II. — Les Instruments de la domination : l'Armée, la Justice, l'Administration, les Finances. A la mort de Henri IV, si la conquête territoriale n'était pas achevée, elle était, du moins, très avancée. La conception moderne d'un État, aux frontières naturellement délimitées et aux conditions ethniques heureusement combinées, commençait à se réaliser. La féodalité s'écroulait et l'édifice monarchique qui allait le remplacer, dessinait déjà ses colonnades régulières et ses frontons classiques. Il n'y avait pas encore, à proprement parler, de nation française ; mais il y avait un royaume de France. Assurément, dans cet empire obéissant à un même chef, bien des divergences et des dissentiments graves subsistent ; de nombreux vestiges d'un passé séculaire demeurent dans les institutions et dans les lois ; l'assimilation des provinces n'est pas complète. Mais les principaux traits de l'unité nationale sont fixés ; le pli de la civilisation française est pris. Elle évolue décidément dans le sens de la centralisation. Le royaume, qui s'était formé en s'étendant d'un noyau intérieur à la périphérie, devait rester soumis dorénavant à cette loi première de son progrès. La capitale, mère de l'unité territoriale, s'affirmait dans son rôle de mai tresse de la politique et des mœurs. Les parties éloignées n'offraient plus qu'une résistance molle et séduite d'avance. Elles se pliaient non seulement ii lu direction, mais aussi à l'imitation de tout ce qui venait de cette ville et de cette île qui, par excellence, portait le nom de France. Après avoir rappelé les principales étapes de la conquête, il convient d'examiner les instruments dont le pouvoir royal se servit pour élever et soutenir l'œuvre de sa domination. Les sociétés se fondent par la force : il faut donc étudier tout d'abord les Institutions militaires. Elles se consolident par la justice : il faut envisager ensuite l'Organisation judiciaire. Elles se règlent par l'administration : le Système administratif de la royauté doit retenir notre attention. Elles s'entretiennent par l'argent : l'examen des Institutions financières de l'ancienne France sera le couronnement de cette étude. L'Armée.En 1628, Louis XIII, assiégeant la Rochelle, écrit au président Molé : Je suis ici au milieu de l'hiver, dans les pluies continuelles. au sortir d'une grande et périlleuse maladie, agissant moi-même en tous endroits, épargnant ni ma personne, ni ma santé, et tout cela pour réduire en mon obéissance mes sujets de la Rochelle et ôter à tout mon royaume la racine et les semences des troubles et émotions qui l'oppriment et l'affligent depuis soixante ans[1]. Ces traits expressifs évoquent l'image de la royauté dans l'exercice de la fonction qui lui appartient excellemment : le commandement militaire. Le roi de Fiance est un soldat. Il naît au bruit du canon ; ses premiers jouets sont des lances et des épées. Toul le monde est armé autour de lui. Le tambour marque sis limes. A quatorze ans, Louis XIII est confié à de Pluvinel, il est mis sur un cheval et étonne son entourage à la vérité et sans flatterie, par la fermeté du corps, l'intelligence de la conduite, du talon et de la main. Tous les matins, il va au manège. Il chasse ; il dirige des manœuvres, fait atteler des canons devant lui. Il s'applique aux mathématiques, à l'art des sièges. Jeune encore (avril 1616), il ne se tient pas de joie de se voir à la tête d'une armée de trente mille hommes : Oui, c'est beau pour un prince, dit-il au médecin Héroard. A Montauban, en 1621, il fait l'apprentissage de la guerre et s'y conduit bien, mieux que le favori Luynes qui se cachait derrière les collines. Le 17 octobre, un coup de canon tiré de la ville tua un laquais à dix pas du roi sans l'effrayer. Partout. il montre un courage froid, mais sûr, une bravoure de race. Il s'intéressa, toute sa vie, aux questions d'administration militaire, organisant des régiments, choisissant des uniformes, rédigeant des ordres de campagne ou des bulletins de batailles. Richelieu flattait ce goût qui, par le souci du détail, tombait dans la manie. Si Louis XIII n'eût pas été roi, il eût été capable de commander une cornette[2]. Avec ses manières gauches, son cœur froid, son esprit lent, Louis XIII n'en est pas moins, par là le digne héritier de son père. Celui-ci avait été le soldat que l'on sait, de haute allure et de belle humeur, avec ce franc rire des batailles qui déridait la fortune et séduisait la victoire. Tous ses prédécesseurs s'étaient battus, et cet efféminé de Henri III, et Henri II mort dans un tournoi, et François tee que l'histoire voit., le pied à terre, luttant jusqu'au bout, à Pavie ; et Louis XII qui s'était comporté si vaillamment à Saint-Aubin-du-Cormier, et, en remontant jusqu'au Moyen âge, ces grands ancêtres au visage couvert du heaume, dont le bras de fer se lève et retombe dans les premières batailles de la conquête. Le roi féodal n'avait, à l'origine, d'autre armée que celle que lui fournissait le service dû par ses vassaux. Dès la plus haute antiquité, peut-être dès l'époque gallo-romaine, la règle s'était établie que la défense du sol incombait aux propriétaires. Dans les régimes aristocratiques, le service militaire est non pas imposé, mais réservé aux nobles et aux riches. Ceux-ci tiennent à honneur de se Lattre, tandis que la niasse du peuple travaille et s'enrichit dans les arts de la paix. Les premières armées françaises étaient formées d'après ces principes. Tous ceux qui ont des bénéfices viennent à l'armée, disaient les capitulaires carlovingiens. Ceux qui n'étaient pas assez riches pour s'équiper et pour s'accompagner du nombre de domestiques et de chevaux nécessaires, contribuaient par groupes de trois, quatre ou six, à l'entretien d'un cavalier[3]. Du haut en bas du système, chaque seigneur convoquant ses vassaux et se rendant à l'appel de son suzerain, il se formait des armées qui, en théorie du moins, rassemblaient toutes les forces vives de la nation. Le roi, comme souverain fieffeux, disposait de ces troupes qui, en théorie également, ne lui coûtaient rien. Mais, en raison du mode de recrutement, elles exagéraient tous les inconvénients des armées volontaires. La délibération étant un des principes du système féodal, les vassaux pouvaient discuter avec leur seigneur l'emploi qu'il faisait de leurs forces. A supposer qu'ils donnassent leur assentiment à l'expédition, ils ne devaient qu'une présence effective de quarante jours. Ce laps de temps écoulé, ils quittaient la campagne ou levaient le siège, et rentraient citez eux. D'ailleurs, ces troupes temporaires, si je puis dire, ces rassemblements provisoires, réunis avec peine et fondus en un clin d'œil, étaient sans instruction et sans discipline. Le troupeau féodal laissait le pays sans défense dans les moments critiques ; car le vassal n'était pas un soldat, et l'ost n'était pas une armée. Si le roi pouvait réunir toutes les forces féodales, quand les circonstances justifiaient la convocation du ban et de l'arrière-ban. le plus souvent. il en était réduit, pour de courtes expéditions, pour de simples chevauchées[4], à se contenter du service de ses vassaux directs. Tout autre seigneur, laïque ou ecclésiastique, pouvait également convoquer les hommes de ses domaines. Les villes qui avaient gardé, de l'antiquité, ou qui avaient reconquis, peu à peu, le droit d'armer des milices, en usaient et abritaient, derrière de solides murailles, la fierté de leur indépendance. Les guerres particulières se multipliaient par tout le pays. De même que la puissance publique s'était localisée, le droit de lever des troupes appartenait à toutes les provinces, à toutes les seigneuries, à toutes les familles. Ramenée à ces proportions, la guerre n'était plus qu'un infini brigandage. La première préoccupation de la royauté, aidée en cela par l'Église, fut, comme on le sait, de mettre fin aux hostilités privées. Elle n'avait d'autre moyen d'atteindre ce but que d'être la plus forte ; la guerre ne pouvait être détruite que par la guerre. Aussi, le pouvoir dut-il se dégager de la conception militaire féodale et chercher à réunir des armées plus stables, plus sûres, par conséquent plus coûteuses. Nous voyons ainsi sortir, très lentement, d'un mal insupportable, un autre mal dont le monde souffre encore : les armées permanentes. Et, dès l'aube des temps modernes, se pose le dilemme qui n'a pas cessé de nous étreindre : ou des milices nationales insuffisamment préparées, peu solides, composées de cette piétaille, de ces courtauds de boutique, dont les vrais hommes de guerre font si peu de cas ; ou des troupes mercenaires, dispendieuses et peu nombreuses, qui, si elles sont plus expérimentées d'ordinaire, et plus braves, n'ont jamais le fond ni l'âme que donnent l'amour du pays et le sentiment de la défense du foyer. Dès le règne de Philippe le Bel, l'histoire militaire de la France oscille entre ces deux solutions. Il est à peine besoin d'ajouter que la royauté penche vers la seconde, sauf dans les périodes de crise nationale et de grand danger public[5]. Il y eut, de très bonne heure, des mercenaires dans les armées royales. Au douzième siècle, des troupes de soldats faisaient métier de se battre pour de l'argent ; on les appelait cotereaux ou brabançons. Ils sont les premiers de ces redoutables brigands qui, pendant tout le Moyen âge, accablèrent les pays de l'Europe centrale, de leurs funestes exploits. Routiers, aventuriers, grandes compagnies, armagnacs, écorcheurs, de quelque nom qu'on les appelle, ils semèrent, pendant des siècles, la terreur au cœur du paysan. Si l'on s'en rapporte aux plaintes des contemporains, il est évident que la royauté appliquait, en les employant, un remède pire que le mal. Ces armées furent, d'ailleurs, insuffisantes à l'heure des grands cataclysmes. Pendant la guerre de Cent ans, leurs bandes ne surent pas défendre un pays qu'elles savaient si bien rançonner. Heureusement le peuple, quoique déshabitué des armes, ne s'abandonna pas ; le péril commun suscita les dévouements et réveilla les courages ; de braves gens s'enrôlèrent et donnèrent, tous ensemble, le coup de main, pour la tuition commune. Jeanne d'Arc est la personnification la plus haute de ce sentiment populaire qui rencontra son expression politique dans les réformes militaires dues à l'initiative de Charles VII. Ce prince passe pour le premier organisateur des armées permanentes. Il eut surtout le mérite de concevoir le premier dessein d'une armée nationale. Dans un esprit de réaction contre le système des troupes mercenaires, il voulut assurer la défense du pays au moyen du service personnel obligatoire. Il constitua d'abord les Compagnies d'Ordonnance conduites par certains notables chiefs, nos sujets bien récéants et qui ont que perdre, et les installa à demeure dans les provinces connue une sorte d'armée active. Puis il institua une espèce de Landwehr, en créant les francs archers, fournis et entretenus par les paroisses du royaume. Le caractère des réformes de Charles VII est parfaitement exprimé dans ces mots d'un contemporain, Henri Baude : Les gens de ses ordonnances estoient de son royaume, excepté les Escossois ; et quelque guerre qu'il eût, il n'employast nuls étrangiers[6]. Mais ces institutions dont la conception était si réellement nationale et moderne, n'eurent qu'une très courte existence. Louis XI prenant là comme ailleurs, le contre-pied de la politique de son père, en revint au système royal par excellence, celui des troupes mercenaires. Il se décida et agit avec sa netteté habituelle. En 1680, il soudoya six mille Suisses. En même temps, il levait, par enrôlement volontaire, c'est-à-dire à prix d'argent, dix mille Français ; il les réunissait dans un camp, au Pont de l'Arche, et les faisait instruire par des Suisses. Enfin, il entassait dans ses arsenaux la plus forte artillerie qu'il y eût alors dans le monde[7]. Le premier roi absolu jetait ainsi les bases de la véritable armée royale. Il est facile de distinguer, dans cet embryon, comment elle se distingue de l'armée féodale, combien elle tient peu au sol, combien elle est légère et souple dans la main du prince. C'est avec cette armée que les successeurs de Louis XI entreprirent et soutinrent les premières guerres de conquête extérieure, les guerres d'Italie. Le royaume de France dut bientôt quitter le rôle d'agresseur pour se mettre sur la défensive. Chacune des frontières menacées donne son nom au corps de troupes chargé de la défendre : Champagne, Picardie, Piémont et Guyenne. Au plus fort de ces guerres, quand il fallut repousser l'invasion, François Ier comprit, à son tour, l'insuffisance des mercenaires ; il songea à revenir au système de Charles VII et réorganisa les francs archers, sous le nom de Légions. Il devait y avoir sept légions. Le recrutement, comme le service, était régional. Mais le danger passa et ces milices ne furent jamais assez solidement organisées pour apporter un appoint sérieux à la défense : on finit par renoncer au service personnel obligatoire[8]. L'armée royale se trouva donc composée définitivement de trois éléments : la noblesse dévouée à la royauté, qui servait par goût on par ambition. C'était une troupe riche et brave ; mais on ne pouvait guère compter sur elle que pour des campagnes rapides on pour des coups de main brillants. Pourtant, une partie de cette noblesse poussée par le besoin ou retenue par l'amour du métier, s'adonna entièrement à la carrière des armes. Elle fournit à la royauté d'excellents cadres et des officiers généraux pleins d'entrain et d'autorité. Venaient ensuite les troupes françaises, recrutées par enrôlement volontaire. D'abord, la cavalerie composée de gens d'armes au nombre d'environ trois mille et de chevau-légers atteignant celui d'environ 4.500. Cela donnait, avec les 1.000 hommes de la maison du roi, plus de huit mille chevaux[9]. L'infanterie était divisée en deux bandes, celle de Picardie et celle du Piémont. II est très difficile de dire quel était leur effectif, car le nombre des compagnies et le chiffre des hommes variaient constamment selon les circonstances et selon l'époque de l'année. Enfin, troisième élément, les mercenaires, Suisses, Écossais, Allemands, Italiens, Estradiots, généralement commandes pal leurs officiers nationaux, et dont le nombre dépendait des besoins et des ressources de la royauté. Au total, les armées françaises atteignirent, à certains moments, dans le cours du seizième siècle, le chiffre de 1.00.000 combattants. Pour être tout à fait complet, il faudrait signaler le service de l'arrière-ban, dû par toute la noblesse du royaume. Le roi pouvait la convoquer, selon les usages féodaux, pour une campagne d'une durée maximum de quarante jours ou, en tout temps, pour la défense du territoire. Mais cette noblesse indisciplinée répondait de si mauvaise grâce à l'appel, qu'on se dégoûta de la semondre et que le service de l'arrière-ban tomba en désuétude[10]. Aussi, au titre militaire, aucune charge de conscription et de service obligatoire n'était imposée à la nation[11]. On ne lui demandait que de fournir l'argent nécessaire pour payer les mercenaires, les soudarts ou soldats enrôlés par la royauté. Il est facile de discerner les qualités de ce genre de troupes. Composées d'hommes du métier, elles étaient expérimentées, braves et robustes. Lorsque le vieux Brissac eut formé ses soldats et ses officiers dans cette fameuse armée du Piémont qui fut, selon le mot de Montluc l'école des gens de guerre, lorsqu'an début des guerres de religion, les Guises eurent créé les trois premiers régiments, les trois vieux, commandés par les capitaines Sarraboux, Richelieu et Remolle[12] ; lorsque de longues guerres eurent rompu à toutes les expériences des batailles et des sièges ces corps solides et ces anus énergiques, alors se trouva constituée cette vaillante armée française du seizième siècle dont Brantôme nous a raconté l'épopée. Voici maintenant le revers de la médaille : ces troupes étaient dures au peuple ; elles étaient de fidélité douteuse ; enfin elles coûtaient extrêmement cher, et leur entretien accablait le royaume de charges si lourdes que la royauté dut tendre tous les ressorts de l'absolutisme pour faire suer au royaume les sommes nécessaires à la solde des troupes. Les armées mercenaires devinrent ainsi la cause et l'instrument du despotisme. Tous les contemporains sont d'accord pour déclarer, qu'en France, on ne donnait plus d'armes au peuple, de peur qu'il ne se soulevât contre ses oppresseurs[13]. À la mort de Henri IV, l'organisation militaire de la France était restée, dans ses grandes lignes, conforme au type qui vient d'être décrit. Pour apprécier la véritable force des troupes royales, il faut distinguer entre le temps de paix et le temps de guerre. En temps de paix, il n'y avait pour ainsi dire pas d'armée. Henri IV avait licencié ses régiments après le traité de Vervins, et il n'avait gardé que les vétérans, les mortes-payes nécessaires pour la garde des places fortes, et aussi, autour de lui, un assez grand nombre de gentilshommes ayant fait leurs preuves dans les guerres civiles ou les guerres étrangères. L'armée française n'était plus qu'une armée de cadres, selon la parole de l'ambassadeur vénitien : que plus du tiers de l'armée royale se composait d'officiers, puisque eux seuls se présentent aux montres, quel que soit l'abandon où on laisse les troupes[14]. Un autre ambassadeur vénitien explique, dans les termes
suivants, la composition de l'armée française : Les
armées de terre se composent de cavalerie et d'infanterie. En tant que
cavalerie, les Français ont un certain nombre de compagnies de gens d'armes
qui montent jusqu'à trois mille hommes en temps de guerre et doivent être de
deux mille en temps de paix. Mais le plus grand nombre n'est pas payé et
n'existe que sur le papier... Les hommes
d'armes sont obligés d'entretenir chacun trois hommes pour un cavalier. Il y
a, en outre, les chevau-légers. Une de leurs compagnies appartient au roi
depuis le temps de Henri III. On la maintient aujourd'hui ; et il y en a
trois autres entre les mains des fils naturels du roi et des princes du sang.
Il y en a encore beaucoup d'autres, mais purement nominales et non payées,
car la dépense en serait aussi lourde que celle des gens d'armes. Ces
cavaliers sont armés de pistolets et leur casque, connue tout le reste de l'armement,
est à la légère ; ils n'ont pas de lances qui sont, d'ailleurs,
délaissées maintenant. La force de l'armée, le nerf et la vigueur du camp
résident dans la cornette blanche, ainsi nommée de l'étendard sons
lequel servent les volontaires et les gentilshommes du roi. Elle est composée
de la fleur de la noblesse et est animée par le sentiment de l'honneur et par
l'émulation d'une bravoure naturelle. C'est le bras du roi, la terreur des
ennemis et le foudre de la guerre. A sa tête, on peut braver les plus grands
périls ; son nom et sa force assurent la victoire. Le chef de ce corps était
le feu roi (Henri) chef digne des membres, et membres non indignes du
chef. L'infanterie compte, d'abord, les garnisons maintenues dans les places fortes du royaume, qui s'élèvent au chiffre de 6.500 hommes. Puis, les soldats des gardes, au nombre de 4.000, d'ailleurs mal entretenus et mal payés ; ce sont pourtant les meilleurs gens de pied qu'ait la France, parce qu'ils sont tous gentilshommes et cadets de la noblesse. Les rois précédents ne se servaient pas d'infanterie française et avaient recours aux Suisses et aux Allemands ; mais aujourd'hui, la longueur des guerres civiles a donné à la France une infanterie nationale très bonne, de même qu'elle a une cavalerie sans égale. Les Gascons sont les meilleurs de tous. Le feu roi Henri IV disait qu'il y avait en France trois cent mille hommes d'excellents soldats, vétérans, qui avaient appris, à leurs frais, la discipline militaire ; et il est certain, qu'au premier coup de tambour, on peut réunir et armer facilement 80.000 hommes. Il n'est pas nécessaire de les instruire par les manœuvres ou la petite guerre ; car ils ont été formés dans la vraie guerre et au milieu de réels dangers. En outre de tout cela, on garde
précieusement les ligues avec les Suisses et les Grisons. Avant de mourir,
Henri IV en avait fait de grandes levées, de sorte qu'on peut dire que
l'argent manquerait à la France avant les hommes. En temps ordinaire, le roi
joint aux gardes d'origine française trois cents Suisses et lansquenets pour
la parade. Le roi conserve aussi une grande abondance d'armes et de canons dans toutes ses places fortes. Nous avons vu nous-mêmes cent pièces de canon, à Paris, sur les murailles et devant les portes, pour saluer le roi à son retour de Reims. Outre les canons on trouve à l'arsenal, des magasins d'armes pour 50.000 hommes de pied et pour 1.500 cavaliers ; quant à la poudre, aux balles et autres objets nécessaires, le roi en a autant qu'il veut[15]. Ces chiffres sont imposants. Henri IV savait les faire valoir, au risque de passer pour Gascon : Le roi m'a dit, écrit l'ambassadeur anglais Carew, qu'il pourrait lever dans son royaume 50.000 cavaliers et 200.000 fantassins sans arrêter une seule charrue ni un seul artisan dans son travail[16]. Ce qui parait certain c'est, qu'en 1610, au moment où il se préparait à entrer en campagne, il avait sous ses ordres une armée de cinquante et un mille hommes prêts à marcher. Il comptait, parait-il, doubler ce chiffre et attaquer la maison d'Autriche avec quatre aminées atteignant un effectif de 100.000 combattants parfaitement armés et équipés[17]. Malherbe qui voit défiler les régiments dans les rues de Paris, est frappé de leur splendeur : On lève ici de fort belles troupes, dit-il, et je crois qu'il ne se vit jamais rien de si beau et de si paré que notre armée ; ce ne sont qu'armes dorées, velours et broderies extrêmement riches. Sa Majesté ne vent point qu'on porte d'écharpes, mais des croix blanches ; cela ramènera l'usage des casaques ; la cornette blanche en portera de velours violets. Quelle comparaison avec les bandes qu'avait commandées la jeunesse du Béarnais[18] ! Ces belles troupes avaient une discipline, un ordre de marche et une tactique dont un autre contemporain, Louis de Montgomery, nous décrit le pittoresque détail. Voici un régiment qui passa, divisé par compagnies, en bel ordre, les hommes cinq par cinq, poitrines bombées, la jambe tendue, les panaches au vent, et la forêt des piques se mouvant par-dessus les têtes. D'abord, la compagnie d'arquebusiers d'avant-garde ; derrière elle, un espace de cent vingt pas ; puis, le tambour-colonel avec son bâton de trois pouces et le fifre qui, selon le mot de notre auteur, orne fort une compagnie ; puis, les tambours qui sonnent la batterie à la française. En tête du gros de la troupe, la moitié des mousquets et des arquebuses ; derrière, le tiers des piques avec le colonel ; puis, la masse des piquiers avec les enseignes, d'autres tambours et la compagnie d'arquebusiers ; en arrière, une autre demi-compagnie d'arquebusiers et les bagages ; enfin les goujats, talonnés par la compagnie d'arrière-garde. Parfois, les piques sont massées au milieu et les arquebusiers rangés sur les côtés, ceux de droite portant l'arme sur l'épaule droite et ceux de gauche sur l'épaule gauche. Le commandement appartient au colonel ou mestre de camp
qui représente la personne du roi et ne doit obéissance qu'au général. Armé
d'une rondelle à l'épreuve du mousquet, d'un accoutrement de tête à l'épreuve
de même, le visage découvert et un grand panache flottant au-dessus de son
casque, il tient l'épée à la. main. Ses armes
doivent être resplendissantes, son visage gracieux, son cœur fort, son esprit
vigilant, tel enfin que fut César ou, pour parler des Français, tels que furent
le maréchal Strozzi, le comte Gabriel de Montgomery et le colonel Brissac qui
fut tué devant Mucidan. Près de lui, le sergent-major, qui est son
second, veille à la marche et à l'ordonnance des troupes, tandis que le
prévôt a la charge des vivres et de la justice. A la tête de chaque
compagnie, le capitaine. La compagnie est composée de trois cents hommes,
s'ils sont arquebusiers, et de deux cents s'ils sont piquiers. Au-dessous,
les lieutenants, enseignes et lances pessades : ces derniers sont des
chevau-légers combattant à pied et qui, nobles le plus souvent, sont traités
comme des officiers ; puis, le sergent de bande, qui doit être vieux soldat, fort aventureux et résolu ; et, au plus bas degré de l'échelle,
le caporal ou chef d'escouade qui doit servir comme de père à ses soldats et
dont le principal soin est de veiller aux gardes. Le soldat, s'il est arquebusier ou mousquetaire, porte une arquebuse et son croc, l'épée courte au côté. Il a sur lui une livre de poudre et six brasses de mèches, trente balles de calibre ; il fait, lui-même, sa mèche et ses balles et se charge du moins de bagage possible n'étant pas mulet d'Auvergne ; ceci est affaire aux goujats, un pour deux hommes de troupe, et aux chevaux, un pour quatre hommes. Les goujats, en cas de péril extrême, prennent les armes et combattent. Quand on passe en pays suspect, chacun doit allumer sa mèche par les cieux bouts, rafraîchir le pulvérin du bassinet et mettre quatre balles en bouche. L'ordre du colonel et du sergent-major circule, de rang en rang, en la forme suivante : Balle en bouche, allume mèche, passe parole ; et chaque soldat doit répéter l'ordre qui fuit ainsi, jusqu'à la queue[19]. Quelle que soit l'importance des armes à feu, la pique reste toujours, selon le mot des Espagnols, la reine des armes. Sur un régiment de 3.000 hommes, on compte deux mille ou deux mille cinq cents piquiers. La pique doit être de huit pieds. En marche, on la porte couchée sur l'épaule, le bout regardant le jarret du soldat qui marche devant, et le fer trois pieds plus haut que la, tête de celui qui vient derrière. Il faut, en marchant, prendre la. cadence du tambour avec le plus de grâce et de gravité qu'il sera possible : car la pique est une arme honorable et qui mérite d'être portée avec un geste brave et audacieux ; et pour leur donner plus de niasse et plus de poids, les piquiers, en campagne, marchent sept par sept. En bataille, les piquiers font front de treize, le colonel au cinquième rang, le sergent-major et ses aides sur les ailes, le capitaine près des enseignes avec lesquelles il se doit résoudre de mourir plutôt que de les perdre. Le sergent-major lance son arquebuserie et sa mousqueterie en avant pour couvrir le bataillon des piques et le parer de leur salve ; après avoir tiré, les arquebusiers se replient parmi les piquiers, sans déranger leurs rangs. Ceux-ci garderont de rompre ni d'entrouvrir ; sinon, c'est leur perte. Contre l'infanterie, ils tiennent la pique de la, main droite à trois pieds du gros bout, l'autre main a, un pied et demi de celle-là ; on peut même ou faire couler la pique dans la main jusqu'au gros bout pour frapper de plus loin, ou l'appuyer sur l'estomac pour se donner plus de force. Contre la cavalerie, il faut prendre la pique de la main gauche par le milieu, et de la main droite un pied et demi derrière ; mettant le genou en terre, le soldat appuie sa lance derrière lui, tient la pointe droite au poitrail du cheval et attend, sans déplacer, le choc[20]. Ces belles troupes ont acquis, pendant les guerres de la
fin du seizième siècle, une réputation méritée et ont relevé le prestige de
l'infanterie française ; mais elles ne valent pas encore la cavalerie qui est
vraiment hors de pair, surtout depuis que Henri IV lui a appris la brillante
manœuvre offensive nommée pistolade,
qui nous est décrite par un autre contemporain : Les
lances sont tout à fait délaissées par la cavalerie française. A la place,
ils n'ont comme armes offensives que des pistolets très légers et l'épée.
Connue arums défensives, ils sont armés de toutes pièces et solidement. Ainsi
ils ne craignent ni les lances, ni les coups d'arquebuses ordinaires, mais
seulement les coups de mousquet. Ils se rangent en escadrons épais, en
mettant les meilleurs soldats au premier rang. Ils chargent alors non au
galop, comme on faisait autrefois, mais au trot et parfois même au pas. Ils
approchent l'ennemi jusqu'à ce qu'ils le voient, comme ils disent, dans le
blanc des yeux, c'est-à-dire aussi près que possible. Alors ils font le coup
de pistolet, puis chargent à l'épée. Cette belle manœuvre a été inventée par
le roi Henri IV et lui a valu de grands succès dans les guerres récentes[21]. Ainsi préparée, ainsi entraînée, ainsi conduite, commandée par le roi ou par des chefs expérimentés, connétable, maréchaux, lieutenants généraux, colonels de l'infanterie et de l'artillerie, l'armée française prend le rang qu'elle doit garder, pendant tout le dix-septième siècle, parmi les armées européennes. Avec ses cadres surabondants, sa cavalerie brillante, son infanterie solide, ses mercenaires indéfiniment multipliés, son artillerie nombreuse et bien entretenue, elle met entre les mains du roi une force redoutable. Quand on énumère ses régiments, quand on compte les places fortes qui appartiennent au roi, quand on voit partout des populations valeureuses, prêtes à s'enrôler au premier appel, Gascons, Picards, Piémontais, Dauphinois, Bourguignons ; en un mot, quand on mesure le chemin parcouru depuis le temps où le duc de France, entouré de quelques vassaux, essayait d'élargir le cercle de châteaux forts qui l'étouffait dans son Paris, on apprécie et, si je puis dire, on pèse cette autorité nouvelle qui fait de lui le véritable maitre du pays. Les provinces sont non seulement conquises, mais occupées, maintenues. Le roi a la force. Qui donc pourrait lui résister ? On lui résiste pourtant. Quatre ans après la mort de Henri IV, des armées qui ne sont pas l'armée royale et qui ne sont pas des armées étrangères, vont mettre le pays à feu et à sang, renouvelant toutes les fureurs des guerres civiles[22]. Le règne de Louis XIII est plein de ces funestes journées, où des Français luttent contre des Français. Toute l'autorité militaire n'est clone pas rassemblée dans la main du roi. S'il est le plus grand chef du royaume, il n'est pas encore le chef unique. C'est ce qu'il faut indiquer maintenant, en signalant les lacunes de l'organisation militaire créée par les rois. Le grand vice de l'armée royale découlait du principe même de son institution. Elle était toute mercenaire ; son organisme reposait sur l'argent : pas d'argent, pas de Suisse, disait le proverbe né probablement au lendemain de la Bicoque. D'où, la variabilité des effectifs résultant de l'intermittence des sacrifices. En temps de guerre, il faut des soldats à tout prix : le pays est accablé d'impôts soudains et insupportables. En temps de paix le roi, toujours à court d'argent, licencie ses troupes ; elles tombent à rien, se débandent et courent le pays. Le soldat est alors une proie tout indiquée, pour les capitaines d'aventures, coureurs de route et détrousseurs de passants ; il l'est aussi pour les seigneurs mécontents, pour tous ceux qu'agite l'esprit de rébellion et qui n'ont pas perdu le souvenir des anciennes résistances féodales. Ainsi l'armée flotte entre l'obéissance et la révolte, et le prince qui l'a constituée, la voit souvent se tourner contre lui. Ses troupes, en effet, ne sont pas à lui ; elles ne lui appartiennent pas. A qui sont-elles ? — A l'officier qui les commande. C'est cet officier qui, maitre d'une compagnie, d'un régiment, d'une armée, traite avec le roi. Comme une sorte de commissionnaire, il fait une campagne à l'entreprise[23]. Il dispose d'un certain contingent, d'une unité tactique, comme on dit aujourd'hui, qui porte son nom et qui n'obéit qu'à lui. Des sous-entrepreneurs ont des parties de son affaire. Jusqu'aux lieutenants et enseignes, chaque officier concourt, pour sa quote-part, à la mise de fonds qui a pour objet l'achat temporaire d'un certain nombre d'hommes prêts à faire campagne, avec leurs officiers, pour le service du roi. Quels sont les bénéfices ? Il y a, en premier lieu, les avantages d'honneur, auxquels la race est loin d'être insensible. Toute la noblesse du royaume est habituée à faire de grands sacrifices pour se distinguer aux yeux du prince. On équipe une belle compagnie ou un beau régiment suivant sa fortune et son rang, de male qu'on se ruine pour figurer dans un carrousel ou dans un tournoi. C'est ainsi qu'on attire les regards du roi, ensuite la faveur et les récompenses qu'assure sa libéralité : pour les plébéiens, la noblesse, pour les gentilshommes, l'octroi des hautes charges de l'armée et de l'État qui illustrent une famille et dorent les vieux quartiers du blason. Mais il y a aussi les avantages pécuniaires. Quand le roi a besoin d'hommes, il pave sans compter. Or, les hommes ne sont pas chers. On trompe aux revues et aux montres, sur leur nombre et sur leur qualité ; on remplit les lignes de faux soldats, de passe-volants. On trompe sur les armes, sur les vêtements, sur les vivres. Souvent l'officier a touché d'avance la somme destinée à l'entretien de sa troupe pendant toute une campagne. Mais la mort, les maladies, une débandade, l'indiscipline le débarrassent, en quelques jours, du soin de remplir ses engagements. Si un officier trop consciencieux s'est endetté pour faire figure, le roi n'est pas insensible à ses plaintes. Il lui donne quelque présent ou accorde une pension ; si cet officier meurt au service, ou n'oublie lias la veuve et les enfants. Il y a des bénéfices encore plus directs ; la maxime du temps est : la guerre nourrit la guerre. On pourrait même dire la paix nourrit la guerre. Car, le plus souvent, dans les marches, les provinces du royaume sont traitées comme pays conquis. Outre le butin, les rançons, les capitulations, les confiscations des biens des vaincus font le profit du vainqueur. Tout cela finit par compter et on pourrait citer nombre d'officiers qui ont refait, l'épée au poing et le cul sur la selle, la fortune de leur maison[24]. Quoi qu'il en soit, le système de la commission assure à l'officier une grande indépendance. Puisqu'il traite avec le roi, il peut toujours accepter ou refuser le marché. En cours d'exécution, s'il trouve que les clauses ne sont pas observées, il se plaint et, au besoin, il rompt. S'il ne fait pas le gain espéré, s'il n'obtient pas l'avancement convoité, adieu ; le voilà parti, emmenant, son inonde. Il s'offre à un maître plus généreux, passe contrat avec un plus haut enchérisseur. Les officiers de réputation, ceux nui pavent bien leurs troupes, ou qui les traitent doucement, ou qui lis conduisent aux bous endroits, ou qui ferment les yeux à temps, ceux-là n'ont qu'à lever le doigt pour réunir autour d'eux des soldats d'élite qui les suivent partout. Ces mercenaires n'ont pas de patrie, pas plus quand ils servent le roi que quand ils combattent contre lui. Puisqu'il suffit de payer pour avoir des troupes, tous ceux qui ont de l'argent peuvent s'assurer une force militaire. Même en temps de paix, les princes du sang, les grands seigneurs, les gouverneurs de province ont leurs soldats à eux, et les rois ne sont pas fâchés de se décharger ainsi d'une partie de la dépense. Si la guerre civile éclate, ces grands seigneurs disposent de cadres tout formés pour enrôler les recrues : eux aussi délivrent des commissions. Les officiers pèsent, calculent les chances et, selon leur avantage, leur intérêt on leur caprice, ils vendent leurs services au pouvoir ou à la rébellion. C'est ainsi que les Grands coalisés opposent parfois aux troupes royales des armées puissantes qui laissent la victoire incertaine. C'est ainsi que la révolte d'un Condé, d'un Gaston d'Orléans, d'un Montmorency, d'un Soissons, balance, jusqu'à la fin du règne de Louis XIII, la fortune de la dynastie régnante. Ces résistances s'appuient, d'ailleurs, sur une force militaire permanente que les propres ordonnances des rois ont constituée, que leurs deniers entretiennent et qui est une menace perpétuelle contre leur autorité : c'est le parti protestant. Nous ferons connaître par la suite l'origine, la constitution et la force de ce parti. Mais, pour faire apprécier les taches difficiles qui incombaient à la royauté, au début du dix-septième siècle, il convient d'indiquer ici que les garnisons protestantes occupaient légitimement environ cent cinquante places fortes dans le royaume, et que l'État versait, chaque année, entre les mains de leurs chefs, plus d'un million de francs pour l'entretien des troupes. Il faut rappeler encore que les forces du parti pouvaient être, au gré des synodes, employées contre la royauté et qu'on les avait vues maintes fois, au moment d'une guerre extérieure, prendre les troupes royales à revers et prêter main-forte à l'ennemi, an nom des intérêts particuliers de la cause. De l'avis de la plupart des contemporains, la grande faiblesse militaire de la France était là : les armées protestantes, vaillantes, dures à la fatigue, pleines d'un enthousiasme farouche, valaient les armées royales : Ils sont très nombreux, écrit un ambassadeur vénitien. Ils comptent, d'après ce qu'on rapporte, quarante mille gentilshommes, bons soldats, et peuvent équiper en outre 30.000 hommes de bonnes troupes et bien exercées[25]. La base d'opération du protestantisme était, comme on le sait, dans les régions du sud et sud-ouest, entre les Cévennes et la mer, les Pyrénées et la Loire. Cette importante partie du royaume abritait, derrière la légalité de l'Édit de Nantes, ses tendances séparatistes et ses aspirations indépendantes. Ainsi subsistait, jusque dans le système militaire, quelque chose de ce dualisme qui, pendant de si longs siècles, a été une des lois de l'histoire de France. Il fallait encore quinze ans de guerres, des expéditions considérables et. de longs sièges, il fallait, en un mot, une nouvelle conquête du midi par le nord, pour que la force de l'État fût définitivement, constituée et reconnue. Le roi était puissant ; il était riche ; il était victorieux. Il pouvait braver la coalition des plus grands parmi ses sujets et, comme le Jupiter de la fable, les soulever tous au bout d'une chaîne à laquelle ils se seraient suspendus. Cependant, en cas de guerre étrangère, les révoltes intérieures mettaient le royaume en péril. Le pays, divisé contre lui-même, n'avait pas une pleine conscience de sa force. Le sentiment ale la solidarité commune n'était pas assez vif pour imposer à tous, les sacrifices qu'exigeaient ]a défense du territoire. Il n'y avait pas d'armée nationale. Le système de l'enrôlement,
intermédiaire, ente le service féodal et la conscription moderne, donnait des troupes solides
et braves, mais ni assez nombreuses, ni assez réellement patriotes pour faire
face, le cas échéant, à une attaque simultanée sur toutes les frontières. Par
contre ces troupes sans patrie, sans foi ni loi, ces officiers de fortune,
ces soldats de rencontre faisaient, de l'armée royale, un puissant instrument
de despotisme. Saint-Barthélemy ou Dragonnades, quelque besogne qu'on leur
commandât, ils étaient prêts. Pactisant trop facilement avec la rébellion,
ils ne demandaient pas mieux que de l'étouffer dans des flots de sang. Les institutions militaires étaient, en somme, comme toujours, l'image de l'ordre social et politique. Dans le détail, beaucoup de désordre et d'incertitude, l'encombrement d'un passé qui se mêlait confusément au présent et embarrassait sa marche : mais, dans l'ensemble, de l'élan, de l'entrain, une grande confiance en l'avenir : peu de calculs, nulle prévoyance, du bonheur et de la bonne humeur. Les résolutions étaient promptes, le langage fier, les actes vigoureux, et l'épée tranchait, avec une allégresse juvénile, des problèmes qui, dans une civilisation plus avancée, eussent fatigué inutilement les délibérations des conseils. La Justice.Toute société qui s'organise aspire à la justice. Le premier acte d'une autorité qui étend son action sur une région nouvelle est d'imposer sa juridiction. Dès que la paix est établie, les intérêts se tournent vers le magistrat et implorent son intervention. Il en a été ainsi dans l'ancienne France. Au fur et à mesure que la conquête territoriale s'étendait, les juges royaux arrivaient et ouvraient leurs assises. De là la part importante qui revient aux hommes de loi dans la constitution politique du pays. Mais s'il est facile de constater leur action, il est plus difficile de la définir clairement. Ces praticiens obscurs et tenaces, ont partagé les préjugés et les passions de leurs contemporains ; ces procureurs ne sont pas des héros ; ces logiciens ne sont pas des philosophes. Leur pensée ne se dégage pas avec une clarté suffisante. Ils sont souvent divisés entre eux. Dans les batailles qui se livrent, ils ne savent pas toujours à quel camp ils appartiennent. Dans leurs livres, dans leurs recueils de sentences et d'apophthegmes, on trouve des armes pour tous les combats. C'est ce qui fait la difficulté de ces études. Digeste, pandectes, coutumes, droit canon, ordonnances royales ; arrêts, jurisprudence, compilations de toutes sortes et de toutes formes ; gloses, notes, articles, commentaires, cette lourde masse encombrante qui constitue la législation du Moyen âge a lassé l'effort de l'érudition et de l'histoire. Montesquieu a reculé devant la tâche qu'il avait entreprise de débrouiller les origines de notre droit public. Les jurisconsultes contemporains s'y perdaient. Voici la parole de découragement du plus aigu d'entre eux, Loyseau : Je le dis après l'avoir essayé, qu'on lise toutes les coutumes qui ont traité des Justices, on n'y trouvera que diversité et confusion ; qu'on étudie tous les auteurs anciens et modernes qui les ont écrites, on n'y trouvera qu'absurdité et répugnance ; qu'on y rêve à part soi, tant qu'on voudra, il sera bien habile celui qui, parmi ces grandes variétés et des temps et des lieux, et parmi tant d'absurdités, pourra choisir une résolution assurée et équitable. C'est ici le nœud gordien qu'il faut couper et non découdre[26]. Constatons, avec ces hommes de grand savoir, que le chaos était inextricable et indescriptible, et contentons-nous d'indiquer, s'il se peut, dans quelles conditions il finit par se débrouiller et, comment une première lueur apparut. Nous pourrons ainsi reconnaître le procédé instinctif des âges chez un peuple qu'une aspiration continue vers l'idéal a toujours dirigé dans son évolution séculaire. Que, dans la faillite de l'État romain, les institutions judiciaires se soient émiettées et localisées. comme les autres éléments constitutifs de l'autorité publique, cela ne peut surprendre. Mais ce qui est vraiment extraordinaire, c'est que la notion d'une justice humaine se soit comme effacée dans les esprits et qu'on ait été réduit, pour régler les difficultés privées. à légitimer l'usage de la force. Aucune autre société, peut-être, n'a rien vu de plus barbare que la preuve par l'eau ou le feu et le duel judiciaire. Montesquieu a expliqué comment ces usages se sont établis : les lumières et les mœurs avant disparu simultanément, la preuve par écrit étant impossible, la preuve par témoins tumultueuse et corrompue, le mieux était encore d'en finir par un procédé brutal, en rapport, d'ailleurs, avec la brutalité générale du temps. Il fallut donc revenir de loin. Les premiers essais furent pénibles et incertains. Tout le monde v mit la main. L'Église d'abord, par sa prédication morale et par la constitution du droit canon ; la féodalité, par l'établissement des juridictions seigneuriales ; les villes, par la rédaction des chartes et par la création des premières justices municipales ; les hommes de science, par la restauration du droit antique la royauté enfin, par la hardiesse de son entreprise unificatrice et par l'autorité suprême dont elle se saisit. L'Église appuyait ses revendications en cette matière sur la parole du Christ : Ce que tu lies sera lié ; ce que tu délies, sera délié au ciel comme sur la terre. Elle affirmait que tous les clercs relevaient de son tribunal ; elle prétendait qu'il en était de mémo des laïcs, pour toutes les matières ayant un caractère étroitement moral ; elle déclarait que le pape était le suzerain spirituel de tous les souverains ; en outre, grande propriétaire féodale, elle réclamait, à ce titre, la juridiction appartenant au détenteur du fief. La féodalité faisait reposer son système judiciaire, comme toutes ses institutions, sur la possession de la terre. Il faut reconnaître cependant que la justice féodale avait aussi d'autres origines, soit dans l'autorité originaire du père de famille, soit dans un démembrement de la puissance du prince accordé par voie de concession privilégiée. Le seigneur était maitre de la justice sur son fief[27]. Mais, l'un des principes du gouvernement féodal étant la délibération en commun, certaines maximes restrictives de l'autorité du seigneur s'établirent, comme celle-ci : Juger est le fait de plusieurs ; nul ne peut être jugé que par ses pairs. En principe, le jugement devant le tribunal féodal était réservé à ceux qui avaient une tenure féodale, aux vassaux et aux arrière-vassaux, de sorte que les serfs n'étaient pas justiciables de cette cour, en vertu du dicton : Justice n'est mie à vilain. Ce système dont on voit la limite par-dessous, se bornait, par-dessus, en ce que, pour les hommes de poeste[28], il n'admettait pas l'appel ou recours à une juridiction supérieure, en vertu de cet autre dicton : Entre toi et ton maître, il n'y a autre juge, fors Dieu[29]. Les communes et les villes à établissements tenaient leur autorité judiciaire, soit d'une usurpation violente sur le seigneur, soit de la libre concession de celui-ci, soit de l'octroi royal. Les bourgeois ne peuvent être jugés que par leurs pairs, tel est le principal article des chartes de libertés ou de privilèges. Cette juridiction particulière est naturellement bornée à l'étendue de la ville libre et de sa banlieue. Elle tend à se soumettre à la juridiction royale[30]. Celle-ci réclamait, en vertu de principes divers, une autorité suprême sur toutes les cours du royaume. Comme seigneur de ses domaines, le roi avait pleine justice, haute et basse, sur ses vassaux. Comme suzerain fieffeux, il intervenait légitimement en cas de fausseté de jugement[31] et de défaute de droit[32]. Comme patron des églises, et comme bras séculier, il revendiquait une certaine surveillance sur les tribunaux ecclésiastiques ; l'exécution de leurs jugements lui était attribuée. Comme protecteur de la bourgeoisie et des communes, il se réservait, à chaque délivrance ou confirmation de chartes, le droit de haute justice et l'appel de certaines sentences rendues par les tribunaux municipaux. Enfin comme roi, comme successeur de Charlemagne et des empereurs, il revendiquait la haute autorité judiciaire que le droit romain assurait au prince. De bonne heure, les légistes avaient traduit à son profit le quod principi placuit, ita lex esto, par la formule française : si veut le Roi, si veut la loi. La royauté laissait planer, d'ailleurs, sur ses ambitions en cette matière, une habile obscurité. En les précisant, elle les exit bornées ; elle préférait laisser beaucoup au temps et poussait devant elle, insensiblement, vague à vague, la lente inondation des cas royaux. La multiplication des cas royaux et l'institution de l'appel, tels furent les instruments les plus puissants dont se servit le pouvoir pour accroître son autorité à partir de la fin du douzième siècle[33]. Les prévôts et les baillis, à la fois administrateurs et juges en premier ressort dans les domaines du roi, considérèrent comme cas royaux tout d'abord le meurtre, le rapt, l'homicide, la. trahison ; puis, peu à peu, tous les crimes qui dérivent de ceux-ci : révolte, port d'armes illicite, émeute, fausse monnaie, résistance aux officiers royaux, attentats contre la sûreté de l'État ou contre les ministres des cultes ; par la suite, enfin, les causes intéressant les personnes qui s'avouaient bourgeois du roi et, par une définition très élastique, tous les litiges dont les lois romaines avaient réservé la connaissance à la juridiction des empereurs. Par des moyens analogues, la même campagne d'envahissement se poursuit sur le domaine réservé aux tribunaux ecclésiastiques. On leur arrache les causes par l'habile revendication des actions possessoires, par la restriction du privilège de clergie, par la nécessité de rédiger les actes en français, par le contrôle exercé sur l'exécution des jugements émanant des officialités[34]. Souvent, les clercs se sentent impuissants à défendre leurs droits et leurs privilèges ; d'eux-mêmes, ils s'adressent à la justice royale. Nombre de prélats, d'abbés, de maisons religieuses implorent la faveur des lettres de committimus qui les rendent justiciables des tribunaux émanés du Conseil du Roi. Ainsi s'esquisse, de bonne heure, ce système d'évocation à la personne qui se présente à la fois comme un privilège pour le particulier et comme une nouvelle extension de l'autorité du prince. Sur toute la face du royaume, un duel âpre s'engage entre les juridictions royales et les juridictions seigneuriales, municipales et ecclésiastiques. Dans chaque ville, dans chaque village, les divers tribunaux sont établis porte à porte et se font concurrence. Toutes les passions de clocher entrent en jeu, la vanité, la cupidité, l'ambition. La rivalité de nos notaires ou de nos médecins de campagne petit nous donner aujourd'hui l'idée de ce que furent autrefois ces milliers d'Iliades obscures. Le justiciable pèse les mérites des concurrents et donne la préférence à celui d'entre eux qui lui parait procéder avec le plus de célérité, d'exactitude et d'autorité. À ce jeu, les tribunaux royaux l'emportent, parce qu'ils ont la force derrière eux. L'extension des appels ne fut pas moins féconde en résultats que la multiplication des cas royaux. Ceux-ci visaient les causes en première instance ; l'appel habitua le plaideur mécontent à trouver un recours dans l'autorité du roi. Dans le droit féodal primitif, nous l'avons dit, l'appel n'existait pas. Si le plaideur n'était pas satisfait, il n'avait d'autre ressource que de fausser le jugement, c'est-à-dire d'accuser le juge de félonie et de l'appeler en champ clos, nécessité pénible pour l'un comme pour l'autre. C'est saint Louis qui réforma cet abus : Combat, dit-il, n'est pas voie de droit, et il institua quatre bailliages devant lesquels devaient être portés les appels des tribunaux seigneuriaux. Ou devine aisément le parti que les légistes royaux tirèrent de l'institution des appels. Tout motif fut bon pour arracher un plaideur à son tribunal ordinaire et pour l'amener devant les assises du prince. De là ces nombreux appeaux volages que le pouvoir royal lui-met-ne finit par trouver excessifs, mais dont, au début, il recueillait tout le profit. Plus le roi devenait fort, plus ses juges étaient ardents. Tout leur servait : les progrès de la conquête, l'adoucissement des mœurs, la restauration des études. Derrière les soldats, le juge arrive sans tarder. Les procès se multiplient autour de lui. Il déclame contre l'abus de la force et, selon la loi du progrès humain, remplaçant un mal par un autre mal, il lui substitue la chicane. Après plusieurs siècles de ce régime, une grande révolution s'est accomplie. La justice, qui reposait sur le sol et sur le droit du propriétaire, est attachée à la personne du prince ; elle descend d'en haut sur les justiciables. Les anciens principes sont niés ; les vieux dictons féodaux sont retournés. C'est maintenant la raison romaine qui tend à remplacer la coutume barbare : c'est le Digeste qu'on étudie et que l'on consulte, en y ajoutant quelque lambeau du droit canon et de la tradition biblique. La théorie légiste traduit, dans son langage hérissé de citations latines, le fait que le roi est juge suprême dans son royaume : Dieu est la justice même et la vérité, dit un jurisconsulte. Le roi de France tient son sceptre de Dieu, comme il fait la justice qui est une marque principale des rois qui ne sont établis pour autre chose que pour faire justice. Les rois ne pouvant en leur personne administrer la justice, la communiquent a leurs sujets... De sorte que les justices que tiennent les seigneurs en France viennent du roi : a rege omnes jurisdictiones procedunt, sicut omnia flumina per meatus terræ fluunt a mari et ad mare refluunt[35]. L'organe principal de la volonté royale, en matière judiciaire, était le Parlement de Paris. Un heureux démembrement d'une ancienne institution féodale, la cour du Roi, lui avait donné naissance. On sait comment le grand despote, Philippe le Bel, partagea sa cour en trois fractions : le Grand Conseil, la Chambre des Comptes et le Parlement ; comment, peu à peu, les grands vassaux furent écartés de la, cour judiciaire ; comment les bourgeois s'élevèrent aux hauts bancs ; comment enfin le Parlement, fixé à Paris, reçut la délégation permanente de la plus importante des attributions royales[36]. Il faut considérer maintenant cette institution, non pas
dans ses débuts pénibles et obscurs, mais à son apogée, alors que son
triomphe exalte les victoires ininterrompues de cette bourgeoisie de robe que
le roi avait, depuis si longtemps, associée à ses luttes pour l'unité et pour
la centralisation. Le roi Louis XII ayant quitté son
palais aux juges, pour montrer l'honneur et révérence qu'il avoit à la
justice, se retira au Bailliage tout contre le Palais, et pource qu'il avoit
les gouttes, il se pourmenoit sur un petit, mulet dans les jardins du
Bailliage, où il digéroit les affaires de l'État ; et lorsqu'il avoit besoin
de bon conseil, il monta, au Parlement, demandoit advis et quelquefois
assistoit aux plaidoiries, jugeoit les causes, son chancelier prononçant les
murets eu sa présence. À cette occasion, on avoit dressé, depuis le bas des
grands degrés jusques en haut, une allée faite d'ais et planchéiée de nattes
où son mulet le montoit pour le mener, peu après, jusqu'à la porte de la
Grand'Chambre où les gentilshommes le prenoient et le portoient en place,
sous son dais[37]. Ce tableau nous
représente la familiarité dont les rois en usaient avec la justice. Ils la
logeaient chez eux, lui cédaient la place, se réfugiaient dans les
dépendances et puis, avec une agréable bonhomie, ils allaient, de temps à
autre, voisiner avec elle et prendre l'avis des sages bourgeois, leurs
compères, qu'ils avaient assis sur les lys. Ce Louis XII, si simple pour lui-même, n'avait rien trouvé de trop beau pour son Parlement. C'était lui qui avait construit la façade de la Cour du Mai, plus belle que celle du Palais de justice de Rouen, avec le fameux perron des Grands-Degrés, avec le portail majestueux en arc brisé, avec le luxe de ses haies ogivales et, sur les hauts toits d'ardoises, les lucarnes toutes fleuries de motifs sculpturaux et de choux grimpants. C'était lui encore qui avait fait venir d'Italie le moine-artiste Fra Giovanni Giocondo, pour lui confier la décoration de la Grand'Chambre ou Chambre Dorée. Il se complaisait dans cet endroit somptueux qu'il avait orné de tout ce que le goût de son temps pouvait rêver de riche et d'exquis. Dans un demi-jour discret où les vitraux historiés laissaient filtrer de calmes lueurs, s'estompaient les velours bleus tendus contre les murs, le mat des boiseries naturelles, l'or des franges et des lieurs de lys. Le plafond cloisonné du plus riche ouvrage de menuiserie relevé d'or et de vermillon, laissait pendre, comme autant de stalactites, les pointes des culs-de-lampe ouvragés. Partout était semé le porc-épic de Louis XII. Au fond de la salle, une belle peinture, de la main de Jean Van Eyck, représentait le Christ en croix entouré des apôtres et des saintes femmes ; et cette image qui, dès l'entrée saisissait le regard, donnait à l'enceinte un caractère religieux[38]. Près du Christ, dans l'angle à gauche, était dressé le trône sur lequel, dans les jours d'audience solennelle, le roi était assis. C'était une sorte de lit, ainsi que l'expriment les mots lit de justice, et la Roche-Flavyn nous décrit avec onction ce siège préparé et paré au-dessous d'un couvert, ciel ou dais de drap d'or ou de velours avec des oreillers et un autre grand drap de velours azuré, semé de fleurs de lys d'or qui sert de dossier à ce trône et qui, coulant par-dessous les oreillers on sied le Roi, vient à descendre par les degrés et s'avance bien avant dans le parquet. Ce même auteur ne manque pas de faire la comparaison de ce trône avec celui du grand Négus, roi ou empereur d'Éthiopie sur lequel ceux qui vont le saluer le trouvent assis, dans sa magnificence, avec force oreillers de soies de toutes sortes autour de lui[39]. En temps ordinaire, le trône royal restait vide et dépouillé de ses ornements ; mais on ne l'enlevait pas. Sa présence rappelait que la majesté royale était toujours prête à venir siéger au milieu de cette Cour qui rendait la justice en son nom. Dans les grandes cérémonies, le roi était assis, vêtu de ses attributs royaux. Il avait à ses pieds, sur un coussin de velours, le grand chambellan ; à droite, sur le haut banc, les princes du sang, les ducs pairs laïcs, vêtus du chaperon et du petit manteau, l'épée au côté[40] ; à gauche, les six pairs ecclésiastiques, en rochet et camail ; à l'extrémité de ces deux bancs, le surintendant des finances et quelques courtisans debout. Plus bas était assis le chancelier, dans sa robe violette et, sur les marches, le Prévôt de Paris. Sur le banc dit des Présidents, d'abord le premier président, puis les autres présidents de la cour avec le mortier et le manteau ; puis, sur les trois gradins disposés à droite et à gauche aux pieds du roi, les autres membres de la Cour selon rage et la dignité : les présidents des enquêtes, les présidents des requêtes, les conseillers-clercs d'un côté, les conseillers-lays de l'autre, tous en robes rouges et chaperons fourrés ; le procureur général et les avocats généraux qui n'étaient considérés alors que comme les pieds de ces grands corps et les derniers des conseillers[41] ; enfin sur le parquet ou derrière le barreau, les greffiers civils et criminels, les gardes des sacs et les clercs, les avocats, plaidants, écoutants, consultants, les procureurs du Parlement et les huissiers. Il y avait un personnel d'environ 200 conseillers ou présidents, remplissant les fonctions judiciaires[42]. Le corps se divisait en Grand'Chambre, Chambre criminelle ou Tournelle, Chambre des enquêtes et Chambre des requêtes. Quand le Parlement avait à délibérer sur des matières autres que les causes judiciaires, il se réunissait en Conseil secret. Dans toutes les séances, les opinions étaient prises par les présidents, en commençant par les plus jeunes et en terminant par les plus élevés en Age on en dignité. L'installation de la Cour du parlement en plein cœur de Paris, dans le vieux palais féodal berceau de la monarchie, la splendeur du monument, la pompe des cérémonies, la richesse des costumes, les attentions continuelles dont les rois l'entouraient, tout indiquait l'importance de ce corps dans la constitution intérieure du royaume. Les rois de France n'avaient rien plus à cœur que leur rôle de justicier ; sur aucun point, ils ne se montraient plus entreprenants à la fois et plus chatouilleux ; car, comme dit Loyseau, Justice est le plus fort lien qui soit pour maintenir la souveraineté. Le Parlement est donc, pour la royauté, un instrument de conquête et un instrument de pacification. Il doit être fort ; mais dans la mesure où il est fidèle. C'est cette formule qui trace les limites de sa compétence et de ses attributions. Elles s'étendent à tout, quand il faut seconder le pouvoir de l'État ; elles se restreignent soudain, quand il s'agit de l'entraver. Le Parlement de Paris est le Parlement de France. En principe, son ressort n'a d'autres bornes que celles du royaume. Les autres parlements, constitués au fur et à mesure de la conquête, ne sont que des démembrements de la première cour qui siège près du roi. Son autorité directe s'étend, en tout cas, sur les six dixièmes du pays. Il est, par essence, un tribunal d'appel. Il représente la sagesse suprême de l'État et sanctionne, de ses arrêts, le droit définitif[43]. Il connaît non seulement du droit, mais du fait. Au criminel, il a toute puissance pour la répression. Ses huissiers vont chercher le coupable, si grand qu'il soit, au fond des hôtels ou des châteaux fortifiés. Une procédure sévère saisit l'accusé et le traîne an pied du tribunal qui le présume criminel. La torture brise son corps ; l'inquisition scrute sa conscience. On doit dire au Parlement ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas, ce qu'il veut savoir et ce qu'il croit deviner. Si forte que soit la volonté particulière, elle doit plier devant cet organe de la volonté publique. Une exigence et une sévérité sans contrepoids et sans frein sont nécessaires pour tenir les esprits en respect et les cœurs en alarme. Les usuriers, les sorciers, les blasphémateurs, les hérétiques rendent compte an Parlement du trouble jeté dans les fortunes, dans les imaginations et dans les consciences. La question, le pilori, la pendaison, la décapitation, la strangulation, l'estrapade, la roue, le plomb fondu, les supplices les plus raffinés, contiennent le déchaînement des instincts brutaux.et répandent, par des spectacles publics fréquemment renouvelés, le prestige d'un tribunal qui dicte la vengeance de la loi. Au civil, la chicane qui est le premier tribut payé à la justice par les sociétés qui s'organisent, la chicane emplit le greffe de dossiers énormes, de sacs poudreux où s'enferment les lentes procédures et les hésitations d'un droit qui se cherche encore. Mariages, successions, substitutions, testaments, toute l'histoire de la famille et de la fortune privée, en France, repose encore dans ces archives inexplorées. Des résolutions longtemps contradictoires finissent par se rapprocher les unes des autres et par constituer une jurisprudence ; celle-ci se fixe à son tour et, condensée, elle devient loi. Une sorte d'unité se constitue ainsi ; des règles, inspirées par un esprit nouveau, s'établissent dans les relations entre les personnes et les biens ; les registres des naissances et des décès sont ouverts ; l'enregistrement des actes leur donne l'authenticité, leur rédaction en langue française met la connaissance des titres à la portée de tous les intéressés. Le droit, enfin, se laïcise par le refoulement des justices ecclésiastiques. Sur aucun point, la politique parlementaire n'a été plus persévérante et plus passionnée. L'atteinte portée au privilège de clergie, la distinction du possessoire et du pétitoire, l'établissement de l'appel comme d'abus, la surveillance des communautés et la destruction de la mainmorte, la poursuite et la condamnation des ordres religieux étrangers, la surveillance attentive de la claustration forcée et de la captation, enfin l'intervention constante de l'autorité judiciaire dans les choses de la foi et de la discipline, excommunication, confession, prédication, inhumation, tels sont les procédés d'une sorte de culturkampt soupçonneux et violent qui se mesure à l'étendue du terrain à reconquérir. Le Parlement ne fait pas que juger : il administre et il légifère. Il est comme l'intermédiaire entre la cour féodale, établie sur le principe médiéval de la délibération en commun, et les parlements modernes qui reposent sur la représentation. Parfois, il remonte vers le passé et invoque des traditions d'un autre âge. Mais, parfois aussi, on dirait qu'il devine l'avenir et il revendique des droits qui ne peuvent appartenir qu'à l'assemblée des délégués de la nation. C'est en vertu de ses origines que le Parlement intervient dans tout ce qui touche à l'administration du domaine royal, apanages, dots et douaires des princes et princesses du sang ; par là s'explique également sa compétence dans les matières féodales : érection des terres en fiefs, lettres d'anoblissement, réglementation de la chasse et de la pèche. Mais, c'est en vertu d'une délégation partielle de la puissance politique, qu'il exerce des attributions de haute police, notamment sur les juifs, sur les étrangers, sur les prisons, sur les hôpitaux et les maladreries: sur la circulation publique, les coches et les voitures ; sur l'administration intérieure en matière de commerce, de douanes, péages, foires et marchés ; en matière d'agriculture, protection du pauvre peuple contre la foule des gens de guerre ; qu'il encourage le perfectionnement des outils, l'acclimatation des espèces nouvelles ; qu'il édicte des règlements, trop souvent nuisibles, en cas de famine ou de cherté ; qu'il surveille les corps de métier et corporations, confirme et homologue leurs statuts, détermine, dans chaque spécialité, le taux des salaires et les heures de travail, fait visiter les ateliers, prend des mesures somptuaires et réprime le luxe. C'est ainsi encore qu'il décide de la valeur des métaux, exerce son contrôle sur la frappe des monnaies, la banque, les émissions d'emprunt, rentes de l'hôtel de Ville, rentes constituées, aliénation du domaine, concession de mines, brevets d'invention, monopoles, privilèges commerciaux ; c'est ainsi enfin (car il faut se borner, même quand le sujet est infini), qu'il considère comme une de ses principales fonctions la haute direction de l'enseignement public. A partir de Louis XII, l'Université a perdu son autonomie et se trouve placée sous la direction du Parlement. Celui-ci la soutient énergiquement dans la lutte qu'elle engage contre les ordres enseignants et notamment contre la Compagnie de Jésus. Mais s'il la protège, il la surveille. Toute nouveauté l'effraie. Sa politique, ici comme ailleurs, est rétrograde et oppressive. Il s'oppose aux progrès de l'imprimerie. S'il eût pu, il l'eût étouffée au fond des caves où elle installa ses premières presses. Il lit les livres avant qu'ils paraissent, poursuit ceux qui ont échappé à sa surveillance, les brille, et parfois leurs auteurs. Le Parlement, en un mot, est le maitre des doctrines comme il est le maitre des mœurs. L'autorité royale prend, dans ses actes, un caractère d'âpreté qui tient à ce que les décisions sont anonymes et collectives. Il informe de tout, décide sur tout ; il conseille et il dicte ; il dénoue et il tranche ; rien ne l'arrête, rien ne l'émeut. Ses membres, à la fois juges et administrateurs, inamovibles et irresponsables finissent par se convaincre qu'ils sont les seuls et véritables représentants de la nation. Les ambitions politiques du Parlement s'étaient développées à la faveur de l'incertitude qui existait sur l'origine et le principe de la souveraineté. Avant que la théorie du droit divin se fût constituée, on gardait un fond de respect pour les assemblées délibérantes et je ne sais quel vague souvenir de ces Champs de Mars ou Champs de Mai qui avaient réuni, dans les premiers temps de la monarchie, les membres de la nation souveraine. Les parlements, sans plus de façon, s'étaient emparés de cette origine illustre et ils assuraient que leurs assises représentaient les plaids contemporains de Charlemagne. La rareté des sessions des États généraux avait autorisé leurs prétentions. Ce nom même de parlement flattait leur vanité et stimulait leurs ambitions. Ils avaient adroitement poussé leur entreprise dans les périodes d'affaiblissement du pouvoir. Au début des régences, ou bien quand l'héritier du trône était incertain, l'intervention d'une haute cour de justice paraissait tout indiquée pour débrouiller les droits rivaux. Le parlement de Paris était ainsi devenu, du consentement de tous, le gardien de la constitution traditionnelle et non écrite du royaume. Il pouvait se considérer comme placé en dehors et au-dessus de cette constitution : C'est une loi fondamentale du royaume, dit l'un de ses défenseurs, que rien ne peut are imposé sur les sujets du roi et qu'on ne peut faire aucun officier nouveau que par le consentement du Parlement qui représente l'aveu général de tout le peuple. Il connaît du domaine, du droit de Régale, des duchés-pairies et de tous les droits éminents de la couronne... C'est lui qui fait les régents, qui déclare la majorité des rois, qui autorise les ordonnances et qui maintient la loi salique... En un mot : Nous voyons que le Parlement de Paris a toujours été un abrégé des Trois États, l'image et le raccourci de tous les ordres du royaume[44]. La Royauté avait, comme à plaisir, développé dans le Parlement les sentiments qu'exprime ce fier langage. Pour des motifs de bon ordre et de publicité, elle avait soumis ses actes à la formalité de l'enregistrement. Elle avait toléré d'abord, reconnu ensuite, le droit de remontrances. Dès le quinzième siècle, les royalistes les plus fervents ne le contestaient plus. Il est vrai que le roi se réserva toujours de passer outre au moyen des lettres de jussion, ou par le procédé sommaire du lit de justice. Mais n'était-ce pas un grand sacrifice que de tolérer, dans un corps constitué et permanent, cette libre expression de la critique, ce rôle d'opposant, en quelque sorte régulier et constitutionnel ? Ne devait-on pas craindre que, dans les périodes de crise, le Parlement, se sentant nécessaire, ne se posât en tuteur des rois ? Il y avait, dans le royaume, tout un parti politique qui ne se lassait pas de dénoncer les prétentions du Parlement et de les tourner en raillerie. C'était le parti aristocratique. L'école libérale du seizième siècle notamment, n'avait eu que des paroles de dédain pour cette espèce d'hommes nouvelle, née depuis trois siècles, dont la ruse a usurpé le nom et l'autorité des assemblées de la nation et qui a fini par vouloir les subordonner à sa prétendue grandeur[45]. Le roi n'était pas fâché de ces querelles et, au besoin,
il les envenimait. Sa politique, à l'égard de la cour judiciaire, était
alternativement douce et rude, selon qu'il attendait d'elle des services ou
qu'il appréhendait ses remontrances. Lors des changements de règne, au temps
des minorités, on la flattait, on la caressait, on reconnaissait qu'elle était habituée de pourvoir à la régence.
Mais quand le gouvernement était fort, si le Parlement se mêlait avec trop
d'insistance de la chose publique, on le rabrouait vive-tuent. Témoins les
propos de Henri IV, en 1595, où perce tout le dédain de l'homme d'action et
du maitre pour les discoureurs importuns. Vous
m'avez dit la charge que porte cet édit en nos finances ; mais vous ne m'apportez
point de remèdes pour m'en tirer et moins pour faire vivre mes armées. Si
vous me faisiez offre de deux ou trois mille écus chacun ou me donniez avis
de prendre vos gages on ceux des trésoriers de France, ce seroit un moyen
pour ne point faire des édits ; mais vous voulez être bien payés et pensez
avoir beaucoup fait quand vous m'avez fait des remontrances pleines de beaux
discours et de belles paroles : et puis vous allez vous chauffer et faire
tout à votre commodité[46]. Au fond le roi savait, mieux que nul autre, à quoi s'en tenir sur la faiblesse de cette opposition. Il la tolérait comme un dérivatif commode aux humeurs critiques et frondeuses de la nation. Il n'ignorait pas qu'elle était sans autorité et sans prestige[47]. Fille de la Paulette, la classe des parlementaires trembla toujours pour les charges qu'elle avait payées si cher et qu'In' caprice de la Royauté pouvait supprimer d'un mot. Une opposition qui a de ces inquiétudes n'est pas bien redoutable. Le courage ne va pas sans le désintéressement. Les membres des parlements ne faisaient rien, d'ailleurs, pour corriger, par des choix heureux, les vices inhérents à la vénalité des offices. Le recrutement étant limité à un certain nombre de familles riches, la facilité avec laquelle les fils de magistrats ou de traitants étaient admis, après un examen dérisoire, exerçait la verve des satiriques[48]. La classe était aussi bridée par l'ambition des hauts emplois. Dans l'intérieur de la Cour, le premier président, nommé par le Roi, pouvait être remplacé ad nutum. Les présidents à mortier étaient tous plus ou moins candidats à ce poste élevé ; et, quant aux conseillers, le premier président les tenait par la distribution des rapports qui étaient la véritable source des revenus pour les magistrats de l'ancien régime. Au dehors, les ambitions, plus ardentes, dépendaient davantage du prince. Ces conseillers, ces maîtres aux enquêtes, si fiers sur les lys, étaient les fils, les frères, les cousins des conseillers d'État, des maîtres des requêtes, des commissaires départis et des intendants. Les Séguier, les Servien, les d'Argenson, les Machaut, alternativement assis ou debout, et même à cheval, apparaissaient, toujours et partout, comme les agents de la même autorité suprême. Que pesaient, en face de ces traditions et de ces intérêts, les velléités d'opposition qui agitaient parfois de jeunes tètes échauffées ? On savait, à la Cour, qu'on pouvait toujours gagner un conseiller remuant par l'offre d'un emploi lucratif, détruire une cabale par une contre-mine prudemment conduite, et, enfin, en mettant les choses au pis, apaiser tout l'ordre parlementaire par la menace dune diminution de ses privilèges. Ainsi le Parlement n'avait de force que pour frapper les adversaires de la royauté. S'il tournait ses armes contre le prince, elles s'émoussaient. II montrait au peuple la face d'un juge redoutable, d'un administrateur vigilant, d'un personnage intègre et respecté. Mais, auprès de la royauté, il n'était qu'un serviteur empressé, dont les boutades étaient sans conséquence. En rédigeant, ses plus célèbres remontrances, le Parlement servait encore la cause monarchique. Le bruit qu'elles faisaient suffisait pour enlever aux actes du prince l'odieux de l'arbitraire. Il y avait, en France, un grand nombre d'esprits raisonnables qui trouvaient que les attributions du Parlement étaient une garantie suffisante pour les libertés de la nation. On le comparait au Parlement d'Angleterre et si l'on voyait entre eux quelque différence, elle paraissait plutôt en faveur de celui de Paris. On le trouvait plus sage, plus modéré, plus grave. Son autorité passait pour plus assurée et mieux obéie[49]. L'ordre parlementaire traversait, d'ailleurs, il l'époque où nous nous plaçons, la phase héroïque de son histoire. Nourrie aux fortes études dans les universités, formée aux affaires publiques par la confiance des rois, gardant encore dans ses mœurs, seulement l'autorité, mais quelque chose de la vigueur qui avait signalé les belles années du seizième siècle, cette génération dessinait la figure idéale de l'ancienne magistrature française, de celle qu'on a appelée, d'une expression un peu solennelle, le clergé de la loi[50]. C'était un clergé, en effet ; mais le culte qu'il servait, était celui du prince : gallicans, adversaires des jésuites, politiques enfin, ils étaient, selon le mot de Du Perron, de ces froids et irréligieux catholiques qui n'ont d'autre loi, comme dit Grégoire de Nazianze, que la volonté de l'Empereur[51]. Dans l'universel effort vers l'unité et la subordination, le rôle du Parlement est de réclamer, pour le prince, l'arbitrage de tous les conflits de la. paix. Il habitue les peuples à s'incliner devant la raison suprême ici-bas qui est la parole du roi. Le roi, ou plutôt l'État, c'est l'intérêt général vivant, édictant, agissant ; telle est la doctrine parlementaire, celle que la cour applique dans ses arrêts, dans sa jurisprudence, dans ses remontrances, enfin dans les lits de justice où, donnant l'exemple de la. discipline sociale, elle finit par s'incliner devant la volonté du souverain. Le Parlement fut le plus puissant organe d'unité et de centralisation qu'ait connu la France pacifiée. Les contemporains ne s'y trompent pas et Loyseau le dit fortement : Il faut confesser que ça été le Parlement qui nous a sauvés en France d'être cantonnés et démembrés comme en Italie et en Allemagne, et qui a maintenu le royaume en son entier[52]. Mais ce même Loyseau qui a discerné si heureusement le rôle unitaire de la Cour du Parlement ne se faisait aucune illusion sur les difficultés qui restaient à vaincre pour que l'action de la justice royale s'étendit à tout le royaume. Son traité des Seigneuries, écrit en 1617, et qui éclaire d'une vive lumière tout l'ordre politique de l'ancienne France, n'est rien autre chose que le tableau des souverainetés et, par conséquent, des justices particulières qui subsistaient à cette date. Faut-il refaire, après lui, cet exposé ? Faut-il discuter avec lui la question, qui se débattait encore, de savoir si la justice appartient nécessairement au fief et quels sont les rapports de la justice et de la seigneurie ? Faut-il, après lui, examiner les trois justices seigneuriales, haute, moyenne et basse, et passer en revue les signes visibles de ces justices, le pilori ou échelle, le gibet ou potence qui est à deux piliers pour le haut justicier, à trois pour le châtelain, à quatre pour le baron, à six pour le comte et à huit pour le duc, sans qu'on ait jamais réglé la grave question de savoir si les piloris doivent être liés par dedans ou par dehors, pattés, enfestés ou surfestés ? Faut-il considérer la variété des coutumes touchant la justice foncière et dire comment les justices foncières se sont amplifiées ; énumérer les abus des justices de village ; commenter le vieux proverbe qui résume d'un trait les maux résultant de la partialité des justices particulières : Le seigneur de paille mange le vassal d'acier ? En un mot, faut-il rappeler, qu'au début du dix-septième siècle, chaque ville, chaque bourg, chaque corps, chaque communauté avait conservé ses tribunaux, rivaux les uns des autres, que la confusion régnait partout et que l'offensive, pourtant si vigoureuse des juges royaux, n'avait pu encore percer jusqu'au fond la couche épaisse des seigneuries féodales superposées ? Compétence, ressort, procédure, législation, c'étaient là autant de retraites où les vieux droits se réfugiaient et luttaient avant de mourir. l'ans ce désordre, les plaideurs cherchaient leurs juges et les juges se disputaient les plaideurs. On a observé que la plupart des procès étaient. comme on dit, en règlement de juges, si bien que la chicane finissait par se perdre en ses propres détours ; épuisée, mais non rassasiée, elle s'endormait sur ces procès interminables qui voyaient passer des générations de plaideurs et de magistrale. L'œuvre royale, sans cesse entravée par les résistances locales ou particulières, manquait, d'ailleurs, de clarté et de simplicité. Los institutions judiciaires nouvelles, moulées trop souvent sur colles qui les précédaient, en reproduisaient la configuration et les défauts. C'est ainsi que, par une grave dérogation au principe de l'unité, la royauté n'avait pu se refuser à établir des cours souveraines dans les chefs-lieux des provinces les plus récemment réunies à la couronne. Les parlements de Toulouse, de Grenoble. de Bordeaux, de Dijon, de Rouen, d'Aix et de Rennes avaient été créés au fur et à mesure que la conquête royale s'étendait et, le plus souvent, par une clause de l'acte qui établissait, sur ces régions, la souveraineté du roi. Chaque parlement, tout en rendant la justice au nom du Prince, se considérait comme souverain, et comme l'égal du parlement de Paris. Le privilège d'une juridiction particulière concédé à ces provinces entretenait chez elles des idées d'autonomie appuyées, d'ailleurs, sur tout un système politique que nous aurons à examiner bientôt. Dans l'ordre des juridictions inférieures, les réformes accomplies par la royauté étaient plus illogiques encore et plus incertaines. Au début, faute d'argent ou faute de clairvoyance, elle n'avait pas cru devoir distinguer entre les attributions judiciaires et l'autorité administrative. Des fonctionnaires à toutes fins, les prévôts, les baillis, les sénéchaux, recevant en bloc la délégation de la puissance royale, étaient devenus de petits despotes régionaux. On avait fini par leur enlever une autorité dont ils abusaient, mais sans aller jusqu'à les supprimer tout à fait, et ces organismes antiques entravaient de leur poids inutile la marche des affaires publiques. Vers le milieu du seizième siècle, cependant, un grand progrès fut accompli. La royauté prit une mesure générale et applicable sans distinction à toutes les provinces : elle créa les présidiaux. Par cet acte, elle constituait le tribunal royal de première instance et, en même temps, elle pourvoyait, dans des conditions extrêmement fortes, à la sécurité publique. Ces tribunaux, en effet, jugeaient en premier et en dernier ressort, au criminel et au civil, les causes nettement définies qui leur étaient attribuées Ils connaissaient, sans appel, des brigandages sur les grandes routes, des vols à main armée, des vols avec violence et effraction, des révoltes et des rassemblements en armes, des levées de troupes faites sans commission, des crimes de fausse monnaie, des attentats commis par les vagabonds ou par les soldats en marche[53]. Cette institution, qui établissait à demeure, dans les provinces, des magistrats devant tout au roi, avait une importance capitale. Mais, entravée dans son développement par les longs troubles civils, elle ne devait prendre conscience d'elle-même que dans le cours du siècle qui s'ouvrait. S'il s'agissait de tracer ici le tableau complet des institutions judiciaires de l'ancienne France, il faudrait ajouter bien des pages à celles qui précèdent. Une foule de tribunaux à compétence mal définie exagéraient leurs prétentions en raison de leur inutilité. Ce qui est étonnant, c'est qu'on ait trouvé des plaideurs en nombre suffisant pour occuper et nourrir tant de juges. Mais, c'est un fait d'observation que l'augmentation des tribunaux multiplie les procès et, qu'en cette matière, l'organe crée la fonction. Il y avait toute la série des tribunaux administratifs : Grand Conseil, Cour des Comptes, Table de Marbre, greniers à sel, etc. Il y avait les juges de police, par exemple la série des prévôts : grand prévôt, prévôt de l'hôtel, prévôt des maréchaux, prévôt de Paris, prévôts des grandes villes ; il y avait des tribunaux de commerce, prévôt des marchands, roi des merciers, consuls et échevinages. Nous n'avons dit qu'un mot, en passant, des juridictions ecclésiastiques, qui, cependant, au dire d'un contemporain, tenaient encore en leur autorité la plupart des sujets du Roi[54]. Dans chacun des diocèses de la France, il y avait une officialité qui occupait, pour le moins, cinq ou six personnes. Bornons-nous et concluons. En 1614, la lutte entre la juridiction royale et les juridictions particulières n'était pas terminée et, selon le mot d'un jurisconsulte contemporain, ces grands différends n'étaient pas vuidés. Cependant, en thèse générale, le droit du prince se substituait à celui du propriétaire. La doctrine romaine triomphait. Le droit royal, en matière juridictionnelle, se distinguait, par un trait significatif, du droit impérial. Il était moins abstrait.. Rome, l'autorité du prince, héritier de la République, représentait. des entités, le peuple, le Sénat, les comices, l'État. Le roi de France, au contraire, était un grand seigneur au milieu de ses fidèles, un père de famille parmi les siens ; saint Louis s'asseyait sous le chêne de Vincennes et rendait la justice en personne ; le Parlement n'était qu'une fraction du conseil du prince, appelée à donner des avis et non à rendre des sentences. Quelque chose de cette origine patrimoniale, je dirai presque familiale, se conservait dans les institutions monarchiques et atténuait la rigueur des principes romains. Le roi, homme vivant et mourant, jeune ou vieux, instruit ou illettré, était juge suprême de tous ses sujets. De là, le droit d'évocation, droit singulier, droit touchant, droit redoutable, qui marque d'un trait particulier la monarchie française de l'ancien régime. Il y eut toujours, de l'aveu de tous, des causes que les tribunaux ordinaires n'étaient pas aptes à juger ; il y eut toujours, derrière et au-dessus de la dernière sentence rendue par les tribunaux de l'ordre le plus élevé, la ressource d'un appel direct au roi. Celui-ci, impuissant à contenir et à satisfaire cet élan des justiciables vers sa personne, s'efforce de le modérer et de le régler. Mais, c'est en vain qu'il crée certains corps — Conseil privé ou des parties, Grand Conseil — chargés de juger ces litiges obstinés ; c'est en vain qu'il donne des attributions judiciaires au conseil politique par excellence, le Conseil des Dépêches. Il y a toujours une prière, une supplication plus ardente que les autres, qui monte jusqu'à lui et qui l'atteint. Au-dessus de l'évocation par propre mouvement qui est encore soumise à certaines règles, subsiste, malgré tout, l'arbitraire de l'évocation à la propre personne, qui s'adresse directement au droit originel et magistral du Roi-Juge. Le Roi, qu'il le veuille ou non, remplit personnellement toutes les fonctions de son métier[55]. Dans sa coin, au milieu de ses gentilshommes, dans ses camps, au milieu de ses soldats, dans les assises du parlement, parmi ses magistrats, il gouverne, commande et juge lui-même. La familiarité de son existence parmi les siens ajoute à la force de son autorité sur ses sujets. Il pénètre, sans que personne y trouve à redire, dans leur vie privée et règle en père, en ami, en maitre, leurs différends et leurs querelles. S'il apprend que, dans ses provinces, les magistrats ordinaires remplissent mal leur office, il envoie de ce côté quelqu'une de ses assises ambulatoires, nominées Grands-Jours, qui donnent, avec pompe, le spectacle éphémère de la justice royale. Ou bien c'est quelque agent de passage, un maitre des requêtes, un intendant qui reçoit une commission pour aller régler sur place certaines difficultés particulières, ou bien ce sont des lettres de pareatis qui, expédiées en grande chancellerie et munies du grand sceau, rendent exécutoires les sentences de certains tribunaux dans une province où ces juges n'ont pas juridiction. Ou bien encore, dans des cas plus graves, lorsque la sécurité de l'État est en jeu, le droit du Roi apparaît dans toute sa rigueur ; il saisit le soldat ou le grand seigneur accusé de rébellion et de lèse-majesté et le livre sans défense à ces terribles Chambres de commissaires qui frappent sous l'œil du prince et dont les sentences pèsent encore d'un poids si lourd sur la mémoire de Louis XIII et de Richelieu. Le roi ici est juge et partie. Les bornes de l'arbitraire sont atteintes et nous sommes en plein despotisme. Mais la conception de l'autorité du prince ne recule pas devant cette conséquence et le roi lui-même ne peut distinguer dans sa propre volonté ce qui est le droit de ce qui est l'abus. Il faut mettre le bien à côté du mal : c'est à la même origine que se rattache, en France, le droit de grâce qui réserve au prince une appréciation suprême sur les sentences pénales rendues par les tribunaux ordinaires et dont le miséricordieux illogisme a subsisté jusqu'à nous. Le roi conquérant et maitre de son royaume, prince comme un empereur romain, suzerain comme un seigneur féodal, fort comme un pharaon biblique, clément comme un père, a la plénitude de l'autorité juridictionnelle. Il la délègue à son parlement et à ses présidiaux, l'octroie en tant que privilège, à la noblesse, au clergé, aux villes, à certaines corporations. Tout droit se résout dans son droit. La théorie l'élève si tant que la justice même peut être atteinte par l'autorité qu'on lui reconnait sur la justice. Cette conception redoutable se corrige, dans la pratique, par ]a douceur des mœurs, par les lumières du prince, par la prudence de ses conseillers, et par le sentiment mutuel de l'honneur qui anime le. roi et les sujets. Elle n'en subsiste pas moins comme une pierre d'attente pour l'édifice prochain de l'absolutisme monarchique. La menace qu'elle contient n'échappe pas à l'attention des contemporains[56]. Mais le désordre judiciaire légué par le Moyen âge était si réellement intolérable que les peuples armaient, d'eux-mêmes, le bras royal et attendaient, de sa vigueur seule, l'ordre, la régularité, la paix. L'administration.L'histoire de France est si complexe qu'au moment où l'on croit, d'un sommet, découvrir des aspects d'ensemble et la configuration générale des masses, on s'aperçoit que l'horizon reste obscur et encombré. Il faut revenir en arrière, suivre d'autres voies, aboutissant par un détour à quelque perspective inattendue. Tout change alors : c'est à peine si quelques points de repère permettent de rapprocher et de coordonner des notions dispersées et qui, au premier abord, paraissent inconciliables. L'étude des institutions judiciaires nous a montré la civilisation romaine laissant ses rayons mourants traîner jusqu'à l'aube des temps modernes. Tout au contraire, s'il s'agit de l'ordre public et politique, du gouvernement proprement dit, ce sont les coutumes germaines qui l'emportent et qui, pendant des siècles, couvrent de leur ombre, la tradition antique. Celle-ci était foncièrement administrative et bureaucratique. Rome n'avait pas seulement conquis le monde ; elle l'avait dénombré. L'institution du cens, sur laquelle reposait la cité, s'était étendue à l'Italie d'abord, puis aux provinces de l'Empire. Du temps d'Auguste, dit Cassiodore, le monde romain fut divisé en parcelles agraires et décrit par le cens. Chaque parcelle avait donc été numérotée ; chaque champ immatriculé. On peut s'imaginer ce qu'était l'armée de fonctionnaires chargée d'établir et de réviser un pareil répertoire. Les ingénieurs, arpenteurs, géomètres, comptables, inspecteurs (mensores, censitores, inspectores, descriptores, peræquatores) pullulaient dans les provinces. Qu'on suppute le personnel des douaniers et agents des fermes, celui qui était préposé à la marche des affaires politiques ou de la justice, et hou se rendra compte de la place que le système administratif tenait dans l'Empire. Les villes de provinces étaient remplies d'employés, tout gonflés de leur importance. Rome, et plus tard Constantinople, s'encombraient des services de l'administration centrale. Les écritures étaient infinies, les archives immenses. Les affaires se traitaient sur rapport. La hiérarchie était scrupuleusement observée. Les bureaux couvraient l'empereur comme nos modernes ministères couvrent le roi ou le président. Enfin la manie du fonctionnarisme alla si loin, on plutôt les abus s'engendrent si naturellement les uns les autres que, sur la fin de l'Empire, l'idée germa, dans les cervelles qui présidaient a cette étrange décadence, de faire, de tous les contribuables, des fonctionnaires obligatoires[57]. Les premiers barbares qui s'établirent dans l'Empire furent frappés par le spectacle que présentait cet arrangement magnifique. Ils admirèrent ces points de vue rectilignes et ces perspectives muettes. S'ils essayèrent de toucher à ces chefs-d'œuvre d'un art où s'était épuisé l'effort des siècles, ce fut uniquement dans l'intention de les consolider ; mais leur main maladroite ne fit que haler la chute de ce qu'ils voulaient restaurer[58]. Le bel édifice s'écroula, et ses ruines mêmes périrent. La brousse féodale recouvrit les dernières traces du cadastre antique et quand les chefs des Francs eurent pris tout à fait possession du sol, celui-ci était retourné à la nature. Qu'on imagine un des princes que nos soldats rencontrent à l'extrémité de leurs expéditions coloniales, un Samory, un Tiéba, une reine de Madagascar. La demi-civilisation laquelle ils sont parvenus, le secours d'une religion empruntée à d'autres peuples et qui, jusqu'à un certain point, règle leurs mœurs, quelques principes traditionnels qui les dirigent et qui assurent à leur pouvoir une certaine stabilité, tout cela n'est qu'un vernis superficiel dissimulant mal un fond de barbarie épais. Il en était ainsi des premiers Capétiens. Entourés de leurs vassaux et de leurs barons comme ces princes modernes de leurs honneurs, de leurs almamis et de leurs sofas, ils n'ont d'antre autorité que celle qui résulte du commandement militaire et de la possession de domaines considérables. Ils savent à peine lire. À l'exception de quelques prêtres ou moines, leur entourage est composé d'illettrés. Les résolutions sont prises en commun après de longues délibérations où chacun parle haut, long et fort. Passée la limite du camp ou la banlieue des villes munies de garnisons, leur pouvoir est nominal. Les moyens d'action, comme les résolutions, ont. quelque chose de violent, de matériel. La force est la seule règle de la politique. Les besoins immédiats dictent la conduite journalière. Quand l'argent ou les bras manquent, on procède à une razzia. On ravage une province pour emporter un maigre biffin vite épuisé. Parfois on se précipite, tête baissée, par un coup de passion, dans quelque folle aventure, croisade ou guerre sainte. On pense bien que de pareilles gens ne tiennent pas des écritures bien compliquées. Jusqu'au règne de Philippe-Auguste, le trésor des chartes est renfermé dans quelques caisses qui suivent partout le roi. C'est ainsi qu'on le perdit à Fretteval. Si les moines n'avaient pris le soin de copier, dans leurs cartulaires, les parchemins relatant les donations faites aux églises, nous ne saurions presque rien de précis sur une longue période de notre histoire. Les comptes, quand on en tenait, étaient fragmentaires, souvent inscrits à la pointe du style sur des tablettes de cire que le pouce efface. L'épée réglait les déficit et pourvoyait aux excédents. Cette vie en plein air que menait le roi, de gîte en gîte, de château en château, était tout l'opposé de celle que suppose une administration régulière. Soldat et juge, le souverain portait avec lui tout son bagage, et ses aides naturels étaient les gens qu'il avait sous la main, son chancelier, ses chambellans, son maître d'hôtel, son boutillier, le chef de ses écuries, sénéchal ou connétable, ses écuyers ou maréchaux. Telle fut l'une des Origines de l'administration royale. Elle a un caractère actif et debout. Les noms de ces grands officiers. qui se transmettent traditionnellement jusqu'à la fin de l'ancien régime, conservent un parfum d'antiquité barbare qui rappelle la fraîcheur des métairies septentrionales, premier séjour des rois, an sortir des forêts de la Germanie. L'organisation féodale de la société rendait, d'ailleurs, inutile tout système administratif dérivant du type romain. Les deux principes sur lesquels repose la féodalité, à savoir la localisation de la souveraineté et l'hérédité du fief, suppriment l'action régulière du centre sur les extrémités. Chacun est martre chez soi et gouverne son champ à son gré. Tout seigneur édicte sa loi, nomme ses juges, prélève ses impôts, administre, en un mot, de son autorité propre. Si le monarque délègue quelque chose de la puissance qui lui reste à l'un des hommes de son entourage, celui-ci s'empare de cette concession et la garde, sans retour, pour lui et ses descendants. Le roi ne peut plus ouvrir la bouche, sans que, de sa parole, naisse un fief. Il y a des fiefs de terre et des fiefs d'argent, des fiefs de service et des fiefs d'honneurs. On met en fief la cuisine du roi. De mémo que, dans les derniers temps de l'Empire romain, tout citoyen tournait au fonctionnaire, de mémo tout fonctionnaire tourne maintenant au vassal[59]. Le mécanisme qui transformait la chose publique en chose particulière n'avait de frein que quand il s'agissait des dons faits aux églises. Si forte qu'ait été la pression féodale, elle ne put aller jusqu'à créer l'hérédité des offices ecclésiastiques. Le célibat des prêtres tint bon, malgré les assauts que lui livrèrent la cupidité privée et les tentations de l'exemple. Sur l'Église, l'autorité du roi ne s'effaçait pas tout à fait. Par le droit de régale, jalousement gardé, et dont le nom si noble indique l'importance, le prince reprenait, à chaque mutation de titulaire, la disposition momentanée du bénéfice ; le droit de patronage créait un lien analogue et plus puissant encore. Le roi, d'ailleurs, ne renonça jamais à son autorité souveraine surie temporel. Pour arrêter la dislocation excessive de la suzeraineté et de la propriété domaniale, il restait, comme une ressource suprême, la donation aux Églises. On sait qu'elle se pratiqua, avec excès, pendant tout le Moyen âge. De même, dans le monde musulman, l'offrande aux mosquées des biens habous ou vacoufs est encore, à l'heure présente, un mode de sauvegarde de la propriété menacée. Ces services mutuels fortifièrent les rapports intimes qui existaient entre la royauté et l'Église. Seule, celle-ci avait gardé des viles assez générales, une instruction assez étendue, des habitudes d'ordre et de régularité suffisantes pour pourvoir aux premiers besoins du nouveau gouvernement. L'ancien système administratif avait pu subsister, jusqu'a un certain point, sur le domaine ecclésiastique[60]. Pour mettre en valeur ses propres domaines, le roi avait pris là ses exemples. Quand il songea à étendre, sur d'autres parties du royaume, l'action d'une volonté plus soutenue et plus réglée, il eut naturellement recours aux membres du clergé. Ce fut la l'autre embryon du pouvoir administratif en France. Ainsi, d'une part, des soldats, des hommes d'épée, amis et familiers du roi, partageant sa vie active, ses plaisirs et ses combats, mais portés, par l'esprit aristocratique et par l'instinct féodal, à s'approprier la part d'autorité à eux confiée par le pouvoir royal ; d'autre part, des gens de cléricature, doux, souples et graves, confidents discrets des soucis et des peines, amis des heures mauvaises, instruits, modérés et sages, et, dont les ambitions, bornées au cours de leur propre existence, n'offrent jamais un réel danger pour l'institution héréditaire qui les emploie : tels sont les premiers serviteurs des rois de France. Cette double origine marque. pour l'avenir, les traits distinctifs des influences qui se disputent la direction de la politique française. Avec des alternatives de succès et de revers, l'école romaine et l'école féodale se heurtent sous les veux du prince qui penche tantôt vers l'une, tantôt vers l'autre. En général, dans les temps de minorité, ou bien quand le pouvoir est entre des mains impuissantes ou incapables, le parti aristocratique tient le premier rang dans les conseils, parle et règne au nom du roi. Dans les provinces, il lutte pour l'indépendance. pour l'extension de ses domaines ou de ses privilèges. Armagnac, Bourbon ou Lorraine, ces ministres sont les plus dangereux serviteurs des rois. L'autorité monarchique exercée par eux s'emploie à diminuer la puissance de la royauté. Mais, quand le prince redevient puissant, il écarte ou il écrase le parti aristocratique. Il recherche dans le clergé, ou, non loin, parmi les hommes de loi, les petites gens auxquelles il confie la conduite des grandes affaires. Les uns et les autres portent la robe, les uns et les autres tiennent la plume. Ils sont docteurs de l'un ou de l'autre droit. Ils invoquent les lois, citent des textes, se plaisent dans les négociations patientes, dans les discussions de parole que le temps amortit et que la paix couronne. Un Suger, un La Balue, un d'Amboise, un Duprat, un Tournon sont les ministres des rois dans la force de Page et qui exercent un pouvoir absolu. Ces deux partis qui se disputèrent, pendant des siècles, la confiance de la royauté, se retrouvent debout et rivaux, après des siècles d'existence monarchique, a la fin du règne de Henri IV. Ce prince avait, il est vrai, assez heureusement juxtaposé, dans ses conseils, les deux types de serviteurs qui s'offraient à lui. Il avait su réprimer les ambitions déréglées d'un Biron et d'un Angoulême, utiliser les services d'un Nevers, d'un Soissons, d'un Bouillon, d'un Montmorency. Par contre, il se confiait aux hommes de robe soit laïques, soit clercs : le cardinal du Perron, le cardinal de Joyeuse, Villeroy, le président Jeannin, les chanceliers Bellièvre et Sillery ; quelques protestants gentilshommes, comme Sully, complètent cet ensemble qui présentait un résumé assez exact de toutes les forces vives de la nation. Marie de Médicis réservait une place plus grande encore aux gens de robe. Les confesseurs, le nonce du pape. les cardinaux se pressaient autour d'elle. Parmi les jeunes évêques, une grande poussée d'ambition se manifestait. Leur zèle officieux s'offrait à la régente et il était d'autant mieux accueilli que les gens d'épée gagnaient à la main et se rendaient redoutables. Ces deux influences rivales se trouvent également en présence dans toutes les institutions qui détiennent une partie de l'autorité publique: dans les conseils, dans les grandes charges de l'État, dans l'administration des provinces. Dès le temps des premiers Capétiens, le Conseil de Roi, héritier de l'ancien Comitat mérovingien et de la Cour féodale, réunit auprès des grands vassaux, mais à un rang inférieur, les chevaliers, les clercs, les bourgeois serviteurs maniables d'un gouvernement qui se concentre et se fortifie[61]. On sait comment ce conseil primitif finit par se diviser en Conseil proprement dit, Conseil des Comptes et Parlement et comment les gens de robe exclurent peu à peu l'élément féodal de ces deux dernières institutions[62]. L'histoire du Conseil proprement dit est marquée par tut nombre infini de réformes intérieures qui ont pour objet d'adapter la principale des institutions monarchiques aux transformations successives de la royauté elle-même. Grand Conseil, Conseil du mois, Conseil majeur, Conseil étroit, Conseil privé, Conseil des affaires, de quelque nom qu'on l'appelle, il est toujours recruté selon le bon plaisir du prince, et celui-ci en modifie la composition suivant les nécessités du moment et surtout selon ses goûts propres, ses habitudes de travail, l'idée qu'il se fait de son métier de roi. A certaines époques, on croyait utile de ménager les vassaux, les fidèles, et l'on ouvrait la porte à deux battants. En d'autres temps, le roi aimait à se renfermer dans le secret ; ses confidents peu nombreux tenaient avec lui dans l'embrasure d'une fenêtre. Le Conseil était alors réduit à sa plus simple expression. Il ne comportait que deux ou trois personnes, quelque prince du sang, ou quelque favori. Nous avons dit ce qui se faisait sous Henri IV et sous Marie de Médicis. Un Conseil extrêmement nombreux avait été constitué dès le lendemain de la mort de Henri IV ; mais un autre, non officiel et secret, se réunissait dans les appartements privés et gouvernait à la muette, sous l'influence directe de la Reine et de ses favoris. Quelle que fût la composition du Conseil, son concours était considéré comme nécessaire à l'exercice du pouvoir monarchique en France. La tradition de la cour féodale subsistait en lui ; on le considérait comme le seul organe capable de modérer un pouvoir que tout portait vers l'absolutisme. Le prince étant souverain, on ne pouvait songer à entraver sa volonté. Il fallait donc qu'elle se réglât elle-même. Mais on désirait qu'avant de se manifester au dehors, elle se contemplât, en quelque sorte, comme en un miroir, dans les délibérations du Conseil. Le roi avait tout pouvoir sur ce corps ; il choisissait et révoquait ses membres ; mais il devait les écouter. Cette garantie de lenteur, de gravité et de décence était considérée comme nécessaire, mais comme suffisante[63]. En dehors de cette nécessité de prendre conseil, la volonté du prince était libre. Nulle formalité pour la suspendre, la modérer, la canaliser ; elle jaillissait eu toute sa vigueur spontanée, sans qu'aucun obstacle légal s'interposât entre la décision et l'exécution[64]. La haute noblesse, singulièrement déchue de son ancienne autorité, trouvait, par contre, dans les grandes charges de la couronne. une ample moisson de bénéfices et d'influence. Le chancelier et les secrétaires d'État représentaient la robe. Mais le véritable mécanisme par lequel s'élaborait, se transmettait et s'exécutait la volonté royale, c'était la Cour. Un entourage nombreux, actif, toujours en mouvement se presse autour du prince pour arracher de sa bouche un ordre qui est, en même temps, une faveur. Dans les fêtes, dans les voyages, partout où se trouve le roi, ce zèle est toujours prêt. et le pied à l'étrier. En dépit de la hiérarchie, un valet de chambre, un page, un tendeur de toiles, un fauconnier recevaient les missions les plus importantes. Le cuisinier du roi s'intitulait sergent d'armes ; employé dans les négociations, il se faisait représenter sur sa pierre tombale, le casque en tête, la cuirasse au des et ses armes sur l'écu, comme un chevalier banneret[65]. De même qu'il n'existait pas de régime constitutionnel soigneusement pondéré, il n'y avait pas de système administratif minutieusement réglé. L'État ne devait rien à personne. Chacun poussait son jeu d sa façon et le plus habile était le plus heureux. Il ne faut pas s'étonner si, dans ce monde ardent et ambitieux, un rôle prépondérant était réservé aux influences personnelles, aux coteries, tandis que, dans l'ombre, agissait la puissance occulte des confesseurs, des maîtresses et des favoris. Le roi, assiégé de toutes parts, entouré d'intrigues et de complots, menait une vie qui était une lutte perpétuelle. Parmi cette multitude, il est seul. Fatigué de sa grandeur, il cherche, autour de lui, un ami sûr avec qui passer les heures, une tête douce où s'appuyer. Michelet a salué l'influence des maîtresses, comme la représentation de la démocratie auprès des rois. Agnès Sorel, et Gabrielle d'Estrées, Mlle de la Vallière et la Du Barry auraient eu leur mission ; le délassement de leur sourire aurait atténué les durs conseils de la politique et de la raison d'État. Assurément, l'amour est tin grand niveleur. La femme, quelles que soient ses origines, est peuple. Trop souvent sa caresse arrache l'homme aux conceptions audacieuses, à l'orgueil des entreprises intellectuelles. Sa grâce met en valeur et ennoblit la série des petites causes et des petits effets qui font agir son cerveau et qui font battre son cœur. Que leur influence ait été heureuse ou funeste, les femmes tenaient à la cour de France un rang qu'elles n'ont occupé peut-être nulle part ailleurs. Leur présence cause les délicieuses et troublantes surexcitations produites par la vie commune des deux sexes : chez l'homme, la recherche, l'empressement, les espérances et les désespoirs ; chez la femme, le jeu de la coquetterie, les hardiesses de la liberté, les réserves inattendues du caprice et de la pudeur ; ce sont encore les trames emmêlées des commerces, des liaisons, des tendresses, la fureur des passions et de la jalousie ; tantôt. ce sont les parties sur l'eau, comme celle que décrit le récit du Menteur ; tantôt les fêtes éblouissantes, comme dans les Plaisirs de l'Île Enchantée, ou bien les haines atroces, comme celle qui assombrit la brune figure d'Henriette d'Entragues ; ou bien les abandons, connue celui dont se vante la fatuité de Bassompierre. En un mot, c'est la figuration continuelle et magistrale d'un sexe sous les yeux de l'autre, avec le sentiment que, de ce genre de succès, dépendent la réputation et l'avenir. Un auteur contemporain décrit cet aréopage devant lequel
les premiers pas sont si difficiles et si glissants : Il n'y a point de lieu où la conversation se voie avec tant d'éclat et
d'appareil que dans le Louvre, lorsque les reines[66] tiennent le cercle, ou plutôt qu'elles étalent comme un
abrégé de tout ce que l'on a jamais vanté des merveilles et des perfections
de ce inonde. Quiconque a pris plaisir à considérer, dans une nuit bien
sereine, la lune entre un million d'étoiles, briller d'une splendeur 'si vive
et si nette et répandre une lueur si claire qu'il semble que toutes les
étoiles qui raccompagnent soient autant de ses rayons qu'elle va semant.
celui-là se peut figurer, au moins imparfaitement, l'abord de tant d'illustres
et belles dames devant les reines à qui elles viennent comme rendre hommage
de tout ce qu'elles ont de plus charmant et de plus admirable. Ce n'est point
mentir, de dire que quand on se trouve devant ces grandes lumières, il n'y a
guère de cœur si peu hardi qui ne se sente secrètement tenté du désir de
devenir un honnête homme[67]. C'est dans les détours de cette cour attentive et subtile, à l'aspect militaire et mondain, où, parmi les sourires, les ambitions vont a leur but, que se forme l'homme d'État qui demain gouvernera la France. Il se nourrit, du suc des préceptes et des exemples, cet honnête homme, cet homme de cour, dont Balthazar Gracian, Faret et du Refuge nous ont tracé le portrait[68]. Le but commun auquel tous les courtisans visent est de gagner la faveur du Prince. En ce point gît toute leur science et s'emploie tout leur travail[69]. L'éternelle contemplation d'un seul visage, la recherche, sur ses traits, du moindre signe pouvant laisser paraitre le désir d'un service et ouvrir la voie des grinces, telle est donc l'occupation unique du courtisan. Il vit dans l'idée que le prince est son père, son Dieu, son créateur[70]. Certes, une telle existence est dure ; il n'y a rien de plus pénible qu'un effort constant et une attention toujours en éveil ; appelons-la par son nom : c'est la servitude[71]. Mais, à ce prix, on réussit. La première qualité de l'homme de cour, est l'assiduité ; la seconde, la complaisance pour les actions, les pensées, les caprices du prince. Il faut être prêt à toutes les besognes et quoiqu'il y ait, entre les courtisans, un point d'honneur rigide, le courtisan lui-même avoue, qu'à l'égard du prince, son honneur n'a pas de chausses[72]. Parmi tant de dévouements empressés, l'offre d'une vie, corps et jonc, n'est pas un mérite, puisque c'est la règle. Il faut d'autres qualités pour réussir. Ou les résume en un mot qui, emprunté à l'italien, n'a vécu que deux cents ans dans notre langue : l'accortise : L'accortise consiste à savoir faire différence des personnes et des affaires et des autres circonstances et, selon cela, régler sa façon de procéder, son parler et son silence[73]. On reconnaît là l'esprit de finesse, dont Pascal a parlé si justement et si fortement, d'après le modèle que lui offrait son ami, le chevalier de Méré, — mais doublé de l'esprit de conduite. Une prudence aiguë, dissimulée sous les formes d'un élégant détachement, une vertu adroite, une longue patience, telles sont les parties principales de l'accortise. Il faut y joindre le liant, l'agrément, le savoir-faire dans le monde et auprès des femmes. en un mot tout l'art des relations sociales. En la contenance, il faut que la rencontre du visage soit douce et gracieuse, modeste, non affectée et sans grimaces ; le port du corps bienséant, sans gestes extraordinaires ; en toutes actions, soit boire, manger ou autres semblables, montrer modestie et suivre ce qui est reçu entre ceux avec lesquels nous conversons. La jolie plaisanterie, la repartie prompte qui amuse et ne blesse pas, les traits entrelacés comme des éclairs parmi l'obscurité d'un grave discours, toute la bonne humeur du cavalier qui vit d'une vie pleine, claire et saine, en un mot la santé du corps et de l'esprit met en valeur le mérite du courtisan élevé à l'Académie et jeté à quinze ans dans un monde où il fait ses véritables études. Il faut des traits plus rares encore pour signaler l'homme d'État. Celui-ci est froid, sûr de lui, il ne se passionne jamais[74]. Il fait sa lecture de Tacite, de Machiavel et de Juste Lipse[75]. Il a des ambitions âprement personnelles ; mais son esprit est assez fier et son cœur assez noble pour les subordonner au bien de l'État. Ses vertus maîtresses sont la sûreté du jugement, l'énergie de la volonté et la dissimulation. Celle-ci a, chez lui, quelque chose d'aisé et d'ouvert ; il ne se cache jamais complètement, parce qu'il sait qu'il ne peut pas être deviné : il agit quelquefois finement, quelquefois rondement. Il change de jeu et de batterie pour changer de ruses. Son artifice est de n'en avoir pas et toute sa finesse consiste à passer de la dissimulation à la candeur[76]. Il est heureux : ce qu'il touche, prospère ; ce qu'il néglige, languit ; ce qui lui fait obstacle, périt. La voie, pour lui comme pour les autres, est la faveur du prince ; mais, au lieu de s'attarder dans les services de cour, ou dans la recherche des charges, offices et dignités, il prend un chemin plus prompt et plus ardu. Il s'emploie dans les commissions extraordinaires et dans les affaires particulières du prince[77]. Il se connaît lui-même, pèse le pour et le contre, fait savamment alterner les coups d'éclat de la plus brillante faveur avec l'affectation d'un détachement désireux du repos. agit rarement, mais alors il donne tout son effort ; s'il sent une résistance, il se replie et attend son heure en silence. Il ne se plaint jamais et meurt plutôt, son secret dans le cœur[78]. Il subordonne naturellement à lui les esprits auxiliaires ; car le trait caractéristique de son génie, c'est cette autorité qui se fait reconnaître sur les traits du visage, dans la démarche, aux premiers mots prononcés : Quelques-uns naissent avec un pouvoir universel en tout ce qu'ils disent et en tout ce qu'ils font. Vous diriez que la nature les a faits les aînés de tout le genre humain. ils sont nés pour être supérieurs partout, sinon en dignité, du moins en mérite. Il émane d'eux un esprit de domination et cela jusque dans leurs plus communes actions. Tout leur obéit, parce qu'ils excellent en tout ; ils se rendent d'abord les maîtres des autres en leur dérobant le cœur, car tout peut tenir dans leur vaste capacité. Et, bien qu'il s'en trouve d'autres qui ont plus de science, de noblesse et même de vertu, ils ne laissent pas de l'emporter par un je ne sais quoi (despejo) qui leur donne la supériorité. C'est cette vertu suprême, l'ascendant qui désigne les véritables hommes d'État. Elle est quelquefois gênante dans un courtisan, parce qu'elle offense les regards du prince. Mais elle est admirable chez un capitaine, car elle le rend assuré sur le champ de bataille, et, dans le bruit du canon et de la fumée, maitre de soi et maître des autres ; dans un magistrat, car elle lui donne cette tranquille vertu qui lui permet de disposer de la fortune et de la vie de ses semblables ; chez un orateur de la chaire, car elle attache à ses paroles cette grâce souveraine qui glisse, au cœur de ceux qui l'écoutent, la confiance en celui qui parle plus encore que la foi dans les vérités qu'il enseigne. Surtout elle est à sa place dans un prince, car il est juste que celui qui commande ait le don du commandement, et c'est cette rencontre trop rare de la puissance et de la vertu qui ramène les siècles de Saturne pour les peuples gouvernés par de tels princes. Ainsi fut Henri IV, le Thésée de la France qui, à l'aide de ce fil d'or, a fini par arracher son pays au labyrinthe de misères où ses prédécesseurs l'avaient embarrassé[79]. Sous l'œil de ce prince, la cour de France, revenant au naturel de la race, refoulé, pendant quelque temps, par l'italianisme des derniers Valois, a repris son aspect tumultueux et familier, un air de sens pratique et de bonne humeur enjouée qu'elle garde sous la régence de Marie de Médicis. Laïques ou clercs, gens d'épée ou gens de robe, magistrats ou prélats, chacun, à sa place ou hors de sa place, se tient dans son tempérament propre, agit avec une liberté d'allures, parfois un peu rude, mais pleine de franchise et de verdeur. Il y a, dans les services comme dans les costumes, quelque chose de pimpant, de svelte et de dégagé. Des généraux vont haranguer des assemblées au nom du roi ; des magistrats montent à cheval et répriment une sédition, des prélats ceignent l'épée et, bottés jusqu'aux cuisses, commandent des armées. Parmi cette existence variée et si peu méthodique, personne n'est sûr du lendemain. Un duel tragique, une pistolade dans quelque rencontre, ce sont des aventures normales qui suppriment à la fois les ambitions et l'ambitieux. Aussi on se bitte : de même qu'on se marie jeune, parce qu'il faut des enfants pour entretenir la race, de même l'ambition juvénile, en panaches et bottes molles, se pousse vers les satisfactions immédiates. L'hérédité et la faveur troublent sans cesse l'ordre de l'âge, du mérite et de l'expérience. Tel, à vingt ans, dirige une grande entreprise, et tel autre, barbon, blanchi sous le harnois, est mis au second rang et obéit sans se plaindre. Les situations sont instables ; les traitements incertains et mal payés. L'administration n'ayant rien de régulier, chacun procède à sa façon, s'indemnise de ses propres mains et plume la poule sans la faire crier. Les plus honnêtes boivent aux pots de vin. Dans une pénurie dont tout le monde se plaint, les grandes fortunes privées accompagnent toujours les grandes fortunes publiques et l'État souille du désordre qui excite les ambitions particulières. On le voit, depuis cinq siècles que Hugues Capet est monté sur le trône, les moyens d'adieu du pouvoir ii.ont pas été modifiés dans leur essence. Le roi est resté le grand chef mobile et accessible qu'il était à l'origine. Son entourage lui obéit et l'exploite. On vit sur un pied de familiarité et de méfiance réciproques. L'esprit du système repose sur le développement des aptitudes individuelles et non sur le fonctionnement d'institutions régulières. Une élite restreinte s'emploie seule au gouvernement du pays. Le reste est une masse en proie à ces ambitions rivales. La période de la conquête n'est pas close. Pans cette chasse au pouvoir, depuis le roi jusqu'aux moindres de ses courtisans, chacun joue son jeu et risque sa personne. Qualités et défauts, tout sert ; l'homme naturel est sans cesse tenu en haleine, et si le roi dirige la meute, ce n'est pas toujours pour lui que sonne l'hallali. Peu maitre de sa cour, le roi était presque impuissant dans les provinces. Le choix des agents chargés de le représenter au loin avait toujours été, pour lui, une cause de grands embarras. Avec la tendance des fonctionnaires royaux à s'approprier l'autorité dont ils étaient investis, toute délégation devenait un danger. Aussi la royauté se trouva-t-elle, presque toujours, dans la nécessité d'affaiblir les agents qu'elle créait. Ses serviteurs devenaient rapidement ses plus dangereux adversaires ; elle ne songeait qu'a les abattre après les avoir élevés. A l'origine, les premiers Capétiens avaient confié l'administration de leur domaine à des espèces de gérants ou de comptables nommés prévôts[80] et dont le type était emprunté à l'administration ecclésiastique. C'étaient de fort petites gens. Mais ils avaient pris rapidement de l'importance ; comme les Vicomtes de Normandie, primitivement leurs égaux, ils avaient émis la prétention de garder leurs emplois à titre de fiefs héréditaires. Par une précaution qui fut, pendant des siècles, toute sa politique en cette matière, la royauté, pour les amoindrir, créa, auprès et au-dessus d'eux, une autre catégorie de fonctionnaires, les baillis et sénéchaux. Au début, il n'y avait que quatre baillis qui se partageaient le domaine royal[81]. Ils cumulaient les fonctions judiciaires, administratives, militaires et financières. A leur tour, ils devinrent redoutables. On ne songea plus qu'à détruire cette espèce d'omnipotence qui leur était confiée. Des tribunaux réguliers, parlements et présidiaux, s'emparèrent de leurs attributions judiciaires ; des fonctionnaires spéciaux, trésoriers et intendants des finances, furent chargés d'assurer la rentrée des deniers et, enfin, des agents nouveaux qui paraissent avoir été, à l'origine, les commandants des armées opérant dans les provinces, les lieutenants du roi, furent chargés de l'autorité militaire qui appartenait aux baillis et sénéchaux. A partir du seizième siècle, ceux-ci n'ont plus qu'une ombre de pouvoir. Fonctionnaires de parade, respectables par l'antiquité de leur institution, ils voient leurs attributions se réduire à commander l'arrière-ban qu'on ne convoque plus, et à procéder aux élections pour les États généraux qui sont tombés en désuétude. Nous avons prononcé le nom de lieutenants du roi. Substitués aux baillis et sénéchaux pour l'exercice des attributions militaires, ils deviennent, à leur tour, des fonctionnaires importants. Devenus les gouverneurs des provinces, ils subsisteront jusqu'à la fin de l'ancien régime. Les circonstances dans lesquelles cette institution, créée à la tin du quinzième siècle, se développa dans le cours du seizième siècle, lui donnèrent un caractère aristocratique très prononcé. François Ier s'était cru assez fort pour diviser la France en douze gouvernements. Mais, dès 1542, il s'aperçut de la faute qu'il avait commise. Il suspendit les gouverneurs par une seule et même ordonnance. Ils reparurent bientôt et, à la faveur des guerres de religion, ils se rendirent presque souverains et héréditaires dans les: provinces. En un temps oir le pouvoir était faible, le roi, obligé de s'attacher des dévouements exigeants ou de satisfaire des ambitions menaçantes, en revenait à la politique des derniers carlovingiens. Il confiait aux chefs des familles puissantes, à des hommes connus et populaires, une délégation de l'autorité royale qui bientôt tournait contre la royauté. Ainsi se reconstitua une sorte de féodalité administrative. Un Lesdiguières, un Montmorency, un Vendôme étaient vice-rois dans leurs provinces[82]. Ils se raillaient des ordonnances royales et de la. formule des provisions qui limitaient la durée de leurs pouvoirs à un maximum de trois années. La politique des gouverneurs, pendant la Ligue, avait mis en péril l'unité du Royaume. On l'avait vu se diviser en satrapies, selon l'expression d'un contemporain, et Henri IV, impuissant à réduire ces adversaires, avait chi transiger avec eux et leur racheter, l'une après l'autre, chacune de ses provinces. Même à la fin du règne de Henri IV, on n'osait encore les attaquer de front. On essayait de les affaiblir par des mesures indirectes. C'est ainsi que, pour diminuer l'étendue des gouvernements, le nombre en avait été porté de douze à dix-neuf, puis à vingt-cinq. C'est ainsi qu'on prenait la précaution d'établir, dans chaque province, un fonctionnaire sûr, nommé, lui aussi, lieutenant du roi. Choisi le plus souvent parmi les officiers de fortune, il surveillait le gouverneur et contrebalançait son autorité. Enfin, on ne laissait le commandement d'aucune place importante et, autant que possible, d'aucune place frontière, entre les mains du gouverneur de la province. Des fonctionnaires particuliers, les gouverneurs des villes, nommés directement par le roi, y exerçaient le pouvoir, répondaient de la sécurité, et, en cas de troubles, donnaient aux troupes royales le temps d'accourir. La grande complication d'attributions qui était le
résultat naturel de ces combinaisons, les rivalités d'influence entre les
fonctionnaires, les juges, les prélats, les agents de tout ordre, empruntant
leur autorité soit au pouvoir central, soit aux institutions locales,
par-dessus tout la survivance de la tradition féodale, toutes ces causes
contribuaient à l'affaiblissement de l'autorité monarchique. En somme, le roi
était mal obéi. En 1598, l'ambassadeur Pietro Duodo, réclamant auprès du
gouvernement français la restitution de deux navires vénitiens qui avaient
été confisqués à tort, prévient le sénat que, si l'affaire n'aboutit pas, il
ne faut pas s'en prendre au roi. Les gouverneurs non
seulement des provinces, dit-il, mais des
simples places fortes se sont tellement multipliés et ont pris une telle
importance que l'action du pouvoir royal en est tout entravée[83]. Il ajoute que
le roi connaissait cette situation et qu'il avait un grand désir d'y porter
remède ; mais qu'il ne pouvait le faire, à cette date, tant les désordres de
la Ligue étaient encore proches. Henri IV exécuta en partie ses intentions et
laissa à son fils l'autorité bien plus forte qu'il ne l'avait reçue ; ruais
ce résultat tenait surtout à l'ascendant personnel du prince ; à sa mort, les
germes d'indiscipline, restés latents au cœur de la haute noblesse provinciale,
devaient reparaître. L'administration régulière n'était donc pas encore constituée. Les rouages que le pouvoir avait successivement créés pour transmettre sa volonté aux provinces, ou refusaient le service, ou détournaient à leur profit la force qui leur était communiquée. Quand le roi voulait être obéi, il ne pouvait compter sur ces institutions permanentes, qui, par une loi fatale, suite des coutumes féodales, devenaient, de subordonnées, concurrentes. Il ne lui restait qu'une ressource, quand il ne pouvait se rendre lui-même sur les lieux, c'était de remettre, à quelque personnage sûr et dévoué, un mandat particulier, à l'effet de terminer rapidement les affaires dont on désirait la solution. Ces personnages qui recevaient une délégation temporaire et spéciale de l'autorité publique, étaient des commissaires. On opposait la commission à l'office ; la première, provisoire et particulière ; l'autre, général et permanent. Le commissaire, qui représentait l'exception, était considéré comme un rival par les officiers qui représentaient la règle. De la cour, partaient, à tout instant, surtout dans la seconde moitié du seizième siècle, de ces agents spéciaux, qui, après une courte apparition sur un point déterminé du royaume, rentraient, en toute hâte, pour dire ce qu'ils avaient vu, entendu, exécuté. Les archives de l'histoire de France contiennent un nombre considérable de commissions données, soit pour surveiller la rentrée des impôts, soit en vue de pourvoir à l'exécution des édits, soit pour réprimer rapidement quelque acte de rébellion, soit pour régler une affaire privée[84]. Quand ces missions avaient surtout pour objet le contrôle et qu'elles s'appliquaient à des régions assez vastes, on les appelait, d'une expression pittoresque et qui exprime bien leur caractère ambulatoire : des chevauchées. Elles étaient généralement confiées à des gens jeunes, actifs, ambitieux, dépendant étroitement de la personne du prince : les maitres des requêtes de l'Hôtel. Dès le milieu du seizième siècle, leurs tournées sont régulières et annuelles. Le pouvoir d'investigation qui leur est confié s'applique à toutes les matières administratives ; en 1555, un rôle arrêté au Conseil porte cet intitulé : c'est le département des chevauchées que MM. les maitres des requêtes de l'Hôtel ont à faire en cette présente année, que nous avons départis à nos recettes générales, afin qu'ils puissent plus facilement servir et entendre à la justice et aux finances, ainsi que le roi le veut et entend qu'ils fassent. Dans cet embryon, on retrouve, à peine indiqués les principaux linéaments d'une institution qui, développée par la forte main de Richelieu, doit constituer le type définitif de l'administration royale sous l'ancien régime : c'est l'institution des Intendants. L'Intendant de justice du seizième siècle, précurseur de l'Intendant des provinces des dix-septième et dix-huitième siècles, est un commissaire dont les pouvoirs, au lieu d'être spéciaux et bornés à une seule affaire, embrassent l'ensemble des questions qui se rattachent à la pacification d'une région déterminée. Dans les époques de troubles, parmi les désordres des guerres religieuses, le pays étant en proie aux excès de la soldatesque, les armées mal approvisionnées, mal payées et sans discipline, on s'était habitué, pour porter remède à ces maux, à confier une autorité très étendue et presque absolue au personnage chargé d'assurer les vivres, la solde et la discipline de l'armée en campagne : c'est-à-dire à l'intendant. On avait ajouté à ses attributions ordinaires des pouvoirs de justice et de police qu'il exerçait tant au civil qu'au militaire, sur toute la surface de la province dans laquelle l'année opérait. Cette combinaison offrait un double avantage : tout d'abord, l'autorité pacificatrice était plus forte ; en outre, on échappait aux inconvénients et aux rigueurs du régime militaire absolu ; la puissance, parfois dangereuse du commandant de l'armée, trouvait un contrôle et un contrepoids dans celle du magistrat civil, de fidélité moins suspecte, qui lui était adjoint. Les armées disparurent ; mais les intendants restèrent. Leurs missions se prolongèrent pendant des mois, des années. Les magistrats locaux se plaignirent ; les gouverneurs protestèrent très haut. Les parlements, surtout, prétendirent vérifier les lettres de provision ou les commissions en vertu desquelles les intendants s'immisçaient dans les affaires locales. Les municipalités des villes, le peuple lui-même, animé par des excitations habiles et intéressées, essayèrent, de s'opposer par la force à l'installation des intendants. Les premiers progrès de l'institution furent lents, incertains, entravés par cette résistance universelle et par la timidité du pouvoir qui hésitait à se servir de toute sa force. Qu'y avait-il de plus extraordinaire, en effet, que de voir, dans une monarchie ancienne on tout le monde se plaignait du nombre excessif des fonctionnaires, apparaitre une nouvelle et soudaine poussée d'agents ardents, vigoureux, ingénieux, se glissant, s'imposant, écartant ou bousculant les anciennes administrations pour se faire place, touchant ri tout, au militaire, au civil, à la justice, aux finances, agents de commandement et agents d'exécution, ne dépendant que de la cour, et responsables seulement devant le roi ! Ces espèces de vice-rois pouvaient, à la rigueur, être tolérés dans les temps de crise grave et de révolution profonde pour agir vite, frapper fort et pourvoir au plus pressé ; mais, dans les temps cahutes, la présence, dans les provinces, de ces fonctionnaires exigeants et tracassiers pouvait-elle se tolérer ? Henri IV avait paru frappé par ces considérations. Les intendants, très nombreux au début de son règne, avaient peu à peu regagné Paris et repris leur place au Conseil. Sous la régence de Marie de Médicis, c'est à peine si, dans quelques rares circonstances, on voit un conseiller d'État ou un maître des requêtes recevoir de la cour une mission d'intendant, qui ne se prolonge guère au delà d'une année. Pourtant le principe n'es1 pas Abandonné. L'institution n'est pas morte ; elle sommeille. Bientôt Richelieu la réveillera et l'active énergie de ses intendants d'armée, ou de province, les Laffemas, les Machault, les d'Argenson, les Laubardemont en fera le plus puissant instrument d'unification et de centralisation qu'ait connu l'ancienne France. Admirée et critiquée, proclamée indispensable par le parti royaliste, violemment combattue par le parti libéral et aristocratique, soutenue par les Richelieu, les Colbert et les Turgot, odieuse aux Fénelon, aux Saint-Simon et aux Montesquieu, elle a préparé l'œuvre de la Révolution et on peut dire qu'elle se survit dans l'institution des préfets. Ce fut une heure décisive que celle de l'apparition des premiers intendants dans notre histoire. Car c'est elle qui signale la transformation du système monarchique. Des deux éléments qui, pendant des siècles, avaient lutté l'un contre l'autre et qui s'étaient partagé le pouvoir, l'un d'eux prenait le dessus ; la robe l'emportait. De féodale et de cavalière, la royauté devenait dès lors autoritaire et bureaucratique. Les Finances.A l'origine de notre existence nationale, il y a une catastrophe économique. La chute de l'empire romain n'avait été rien autre chose qu'une faillite à laquelle, pendant douze siècles, l'histoire romaine avait travaillé. Cette histoire, en effet, est un long ravage des extrémités au profit du centre. Le système économique et le système politique romains reposaient uniquement sur la force : travail servile et impôt extorqué, telles étaient les deux sources de la richesse particulière et de la richesse publique. A la fin, pourtant, il fallut s'arrêter. Rome avait dépeuplé le monde pour assurer la paix du monde. L'ère des conquêtes bit donc close, Lou gré mal gré, et l'ère des exactions financières s'ouvrit. L'or et l'argent devinrent extrêmement rares en Europe ; mais les Romains y voulurent exiger les mêmes tributs, ce qui perdit tout[85]. Les mines aussi s'épuisèrent. La valeur disparut, en même temps que le numéraire qui la représente. Les richesses amassées par des moyens destructifs de la richesse s'évanouirent. Les champs étaient incultes ; les approvisionnements manquaient. On retenait de force les colons sur le sol et pourtant ils n'en tiraient qu'à peine leur subsistance. Les curiales, rendus responsables des impôts, étaient parqués dans les villes et, s'ils se sauvaient, ils étaient traqués par les champs comme des bêtes. L'Empire ne pouvant plus payer ses fonctionnaires, ni ses défenseurs, fut éventré par l'invasion des barbares. Il se divisa, puis s'écroula. Quoiqu'ils eussent pour base la force, les impôts romains, établis par des maîtres en l'art d'administrer, n'en étaient pas moins répartis entre les contribuables avec une certaine équité. Comme nous l'avons déjà dit, une administration immense avait constitué et tenait à jour le cadastre universel pour que chaque parcelle payât sa juste part. On trouve dans les codes de Justinien un principe vers lequel le progrès politique tend encore à s'élever : les charges publiques doivent être en proportion de la fortune ; Civilia munera per ordinem pro modo fortunarum sustinenda sunt[86]. L'unité du système résulte de ce récolement général des
fortunes, œuvre du cens et base de la perception de l'impôt direct. Sa
variété vient de la. diversité des autres contributions : Impôts ordinaires ou extraordinaires, impôt sur les
champs, impôt sur les édifices, impôt sur les bestiaux, impôt par tête, impôt
sur le commerce, impôt sur le revenu des sommes prêtées à intérêt, impôt sur
certaines dignités, impôt sur les marchandises, impôt sur les ventes, impôt sur
les hérédités et sur les affranchissements ; impôts acquittés en or ou en
argent, impôts acquittés en denrées, impôts acquittés en services ; charges
patrimoniales, charges personnelles, charges sordides ; impôts payés par les
curiales, impôts perçus par les procureurs de César, impôts perçus par les
publicains[87], cet ensemble
magistral, qui atteint la fortune dans toutes ses manifestations, frappe
d'étonnement et d'admiration le spécialiste. C'est le triomphe d'une
fiscalité qui sut arracher au inonde les sommes nécessaires aux immenses
besoins de l'Empire[88]. De l'époque romaine, il devait rester le souvenir et les débris de cette vaste organisation. Quelques-uns des procédés du fisc impérial survécurent•, mais la plupart d'entre eux et notamment la savante et délicate institution du cens, tombèrent en désuétude par suite de la détresse générale. Le mécanisme cessa de fonctionner faute d'aliments. Cette ruine économique en faisant disparaître le numéraire, en diminuant les échanges, en rétrécissant le monde, enleva à la fortune toute sa mobilité. Il n'y eut plus d'autres richesses que la terre. Mais la terre n'a de valeur que par le travail de l'homme. L'appauvrissement des plus belles contrées du globe et surtout de l'Italie, par le manque de bras, l'avait bien prouvé. Aussi on ne songea plus qu'à maintenir, par tous les moyens, le laboureur sur le territoire, on unit l'homme au sol par les liens les plus étroits : le colonat, le servage de la glèbe[89] ; et, de ces deux éléments, ainsi rivés l'un à l'autre, on fit une valeur d'échange, qui devint la monnaie courante des transactions du Moyen âge : le domaine qui, plus lard, lorsqu'il se subordonne à la hiérarchie sociale, s'appelle fief. Cette conception du domaine est capitale ; elle détermine, pendant des siècles, la physionomie de l'histoire de l'Europe. Non seulement l'homme qui possède un vaste domaine très peuplé est un homme riche, mais encore il est un souverain. Il a droit à tous les honneurs et à toutes les obéissances. Lui seul a des revenus, puisqu'il n'y a plus de profit en dehors des produits de la terre ; lui seul a la force, puisqu'il peut nourrir des hommes ; lin seul a le droit, puisque tous les principes de la législation se subordonnent à la possession du sol qui est le principal fait social subsistant. On a débattu la question de savoir si, au temps des invasions, les barbares se sont partagé les terres du vaincu. Je ne pense pas qu'on puisse dire qu'il y ait eu un partage universel et systématique. Mais le nombre des héritages vacants était considérable, le domaine impérial était étendu, les violences de la conquête furent nombreuses. Une grande partie des propriétés rurales vinrent aux mains des vainqueurs. Les rois, embarrassés de cet immense butin, le distribuèrent, à la mode germanique, entre leurs fidèles. Plus d'un Gallo-Romain s'enrichit aussi des dépouilles de ses concitoyens. Il y a, dans tous les temps, des hommes qui se tournent du côté du succès et qui adhèrent aux révolutions par esprit conservateur. Ceux-ci gardèrent leurs domaines et même ils les augmentèrent. Les propriétaires moins riches ou moins adroits furent trop heureux de placer leurs biens sous la protection de quelque seigneur ou officier germain, par un acte d'offrande nommé recommandation. Quoi qu'il en soit, après plusieurs siècles de mystérieuse évolution interne, la société nouvelle se trouva constituée avec une figure plutôt germaine et assise sur la base exclusive de la propriété domaniale. Elle tire son nom du mot qui désigne l'union du domaine et du service noble : c'est la féodalité[90]. Le domaine ou le fief étant le principal élément de la richesse fut aussi, nous l'avons dit, la principale valeur d'échange. C'est par l'octroi du fief que les princes et les particuliers nourrissaient et indemnisaient leur entourage. Est-il nécessaire de signaler les inconvénients de ce genre de monnaie ? Sa lourdeur, son immobilité, son indivisibilité ? Pour obvier, autant que possible, à ces inconvénients on s'habitua, peu à peu, à distinguer entre les deux éléments qui constituaient le domaine : d'une part, le sol lui-même et, d'autre part, les objets mobiliers nécessaires à son exploitation et surtout le plus mobile de tous, c'est-à-dire l'homme. On vit donc se briser l'étroite union qu'avait connue le Moyen âge, et le service tendit à se séparer du domaine. Depuis les âges reculés où cette séparation s'est faite, tout l'effort de la civilisation a consisté à isoler et à libérer le travail de l'homme, à le rémunérer à part et à lui faire rendre, par cette délivrance même, des résultats supérieurs à ceux qu'on obtenait de lui quand il était lié aux fers ou attaché à la glèbe. Telle est l'origine de la société moderne qui roule sur ces deux pôles : travail libre et impôt consenti. La disparition rapide de la servitude en Europe, en des temps, en somme, très barbares, est un des phénomènes surprenants de l'histoire. Ce fait économique considérable ne parait pas pouvoir s'expliquer uniquement par des considérations humanitaires ou religieuses. Certainement, la prédication morale du christianisme a préparé ce grand bienfait ; cependant elle n'a pu empêcher la servitude de subsister, jusqu'à nos jours, dans un grand nombre de pays chrétiens, en Amérique, aux Antilles, en Russie, au Brésil[91]. Je pense qu'il faut tenir grand compte, pour expliquer les résultats si prompts obtenus dans les années les plus sombres du Moyen âge, des conditions du travail dans les régions tempérées et plutôt septentrionales de l'Europe, ainsi que des mérites propres aux populations qui y vivent. Un air salubre, à la fois rafraichissant et excitant, des besoins nombreux et. les moyens de les satisfaire au prix d'un certain effort, ces circonstances sont favorables au développement de l'activité individuelle. Les températures extrêmes le dépriment et l'accablent sous le fardeau de leurs exigences ou de leurs facilités. Il faut toute l'autorité de la discipline sociale pour l'arracher à l'indolence du midi ou à l'atonie du nord. Les populations de l'Europe sont peut-être, de toutes les races humaines, les plus réellement laborieuses. Elles aiment le travail pour lui-même ; elles cherchent par lui et en lui leur récompense. Non seulement elles ne reculent pas devant l'effort nécessaire pour satisfaire leurs besoins qui sont grands ; mais encore elles se préoccupent d'autre chose que du présent. L'ouvrier ne trouve pas que sa peine soit payée par le gîte et la nourriture de chaque jour ; il appréhende les douleurs d'une vieillesse misérable. Il ne se contente pas de travailler au pair ; il veut économiser pour l'avenir ; de là le salaire, de là l'épargne. Ajoutons que l'épargne constitue le capital, avec son corollaire, la rente, et nous aurons indiqué les principaux éléments économiques de la civilisation moderne. Une expérience lente, mais dont les premiers résultats apparurent pourtant à une époque assez reculée du haut Moyen âge, apprit au propriétaire du domaine qu'il avait intérêt à laisser au laboureur une certaine liberté. On se rendit compte que l'ouvrier rapportait davantage si on lui laissait le soin d'arranger son temps à sa guise, en lui abandonnant une part du profit qu'il retirait de son travail. On apprit à affranchir les colons moyennant une rente qu'ils s'engageaient à payer régulièrement. On délivra des permis de travail libre aux serfs-ouvriers, sauf le prélèvement d'une quote-part sur leurs bénéfices. Par un nouveau progrès, le service eut une tendance à se transformer en redevance ; il se fit un forfait entre le propriétaire et ses hommes. Mais, qu'on remarque la portée de cette évolution : ce forfait est un contrat. Ceux qui le signent sont libres de part et d'autre. Ainsi pénètre dans les mœurs, avec la liberté, le principe de la rente et celui de l'impôt librement consenti. Cette tendance apparaît clairement dans le système des impôts féodaux. Il faut distinguer entre les charges qui pèsent sur les roturiers et celles qui incombent aux vassaux nobles. A l'origine, le seigneur touche directement les fruits de son domaine et le produit du travail de ses hommes. Il assure, en échange, à ceux-ci les premières nécessités de l'existence. Puis, en vertu du forfait dont nous avons parlé, le seigneur abandonne à ses serfs une certaine quantité de terre en tenure ou en censive. Ceux-ci s'appellent vilains, hommes de poëste, hôtes. En échange de la concession qu'il leur a faite, il reçoit d'eux certaines redevances roturières dont les principales sont les dilues, le cens, les corvées partielles, les fournitures de bestiaux ou de main-d'œuvre, puis le champart, le formariage, un droit de relief ou de rachat qui rappelait le droit primitif du seigneur, chaque fois qu'une mutation se produisait dans la tenure, soit par cession, soit par héritage. On ne devait arriver que par un progrès très lent au métayage, aux baux à ferme, aux arrérages fixes qui sont des modes de conduction corrélatifs d'un état de pleine liberté. Certaines parties du domaine étaient occupées non par des serfs, mais par des nobles. Ces portions s'appelaient fiefs ; elles étaient, comme on disait alors, tenues à foi et à hommage. Ceux qui les avaient reçues devaient aussi des services, mais nobles, le service militaire, le conseil, le plaid. Ces services eurent aussi une tendance à se transformer en redevances pécuniaires ; de là les aides féodaux, et notamment les aides aux quatre cas, qui étaient dues dans certaines circonstances graves de la vie du seigneur ou du vassal[92]. Les droits de mutation frappaient d'ailleurs le fief comme la censive. On appelait ces droits les lods et ventes, le relief, le quint et le requint. La féodalité nous présente donc tout un système d'impôts qui repose principalement sur la propriété et la possession du sol et qui se confond, jusqu'à un certain point, avec le revenu de la terre. Mais il devient plus mobile, plus souple, au fur et à mesure que se dégage le principe de liberté qui est, en somme, à la base du régime féodal[93]. Déterminé d'avance et pour longtemps par un contrat synallagmatique, l'impôt de la terre a un caractère de fixité qui est tout à l'avantage du contribuable. Celui-ci sait d'avance ce qu'il doit payer et, quels que soient les besoins nouveaux du seigneur-propriétaire, le vassal ou le vilain est toujours en droit de lui opposer le forfait écrit ou traditionnel qui seul l'engage. Le seigneur a beau s'ingénier a multiplier ses exigences selon les diverses manifestations de la richesse agricole, il trouve toujours ses rentes insuffisantes parce qu'elles n'augmentent pas et comme elles sont, le plus souvent, payables en nature, il n'en tire que peu de profit pour faire face à des besoins croissants. Aussi voit-on que, de toute antiquité, les seigneurs réclamèrent certains droits, en raison de l'exercice de la souveraineté. C'étaient de véritables droits régaliens : amendes résultant des sentences judiciaires, profits provenant de l'émission de la monnaie, droits perçus sur les concessionnaires de mines, revenus du greffe, du sceau, du tabellionat, droits de patronage sur les églises et, en outre, cieux sortes de contributions qui présentent un intérêt particulier et sur lesquels il convient d'insister maintenant : les droits frappant l'entrée ou la circulation des marchandises et les tributs se rattachant à l'idée de la défense du sol et de la protection accordée aux citoyens. Les droits sur le transport et la vente des marchandises, tonlieux, douanes, péages, etc., sont désignés par les publicistes modernes sous le nom d'impôts indirects. La tradition en est romaine. Mais, à l'époque féodale, ils furent réclamés par chaque seigneur particulier. Il n'y a rien de moins compliqué que ce genre d'impôt : une perche en travers d'un chemin, une chaîne sur un cours d'eau, quelques agents en force, et les revenus du seigneur augmentent. Ces procédés sommaires et même les abus qui en étaient le corollaire naturel, convenaient au caractère de morcellement et d'isolement excessif qui était celui de la société du Moyen âge. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir se multiplier à l'infini cette sorte de droits. Ils prennent un tel développement qu'ils relèguent au second plan la véritable source des revenus féodaux, c'est-à-dire l'impôt de la terre. Un autre impôt qui est appelé à jouer un rôle considérable dans les finances de l'ancien régime, trouve encore ses origines dans les institutions du Moyen âge. Il n'est pas sans analogie avec le tribut antique ; mais il se rattache, en même temps, à une idée aristocratique, à savoir que les nobles seuls rendant le service militaire, les manants doivent payer, pour assurer la défense du sol et la sauvegarde des personnes et des propriétés. Nous savons que, dès le temps de Charlemagne, le service utilitaire pouvait être racheté moyennant une somme d'argent. Nous savons aussi qu'au fur et à mesure qu'on avance dans le Moyen âge, cette tendance s'accentue et que le service personnel fait place, dans les choses de la paix, comme dans les choses de la guerre, à la redevance pécuniaire. On s'habitue, dans les cas de nécessités urgentes, à faire appel à cette ressource exceptionnelle, à cet impôt régalien par excellence, prélevé par le seigneur sur ses sujets selon ses besoins, c'est-à-dire, en somme, selon ses caprices : c'est la taille à volonté, la taille à miséricorde, que l'auteur de l'Histoire des Impôts appelle si justement le fisc d'hommes de guerre, de violences et de rapines[94]. Elle était levée sur les serfs et ceux-ci étaient dits taillables et corvéables à merci. Le système des taxes féodales, tel qu'il vient d'être décrit, contient le germe de toutes les contributions royales. Impôts d'origine romaine et impôts d'origine germanique, impôts directs et impôts indirects, impôts consentis et tributs exigés, redevances de la terre et droits régaliens, tous se retrouvent dans le budget royal, mais les uns développés, les autres atrophiés, selon leurs relations plus ou moins étroites avec le principe de l'institution monarchique. On reconnait que, pondant une période de deux cent vingt-trois ans, aucun impôt général n'a été levé en France. Cette période peut même être prolongée d'un siècle ; en réalité, jusqu'au règne de Philippe le Bel, il n'y eut pas un pouvoir assez fort pour atteindre le contribuable sur toute la surface du royaume. Le roi n'était, en fait, qu'un grand seigneur féodal et il n'avait guère d'autres ressources que celles des autres barons. Les produits de son domaine et les débris des droits régaliens, qui lui étaient disputés par les suzerainetés locales, formaient le plus clair de son revenu. Ce sont les légistes de Philippe le Bel qui, sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, entrèrent dans les voies nouvelles. La royauté, au moment où elle se préparait à assumer les responsabilités d'une politique d'unification au dedans et d'expansion au dehors, prétendait s'assurer les ressources nécessaires pour mener à bien cette double tache[95]. La grandeur des ambitions et la médiocrité des moyens forment, dès cette époque, un contraste qui durera jusqu'à la fin de l'ancien régime ; de là cette dramatique histoire financière qui doit se terminer par une catastrophe et qui met en présence, pendant quatre siècles, d'une part, la fiscalité royale, avec sa volonté implacable, son empirisme grossier, ses violences nécessaires et maladroites et, d'autre part, la passivité inorganique des contribuables, leur inintelligence presque absolue des devoirs et des droits, avec, parfois, des soubresauts de colère ou des élans de générosité et d'enthousiasme. Philippe le Bel jette les bases de l'administration
financière monarchique. Lei droits domaniaux sont augmentés, des taxes sont
frappées sur les marchandises, c'est alors qu'apparaît la maltôte, odieuse aux peuples. On inaugure, en
même temps, cette politique des expédients
qui sera, dorénavant, la contrepartie fatale des déficit budgétaires. On
recoud également à la vénalité des offices. Les altérations des monnaies
s'invétèrent dans les mœurs fiscales, Partout où l'argent s'est amassé, les
agents royaux le traquent. On fait rendre gorge aux Juifs, aux Lombards, aux
Templiers. De saint Louis à Philippe le Bel, les revenus du roi sont décuplés[96]. Mais un grand bienfait accompagne ces abus. Le contribuable étant si précieux, on a tout intérêt à le multiplier. La royauté encourage, de toutes parts, les affranchissements. Une longue suite d'actes particuliers prépare la fameuse ordonnance de 1315, qui rend la libération des serfs obligatoire. Dans tous ces actes, l'intérêt fiscal domine. La confirmation de la charte d'affranchissement motive toujours le payement d'une indemnité au roi, dont le fief est abrégé. En outre, le serf libéré est immédiatement frappé d'impôts. On a pu dire, qu'en moyenne, le paysan libre rendait au seigneur un bénéfice double de celui que produisait le paysan serf[97]. Le grand fait de la libération de l'homme par le travail résulte ainsi de la volonté persévérante de la royauté qui, poussée par ses besoins mêmes, sait trouver, dans cette heureuse excitation de l'activité individuelle, les moyens d'augmenter ses revenus, en améliorant la situation de ses sujets. Un autre événement considérable coïncide avec la constitution du budget royal et avec l'extension de la liberté individuelle, c'est la première réunion des États généraux. Par une sorte de paradoxe historique qui n'a pas été suffisamment expliqué, cette innovation est due au roi qui passe, à juste titre, pour le fondateur de la politique autoritaire en France. Les uns n'ont vu, dans cette convocation des États, rien antre chose qu'une application normale des coutumes féodales[98]. D'autres la saluent comme l'avènement des libertés modernes et comme une esquisse lointaine des institutions parlementaires. Chacune de ces explications contient une part de vérité. L'initiative prise par Philippe le Bel est comme la rançon de l'activité autoritaire de ce prince. La réunion des États, en 1302, figure au premier rang parmi les actes transactionnels au moyen desquels la royauté dut acheter au monde féodal l'accroissement d'autorité qu'elle revendiquait en sa qualité de pouvoir extra-féodal. Contentons-nous d'exposer ici le point de vue financier. Théoriquement, chaque seigneur est maitre de sa terre, de ses hommes et de tous les bénéfices que celle-là ou ceux-ci peuvent produire. Les communes bourgeoises sont dans une situation analogue. En effet, il est démontré aujourd'hui qu'elles constituaient des seigneuries indépendantes, ayant leur place dans l'ordre féodal et représentées par leurs magistrats comme les fiefs le sont par leurs maîtres et seigneurs. Donc, en droit, le roi n'a aucun moyen d'atteindre la masse des contribuables qui n'habite pas sur ses domaines propres. Mais, eu fait, il est le plus fort. Depuis le temps de Louis le Gros, de Philippe Auguste et de saint Louis, sa puissance matérielle et son autorité morale se sont singulièrement accrues. Personne ne nie que, comme monarque et comme suzerain, il n'ait des devoirs à remplir qui emportent des droits supérieurs et véritablement régaliens. Aussi les barons, le clergé, les communes, en un mot tous les détenteurs de la souveraineté féodale comprenant, d'une part, les besoins de la royauté et, d'autre part, appréhendant son pouvoir, préfèrent traiter avec elle et consentir l'aide ou secours pécuniaire qu'elle demande et qu'elle pourrait exiger. Avec cet esprit de conciliation et cette bonne volonté réciproques, qui sont parmi les procédés les plus fréquents de l'histoire de France, au lieu de se renfermer dans son droit, chacun s'ingénie à trouver un accord sortable pour les deux parties. D'ailleurs, un sentiment commun, l'hostilité contre une puissance extérieure, cimente des bonnes volontés qu'on peut déjà appeler patriotiques. Les seigneurs féodaux, réunis en assemblée solennelle, sont ainsi amenés à concéder au roi le droit de prélever un certain impôt sur leurs domaines. Théoriquement, le pacte féodal n'en est pas affaibli. Il a été, en quelque sorte, prorogé et vidimé par la royauté, puisque celle-ci a reconnu qu'elle ne pouvait passer outre. cependant, l'idée d'un sacrifice nécessaire pour les besoins de l'État a pénétré dans les esprits et le droit strict de l'ancien seigneur, maitre sur sa terre, s'est transformé en une adhésion volontaire au nouvel ordre de choses. En échange, il réclame de la royauté certains avantages particuliers que nous étudierons par la suite, ce sont les privilèges. L'autorité financière des États généraux dont l'origine. comme on le voit, est féodale, s'accrut dans des proportions extraordinaires au cours de la guerre de Cent ans. Alors, le principe de l'impôt consenti fut nettement proclamé et effectivement mis en pratique. Le grand parti libéral et aristocratique, qui essayait de se constituer aux dépens de la royauté affaiblie, ne devait pas négliger l'instrument de résistance que lui avaient légué les âges précédents. Les États généraux et les États provinciaux sont, pendant toute cette période, les véritables maitres de l'impôt. Si, vers la fin de la guerre, et au moment où la féodalité périclite, le roi Charles VII, invoquant la nécessité de constituer une armée moderne, introduit la taille permanente, c'est par une sorte de subterfuge : le montant de cet impôt est d'ailleurs déterminé et fixé, sous forme de pragmatique sanction, dans une assemblée d'États et il reste entendu que le chiffre n'en pourra être modifié sans leur consentement[99]. Durant tout le quinzième et le seizième siècle, cette conception domine le système financier de la France. Le roi ne peut innover, en matière d'impôts, sans le concours des États. Le rôle des brandes assemblées du seizième siècle est célèbre à ce titre. Peu s'en fallut qu'à Blois, en 1588, la politique royale ne fût obligée de se subordonner à l'autorité financière des trois ordres. En 1614, la question est de nouveau posée ; mais, cette fois, elle va être tranchée définitivement en faveur de la royauté. Comment cette dernière solution s'explique-t-elle ? Il y avait, dans la constitution traditionnelle de la France des principes libéraux. Ils se sont maintenus pendant des siècles. Pourquoi ont-ils été étouffés par le principe autoritaire qui devint, peu à peu, le seul moteur de l'institution monarchique, ? Il suffit d'indiquer ici, d'un mot, qu'ils ont disparu en même temps que succombait le particularisme féodal sur lequel ils s'appuyaient. C'est là d'ailleurs, le problème capital de notre histoire politique. Avant de l'aborder, il faut demander encore à l'histoire financière tous les éclaircissements qu'elle peut nous fournir. Seule, en effet, elle rend apparente la complexité des intérêts sociaux et politiques de l'ancien régime : inégalités entre les classes, illégalités entre les provinces, inégalités entre les villes et les campagnes, inégalités entre les individus, elles ont, toutes, leurs origines dans une conception de l'ordre social qui, divisant les personnes et les propriétés en nobles et roturières, rejette toutes les charges publiques sur la classe pauvre qui va toujours en s'appauvrissant. Disproportion entre les aspirations nationales et les ressources financières ; effort immense, nécessaire pour repousser l'étranger et pour achever l'unité, concours insuffisant de la part des classes supérieures et des détenteurs de la fortune, toutes ces causes réunies excitent et stimulent la royauté, l'acculent aux grands besoins et aux violentes dernières. Ainsi, d'une constitution incohérente vient la ruine de toute constitution et, de libertés mal réglées, liait l'arbitraire. Mais il faut considérer ces principes et ces résultats, tels qu'ils apparaissent et qu'ils s'inscrivent, d'eux-mêmes, dans le budget royal soumis aux États généraux, en l'année 1614. Le budget royal gardait encore, à cette époque, quelque chose de féodal, rien que dans sa forme et, si je puis dire, dans sa coupe extérieure. Il se divisait, en effet, en deniers
ordinaires et deniers extraordinaires.
Or, dans le principe, les recettes ordinaires étaient les produits du
domaine, les revenus de la fortune du roi ; les recettes extraordinaires
étaient toutes les autres ressources et notamment celles qui provenaient des
impôts. Dans les recettes ordinaires, on distinguait encore entre le domaine immuable et le domaine muable. On reconnaissait le premier
comme la base traditionnelle de tout le système financier : Domaine immuable sont censives et rentes foncières et
perpétuelles appartenans au roi à prendre sur aucuns héritages des bailliages
et prévôtés. Le chapitre du domaine immuable est le premier chapitre en une
recette du domaine[100]. Ce premier chapitre subsiste, dans le budget royal, comme la boulette dans la malle du berger devenu riche. C'est un souvenir de l'époque où. le roi n'était qu'un seigneur d'avenir dans la grande armée féodale. En raison mène de son immutabilité, il n'avait pu se plier aux nécessités d'une administration en voie de progrès et on l'avait dédaigné. Le domaine dit muable offrait plus de souplesse : il comprenait les revenus des greffes, sceaux, tabellionages, ventes de bois, lods et ventes, reliefs, quints et requints, en un mot les droits et bénéfices féodaux qui ne constituaient pas des rentes régulières et fixes ; la plupart d'entre eux étaient affermés pour un, deux ou trois ans aux agents royaux chargés de les percevoir. Tant que, la royauté garda son caractère féodal, les ressources du domaine tinrent la plus grande place dans le budget des recettes. Mais, au fur et à mesure que les charges et les responsabilités proprement royales s'accroissent, les deniers du domaine deviennent insuffisants ; le budget féodal craque, et c'est alors qu'on voit se développer le chapitre des ressources annexes, des deniers dits extraordinaires qui, gonflé et hypertrophié de façon effrayante, finit par étouffer, de son poids, le budget principal insuffisant depuis longtemps. Que sont, à l'origine, les finances dites extraordinaires ? Le Vestige des finances les définit encore, au début du seizième siècle le revenu des greniers, aides et tailles du royaume ; en un mot, ce sont les produits de l'impôt : la gabelle du sel, les impôts indirects et autres revenus affermés, les impôts de capitation. On voit bien, par cette définition, qu'au seizième siècle, l'impôt était encore considéré, par les hommes du métier, comme une ressource accidentelle et que le roi devait, en temps normal, se suffire avec les revenus de son domaine. Mais, en réalité, les sacrifices, exigés tout d'abord des peuples dans les temps de crise et à titre exceptionnel, étaient déjà devenus permanents. Il n'y avait donc aucune raison de leur conserver ce nom de deniers extraordinaires. Une autre source.. de revenus se développait qui avait ce caractère accidentel, longtemps attribué aux aides et aux tailles ; c'étaient les parties dites casuelles, profits exceptionnels, ventes d'offices, revenus provenant des emprunts, etc. Dès la fin du seizième siècle, Sully propose donc de faire passer les anciennes ressources extraordinaires au rang d'ordinaires, et ce sont les revenus qui viennent d'élue énumérés qui sont appelés maintenant extraordinaires. On se trouve donc en présence de trois budgets, avant chacun ses recettes particulières, son personnel spécial, son affectation propre, trois budgets, juxtaposés, ou superposés : un budget seigneurial, un budget monarchique normal et un budget d'expédients. C'est au milieu de cette confusion originelle que l'historien des finances de l'ancienne France doit se débrouiller. Sully, dans l'exposé des finances qu'il dressa probablement en 1614, néglige le domaine proprement dit, ne tient pas compte des parties casuelles, en raison de leur caractère variable, et ne considère que les recettes du budget normal, c'est-à-dire les produits des impôts. Il les divise en deux parties à peu près égales : les revenus que les agents royaux tirent directement du peuple et ceux qui proviennent des fermes[101]. Cette distinction correspond, à peu près, à celle qui existe aujourd'hui entre les impôts directs et les impôts indirects. Cependant elle était beaucoup plus marquée sous l'ancien régime, puisqu'elle entrainait la coexistence de deux personnels différents et que les sommes perçues ne se confondaient pas dans une caisse unique. La façon dont se percevaient les impôts, notamment la taille, avec l'injustice et les inégalités qui faisaient porter la charge, non sur toutes les provinces ou sur toutes les localités, mais sur certaines d'entre elles, non sur tous les contribuables, mais sur certains d'entre eux, est notoire. On confiait aussi le système en vertu duquel les aides ou impôts indirects adjugés à ferme, au plus haut enchérisseur, livraient le peuple à l'armée des publicains dont les exactions n'étaient limitées que par la détresse du contribuable. À quoi bon insister sur les abus, plus détestables encore, provenant de la perception des gabelles ? Tous ces faits de notre histoire administrative sont connus et il suffit de rappeler les noms de ces impôts dont l'effrayante complexité était à la base du budget royal[102]. Tailles et taillons, aides affermées, gabelles du sel, telles étaient les sources qui approvisionnaient régulièrement cette mer de l'épargne dont parle Sully. Il est vrai que l'expression parait un peu emphatique si l'on compare les revenus royaux à nos énormes budgets modernes. Cependant les contemporains ne tarissent pas sur l'importance des sommes tirées du pays. On disait que ces revenus étaient, pour le roi de France, d'un secours plus puissant et plus assuré que, pour le roi d'Espagne, les galions de l'Amérique[103]. Le rendement normal des impôts, entre les années 1608 et 1617, ne parait pas avoir dépassé, en moyenne, la somme de 35 millions de livres. Mais ce total ne revenait pas en entier au trésor. En effet, par un système de comptabilité qui était loin d'être simple, on défalquait de la recette, avant compte, des sommes considérables qu'absorbaient les frais de recouvrement, certaines charges locales et certaines dépenses affectées traditionnellement à telle ou telle partie du budget des recettes, par exemple le payement des officiers de justice. Ces prélèvements une fois opérés, les contemporains évaluent à environ 17 ou 18 millions de livres le revenu net de l'impôt, ce qu'on appelait les revenants bons mis dans la main du roi. D'après les calculs de M. d'Avenel, il faut multiplier par 6 pour obtenir la valeur, en francs actuels, des livres du temps de Louis XIII. Cette opération donne, pour le produit brut, 35 x 6 = 210 millions de francs et, pour les revenants bons, 17 x 6 = 102 millions. Il est vrai qu'il faut ajouter les parties casuelles qui ont monté souvent à près de 10 millions et, parfois, dépassé ce chiffre[104]. Les recettes brutes, y compris les parties casuelles, seraient donc d'environ 45 millions de livres ou 270 millions d'aujourd'hui, et les recettes nettes 27 millions de livres, soit 162 millions de francs. Le budget de la France représentait en recettes seulement le dixième du budget actuel. Et pourtant les plaintes incessantes des contribuables prouvent qu'ils en étaient comme accablés[105]. Henri IV avait vécu avec des ressources moindres encore ; cependant il avait payé ses dettes et fait des économies[106]. Mais c'était un roi très serré et Sully était un ministre très vigilant. Il faut aussi tenir compte de ce fait que, pendant les dix dernières années du règne, les troupes furent réduites aux cadres et aux mortes-payes. Quand on examine les chiffres donnés par Sully, on est étonné du peu de place qu'y tiennent, en somme, les dépenses d'État. Voici le compte des dépenses de l'année 1609, d'après les Économies royales :
Voici maintenant le budget de l'année 1614 :
DÉPENSE.
Le surplus de la dépense est employé dans les autres chapitres ordinaires, ainsi qu'il est dit ci-devant. (France, t. 26, pièce 29.) En publiant le premier de ces comptes, M. Clamageran s'écrie : On est épouvanté de voir à quelle somme s'élèvent les dépenses de la cour, les pensions et les dons réunis au comptant da roi. Cette somme dépasse huit millions. Elle emporte la moitié du budget ! Peu s'en faut qu'elle n'atteigne 11 millions en 1614, et cette fois c'est beaucoup plus de la moitié du budget[107]. Donc, un revenu brut d'environ 33 millions de livres, un revenu net de 18 à 20 millions, une dépense atteignant toujours ou dépassant ce chiffre et consacrée, pour près des deux tiers, aux besoins ou aux prodigalités de la cour et des classes privilégiées ; celles-ci indemnes des charges publiques ; certaines provinces, certaines villes également indemnes on du moins singulièrement favorisées[108] ; un contribuable accablé en raison de sa pauvreté ; un gouvernement toujours aux abois en raison de la misère du contribuable, telle était la situation en 1614. A la moindre complication intérieure ou extérieure, le rendement des impôts diminue. Pour faire face à ces crises, le pouvoir ne dispose d'aucun procédé pratique. Son crédit n'est pas organisé. Il est entre les mains des traitants qui font payer chèrement au peuple les avances usuraires faites à la royauté. Aussi, la difficulté financière est, si je puis dire, sans cesse à l'ordre du jour. Henri IV n'est pas mort depuis quatre ans que ses économies sont épuisées et qu'on ne sait plus où donner de la tête pour se procurer de l'argent. Il en faut cependant : les besoins de la cour se sont accrus ; les exigences des grands sont insatiables. C'est alors qu'on songe à convoquer les États. Grave conjoncture et qui pose, une dernière fois devant les Français, la question de savoir quelles sont les conditions et les limites du pouvoir royal d'imposer. La réponse à cette question n'était pas des plus claires, en 1614. Le budget royal avait encore le caractère d'un budget seigneurial. Les grands besoins n'avaient pas imposé les grands sacrifices et le prince était toujours censé se suffire avec ses ressources propres. Aussi l'autorité du roi en matière financière n'était pas nettement définie. En théorie, les publicistes se prononçaient dans le sens du pouvoir absolu ; mais dans la pratique, on pensait généralement que, pour créer de nouveaux impôts, le roi devait obtenir l'assentiment des États. Au fond, tout dépendait des circonstances ; si le gouvernement était fort et s'il inspirait confiance, il faisait ce qu'il voulait. S'il était faible et s'il se montrait sensible aux attaques de ses adversaires, on se faisait une arme contre lui de la demande de convocation des États[109]. Même en temps normal, une résistance fortement organisée s'opposait aux exigences fiscales de la royauté : c'était celle qui s'appuyait à l'origine sur le droit seigneurial, maintenant sur le privilège. Elle n'avait pas, il est vrai, un caractère général ; mais, soutenue par l'intérêt particulier des classes, des provinces, des localités, des individus, elle n'en était pas moins puissante. Muni d'un acte spécial qui établissait un avantage exceptionnel en sa faveur, le privilégié fermait sa porte au percepteur royal. Ces exceptions multipliées constituaient un régime de libertés très arbitrairement et très inégalement réparties sur la surface du royaume. Le pouvoir royal, absolu dans ses prétentions, était ainsi borné de toutes parts. Son champ d'action se trouvant étroitement limité, il était, contraint de creuser toujours plus bas et de rechercher dans les couches profondes de la population, les ressources qui lui étaient nécessaires. Enfin, une dernière assemblée des États se prépare à examiner, une fois encore, le problème financier posé depuis des siècles. Qui va l'emporter ? Sera-ce la tradition médiévale avec ses principes aristocratiques, ses engagements étroits, ses entraves apportées à l'unité ? Ou bien, sera-ce l'État moderne, conçu selon les exemples romains, avec ses exigences souvent mal justifiées, avec ses procédés arbitraires et sa revendication incessante et souvent abusive de la maxime antique : Salus populi suprema lex ? Ce grand débat s'ouvre sous l'œil de Richelieu ; ou plutôt, il n'y aura pas de débat. L'histoire de France n'est qu'un long pèlerinage vers l'unité. Ce n'est pas quand elle touche au but, qu'elle va s'arrêter. Les libertés médiévales, odieuses, en raison du principe d'inégalité sur lequel elles reposent, vont succomber définitivement devant l'offensive hardie du pouvoir royal. Celui-ci se sent soutenu par les aspirations instinctives des masses. La plus puissante des institutions libérales, les États généraux se préparent à abdiquer ; puis ce sera le tour des libertés locales, États provinciaux, municipalités à chartes ou à établissements. Il est vrai que la royauté ne parviendra jamais al briser les inégalités sociales, ni à détruire les privilèges des classes et des individus. Il est vrai que, prisonnière de son passé, elle ne saura jamais constituer un système financier adéquat à ses besoins, à ses ambitions et répartissant équitablement la charge sur tous ceux qui bénéficient de l'action de l'État. Mais c'est cette impuissance qui doit amener sa chute, et quand deux siècles encore auront accumulé leurs déficit, on verra s'achever, dans une catastrophe économique, l'évolution d'une histoire que la ruine économique du monde romain avait préparée. |
[1] Mémoires de MATHIEU MOLÉ (t. I, p. 479).
[2] Sur les faits mentionnés au teste, voir le Journal d'HÉROARD, passim. — En ce qui concerne les goûts militaires de Louis XIII, voir MARIUS TOPIN, Louis XIII et Richelieu, Didier, 1877, in-12° (p. 182 et suiv.).
[3] Capitulaire de 807, cité par BOUTARIC, Institutions militaires de la France avant les armées permanentes, Plon, 1863, in-8° (p. 69 et suiv.).
[4] On distinguait entre l'ost qui était la réunion de tous les vassaux et arrière-vassaux convoqués en cas de péril public, et la chevauchée, qui ne comprenait que les vassaux du domaine royal et les troupes soldées.
[5] BOUTARIC expose (p. 232) comment les inconvénients d'une levée en masse furent tels que la royauté en vint à préférer à l'appel des vassaux le prélèvement d'un impôt militaire destiné à solder une petite armée de mercenaires. L'origine de cette manière d'opérer remonte à Philippe le Bel. — Toute proportion gardée, il se passait alors ce que nous voyons se produire sous nos yeux, lorsqu'il s'agit de préparer une expédition coloniale, sans recourir à tout l'effort de la nation armée. On sait quelles difficultés présente la mobilisation d'un ou deux corps d'armée. Aussi les hommes compétents se déclarent-ils favorables à la création de corps spéciaux composés de gens soldés ou de mercenaires et présentant des garanties d'expérience, de solidité et de santé qu'on trouve à un moindre degré dans l'armée ordinaire.
[6] L'ordonnance constitutive des troupes permanentes est du 26 mai 1455, datée de Loupy-le-Château. Elle répartissait par toute la France 1.500 lances composées d'hommes d'armes choisis avec soin. Ce sont les compagnies d'ordonnance, c'est-à-dire la cavalerie. Par l'ordonnance du 26 avril 1448, les francs archers furent institués : c'est l'infanterie. BOUTARIC (309-310).
[7] Sur le caractère des institutions militaires de Louis XI, voir l'Histoire de la Milice française, par le P. DANIEL, de la Cie de Jésus, Paris, 1721, in-4° (t. I, p. 252). — Cf., pour l'artillerie, BOUTARIC (p. 363).
[8] Le dédain que les vrais hommes de guerre eurent toujours pour les armées de service personnel est exprimé dans ce passage des Mémoires de VIELLEVILLE : Les légionnaires ne sont pas tenus, ni réputés pour gens de guerre ; ains sortent de labouraige pour s'affranchir des tailles en servant quatre ou cinq mois ou quelque autre espace de temps, et apportent certificat de leur service qui est enregistre aux greffes des juridictions auxquelles ils sont subjects. Le roi François le Grand leur donna le nom de légionnaires à l'ancienne façon des Romains, car ils s'appeloient, au temps passé, francs archers ou francs taupins. Mais voyant que le service de tels gens mal aguerris estoit du tout inutile, on commua cela en argent et appelle-t-on cette taille la solde de cinquante mille hommes de pied, à laquelle tous les roturiers universellement du royaume sont contribuables et subjets, et de cest argent on en façonne de braves hommes et vaillants capitaines.
[9] V. BOUTARIC (p. 339). — TOMMASEO (t. II, p. 495). — D'AUMALE, Histoire des princes de Condé (t. I, p. 57).
[10] V. ci-dessous, au chapitre de la Noblesse. — Cf. DE LA ROQUE, Traité du Ban et de l'Arrière-ban.
[11] Cependant, il faut observer, qu'en cas d'invasion, tous les hommes valides devaient le service militaire dans les villes fortifiées. Les milices bourgeoises avaient subsisté. Le fameux siège de Saint-Quentin, en 1557, fut soutenu par les habitants de la ville. Pendant les guerres de la Ligue, les bourgeois avaient repris l'usage de l'arquebuse et du mousquet. En avril 1616, à l'entrée de Louis XIII dans sa bonne ville de Paris, les bourgeois équipés en guerre défilèrent devant lui au nombre de douze mille, conduits par leur colonel, le Président Duret de Chevry. V. Mercure François (t. IV, p. 63).
[12] Le quatrième vieux, Navarre, ne fut créé que par la suite.
[13] V. Relation de l'ambassadeur
Vénitien, MICHEL SURIANO, dans TOMMASEO (t. I, p. 490) ; et sir GEORGES CARLW'S, Relation
of the state of
[14] Relation d'ANGELO CORRER, Collect. BEROZZI ET BERCHET (t. II, p. 346). — Voir Histoire de la Milice du PÈRE DANIEL (t. I, p. 256).
[15] Relation des ambassadeurs AGOSTINO NANI et ANDREA GUSSONI, en 1610, BARTOZZI et BERCHET, Francia (t. I, p. 457).
[16] CAREW, loc. cit. (p. 125).
[17] Sur les effectifs des troupes françaises à la mort de Henri IV, voir la discussion des chiffres de POIRSON, dans BOUTARIC, Institutions militaires (p. 373).
[18] MALHERBE, Lettres. Éd. Grands Écrivains (III, p. 157).
[19] On remarque la différence que présente cet organisme avec celui des armées modernes. La loi de l'ancienne tactique, imposée jusqu'à un certain point par la nature de l'armement, était la division du travail : un homme pour le fusil, un homme pour la pique (c'est notre baïonnette) et un homme pour le bagage de soldat. Celui-ci était beaucoup plus alerte et, si je puis dire, plus militaire que notre pauvre fantassin, propre, à tout et qui crève sous le faix. Par contre, les convois étaient infinis et alourdissaient singulièrement la marche des armées. Un poète dauphinois a, pour parler des goujats qui suivent les armées, des expressions pittoresques:
Les valets d'écurie et l'infâme canaille
Des souillons de cuisine et tous les besaciers,
PONTAYMERIE, La cité de Montélimar.
[20] La plupart de ces détails sont empruntés à l'ouvrage de Messire LOYS MONTGOMERY, intitulé : La Milice Françoise réduite à l'ancien ordre et discipline militaire des Légions, Rouen, Pierre Galles, 1603, in-8°. — Il faut voir aussi les gravures du temps, notamment celles d'HOGGENBERG, par exemple l'entrée à Metz, en 1603. L'infanterie défile en tête, le capitaine avec une grande lance ; un peloton d'arquebusiers avec la salade, puis des piquiers avec le casque ; Ions ont la cuirasse et l'épée courte au côté. Le porte-étendard en chapeau à plumes ; puis quatre rangs d'arquebusiers cl. en arrière, les piquiers en masses profondes, bordés d'un rang d'arquebusiers, ceux-ci ayant le croc d'une main et l'arquebuse de l'autre.
[21] Rel. de PIETRO DUODO, Amb. Ven., Appendice (p. 104). — Une gravure de R. DE HOOGHE, représentant la bataille d'Aumale, en 1592, est une excellente illustration pour cette description de la pistolade. (B. N., Estampes, n° 1592).
[22] Estat de l'armée des princes à Noyon, en sept. 1615. (Mercure françois, t. IV, p. 196).
[23] Commissionnaire est bien le mot ; car l'acte qu'on lui délivre pour l'autoriser lever des troupes s'appelle Commission.
[24] Voir les vers de TRELLON, extraits de son Cavalier parfait. On peut comparer les détails que SULLY donne sur les bons coups qu'il fit dans ses campagnes en France. Économies Royales, édit. Petitot (t. II, p. 24 et suiv.).
[25] Rel. Amb. Vén. (I. I, p. 481: voir aussi p. 517). — Sur la force des Huguenots et le péril qu'ils faisaient courir à l'unité du royaume, voir notamment, la Breve Relatione de Gli Ugonoti di Francia (nov. 1616, par BENTIVOGLIO, nonce du pape en France ; dans Relationi del Cardinal Bentivoglio, Colonia, 166, in-8° (p. 244).
[26] Traité des Seigneuries, chez la veuve Abel L'Angelier, 1613, in-4° (p. 130). — MONTESQUIEU dit comme LOYSEAU : Quand on jette les yeux sur les monuments de notre histoire et de nos lois, il semble que tout est mer et que les rivages mêmes manquent à la mer. Esprit des Lois, l. XXX, ch. II. Il s'en tire ailleurs par cette jolie défaite : Il aurait fallu que je m'étendisse davantage à la fin de ce livre et qu'entrant dans de plus grands détails, j'eusse suivi tous les changements insensibles qui, depuis l'ouverture des appels, ont formé le grand corps de notre jurisprudence française. Mais j'aurais mis un grand ouvrage dans un grand ouvrage. Je suis comme cet antiquaire qui partit de son pays, arriva en Égypte, jeta un coup d'œil sur les pyramides et puis s'en retourna. (XXVIII, 45.)
[27] C'est une question toujours débattue entre les feudistes, de savoir si la Justice suit le Fief, an juridictio adhereat feudo. Nous ne l'examinerons pas ici. Nous dirons seulement que, selon le droit du Moyen âge et dans les cas les plus fréquents, a communiter accidentibus, il y a justice quand il y a fief plein, c'est-à-dire seigneurie. Voir DUMOULIN sur le dixième article de la Coutume. — LOYSEAU (p. 53). — Pour les origines, VIOLLET, Institutions politiques (t. I, p. 435) et FUSTEL DE COULANGES, Or. Syst. Féod. (p. 372).
[28] On entendait par l'expression hommes de poeste les hommes vilains placés en la puissance du seigneur.
[29] BOUTARIC, Droit coutumier français, Larose, 1880, in-8° (t. Ier, p. 344).
[30] Notamment pour le droit de haute justice qui, dans les villes à établissements, était réservé au Roi. V. GIRY, Établissements de Rouen (t. Ier, p. 19). Il appelle l'indépendance de la juridiction le privilège essentiel des communes.
[31] Fausser le jugement, c'était déclarer que le jugement avait été faussement et méchamment rendu. Dans le cas où le plaideur prononçait ces graves paroles, il y avait originairement lieu à rencontre entre lui et ceux des pairs qui avaient assisté au jugement. Saint Louis établit que, quand le plaideur faussait le jugement des barons, le procès était porté devant les juges royaux et jugé par témoins. — MONTESQUIEU a jeté une vive lumière sur ces questions. Esprit des Lois, liv. XXVIII, ch. 27.
[32] Il y avait défaute de droit, quand la cour du baron tardait outre mesure à rendue un jugement. Dans ce cas, l'affaire était portée devant le tribunal du suzerain. Les tribunaux royaux n'avaient qu'à développer cet usage pour évoquer les causes devant eux.
[33] LOYSEAU s'exprime en ces termes au sujet de l'extension des cas royaux : Or comme le Roy a les mains longues et qu'il n'est point de telle couverture que le manteau royal, les officiers royaux, pour augmenter leur pouvoir, ont extrêmement étendu et multiplié les cas royaux, en les faisant, comme les idées de Platon, propres à recevoir toutes formes, et comme un passe-partout de pratique, sous prétexte qu'ils n'ont oncques bien été spécifiés, ni nettement arrêtés par aucune ordonnance générale. Seigneuries (p. 211).
[34] Pendant le Moyen âge, l'avantage d'être justiciable des tribunaux ecclésiastiques était très recherché. Aussi, nombre de laïcs recevaient la tonsure et portaient l'habit clérical pour jouir de cette juridiction spéciale : c'était ce qu'on appelait le privilège de clergie. La lutte des tribunaux royaux contre les tribunaux ecclésiastiques et du droit civil contre le droit cation est l'un des faits les plus importants de l'histoire de l'Europe. Je ne puis que le signaler ici.
[35] Maximes générales du droit français, par PIERRE DELOMMEAU, Saumur, 1610, in-12° (p. 65).
[36] Voir l'article Parlement, dans le Dictionnaire historique de la France, de M. LUDOVIC LALANNE.
[37] Treize livres des Parlements de France, par BERNARD DE LA ROCHE-FLAVYN, Genève, 1621, in-4° (p. 361).
[38] Voir les indications réunies et les estampes reproduites dans Paris à travers les âges (t. I, p. 25 et suiv.).
[39] Op. cit. (p. 375-380).
[40] BERNARDI, Révol. du Droit français, 1785, in-8° (p. 68).
[41] LA ROCHE-FLAVYN (p. 132).
[42] 276, à la mort de Richelieu.
[43] Sur les attributions du Parlement, étudiées d'après ses archives, voir LA BORDE, Le Parlement de Paris, sa compétence, préface de l'Inventaire des actes du Parlement de Paris, Paris, Plon, 1833, in-4°.
[44] De la nature et qualité du Parlement de Paris, 1652, in-4° (p. 5 et 6).
[45] HOTMAN, Franco-Gallia. Passage ajouté en 1586. — Seule la magistrature s'applaudit de la disparition des États généraux. Car elle s'était des longtemps substituée cette grande autorité et avait osé, pour la sanction des lois et pour l'octroi de l'impôt, remplacer par des formules de greffe, nécessité du consentement des ordres. LEMONTEY, Essai l'établissement monarchique de Louis XIV, in-8°, 1818 (p. 354).
[46] Lettres missives (t. IV, p. 415, note). — Cf. FLAMMERMONT, Remontrances du Parlement de Paris. Dans Collect. des Documents Inédits. Introduction (t. I, p. LXXVI). L'égoïsme était le défaut des membres du Parlement. Il se préoccupait avant tout de défendre les intérêts de ses membres, propriétaires fonciers, propriétaires d'offices et gros rentiers. Ce n'est que par surcroit qu'il pensoit aux intérêts des bourgeois de Paris, qui jouissaient de privilèges dont les magistrats profitaient, et aux intérêts des consommateurs en général, du pauvre peuple et parfois du commerce et de l'industrie ; mais il manifestait toujours une vive animosité contre les financiers, comme s'il voulait faire oublier qu'un grand nombre de magistrats devaient leurs fortunes et leurs charges à des ancêtres qui avaient amassé leur fortune dans la finance.
[47] Le roi Henri II étant venu un jour au Parlement, fâché de la difficulté qu'on faisait de vernier quelques édits, dit que son Parlement n'avoit pas de puissance, s'il ne lui envoyoit ses lettres patentes pour en faire ouverture chacun an, ce qui étonna quelques-uns. LOYSEAU, Offices, ch. III (p. 47).
[48] ... Il faut que je vous avoue que [ce jeune conseiller] est le plus gros mufle que l'on ait jamais vu. On le mit l'autre jour à la Chambre par grand'pitié et avec beaucoup de peine. Croyez-vous que l'on ne sut jamais entendre un mot ni de sa harangue, ni de ses réponses, si bien que celui qui l'interrogea le moins en fut le plus satisfait et ne put s'empêcher de dire, opinant à sa réception, qu'il avait de la bonne fortune de se présenter à la belle saison du mois de juin que les ânes paissent partout. Caquets de l'Accouchée (p. 128). — voir encore FLAMMERMONT, Remontrances. Introduction (p. LXXX).
[49] L'Anglais THOMAS CORYATE dit, sans distinguer entre le Parlement de Paris et celui d'Angleterre : Il n'y a pas de sessions à Paris comme à Londres, mais une seule session ininterrompue, excepté pendant les temps de vendanges... Voir encore le livre si curieux et si hardi qui est le point de départ du mouvement d'opinion parlementaire en France : Traité des Parlements ou États Généraux, composé par PIERRE PIGAULT, à Cologne, chez Pierre Marteau, 1679, in-16°.
[50] MIGNET.
[51] Perroniana.
[52] Seigneuries, ch. V, 61 (p. 51).
[53] CHÉRUEL, Dictionnaire des Institutions, v° Présidiaux ; et JOUSSE, Traité des juridictions des présidiaux, Paris, 1755, in-8°.
[54] Les ecclésiastiques qui non seulement possèdent le tiers des terres de la France et les plus beaux fiefs de Royaume, mais qui tiennent encore en leur ordre la plupart de nos hommes... Plaidoyers de LE BRET, f° 9.
[55] Ici, comme toujours, nous trouvons en présence deux thèses : la royale est soutenue notamment par CARDIN LE BRET : Or, bien que les Rois, et même les nôtres, ne jugent que fort rarement les crimes de leurs sujets, néanmoins, l'on ne doit point inférer qu'ils se soient dépouillés pour cela de leur autorité souveraine, non plus qu'on ne peut pas dire, sans grande absurdité, que Dieu se soit privé de sa puissance, sous prétexte qu'il emploie les œuvres secondes pour le gouvernement et la conduite de cet univers... l'on ne doit donc point douter que le Prince ne retienne toujours le droit de pouvoir assister au jugement des crimes, quand bon lui semble: il serait même a désirer qu'il assistât quelquefois à ces jugements. De la souveraineté du Roi, par Messire LE BRET, 1632, in-4° (p. 510-511). — La thèse libérale est exposée par Montesquieu qui cite, d'après les Mémoires de MONTRÉSOR, les paroles que le président de Bellièvre aurait prononcées lors du jugement du duc de La Valette : Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de la Valette et qu'il appela pour cela dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques conseillers, le roi les ayant forcés d'opiner sur le décret de prise de corps, le Président de Bellièvre dit qu'il voyoit dans cette affaire, une chose étrange, un prince opiner au procès de l'un de ses sujets ; que les rois ne s'étoient réservé que les grâces et qu'ils renvoyoient les condamnations vers leurs officiers... qu'on ne devoit sortir que content de devant le prince. Lorsqu'on jugea le fond, le même président dit, dans son avis : Cela est sans exemple, de voir qu'un roi de France ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort. Esprit des Lois, liv. VI. ch. V.
[56] L'école aristocratique et libérale en France a toujours été opposée à l'extension de la juridiction royale. LOYSEAU lui-même, si énergique cependant contre les justices des villages dénonce les empiétements des juges royaux : Or comme entre tous les animaux, les grands mangent les petits, aussi non seulement entre les hommes, mais encore entre ceux de justice, cette même règle s'exerce de tout temps. Car les officiers royaux étant supérieurs des subalternes et, d'ailleurs, se fortifiant de l'autorité et intérêt du roi, inventent journellement tant de nouvelle sortes d'entreprises sur les justices seigneuriales que si les parlements n'eussent pas pris leur protection, il y a longtemps que les seigneurs eussent été spoliés de leurs Justices. (Seigneuries, p. 183.) — Un autre jurisconsulte, GUY COQUILLE, s'exprime de même : On eut mieux fait, dit-il, de laisser aux seigneurs justiciers leurs droits anciens de justice, sans les affaiblir par tant de moyens obliques et exquis. Questions et réponses sur les articles des Coutumes de France, Paris, 1644, in-8° (p. 792).
[57] Sur le texte de CASSIODORE, voir JULLIAN : Le Breviarium totius imperii de l'Empereur Auguste, dans Mélanges d'archéologie et d'histoire de l'École de Rome, 3e année, 1883 (pp. 149-182). Cf. VIOLLET, Inst. pol. (p. 68-89). — CLAMAGERAN, Histoire de l'Impôt en France (t. Ier, p. 7). — DURUY, Histoire des Romains, t. VI ; et surtout le chapitre de FUSTEL DE COULANGES : La centralisation administrative, dans l'Histoire des Institutions politiques de l'Ancienne France, Hachette, 1875, in-8° (t. Ier, p. 97, et p. 200, de la nouvelle édition).
[58] L'étonnement et la naïve admiration des barbares sont bien exprimés dans ce passage de PAUL OROSE que cite FUSTEL DE COULANGES : Le roi wisigoth Atarelph avouait qu'il avait songé un moment à le détruire (l'Empire romain), mais il ajoutait que, s'étant aperçu que les Goths étaient encore trop barbares pour obéir à des lois et que sans lois, il est impossible de fonder un État, il s'était donné pour tâche d'employer les forces des Goths à rétablir le lustre et l'autorité de l'Empire Romain. OROSE (VII, 43) dans FUSTEL DE COULANGES (t. I, p. 370).
[59] V. LUCHAIRE, Institut. des Capétiens (t. I, p. 201). WAITZ, Deutsche Verfassg. (t. VI, p. 24 et suiv.).
[60] LUCHAIRE (I, 204).
[61] LUCHAIRE. — V. aussi VALOIS, Inventaire des arrêts du conseil d'État sous le règne de Henri IV. Introduction.
[62] Les gens de robe courte, après avoir été en quelque sorte expulsés du parlement par les gens de robe longue, firent de grands efforts pour y rentrer. M. VALOIS raconte cette lutte qui dure plusieurs siècles et qui se termine, sous Henri IV, par le succès des gens de robe longue. Introduction (p. XV-XVI).
[63] J'ay dit que le prince soit conduit par l'avis du Conseil, ce qu'il doit faire non seulement ès choses grandes et d'importance, ains encore ès choses légères ; car il n'y a rien qui plus autorise les lois et mandements d'un prince que de les faire passer par l'advis d'un sage conseil, d'un Sénat, d'une Cour. BODIN, République (liv. III, ch. I, éd. 1629, p. 343).
[64] Le conseil devait suivre partout le roi. Sur les inconvénients que présentaient ces continuels déplacements, voir VALOIS, op. cit. (p. XXXI).
[65] Article de GASTON PARIS, Journal des Débats, du 2 mars 1892.
[66] Marie de Médicis et Anne d'Autriche.
[67] FARET, L'honeste homme, ou l'art de plaire à la Court, 1636, in-8° (p. 197 et suiv.). — BRANTÔME raconte que c'est Anne de Bretagne qui a établi l'usage de réunir autour de la reine un cercle de dames et de demoiselles, usage qui a mérité à la Cour de France sa réputation de politesse et de galanterie : Ce fut la première, dit-il, qui commença à dresser la grande court des daines que nous avons veue depuis elle jusques à ceste heure ; car elle en avoit une très grande suitte et de dames et de filles ; et n'en refusa jamais aucune, tant s'en faut qu'elle s'enquerroit des gentilshommes leurs pères qui étoient à la Cour, s'ils avoient des filles et quelles elles estoient et les leur demandoit. — Voir LE ROUX DE LINCY, Recueil des Chants historiques français (XVIe siècle), Paris, Dehallaye, in-8° (p. 34).
[68] Le Traité de la Cour ou Instruction des courtisans, souvent réimprimé au dix-septième siècle est d'EUSTACHE DU REFUGE, conseiller d'État, qui mourut en 1617 ou 1618 et qui avait été ambassadeur en Suisse et aux Pays-Bas, en 1611-1615. Je n'ai pu déterminer, jusqu'ici, quelle est la date de la première édition de ce livre, précieux pour la connaissance des mœurs de la cour dans la première moitié du dix-septième siècle. Un exemplaire daté de 1616, figurait dans la vente Pécard. Or, je dois attirer l'attention sur un détail bibliographique d'un certain intérêt pour l'histoire du cardinal de Richelieu. On a vu plus haut que M. A. BASCHET a découvert à la Bibliothèque nationale et publié, en 1880, un recueil d'Instructions et maximes que je me suis données pour me conduire à la Cour qu'il a attribué à l'évêque de Luçon. J'ai accepté cette attribution et M. A. BASCHET a pensé avec moi qu'il fallait dater la rédaction de ce recueil, d'une époque antérieure à la mort de Henri IV. Je dois reconnaître ici que, d'une comparaison attentive des textes, il résulte que l'auteur du manuscrit Instructions et Maximes a eu sous les yeux le Traité de la cour, puisqu'il en a copie ou abrégé d'importants passages : voir notamment le morceau sur la Dissimulation, p. 170 et 171 du Traité de la Cour, et p. 23 des Instructions. Que faut-il conclure de ce rapprochement ? — Que la rédaction du mémoire attribué à Richelieu serait postérieure à l'année 1616, à moins qu'il n'existe une édition du livre de DU REFUGE antérieure à cette date.
[69] DU REFUGE, édit. 1654 (p. 191).
[70] DU REFUGE (p. 195).
[71] FARET (p. 59).
[72] Mot de Bussy-Rabutia.
[73] DU REFUGE (p. 26). — V. aussi Dictionnaire de FURETIÈRE, au mot accortise.
[74] BALTHAZAR GRACIAN, L'homme de Cour. Je cite la traduction d'Amelot de la Houssaye, 1687. Mais le livre a été rédigé en espagnol, au seizième siècle.
[75] JUSTE LIPSE, Politicorum sive civilis doctrina liber sex. Ce sont des extraits, mais excellents. Richelieu qui lisait les Politiques cite, à diverses reprises, Juste Lipse. J'ai relevé aussi, parmi ses auteurs préférés, Quinte-Curry, Guichardin, le cardinal d'Ossat, etc. V. Maximes et fragments politiques du Cardinal de Richelieu. Passim.
[76] B. GRACIAN (p. 12). — Citons, en passant, le mot profond de PASCAL sur Mazarin : M. le Cardinal ne voulait point être deviné. Pensées. Éd. HAVET (t. II, p. 154).
[77] DU REFUGE (p. 197).
[78] Qu'on se souvienne de la mort de Colbert.
[79] GRACIAN (p. 158).
[80] Sous les premiers Capétiens, les prévôtés étaient affermées. V. LOYSEAU, Traité des offices (liv. III, ch. I, p. 172).
[81] En réalité, les baillis étaient des juges, selon la formule de la coutume de Normandie : Bailliage est un degré de juridiction greigneur, citée par LOYSEAU, Seigneuries, ch. VIII (p. 104).
[82] CLAMAGERAN cite le texte d'une ordonnance de 1560 qui prouve, qu'à cette époque, les gouverneurs des provinces et autres agents généraux du roi prélevaient des impôts pour eux-mêmes et il déplore les excès de cette féodalité nouvelle. Histoire de l'impôt en France (t. II, p. 151).
[83] PIETRO DUODO (t. XV, p. 93-94). — Cf. un exposé très bien fait des difficultés que le Roi éprouvait à se faire obéir, dans CARNÉ, États de Bretagne (t. Ier, p. 130-137).
[84] Voir mon étude sur l'origine de l'Institution des Intendants, Paris, Champion, in-8°.
[85] MONTESQUIEU, Grandeur et Décadence (p. 191).
[86] Cod. X, 41, I.
[87] CLAMAGERAN, Histoire de l'Impôt en France (I, p. 84).
[88] Sur les impôts romains, cf. le travail de CLAMAGERAN, qui vient d'être cité ; — FUSTEL DE COULANCES, Inst. polit. de l'ancienne France ; La Gaule Romaine (p. 273) ; — VIOLLET, Instit. pol. et adminis. (t. I, p. 79-91). — BOUCHARD, Étude sur l'administration des finances de l'Empire Romain, Paris, Guillaumin ; — CAGNAT, Étude historique sur les impôts indirects chez les Romains, Paris, 1832, in-4°. — L'importance de la ruine économique de l'Empire romain n'a été expliquée, par personne, plus clairement que par MONTESQUIEU. Il y revient à diverses reprises, non seulement dans les Considérations, mais aussi dans l'Esprit des Lois (liv. XIII, XVI).
[89] Certains publicistes ont considéré, non sans raison, le servage de la glèbe comme plus dur et plus strict que le colonat romain : Relativement à l'état où vivaient les personnes agricoles quand le servage se produisit, il fut une aggravation de la dépendance. DONIOL, Classes rurales, Guillaumin, 1865, in-8° (p. 17).
[90] La définition habituelle du fief est celle-ci : un héritage tenu d'un seigneur à foi et hommage et à charge de quelques autres droits. FERRIÈRE, Dict. de Droit, v° fief. Sur les origines du fief et sur l'étymologie germanique du mot, voir VIOLLET (t. I, p.432).
[91] V. PATRICE LARROQUE, De l'esclavage chez les nations chrétiennes, Paris, 1861, in-12°. — Il faut ajouter que la mainmorte n'a disparu qu'à la Révolution de certains domaines ecclésiastiques.
[92] Les aides aux quatre cas étaient-ils dus par les vassaux nobles aussi bien que par les vilains ? C'est l'avis de FUSTEL DE COULANGES, Rev. des Deux-Mondes, 1878 (t. I, p. 696). — Cependant BOUTARIC, feudiste du dix-huitième siècle, est d'un avis contraire. Traité des Droits seigneuriaux, 1765, in-4° (p. 333).
[93] Sur les droits seigneuriaux, la littérature historique ou pratique est tellement abondante qu'il est, pour ainsi dire, superflu d'indiquer des références. Je renverrai cependant aux ouvrages suivants : RAGNEAU, Indice des droits royaux et seigneuriaux, Lyon, 1620, in-12°. — BRUSSEL, Nouvel examen de l'usage général des fiefs, Paris, 1750, 2 vol. — BOUTARIC, Traité des Droits seigneuriaux et des matières féodales, Toulouse, 1775, in-4°. — BONCERF, De l'Inconvénient des Droits féodaux, 1789, in-8°. — CHAMPIONNIÈRE, De la propriété des eaux courantes, Paris, 1846, in-8°. — A. MOLINIER, Étude sur l'Administration féodale dans le Languedoc (p. 109-239). — FUSTEL DE COULANGES, Les Impôts au Moyen âge, dans Revue des Deux-Mondes, 1878 (t. I, p. 679).
[94] V. CLAMAGERAN (t. I, p. 316).
[95] Le traité du fameux légiste, PIERRE DUBOIS, De recuperatione Terre Sancte, insiste sur les difficultés d'argent de la royauté. Il indique notamment, comme moyens de les résoudre, la confiscation des biens du clergé, l'abolition de l'ordre des Templiers, les mesures à prendre contre les Lombards. Mais il est hostile à l'altération des monnaies. Voir l'intéressante édition donnée par M. LANGLOIS, dans la Collection des textes pour l'enseignement de l'histoire, Paris, Picard, 1891, in-8° (notamment § 51, p. 43).
[96] Sur le système des impôts sous Philippe le Bel, voir VUITRY, Études sur le régime financier de la France, t. II.
[97] DONIOL, Classes agricoles (p. 254 et suiv.).
[98] Voir les deux brochures de M. CALLERY : Histoire du pouvoir royal d'imposer, Bruxelles, in-8°, et Histoire de l'origine et des attributions des États généraux et provinciaux, Bruxelles, 1881, in-8°, et la polémique soulevée par leur publication, notamment FLAMMERMONT, dans Revue Historique, 1882, t. XVIII (p. 213-432-441) et LUCHAIRE dans Annales de la faculté des lettres de Bordeaux, 1882 (p. 50 et p. 234). — Voir encore HERVIEU, Recherches sur les premiers États généraux, Paris, 1879, in-8°. — FLAMMERMONT, De concessu legis et auxilii, tertio decimo seculo. Thèse pour le doctorat ès lettres, Paris, 1883, in-8°.
[99] L'importance exacte de l'ordonnance de 1439, au point de vue de l'histoire financière, ne me parait pas nettement établie. On lui attribue généralement la portée d'un acte créant la taille permanente. Ce n'est pas ce qui résulte de son texte qui ne consacre aux tailles que les quatre derniers articles (41 à 44). La taille seigneuriale y est, il est vrai, abolie, en principe du moins, car nous savons qu'elle a survécu longtemps encore ; des mesures sont prises pour empêcher les exactions arbitraires, tant de la part des seigneurs que des agents du roi. Mais il n'y a rien autre chose. Au contraire, le texte reconnaît que la taille n'est établie par le roi que du consentement des États. Il est vrai, qu'à la suite de cette ordonnance, le roi perçut, pendant plusieurs années. La taille sur le peuple au taux où elle avait été fixée par l'ordonnance de li39. Mais cela n'avait rien de nouveau. On voit, dans l'Histoire de Charles VII de M. de BEAUCOURT que, déjà, de 1436 à 1439, la taille avait été perçue, pendant trois années consécutives, au taux de 200.000 livres fixé par les États de Poitiers ; les exemples antérieurs abondent. Il n'y a donc ras vu, à proprement parler, innovation. Tout ce que l'on peut dire c'est que, dans les dernières années du règne de Charles VII, le pouvoir rot al s'habitua, en fait, à percevoir les tailles selon le montant fixe par une assemblée antérieure des États généraux. Il y eut même des crues imposées arbitrairement ; mais cela fut toujours considéré, et par les sujets et par le prince lui-même, comme un abus.
[100] Le Vestige des finances, publié par M. JACQUETON, dans Documents relatifs à l'administration financière en France de Charles III à Français Ier. (Collection de textes pour l'enseignement de l'histoire, Picard, 1891, p. 206.) Ce volume est précieux et fait honneur à une collection qui parait appelée rendre de réels services.
[101] Voir le curieux mémoire de SULLY intitulé Relation de M. Sully sur les finances. Les exemplaires manuscrits n'en sont pas rares. Voir notamment, à la Bibl. Nationale, f. franc., n° 2408 ; aux archives des Affaires Étrangères, France, t. 771, et à la Bibl. Mazarine, Ms. n° 1522. — Ce mémoire a été imprimé sous le titre de Traité du revenu et des dépenses des finances de France u, dans le Recueil des liais généraux de Mayer (t. XVII, p. 185).
[102] Voir notamment le livre de M. le VICOMTE D'AVENEL, Richelieu et la monarchie absolue, t. II.
[103] V. la relation de l'ambassadeur vénitien, ANGELO BADOER, dans Barozzi et Berchet, Francia (t. I, p. 99). — Voir aussi les intéressants calculs donnés par PIETRO PRIULI, en 1608 (p. 233).
[104] Nous avons dit plus haut que Sully ne tient aucun compte des parties casuelles, ou, si l'on veut, des expédients par lesquels on procurait de l'argent au trésor. C'est ce qui explique la différence de près du double qui existe entre le chiffre de 17 millions qui est le sien et celui de 33 millions qui est donné par l'État des dépenses de l'épargne pour l'année 1617, conservé en manuscrit dans le vol. 771 des archives des Aff. Étrangères.
Voici le tableau des recettes établi par ce compte manuscrit :
Des recettes générales de France et des bois (c'est-à-dire les tailles et une partie du domaine) : 10.331.000 liv.
Ordinaires des parties casuelles, compris le droit annuel : 1.319.000 liv.
Extraordinaires des parties casuelles provenant des créations d'offices, taxes et augmentation de droits : 4.709.000 liv.
Autres extraordinaires à cause de la vente et revente des greffes, sceaux et tabellionages : 4.000.000 liv.
Du taillon : 556.000 liv.
De toutes les fermes : 7.656.000 liv.
Deniers extraordinaires provenant de débet de compte, nouvelles impositions, prêts faits au roi, et autres deniers reçus : 5.759.000 liv.
Le total est de trente-quatre millions quatre cent mille livres, chiffre très différent de celui de Sully. Mais on voit que, dans cette année, les parties casuelles ou deniers assimilés, se sont élevés à près de 16 millions de francs, ce qui ramène le montant des recettes normales à 17 millions de francs, chiffre donné par Sully.
[105] Il faut tenir compte du chiffre de la population qui ne dépassait guère 15 à 16 millions et de l'étendue du territoire qui n'était que les 2/3 du territoire actuel. Le contribuable pouvait, d'ailleurs, supporter des charges beaucoup plus lourdes, puisque, connue nous le verrons, dans les dernières années du règne de Louis XIII, les dépenses effectives montèrent à plus de 60 millions, ce qui triple environ le chiffre du début du règne.
[106] Elles montaient au chiffre de 14 millions et demi de francs et non de 41 millions, comme on l'a trop répété d'après Sully. Voir la note de CLAMAGERAN (t. II, p. 389).
[107] Quoique les documents nécessaire ; pour se rendre compte du mouvement des fonds dans les premières années du dix-septième siècle ne soient pas précisément rares, il n'est cependant pas très facile d'aniser à des données certaines et surtout exactes. rai cru agir prudemment en ne donnant dans le texte que des moyennes et je ne remarque pas que les auteurs spéciaux soient arrivés à des résultats beaucoup plus précis. J'ai pu d'ailleurs consulter quelques documents qui paraissent leur avoir échappé. Je vais en dresser la liste après avoir rappelé, pour l'ensemble, les ouvrages connus : MALLET, Comptes rendus de l'administration des finances du royaume de France pendant le dix-septième siècle, Londres et Park, 1789, in-4° ; FORBONNAIS, Recherches et considérations sur les finances de France, depuis 1593 jusqu'en 1721, Liège, 1758, 6 vol. in-12° ; CLAMAGERAN, Histoire de l'impôt en France, Guillaumin, 1867, 3 vol, in-8°. Il faut joindre l'ouvrage de M. d'AVENEL, Richelieu et la monarchie absolue, qui, pour la partie financière, notamment, est tout à fait remarquable.
Voici maintenant les principaux documents relatifs aux budgets des années 1606 et suivantes, par ordre d'années : Il faut tout d'abord mentionner les comptes publiés dans les Économies royales de SULLY ; mais ils demandent à être lus avec la plus grande attention ; car Sully a presque partout exagéré les résultats favorables de son administration ; Forbonnais s'est trop confié aux chiffres des Économies royales. Pour l'année 1606, j'ai rencontré un état général des finances qui est très complet. Il est aux archives des Affaires Étrangères, France, Mémoires et Documents, vol. 766, pièce 63. Les recettes et les dépenses montent au chiffre égal de 16.996.603 liv. Mais il n'est pas tenu compte des charges ordinaires assignées directement sur les recettes, ainsi qu'il a été dit au texte. Cet état général des finances est suivi d'une distribution de la dépense ainsi qu'elle est assignée sur chacune des parties de la recette qui permet de se rendre exactement compte du système de la comptabilité usitée à cette époque. Encore une fois, il n'y avait pas une caisse d'ensemble dans laquelle tous les deniers se confondaient. liais chaque recette était affectée à tel ou tel ordre de dépenses. Les trésoriers ou receveurs qui avaient les deniers en 'nain pas aient sur assignation.
Pour l'année 1607, CLAMAGERAN a dressé (t. II, p. 381) un tableau des recettes qui fait monter le revenu brut à la somme de 31.437.671 liv. Les charges ne sont pas déduites et les parties casuelles sont comptées pour 1.842.638 liv. MALLET donne un chiffre légèrement inférieur : 29.842.057 liv. (V. aussi POIRSON, t. I, Appendice.) Pour cette même année 1607, l'ambassadeur vénitien, PIETRO PRIULI a donné une relation des finances du royaume (Barozzi et Berchet, t. I, p. 233), où il fait monter le chiffre total de la recette à 10.727.907 écus, chiffre sensiblement plus élevé que ceux qui viennent d'être cités. L'ambassadeur donne un tableau détaillé des dépenses tant ordinaires qu'extraordinaires. Elles montent, d'après lui, à la somme de 10.333.114 écus et le roi ferait ainsi près de 400.000 écus d'économies.
Pour 1608, outre les chiffres donnés par Sully et que Forbonnais lui emprunte, on trouve aux Affaires Étrangères, dans le vol. 767, deux États des pensions qui sont utiles à consulter. Le total monte à la somme de 3.487.000 liv. — MALLET évalue les recettes au chiffre total de 32.787.296 liv.
Pour 1609, FORBONNAIS publie (t. I, p. 212-210), d'après les comptes du trésorier de l'épargne reçus à la Chambre des Comptes, le 11 février 1610, un état détaillé qui monte, eu recettes brutes, à 32.589.639 et, en dépenses brutes, à 32.571.819. D'après ce même compte, les revenants-bons étaient d'environ 20 millions, et les dépenses sur ces deniers de 16.500.000 liv. ; les économies étaient donc, pour cette année de 3.300.000 liv. — MALLET donne un chiffre de recettes brutes de 32.474.418 et il évalue les dépenses seulement à 14.176.153.
Pour 1610, j'ai rencontré un curieux document, malheureusement incomplet. Richelieu ayant voulu se rendre compte de l'administration financière de Sully et des ministres de la Régence, fit faire le relevé des recettes et des dépenses, à partir de 1609. Seule l'année 1610 est complète dans ce compte qui est annoté de la main de Richelieu. (Voir Aff. Étr., France, t. 767, pièce 89.) La recette, pour 1610, est de 33.666.831 liv. et la dépense de 33.629.913 liv. Ce compte, malgré son chiffre élevé, ne s'applique qu'aux revenants-bons ; car Richelieu fait observer qu'il contient les 14.560.000 livres économisés par Henri IV. On en dépensa, dès cette année, près de 6 millions de livres et on ne remit que 8 millions 611 mille livres au trésorier de l'Épargne. La dépense totale sur les revenants-bons fut, cette année, de 23 millions de livres en augmentation de 6.500.000 livres sur l'année précédente. — Le chiffre des recettes brutes concorde à peu près avec celui de MALLET, 33.339.336.
Pour les années 1611-1612-1613, j'indiquerai tout d'abord un Règlement sur les finances, fait après le départ de M. le duc de Sully, qui est à la Bibliothèque Nationale, (Mss. r. fr. vol. 6558, et aussi vol. 2408, n° 1). Ce règlement supprime la charge de surintendant des finances. (Voir aux Aff. Étr., vol. 768 et 769). — Pour 1611, MALLET évalue les revenus ordinaires à 16.800.528 ; pour 1612, à 17.136.338 ; pour 1613, à 17.363.277.
Pour l'année 1614, nous avons plusieurs documents importants : c'est, d'abord, une relation sur le fait des finances de France publiée par MAYER dans sa Collection des États généraux (t. XVII, p. 185-213). Il existe, de cette relation, de nombreux manuscrits assez différents du texte publié. (Voir notamment Aff. Étrang., vol. 771, Biblioth. Mazarine, Mss. n° 1522, I3ibl. Nat. f. fr., n° 2408). Tous ces manuscrits l'attribuent à Sully. Elle est très complète, très intéressante et nous en avons fait grand usage dans le texte. Elle fait monter le chiffre total du budget en recettes et dépenses brutes à la somme de 36.926.538 liv. et le chiffre des revenants-bons à 19.636.335. Quoique cette relation soit publiée sous l'année 1614, il faut observer que, d'après le texte, les chiffres ci-dessus sont ceux de l'année 1612. Un second document moins intéressant a été communiqué aux États généraux, c'est l'état du maniement des finances pendant la régence de la Reine qui est du président Jeannin. Il est publié dans toutes les éditions de ses Mémoires et aussi dans le Recueil de MAYER à la suite de la relation de Sully. Il donne des renseignements qui paraissent d'ailleurs peu sincères sur les dépenses excessives faites pendant la régence et sur la disparition presque entière des économies faites par Henri IV. Il conclut par une demande adressée aux Étals d'augmenter les impôts. Enfin, un troisième document plus précieux est conservé dans les archives des Affaires Étrangères. C'est un compte de l'épargne divisé en deux parties (France, t. 769, pièce 29 et pièce 65). D'après ce document, l'ensemble de la recette, brute probablement, ne serait monté cette année qu'à la somme de 29.423.000 liv. La dépense, y compris les charges ordinaires, aurait été du même chiffre. Quant aux revenants-bons, dépenses et recettes, ils seraient de 17.800.000 livres. On voit que ces chiffres ne sont pas d'accord avec ceux qui sont insérés dans la Relation de Sully. Mais, par contre, le chiffre des revenants-bons est le même que celui donné par Forbonnais d'après les communications faites aux États généraux. Il est vrai que celui-ci fait monter l'ensemble du revenu brut a 35.900.000 liv. et qu'il constate un déficit. de 3.700.000 livres, les dépenses de l'année 1611 montant à 21.500.000 livres. — MALLET est également en désaccord avec ces différents auteurs. Il donne, pour les revenus ordinaires, la somme de 18.046.321 liv. Cf. Mercure François, n° 1615, (t. III, p 200). On voit combien il est difficile de faire la lumière dans des comptes, qui, quoi qu'on fasse, restent toujours fort obscurs.
[108] Le Dauphiné prétendait que, par l'acte de donation du Dauphin Humbert, il était exempt de tout impôt. En effet, dans les comptes, les revenus de cette province sont marqués néant. Le peu d'argent qui était perçu se dépensait et au delà dans le pays.
[109] Voir Pierre DELOMMEAU, Maximes générales du Droit français (I610), liv. I, ch. II : Il n'appartient qu'au Roy à mettre et lever tailles et impôts sur les sujets. — D'après LOYSEAU, les droits de la souveraineté sont : faire lois, créer officiers, arbitre la paix et la guerre, avoir le dernier ressort de la justice et forger monnaie... ajoute : aucuns, et non sans cause, en adjoustent un sixième, à savoir de lever deniers sur le peuple ; mais les plus retenus disent que ce n'est pas un droit, aies une entreprise et pouvoir déréglés, au moins de faire ces levées à discrétion. Seigneuries (p. 35).