HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LA JEUNESSE DE RICHELIEU (1585-1614)

CHAPITRE PREMIER. — LES ORIGINES. - LA PROVINCE.

 

 

Du haut de ces montagnes d'Auvergne qui sont le centre géographique et la citadelle historique de notre France, les eaux coulent du sud au nord et forment cinq grandes rivières, au cours presque parallèle. C'est la Loire et ses quatre affluents principaux : l'Allier, le Cher, l'Indre et la Vienne. Leurs vallées sont les chemins naturels qui relient le Nord-Est au Sud-Ouest, Paris à Bordeaux et à Toulouse.

La pente ouest du massif central, celle qui donne naissance à ces rivières, s'incline lentement et comme à regret vers la nier. Elle reste longtemps raboteuse. En descendant, de la noire Auvergne, il faut traverser péniblement le dur Limousin, la Marche verte et fraîche.

Peu à peu cependant les collines s'abaissent, la vallée s'élargit, le ciel s'ouvre et sourit. La Creuse et la Vienne gonflent leurs eaux qu'elles vont mêler : le Poitou quitte la montagne et marche vers la mer, une main tendue au nord, l'autre au midi.

Dans sa partie orientale, le Poitou garde l'âpreté des contrées voisines. Les granits forment la Haute-Vienne ; les grès verts pénètrent jusqu'à Lencloître. Les environs de Châtellerault sont tout blancs de craie. Combien de fois, en parcourant le Poitou, retrouve-t-on le même paysage : sous un ciel bas et gris, un chemin poussiéreux monte et descend interminable au milieu d'un pays morne, le long de murs caillouteux, souvent ruinés, parmi des champs qui semblent abandonnés. Au pied d'un rare noyer, une femme en mante noire, surveille un troupeau de dindons ou un cheval qui cherche sa pitance, une jambe attachée au licou.

C'est là une des faces du Poitou. Mais il en a une autre plus gaie : celle qui regarde la Touraine. Ici, la campagne rit parmi la verdure, la vigne et les vergers. La vallée du Clain, profonde et tortueuse, s'emplit d'ombres épaisses et roule le bruit des fontaines jaillissantes.

Une fouie de petites rivières se hâtent vers la Vienne ou la Loire et déterminent d'agréables et riches vallées. Les plateaux crayeux sont chauves, mais leurs flancs se couvrent de vignes ; le fond est en bonne terre arable. La Vende arrose le pays des Montpensier, Champigny, Ligré-Rivière, Coudray-Montpensier. Elle se jette dans la Vienne, un peu au-dessus de Chinon, formant, dans la patrie de Rabelais, un paysage de collines moutonnantes, l'un des plus gracieux de la contrée. La Vende reçoit le Mable, la rivière de Richelieu. Les vallées des deux cours d'eaux se ressemblent ; elles sont suffisamment fertiles. Elles produisent en abondance les fruits, les légumes. La vigne y pousse bien. Le climat est doux, tempéré, il invite ait repos. Les gens du pays sont diseurs, museurs, ils aiment la table, les parties, la vie en plein air sur le pas des portes. Un peu plus bas, vers la Loire, leur esprit s'anime, s'égaye, éclate en propos rabelaisiens. Mais le paysan de la Vende est plus réservé, plus froid. Il pèse ses mots et les traille.

Descendons encore. Après avoir franchi les hauteurs de la Gâtine, dirigeons-nous vers le Bas-Poitou. Peu à peu, l'air devient plus lourd. La campagne se transforme : ce sont des pâturages coupés par des haies, des jardins avec des légumes énormes. Quelques moulins à vent surgissent, allant, de leurs longs bras, chercher le vent dans les nuages. C'est la Plaine qui s'abaisse vers la mer et qui s'achève par le Morais. La hante flèche de Luçon, aiguë, aérienne, s'élance démesurément grandie par l'isolement. Tout le pays, à l'entour, est coupé par un savant système de drainage. Le damier des canaux reflète le ciel où les nuages passent. Gagnée sur la mer, la terre impose à ses habitants l'entretien perpétuel de la conquête. Avant cc travail, ils étaient misérables. Aujourd'hui, ils sont riches ; mais graves, sérieux, maladifs et lents connue leurs marais.

En somme, cette région est équivoque et d'aspects contradictoires ; à la fois mer et montagne, nord et midi, centre et frontière : c'est le Janus de nos provinces.

Sur cette terre de passage, sur ce pays à deux visages, l'histoire a laissé une empreinte ambiguë. Elle a présenté, elle aussi, des contrastes, des oppositions, parfois violentes, mais qui ont fini par se fondre dans une même uniformité. Des guerres sans fin, des luttes ardentes ont été suivies de longues et paisibles soumissions. Pendant longtemps, le Poitou reste une marche, une frontière à l'intérieur : agité quand le dedans s'agite, calme et endormi, quand l'effort national se reporte au loin, sur les véritables limites de la patrie.

Grand chemin vers le sud-ouest, vers l'Espagne, il avait vu, de bonne heure, passer les peuples voyageurs des migrations celtiques. L'agrément de ses vallées avait séduit quelques-unes de leurs tribus. La facilité de la défense sur un terrain mamelonné, coupé de ruisseaux, d'encaissements profonds et d'étangs, les avait retenues et fixées. Aucune contrée de la France, sauf la Bretagne, ne présente de monuments mégalithiques plus nombreux et plus importants.

Autant qu'il est possible de pénétrer le mystère des races dans une région si souvent remuée par les invasions et les luttes de peuple à peuple, il semble que deux types se partagent la province : l'un au nord de Saint-Maixent, petit, noir, vif, loquace, à l'œil clair ; l'autre au sud, plus haut, bien proportionné, aux grands traits droits accentués, aux mouvements lents, à l'allure grave[1].

Les anciens Poitevins prirent une part importante à la résistance contre César. Voisins des Auvergnats, ils obéirent au premier appel de Vercingétorix. Mais la Gaule une fois vaincue, ils acceptèrent à la fois le joug et les bénéfices de la conquête ; ils jouirent de la sécurité el du bien-être qu'assurait la paix romaine. Leur vie était alors tout entière tournée vers le Midi. Le Poitou faisait partie de l'Aquitaine. Il partagea la réputation de prospérité. de luxe, et de corruption que s'était faite cette province : Aquitani,... in omnibus quippe Galliis sicut divitiis priori fuere, sic vitiis, dit Ammien Marcellin. Il appelle cette contrée medulla fere omnium Galliarum, et il ajoute que parmi les Aquitains, ou citait, au premier rang, les Bordelais, les Saintongeais et les Poitevins[2].

Les traces de cette prospérité apparaissent jusque dans les nombreuses ruines qui subsistent. L'invasion des barbares fut rude à ces contrées. Mais bientôt une nouvelle civilisation remplaça celle qui avait disparu. Elle a laissé des monuments qui sont encore debout. L'architecture romane primitive a brillé surtout dans cette partie de la France. De Bordeaux à Poitiers, les églises, aux portails ciselés comme des ouvrages d'orfèvrerie, étalent un luxe architectural qui prouve que tout n'avait pas péri dans le cataclysme par lequel débute l'histoire des temps modernes.

C'est à partir de cette invasion que la province prend une physionomie propre. Elle devient le champ-clos où se règlent les différends du' Nord et du Midi. Pendant tout le moyen tige, elle est sans cesse disputée, jamais définitivement conquise. La période mérovingienne trouve à Vouillé une de ses dates mémorables. La dynastie carlovingienne se fonde près de Poitiers, par la victoire de Charles Martel stuc les Sarrazins. Les Capétiens essayent de s'emparer du midi de la France par le mariage de Louis VII avec Éléonore, héritière des comtes de Poitou et d'Aquitaine. Mais le divorce et l'union d'Éléonore avec Henri Plante genet ouvre Fève funeste des guerres anglaises.

Bordeaux devient lu capitale de la domination étrangère en France. Poitiers oscille tantôt vers le Midi, tantôt vers le Nord, alternativement la proie des deux adversaires. Alphonse de Poitiers, frère de saint Louis, dont la puissance s'étend un instant sur tout le Midi, jette, dans les Aquitaines, les bases de l'administration et de la législation françaises[3]. Après sa mort, le Poitou est réuni à la couronne jusqu'au moment où la bataille perdue par le roi Jean, sous les murs de Poitiers, semble décider contre la France. Les Poitevins subissent le joug du vainqueur : Nous cédons à la force, disent-ils, nous obéirons ; vous avez nos murs ; nos cœurs ne se motiveront[4].

Duguesclin change la fortune et reconquiert pied à pied la province. Cependant la guerre de Cent Ans n'est pas finie. Le règne de Charles VI démembre de nouveau la France. Le Dauphin Charles est acculé au Massif Central. On l'appelle le Roi de Bourges ; on pourrait aussi bien l'appeler le Roi de Poitiers. C'est, en effet, dans cette ville qu'il établit sa cour, en 1418. Il y transféra le Parlement de Paris, y fonda l'Université. Le maire, Maurice Claveurier, était son confident ; il appelait Poitiers sa bonne ville fidèle. C'est là que Jeanne d'Arc vint le saluer. Chinon déroule encore, sur sa colline, les ruines énormes des Grands-Logis qui abritèrent les premières angoisses de la Pucelle.

A partir de cette époque, l'histoire de France respire dans ces contrées. Les rois sont frappés de leur importance exceptionnelle. Ils comprennent qu'il faut en finir avec ce Midi toujours menaçant ou toujours menacé. L'autorité royale, placée plus près des terres nouvellement conquises, doit se faire sentir plus directement. Ils quittent Paris et s'installent sur la Loire.

Un quadrilatère ayant aux angles Orléans, Bourges, Tours et Poitiers forme alors la véritable assiette de l'établissement monarchique. Louis XI s'enferme à Plessis-lès-Tours. Après lui, la Touraine retient la cour autant par le charme du sol et du climat que par les nécessités de la politique. Les bâtiments princiers s'élèvent. Tous, jusqu'au moindre seigneur, se mettent à bâtir. L'architecture civile de la Renaissance fleurit parmi les pampres et les vergers.

Louis XII et François Ier ne se sont pas désaccoutumés de ce séjour enchanteur, que des événements graves s'y produisent. La réforme gagne l'Ouest. Elle y fait des progrès rapides. Est-ce le vieil esprit d'opposition qui, deux siècles et demi plus tard, insurgea les Vendéens ? Est-ce la misère relative de ces hobereaux aspirant au partage des biens ecclésiastiques ? Est-ce une culture plus avancée, plus libérale, due au voisinage de la cour ? Tous ces mobiles agissent à la fois, et en plus, ce désir de changement, cette contagion du nouveau qui, à certaines époques, gagne tous les Français.

Ces populations vont payer cher la conviction ou l'engouement qui les jettent dans la Réforme : pour près d'un siècle, le pays redevient champ de bataille. La Rochelle est la grande citadelle des huguenots. Saumur et Loudun sont leurs postes avancés vers la Loire. Châtellerault, Fontenay, Saint-)lainent, La Mothe-Saint-Hérayc, Maillezais, Thouars, Talmont sont leurs boulevards. La Réforme triomphe pendant quelque temps à Poitiers qui, pourtant, finit par rester catholique.

Voici de nouveau, l'ère des batailles, l'ère des sièges, des passages de troupes et le pays ruiné. Depuis la prise de Poitiers, eu 1562, jusqu'au siège de La Rochelle, en 1628, c'est par centaines que l'on pourrait énumérer les rencontres. Il suffit de rappeler les grandes batailles de Jarnac et de Montcontour.

Après la courte trêve de la deuxième partie du règne de Henri IV, la régence de Marie de Médicis ramène le désordre et la misère. La rébellion de Condé, en 1614, s'appuie sur la mairie de Poitiers. Le parti protestant du Sud-Ouest pousse sa pointe jusqu'à Saint-Jean-d'Angély, jusqu'au Blavet, jusqu'aux Ponts-de-Cé. Pour que le calme soit rétabli définitivement, il faut attendre que cette province tant éprouvée donne A la France l'homme qui prendra. La Rochelle et qui emploiera au service du pays les forces qui s'étaient si longtemps entrechoquées dans les luttes intestines.

Ces longues misères ne furent pas sans quelque profit pour les populations qui les endurèrent. Ce fut la douleur qui martela et fixa les traits un peu mous du caractère poitevin. Chacun dut se prononcer, prendre un parti. Une fois la décision arrêtée. il fallut se défendre, combattre par la parole et par l'épée. devant les tribunaux et sur les champs de bataille. La quiétude tourangelle fut secouée, la somnolence du Marais fut réveillée, l'inutile convoitise de l'habitant de la Brenne fut dirigée.

Le premier stimulant vint de la guerre elle-même. Cette contrée toute en collines et en vallées était déjà hérissée de forteresses : les unes solides, imposantes, dominant tout un canton, l'Ile-Bouchard, Lusignan, Tiffauges ; la plus grande partie, bonne pour parer à un coup de main : quatre fossés, quatre tourelles et un donjon. Sur ce type. que la guerre de Cent Ans avait créé et qui s'était à peine modifié depuis des siècles, les constructions se multiplièrent. Encore aujourd'hui, après tant de démolitions, il n'est, pour ainsi dire, pas un village qui n'ait sa bicoque.

Ce n'était pas tout de se défendre. Il fallait attaquer. Le seigneur sortit de chez lui, se mit en quête de compagnons. d'un chef : il s'enrôla et partagea les diverses fortunes du parti qu'il avait choisi : battu et ruiné avec lui, mais vainqueur et riche si la cause triomphait.

C'est ainsi que se développa, dans la noblesse locale, un esprit d'aventures et une humeur guerrière qui firent, de ces temps. la grande époque de l'histoire de ]a province. Sur les champs de bataille, on estimait les régiments poitevins à l'égal des bandes gasconnes et espagnoles. François Ier disait : Nous sommes quatre gentilshommes de la Guienne qui combattons en lice et courons la bague coutre tous allans et venans ; moi, Sansac, Dessé et Chateigneraie. Sansac, Dessé et Chateigneraie étaient des Poitevins.

Ce dernier appartenait à la famille de Mortemart-Rochechouart, cette illustre race dont les exploits. l'esprit et les diverses fortunes offrent comme un raccourci de l'histoire de la noblesse française. Poitevins, ces Lusignan dont la carrière naquit, se développa et s'acheva dans la légende ; Poitevins, les Thouars, avec les branches d'Amboise, de la Trémouille et de Tarente : Poitevins, les la Rocheposay ; Poitevins, les la Roche-Chèmerault, les Daillon, les la Guierche, les Bonnivet, les Roches-Baritaux, les Chavigny, les d'Escars et les La Châtre. C'est surtout au XVIe siècle que ces familles s'illustrent ; les plus grandes s'élèvent encore, et les plus petites se haussent jusqu'aux plus grandes.

La vie active de l'époque offre bien des hasards heureux au gentilhomme de province. Plus d'un, parti paysan mal dégrossi. revient homme de qualité, favori des princes ou du roi. Il suffit d'un bras vigoureux pour qu'un écuyer se distingue. Il passe capitaine, maistre de camp, chevalier des Ordres. Par les responsabilités, les caractères se dessinent ; par les services, les mérites s'affirment ; par la faveur, ils se signalent et obtiennent leur récompense. Les rois étaient là, tout près, dans cette Touraine qui apparaissait déjà, aux temps antérieurs, comme le pays de joie, la bonne terre à conquérir. On part. On quitte ses montagnes, ses marais, sa brande. La Royauté avait justement besoin d'hommes de cette trempe, libres d'engagements, légers de biens et de scrupules. Certaines coïncidences, comme l'avènement de François Ier, élevé à Angoulême, et le rôle pris par la famille des Bouclions, fille des montagnes, précipitèrent le mouvement. Tandis que les grandes familles hésitaient encore sur le parti à prendre à l'égard de la Royauté triomphante, les classes moyennes — petite noblesse et bourgeoisie — devenaient la pépinière des ministres et des favoris.

Petites gens deve.nus grands personnages : c'est la Balue, né à Angles sur l'Anglin ; c'est Poyet, né à Angers ; c'est Semblançay, né à l'ours ; ce sont les frères Briçonnet, originaires de l'ours ; ce sont les Bonnivet, Poitevins c'est le cardinal Duprat, né à Issoire ; ce sont les Noailles, venus du Limousin ; c'est le cardinal de Tournon, né en Auvergne ; ce sont les le Roy-Chavigny, l'un amiral, l'autre grand aumônier, Tourangeaux et ancêtres de Richelieu ; ce sont les Richelieu, enfin, et leurs parents ou amis, les la Porte, les du Pont-de-Courlay, les Vignerod, les Bouthillier-Chavignv. Il y a un chemin tout tracé par ces habiles gens. Ils se font d'église, par les bénéfices, obtiennent des litres qui les font marcher de pair avec les plus grands seigneurs, puis poussent leurs familles et se gonflent.

Ainsi, tandis que les discordes civiles et religieuses affirmaient les caractères, trempaient les aines, excitaient les vertus militaires et l'esprit d'entreprise, par contre, le voisinage de la Cour, les libéralités des princes, développaient les idées de fidélité et le loyalisme. Ces tendances, divergentes au début, arrivaient à se fondre dans un même zèle pour le bien commun. La civilisation de la Cour, la courtoisie, pénétrait ces anus rudes, amollissait les courages et les tournait vers les occupations intellectuelles si chères à leurs voisins, les Tourangeaux de la Loire.

Poitiers était un grandi centre d'enseignement et surtout d'enseignement du droit. Ayant reçu, par l'intermédiaire des universités méridionales, la. tradition des maximes autoritaires du droit romain, les Poitevins v avaient appliqué, les qualités de leur esprit : le sens critique, la logique prudente et sure. L'Université de Poitiers fondée, eu 1431, par Charles VII, avait bientôt brillé d'un certain éclat. Elle avait attiré de tons les coins de la France et même du dehors, des écoliers en grand nombre. André Tiraqueau, Jean Bouchet, Pierre Amv, la Porte, grand-père de Richelieu, Jean Choisnin, les Sainte-Marthe, sont les gloires modestes de cette illustre nébuleuse ; des étrangers, célèbres en leur temps, comme Blacvod et Barclay furent attirés par ses pèles rayons. Rabelais et Calvin la traversèrent, mais pour continuer leur course à travers le monde. Les études scientifiques avaient également fleuri à Poitiers. Les Pidoux et lei Citois, médecins, furent des célébrités locales. Il en est d'universelles, comme Viette et Descartes.

Une culture aussi étendue et aussi variée développa dans la bourgeoisie poitevine certaines qualités naturelles, l'aptitude aux affaires, la finesse, une heureuse gravité. Ils savent ce qu'ils veulent, raisonnent solidement., ont de la force et ne manquent pas d'adresse. Ce sont de savants jurisconsultes et de bons administrateurs. La robe leur sied. Tant qu'ils conservent l'usage des anciennes libertés communales, ils s'emploient chez eux comme échevins, magistrats : plus tard, ils s'élèvent, en même temps que leur horizon s'élargit ; ils deviennent conseillers an Parlement, maîtres des requêtes, intendants et, si le vent les porte, ministres des rois.

Non seulement la cour emploie et récompense les soldats et les politiques ; elle stimule et gratifie les artistes, les littérateurs, les poètes. Elle développe le goût du beau par le luxe qu'elle déploie et par l'exemple des étrangers qu'elle attire. Auprès d'elle, les maîtres-maçons deviennent des architectes et les tailleurs d'imaiges des sculpteurs.

Sous Louis XI, sous Louis XII, sous François Ier, princes et princesses réunissent autour d'eux des cercles où les mérites artistiques et littéraires sont prisés à l'égal des plus grands services rendus au pays. C'est le printemps de la culture française, l'époque des Marguerites. Si quelque jeune clerc se distingue par un beau mot, par un heureux quatrain, aussitôt il est attiré, choyé, mis en lumière. On le pensionne, même hérétique. Entre le hucher et lui, il trouve la protection d'une robe féminine ou de la pourpre épiscopale. Les d'Amboise, les du Bellay, les Briçonnet l'appellent. Il reçoit, près d'eux, bon accueil, bon elle et grasses prébendes, s'il est sage.

Le Parisien Villon vient, de bonne heure, jeter le sel de son esprit sur une pâte qui ne demande qu'à lever. Rabelais n'a pas dix lieues A faire pour étonner la cour par la surprenante hardiesse de son bizarre génie. Balzac, né à Angoulême, est un peu plus méridional ; mais, au contraire de son voisin, Montaigne, il tourne son gascon vers le Nord et apprend le bien-dire aux Français : le sonore langage de Balzac prépare la langue solide de Descartes. Celui-ci est, comme Rabelais, comme Richelieu, mi-Tourangeau, mi-Poitevin ; mais son illustre prédécesseur, Viette, est purement Poitevin. Ces divers esprits, tous remarquables par le bon sens, la clarté, la méthode didactique et raisonneuse dessinent la figure de la province[5].

Même dans un ordre inférieur, on trouve ces mêmes traits épars sur des visages plus obscurs. Au XVIe siècle et au XVIIe siècle. Poitiers, Loudun, Fontenay. Saint-Maixent se font remarquer par l'abondance et la variété de leur développement littéraire et scientifique  : elles se piquent de donner une infinité de beaux esprits à la France[6]. Une vie de cercles, de conversations, de cénacles, d'académies (car on ne ménageait pas les termes) s'était organisée jusque dans les centres les moins importants : elle entretenait le goût de la lecture, l'amour de la parole, un ton généralement poli et grave. Il y avait des jours où l'on jouait aux péripatéticiens et Poitiers ne croyait pas trop s'honorer en se baptisant elle-même l'Athènes de la France.

Un menu incident de cette vie littéraire mérite de n'être pas dédaigné par l'histoire. En 1579, les discordes civiles motivèrent une tenue des Grands Jours à Poitiers. Les magistrats et les avocats de Paris y vinrent en assez grand nombre. Selon le témoignage de Pasquier, ils firent, avec les jurisconsultes locaux, assaut de belles procédures. Mais le tribunal n'occupait pas tout leur temps. Une dame appartenant à la bonne bourgeoisie poitevine, Catherine des Roches, leur ouvrit sa maison, fréquentée déjà par Messieurs du Présidial et de l'Université. Or, un jour, en présence de la docte assemblée, une puce se plaça sur le beau sein de Mile des Roches. Étienne Pasquier, qui était présent, jura qu'il ferait passer à la postérité le souvenir d'une bestiole à la fois si audacieuse et si fortunée.

Il chanta donc en vers la puce de Mlle des Roches. A sa suite, toutes les fortes plumes de Poitiers, puis du reste de la France, puis de l'Europe, entrèrent en lice. La puce fut célébrée par Étienne Pasquier, par Mlle des Roches elle-même, par Barnabé Brisson, par Jean Binet, René Choppin, Joseph Scaliger, Antoine Loisel, Pierre Pithou, Claude Binet, Odet Tuméfie, Nicolas Rapin, toute une académie.

Et c'était bien une Académie, en effet, que cette réunion d'hommes graves s'exerçant sur un sujet futile, de littérateurs, d'ordinaire un peu lourds, cherchant un tour à rien. Leur divertissement même n'était pas sans fruit. Ils travaillaient en se jouant ; ils affinaient un idiome encore rude et excitaient une imagination encore épaisse et lente. Ils préparaient l'heure où, dans Paris, une autre Académie, fondée par un Poitevin, devait fixer les éléments principaux de cette langue française à laquelle ils avaient consacré leurs doctes veilles et jusqu'aux loisirs de leur élégant badinage[7].

De la clarté et du jugement, un bon sens droit, un idéalisme net, nullement mystique, plus de raison que d'imagination, plus de retenue que d'élan, de la fermeté, de l'énergie, du coup d'œil, du savoir et du savoir-faire, tels sont les principaux traits du caractère poitevin. Simplicité, précision, sécheresse même, cela est bien français, mais d'un français un peu grave et pesant, sans ce quelque chose d'atténué et de fin qui sourit dans le génie de certaines autres provinces.

Longtemps indécis entre le Sud et le Nord, habitués à peser le pour et le contre, épousant l'une ou l'autre cause, mais bons serviteurs de celle qu'ils ont choisie, les Poitevins sont protestants au XVIe siècle, royalistes au XVIIe, catholiques et Vendéens pendant la Révolution, sans sortir de la logique de leur caractère. Jaloux de leur indépendance, ils ne craignent pas la lutte. Leur individualisme s'affirme aussi bien dans la révolte que dans le règne de la paix par l'autorité et la discipline.

cinq lieues l'une de l'autre, ils ont des villes longtemps rebelles, comme Loudun, on toujours fidèles, comme Poitiers. Leur tempérament quelque peu apathique a besoin d'être secoué pour développer ses énergies intérieures. Dans les temps ordinaires, ils s'abandonnent et se laissent vivre. Le pays n'est pas assez bon pour qu'on y tienne tout à fait ; il n'est pas assez mauvais pour qu'on le quitte sans retour. On s'attache à ses vallées riantes, à ses collines couvertes de vignes, à ses plateaux monotones et nus.

Dans les temps troublés, l'esprit d'aventure s'éveille et stimule la paresse naturelle. On va chercher fortune au loin. Puis on revient au bourg paternel, faire parade de ses talents, de ses succès. Une grande vanité, des prétentions bourgeoises, des rivalités locales très excitées contribuent à l'activité militaire et politique, même littéraire et scientifique. Mais l'effort s'arrête vite. Les besoins de la vie matérielle ne sont pas assez grands pour que la puissance industrielle, économique et financière se développe.

Il faut des circonstances exceptionnelles pour que, sur ce fond généralement terne, se détachent des personnalités vigoureuses. Elles sont, alors, remarquables par la netteté des conceptions, la sûreté de la méthode, le sens pratique, et surtout, par l'équilibre des facultés.

Ces circonstances se rencontrèrent précisément, vers la fin du XVIe siècle. A cette époque, le Poitou, labouré par de longues discordes civiles, fécondé par le voisinage de la cour, produisit, dans un effort qu'il n'a pas renouvelé, cette riche moisson d'hommes qui donna simultanément à la France son plus grand philosophe, Descartes, et son plus grand homme d'État, Richelieu.

 

 

 



[1] Voir J.-M. DUFOUR, De l'ancien Poitou et de sa capitale (Poitiers, 1826, in-8°, p. 111-113.)

[2] De Gubern. Dei (l. VII), cité dans DUFOUR, op. cit. (p. 15-20).

[3] V. BOUTARIC, Saint Louis et Alphonse de Poitiers, étude sur le treizième siècle.

[4] THIBAUDEAU, Histoire du Poitou (t. II).

[5] Sur la plupart des noms cités dans le texte, voir DREUX DU RADIER, Histoire littéraire du Poitou, réimprimée dans la Bibliothèque du Poitou, Niort, Robin, 1819, 3 vol., in-8°. — Descartes est né, le 31 mars 15911, à la Haye (aujourd'hui la Haye-Descartes) à la frontière du Poitou et de la Touraine, à quelques lieues de Richelieu. On fait ordinairement de Descartes un breton, parce que sou père fut conseiller au parlement de Bretagne. Mais, aussi bien par sa naissance que par sa famille, Descartes est le compatriote de Richelieu. Sa mère, Jeanne Brochard, était de Poitiers. (V. MILLET, Histoire de Descartes jusqu'en 1637, Didier, 1867, in-8°, p. 36). — Puisque nous sommes sur le chapitre des rapprochements, il faut en signaler quelques autres : La Fontaine appartient directement au Poitou par sa mère, Françoise Pilons, descendante d'une des familles les plus distinguées de Poitiers et de Châtellerault. (V. G. HANOTAUX, Les Vidoux. Note sur la famille maternelle de J. de la Fontaine. Extrait du Bulletin de la Société de l'Histoire de Paris, janvier-février 1889.) Voltaire lire ses origines de la rame province. — Ces indications ne sont pas sans quelque portée pour l'histoire. Les noms de Rabelais, de La Fontaine et de Voltaire d'une part, ceux de Vielle, de Richelieu et de Descartes de l'autre, montrent assez quelle influence la marche du Poitou et de la Touraine a eue sur le développement de l'esprit français.

[6] Harangue de l'évêque de Luçon à MM. de Fontenay dans Lettres, Instructions diplomatiques et papiers d'Étal du Cardinal de Richelieu, recueillis et publies par M. AVENEL, dans la Collection des Documents inédits de l'Histoire de France (t. I, p. 12). — Pour abréger, ce recueil sera désigné désormais par le mot Correspondance avec le renvoi au volume et à la page.

[7] On trouvera tout l'incident de la puce, avec les vers qu'elle a inspirés, dans les Œuvres d'ÉTIENNE PASQUIER, éd. 1723, in-f° (t. I, p. 914-999). Plus de cinquante pages in-folio sur un si frivole sujet, c'est peut-être beaucoup. Il est inutile d'ajouter qu'aujourd'hui le badinage parait froid et les vers médiocres. Les meilleurs peut-être sont ceux qui furent composés par Catherine des Roches elle-même. Voici la première stance :

Petite puce frétillarde

Qui, d'une bouchette mignarde

Suçotes le sang incarnat

Qui colore un sein délicat,

Vous pourrait-on dire friande

Pour désirer telle viande ?

Vraiment nenni, car ce n'est point

La friandise qui vous poing....

J'ai remarqué aussi ce sonnet où A. BINET joue assez joliment sur le nom de Mlle des Roches :

Je ne m'ébahis plus des murs de la Rochelle

Obstiné contre un Roi, ni du Roc Melusin :

Puisque contre Amour même, au pays poitevin,

Une autre Roche encor se déclare rebelle.

La Rochelle à son Roi se montre ore fidèle ;

Lusignan a ployé sous le joug du destin :

Et sous osez tenir encontre un roi divin,

Déliant jusqu'ici sa puissance immortelle.

Amour, ayant en vain, votre roc assiégé,

Ainsi qu'un espion en pneu s'est changé,

Pour surprendre le fort de voire tour jumelle.

Mais il fut découvert par maints doctes esprits :

Roche, ne craignez plus iule votre fort soit pris.

Quand les enfants des dieux font pour vous sentinelle.