I. — La conquête territoriale. - La tradition. Les douze siècles de l'ancien régime ont travaillé à constituer une nation moderne par la restauration de l'idée de l'État. Cette idée est romaine. Depuis les premiers temps de la République jusqu'à la chute de l'Empire, l'intérêt public et l'autorité de la loi avaient été les grands ressorts de la politique des vainqueurs du monde. La loi des XII Tables avait exprimé, en quatre mots, un principe qui, après bien des vicissitudes, domine encore l'histoire de l'Europe. Elle disait : Non sunt privatæ leges. Pas de lois particulières, pas de privilèges ; pas d'États dans l'État. La formule contient à la fois l'idée d'unité et l'idée d'égalité. Dans les premiers temps de la République, dit Saint-Évremond, on étoit furieux de liberté et de bien public. Le zèle du citoyen déroboit l'homme à lui-même. En effet, la conception idéale de l'État romain effaçait l'individu et ne l'additionnait que comme un chiffre pour le total Société. En vertu de ces principes et en raison de l'ampleur de ses conquêtes, Rome avait étendit sur le monde la plus vaste et la plus rude domination qu'il ait jamais connue. L'autorité du people-roi s'était condensée et personnifiée dans l'autorité du prince. Celui-ci avait pour bon plaisir la loi, et la loi régnait du haut en bas de la société et d'un bout à l'autre de l'Empire. La tension qu'exigeait un pareil effort finit par dépasser les limites de la volonté humaine. Le gouvernement impérial se sentit impuissant et le monde, à son exemple, fut envahi par une lassitude immense. Tous les ressorts se détendirent. La société romaine périt en même temps que le cadre qui la maintenait. Après la chute de l'Empire, l'Europe, comme une glace jetée par terre, se brisa en initie morceaux. Comment la notion de l'État disparut-elle dans cette catastrophe ? C'est une histoire qu'il ne nous appartient pas d'écrire. Il y eut des tentatives de reprise qui toutes échouèrent. Charlemagne put croire un instant qu'il conjurerait cette ruine. Après la mort de ce prince, les derniers vestiges de la civilisation antique disparurent et le Moyen âge commença. Ce qui caractérise cette période, c'est l'émiettement et la localisation de la souveraineté. Chaque région, chaque province, chaque district s'isole de la région, de la province et du district voisins ; chaque famille et l'on pourrait dire parfois, dans chaque famille, chaque individu fait de même. Les liens de l'âge précédent avaient meurtri les chairs, brisé les nerfs, accablé les âmes. On les rejeta tous. L'homme se cantonne chez soi, rétrécit son horizon, se pelotonne sur ses propres intérêts ; le droit se particularise. La formule romaine est retournée ; il n'y a plus que des lois privées. Que dis-je ? La loi disparaît et il n'y a plus que des cas particuliers. Parmi les procédés de désagrégation qui ont coopéré à la destruction de l'ancienne société, l'un des plus actifs a été l'abus de l'immunité, du bénéfice, du privilège. Par ces expressions différentes, on désigne une opération unique, consistant à concéder à certains individus ou certains corps une certaine partie de la puissance publique. Le prince faible est obligé de s'incliner devant ses sujets forts. Pour conserver une autorité, du moins nominale sur les pouvoirs inférieurs qui se constituent autour de lui, il les reconnaît et les consacre. Les derniers empereurs carlovingiens traitaient avec les comtes, avec les évêques, avec les abbés, avec les propriétaires indépendants, comme ils négociaient avec les Normands. Ils payaient très cher une paix qui fuyait devant eux et a pour pouvoir régner encore ils ne trouvaient rien de mieux que d'abdiquer sans cesse[1]. L'État se détruisit ainsi de ses propres mains. Il légitima les usurpations faites à son détriment. Le système du privilège ou de la loi particulière fut à la fois l'instrument et la conséquence de sa ruine. A l'origine, ce gaspillage de l'autorité publique est exceptionnel et abusif. Mais, peu à peu, la possession donne le titre et l'abus devient le droit. Quand la règle disparait, les exceptions sont la règle. Or, au fort du Moyen fige, il n'y a plus d'autorité suprême, plus de droit publie, plus de législation. Chacune des petites sociétés distinctes s'est habituée à une indépendance de fait. Le propriétaire était seigneur sur sa terre et il n'était plus rattaché au pouvoir que par le lien fort lâche de la fidélité. Le droit se rapprochait à la fois du sol et de l'individu, c'est-a-dire des deux éléments primordiaux de toute société. Des combinaisons naturelles se produisirent spontanément et par le jeu des intérêts les plus simples. Enfin un nouveau système politique naquit de ces faits isolés comme un arbre polisse sur le terreau des feuilles accumulées. Quoique le système féodal ait été plutôt reconstruit après coup, par les dissertations des feudistes, que réellement conçu et embrassé dans son ensemble par les contemporains, il suffit qu'il ait duré pour qu'on puisse dire de lui qu'il a été légitime. L'émiettement extrême de la puissance publique qui caractérise le haut Moyen âge a pour corollaire le développement des associations. L'association est la rivale naturelle de la société ; c'est quand l'État est faible que les États se multiplient. Si étroite et si resserrée que soit la vie privée, elle a toujours besoin d'une certaine vie publique. Les hommes, les familles se réunirent donc en petits groupements où l'individualisme inquiet cherchait un abri. L'Église n'est, à l'origine, que la congrégation des fidèles pressés comme un troupeau autour du pasteur pour faire tète au loup ; le contrat féodal constitue une société d'assurance mutuelle entre le seigneur et le vassal, l'un apportant, avec la foi et l'hommage, les aides, le service militaire et la présence au plaid ; celui-là promettant en échange, avec sa protection, la justice et la sécurité. Qu'il s'agisse de préparer la guerre ou d'organiser la paix, qu'on songe à entreprendre une campagne profitable ou une œuvre utile, à repousser une invasion ou à défricher un territoire, il s'agit toujours d'entente commune, de conseils, de conciles, de parlements[2]. Ce sont des réunions, des discussions, des palabres ; rarement l'autorité d'un chef s'imposant à la volonté de tous. Le Roi, comme le moindre seigneur, assemble ses barons, ses pairs, ses familiers. Il délibère avec eux ; ils signent avec lui les actes du gouvernement[3]. Il en est de même dans le courant de la vie ordinaire : les artisans s'organisent en corporations, les marchands forment des gildes et des hanses ; on travaille, ou prie, on danse, on chante en corps, avec des costumes particuliers, des insignes propres, des traditions, des préjugés et des coin unies distinctes. Voilà le inonde couvert de ces petites sociétés ou complètement indépendantes, ou subordonnées les imites aux autres, dans une hiérarchie capricieuse, enchevêtrée ; cependant, dans chacune de ces associations, le sens particulier, l'intérêt étroitement personnel prédominent toujours. Chacun est libre d'entrer ou de sortir à son gré[4]. On demande au plus humble son avis avant d'agir. Il faut qu'il le donne : il le doit[5]. On veut savoir ce qu'il pense des résolutions intéressant la communauté. Parfois, le refus d'un seul fait obstacle an consentement de tous, tant la notion individualiste reste puissante... Pourtant l'individu n'est pas heureux. Dans toute association, en effet, il existe des forts et des faibles, des chefs qui abusent de leur autorité et des subordonnés qui pâtissent de leur impuissance. Les souffrances que cause l'inégalité sont d'autant plus vives que les intérêts sont plus étroits et plus rapprochés. La brutalité des mœurs de l'époque rend plus rudes encore ces relations fondées sur la nature, mais qu'une longue culture n'a pas polies. Dans l'Église, tandis que l'évêque ne devait être qu'un simple surveillant des œuvres de la communauté, tandis que toutes les ressources devaient être uniquement consacrées à Dieu, c'est-à-dire aux pauvres, on vit un clergé fastueux se partager les dépouilles qu'avait entassées la piété des fidèles. Des évêques-politiques, des évêques-soldats se servirent de leur autorité spirituelle pour s'assurer les jouissances du pouvoir temporel. Le haut clergé se laissa glisser sur la pente de la sécularisation. Sans la constante revendication de la monarchie pontificale et de la démocratie monacale, la Réforme se fût faite, bien avant le seizième siècle, au profit de l'aristocratie cléricale : le troupeau eût été dévoré par: le pasteur. Dans le monde laïc, les mœurs étant plus grossières, la décadence fut plus prompte. On ne saurait dire s'il y a en un moment où les relations du vassal et du suzerain ont été réglées par cette honnête équité patronale qu'ont rêvée, dans le passé, les apologistes du système féodal. Le soignent. parait n'avoir connu, de tout temps, que ses droits, et avoir fort mal discerné ses devoirs[6]. En admettant cependant qu'il régnât. dans la conduite du baron féodal, une certaine modération relative, sans laquelle la vie usuelle mit été impossible, il faut reconnaître que, dans l'association qu'il formait avec son vassal, l'échange des services tendit à devenir de moins en moins équitable. Le vassal était tenu à l'exécution étroite de ses engagements envers le seigneur. Celle-ci ne protégeait pas toujours son vassal contre les maux qui le menaçaient Dans les républiques urbaines enfin, des inconvénients analogues apparurent. Les conseils multipliés affaiblissent l'autorité du commandement. Le désordre s'ensuit, puis la tyrannie des partis tour à tour triomphants. Les aristocraties communales se constituent et se réservent tous les bénéfices du pouvoir. Elles s'exemptent d'impôts, gaspillent les ressources publiques et se transmettent héréditairement les charges. La vie commune devient intolérable. On se bat pour des privilèges infimes, pour des prétentions à la fois mesquines et âpres. On lutte de quartier à quartier, de rue à rue, de maison à maison. Montaigus contre Capulets, chacun élève sa tour, tend ses chaînes[7]. Les vices du système gagnent le corps social tout entier ; les groupements particuliers, déchirés dans leur propre sein, se heurtent les uns contre les autres. La guerre civile règne à l'état endémique. L'esprit de caste, l'esprit de corps, l'esprit de clocher, susceptibles, pointilleux, tenaces, s'épuisent en des revendications incessantes qui aboutissent à des procès interminables, puis la guerre. Barons derrière leurs tours féodales, maires et échevins au pied de leurs beffrois, abbés mitrés au milieu de leurs monastères fortifiés, chacun sait, qu'en dernière analyse, il faut en appeler à la force, et s'y prépare à grands frais. Ces puissances lilliputiennes se ruinent en armements ; quand ce n'est pas la guerre qui les accable, ce sont les charges de la paix armée. Le pays se couvre, jusque dans ses moindres replis, de citadelles et de postes fortifiés. Une immense cloison de pierre, aux compartiments innombrables, découpe, à la. surface du sol, une multitude de cellules étroites où chaque groupe d'intérêts se tient tapi, aux aguets[8]. Que l'on songe à ce qu'il reste encore de ces constructions, après cinq siècles de démolition méthodique ; que l'on se reporte aux cahiers des anciens ingénieurs, aux nomenclatures des chartriers, aux récits des chroniqueurs, on se rendra compte de l'aspect féroce que devait présenter une terre ainsi hérissée. Celui qui n'était pas assez puissant on assez riche pour élever des murailles ou des tours, creusait le sol et se cachait au fond de quelques-uns de ces souterrains dont la terre de France garde encore, dans son sein, le ténébreux réseau. Un pays ainsi organisé — ou plutôt désorganisé — ne pouvait opposer qu'une résistance bien faible à l'invasion étrangère. Tous ces fortins, redoutables les uns aux autres, étaient bien peu de chose sur le passage d'une troupe nombreuse et décidée à tout. A supposer qu'ils tinssent, et que le seigneur pût, du haut de ses murailles, regarder l'invasion coulant dans la plaine, celle-ci n'en était pas moins occupée, ravagée, détruite. Ce fut une grande misère, au moment des incursions normandes, que l'absence d'un pouvoir fort, capable d'opposer une armée à ces hordes de brigands. Ce mal se reproduisit au cours des invasions anglaises, et il fut ressenti d'autant plus vivement que l'amour de la patrie commençait à s'affermir dans les cœurs : l'armée féodale était aussi incapable de défendre le pays que les institutions féodales étaient impuissantes à le pacifier. Divisions intestines, souffrances aiguës, gaspillage des forces sociales, épuisement au dedans et faiblesse an dehors, inertie, anémie, telles étaient les suites funestes du régime indéfiniment fractionné qu'avait inauguré le Moyen âge. Après une réaction trop violente et trop prolongée contre l'excès de la centralisation romaine, les vœux unanimes du pays réclamaient le retour à la règle ancienne. De toutes parts, ils imploraient une autorité souveraine capable d'ordonner, d'apaiser et de guérir un corps social qui se débattait dans les convulsions du désordre et de l'anarchie. Cc pouvoir, la France n'avait pas besoin de le faire venir du dehors. Il avait subsisté très affaibli, très diminué, il est vrai, mais enfin il avait subsisté au sein de l'organisation politique dont tout le monde se plaignait. II avait l'éclat d'un nom illustre, le prestige d'une tradition ancienne ; il dominait toutes les autres souverainetés féodales ; enfin il pouvait compter sur le concours actif de l'Église qui joignait à sa force morale unique, une puissance matérielle redoutable. Que la Royauté se développe seulement dans le sens de ses intérêts et de ses ambitions, et elle verra tomber devant elle ces suzerainetés tyranniques, ces oligarchies étroites qui obstruent et encombrent la face du pays. Qu'elle marche : les peuples iront au-devant d'elle ; ils feront la moitié du chemin. Car la nation veut naître ; elle vent mirer son unité dans l'unité restaurée de l'État. L'œuvre, il est vrai, sera lente. Ces aspirations, si claires pour l'historien, elles s'ignorent elles-mêmes, elles hésitent. Ces peuples qui se cherchent et s'appellent d'un bout à l'autre du territoire, de Calais à Marseille et de Strasbourg à Bordeaux, quelles distances n'ont-ils pas à franchir, pour se retrouver, se réchauffer l'un contre l'autre, pauvres enfants perdus d'une même couvée ! Ces intérêts qui aspirent à se mêler, à se fondre, comme ils sont divers, contradictoires et violents, dans leur farouche isolement ! Et il en sera ainsi, pendant de si longs siècles[9] ! Oui, le sentiment de l'unité existe dans les âmes françaises puisqu'il a fini par triompher malgré tant d'obstacles. Mais ces obstacles ont leur raison ; le droit hésite souvent et ne sait où se poser. Paris doit-il l'emporter sur Bordeaux et sur Marseille ? Est-ce Raimond de Toulouse ou est-ce Amaury de Montfort qui représente l'avenir ? La lenteur de l'histoire de France vient de là Elle vient du dualisme latent qui est dans le pays. dans la race, dans les institutions politiques et sociales. Nord et Midi, continent et côte, aristocratie et démocratie, libéralisme et autocratie, fédéralisme et unité, ces antithèses vivent, s'exaltent, se combattent librement dans l'enceinte du vaste cirque que les montagnes et la mer délimitent. Elles se personnifient dans le duel séculaire de l'élément romain et de l'élément germanique : duel dont on a peut-être exagéré les conséquences, mais qu'il est impossible de nier tout à fait[10]. D'une part, le soldat barbare, fils des forêts, dédaigneux du droit et des doctrines, tout à la jouissance brutale du présent, mais fier et les poumons remplis, pour longtemps, du souffle d'indépendance qui vient du nord ; d'autre part, le gallo-romain grave et corpulent, calculateur et hiérarchisé, brave aussi, mais circonspect, ami des règles et fécond en procès. Robe courte coutre robe longue, ces deux éléments souvent opposés, parfois apaisés, se perpétuent pendant des siècles et ne se fondent l'un dans l'autre que bien lentement. Le mariage orageux du Nord et du est la clef de nos annales. Trop souvent les causes adverses se font équilibre. De leur contrariété naissent les longs troubles, les misères extrêmes, la guerre civile que la guerre étrangère accompagne. De la aussi l'obscurité de l'histoire de France. Sa loi n'apparaissait pas a ceux qui la faisaient, de même qu'elle a été ignorée longtemps par ceux qui l'ont écrite. Ses progrès ont été tout d'instinct, sans plan clairement conçu, sans lignes nettement tracées. Nos rois, nos hommes d'État, nos assemblées locales ou générales, nos jurisconsultes, nos soldats ont fait une besogne aveugle dont leurs yeux trop courts n'apercevaient pas le bout. Une force les poussait. Ils allaient devant eux, à tâtons. Jusqu'en 1792, la question de savoir comment la France s'achèverait est restée en suspens. Aujourd'hui encore, la ligne de sa politique oscille entre les deux aspirations contraires, et si le vieux péril du séparatisme n'ose plus lever la tète, le prestige de la mer et le chant des sirènes nous ont plus d'une fois séduits. Pourtant le voyagé est accompli. Nous savons, nous ; niais nos pères ne savaient pas. Quand les premiers Capétiens montèrent à cheval pour entreprendre l'ouvre de la conquête ; quand ils firent baisser les ponts-levis et qu'ils coiffèrent la visière de leur casque, qui dit pu deviner que l'ambition. du château voisin, née dans leur étroite cervelle de barons féodaux, était le germe d'une des plus fortes conceptions politiques que le inonde moderne ait connues ? C'est pourtant là l'heure décisive. C'est à partir de ce moment qu'il faut commencer à tenir le registre des longs efforts de cette dynastie conquérante, si l'on veut apprécier la grandeur de l'œuvre accomplie par elle et le sens général de la tradition politique léguée par les vieux rois à leurs derniers successeurs. Cette histoire commence sous les derniers Carlovingiens. Robert le Fort prépare l'avènement de sa race par des exploits populaires, vers le milieu du neuvième siècle. lingues l'abbé, margrave de Neustrie, arrondit les domaines de la famille. Son neveu Eudes, fils de Robert le Fort, fut comte de Paris, de Blois et d'Orléans, propriétaire d'alleux importants en Anjou, Touraine, Champagne et jusque dans le nord du Poitou. Dès cette époque, l'assiette territoriale de la nouvelle dynastie se fixe non seulement sur la Seine, mais sur ce coude de la Loire qui joue un rôle si important dans la constitution géographique de la France. Par le nord, on touchait à l'Allemagne, par la Loire on tendait les mains vers le midi. Eudes défendit Paris contre les Normands. Il fut roi. Son frère Robert régna également. lingues le Grand ne fut pas sacré et il crut utile de conserver un fantôme de roi carlovingien en faisant couronner Louis d'Outremer. Mais Hugues prit le titre de due des Francs. Il était, dès lors, le second personnage du royaume. En fait, ses domaines étaient considérables. Entouré de ses vassaux, les comtes de Vermandois, de Champagne, de Blois, de Chartres, d'Anjou, de Sens, de Senlis et de Dreux, suzerain de la Bourgogne et plus tard de l'Aquitaine, il commandait une principauté qui était véritablement un État dans l'État et, en dehors de laquelle, il ne restait presque plus rien au titulaire de la monarchie. Hugues Capet, son fils, politique habile et pratique, acheva ce que ses pères avaient préparé et il se fit couronner roi[11]. La gradation des faits qui, peu à peu, excluait la famille carlovingienne avait été si heureusement ménagée que le changement eut lieu sans secousse et que le duc des Francs put reprendre, sans de trop grandes difficultés, le titre et l'autorité des princes légitimes auxquels il se substituait. L'Église s'était prononcée en faveur de la dynastie nouvelle. L'avènement d'Hugues Capet ne fut pas une usurpation, mais plutôt la consécration d'un fait accompli. Il recueillait tous les avantages attachés au titre de roi. Mais il y joignait la force que ses vastes domaines féodaux lui assuraient. L'effort avait été grand ; la nouvelle famille royale s'en trouva, an début, tout affaiblie. Pour se faire admettre par les barons, hier encore leurs égaux, les premiers Capétiens durent reprendre, en partie, la politique carlovingienne et s'assurer des fidélités précaires par le partage de leurs domaines propres. Après deux ou trois générations, il semble que les ressources et l'autorité de la nouvelle dynastie se soient épuisées à ce jeu. Philippe Ier, arrière-petit-fils de lingues Capet est moins puissant que ses aïeux. Il est resserré dans son Paris, comme Charles le Simple et les derniers Carlovingiens l'avaient été sur la montagne de Laon. Il était temps qu'un roi actif et ambitieux rompit les lisières dont les exigences féodales entouraient la nouvelle dynastie. Ce fut Louis le Gros qui inaugura réellement l'ère de la conquête. Il fit d'abord le jour autour de sa capitale et rasa, après des années de luttes obscures, les quelques châteaux forts qui la serraient de trop près. Les succès de la royauté se manifestent toujours par la démolition des forteresses. La grande œuvre monarchique c'est le remplacement des murailles qui séparent par les chemins qui rapprochent et unissent. La civilisation moderne est un aplanissement. Peu à peu, le noyau septentrional s'agglomère : il s'adjoint la Picardie, les Flandres, la Champagne, l'Anjou et le Poitou. Par son mariage avec Éléonore de Guyenne, Louis VII jette un regard sur ces riches provinces du midi. héritières de la civilisation romaine et que les rois désormais ne perdront pas de vue. Le mouvement des croisades facilite l'entreprise royale. Les barons quittent leur pays et vont au loin se perdre avec leurs hommes, leurs armes, leur argent. Ils laissent, dans leurs châteaux, des femmes, des cousins, des domestiques, souvent des traitres. Le roi de France reste chez lui, ou bien, s'il part, il confie la garde de ses intérêts à d'habiles gens qui ne manquent pas une occasion de s'immiscer dans les a n'aires d'autrui, se présentent en conseillers, en protecteurs, en maîtres. L'habile mariage de Philippe-Auguste avec la tille du comte de Flandre étend le domaine royal vers le nord, par le Valois, le Vermandois, la Picardie et. tandis que les Plantagenets vont au loin chercher aventure, le roi de France s'installe tranquillement sur leurs domaines, à Tours, au Mans, à Bourges. Il s'en prend enfin à ces Normands qui se sont établis en usurpateurs sin. la terre de France. Leur capitale, Rouen, le gêne ; elle est beaucoup trop près de Paris, qu'elle isole de la basse Seine. Plusieurs générations de rois s'épuisent dans cette lutte ; mais, enfin. ils l'emporteront et les Normands, conquérants de l'Angleterre, seront rejetés dans ces brumes du Nord d'où ils étaient descendus. La première prise de possession du Midi se fait plus sommairement. C'est l'Église qui la décide et qui l'exécute. Elle a la responsabilité des horreurs commises pendant la croisade des Albigeois et le roi de France garde le bénéfice de la conquête. C'était un coup d'audace qui marquait la confiance de la royauté dans ses destinées que cette pointe risquée si loin de sa base d'opération. Cette famille des Capétiens a toujours eu la hardiesse de son bonheur. Représentée pendant des siècles par des males, elle compte au moins un grand homme par deux générations : Louis VI, Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe le Bel. Elle sème autour d'elle ces nombreuses dynasties apanagères qui, sages et fidèles au début, répandent dans les provinces le bon renom de la famille régnante. Saint Louis réalise l'idéal de la personne royale, telle que la conçoit le Moyen Age. Il est brave, justicier et pieux. Sa figure grave et douce illumine son siècle. Il ouvre la liste de ces princes populaires que la France se mit à aimer d'un ardent amour et dont le souvenir fut désormais, pour elle, la consolation des mauvais jours. Un prince comme saint Louis est le véritable créateur non seulement d'une dynastie, mais d'un système politique. Par lui, la royauté française devint la royauté très chrétienne, la fille ainée de l'Église. Ointe et sacrée par le fait matériel du couronnement, elle l'est aussi par le fait moral du souvenir et de la reconnaissance. Cependant les œuvres de la terre ne se font pas uniquement avec les vertus des ancêtres ; les successeurs de saint Louis durent y mettre une main plus rude. Ce grand Philippe le Bel. qui fut le démon d'une race dont Louis IX avait été le saint, arrache la royauté au système féodal. Aidé de ses légistes, tenant l'Église dans la main de fer qui a souffleté Boniface, il commence le travail de broiement et de concassement qui préparera la France moderne pour l'unité et pour l'égalité. Lui aussi fait un riche mariage ; il réunit à la couronne les provinces si françaises de la Champagne et de la Bric, le comté de Bar et la Navarre. Lui aussi se bat bien, et, à la suite de sa guerre contre les Anglais, ses soldats occupent les Flandres jusqu'à Gand. Mais, surtout., c'est un grand rédacteur d'ordonnances et un grand faiseur de procès. Par des transactions ou à coups de sentences du Parlement, il s'attribue la Marche et l'Angoumois, la seigneurie de Montpellier, Lyon, Beaugency, le Quercy, le Bigorre, et. bien d'autres morceaux précieux. A la mort de Philippe le Bel, une réaction momentanée se produit qui fut le dernier acte de résistance de la féodalité primitive[12]. Mais ses trois fils marchent sur ses traces. Après leurs règnes. féconds en mesures de gouvernement, un noyau central très ferme et très résistant s'est constitué dans ce pays naguère si divisé. Depuis l'Argonne jusqu'à la Vienne, la volonté royale est obéie, des officiers royaux sont installés ; les contributions royales sont perçues. Ce n'était pas encore la France ; mais c'était déjà une France et il n'y avait pas une puissance en Europe qui ne dût désormais compter avec son roi. C'est alors qu'il fallut se reprendre à cette terrible guerre des Anglais qui fut comme le cauchemar étouffant du Moyen âge français. L'Angleterre est encore toute mêlée à la France. Il semble que, comme aux temps préhistoriques, la continuité des terres subsiste toujours et qu'il n'y a pas de Manche. Serons-nous un appendice des îles qui se sont séparées du continent et sur lesquelles grandit une civilisation fille et rivale de la nôtre, ou bien resterons-nous nous-mêmes ? Les deux adversaires se mesurent du regard. Leurs armes se sont perfectionnées ; leurs courages se sont échauffés par la longueur et l'incertitude du combat. C'est le dernier assaut. Le duel dura cent ans. La France de Jeanne d'Arc en sortit toute pantelante, mais sauvée, vivante. Les rois qui avaient combattu à sa tète, braves et malheureux avec Jean le Bon, fermes et sages avec Charles V, tristes et pitoyables avec Charles VI, amoureux et victorieux avec Charles VII, faisaient désormais partie de le vie nationale. Ils avaient tiré le pays de l'abîme. Celui-ci avait souffert les maux et ressenti les hontes de l'invasion. Un élan de reconnaissance jeta le peuple dans les bras des chefs qui, durant ces longues misères, avaient représenté la patrie. Louis XI fut l'homme d'affaires adroit et avisé qui tira parti d'une situation si favorable. Il dénombra ses héritages et arrondit son domaine. Il jeta partout l'œil du maitre et fit sentir la main du monarque. Il rangea dans sa corbeille les fruits qui avaient mûri dans le royal vergier. La Picardie, l'Artois, la Bourgogne, la Provence, l'Anjou sont réunis définitivement à la couronne. Louis XI remet à son fils des comptes en règle, une propriété agrandie, bien tenue et en plein rapport. C'est le premier roi moderne. Il l'est surtout par le ton du commandement. II écrit ses lettres de sa main et il veut qu'on lui obéisse. Il s'entoure de petites gens que ses plus grandes faveurs ne peuvent rendre redoutables. Le Conseil du Roi remplace ces anciens Grands Officiers de la couronne qui apposaient leurs sceaux sur les diplômes royaux comme pour leur assurer l'authenticité. Louis XI porte le dernier coup à la féodalité apanagère qui, après avoir eu son heure d'utilité, était devenue un danger grave pour la dynastie régnante. Le roi ne craint plus personne dans le royaume. Lui seul a une armée permanente, touche des impôts perpétuels et non consentis. Lui seul est assez riche pour garder, dans ses arsenaux, une artillerie nombreuse prête à rouler sur les routes royales et à gronder au pied des châteaux féodaux. Pour un démolisseur comme le roi de France, l'artillerie était une invention merveilleuse. Qui avait l'argent eut le canon et qui avait le canon eut l'argent. Le canon devint le grand instrument de règne ; le canon fit l'unité ; le canon dicta à la. France les lois d'une monarchie absolue. La chevalerie française, brillante, brave et indisciplinée, tourbillonna un instant, puis disparut dans la fumée des artifices de Jean Bureau[13]. Il fallait d'ailleurs à la royauté une force nouvelle. An point où elle en était, l'œuvre de la conquête devenait de plus en plus difficile. S'étant étendue du centre à la circonférence, elle atteignait maintenant les provinces dont le territoire et les intérêts se trouvaient inextricablement mêlés à ceux des puissances étrangères. Par la Bourgogne on touchait à l'Allemagne, par la Savoie et la Provence au Milanais et à l'Italie ; par le Béarn, le Languedoc, le Roussillon à la Navarre et à l'Espagne. La guerre intérieure se confondait avec la guerre étrangère. Justement la domination espagnole avait grandi tout d'un coup, tandis que nos rois accomplissaient leur lente et pénible besogne. Sur toutes nos frontières, nord, est, sud-est, sud-ouest, et même nord-ouest, en Bretagne, on se heurtait à l'Empire. Tout ce qui, dans le pays, résistait à la conquête royale trouvait un appui au dehors. La révolte prenait l'invasion par la main et lui montrait la route. Il ne s'écoula pas un siècle entre les guerres anglaises et ces guerres espagnoles qui devaient mettre une fois encore en péril l'édifice monarchique. On revit les mauvais jours des siècles précédents : le pays éventré, foulé aux pieds, les armées étrangères maîtresses du sol national, ravageant les campagnes, occupant les villes, dominant Paris. La fortune des maisons princières s'élève sur la ruine publique. Un grand mouvement séparatiste coïncide avec ce retour de l'esprit aristocratique. La Bretagne et tout le pays d'Outre-Loire, ce Midi capricieux et décevant, reprennent ou revendiquent leur indépendance. Les villes secouent le joug et se constituent en républiques. Il semble que la France va se diviser encore et retourner à l'émiettement primitif. A la mort de Henri III, les Espagnols occupent Paris, la Ligue et les Guises se partagent les provinces. Ou peut craindre que les États généraux ne couronnent une infante. L'héritier du trime est incertain. Le cadet de Gascogne qui relève le titre est obligé de reprendre le travail à pied d'œuvre. Henri IV monte à cheval, et se met, à son tour, à conquérir son héritage. Son règne est comme un raccourci de toute l'histoire de ses prédécesseurs : il se bat comme s'il n'avait pas d'ancêtres ; mais il finit par régner aussi paisiblement que s'il avait, derrière lui, une longue suite de souverains incontestés. Il est aussi populaire que saint Louis, mais n'est pas moins absolu que Louis NL Il a pris, dans les camps, l'habitude de la camaraderie, mais aussi l'habitude de l'autorité militaire. Il veut être obéi, mais on sait qu'il mérite de l'être. On le connaît et on l'aime. En lui, ce n'est pas seulement le Roi qui est respecté, c'est l'homme. Il avait, cc Béarnais, tout ce qu'il faut pour séduire et enjôler une nation fougueuse, toujours prompte à la servitude volontaire. Il avait le courage, la gaîté, la familiarité. Tout le inonde se vantait à la Cour de lui avoir parlé franchement, et de lui avoir dit ses vérités. Il prêtait l'oreille aux discoureurs, faisait son profit des bons avis, s'attachait le conseiller par les liens de la vanité satisfaite ; et puis, les talons tournés, chacun se retrouvait à sa place. Charmant et autoritaire, tel fut, en deux mots, ce prince, dont la France s'énamoura. II réveilla dans l'âme du peuple un sentiment passionné pour la monarchie et il traça, pour ses successeurs, une ligne de conduite politique qui les mena au pouvoir absolu. La nation fit son idole, pendant deux siècles, de la dynastie des Bourbons. Elle se mira en elle, si je puis dire, et crut reconnaître son image. C'est Henri IV qui eut tout l'honneur de cette séduction. Il arriva si à propos et il s'y prit si adroitement qu'une légende se constitua autour de son nom, même de son vivant[14]. Sa mort tragique enfonça dans les cœurs l'admiration de ce qu'il avait fait et le regret de ce qu'il eût pu faire. En un mot, son règne réalise cet idéal de la monarchie royale que Bodin avait rêvé et qui fut, pendant deux siècles, le seul bon gouvernement aux yeux de tous les Français[15]. La France, qui aime à être conduite, se laissa prendre par un charme si adroit et saisir par une main si vigoureuse. Au sortir des grands troubles de la Ligue, elle accepta deux cents ans de soumission volontaire autant par entraînement passionné que par instinct politique, autant parce qu'elle aimait les rois que parce qu'elle comptait sur eux pour achever l'œuvre d'unité et d'égalité poursuivie de concert depuis des siècles. Au cours de ce turbulent seizième siècle, la conquête territoriale s'était continuée lentement, mais elle n'avait pas été suspendue. Louis XII avait rattaché au domaine les possessions de la maison d'Orléans, et François Ier, le comté d'Angoulême. Les heureux mariages d'Anne, héritière de Bretagne, avaient assuré l'acquisition définitive de cette grande et belle province. Différentes circonstances avaient réuni à la couronne le comté de Guines, Narbonne, le duché de Bourbon, les États du duc d'Alençon, les comtés de Forez et de la Marche. Des longues guerres contre l'étranger il ne nous restait que quatre villes, mais quelles villes, Calais, Metz, Toul et Verdun ! Enfin Henri IV prit, en 1607, la résolution, trop
longtemps retardée, de confondre son domaine privé avec celui de la couronne.
La plus belle fortune princière et la seule grande principauté qui eût
survécu en France se trouvait absorbée par le royaume. Les contemporains ne
tarissaient pas au sujet du gain énorme fait ainsi, sans coup férir. Le roi Henri IV a apporté 200.000 escus de rente à la
couronne en fort bonnes terres, dit Scaliger, et il ajoute dans son
latin macaronique : Non loquor de illis quæ non
subsunt regno Galliæ, ut Bearnia, sed les
comtés d'Armagnac, de Foix, de Bigorre, infinita circa Montalbanum et
Burdigalam, le comté de Vendôme, de Périgort, non la ville de Périgueux ;
Vendôme est le moindre... Le Roi avait aussi
le duché d'Albret... Tout le bien qu'il avait
de la maison de Bourbon et d'Anguin est revenu à la couronne. Jamais, ainsi que le dit l'historien de Henri IV, roi de France n'avait enrichi la couronne de terres si
nombreuses et si belles[16]. La disparition de la maison de Navarre et de la maison de Penthièvre, par le mariage de l'héritière de Mercœur avec le due de Vendôme, bâtard de Henri IV, marque la fin des grandes familles féodales. Au moment où la nouvelle dynastie monte sur le trône, tout s'incline autour d'elle. Henri IV régnait sur un pays apaisé, agrandi, arrondi. Il portait même une autre couronne que celle de France, la couronne de Navarre, dont il devait transmettre à son fils le titre assez vain. Les frontières du royaume touchaient aux Pyrénées et aux Alpes. Elles atteignaient la mer du Nord, l'Océan et la Méditerranée. Si, du côté des Flandres et du Rhin, la limite avait encore quelque chose de flottant et d'incertain, c'est que ce flanc, qui se présente à découvert à la poussée des masses germaniques, est la partie faible de la constitution géographique de la France. Cette marche des Belgiques, de configuration molle et de population mêlée, riche et grasse par sa plaine d'alluvion et par le génie industrieux de ses habitants, doit être, pour des siècles encore, le mirage décevant d'une politique qui, de ce côté, ne sait où se prendre et ne sait où s'arrêter. Quoi qu'il en soit, Henri IV pouvait contempler orgueilleusement l'œuvre accomplie sous son règne. Juste six mois avant sa mort, le 17 octobre 1609, il se promenait à Fontainebleau dans la galerie de la Reine et, selon son habitude, tout en allant et venant, il traitait les affaires de l'État. Soudain, il fit appeler le sieur Concini et le pria d'aller quérir son grand ami, le maréchal de Lesdiguières. Comme le président Jeannin se présentait sur ces entrefaites pour prendre les ordres, il fut expédié rapidement et le Roi eut avec le maréchal une conversation grave dont le récit est parvenu jusqu'à nous. Le Roi dit : que de grands sujets le préoccupaient, et qu'il pensait bien souvent à autre chose qu'à son canal, alors minime qu'il allait en surveiller la construction. Il dit qu'il se sentait encore jeune, et qu'il espérait. bien que Dieu lui ferait la grâce de le laisser vivre dix ans, de façon à ce qu'il pût établir les choses en telle façon, qu'après sa mort, il n'y aurait plus qu'à le pleurer et à le regretter. Puis il se compara à un architecte qui, quand il construit un édifice, se préoccupe d'abord et surtout de la solidité des fondations ; qu'il savait bien que le fondement de tout, en France, est l'autorité du prince. C'est pourquoi il voulait que son fils, le Dauphin, fût comme le centre auquel toutes les lignes de la puissance publique se rapportent ; que, quant à lui, il avait établi son autorité par tout le royaume, qu'il avait fortifié ses villes, mis de l'argent en réserve, amassé des munitions de guerre en quantité, que c'était cela qui le rendait redoutable au dedans et au dehors, et qui était cause que tous les princes de la chrétienté envoyaient vers lui comme vers l'arbitre commun ; il déclara qu'il voulait qu'il en fût de même pour son fils, et que son intention était de l'établir roi absolu, et de lui donner toutes les vraies et essentielles marques de la royauté, de façon qu'il n'y pût personne dans le royaume qui ne dût lui obéir. Puis le Roi entra dans un long détail où il exposait ses vues sur l'établissement de chacun de ses enfants, et sur les conséquences que ces mariages pouvaient avoir sur les destinées du pays. En première ligne, il manifesta. son -vif désir de faire épouser par le Dauphin la fille du due de Lorraine ; que ce n'était pas peu de chose d'ajouter à la couronne de France, la Lorraine. Il se prononça ensuite nettement contre la politique du mariage des fils de France en Espagne, disant qu'il était très certain que ces deux maisons sont dans une situation telle qu'il ne se peut mettre entre eux une bonne amitié, parce que la grandeur de l'un était la ruine de l'autre et que l'affermissement de la puissance de la France était l'ébranlement de celle de l'Espagne. Il ajouta qu'il marierait son autre fils, le duc d'Orléans, en France, avec Mlle de Montpensier, mais que, tout en donnant à ce prince le duché d'Odéons, il ne lui confierait que le simple domaine, non le pouvoir public, que c'était énerver l'autorité royale de communiquer celle de maitre à ceux qui doivent obéir comme sujets. Le duc d'Anjou pouvait être employé à Gênes que Henri IV songeait à réunir à la couronne. Sa fille aînée devait être mariée en Savoie ; sa seconde fille, Mie Chrétienne, pouvait épouser un infant, à la condition que le couple reçût en apanage une partie des Flandres, sur lesquelles on aurait ainsi il la fois l'œil et la main. Puis Henri IV s'arrêta longuement sur chacun de ses bâtards, Vendôme, le chevalier de Vendôme, Mlle de Vendôme, M. de Verneuil, Mlle de Verneuil, pour lesquels il montra une tendresse excessive ; il passa en revue incidemment la situation des grandes familles qui entouraient la couronne et constata avec joie ou qu'elles étaient appelées à disparaître, ou qu'elles avaient à leur tête des hommes peu dangereux : M. de Nevers, esprit bizarre et rempli de fantaisie, a le gouvernement de Champagne ; mais je veux que mes lieutenants Praslain et la Vieuville aient plus d'autorité que lui. M. de Nemours ne fera point race, et par conséquent l'une des quatre maisons reconnues pour princes par les rois s'en ira par terre. M. de Guise est un esprit frétillant, et lequel en apparence fait semblant d'être capable de grandes choses, mais qui n'est, en réalité, qu'un fainéant qui reste, la plus part du temps, étendu sur un lit sans songer à autre chose qu'à son plaisir. Puis le Roi en vint à parler de la religion. Il dit qu'il
savait que les protestants se plaignaient de ce qu'il était curieux de
désirer la conversion des grands seigneurs huguenots qui l'entouraient. Mais
il répondait qu'il pouvait tout au moins avoir
autant de liberté que les ministres et autres de la religion, qui
souhaitaient tous les jours la conversion des catholiques ; que, roi ou
particulier, il avait un même désir, à savoir qu'il n'y eût qu'une seule
religion dans l'État, tout en ajoutant que, comme Roi, il se commandait
et se servait des protestants aussi bien que des catholiques, selon leur
capacité propre, et sans qu'on pût lui faire aucun reproche à ce sujet.
Après s'être étendu assez longuement sur tous les soucis que lui donnaient,
les cabales de la Cour, les intrigues des femmes, celles de ses maîtresses et
le mauvais entourage de la Reine, il finit par arriver au but pratique, qui
était dissimulé sous tant de graves paroles, et dit à M. de Lesdiguières
qu'il avait résolu de donner en mariage sa fille naturelle, Mlle de Verneuil,
au petit-fils du maréchal, M. de Canaples. M. de Lesdiguières, surpris d'une si mince conclusion, pour un si large préambule, répondit, un peu à l'esbroufe, que ni lui ni les siens n'eussent pu espérer un tel honneur, que le Roi avait tout pouvoir de leur commander, et qu'ils obéiraient à toutes ses volontés. La conversation commencée si sérieusement se termina ainsi par un de ces coups d'adresse dont Henri IV était coutumier. Elle n'en a pas moins une haute portée. Elle nous a été conservée par ]e confident intime de Lesdiguières, Bullion, qui l'a écrite pour la communiquer au Cardinal de Richelieu, comme l'écho de la pensée de Henri IV et comme la tradition politique du prince qui avait restauré la dynastie[17]. Ce n'est pas, on le voit, la chimère de ce grand dessein caressé par Sully dans les loisirs de sa retraite et imposée à la badauderie de l'histoire par l'autorité de ce grand nom. C'est tout autre chose : un plan précis, clair, positif, sortant, pour ainsi dire, de la nature des choses ; à l'intérieur, le roi, prince absolu dans sa famille et dans l'État, disposant de son royaume comme d'un domaine, liant en un seul faisceau toutes les forces publiques pour les faire concourir à la grandeur de la dynastie et, par conséquent, de la nation qu'elle représente ; au dehors, un agrandissement raisonnable : la Lorraine, les Flandres, Gênes ; la Savoie étant tenue dans une demi-subordination. La lutte d'influence contre la maison d'Espagne reste la direction maîtresse de la politique extérieure, non sans une arrière-pensée lointaine d'entente et de pacification. Henri IV dégage avec la netteté et la promptitude de son esprit, les lignes générales de la politique royale et de la politique française. Qu'il vive dix ans, et il espère voir, sous lui et par lui, la France s'achever et l'absolutisme se fonder. Il a tout prévu, fortifié ses villes, mis de l'argent en réserve, amassé des munitions. Il a tout prévu, sauf Ravaillac dont la main arrête et tient en suspens, pour des années encore, l'avenir de la France et celui de la monarchie. |
[1] BEAUDOIN, Étude sur les origines du Régime Féodal... (p. 97), cité par VIOLLET, Histoire des Institutions politiques et administratives de la France, Paris, Larose et Forcel, 1890 (t. I, p. 443). — Nous avons dû signaler comme caractérisant l'époque carlovingienne l'abus de l'immunité, du privilège. Il convient de rappeler cependant que, déjà sous les Empereurs romains, les origines de ce système commençaient à se dessiner. Les jurisconsultes invoquaient sans cesse le principe de l'égalité devant l'impôt et, en théorie, la doctrine proclamée par la loi des XII Tables subsistait ; mais. en réalité, les immunités et les privilèges s'introduisaient à la faveur de certaines concessions du prince. Il y avait notamment l'immunité célèbre et, en somme justifiée, des vétérans et des soldats, il y avait les dispenses d'impôts en faveur des sénateurs et des officiers du palais impérial. il y avait certaines immunités ecclésiastiques, etc. En 383. Valentinien avait supprimé, d'un seul coup, tous les privilèges afin, dit-il, que l'impôt foncier jusqu'à présent suspendu reprenne son cours au profit de la République. Mais ils furent rétablis peu à peu et ceux que nous avons énumérés subsistent à partir du cinquième siècle. (V. CLAMAGEBAN, Histoire de l'Impôt en France, Paris, Guillaumin, 1867, in-8° (t. Ier, p. 60.) — Cf. FUSTEL DE COULANGES, Les Origines du Système féodal, notamment p. 336 et suiv.
[2] V. VIOLLET (p. 418).
[3] Les chefs de la cuisine royale, les sommeliers, les chambellans ou cubiculaires, les simples échansons ou pincernes, les chapelains et les sous-chapelains, les maréchaux, le précepteur du roi, quelquefois mémo les médecins sont. inscrits sur lés diplômes à côté du sénéchal, du chambrier, du bouteiller, du connétable. LUCHAIRE, Institutions des premiers Capétiens (t. I, p. 160).
[4] A l'origine, le vassus n'était probablement pas indissolublement lié au senior. Il pouvait, comme le buccellarius visigoth, quitter son patron, en lui remettant les dons reçus. VIOLLET (p. 430).
[5] Dans la théorie féodale, le vassal doit l'aide et le conseil, consilium et unailium. V. notamment J. FLAMMERMONT, De concessu legis et auxilii tertio decimo seculo, Paris, Picard, 1883, in-8°.
[6] Les historiens récents ont peut-être une certaine tendance à exagérer la douceur du régime féodal. Je ne nie pas la popularité dont il parait avoir joui au début. (Voir, à ce sujet, MIGNARD, Le Roman de Gérard de Roussillon, 1858, Dijon ; et FUNCK-BRENTANO, Introduction au Traité d'économie politique de Montchrétien.) Cependant il est bien difficile de ne pas tenir compte, en sens contraire, de l'ensemble des textes cités par les écrivains antérieurs et notamment par RAYNOUARD, Histoire du droit municipal en France (t. II, p. 208). — Voir aussi LUCHAIRE, les Communes françaises à l'époque des Capétiens directs, Hachette, 1890, in-8° (p. 18) : En réalité, au début du onzième siècle, l'opinion ne reconnaissait que doux classes d'Immoles : relie des nobles et des clercs qui dominait et exploitait l'antre, Celle des serfs qui travaillaient pour nourrir et vêtir la noblesse et le clergé.
[7] Voir LUCHAIRE, op. cit. (p. 195) ; il cite le texte de Beaumanoir : De nombreuses querelles surgissent dans les boumes villes et communes, en raison des tailles ; or il advient souvent que les riches hommes qui sont gouverneurs des besognes de la ville imposent à eux-menus et à leurs parents moins qu'ils ne doivent et favorisent les autres riches bourgeois, et qu'ainsi tout le poids retombe sur la communauté des pauvres hommes. — Voir aussi p. 213, et cf. GIEN, Établissements de Rouen, passim.
[8] BOUTARIC fait remonter an neuvième siècle l'époque de la construction des châteaux. forts. Il cite l'ordonnance de Charles le Chauve, de 864, qui ordonna aux comtes de les détruire. Ils n'en tirent rien, bien entendu. Institutions utilitaires (p. 112).
[9] Les appels réitérés vers le centre qui partent de toutes les extrémités de la France, même dans les plus hauts temps du Moyen âge, ont été soigneusement enregistrés par le savant historien de cette période : c'est saint Bernard qui, de Langres, écrit à Louis VII : Cette terre est la vôtre... L'évêque sait que tout ici est à vous ; il n'a pas encore pris possession de ce qui vous appartient. il n'est point entré dans votre ville. — Souvenez-vous, dit, trente ans plus tard, l'abbé de Cluny au même Louis VII, que votre royaume ne se compose pas seulement de la France, bien qu'il en porte spécialement le nom. La Bourgogne aussi est à vous. Vous ne devez pas moins veiller sur celle-ci que sur celle-là — Les gens de Toulouse appellent le roi, leur bon seigneur, leur défenseur et leur libérateur. — Il n'est pas jusqu'à l'évêque d'Elm en Roussillon, perdu sur les connus de l'Espagne, qui ne tourne les yeux vers le roi du Nord et celui-ci lui écrit, répondant à sa pensée : Quoique vous vous trouviez dans une région bien éloignée, sachez que vous ides tout près de notre cour par l'affection que nous vous portons. LUCHAIRE, Institutions Capétiennes (t. II, p. 272-283).
[10] Une réaction trop vive contre le système d'Augustin Thierry a produit des exagérations en sens contraire. Malgré son talent et son incontestable bonne foi. Fustel de Coulanges n'a pas su dominer sa puissante logique. Nier ou réduire outre mesure le rôle de l'élément germanique dans la constitution de notre race et dans le développement de notre existence nationale, c'est fausser l'histoire. Nous ne sommes pas seulement des Gaulois et des Latins ; nous sommes des Français, c'est-à-dire, par excellence des Européens. De là le caractère sociable d'une civilisation qui se relie par des libres intimes à toute la famille des peuples qui l'environnent.
[11] LUCHAIRE (I, p. 15-20).
[12] MIGNET, Formation territoriale et politique de la France. Dans Notices et Mémoires historiques, éd. 1843, in-8° (t. II, p. 183).
[13] Sur la portée de l'invention de la poudre, voir BUCKLE, Civilisation en Angleterre (t. Ier, p. 234 de la traduction française).
[14] Voici, parmi tant d'autres, un trait peu connu de la séduction qu'exerçait Henri IV sur ceux qui l'approchaient. Pendant le siège de Paris, les vivres manquaient tout à fait ; le Doyen et quelques chanoines de Notre-Daine, ligueurs avérés, demandèrent un passeport pour aller solliciter, auprès de Henri IV, la permission d'amener dans la capitale, afin de servir aux besoins de l'Église, le grain dei par les tenanciers... Le Doyen vit le roi sept ou huit fois. Le plus beau de tout, écrit bientôt le légat du Pape, c'est que, depuis son retour, il ne tarit pas d'éloges sur le Roi ; à l'entendre, ce prince est un prodige d'innocence, un saint Jean-Baptiste, un saint Jean l'Évangéliste. Cité par L'ÉPINOIS, La Ligue et les Papes (p. 453). — Le roi savait aussi parler net ; mais avec uns pointe de bonne humeur qui adoucissait la rigueur da fond. Voir sa conversation avec le pasteur protestant DANIEL CHAMIER, dans le Journal de celui-ci, publié par Ch. Read (p. 33-37). — Le mélange des qualités et des défauts de Henri IV est résumé dans cette phrase de l'ambassadeur anglais, MILDWAY : Le roi est vraiment bon, facile à vivre et très brave, mais il n'a pas d'autres vertus ; ses vices sont la convoitise, l'inconstance ; il ne sait pas s'occuper longtemps d'affaires sérieuses ; il est irrésolu, négligent, imprévoyant et bavard. (Mission de Jean de Thumery en Angleterre, publiée par LAFFLEUR DE KERMAINGANT, Paris, Didot, 1886, in-8° (p. 21).
[15] Voici la définition de la monarchie royale ou légitime, telle qu'elle est donnée par noms, au ch. II du liv. II de sa République : Le monarque royal est celui qui se rend aussi obéissant aux lois de nature, comme il désire ses subjets estre envers lui, laissant la liberté naturelle et la propriété des biens à chacun. (Éd. 1629, in-12°, p. 279.) — Cf. Esprit des Lois, l. III, ch. XI.
[16] Scaligerana (p. 155). — V. l'édit de réunion dans Anc. lois franç. (t. XV p. 328-330). — Cf. Mém. de DUPLESSIS-MORNAY (t. IV, p. 56), et POIRSON (t. I, p. 427).
[17] Discours de ce qui s'est passé le vendredi dix-septième octobre mil six cent neuf entre le Roy et Monsieur le Mareschal Desdignières, dans la gatterie de la Reyne à Fontainebleau. Arch. des Aff. Étr., France (t. 767, f° 5). Ce document est annoté de la main des secrétaires de Richelieu et il a été employé pour la rédaction des Mémoires du Cardinal (t. I, p. 15).