenait la conversion de Henri IV. Les États de la Ligue, honteux et confus, heureux peut-être de leur impuissance, n'eurent plus qu'à disparaître. Les députés s'enfuirent un à un et rentrèrent dans leurs provinces.

C'est ainsi que se termina, dans une aventure moitié tragique, moitié burlesque, la brillante carrière des États du seizième siècle. Des deux institutions antiques que le Moyen âge avait léguées à la France moderne, l'une, la Royauté, sortait triomphante de la crise où elle avait failli périr, tandis que cette même crise laissait l'autre épuisée, amoindrie, déshonorée. La royauté devait poursuivre maintenant, avec tous les raffinements d'une politique qui avait connu la crainte, la suppression entière des États. Henri IV avait pourtant juré de les convoquer pour consacrer, dans nue assemblée solennelle, l'union du royaume et de la nouvelle dynastie[26]. Mais il se garda bien de tenir sa promesse ; et personne ne songea à le lui reprocher.

En effet, même pour les bons citoyens, le nom des États, mêlé à ce qu'il y avait eu de plus regrettable dans nos troubles civils, était devenu suspect. De là les froides paroles d'un Pasquier : C'est une vieille folie qui court en l'esprit des plus sages français qu'il n'y a rien qui puisse tant soulager le peuple que de telles assemblées ; au contraire, il n'y a rien qui lui procure plus de tort pour une infinité de raisons... Car, comme ainsi que le commun peuple trouve toujours à redire sur ceux qui sont appelles aux plus grandes charges et qu'il pense qu'en découvrant ses doléances, on rétablira toutes choses du mal en bien, il ne désire rien tant que l'ouverture de telles assemblées. D'ailleurs, se voyant honoré pour y avoir lieu et chatouillé du vent de ce vain honneur, il se rend plus hardi promettant à ce qu'on lui demande... Tellement que, sous ces doux et beaux appâts, l'on n'ouvre jamais ces assemblées que le peuple n'y accoutre, ne les embrasse et ne s'en réjouisse infiniment, ne considérant pas qu'il n'y a rien qu'il dût tant craindre, comme estant le général refrain d'iceux de tirer argent de lui[27].

Un historien du dix-septième siècle exprime, en un langage analogue, l'opinion des hommes modérés : Le nom d'États, dit-il, donne l'idée de je ne sais quoi de grand. Les peuples s'en forment une idée si avantageuse qu'ils s'imaginent que le royaume doit reprendre une nouvelle face... L'on espère une restauration des lois et des privilèges ; on dresse les cahiers de remontrances et de plaintes et roll fait choix de députés que l'on estime bien intentionnés. Mais il a toujours esté que les particuliers trafiquent de l'intérêt public ; les députés prennent adroitement leurs précautions pour ce qu'ils ont à dire et tout se passe en harangues et révérences après que le chancelier a assuré tout le royaume réputé présent des bonnes intentions du gouvernement[28].

Il n'y avait plus rien à espérer des États. Tout le monde le sen-lait. Bien loin de songer à opposer leur souveraineté à celle du roi, les publicistes répudiaient avec horreur une thèse qu'ils considéraient comme entachée de lèse-majesté. Il est vrai qu'au point de vue législatif, l'œuvre des États ne paraissait pas, au premier abord, aussi stérile ; les grandes ordonnances du Roussillon, d'Orléans, de Blois, avaient été rédigées d'après les cahiers des assemblées ; mais leurs dispositions incohérentes et obscures les rendaient le plus souvent inapplicables. Les contemporains ne s'y trompaient pas et il était passé en proverbe de dire, de ces actes législatifs solennels : Après trois jours non valables[29].

L'échec des États généraux tient à leur origine, à leur constitution, à l'état politique et social du pays dont ils étaient l'émanation. La féodalité a laissé son empreinte sur le système de la convocation, soumise au bon plaisir du prince et sur celui de l'élection, qui donne une importance prépondérante aux seigneurs et aux populations urbaines.

Le privilège entre aux États et y fomente la rivalité des trois ordres. De là le duel permanent de l'intérêt des classes et de l'intérêt public. Les deux ordres supérieurs sont exempts des charges : la royauté s'appuie sur eux pour obtenir des subsides. Mais leur fidélité est souvent suspecte et leur opposition pourrait devenir redoutable : la royauté excite contre eux les passions et la jalousie du Tiers. Toutes les illégalités et toutes les rivalités répandues sur la surface du royaume se reproduisent et s'accentuent au sein de l'assemblée des États. On y vote par ordre et par province. Il n'y a d'assemblée plénière que le jour de l'ouverture et le jour de la dissolution. En un mot, les États généraux ne forment pas corps et leurs délibérations, qui n'aboutissent qu'à des doléances et non à des décisions, ne traduisent jamais la volonté d'une nation qui s'ignore encore elle-même.

La royauté, malgré ses défauts, avait incontestablement des vues plus élevées et un sentiment plus large de l'intérêt public. Elle avait le souci toujours présent des grandes tâches à accomplir, de l'unité à achever, du pays à organiser et à défendre. Le contraste était saisissant entre ces ambitions vastes et les préoccupations mesquines des représentants des trois ordres. Il donnait au pouvoir confiance en lui-même, et aux États le sentiment de leur imbécillité. Ceux-ci finissaient par accepter docilement la tutelle qui s'offrait à eux. Presque toujours accompagnés, au début, des vœux et de la confiance de tout un peuple, ils se séparaient au milieu de l'indifférence générale. Ainsi se terminaient la plupart des sessions d'États ; ainsi devait finir l'institution.

Nous assisterons à une nouvelle et dernière expérience, celle de 1614. Dans l'inquiétude soulevée par la révolte des princes, les yeux se sont tournés, une fois encore, vers l'antique institution. Les États se réunissent à Paris. Le futur ministre de Louis XIII, Richelieu, prend part à leurs délibérations. Il doit même porter la parole au nom du premier des trois ordres. Sa jeunesse, attentive et encore inexpérimentée, va suivre ce spectacle d'intrigues stériles et d'agitations vailles. Il sentira naître en lui ce mépris pour les grandes assemblées, si naturel aux hommes d'action. Il achèvera son éducation politique, en observant l'agonie de la vieille institution libérale. Sous ses yeux, l'assemblée délibérera longuement et, sans même pouvoir conclure, sur ce fameux article du Tiers qui proclame la souveraineté absolue du prince et qui n'est rien autre chose, en somme, que l'acte d'abdication des États entre les mains de la royauté.

Survivance des autonomies locales. — Les libertés provinciales.

Malgré la vigueur et l'élan de la campagne centralisatrice, la province, en France, a été lente à mourir. Pendant tout le Moyen âge, le royaume fut dans un perpétuel devenir. Tandis que certaines régions étaient réunies depuis longtemps, d'autres n'étaient rattachées an centre que par un lien extrêmement lâche et qui menaçait, chaque instant, de se rompre. Même au dix-septième siècle, il y avait des degrés dans l'absorption et dans l'assimilation.

Peut-être, un jour, écrira-t-on la véritable histoire de France, celle qui dort encore dans la poussière des chroniques. Elle dispersera ses origines sur toute la surface du pays et, saisissant la vie nationale au moment, où elle jaillit du sol avec la multitude des existences particulières, elle suivra, depuis leur source, le cours de ces ruisseaux innombrables, qui, peu à peu, en se réunissant, ont formé la large nappe de l'unité. Chaque motte de terre, chaque fief ou châtellenie, chaque toit donne sa goutte d'eau.

Dans une clairière de la vieille forêt druidique, une agglomération de cases s'est formée et, depuis ces temps reculés, des hommes vivent et. meurent dans ce village qui a gardé son nom celtique. — Maîtres du sol par la victoire, les Romains l'ont traversé de part en part, vola nt vers d'autres contrées à conquérir ; les légions ont tiré, à travers champs, le ruban des routes et, au bout, ils ont planté, avec les bornes milliaires, des colonies qui ont survécu parmi les ruines de leurs temples, de leurs palais, de leurs thermes et de leurs institutions municipales. — Les Francs sont venus et ayant, comme tous les Germains, horreur du séjour des villes, ils ont installé leur vie agreste dans les fraîches métairies où paissent les troupeaux. — tin moine suivi de plusieurs compagnons, sylvains roux comme les bois qu'ils fréquentent, se sont installés en quelque val solitaire et l'ont défriché ; la cellule est devenue un moutier. le millier un centre d'habitation autour duquel les hommes se sont réunis, cherchant un peu de sécurité et le repos de la prière aux heures où la cloche tinte. — Un propriétaire rural, fier de son alleu et décidé à le défendre contre toute agression, a élevé un donjon sur le point le plus élevé ; tel le château des quatre fils Aymon dans la forêt d'Ardenne : Il était bâti sur un rocher auprès duquel passait la Meuse ; d'une part, il y avait une grande forêt et d'autre côté de belles prairies... Le maitre vit là seul avec les siens, comme un loup dans son hallier. Les grands bois protègent sa solitude. Dans ce coin égaré, entre ces quatre murs rugueux, il est animé de sentiments très étroits. la méfiance, l'hostilité à l'égard du château voisin, du marchand qui passe, de l'oiseau qui vole. Les ponts sont levés et les épieux brillent derrière les poutres bardées de fer... Tels sont les premiers centres d'habitation et les pierres d'assise de la future société.

Cependant, peu à peu, le cercle des relations s'étend ; les intérêts se l'approchent. De leur choc naissent des luttes qui ne sont pas sans résultat. Le vaincu cède à la force ; son château est détruit. Le domaine du vainqueur s'agrandit. Des familles habiles ou heureuses se transmettent héréditairement des propriétés étendues et peuplées. En même temps, l'autorité du pouvoir central s'affaiblit. Les fonctionnaires provinciaux font main basse sur les circonscriptions dont l'administration leur a été confiée. Leurs fils héritent d'abord du titre et de la fonction, puis du territoire lui-même. Ainsi, par mi double travail, l'un d'agrégation, l'autre de désagrégation, se constitue l'aristocratie primitive, la haute baronnie féodale.

Pour raconter l'histoire du sol de la France, il faudrait dire la puissante attache de la féodalité à la terre, les raisons multiples de ses origines, de son expansion et de son déclin. Alleux possédés par des hommes libres, bénéfices royaux, constitutions de fiefs en faveur des vassaux et des arrière-vassaux, aveux et commendes, cessions temporaires ou héréditaires faites par les églises aux hommes d'armes qui les défendent, vidames et avoués ; grandes seigneuries : pairies, duchés. marquisats, comtés et principautés ; médiocres seigneuries : vicomtés, sireries, baronnies ou châtellenies ; petites seigneuries et simples justices de village ; lois de succession et de transmission du fief : loi salique en vertu de laquelle ces royaumes, duchés, comtés, marquisats et baronnies ne se démembrent pas[30], droit d'aînesse qui réserve au premier an moins le cri, les armes pleines, le manoir entier et, autour de celui-ci, le vol du chapon[31] ; apanages constitués en faveur des cadets ; retour des fiefs il, la mouvance par confiscation, refus de service ou déshérence et enfin, parmi tant d'alternatives parfois contradictoires, cette loi historique qui accroit sans cesse le fief supérieur et qui, par conquête, par rachat, par mariage, par héritage, par droit, par violence, lui permet d'absorber les fiefs inférieurs disparaissant l'un après l'autre.

Tandis que le domaine rural s'organise ainsi et que les plaines se soudent en principautés, les centres urbains évoluent dans le même sens, mais par un procédé différent. Dans leurs murailles, la population agglomérée étouffe. Elle se jette sur le donjon seigneurial et le détruit. Elle proclame son indépendance, nomme ses magistrats et demande à sortir de chez elle. Les marchands veulent aller et venir librement par le pays. Les foires couvrent les chemins de longs pèlerinages qui réclament protection et sécurité. Les corporations urbaines s'associent, forment des ligues, des hanses très riches qui lèvent des armées, concluent des traités, tiennent les rois par les besoins de la vie matérielle, les emprunts et le luxe. Celles de ces villes qui prospèrent deviennent des centres d'activité, d'industrie, d'intérêts, par conséquent des chefs-lieux, des capitales. Autour d'elles, les populations se groupent en vertu d'attractions naturelles qui remontent souvent à la plus haute antiquité, et qui subordonnent au centre urbain des circonscriptions politiques plus ou moins étendues.

Ainsi se dessinent les nombreuses subdivisions territoriales qui se partageaient la France du Moyen Age. Comme cadre primitif, la Gaule avec les trois parties dont parle César : Gallia est omnis divisa in partes tres, quarum unum incolunt Belgæ, aliam Aquitani, tertiam qui ipsorum lingua Celtæ, nostra Galli appellentur... Gallos ab Aquitanis Garumna flumen, a Belgis Matrona et Sequana dividit. Le dedans, les peuples gaulois, dont ce même César et les géographes anciens nous ont transmis les noms, au nombre de cent sept : les uns comme les Ædui, les Senones, les Carnutes, les Arverni, formant des confédérations poissardes mais les autres n'étant vraisemblablement que des tribus peu importantes cantonnées sur des territoires restreints[32].

L'administration romaine divisa la Gaule en quinze provinces, et soixante-dix-huit cités. Beaucoup de ces circonscriptions ont duré jusqu'à nous, sous la. forme des diocèses ecclésiastiques et se confondent, jusqu'à un certain point, avec nos départements.

Cependant l'invasion des barbares brise ces cadres trop rigides. La Gaule, qui a été longtemps le boulevard de la défense, est le grand chemin de l'invasion. Tous les Allemands passent sur son sol. Beaucoup s'y installent. Ce mouvement perpétuel détruit la plupart des liens anciens ; mais il en crée d'autres. La France, nom nouveau, occupe le territoire de l'ancienne Belgique et rattache le nord de la Gaule à l'Allemagne du Rhin, d'où sont venus les conquérants. La Bretagne subsiste avec son vieux nom celtique ; tandis qu'elle s'isole du reste du pays, elle garde le contact avec les îles d'outre-Manche. L'Aquitaine survit aussi avec son nom ancien ; par le pays des Vascons et la Septimanie, elle est à demi espagnole. La Provence reste toute romaine et italienne. Enfin la Bourgogne s'appuie, d'une part, aux contreforts des Alpes et, d'autre part, pousse sa frontière jusqu'aux portes d'Orléans et de Paris.

Rien que par cette énumération, toute notre histoire s'éclaire. La longue lutte du Nord et du Midi, sous les noms de France et d'Aquitaine ; le combat non moins redoutable de l'Est et de l'Ouest, sous les noms de France encore et de Bourgogne, la résistance obstinée des vieilles provinces séparatistes, l'une toute celtique, la Bretagne, l'autre toute romaine, la Provence, et enfin l'intervention perpétuelle de l'étranger dans nos luttes intérieures, jusqu'au jour où les séparations inévitables seront accomplies et où les frontières définitives seront tracées.

Après la vaine tentative de reconstruction de l'édifice romain par Charlemagne, le morcellement médiéval se produit. Une vieille subdivision locale réapparaît et se substitue à la cité romaine. C'est le pagus, le gave ou gau de l'ancienne Germanie, le pays des temps plus modernes[33]. On a énuméré près de trois cents pagi. Rien de plus intéressant que cette nomenclature, si on veut considérer le sens profond des mots. C'est le sol qui parle. De ces noms, huit sur dix sont celtiques, tant le vieux moule gaulois est fort, tant la civilisation est adaptée aux lieux et réelle-meut autochtone[34]. Les noms romains se trouvent surtout dans le midi provençal ou, à l'extrémité des routes, sur les bords des mers septentrionales où étaient constitués les dépôts et la relève des légions[35]. Il en est aussi d'allemands qui viennent d'un nom de tribu ou de chef[36] ; il en est enfin qui sont empruntés à un accident naturel, forêt, rivière, montagne, ou bien, assez souvent, au nom d'un de ces sommets isolés, vus de loin dans la plaine, sur lesquels la haute antiquité avait élevé ses dolmens, Rome ses autels, et le Moyen âge ses cathédrales et ses donjons[37].

Ces pays deviendront bientôt les comtés, et ils se livreront alors la grande bataille féodale qui effacera les uns, maintiendra et ennoblira les autres. Nombre d'entre eux disparaîtront pour ne laisser de trace que dans quelque obscure appellation rurale ; d'autres verront leur destinée croître et briller avec le succès d'une province, d'un royaume, dont ils auront été le berceau. Une sorte de hiérarchie s'établit entre les différentes parties du territoire. Les grands fiefs comme la France, la Provence, la Bretagne, la Normandie, la. Navarre, la Lorraine se subordonnent la plupart des comtés maintenus au rang d'arrière-fiefs.

Le territoire de plusieurs de ces provinces est vaste. leur Population nombreuse ; par contre, les relations de pays à pays sont rares, la guerre est presque continuelle entre leurs chefs. N'est-il pas naturel que, retournant par une sorte d'instinct vers le vieux système fédératif gaulois, chacune d'elles, repliée sur elle-même, se soit constituée, selon ses goûts et ses traditions, une administration, une législation, une langue, en un mot une civilisation particulière et différant, par des traits assez fortement accusés, de celle des provinces voisines ?

Au début de l'histoire moderne, ce qu'on appelait la France n'était rien qu'une fédération hiérarchisée d'États particuliers unis par un lien des plus faibles, l'hommage féodal. La plupart des provinces de l'Est, l'Alsace, la Lorraine, la Bourgogne, le Lyonnais et le Forez, le comté de Vienne, le comté de Viviers et la. Provence, s'étaient même détachées et faisaient partie d'un autre corps fédératif, l'Empire Germanique. Toutefois, dans la, fédération française, une principauté assez puissante portait spécialement le nom de France et prétendait à une suprématie qu'allaient établir bientôt le courage et la fortune de la dynastie royale.

Le développement rapide d'un des États fédérés, la Normandie, qui conquiert l'Angleterre et dont la domination, en moins d'un siècle, s'étend sur près de la moitié du royaume de France, menace la fortune de l'État qui se qualifie de souverain et perpétue, dans les autres provinces, un sont de l'indépendance et une force de résistance qui prolongent, pour des siècles encore, leur autonomie. Après la chute de la domination anglaise sur le continent, cet esprit subsiste dans les provinces éloignées. Elles se tiennent à l'écart et on observe que l'ancienne division de la Gaule, faite an lendemain des grandes invasions, en France. Bretagne, Aquitaine, Provence et Bourgogne, dure jusqu'aux temps modernes. Seulement le succès de la conquête capétienne a, peu à peu. fondu les intérêts et atténué les divergences.

Au Moyen âge, on distingue encore parmi ces pays, ceux qui sont placés sous l'obédience du roi et ceux qui sont placés hors de cette obédience.

Le temps marche ; au début du dix-septième siècle, la distinction ne se fait plus qu'entre les pays d'Élections et les pays d'États. Un certain nombre de provinces ont conservé des institutions politiques particulières ; elles s'administrent elles-mêmes ; elles débattent leurs intérêts avec la royauté et ne paient d'autres impôts que ceux qui sont consentis par leurs représentants: c'est la Bourgogne, c'est le Dauphiné, c'est la Provence, c'est le Languedoc, c'est la Bretagne ; ce sont, en un mot, ces vieilles nations qui, pendant des siècles, sont restées libres et dont le génie particulariste s'affirmait encore, au moment où succombait leur indépendance, en réclamant et en obtenant de la royauté, des concessions qui leur réservaient un rang à part dans le royaume.

Ces concessions sont toujours les mêmes, à savoir le maintien des libertés, des franchises, des coutumes, des privilèges. Tous ces mots ont na sens unique : c'est toujours la loi particulière, celle que proscrivait l'ancienne Rome. C'est toujours la résistance contre le centre et l'insurrection tacite contre l'État. Vaincu sur le terrain politique, cet esprit de résistance se réfugie dans le détail de l'administration, ou mieux encore dans l'intimité de la vie journalière et des relations civiles, là où le pouvoir ne peut que difficilement pénétrer. Ainsi la province, la vieille province, toute pétrie d'histoire et de traditions, dure par ses libertés qui, à l'égard de l'État, sont des privilèges, et par ses coutumes antagonistes de la loi.

Les États provinciaux.

L'institution des États provinciaux, qui doit subsister jusqu'à la fin de l'ancien régime, témoigne de la robuste survivance des autonomies régionales. L'avènement bien caractérisé de cette institution coïncide, presque partout, avec les époques de crise où, après la chute des grandes dominations féodales, les provinces eurent à décider de leur destinée politique. Ce sont ces assemblées, librement consultées, qui ont voté la réunion à la couronne et qui nit, même temps. stipulé les conditions de l'annexion. En un mot, la création des États provinciaux est généralement la manifestation suprême de la nationalité locale, au moment où elle disparait[38].

Il faut ici quelques exemples : des États provinciaux dit : La première réunion des trois ordres parait avoir eu lieu dans le Languedoc, après le traité d'avril 1228 qui stipulait et préparait l'incorporation du comté de Toulouse au royaume de France. et il ajoute que c'est cette première assemblée qui fonda l'union du pays à la couronne[39]. — Nous n'avons que de rares mentions des États de Guyenne. L'un des documents qui nous révèlent leur existence est de 1450 ; ce sont les Lettres homologatives d'un traité, fait entre le lieutenant général du roi et les trois États de Guyenne, par lequel elle se soumet à l'obéissance du roi, à condition d'une abolition générale et d'avoir une justice souveraine. C'est le point de départ de la soumission de Bordeaux à la France et l'origine de son parlement[40]. — En Normandie, l'année climatérique de l'institution est ti58. Nous sommes encore en pleine guerre de Cent ans. La province, après avoir été reprise par les Anglais, est réunie définitivement à la couronne. ce moment, elle fait aussi ses réserves en matière juridictionnelle ; elle réclame le maintien de la fameuse charte normande. Dans ses lettres confirmatives, Charles VII prend l'engagement de ne lever aucune taxe sans le consentement des trois États. L'historien des assemblées de cette province ajoute : A partir de Charles VII, les États qui, sous les rois de France, ses prédécesseurs, avaient été tout à fait exceptionnels, se succédèrent avec une périodicité qui ne fut guère interrompue que sous le règne de Louis XIII[41]. Ces faits sont caractéristiques. Ils montrent bien, qu'à des dates diverses, la création ou la confirmation des États fut obtenue comme la rançon de la réunion des provinces à la couronne.

Il serait facile de prouver, eu nième temps, que les assemblées des trois ordres ont pris part à la lutte contre l'étranger et à la constitution de l'unité nationale : sous le roi Jean, les États de Languedoc donnèrent à la France l'exemple du patriotisme et dépouillèrent la province pour le rachat du roi et pour la défense du royaume. En 1358, les États de l'Artois, du Vermandois, de la Picardie, de la Champagne, de la Normandie, de l'Anjou, du Maine, de l'Auvergne, offrirent le concours de leurs deniers à la royauté menacée ; en 1374, une réunion des États d'Auvergne stipula directement la retraite des troupes anglaises ; en 1367, une assemblée des États du Dauphiné racheta les châteaux occupés par le comte de Savoie et, par contre, obtint du roi le privilège d'élire les personnes chargées de répartir et de lever les impôts ; en 1368, les États du Poitou, réunis à Niort par le prince de Galles, lui refusèrent l'impôt et firent entendre le premier cri de guerre et d'indépendance nationale ; en 1375-1376, ceux de Quercy, du Rouergue, du Gévaudan s'imposèrent de grands sacrifices pour la défense du pays ; en 1381-1382-1383, ceux de Vienne, du Velay, du Vivarais, du Valentinois, accordèrent au duc de Berry, après la mort de Charles V, les secours nécessaires pour chasser les ennemis ; enfin, en 1399, les États du Limousin volèrent une somme considérable pour combattre les Anglais jusqu'à leur entière expulsion[42].

Toutes ces dates sont contemporaines de la guerre de Cent ans. Partout la province s'organise en vue de défendre le territoire envahi ; partout on voit l'institution des États provinciaux s'appuyer sur ces deux principes, l'un traditionnel : que chaque communauté reste maitresse des sacrifices qu'elle croit devoir consentir ; l'autre, moderne : qu'un peuple dispose de sa propre destinée soit directement, soit par la voix de ses élus. Ces principes sont présents ti l'esprit des membres des assemblées locales ; ils expliquent la vigueur avec laquelle on discute le concours prêté au gouvernement.

Au moment où elle adhère au corps national, la province inscrit ses privilèges dans l'acte par lequel elle donne son consentement, et le premier de ces privilèges c'est la reconnaissance de l'institution des États. La royauté accepte le pacte, et désormais son pouvoir est limité. Trop heureuse de s'appuyer sur le patriotisme national des États, elle ne peut que s'incliner devant leur patriotisme local. Autant de traités particuliers, autant de régimes différents. La plupart des provinces qui ne faisaient pas partie du royaume avant la captivité du roi Jean, ont ainsi leur constitution propre, leur constitution privilégiée qui les distingue les unes des autres et qui les distingue surtout des provinces placées antérieurement sous l'obédience du roi[43].

Étant données ces origines, il n'est pas étonnant que les États provinciaux aient un caractère plutôt aristocratique. Les détails de l'organisation variaient de province à province ; mais partout les souvenirs féodaux dominaient. La représentation du Tiers était réduite au minimum, ou plutôt les magistrats des bonnes villes ne figuraient, le plus souvent., dans les assemblées que comme représentants d'une communauté ayant un caractère seigneurial.

De toutes les assemblées d'États, la Convention de Normandie était celle peut-être qui tenait le plies de Compte de l'élément démocratique. Mais son autorité était bien réduite[44]. — En Bretagne les États étaient une véritable diète polonaise où tout noble de race avait accès et voix délibérative. Les assemblées étaient animées d'un esprit d'indépendance que l'on qualifiait, dès lors, de républicain[45]. — En Bourgogne, comme en Bretagne, le système de la représentation directe dominait. Tout gentilhomme, noble depuis quatre générations, avait le droit d'entrer aux États ; seuls les possesseurs de fiefs avaient voix délibérative ; la chambre du Tiers était composée des maires de certaines villes et des députés de certaines autres villes[46]. — Le Dauphiné avait été réuni a la couronne par une donation libre et non par une conquête. -'après l'acte de cession du dernier Dauphin, en 1349, le pays devait rester un État séparé. La province prétendait qu'elle ne devait pas de tailles, le dauphin Humbert ayant affranchi ses sujets de tout impôt, le 1er septembre 1341. Les États, où l'élément aristocratique dominait, n'avaient guère d'antres préoccupations que de défendre ce privilège vraiment excessif contre les empiètements du fisc royal[47]. — La Provence soutenait qu'elle était un état distinct uni et annexé à la couronne, sans être confondu ni autrement subalterne. Ses États, oratoires et tumultueux, portaient haut la tête ; ils opposaient aux gouverneurs et aux intendants de la monarchie, une résistance que devait seule briser la fameuse apostrophe de Mirabeau : Vous croyez-vous donc un État dans l'État, un co-État ?

La municipalité languedocienne était le type et le modèle, des assemblées provinciales. lei aussi, le caractère de l'assemblée était particulièrement aristocratique. Aucun député ne figurait aux États en vertu d'une élection, mais bien en raison de son titre, soit connue seigneur, soit comme détenteur de fonctions publiques. La compétence des États s'étendait à presque toutes les matières administratives et financières intéressant la province[48].

Les États communiquaient directement, chaque année, avec le roi par une ambassade qui se composait d'un évêque, d'un hayon, de deux membres du Tiers et du syndic général. Elle présentait au roi le cahier des États. Jusque dans cette formalité, on voyait se perpétuer la conception d'un État demi-souverain, ayant avec la couronne des relations de subordination et non de sujétion.

En somme, en 1614, tout le midi de la France, organisé en pays d'États, jouissait d'une sorte d'autonomie. Le Languedoc abritait, derrière son exemple, le comté de Foix, le Marsan, le Nébouzan, les Quatre-Vallées, le Bigorre, le Béarn, la Souk, la Basse-Navarre, le Labourd et presque tous les pays qui avaient été réunis à la couronne par l'avènement de Henri IV[49]. Beaucoup de provinces plus centrales n'avaient perdu que depuis un temps relativement court le privilège des États et toutes n'y avaient pas renoncé définitivement : c'étaient le Maine, l'Anjou, la Touraine, l'Orléanais, la Champagne, le Bourbonnais, le Nivernais, la Marelle, le Berry, l'Aunis, la Saintonge, l'Angoumois, la haute et basse Auvergne, le Quercy, le Périgord, le Rouergue.

On le voit, les pays d'États en France étaient nombreux ; il faut ajouter que leurs droits incontestables s'appuyaient sur des contrats authentiques, de date certaine, et signés par les rois. Il y avait, dans chaque province, des corps politiques intéressés à rappeler sans cesse an pouvoir ses engagements et à les faire renouveler au besoin.

Il a donc fallu à la royauté une volonté persistante, une énergie toujours tendue pour mener à terme la campagne de destruction qu'elle avait engagée, de si bonne heure, contre les libertés provinciales. Il lui a fallu, non seulement une résolution inébranlable, mais l'aiguillon d'un intérêt toujours présent, le sentiment d'une nécessité inéluctable, plus forte à ses yeux que le droit de ses sujets, plus forte que ses propres engagements, plus forte que l'appréhension des révoltes et que le danger de remettre sans cesse en question les titres sur lesquels était fondée la réunion des pays d'États à la couronne.

Pour agir avec tant de rigueur, la royauté devait être poussée par la conviction intime d'un devoir supérieur à remplir et par le sentiment, en quelque sorte instinctif, que, malgré tant de plaintes, de protestations et de reproches, elle était en communauté de vues avec la majorité du pays ; et on est amené à penser, par une étude attentive des faits, que les tendances générales du pays étaient en désaccord, sur ce point, avec l'esprit particulariste qui animait les classes et les corps directement intéressés au maintien des États.

Je ne parle pas seulement des rivalités qui existaient entre les pays d'États et les pays d'Élections ; ceux-ci supportant toutes les charges et pliant sous le faix, ne pouvaient voir de lion œil les faveurs dont les autres étaient accablés. Tandis que les vieilles provinces avaient seules combattu et payé, depuis des siècles, pour les grandes causes de l'unité et de l'indépendance, les provinces réunies plus récemment étaient caressées, choyées, privilégiées et assises, comme la Marie de l'Évangile aux pieds du Seigneur. Les premières se plaignaient, et nous trouvons un écho de ces plaintes jusque dans les cahiers des États de 1789 : Une province n'étant pas plus tenue qu'aucune autre aux charges communes, la surcharge des impôts sous lesquels gémit depuis longtemps la Picardie, ne doit pas être éternellement l'unique distinction qui lui ait valu son antique attachement à la couronne et sa constante fidélité. Et le roi, en garantissant les privilèges d'une province, ne s'est pas interdit de les communiquer à une autre. Les députés insisteront donc sur ce que les impôts soient uniformes par toutes les provinces et villes du royaume[50].

Les esprits élevés, les hommes de gouvernement, ceux qui avaient mis la main aux affaires savaient qu'en raison des distinctions qui existaient entre les provinces, toute mesure d'ordre général était impossible à prendre dans le royaume. Nous avons vu que l'action des États généraux fut contrecarré, à diverses reprises et notamment à l'heure décisive, en 1485, par celle des États provinciaux. L'extension des justices royales, alors considérée comme un grand bienfait, rencontrait partout l'opposition des assemblées locales. De même, nous voyons, qu'en 1610, au moment où Sully, grand voyer de France, fait, un effort sérieux pour créer un vaste réseau de voies de communication, les États de Normandie protestent : Les mandements envoyés presqu'en tous endroits de la province par les lieutenants de M. de Sully, grand voyer, pour élargir et esplanader les chemins sont fâcheux au peuple, qui supplie Votre Majesté, faire cesser telle poursuite et recherche. Et en 1611, encore : Supplions Votre Majesté révoquer absolument l'office du grand voyer inventé à la ruine du peuple contre les privilèges de la province. Si c'était là l'œuvre de ces fameux États tant vantés, autant valait les supprimer. Aussi remarquons-nous que, dans plusieurs provinces, ils tombaient d'eux-mêmes en désuétude.

Les sessions passent le plus souvent inaperçues. Elles ne prennent un regain de popularité que, dans les circonstances, fort rares, où les États essaient de s'opposer aux exigences sans cesse croissantes du fisc. Alors, toute la province est derrière eux. Mais leur action manque d'autorité, parce qu'elle manque de souplesse et d'intelligence. S'obstiner dans le refus n'est pas un bon procédé d'opposition, pas plus que se buter dans le commandement n'est une bonne règle de gouvernement. C'est ici qu'on s'aperçoit que le privilège est une base mauvaise pour la liberté. Il se refuse à l'examen de toute concession. L'action des États se borne à une routine sans horizon ; leur égoïsme local renonce à jeter les yeti au-dessus des limites de la province ; il se désintéresse des destinées générales du pays et il oppose un non possumus mais aux demandes les plus légitimes du pouvoir.

Celui-ci s'irrite à la fin. Il traverse des conjonctures graves. il est accablé ; il cherche à qui parler. Mais non, personne ne veut l'entendre ; on en est toujours au vieux contrat rédigé, il y a cinq cents ans, quand les circonstances étaient tout autres. A la fin, l'envie vient aux meilleurs d'en finir par un coup de force. En 1393, Henri IV, luttant désespérément pour l'indépendance chi royaume, s'adresse aux États de Provence et leur demande de voter la somme nécessaire pour protéger la province contre l'invasion dont elle est menacée de la part du duc de Savoie. Les États refusent. Henri IV, se sentant encore peu solide sur le trime, présente quelques observations sur un-ton modéré. Mais on devine, au fond de ses paroles, toute l'amertume que lui cause une pareille réponse : Le duc de Savoie, dit-il, peut porter eu quinze jours plus de foule au pays que la somme demandée. On verra alors, et il sera trop tard pour obvier au mal qui en pourra retomber sur lesdites provinces avec un repentir trop tardif d'en avoir négligé le remède pendant qu'il pouvait servir[51].

La mauvaise volonté des États qui, souvent, entravait ses projets ne trouvait pas toujours ce prince d'une humeur aussi égale. En 1593, il écrit au maréchal de Matignon : satisfait le plus favorablement qu'il m'a été possible au désir des jurais de Bordeaux, lesquels vous m'avez recommandés par votre lettre particulière ; mais il m'a semblé à propos ne leur refuser ni accorder, la tenue des États de mon pays de Guyenne dont ils m'ont fait instance, jusqu'à ce que j'en eusse votre avis, car j'ai reconnu qu'ils l'affectionnent grandement ; et toutefois il me semble que le temps n'est pas propre i de telles assemblées, lesquelles ordinairement tendent plus à décharger mes sujets de dépenses qu'à me fortifier et assister en mes affaires[52].

Toute la question des États est exprimée dans ces dernières lignes. Une nation unifiée et à qui les nécessités de sa politique extérieure imposent des charges très lourdes peut-elle subordonner sa destinée aux vues de pouvoirs intérieurs particuliers, prétendant jouir d'une partie de la souveraineté ? Est-ce là une base solide et pratique pour la liberté ?

Posé dans ces termes, le problème devait fatalement se résoudre contre l'institution des États. L'histoire de France ne pouvait changer sa loi. Au fur et à mesure que les responsabilités du pouvoir central augmentaient, les divers pactes qu'il avait conclus avec les provinces perdaient leur raison d'être. Les résistances provinciales, d'abord légitimes, devenaient, dans leur forme surannée, à la fois fâcheuses et redoutables. Durant tout le XVIe et la première moitié du XVIIe siècle, le Midi, pays d'États, est en lutte avec le Nord, pays d'Élections. Montauban, Montpellier, sont des La Rochelle plus méridionales et par conséquent plus dangereuses. La demi-indépendance du Languedoc sert de point d'appui à la fortune politique des Montmorency. Le privilège provincial, abusant de ses avantages, exaspère le pouvoir qui, pendant si longtemps. l'a ménagé. Richelieu est à peine arrivé au ministère qu'il reprend la pensée de Henri IV. Il la précise avec la netteté qui est dans son caractère : Il y avoit longtemps, dit-il, que le roi Henri désiroit établir les élus dans cette province (Languedoc), pour empêcher les désordres qui provenoient de la licence que les États de chaque diocèse prenaient d'imposer tout ce que bon leur sembloit sur le pays. Ce désordre étoit venu jusque à ce point que cette province qui était, en apparence, exempte de tailles, avoit payé, depuis quatre ans, trois ou quatre millions de livres chaque année. L'autorité du roi y étoit peu connue, ces levées se faisoient au nom des États, le nom du gouverneur de la province y avoit quasi plus de poids que celui de Sa Majesté. Le feu roi connoissant ces inconvénients avait désiré cet établissement (des élus) et n'avoit osé l'entreprendre[53]...

Ces paroles sont d'un homme qui a pris son parti. Peut-être cependant ne se rend-il pas assez compte des difficultés qu'il va rencontrer. Nous verrons -que Richelieu fit un grand effort pour supprimer les États provinciaux. C'est une des pages les plus importantes de l'histoire de son ministère. Il n'y réussit pas complètement, tant les traditions étaient puissantes sous l'ancien régime ; tant le droit des provinces ayant traité avec la royauté était indubitable. Mais nous verrons aussi que la prolongation d'un état de choses, incompatible avec la pensée unitaire qui dirigeait la politique générale du pays, fut la cause de grands troubles dans le royaume et lui lit courir de graves périls.

La survivance des institutions locales avec caractère de co-souveraineté, dans quelques-unes des régions les plus importantes de la France, laisse un grave problème posé, jusqu'à la Révolution. Ce problème, c'est celui du fédéralisme. La France sera-t-elle une et fondue en une seule masse pour faire face à tous ses adversaires et pour suffire à toutes ses tâches ? Là est la question. Elle est connexe cette autre, non moins grave : la France s'organisera-t-elle en monarchie libérale, dominée par une puissante aristocratie : ou bien risquera-t-elle l'aventure d'une autocratie centralisée, conduisant infailliblement au régime démocratique ?

On sait ce qu'il en est advenu ; mais on ne sait pas assez que la double solution est restée en suspens pendant tout l'ancien régime. L'école libérale, Bodin, Guy Coquille, Fénelon, Saint-Simon, Montesquieu, Mirabeau l'ami des hommes, se déclarent pour le système aristocratique et, par conséquent, ils sont favorables à l'institution des États[54]. Les ministres des rois et le parti populaire sont au contraire hostiles, et ils travaillent. sans relâche, à la destruction des vieilles institutions particularistes[55].

A la veille de la Révolution, en 1788, la royauté, dans le désarroi des grandes crises qui se préparaient, abandonna un moment ses propres traditions ; elle convoqua les assemblées provinciales, et essaya de ranimer ces institutions locales qui avaient. pour ainsi dire, péri sous ses coups. Mais l'expérience ne fut pas longue. On vit, d'un bout à l'autre du royaume, reparaître. avec une fougue redoutable, les idées de séparatisme et de fédéralisme. La Bretagne, le Dauphiné, la. Provence, réclamèrent nettement leur autonomie. Plusieurs de ces provinces refusèrent d'envoyer des députés aux États généraux. L'unité française, constituée avec tant de peine, était de nouveau mise en péril. A voir la force et l'élan de ce mouvement, on pouvait se demander si la Révolution allait se faire dans le sens du provincialisme aristocratique et fédéral, ou dans le sens de l'unitarisme démocratique[56].

Cette fois ce fut le parti populaire, le vieux parti légiste qui, aidé par la démocratie des provinces du centre reprit, des mains de la royauté, l'œuvre que celle-ci se déclarait impuissante à achever. Paris proclama l'unité et l'indivisibilité de la République. Mais il ne faut pas s'étonner de voir les constituants chercher, parmi les ministres des rois, les précurseurs de leur politique de centralisation et de nivellement : Laissons les aristocrates, dit le résumé des cahiers des États généraux, laissons les aristocrates se déchaîner coutre la mémoire de ce ministre intrépide qui terrassa leur orgueil et vengea le peuple de l'oppression des grands. En immolant de grandes victimes au repos de l'État, il en devint le pacificateur. Il porta, le premier, le véritable remède au mal, en abaissant les pouvoirs intermédiaires qui opprimaient la nation depuis près de neuf siècles[57].

Les libertés municipales.

Je parlerai brièvement des libertés municipales. Le bruit qu'elles ont fait dans l'histoire a quelque peu exagéré leur importance. Certains écrivains se sont demandé si la France n'avait pas été, à une certaine époque, sur le point de se découper en une foule de petites républiques indépendantes, comme l'Italie et les Flandres. Quelques érudits mène, un peu enflammés pour l'objet de leurs études particulières, ont manifesté le regret que le principe de la souveraineté des communes n'ait pas eu sa place dans notre constitution politique. Il est inutile de troubler, dans leur chimère rétrospective, des hommes honorables dont les travaux n'en restent pas moins utiles, et je constaterai simplement qu'aux environs de l'année 1614, les libertés municipales étaient mourantes.

Le type le plus connu de ces constitutions urbaines, celui de la commune jurée, ou commune à charte, avait disparu depuis longtemps. Il ne s'était guère développé, d'ailleurs, que dans certaines régions voisines des frontières ou placées sous la domination de grands seigneurs rivaux des rois. Dans ces petites publiques, constituées par la violence, des oligarchies locales s'étaient emparées du pouvoir et l'avaient exercé tyranniquement ; la paix sociale avait été continuellement troublée. Aussi, les populations urbaines demandèrent elles-mêmes à être débarrassées du fardeau de leur indépendance. Les premières chartes n'étaient pas en vigueur depuis deux siècles, qu'elles tombaient en désuétude et qu'on voyait se multiplier ce qu'on a appelé, d'une expression énergique, les suicides de communes[58].

Mais un autre type de constitution municipale, celui de la bonne ville, ou ville privilégiée, eut à la fois plus d'extension et plus de vitalité[59]. Il subsista jusqu'aux temps modernes. Son origine se rattache à la période d'annexion et de conquête. Aux villes qui se révoltent contre leur seigneur ou qui s'arrachent elles-mêmes la domination étrangère, le roi accorde sans compter les franchises et les privilèges[60]. L'Anglais d'ailleurs lui avait donné l'exemple. Les deux partis se disputaient les places fortes à coups de traités avantageux. Celles qui ouvraient leurs portes aux rois de France recueillaient le bénéfice de leur prompte décision ; celles qui résistaient plus longtemps élevaient le prix de leur capitulation. La bonne ville, la ville privilégiée se multiplie dans le royaume an fur et à mesure qu'il étend ses limites.

La bonne ville est, par essence, ville royale. Elle ne constitue pas un État, pas même une seigneurie. La charte lui était octroyée par le prince. Celui-ci se réservait, outre la souveraineté proprement dite, une sorte de contrôle sur l'administration municipale[61]. Partout il plaçait, à côté des magistrats locaux, des fonctionnaires royaux, les baillis, les prévôts, qui, dans la confusion des pouvoirs, cumulaient les attributions les plus diverses, la justice, les finances, et nième le commandement militaire.

La royauté fait un grand effort pour ramener les constitutions ainsi concédées à une certaine uniformité[62]. C'est à cette politique de la royauté qu'est dû le succès des Établissements de Rouen, charte non de libertés, mais de privilèges qui, au fur et à mesure de la complète, est acceptée, sauf de légères modifications, par la plupart des villes normandes et, en outre, par la Rochelle, Saintes, Oléron, Bayonne, Tours, l'Île de Ré, Niort, Cognac, Saint-Jean-d'Angély, Angoulême, Poitiers, en un mot par la plupart, des villes de l'Ouest arrachées à la domination anglaise. Ces chartes de privilèges ne sont pas perpétuelles. Ce sont des compositions, des concessions. Les villes s'habituent à en demander le renouvellement à chaque changement de règne.

Il faudrait commencer l'histoire du régime municipal en France à l'époque on la plupart des historiens spéciaux la terminent. En effet, le système d'institutions propre aux villes royales ou prévôtales, — qui furent de beaucoup les plus importantes et les plus nombreuses — ne meurt pas avec le Moyen Age comme celui des communes. Il persiste jusque dans les temps modernes et c'est par la série des actes transactionnels qui l'établissent et qui le modifient, que se fonde l'union si intime et si féconde de la royauté et de la. bourgeoisie des villes.

A partir du règne de Louis XI, le pouvoir procède par des mesures d'ensemble dans un royaume restauré et agrandi. Il se fit alors comme une espèce de liquidation du Moyen Age. Le roi rentrait en conquérant dans des provinces qui, depuis longtemps, avaient échappé à sa domination. Les anciens engagements étaient rompus, les vieux moules se brisaient. Louis XI, bonhomme et savamment familier, aimait à traiter de pair à compagnon avec les bourgeois des villes. Il flattait leur vanité pour les séduire ; il les ennoblissait pour diminuer la noblesse. Il multiplia les concessions de privilèges et de franchises ; mais, en même temps, il les régla. suivit cette politique dans la mesure où elle pouvait lui être utile contre la haute féodalité, mais jusqu'au point où elle ne pouvait nuire à son autorité[63].

Aussi, tandis que ce règne assistait à la consolidation et à la coordination des libertés municipales, il voyait les débuts d'une campagne très vive engagée par les agents royaux contre le principal privilège reconnu aux villes, celui de la juridiction. Cette campagne aboutit, après un demi-siècle, à l'article 71 de l'ordonnance de Moulins (1566) qui enlève aux magistrats locaux la connaissance des causes criminelles[64]. La création des présidiaux met, dans la main de la royauté, tout le personnel des légistes, et l'innombrable basoche répandue dans les villes où s'installent les nouveaux tribunaux.

Dès 1550, la, royauté avait créé dans chacune des dix-sept généralités du royaume, un fonctionnaire spécial chargé du contrôle des deniers des villes et devant lequel les maires, gouverneurs, échevins, conseillers et receveurs devaient répondre de leur gestion. Cet ensemble de mesures avait touché les familles municipales à la prunelle de l'œil[65]. Justement les guerres de religion venaient d'éclater. L'opposition aristocratique reprenait quelque vigueur. Aux États d'Orléans, on dut, a la demande du Tiers, revenir sur la mesure créant des contrôleurs. Les municipalités n'en gardèrent pas moins rancune à la royauté et on sait avec quelle violence la plupart des villes privilégiées se jetèrent dans la Ligue. Tous les éléments de désunion, féodalité, aristocratie, autonomie provinciale et communale, s'associèrent dans cette conjuration, pour livrer un dernier combat à la royauté absolutiste et centralisatrice.

La cause du particularisme fut vaincue encore une fois, mais au prix d'une lutte longue et pénible. Dans les négociations qui ramenèrent la paix, les villes trouvèrent une occasion suprême de rendre quelque apparence de vie à leurs antiques constitutions. Pour faire rentrer dans le giron de l'unité ces vieilles cités enorgueillies par dix ans de liberté, Henri IV ne ménagea pas les sacrifices. Avec chacune elles, il dut conclure un véritable traité, dont l'article le plus important stipulait toujours la reconnaissance des privilèges, franchises et libertés municipales.

Meaux est exemptée de tailles pour neuf ans ; Orléans est dispensée de toutes garnisons et le roi prend l'engagement de ne pas y construire de château ; Paris voit confirmer, dans leurs privilèges, son université, son corps de l'hôtel de ville, son prévôt des marchands, son échevinage et tous les autres collèges et communautés de quelque titre et qualité qu'ils soient. Rouen est exemptée de gens de guerre ; ses dettes lui sont remises ; elle obtient, pour six ans, des dispenses d'impôts et de tailles. Troyes s'assure la reluise des arriérés de ses impôts de trois ans ; Sens n'a pas de garnison, tous ses tribunaux locaux sont confirmés, elle est déchargée de deux années d'arriérés de tailles ; Lyon n'aura pas de citadelle, pas de garnison, pas de Suisses ; reconnaissance de ses privilèges en matière de foires, de manufactures de soie, de drap d'or et d'argent, exemption de tailles, exemption de ban et d'arrière-ban, privilège d'anoblissement pour les échevins et leur descendance ; avantages analogues pour Poitiers, Château-Thierry, Agen, Laon, Amiens[66]. Cette ville, d'ailleurs, connue la plupart des places frontières, est exempte de l'impôt de la gabelle, sous la condition de pourvoir à sa propre défense[67] : Et par ce moyen, dit le texte du traité, sera et demeurera le Gouvernement et la garde de la ville entre les mains du maïeur, prévôt et échevins. On sait que Henri IV eut à se repentir de cette concession qui remettait entre les mains des magistrats municipaux la plus importante des attributions royales, c'est-:u-dire l'autorité militaire. La ville, mal gardée, fut reprise par les Espagnols, et il fallut un siège long et pénible pour l'arracher aux mains des ennemis de la France.

On devine, par cet exemple, les vices d'un système qui eût abandonné aux oligarchies locales une partie importante de l'administration publique. Étroites, routinières et obstinées, elles ne songeaient, le plus souvent, qu'à accroître leurs exemptions particulières ou, du moins, à en laisser le legs intact à leurs successeurs. Dans les villes privilégiées, les chefs de la bourgeoisie, en se perpétuant dans les charges municipales et en administrant à leur profit. formaient des lignages échevinaux et constituaient, en quelque sorte, une nouvelle aristocratie. Ce résultat était d'ailleurs conforme aux vues qui, sous le règne de Louis XI, avaient présidé à l'organisation de la plupart des constitutions municipales. La génération spontanée de cette noblesse de cloche avait multiplié le nombre des privilégiés, et, en cela, elle avait paru favorable, tout, d'abord, à la royauté, dans sa lutte contre la noblesse et la baronnie féodale. Mais la mesure avait été dépassée et ces nouveaux anoblis, par leur nombre et par leurs prétentions, étaient devenus, sinon dangereux, du moins très encombrants[68].

Au point de vue politique, Henri IV avait été averti par le rôle qu'avaient joué, pendant la Ligue, les aristocraties municipales. Tout en faisant les nouvelles concessions imposées par les nécessités de la pacification, il avait gardé une arrière-pensée, celle de détruire, l'heure venue, ces organismes à demi-indépendants qui écrasaient les masses de leur poids superflu et qui, dans les époques de troubles, offraient tin point d'appui à la rébellion. Il faut voir de quel ton il parle, dans ses lettres, de ces magistrats de petite étoffe, lesquels sont en possession d'abuser de l'autorité de leurs charges et de mal faire. Il n'aura de cesse que quand il aura réduit à l'impuissance ces villes faibles et hargneuses qu'il faut brider de façon qu'elles ne puissent jamais plus regimber contre leur prince[69].

Les raisons de l'intervention de la royauté étaient multiples. Les villes étaient lasses de l'état de discorde où les entretenaient les rivalités politiques. Presque partout, le parti populaire, accablé sous le poids des charges publiques, implorait la tutelle d'un pouvoir supérieur. Dans ces milieux, que nous nous figurons volontiers calmes et à moitié morts, les compétitions électorales donnaient naissance à des querelles furieuses et à des bailles irréconciliables. Jamais administrations municipales ne furent plus corrompues et plus immorales qu'à cette époque. De tous côtés, dit Forbonnais, ce n'étaient qu'action de contrainte entre les maires, échevins et communautés, recours de garantie, emprisonnements, procès, inimitiés entre les habitants, au point quo le commerce en était interrompu[70].

La plupart des villes étaient obérées et touchaient à la faillite. On réclamait partout un contrôle gardant les communautés contre les folies de leurs administrateurs héréditaires. Enfin, les justices municipales avaient les mêmes défauts que les justices seigneuriales, et les légistes poursuivaient, partout en même temps, leur entreprise de les réduire à rien ou de les subordonner à la justice royale.

A partir du règne de Henri IV, la royauté mit directement la main sur les élections : Angers, à Poitiers, à Cognac, le système communal fut remanié et les villes durent se conformer, pour la désignation de leurs magistrats. aux indications qui leur arrivaient de la cour. Nous avons dit comment les choses se passèrent à Paris et nous avons vu que le gouvernement de Marie de Médicis ne se départit pas, sur ce point, de la politique suivie par Henri IV. Il en devait être de même après l'avènement de Richelieu au ministère ; et, sans exagérer la portée de son œuvre sur ce point, il n'était pas inutile de rappeler comment elle se rattachait à la politique générale des rois, et comment elle découlait, pour ainsi dire, de la nature des choses et de la force des circonstances.

Vers le même temps, une institution nouvelle apparaît qui doit être l'instrument de la ruine des libertés municipales : c'est celle des intendants. Dès que ces fonctionnaires arrivent dans les provinces, ils sont choqués par la fierté des magistratures locales ; ils en découvrent promptement les défauts et les faiblesses. Un plan d'ensemble dirige l'assaut qu'ils livrent aux municipalités. Ils en ont raison bien facilement ; car elles s'écroulent d'elles-mêmes, et si les familles urbaines restent attachées aux honneurs et aux distinctions qui résultaient de leurs chartes, la royauté exploite ce sentiment, pourtant respectable ; elle leur vend, à beaux deniers comptants, le maintien des privilèges qui, depuis longtemps, ne sont plus des liberté.

Les Coutumes.

Les institutions politiques, si étroitement unies qu'elles soient à l'existence des peuples, ne sont pas ce qui les louche le plus. Il y a, dans la vie sociale, quelque chose de plus intime et de plus délicat, ce sont les règles du Droit civil, celles qui décident des rapports des personnes et des biens, qui prennent le citoyen au berceau et le conduisent jusqu'à la tombe. Les conditions de la paternité, du mariage, de la filiation, de la propriété. des successions, intéressent immédiatement et continuellement tous les individus. Leur harmonie caractérise une société bien ordonnée. On peut concevoir un régime politique mauvais, subsistant avec un système de lois civiles satisfaisant ; mais il est certain que des institutions politiques même excellentes ne pourraient durer, si elles imposaient aux citoyens des lois qui ne seraient pas en conformité avec les mœurs.

Dans quelle mesure le gouvernement doit-il s'employer à régler les relations privées ? C'est la, peut-être, le plus difficile de tous les problèmes sociaux. La solution varie suivant les circonstances de temps et de lieux. La tendance actuelle est d'accroître l'autorité disciplinaire du pouvoir sur les mœurs. L'attribution législative est considérée aujourd'hui comme la principale des fonctions gouvernementales. Il nous parait indispensable qu'elle soit exercée normalement pour qu'un organisme politique soit complet et sain. Les temps modernes consomment mie si prodigieuse quantité de lois que si l'on suspendait, seulement pour une année, le travail de nos parlements et de nos assemblées délibérantes, les sources de la paix et de la liberté publiques eu paraîtraient taries.

Mais il n'en a pas toujours été ainsi. De longs siècles se sont écoulés durant lesquels il ne se faisait pas de lois. Le besoin de créer ou de restaurer les organes chargés de cette fonction ne s'est fait sentir que très tard et après d'autres nécessités considérés comme plus urgentes. Pendant longtemps, les populations de la France se sont accommodées, tant bien que niai, soit des législations anciennes, soit d'un régime d'usages et de coutumes se clé-gageant naturellement des relations quotidiennes. Il n'y avait pas de pouvoir législatif ; ou plutôt, le peuple était son propre législateur. Les enfants faisaient ce qu'avaient fait leurs pères, sans qu'ils fussent tenus d'obéir à des prescriptions nettement définies. Le citoyen était enfermé dans la tradition, non dans la règlementation[71].

L'usage a été, pendant longtemps, tout le droit de la France. C'est ce qui explique l'impossibilité où s'est trouvé l'ancien régime de constituer une législation nationale. Jusqu'à la révolution, les différentes parties du royaume sont restées attachées à leurs régimes particuliers. Il a fallu un bouleversement complet de l'ordre politique et de l'ordre social pour que, par un retour vers les idées antiques, on ait pu tirer du chaos des coutumes accumulées depuis des siècles, cette noble synthèse de l'expérience sociale qu'on appelle loi.

La décadence où la fonction et la production législatives étaient tombées au Moyen âge est d'autant plus extraordinaire que les temps immédiatement antérieurs avaient assisté à l'efflorescence juridique la plus féconde que le monde ait connue. Le Droit romain ayant produit sa moisson la plus abondante dans les derniers siècles de l'empire, Justinien, à la dernière heure, avait tout engrangé.

C'est probablement parce que le Droit romain était trop riche qu'il fut abandonné par les peuples. La fertilité de ses ressources embarrassa les esprits simples qui étaient obligés d'y recourir. On commença par résumer les grands recueils de Justinien, pour les rendre accessibles à la masse des plaideurs et des juges. Puis on trouva les résumés trop lourds et, enfin, les peuples laissèrent tomber les lois, l'une après l'antre, sur leur route, comme le Petit Poucet ses cailloux blancs.

Ce n'est pas que les nations germaniques qui avaient envahi l'Occident, à la chute de l'Empire romain, n'eussent une certaine aptitude à produire et à recueillir les lois. Il n'est pour ainsi dire pas une d'entre, elles qui n'eût son code et qui n'ait pris soin de le faire écrire et promulguer : loi salique, loi ripuaire, loi burgonde, loi des Allemands, elles ont été appliquées, elles sont parvenues jusqu'à nous. Quoique rudimentaires, elles ne nous paraissent ni trop singulières, ni trop déraisonnables. Pourquoi furent-elles abandonnées, comme les lois romaines, à partir du huitième et du neuvième siècle ? A ce phénomène, on a donné diverses explications ; il faut admettre la plus simple de toutes : c'est que le Moyen âge a connu des générations plus barbares encore que les barbares.

Il y avait, d'ailleurs, un grave élément de désordre dans le fait même de la multiplicité des législations. En raison du caractère de la conquête qui ne se fit pas d'un seul coup, mais par afflux successifs, chaque nouveau venu apportait sa loi propre, comme son bagage, saris l'arçon de sa selle. Une fois installé, il la gardait précieusement. De là une confusion, par suite, une ignorance qui s'ajoutèrent à tant de causes de décadence. Enfin, on trouva plus simple et plus commode de tout oublier à chaque famille, chaque seigneurie, chaque canton se constituèrent leurs lois, comme ils l'entendirent. En. cas de difficulté insoluble, il restait toujours l'appel à la force et il y a eu, dans notre histoire, une époque si misérable que tout l'effort des pouvoirs publics se bornait à essayer d'en réglementer l'usage.

La génération spontanée des lois nouvelles sur un terrain ainsi épuisé et abandonné depuis des siècles, est un phénomène tout aussi surprenant que la disparition complète des lois antiques. Trois siècles de repos furent comme une jachère qui rendit au sol sa fertilité. Vers le onzième siècle, une poussée extraordinaire se produisit, mais si capricieuse, si déréglée, que son abondance parut, au premier aspect, aussi fâcheuse que la stérilité de l'âge précédent.

Qui fera le dénombrement des lois particulières que la France connues ? D'après Beaumanoir, chaque seigneurie avait son droit civil si qu'on ne pourroit pas trouver el royaume de France, deux chastelenies qui de toz cas usassent d'une meisme coustume. Un auteur qui cite et commente ce texte célèbre, fait observer que, dans une seule province de duché de Bourbonnais), il y avait deux cent quarante seigneuries avec droit de justice ; de façon que la loi civile changeait non seulement de bourg à bourg, mais de village à village, de quartier à quartier. Ainsi, dans la châtellenie de Vichy, le gain de survie de la femme était, hors la ville, d'un tiers denier ou moitié de la dot et, dans la ville, du tiers denier à son choix ou de la moitié des meubles en propriété et de la moitié en usufruit des héritages de son mari[72]. A Lourdes, la rue du Bourg avait un droit différent de celui des antres rues et les filles y étaient exclues par les môles de la succession paternelle ou maternelle[73]. On ferait une carte très compliquée de la France, si on essayait de figurer les divers régimes appliqués à la communauté entre époux et à son corollaire, le douaire. D'ailleurs, la plupart des auteurs reconnaissent que le chef de la maison, qui, pour les affaires extérieures, représentait sa mesnie devant la justice, était, pour les affaires du dedans, le juge et le chef de cette mesnie : les femmes et les enfants, les serfs et souvent, ô. mon avis, les clients étaient jugés par lui[74]. Il était donc juge souverain et législateur, en vertu du proverbe : charbonnier est maître chez lui.

Cependant la vie sociale ne peut se réduire à n'être qu'une collection de taupinières existant côte à côte et sans aucune communication entre elles. Alors nième que les lois se taisent, les besoins parlent. Il s'établit fatalement, par ces rencontres d'intérêts, des façons d'agir qui, en se répétant, deviennent des usages. La force du précédent a toujours été grande sur l'animal imitateur et éducable qu'est l'homme. Les précédents multipliés forment la coutume.

Comment la constate-t-on, au début ? Par le témoignage du nombre. De là cette première forme d'édiction de la loi que nous trouvons aux origines du droit moderne et que les feudistes ont nommé l'enquête par turbe. On convoque un nombre suffisant d'habitants d'un canton, d'un village, et ou constate l'usage d'après leur témoignage. C'est une sorte de referendum ou mieux encore de plébiscite très rudimentaire, mais qui, pourtant, a cette portée de faire reposer la loi sur le consentement populaire.

Il est trop facile de signaler les inconvénients d'un tel système ; le plus évident est l'abus résultant de la subornation de témoins. Des législateurs de cabaret rendirent des lois selon les besoins de la cause et selon les intérêts de ceux qui leur payaient à boire. Montesquieu a démontré avec force que la plaie du témoignage oral fut une des causes qui répandirent l'usage du duel judiciaire. Plutôt que d'en passer par ces enquêtes dispendieuses et sujettes à caution, on préférait s'en remettre au sort des armes, ou tout bonnement au hasard.

Les praticiens qui avaient abusé, plus que tous autres, de l'enquête par turbe, finirent par la prendre en dégoût. Les plus honnêtes d'entre eux, pour donner quelque fixité à cc terrain mouvant où le droit s'enlisait, se mirent à rédiger le style des tribunaux devant lesquels ils plaidaient. Ces recueils, tout informes, rendaient cependant des services si appréciés qu'on sentit le besoin de les multiplier et de les compléter. De là les premières rédactions de coutumes, rédactions individuelles et particulières, mais qui, bientôt, reçurent une certaine autorité par la sanction des pouvoirs locaux qui en appréciaient l'utilité[75].

Tel fut également le caractère des premiers monuments législatifs où continence à se reconnaître l'empreinte des pouvoirs politiques : les Assises de Jérusalem, les Établissements de saint Louis, les Coutumes du Beauvoisis, de Beaumanoir, le Grand Cou-lainier dit de Charles VI et la, Somme rurale de Boutillier. Tous ces recueils sont dictés par l'usage. La puissance législative du prince y est réduite à sa plus simple expression. Le plus souvent, ce n'est qu'un nom qui orne le frontispice du livre et qui inspire confiance dans les décisions qu'il contient.

C'est qu'en effet, jusqu'au quatorzième siècle, au moins, cette autorité législative était bien peu de chose. Si l'on examine attentivement les actes rendus sous les Capétiens antérieurs à Philippe le Bel et que les compilateurs ont appelés ordonnances, on s'aperçoit que cette qualification ne leur convient guère : ce sont de simples actes de règlement ou des dispositions prises en vue de cas particuliers ; ce ne sont pas des mesures d'ensemble définissant les relations permanentes des personnes et des intérêts. Beaumanoir est d'avis de ne reconnaitre force légale aux établissements royaux qu'à la condition qu'ils ne soient pas en contradiction avec les anciennes coutumes : qu'il ne griève pas as cozes qui sont fêtes du tans passé, ne as cozes qui avienent dusqu'à tant que li establissement sont commande à tenir. Boutillier lui-même, quoiqu'écrivant beaucoup plus tard, ne reconnaît au prince le droit de faire des établissements qu'en temps de guerre et de famine, parce qu'alors, dit-il, nécessité excuse[76].

Cependant le roi avait, comme duc de France, une certaine autorité de réglementation sur ses domaines. Comme suzerain, il pouvait aussi prendre, de l'avis de ses barons, des décisions que ceux-ci s'engageaient à appliquer dans leurs fiefs. Ce furent là les premières ordonnances[77]. Elles sont, le plus souvent, contresignées par les grands feudataires et reçoivent ainsi une sorte d'exequatur pour les parties du territoire qui ne sont pas placées sous l'obédience directe du roi. C'est sous Philippe le Bel que cette mention disparaît[78]. Mais, à partir de cette époque, la plupart des grandes ordonnances sont promulguées à la demande et d'après les cahiers des États généraux. Les trois ordres, représentant l'assemblée de tous les seigneurs du royaume cautionnent, en quelque sorte, la volonté royale, selon les termes de la règle traditionnelle en France : lex fit consensu populi et constitutione regis.

Cette collaboration du peuple et du pouvoir pour l'édiction de la loi, soit sous forme de coutumes, soit sous forme d'ordonnances, est de règle dans -notre histoire, et c'est toujours le peuple ou ses représentants qui jouent le rôle le plus important. La royauté, il est vrai, fit de grands efforts pour s'emparer du pouvoir absolu en matière législative. Dans les ordonnances, il n'est question que de pleine et entière puissance, de science certaine, d'entière autorité. Il se fonda, de bonne heure, une école qui se donna pour tanche de développer les principes et de réaliser les ambitions contenues dans ces formules. Ce sont les légistes. A la fois hommes de science et hommes de pratique, ils empruntèrent au droit romain le type de hiérarchie et de discipline qui avait produit. dans la famille, la puissance paternelle et, dans la société, le despotisme impérial.

Venus du midi, élèves des universités italiennes, ils gagnèrent le nord par des étapes successives qui sont Montpellier, Toulouse, Poitiers et Bourges. Ils apprirent aux feudistes français les doctrines méridionales et c'est à leur exemple que les jurisconsultes d'Orléans, restés Fidèles à la langue populaire, traduisirent l'axiome latin: quod principi placuit ita lex esto, par le dicton français : Si veut le roi, si veut la loi[79].

Ils entourèrent la royauté, et c'est par leurs conseils que celle-ci s'engagea dans la politique des ordonnances, persuadée que puisqu'elle avait le pouvoir d'édicter la loi, elle avait aussi l'autorité nécessaire pour la faire appliquer. Mais les jurisconsultes royaux se trompaient. Le roi trouvait, sans presque s'en apercevoir, une résistance invincible dans J'inertie des peuples. Les ordonnances n'étaient pas discutées ; mais elles étaient le plus souvent éludées[80]. Dans les lois, il se faisait une sorte de départ entre ce qui choquait les sujets du royaume et cc qui était à leur convenance. Les nouveautés, parfois les plus raisonnables, passaient rapidement à l'état de lettre morte. Même ceux des actes législatifs qui avaient été rendus après une assemblée d'États et sur les cahiers des trois ordres, même ces actes solennels ne faisaient qu'effleurer, si je puis dire, le bloc des usages et des coutumes antérieures et il était passé en proverbe de dire de ces ordonnances : après trois jours, non valables.

Ce dédain, en quelque sorte instinctif, des peuples pour la nouvelle loi écrite, explique le nombre infini d'actes législatifs, soit confirmatifs, soit contradictoires, qui encombrent le répertoire de l'ancienne jurisprudence française et qui forme cet abîme judiciaire dont parlait Richelieu. Il est pavé des bonnes intentions de la royauté. Les légistes, affairés et toujours à l'œuvre, brassaient sans cesse de nouvelles lois qu'ils croyaient bien supérieures à celles que leurs ainés avaient confectionnées avec un zèle non moindre. Mais ces produits hâtifs d'une sagesse à courte vue et d'une logique à courte portée, se heurtaient à l'indifférence générale et allaient bientôt emplir le charnier des lois mort-nées.

Le roi, maitre en théorie, voyait, dans la pratique, son autorité de réglementation se borner aux actes nécessités par les besoins de la politique journalière et le mot de Beaumanoir restait toujours vrai : On doit savoir que si le roi fet aucun établissement novel, qu'il ne griève pas as coses qui sont fetes du tans passé. Le droit royal reste donc, de toutes parts, borné par la coutume.

C'est qu'en effet, la royauté, en matière législative comme en matière politique, était liée par des engagements solennels. La plupart des provinces, au moment on elles avaient consenti à faire partie du royaume, avaient réclamé et imposé, comme première condition de leur adhésion, le respect de leurs lois particulières, de leurs privilèges, libertés et coutumes. Le roi avait donné sa foi ; il n'était plus libre. N'aurait-il pas eu à lutter contre les mœurs qu'il n'eût pu, sans déloyauté, rompre le pacte qu'on prenait soin, d'ailleurs, de faire renouveler à chaque changement de règne.

La royauté comprit, de bonne heure, son impuissance ; ou plutôt, par une heureuse prudence, elle ne tenta pas de s'arracher prématurément au cercle dans lequel les traditions, les mœurs, ses propres engagements l'avaient enfermée ; elle se décida à couvrir de son autorité ce qu'elle ne pouvait ni remplacer, ni détruire. Elle prit l'initiative de la rédaction officielle des coutumes.

Charles VII, par l'ordonnance d'avril 1453, décida que les coutumes, usages et styles de tout le royaume seraient rédigés et mis en écrit, tels qu'ils seroient accordés par les coutumiers, praticiens et gens de chacun estat desdits pays du royaume. Ces expressions sont significatives. Le roi se contente de recueillir, de la bouche du peuple, la loi qu'il s'agit d'écrire[81]. Il ne parle pas ; il écoute. C'est la vieille enquête par turbe qui reparaît, entourée, il est vrai, de garanties qui vont donner, cette fois, à l'usage constaté, une autorité qu'on n'avait pu lui attribuer dans les temps antérieurs.

Le procédé employé pour colliger les coutumes est non moins caractéristique que les expressions dont. se sert l'ordonnance. Le roi désignait, d'ordinaire, deux ou plusieurs membres du parlement, personnages d'autorité et de doctrine, un Christophe de Thou, un Barthélémy Faye, un Jacques Viole et leur donnait l'ordre de se rendre dans les principales villes des provinces. En chacune des dites villes, ils doivent convoquer et assembler les gens des trois États de chacune des dites provinces, lesquels à ce faire seront contraints... en présence et du consentement desquels États vous enjoignons de nouvel rédiger et accorder, si besoin est même corriger et abroger lesdites coutumes ou partie d'icelles... pour lesdites coutumes ainsi rédigées, accordées, modérées et corrigées comme dit est, être publiées et enregistrées ès greffes des principaux sièges desdites provinces et dorénavant gardées et observées comme loy et édit perpétuels et irrévocables.

Ces hommes convoquaient effectivement les gens des trois États, et alors avait lieu une assemblée tumultueuse où figuraient, pour le clergé, les évêques, les abbés, les représentants de toutes les institutions ecclésiastiques, grand nombre de curés, prieurs, chapelains, etc. ; pour la noblesse, tous les seigneurs et détenteurs de fiefs, par eux-mêmes ou par leurs représentants ; pour le Tiers, les officiers du roi et les praticiens, en outre les maires, échevins et représentants de chacune des villes de la province. Dans cette assemblée, composée souvent de près de mille personnes, les commissaires royaux prenaient la parole ; ils rappelaient l'objet pour lequel on était réuni. Ils faisaient prêter par tous le serment accoutumé : à savoir qu'en leurs loyautés et consciences, les assistants rapporteraient ce qu'ils avaient vu garder et observer des coutumes anciennes du pays et ce qu'ils en sauraient... ayant seulement égard.au bien public, nous disant aussi leurs avis et opinions de ce qu'ils trouveront dur, rigoureux et déraisonnable des coutumes anciennes ci-devant par eux observé pour, comme tel, être, par nous tempéré, modéré, corrigé ou du tout tollu et abrogé.

Les commissaires avaient pris soin de réunir, par avance, tous les documents écrits pouvant les renseigner sur les usages locaux. Ils donnaient lecture de quelque coutumier antérieur faisant déjà autorité devant les tribunaux. Au fur et à mesure que les articles défilaient dans leur ordre ancien, le plus souvent confus et illogique, les intéressés se levaient, les hommes d'expérience présentaient leurs observations ; des discussions s'engageaient ; des réclamations parfois très vives se produisaient. On s'efforçait de faire entendre raison à tout le inonde et d'amener l'accord. Si, cependant, les réclamants s'obstinaient, on donnait acte de leur opposition, et on passait outre. Ils restaient libres de se pourvoir devant les tribunaux et de faire valoir leur droit contre celui qu'adoptaient les autres membres de l'assemblée. Le procès-verbal rédigé, lentement, péniblement, au milieu des interruptions continuelles, était enfin clos et authentiqué par les commissaires royaux. Les articles, apportés au Parlement, étaient enregistrés au greffe ; à partir de ce moment, ils faisaient foi comme coutume d'une des provinces du royaume[82].

La loi était ainsi constituée par la volonté nettement exprimée et débattue de tous les sujets du royaume ou de leurs représentants ; le roi, malgré l'ampleur des préambules, n'intervenait que pour l'homologuer et la ratifier. Sous cette nouvelle forme, plus authentique et plus solennelle, elle reste toujours loi particulière. Chaque province, chaque canton avait ses usages propres. Nombre de ces coutumes n'ont pas été rédigées ; elles n'en gardaient pas moins toute leur autorité aux yeux de ceux qui les suivaient. Dans la rédaction des plus importantes, les usages particuliers avaient été expressément réservés. Malgré l'effort accompli, le droit coutumier conservait donc son aspect hérissé et complexe. On cherchait en vain à confondre, dans un courant unique, ces sources diverses qui, tout en suivant des voies souvent parallèles, refusaient de mêler leurs eaux.

Dans ces conditions, le travail de compilation des coutumes était très ardu ; on comprend qu'il ait pris plusieurs siècles. Décidé sous Charles VII, poursuivi, avec une certaine ardeur, au début du seizième siècle et notamment sous le règne de Louis XII, interrompu par les troubles civils, il ne fut achevé que sous Henri IV. Les coutumiers colligés par les commissaires royaux gardent la trace des circonstances dans lesquelles ils ont été rédiges. Le désordre y règne ; des lacunes capitales y subsistent ; l'esprit qui les a dictés est souvent rétrograde et s'inspire trop visiblement de lit conception étroite des intérêts particuliers et de la vieille tradition féodale. Mais, sortie spontanément du sol, la nouvelle loi a quelque chose d'abondant, de vigoureux et de pratique qui livre une ample matière au travail de sélection qu'accompliront les figes futurs. Cette végétation luxuriante commence, d'ailleurs, à se régler. Le nombre excessif des lois antérieures est réduit et l'école des jurisconsultes royaux va s'employer à émonder et à purifier le recueil, si vaste encore, des coutumes rédigées. Il n'y a plus en France qu'environ deux cents législations différentes, et c'est lit un grand progrès[83].

L'initiative prise par la royauté était aussi habile qu'utile. Une de ces heureuses transactions chères à sa politique lui donnait, au point de vue législatif, les apparences d'une autorité dont la réalité lui échappait encore. Le roi promulguait des lois nouvelles ; il pouvait affirmer et ses légistes soutenaient, sans hésiter, qu'il en était l'unique auteur. Ils se complaisaient dans la formule que nous trouvons répétée à satiété dans leurs ouvrages que le roi est fontaine et mer de tout droit.

Un examen plus attentif des faits leur ont appris, tout au contraire, qu'au début du dix-septième siècle il n'y avait pas, é proprement parler, en France, de droit royal. Le droit romain occupait plus d'un tiers du pays ; le droit canon réglait toutes les matières ecclésiastiques et les matières connexes ; le droit coutumier ou, pour parler plus exactement, les droits particuliers des diverses provinces, cantons et localités, dominaient le reste du royaume. Certaines régions n'avaient pas de droit du tout ; elles empruntaient, selon les circonstances, telle ou telle partie des coutumes voisines ; d'autres hésitaient entre deux coutumes, et y recouraient concurremment[84]. Partout, d'ailleurs, il fallait faire la distinction entre le droit noble et le droit roturier[85].

Dans cette confusion, on chercherait en vain un principe dirigeant. La grande école de jurisconsultes qui fleurit à la fin du seizième et au début du dix-septième siècles, reprend la tâche qui avait déjà fatigué l'effort des légistes ; ils poursuivent l'idéal de l'unité législative. Ils appliquent à cette recherche une ampleur de vues, une ardeur, une autorité sans égales. Les plus grands s'efforcent d'élever l'édifice d'un droit national ou, du moins, d'en jeter les bases. Mais aucun n'y réussit et la divergence de leurs doctrines prouve que la vue claire des choses leur échappe encore[86].

Certains d'entre eux, frappés par la grandeur des lois romaines et par l'autorité de la raison écrite, voudraient faire refluer vers ce passé illustre, les hésitations des âges modernes. Tout le fatras des coutumes n'est, à leurs yeux, qu'une dégradation méprisable des doctrines découvertes et appliquées par la sagesse antique. Ils traitent le droit coutumier de barbare et de haineux. Ils proposent qu'en l'absence d'usages particuliers, on recoure toujours au droit romain, considéré comme le droit normal et naturel et ils entreprennent des travaux immenses destinés à préparer toute la réforme des lois par l'adaptation des textes anciens aux idées et aux aspirations nouvelles[87].

Il y avait, par contre, un parti national qui protestait vivement contre cette éternelle sujétion vis-à-vis de Rome. Il rejetait le droit romain comme le reste d'un joug depuis longtemps détesté. Il soutenait que tout ce qu'il y a de bon dans la législation antique était aussi dans les coutumes et qu'il fallait s'en tenir au droit autochtone. Pour ce parti, l'objet de la science juridique était le rapprochement et la féconde interprétation des coutumes. Il les complétait l'une par l'autre. En cas de lacune trop évidente, il pensait que la coutume de Paris, c'est-à-dire de la capitale, devait être imposée aux provinces et, poursuivant jusqu'au bout sa campagne très fortement nationale et centralisatrice, il affirmait que le droit romain lui-même ne devait être consulté que comme une coutume, à défaut d'un droit coutumier quelconque pouvant s'appliquer au litige débattu[88].

D'autres enfin, préludant de loin à l'œuvre de la Révolution, contemplaient avec dégoût le chaos des législations antérieures, et se demandaient si la raison pouvait réellement se satisfaire de cette effroyable incohérence. Leur esprit concevait l'idéal d'un droit supérieur et d'un ordre social meilleur se reflétant dans un appareil législatif heureusement combiné.. Ils pensaient que le cerveau de l'homme peut tirer de l'expérience des siècles, une œuvre nouvelle, un code, qui fia, non comme celui de Justinien, une compilation de décisions particulières, mais la réalisation d'une conception rationnelle dosant avec équité les droits du citoyen et ceux de la société. L'un des plus grands, parmi les jurisconsultes français, Domat s'efforçait de rétablir les lois dans leur ordre naturel[89]. Il créait un puissant modèle de logique qui ouvrait la voie aux tentatives plus pratiques des Pussort et des d'Aguesseau.

Tous ces efforts sont honorables. Ils devaient produire leurs résultats dans l'avenir. Mais, jusqu'à la fin de l'ancien régime, ils se heurtèrent à l'autorité des coutumes et aux engagements pris par la Royauté. La province, avec ses traditions fortes, sa crainte des nouveautés, son esprit trop souvent mesquin, s'opposa aux tentatives faites pour unifier les lois françaises. Les tribunaux, les hommes de loi, les plaideurs eux-mêmes se plaisaient dans ce labyrinthe des législations locales qui ouvrait aux subtilités de la chicane, des régions toujours inexplorées. Si le bon sens, la raison, la justice reprenaient leurs droits, quand les hommes étaient arrachés à leurs préoccupations journalières ou quand ils étaient placés assez haut pour voir mieux et plus loin, le poids des préjugés particuliers accablait bientôt les volontés les plus fermes et les esprits les plus éclairés.

Au début du dix-septième siècle, la France était encore bien éloignée de cet idéal qu'elle poursuivait depuis si longtemps. La rédaction des Coutumes venait seulement de s'achever. Les efforts des grands jurisconsultes du seizième siècle restaient à peu près stériles. La monarchie française n'a pas eu de droit propre. Liée indissolublement au passé, elle n'a pu établir, en matière de législation, un système unique dont l'effet eût été nécessairement de détruire les privilèges des provinces et les privilèges des classes.

Les coutumes subsistèrent intactes jusqu'à la Révolution. A l'Assemblée constituante, la vieille Normandie, féconde en procès, se plaignit vivement par l'organe de son député, Achard de Bonvouloir, de la prétention qu'affichait la majorité de ne tenir aucun compte des législations particulières et des engagements pris par la Royauté, an moment de la réunion des provinces à la couronne. Dans la séance du 11 mars 1791, ce député s'éleva avec énergie contre l'égalité proposée dans les partages de succession, déclarant que le projet du comité tendait à détruire les coutumes de la ci-devant province de Normandie et que la majorité des ci-devant Normands entendait conserver sa coutume. Vers la fin de la session, il protesta, de nouveau, contre l'abolition des prérogatives et des coutumes de Normandie et se prononça pour une variété de lois et de règlements en rapport avec les mœurs et les habitudes particulières de chaque province[90].

Ces paroles furent les dernières que prononça l'autonomie législative expirante. Sur les ruines du privilège, la nation unifiée allait élever cet édifice de l'unité législative auquel, pendant des siècles, la Royauté avait inutilement travaillé.

 

 

 



[1] Cette différence capitale qui existe entre les origines politiques de la France et celles de l'Angleterre a été admirablement mise en lumière par M. BOUTMY, dans son livre : Le Développement de la constitution et de la société politique en Angleterre, Plon, 1887, in-12°. Elle n'avait pas échappé aux publicistes du dix-huitième siècle. Voir notamment DELORME, la Constitution de l'Angleterre, Genève, 1787, in-8° ; et MOUNIER, Nouvelles observations sur les États généraux de France, 1789, in-8°. Les seigneurs d'Angleterre, après la conquête de Guillaume, furent toujours dans une étroite dépendance du monarque. Ils n'eurent jamais sur leurs sujets la puissance souveraine et quand le pouvoir de la couronne devint accablant, les communes et les seigneurs se prêtèrent un mutuel appui. La réunion des efforts et des principes fit obtenir une grande charte commune à toute l'Angleterre. En France, au contraire, les grands vassaux se conduisirent longtemps en souverains de leurs provinces ; après leur réunion, sous la puissance du roi, leurs sujets restèrent attachés à des usages particuliers, à de prétendus privilèges qui ne valent pas les droits des hommes libres, droits qu'ils auraient pu se procurer et qu'ils ont sacrifiés à des prétentions chimériques. (p. 26.)

[2] L'alliance de la royauté et des partis populaires est un fait trop connu pour qu'il y ait lieu d'y insister. Citons seulement deux exemples se rapportant à des faits d'annexion relativement récents (1552). Il s'agit de Metz et de Verdun : A Metz, on avait habilement semé la division entre les riches et les pauvres ; on avait réveillé l'antipathie du peuple contre la bourgeoisie qui s'était emparée de toutes les places et de toute l'influence dans le gouvernement de la cité. Aussi, quand le corps municipal ordonna qu'on prit les armes pour s'opposer à l'entrée des troupes royales, personne ne bougea, et le connétable pénétra dans la place sans verser une goutte de sang. Une bonne garnison fut établie dans cette ville qui, depuis, est restée à la France. GUILLEMIN, Cardinal de Lorraine (p. 48). — La ville de Verdun n'offrit pas plus de résistance. Là comme à Metz, les magistrats séculiers empiétaient chaque jour sur l'autorité épiscopale. Là aussi, les riches s'efforçaient d'exclure les pauvres de toutes les charges publiques. Le cardinal de Lorraine qui était évêque de cette ville, n'eut pas de peine à persuader au peuple qu'il avait tout à gagner en se plaçant sous la protection du roi de France. Quand toutes les mesures furent prises, le connétable se présenta à la tête de ses troupes et s'empara de la place sans tirer l'épée. (Ibid., p. 49.) — Pour Angers, V. MOURIN, la Ligne et la Reforme en Anjou.

[3] Voir ISAMBERT, Arh. Lois françaises (t. XII, p. 375). — Cf. DUPUY, Histoire de la réunion de la Bretagne à la France. — Voici un exemple en sens contraire qui donne la mesure de la liberté d'appréciation laissée aux provinces dans le choix de la nationalité à laquelle elles devaient appartenir : En 1400, les communautés de Guyenne furent sollicitées de passer au roi de France. Les communautés desdites cités considérèrent s comment le royaume de France était vexé et molesté de tailles, de fouages et de toutes exactions vilaines dont on pouvait extorquer argent... Encore nous vaut-il mieux, dirent-ils, être aux Anglais qui nous tiennent francs et libres, et puis nous avons plus de marchandises, de vins, de laines et de draps des Anglais, que nous n'avons des Français. Chroniques du Religieux de St-Denys, en l'année 1400.

[4] Journal de BASSOMPIERRE, Édit. Soc. hist. de France (t. I, p. 244).

[5] Je suis heureux de citer ici, à l'appui, ce passage d'un livre de haute autorité dont rai fait fréquemment usage : Le succès de cette rapide campagne (la campagne de Louis VIII en Saintonge et en Poitou, 1224) était dû en partie à l'empressement qu'avaient mis les bourgeois des villes à se déclarer en faveur du roi de France... De nos jours, des historiens se sont étonnés de la promptitude avec laquelle les villes s'étaient soumises. alors qu'en passant à la France, elles devaient perdre tous les débouchés de leur commerce, se voir fermer la mer et en dire réduites à ne plus naviguer qu'en contrebande sous le pavillon des Templiers. L'espoir de voir enfin le pays pacifié, les seigneurs disciplinés et la sécurité rétablie suffi à expliquer leur attitude... Louis VIII, bien entendu, leur prodigua les confirmations de privilèges et franchises. GIRY, Établissements de Rouen (t. I, p. 250).

[6] Ce mot de protection revient souvent dans des cas analogues. Ainsi, à propos de Strasbourg, des Noyers écrit à Richelieu : J'ai été à Strasbourg pour leur présenter les lettres du roi et les faire bien payer de toutes les munitions de bouche qu'ils avaient fournies à l'armée. Nous l'avons fait avec applaudissements et leur avons distribué quelques médailles du roi pour témoignage de l'affection de Sa Majesté envers eux. Ils les ont reçues avec de grandes marques de satisfaction, mais je n'y vois rien à espérer davantage... ils sont républicains et fort amoureux de leur liberté, qu'ils croiraient blessée par le simple mot de protection. Aff. étr., t. 804 (f° 293), cité par d'AVENEL (t. III, p. 138).

[7] L'octroi des libertés et franchises était le seul moyen d'annexion, comme il avait été l'unique moyen de civilisation. Le mouvement fut général et profond ; il était devenu irrésistible. La charte de Mâcon porte (art. 18) : Les citoyens et habitants de Mâcon ne doivent tailles, ni complaintes, ni tollés, ni chevalerie, ni aides, ni mariages, ni conquises, ni autres exactions, ni subvention, ni nouvelletés quelles qu'elles soient, et ne peuvent être contraints à prêter sinon de leur volonté. Le nombre des villes qui eurent des chartes semblables, dit DARESTE DE LA CHAVANNE, est immense. Il n'y eut point de ville, point de bourg qui n'eut ses libertés et franchises propres. FUNCK-BRENTANO, Introduction au Traité de l'Économie politique de MONTCHRESTIEN (p. LXX).

[8] Voir, pourtant, ce que nous disons ci-dessous du parti des Grands.

[9] MOUNIER, loc. cit. (p. 1).

[10] Montesquieu, à qui rien n'échappe, n'a pas manqué de relever la corrélation qui existait entre la monarchie de Louis XIV et le système du privilège. C'est ce qu'il dit, dans cette manière parfois un peu trop fine qui est la sienne, quand il donne, comme le principe de la monarchie, l'honneur, c'est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition. Il ajoute immédiatement, pour ne laisser aucun doute sur sa pensée : Le gouvernement monarchique suppose des prééminences, des rangs et même une noblesse d'origine. La nature de l'honneur est de demander des préférences et des distinctions ; il est donc, par la chose même, placé dans le gouvernement. C'est volontairement que Montesquieu n'a pas prononcé le mot de privilège. Favorable au système aristocratique, il craignait probablement d'affaiblir sa thèse en employant des expressions qui, dès le dix-huitième siècle, avaient un sens odieux. Mais il ne se trompait pas sur les effets de la politique royale et il savait que l'existence de la monarchie était en corrélation nécessaire avec celle des classes privilégiées : Il y a des gens qui avaient imaginé d'abolir toutes les justices patrimoniales des seigneurs. Ils ne voyaient pas qu'ils vouloient faire ce que le Parlement d'Angleterre a fait. Abolissez, dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes, vous aurez, bientôt un État populaire ou bien un État despotique. — FORBONNAIS remarque, dans ses Recherches des finances, sous l'année 1610, que le goût pour le privilège était le sentiment caractéristique de la nation ; et il ajoute que, dans les provinces abonnées au droit de franc-fief, le tiers état riche se soumettait volontiers à payer ces nouveaux droits sans cependant posséder un pouce de terre, parce que payer cet impôt seulement était une apparence de noblesse et constituait une distinction. Cité par DONIOU (p. 322).

[11] Voir les indications que nous avons données ci-dessus au sujet de l'origine des États généraux. Il faut consulter aussi les ouvrages suivants : HERVIEU, Recherches sur les premiers États généraux ; BOUTARIC, La France sous Philippe le Bel (p. 32, p. 40). — Je n'ai pas besoin d'ajouter que j'ai fait un usage constant de la collection de MAYER et de l'ouvrage de N. PICOT, Histoire des États généraux, deuxième édition, in-12°.

[12] Ils requirent délibération de parler ensemble, laquelle leur fut octroyée. États de 1355. Grandes Chroniques. PICOT (I, p. 37). — V. aussi les preuves réunies par MOUNIER, dans son étude publiée en 1789. Nouvelles observations sur les États généraux de France, in-8° (p. 30).

[13] Sur l'influence et la portée des États de Compiègne, voir PICOT (I, p. 77).

[14] MOUNIER (p. 74).

[15] Je ne parle pas des États de 1506, sous Louis XII ; ils n'eurent d'autre objet que de consacrer par leurs applaudissements la politique du roi populaire qui les avait convoqués. V. PICOT (t. II, p. 148).

[16] Il me semble que les historiens et particulièrement M. Picot, donnent trop d'importance aux États d'Orléans. Ni le mérite personnel des députés, ni le caractère des délibérations, ni les résultats obtenus ne permettent de compter celle réunion des États connue une de nus grandes assemblées. D'une façon générale, d'ailleurs, il faut se métier des longues analyses de cahiers de doléances qui donnent l'illusion d'une activité politique, qui n'existait guère qu'à la surface. Il y avait, dans tout cela, beaucoup de fatras et de formules toutes faites : le travail véritablement pratique et profitable se réduisait, le plus souvent, à très peu de chose.

[17] FRANC. HOTOMANI jurisconsulti Francogallia, éd. 1573, in-12° (p. 140 et suiv.).

[18] Mémoires de la Ligue, éd. Conjet, in-4° (t. I, p. 3). — Dans toute question soit de paix, soit de guerre, de finances, de police et en général dans toutes les questions importantes, il était de coutume de gouverner le royaume avec la délibération des États généraux... Le roi est accoutumé à exécuter et faire exécuter tout ce qu'ils ont arrêté conclu. Mais depuis longtemps, les États ont perdu leur autorité. On les rassemble rarement et avec peu de fruit. Amb. vén. (t. XV, p. 46). En 1575, Hubert Langnet écrit : Les journées impériales, en Allemagne, sont comme les assemblées des États de France et sont de telle autorité que ce qui y est ordonné habet vim legis et oblige tout l'empire. Arch. des Aff. étrang., Allemagne, t. I. — V. encore PICOT (t. II, p. 382).

[19] V. Des États de la France et de leur puissance, traduit de l'italien du sieur MATHIEU ZAMPINI, Paris, 1588, in-12°. Avec privilège du roi.

[20] Cf. HENRI MARTIN, Histoire de France (t. X, p. 529). — CAPEFIGUE, La réforme et la ligue, éd. 1843 (p. 465), d'après une lettre du roi (fonds Béthune 8820. f° 61) ; et Documents relatifs à la ligue en Picardie, publiés par DUBOIS, Amiens, 1859, in-8° (p. 12).

[21] Sur l'importance de cette formule qui contribua, plus que nulle antre cause, à l'impuissance des États, il faut voir PICOT (t. II, p. 355). Son origine remonte au temps de Jean le Bon et à l'ordonnance de 1355 qui dit, art. 27 : Si, au temps à venir, nous avions autre guerre, les gens des trois États nous en feront aides convenables, selon la délibération des trois états, sans que les deux puissent lier le tiers, et si tous les trois états n'étaient d'accord ensemble, la chose demeurerait sans détermination. — Les hommes qui ont préparé la Révolution ont compris l'erreur commise par les libéraux des âges précédents et ils ont, en connaissance de cause, remplacé la formule les deux ordres ne lient le tiers, par celle du vote par tête et du doublement du tiers. V. surtout le livre de MOUNIER déjà cité et celui de TARGET, Les États généraux convoqués par Louis XVI, 1789, in-8°.

[22] PICOT (p. 393).

[23] Le cardinal Pellevé discourant au nom des États de la Ligue, dit, en parlant des Espagnols, mais par une allusion évidente à la France : Ils disoient qu'à l'exemple de l'ancien établissement du royaume des Gots, ils se peuvent distraire de l'obéissance de leur roy, puisqu'il étoit devenu tyran et qu'ils pouvoient eu élire un autre, sans avoir égard à la succession. BERNARD, Procès-verbaux des États de 1593. Collect. des docum. inédits, 1812, in-4° (p. 136).

[24] Voir le curieux rapport adressé au duc de Savoie par Panigarolle. Quelles sont les affections et inclinations des Francais à l'eslection d'ung roi, 1390. Bibl. Nat. Cab. des Ms. f. fr., vol. 3919 (f° 243). — Cf. Ch. LABITTE, La démocratie de la Ligue (p. 100).

[25] BERNARD, op. cit. (p. 243).

[26] Promettons et jurons en foy et parolle de roy... que les Estats généraux d'iceluy royaume seront par nous convoqués et assemblés dedans le temps de six mois. V. ISAMBERT (t. XV, p. 3).

[27] Lettres, éd.(t. II, p. 84) et Recherches (t. I, p. 87).

[28] LE LABOUREUR, Histoire de la Pairie, édit. de Londres, chap. 15. — Citons encore l'opinion d'un ambassadeur vénitien ; mais celui-ci, A. BADOER, écrit en 1605 : Cette puissante monarchie est dominée par une seule tête qui est le roi. Quoique, d'après la constitution du royaume, il y ait des États généraux formés du clergé, de la noblesse et du peuple qui, réunis, peuvent modérer sa puissance, les rois ne s'en sont pas moins à peu près libérés de cette servitude, en faisant que les réunions des États, assez fréquentes au début, deviennent de plus en plus rares. XVIIe siècle. Francia (t. I, p. 100).

[29] V. PICOT (II, p. 391).

[30] Loysel, Inst. Cout. des Fiefs, n° 87.

[31] Ibid., n° 63, Loysel définit le vol du chapon, un arpent de terre ou jardin, marque de la frugalité de nos pères.

[32] LONGNON (p. 4-7). Les travaux du savant membre de l'Institut et, notamment son Atlas historique de l'ancienne France, permettent de se figurer, avec une précision pleine de pittoresque, le procédé de la formation du territoire national.

[33] LONGNON, Atlas (p. 89) ; et sa Géographie de la Gaule au VIe siècle.

[34] Par exemple : pagus Vilcassinus, le Vexin. — pagus Catetus, les pays de Caux, — pagus Andegarus, l'Anjou, etc.

[35] Par exemple : pagus Constantinus, le Cotentin ; pagus Cornubiensis, le pays de Cornouailles.

[36] Par exemple : pagus Basiniucus, le Bassigny ; pagus Attoariorum, dans l'Est ; Otlingu, Saxonia, en Normandie. — Remarquer aussi : Marcomania, Marmague.

[37] Pagus Oscuriensis, l'Oscheret, Magnimontensis, le pays de Grammont ; Latiscensis, de la forteresse ou mont Lassois, etc.

[38] L'origine des mats provinciaux parait se rattacher aux institutions féodales et à la cour du baron, analogue à la cour du roi. Voir, à ce sujet, les théories, peut-être un peu excessives, de M. CALLERY, dans Histoire de l'origine, des pouvoirs et des attributions des États généraux et provinciaux depuis la féodalité jusqu'aux États de 1355, Bruxelles, 1881, in-8° ; et dans Revue historique, avril 1880 (p. 590).— Les publicistes de l'ancien régime penchaient vers l'origine féodale des États provinciaux. C'est notamment l'avis de MOUNIER. Après avoir dit que, dans les premiers États généraux, seuls les seigneurs et les villes étaient représentés, il ajoute : Par une suite de ce funeste lisages les seigneurs des fiefs sont encore membres-nés dans la plupart des provinces et les campagnes n'ont aucun représentant. États généraux (p. 27).

[39] LA FERRIÈRE, Étude sur l'histoire et l'organisation comparée des états provinciaux, dans Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, année 1860. Troisième trimestre (p. 111).— Il faut consulter également TAILLANDIER, Liste des états provinciaux, dans Annuaire de la société de l'histoire de France, année 1852 ; et A. THOMAS, Les États de la France centrale sous Charles VII, Paris, Champion, 2 vol. in-8°.

[40] Dans Recueil des Ordonnances (t. XI V, p. 122).

[41] Cahiers des états de Normandie sous Louis XIII et Louis XIV, publiés par ROBILLARD DE BEAUREPAIRE (t. III, p. 111). Introduction. — Il faut voir aussi la brochure de cet auteur intitulée Les États de Normandie sous la domination anglaise, Paris, 1859, in-8°.

[42] Voir pour ces faits, LA FERRIÈRE, loc. cit. (p. 114).

[43] M. DE KERORGUEN, dans son Étude sur les États de Bretagne, cite ce passage de Guy Coquille : La différence entre les pays d'États et les pays d'Élections, c'est que les uns ont conservé leurs droits et que les autres les ont laissé perdre. (T. I, p. 1).

[44] Voir les publications déjà citées de M. de Beaurepaire.

[45] V. BOURTEZ DE KERORGUEN, Recherches sur les États de Bretagne, Paris, Dumoulin, 1875, in-8°. — DE CARNÉ, Les États de Bretagne. — DUPUY, Histoire de la réunion de la Bretagne à la France.

[46] V. ROSSIGNOL, Les libertés de la Bourgogne d'après les jetons des États. — ALEX. THOMAS, Une province sous Louis XIV, Paris, 1844, in-8°, et De l'administration des États généraux de Bourgogne, par M. P.-P., brochure parue à propos de la publication de M. THOMAS.

[47] FÉLIX FAURE, Les assemblées de Vizille et de Romans, Hachette, 1887, in-8° (p. 22).

[48] LA FARELLE (p. 50).

[49] Le Béarn ne sera jamais annexé à la couronne. Scaligeriena (p. 38).

[50] Cahier du tiers état du bailliage d'Amiens, LAURENT et MAVIDAL (t. I, p. 751).

[51] Lettres missives (t. IV, p. 66).

[52] Lettres missives (t. IV, p. 343).

[53] Mémoires (t. II, p. 27).

[54] Pour COQUILLE, voir notamment Histoire du Nivernais, Œuvres (t. I, p. 387). — Pour BODIN, tout un passage important de La République (p. 101) : Vous plaignez la dépense ; les pensions des États du Languedoc reviennent, il est vrai, à 21.000 livres, sans compter les frais des États qui ne content guère moins ; mais on ne peul nier que, par ce moyen, le pays de Languedoc n'ait été décharge, sous le roi Henri III, de 100.000 livres tous les ans, et celui de Normandie de 400.000 livres qui lurent distribués sur les autres gouvernements qui n'ont point d'États. — FÉNELON, dans ses projets pour la réforme du royaume, mentionne expressément les États provinciaux : Établissement d'États particuliers dans toutes les provinces comme en Languedoc. On n'y est pas moins soumis qu'ailleurs ; on y est moins épuisé. Ces États particuliers sont composés des députés des trois états de chaque diocèse, avec pouvoir de policer, corriger, destiner les fonds... Vingt au moins en France, seraient la règle des États particuliers. — Le mémoire intitulé : Projets de gouvernement du duc de Bourgogne, attribué à SAINT-SIMON, prévoit la création de douze états provinciaux : L'administration particulière et les ouvrages publics dans chacune des douze provinces, appartiendrait entièrement aux douze États particuliers, sans qu'aucune cour de justice pût y avoir la moindre part, et toute punition sur cette matière et sur ce qui en dépend, serait entre les mains desdits États particuliers, chacun dans sa province, sans appel et sans terme ni figure de procès, nonobstant tout privilège personnel, et ils auraient leurs prisons, geôliers, prévôt, archers indépendants de toute justice. Ed. MESNARD, 1860, in-8° (p. 9). — MONTESQUIEU enfin, dit : Dans de certaines monarchies de l'Europe, on voit des provinces qui, par la nature de leur gouvernement politique, sont dans un meilleur état que les autres. On s'imagine toujours qu'elles ne payent pas assez, parce que, par un effet de la bonté de leur gouvernement, elles pourraient payer davantage ; et il vient toujours dans l'esprit de leur ôter le gouvernement même qui produit ce bien qui se communique, qui se répand au loin et dont il vaudrait bien mieux jouir. (Esp. des Lois, liv. III, ch. XIII.)

[55] DEPPING, dans l'Introduction à la Correspondance administrative du règne de Louis XIV, fait un exposé des accusations dirigées par les Intendants contre l'institution des États. (Voir notamment, p. XXIII.) Les commissaires blâment l'égoïsme, l'esprit étroit et provincial, la lenteur et l'apathie qui règnent dans ces assemblées et la difficulté de leur faire comprendre l'utilité des projets qu'on leur présente. — Il faut comparer les nombreux passages des lettres de Mme de Sévigné qui sont consacrés aux démêlés du comte de Grignan et du duc de Chaulnes avec les États de Provence et de Bretagne.

[56] Cette curieuse expérience des assemblées provinciales, faite à la veille de la Révolution a été l'objet d'une étude très intéressante de M. LÉONCE DE LAVERGNE. C'est certainement un des livres les plus suggestifs, comme on dit aujourd'hui, qui aient été écrits sur l'histoire de France. LÉONCE DE LAVERGNE, Les Assemblées provinciales sous Louis XII, Paris, 1863, in-8°. — Cf. TOCQUEVILLE, L'Ancien régime et la Révolution (p. 290). — On trouvera, dans ces deux livres, la preuve de ce qui a été dit dans le texte que les tendances fédéralistes ont subsisté jusqu'à la Révolution. Le député de Bigorre, Barrère de Vieuzac, s'exprime en ces termes : A l'Assemblée nationale je pris beaucoup de part à la discussion contre le système moderne de coupailler les provinces, de dépecer une nation en mille parties imperceptibles pour la livrer ainsi, en détail, à un plan d'administration oppressive, sous prétexte de la gouverner plus facilement... Les pays d'États furent supprimés. Nous nous résignâmes à ne pouvoir revenir un jour au système fédératif comme les États-Unis d'Amérique, que lorsque la France aurait éprouvé toutes les calamités attachées aux révolutions... Dans cet état de choses, je crus devoir me borner à défendre l'intégrité de ma petite province de Bigorre. Cité par LAVERGNE (p. 458).

[57] Discours préliminaire, dans LAURENT et MAVIDAL (p. 71).

[58] Voir LUCHAIRE, Les communes françaises à l'époque des Capétiens directs (notamment p. 202-217 et 281-288).

[59] Ce sont les villes que Beaumanoir appelle : villes Bateleresches ou villes bateices. GIRY, Documents sur les relations de la Royauté avec les villes en France de 1180 à 1314, Paris, Picard, 1883 in-8° (p. 121). Je dois rendre hommage aux travaux de M. Giry qui ont, les premiers, mis au point la plupart des questions se rattachant aux libertés municipales, embrouillées comme à plaisir par l'école historique antérieure.

[60] Voir GIRY, Établissements de Rouen, notamment, pages 352, 31, 358, 71-73, 324-328, 300-304, 283 et suiv., et 135).

[61] Les communes libres prêtaient serment au roi ; il n'y avait plus, dans le royaume, de villes absolument indépendantes. V. GIRY, Documents (p. 65).

[62] La première réglementation générale de la royauté, sur les communes est l'ordonnance de 1274, sous Saint-Louis. Elle est particulièrement applicable à la Normandie et s'occupe surfont de la surveillance des comptes des communes (GIRY, Rouen, I, 35). Voir ensuite, l'ordonnance de Philippe le Bel sur les bourgeoisies, dans GIRY, Documents (p. 129). La thèse royale en faveur de la disparition des anciennes communes et de leur remplacement par le régime existant à Paris et à Orléans est développée dans un curieux document intitulé : Motifs de supprimer la commune de Laon (ibid., p. 141).

[63] Sur l'idée dominante des constitutions municipales octroyées par Louis XI : création d'une aristocratie bourgeoise, dévouée au roi et ennemie de la noblesse, voir GIRY, Rouen (p. 231-235) : C'est l'anoblissement des maires et échevins prodigué pour enlever tout caractère démocratique aux municipalités et avilir, en même temps, la noblesse ; c'est la mise de la cité et de ses magistrats sous la garde du bailli de la province et de son lieutenant ; c'est l'attribution de toute juridiction au bailli et au prévôt de la ville ; ce sont les franchises illusoires d'ost et de chevauchée, de ban et d'arrière-ban concédées aux habitants ; c'est, enfin, le droit donné au corps de ville d'établir un droit d'entrée (p. 235). — En annexant l'Anjou, Louis XI qui aimoit beaucoup les bons bourgeois d'Angers et qui alloit même dîner et souper chez eux pour les attirer à son service accorda à ceux-ci une charte municipale (1474)... A toutes les magistratures et à l'office de procureur était attaché le privilège de la noblesse. Tous les habitants pouvaient en outre tenir, francs de droit, fiefs et terres nobles et ils étaient exempts de toutes chevauchées, bans et arrière-bans... La charte de Louis XI ouvrit une ère nouvelle en faisant de la bourgeoisie une classe dominante. Les parvenus de l'échevinage formèrent une seconde noblesse. Les descendants des seigneurs féodaux les appelaient, en dérision, nobles de cloche ou de clapier. MOURIN, La Réforme et la Ligne en Anjou (p. IV).

[64] Sur l'importance de l'édit de Moulins, voir GIRY, Rouen (p. 316).

[65] Ce sont les légistes et les jurisconsultes qui, par jalousie de prétoire, mènent le plus vivement la campagne contre les libertés municipales en matière juridictionnelle. Voir tout le passage de LOYSEAU dans son Traité des offices (p. 750-756) Quant aux pouvoirs de ces magistrats populaires, il faut considérer qu'ils sont plutôt officiers de gouvernement que non pas de justice et de finances.

[66] Voir la Série des traités dans le Recueil des Édicts du Roi Henri IV pour la réunion de ses sujets, à la suite de l'ouvrage de MALINGRE : Le cinquième livre, contenant l'histoire des choses les plus mémorables advenues en France, etc., Paris, 1613, in-8°.

[67] Les villes frontières, notamment Senlis, Compiègne, Laon, Beauvais, Langres. Chartres, Meaux, étaient affranchies et ne contribuaient pas au paiement des gens de guerre, ni aux tailles et vivres, mais elles avaient à veiller à leur propre défense. Voir la lettre du 17 janvier 1176, par laquelle le roi leur demande de l'argent à titre de prit pour les guerres contre le due de Bourgogne, dans DESMAZES, Les Communes et la Royauté, 1877, in-12° (p. 108). Cet auteur a publié (p. 98) l'ordonnance par laquelle Laon est exemptée des tailles.

[68] Sur la nature et les tendances de cette noblesse de cloche, voir le passage déjà cité de MOURIN, ci-dessus, et aussi GIRY, Rouen (p. 265-269) ; pour Niort, ibid. (p. 124) ; pour Bayonne (p. 340) ; et Cf. DEPPING, Correspondance administrative (t. I, p. XXXIII).

[69] Lettres missives (t. V, p. 417-425). — Sur la ruine des libertés municipales à Poitiers sous Henri IV, voir l'étude de M. OUVRÉ, La Ligue à Poitiers (1836, in-8°). — Au sujet des mêmes événements à Angers, en 1584, voir MOURIN, op. cit., et les documents conservés dans les archives municipales d'Angers, notamment BB. 38, f° 1, et BB. 40, f° 2 et 8.

[70] CH. NORMAND, Saint-Quentin et la royauté (p. 108). — FORBONNAIS, Recherches et Considérations sur les finances de la France (t. I, p. 311).

[71] On se souvient de l'adage du Moyen âge : Coustume passe droit. Voir, à ce sujet, les observations de VIOLLET (I, p. 282, note). Elles ne me paraissent pas convaincantes, et je m'en tiens à l'interprétation donnée par M. Langlois dans le texte, cité à cette page 282. — A la page 285, VIOLLET définit, en termes poétiques mais justes, la coutume, l'âme des ancêtres qui plane sur les fils.

[72] MÉPLAIN, Les jurisconsultes de l'ancien Bourbonnais (p. 9).

[73] HENRI BEAUNE, Introduction à l'étude du droit coutumier Français, Paris, Larose, 1880, in-8° (p. 450).

[74] VIOLLET (p. 428).

[75] Les plus anciennes coutumes paraissent être celles de la Réole, dans le territoire Bordelais, de l'an 977, sous le titre Consuetudines et jura monasterii Regulæ. Les usages de Barcelone furent rédigés, en 1064, par ordre de comte Raymond Béranger. Guillaume le Conquérant fit écrire, après 1066, celle des Anglo-Normands pour son nouveau royaume, sous le titre Loys et Coutumes du roy Guillaume. Il faut citer aussi les chartes d'affranchissement des communes, celle de Cambrai, 1076, celle d'Amiens, 1084, celle de Laon, celle de Vervins qui contiennent des articles fixant les usages ou coutumes. LA FERRIÈRE, Essai sur l'histoire du Droit Français, Paris, 1859, in-12° (t. I, p. 58).

[76] Voir Livre de Jostice et de Plet, l'Introduction et notamment, p. XXVIII. — Ces principes découlaient de la tradition germanique. Voir les textes réunis par VIOLLET (op. cit., p. 283) et notamment le serment de Louis le Bègue : Polliceor me servaturum leges et statuta populi.

[77] FLAMMERMONT, De concessu legis et auxilii tertio decimo sæculo, 1883, in-8° (p. 11).

[78] FLAMMERMONT cite tin fait qui marque bien la différence des deux régimes, sous saint Louis et sous Philippe le Bel : Anno MCCLX, dit-il, Ludivicus sanctus de duellis insigne stabilimentum edidit ; quum autem a baronibus non concessum fuisset, sola in terra regis, valuit movque obsolevit. Anno autem MCCCIV, Philippus IV, auctoritate regia, per totum regnum duella prohibuit (p. 21).

[79] Voir, sur tous ces points, l'introduction au Livre de Jostice et de Plet : notamment (p. XXXI) un curieux passage d'un auteur français du quatorzième siècle qui déplore que l'enseignement du droit romain eût lieu en français à l'Université d'Orléans.

[80] L'on dit, aux pays étrangers, qu'en ce royaume, nous avons les plus belles lois et ordonnances du monde, mais qu'elles sont très mal observées. Var. hist. et litt. (t. II, p. 283).

[81] TH. DE BÈZE ne dit pas qu'on rédigea les coutumes, mais uniquement qu'on les homologua. Le président Lizet qui s'etoit lors trouvé à Bourges avec Pierre Mathé pour émologuer les coutumes. Histoire des églises réformées (t. I, p. 34).

[82] Voir, notamment, le procès-verbal de rédaction de la coutume du Poitou dans BOUCHEUL.

[83] On comptait encore, au dix-huitième siècle, cinquante-deux coutumes générales, se partageant la France coutumière proprement dite. Dans les pays de droit écrit, il avait aussi des coutumes qui dérogeaient au droit romain. BEAUNE cite plus de cent coutumes ou usages particuliers. (Op. cit., p. 448-471). — Le recueil de Coutumes le plus complet est celui de RICHEBOURG publié au dix-huitième siècle. 4 vol. in-f°. — Voir encore le tableau de toutes les coutumes dans l'Histoire du droit, de LA FERRIÈRE (t. VI, appendices I et II).

[84] Sur les mées, marches communes qui sont, au fond, pays sans loi, voir BOUCHEUL sur la Coutume du Poitou (t. I, p. XXIX). — Sur les coutumes particulières, féodales, seigneuriales, sur les coutumes de famille, voir le même auteur, ibid.

[85] En ce qui concerne le régime des terres, la distinction entre les deux droits est savamment expliquée par DONIOU, Classes agricoles. Pour le contrat de mariage et les dispositions contractuelles entre époux, v. ISAMBERT (t. I, p. 230, note) et MONTESQUIEU, XXXI, 34. Pour les successions, BEAUNE (p. 403).

[86] Sur cette importante question de l'unité législative, il y a une bonne étude en tête de l'ouvrage de BEAUNE déjà cité, Introduction au droit Coutumier.

[87] Les chefs les plus illustres de l'École romaine sont ALCIAT le Grand, CUJAS, P. PITHOU, DONEAU, etc.

[88] Les feudistes les plus célèbres sont PAPON, TIRAQUEAU, CHARONDAS, DUMOULIN, GUY COQUILLE, RENÉ CHOPIN, LOYSEL, LOYSEAU, D'ARGENTRÉ, etc. Dans son livre sur la Souveraineté du roi, le Président LE BRET rappelle que Philippe le Bel, en érigeant le Parlement de Paris, fit défenses très expresses qu'on ne donnai aucune force aux lois romaines, ni aux constitutions des empereurs, permettant de s'en servir, non comme des lois, mais comme de raison écrite... Les rois d'Espagne firent de même afin d'ôter l'impression que l'on faisait répandre que ces princes dépendaient de l'Empire (p. 22). Sur l'autorité que les feudistes s'efforçaient d'attribuer à la coutume de Paris, il y a un passage intéressant, dans BOUCHEUL, sur la coutume du Poitou (t. I, p. XXIV). Il faut voir aussi le douzième plaidoyer de LEMAISTRE, et de LA FERRIÈRE, sur la coutume de Paris, préface, n° 75.

[89] C'est le titre d'un de ses ouvrages.

[90] Voir Dictionnaire des parlementaires français, par ROBERT ET COUGNY au mot ACHARD DE BONVOULOIR.