L'Opinion publique dans les pays belligérants. — Proclamations des chefs d'État. — Séances des Parlements. — Les premiers incidents de frontière. L'ÉTUDE des faits diplomatiques succédant, par un enchaînement fatal, aux lentes préparations de la Weltpolitik, dévoile les responsabilités des deux empires germaniques, et, en particulier, celles de l'Allemagne. Il est arrivé ce que Bismarck avait prévu, quand il mettait ses successeurs en garde contre les dangers que feraient courir, à la paix du monde, les ambitions autrichiennes : les deux puissants empires s'étaient entraînés mutuellement, l'un vers la domination des Balkans, l'autre vers l'hégémonie universelle. Quand l'assassinat de l'archiduc Ferdinand eut fournit l'occasion, ils se trouvèrent debout, tous deux en même temps, pour obtenir satisfaction ou pour en finir avec la résistance des pays indépendants. Mais, que pensaient, que faisaient les peuples, tandis que les volontés officielles les conduisaient, consciemment, à l'effroyable boucherie humaine qui se préparait ?... Etaient-ils consentants ? Etaient-ils complices ? De quel mouvement des âmes accompagnaient-ils la tempête qui, déjà, soulevait les vagues ? Comment s'écoulaient, pour le public, ces quelques journées haletantes, tandis que le travail des diplomates se poursuivant, dans le silence, aboutissait à cette issue prévue et incroyable : la déclaration de guerre. LA DÉCLARATION DE GUERRE EN ALLEMAGNE.Voyons, d'abord, comment fut traitée l'opinion publique allemande : dès la période diplomatique, elle est maniée avec un art, un savoir-faire, une volonté soutenue, un esprit d'organisation, en un mot, que nous retrouverons, plus tard, dans le travail des communiqués militaires et qui suffiraient à établir la volonté arrêtée de la conduire à un but déterminé d'avance. On dosait, pour elle, les renseignements favorables ou contraires, de façon à l'enflammer ou à l'irriter, mais en écartant soigneusement tout ce qui pouvait l'avertir ou l'éclairer. Le parti pris belliqueux du pouvoir impérial se révèle par cette surveillance constante de soi-même et des autres. On était aux premiers jours de l'été. Déjà, avec le goût du déplacement et du tourisme, si caractéristique chez l'Allemand moderne, et cette impatience des vacances, naturelle à une société disciplinée, le bourgeois de Berlin ou de Munich bouclait sa valise et hâtait les préparatifs du départ, quand, soudain, on apprit l'attentat contre l'archiduc Ferdinand. Il y eut comme un frisson de pressentiment ; puis, le sang-froid revint : le silence officiel portait à l'apaisement, quand, le 24 juillet, le premier mot d'ordre, nettement alarmiste, fut donné à la presse : la Gazette de Francfort, d'ordinaire modérée et indépendante, sonna la cloche d'alarme : le journal annonçait que les choses se compliquaient, que le maintien de la paix dépendait de la Russie et qu'il était, d'ailleurs, préférable, peut-être que la guerre européenne, devenue inévitable, éclatât, plutôt que dans deux ou trois ans[1]. La veille même de la remise de la note autrichienne à la Serbie, le journal socialiste, le Vorwaerts, dans son numéro du 23 juillet, avait commencé, contre la guerre, une campagne qui la dénonçait déjà comme probable et imminente. ... En vérité, le danger que l'on en vienne à une guerre avec la Serbie est, aujourd'hui, incomparablement plus grand que jamais... il est très possible que les gouvernants autrichiens veuillent la guerre, et, même, que leur fièvre guerrière soit encore excitée de Berlin. Cependant, le calme était encore à la surface : on attendait la réponse de la Serbie à l'Autriche-Hongrie : les réservistes, convoqués par lettres particulières, partaient comme pour les manœuvres. Le peuple allemand, peu accoutumé au détail des affaires extérieures, fatigué par les longues péripéties des complications balkaniques, ne s'échauffe pas facilement. Le Vorwaerts écrit encore, le 28 : Les quatre Etats neutres : Angleterre, France, Allemagne, Italie, prennent le rôle de médiateurs... Si l'Autriche ne veut pas la guerre à tout prix, mais seulement son droit et des garanties pour l'avenir, il est impossible qu'elle refuse la médiation. Cette médiation suppose que la raison l'emporte à Vienne, à Belgrade et à Saint-Pétersbourg. Il est à peine besoin de dire que les journaux officieux, avertis, ont un autre ton : Guerre !, s'écrient, le 26 juillet, la Wiener Extrablatt et la Neue Freie Presse. De premières manifestations se produisent devant l'ambassade de Russie, le même jour, 26 juillet (Tageblatt). Le petit public s'émeut. L'assaut est donné aux caisses d'Epargne, à Berlin, le 27 juillet. On attend la réponse serbe. Le public allemand n'en a guère connu, par les grands journaux, que des analyses tronquées, entourées de commentaires justifiant la politique agressive de l'Autriche-Hongrie. Ainsi présentée, l'impression qu'elle produit à Berlin, où l'on s'obstine à ne voir que par les yeux de l'Autriche, est presque nulle. Dès cette heure, on ne laissera plus l'opinion une minute en face d'elle-même et de la vérité. On apprend, ex abrupto, le 28 juillet, la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie : on lit le manifeste de l'empereur François-Joseph à ses peuples. La guerre frappe à la porte. En général, on croit encore, dans la masse, que la guerre peut être localisée, et que l'on s'arrêtera au premier sang. Il semble que le pouvoir juge utile, à ce moment, de ménager les transitions, de calmer les premières émotions. A l'heure où les diplomates échangent les paroles décisives (29 juillet), la presse officieuse se borne à incriminer doucement la Russie : Les mouvements des troupes russes, à la frontière, ont provoqué quelque inquiétude. Il serait absurde, cependant, d'en conclure que la guerre est inévitable... l'action, diplomatique s'efforce de localiser le conflit. (Gazette de Francfort du 29 juillet.) Le ton amical de la dernière communication officielle faite par la Russie a trouvé, à Berlin, un vif écho... (Gazette de l'Allemagne du Nord, 29 juillet.) On laisse encore la bride sur le cou aux socialistes. Le Vorwaerts écrit : L'Angleterre et la Russie ont échoué sur la suspension des hostilités autrichiennes jusqu'à nouvel ordre. L'Autriche a refusé, parce qu'elle veut d'abord laisser la parole aux fusils... En Angleterre, c'est une idée admise que l'empereur allemand, en sa qualité d'allié et de conseiller de l'Autriche, peut, en secouant sa toge, faire sortir de ses plis la paix ou la guerre. L'Angleterre a raison : au point où nous en sommes, la décision dépend de Guillaume II. Que l'Allemagne agisse sur l'Autriche, c'est ce qu'il faut aujourd'hui, avant tout... Je ne pense pas qu'il y ait eu, sur la manœuvre de la diplomatie allemande, un jugement plus ferme et plus juste que celui qui est exprimé dans le Vorwaerts du 30 juillet : Comment ces habiles politiques réalistes ont-ils pu et peuvent-ils, ne fût-ce qu'un instant, perdre de vue qu'il fallait considérer l'intime amitié de la Russie et de la Serbie, comme un fait, et compter avec ce fait... Les gouvernements allemand et autrichien devraient pourtant comprendre que la Russie tsariste ne peut absolument pas, de son point de vue, abandonner entièrement son protégé la Serbie. Certainement, sous la pression de sa situation intérieure et sous l'influence du gouvernement français résolument pacifiste, la Russie, malgré sa mobilisation, s'imposera la plus grande retenue et fera des concessions étendues. Mais qu'elle abandonne la Serbie entièrement à la merci de l'expédition de châtiment de l'Autriche, cela parait hors de toute prévision. L'Autriche a solennellement déclaré qu'elle n'envisage aucune conquête territoriale. La Russie exige que soit aussi garantie l'indépendance politique de la Serbie. Voilà, en fait, le fond des choses. L'Autriche veut-elle imposer à la Serbie des conditions qui la rayeraient du rang des Etats indépendants, au lieu de se procurer simplement des assurances contre de nouveaux troubles et attentats panserbes ? L'Autriche a, sur ce point, à répondre clairement. Et le pont de l'entente serait si facile à jeter, si l'on ne travaillait pas à la catastrophe avec une bêtise de taureau. Cette fois, ce n'est vraiment pas un mensonge conventionnel de dire que tous les Etats montrent leurs dispositions à des négociations loyalement conciliantes... Et l'Autriche aurait l'incompréhensible manque de conscience de rester sourde à tout conseil de modération ? Et l'Allemagne serait résolue à passer par où le voudrait un pareil camarade d'alliance — au risque d'une guerre mondiale ? Une bêtise de taureau ; a-t-on jamais mieux stigmatisé la folie des pangermanistes et des états-majors ? Le mot est allemand, il est vécu, il restera. On sent alors sourdre dans les masses allemandes comme un vague désir de contrôle, un soupçon de résistance. Il importe de le relever, dès cette heure, car c'est lui qui, d'ailleurs sur- veillé de près par la duplicité officielle, reparaîtra plus tard et préparera le premier travail, plus ou moins suspect, pour une paix boiteuse et peu sûre. Donc, le parti social-démocrate organise une campagne de réunions publiques contre la guerre. A Berlin, le mardi 28 juillet, un cortège se forma, Unter den Linden, chantant l'Internationale et criant : A bas la guerre ! Il fallut des forces de police importantes pour le refouler. Il rencontra une contre-manifestation patriotique et le sang coula[2]. En présence du péril prochain, le Bureau socialiste international se réunit à Bruxelles, le 29 juillet. Adler, au nom des socialistes autrichiens, déclara que la guerre était populaire dans l'empire dualiste. L'Allemand Haase, dont la conduite postérieure indique qu'il n'agissait pas sans autorisation, parle, dans une réunion publique, du crime de la déclaration de guerre. Il s'efforce d'amener une entente entre les prolétaires de tous les pays. Il dit : A Berlin, hier, des milliers et des milliers de prolétaires ont protesté contre la guerre, aux cris de : Vive la paix ! A bas la guerre ! Que prétendait-il ? On sent, déjà, que le parti évolue : il rejette la responsabilité uniquement sur l'Autriche et non plus, comme la veille, sur le gouvernement allemand. Il est probable que ce que l'on cherche, maintenant, c'est d'agir sur les partis révolutionnaires au dehors pour provoquer des troubles et des désordres sans engager le parti allemand. L'opposition, elle-même, est déjà truquée. Jaurès répondit à Haase. Il le fit avec beaucoup de force et de simplicité. C'est son dernier grand discours en public : déjà, il indique les résolutions prochaines du parti socialiste français : Citoyens, je dirai à mes compatriotes, à mes camarades du parti en France, avec quelle émotion j'ai entendu, moi qui suis dénoncé comme un sans-patrie, acclamer ici le souvenir de la grande Révolution... Après avoir souligné le rôle de l'Autriche, il accuse l'Allemagne et il couvre, de sa chaude parole, le pacifisme déclaré du gouvernement français : Nous, socialistes français, notre devoir est simple ; nous n'avons pas à imposer à notre gouvernement une politique de paix : il la pratique. Moi, qui n'ai jamais hésité à assumer sur ma tète la haine de nos chauvins, par ma volonté obstinée, et qui ne faillira jamais du rapprochement franco-allemand, j'ai le droit de dire qu'à l'heure actuelle, le gouvernement français veut la paix et travaille au maintien de la paix. Le gouvernement français est le meilleur allié de paix de cet admirable gouvernement anglais qui a pris l'initiative de la conciliation. Et il donne à la Russie des conseils de prudence et de patience. Le Vorwaerts, dont les sentiments ont déjà évolué, ou, plutôt, qui a subi l'influence croissante du gouvernement, par des intermédiaires comme Haase, escamote cette déclaration de Jaurès et ne veut voir, en lui, que l'ami du peuple allemand. La réunion de Bruxelles laisse les divers partis socialistes sur une impression de méfiance réciproque. Cependant, une tentative d'un socialiste allemand notoire, Muller, député de Metz, ami de Jaurès, membre du comité du parti socialiste allemand, révèle des dessous : Le 1er août, ce Muller vint à Paris, en automobile, par la Belgique. Il se présente devant le groupe socialiste français, accompagné de Camille Huysmans, Belge. Il parle en allemand, dit qu'il était chargé d'une mission et demande qu'une entente intervienne entre camarades français et camarades allemands. Il conseille l'abstention dans le vote des crédits, des deux côtés. ... Le délégué du comité directeur du parti allemand insista fortement pour qu'une ligne de conduite semblable fût adoptée des deux côtés. En réponse, il fut déclaré qu'un accord à ce sujet était désirable, mais il fut observé, d'autre part, qu'une attitude semblable était seulement possible si les circonstances étaient identiques dans les deux pays ; que si la France était attaquée en dépit de ses efforts évidents en faveur de la paix, les socialistes ne pourraient pas refuser les crédits pour la défense du pays. Le délégué allemand en convint et, dans la conversation, ajouta que le vote des crédits par le parti socialiste était impossible en Allemagne. Personnellement, il estimait que l'abstention même n'était pas suffisante et qu'il importait d'émettre un vote contre. (Nous allons voir ce qu'il en fut.) Les renseignements très précis recueillis plus tard montrent que le délégué allemand parvint à rentrer à Berlin et à rendre compte de sa mission avant la séance du Reichstag et la discussion du groupe[3]. La démarche du camarade Muller parut, tout au moins, singulière. Peut-être n'eut-elle d'autre effet que d'ouvrir les yeux aux socialistes français. A l'issue de la réunion, quelques instants avant d'être frappé, Jaurès, délégué par le groupe socialiste, et accompagné de MM. Renaudel et Longuet, se rendit auprès de M. Viviani. Le travail concerté des partis socialistes allemands et du gouvernement impérial résulte de la façon la plus évidente, d'une déclaration de Wendel, affirmant, à Bruxelles, qu'au cours d'une entrevue secrète qui eut lieu entre les socialistes allemands et un membre du gouvernement, avant la séance du 4 août, celui-ci montra des documents établissant qu'une entente existait entre la France et la Belgique, pour laisser passer les troupes françaises qui devaient attaquer l'Allemagne ; c'est cette communication qui aurait mis le groupe dans l'impossibilité de refuser les crédits de la guerre. Cet ensemble de renseignements suffit pour établir la pression exercée par le gouvernement impérial pour influer, par les chefs socialistes, sur l'opinion allemande et sur les partis socialistes à l'étranger. On sait aussi que le camarade Haase eut, deux ou trois jours avant la réunion du Reichstag, une entrevue avec Bethmann-Hollweg et qu'il entra, comme on le dit plus tard, dans les routes du chancelier. Donc, entre le pouvoir et les partis socialistes, le contact existe toujours : c'est un fil c3nducteur que l'histoire doit, désormais, tenir en main. Revenons à l'exposé des faits. Le 28 juillet, la Russie a mobilisé, dans les arrondissements opposés à l'Autriche, mais en prenant le soin d'avertir le gouvernement allemand qu'elle n'a aucune pensée d'agression contre l'Allemagne. Les journaux allemands révèlent, à l'opinion, les armements, mais ne mentionnent pas la démarche conciliante et ne donnent pas le nom des arrondissements mobilisés. On est encore dans le trouble et dans une sorte d'hésitation quand, tout à coup, se pro duit un événement presque incompréhensible, où il est bien difficile de ne pas voir quelque ruse du parti militaire. Le Lokal Anzeiger publie, prématurément, le 30 juillet, le décret de mobilisation de l'armée et de la flotte allemandes. M. Jules Cambon écrit, à ce sujet : Il paraît certain que le conseil extraordinaire tenu hier soir à Potsdam, avec les autorités militaires et sous la présidence de l'empereur, avait décidé la mobilisation, ce qui explique la préparation de l'édition spéciale du Lokal Anzeiger, mais que, sous des influences diverses — déclaration de l'Angleterre réservant son entière liberté d'action, échange de télégrammes entre le tsar et Guillaume II —, les graves mesures arrêtées ont été suspendues. L'opinion publique allemande est, cette fois, pleinement réveillée. Mais il est bien tard, car elle apprend, coup sur coup, en moins de vingt-quatre heures : 1° qu'étant donné la mobilisation russe, l'empereur François-Joseph a ordonné la mobilisation générale de l'armée austro-hongroise (Gazette de Francfort, 1er août) ; 2° que l'Allemagne ayant demandé à ]a Russie de démobiliser immédiatement, et celle-ci ayant refusé, l'Allemagne est en état de guerre avec la Russie ; 3° que la Russie, ayant attaqué le territoire et l'empire, la guerre a commencé (Gazette de Francfort, 3 août). On entraînait le public allemand vers une explosion de sentiment unanime, en lui laissant ignorer l'enchaînement des faits diplomatiques : la réponse de la Serbie, la proposition conciliante de Saint-Pétersbourg, les longues hésitations presque sympathiques de l'Angleterre. Il fallait, à tout prix, que l'empire fût attaqué. Pour l'opinion, il l'était[4]. La Russie était alors la grande responsable. On prend toutes les mesures de prémobilisation, qui doivent entraîner le public patriote et le mettre en état de grâce. L'ENTHOUSIASME MILITAIRE À BERLIN.L'empereur et l'impératrice sont arrivés de Potsdam à Berlin, le vendredi 31 juillet, à 2 h. 45 de l'après-midi. L'automobile découverte suit l'avenue des Tilleuls ; l'empereur est en uniforme des gardes du corps ; il est suivi du kronprinz, du prince Henri et d'autres membres de la famille impériale. Longue acclamation. L'empereur salue gravement. Le kronprinz est accueilli avec plus d'enthousiasme encore. La foule, un instant dissipée, se reforme, et, vers 6 h. 15, plus de 5o.000 personnes poussent des hourras sous les fenêtres du palais impérial. L'empereur paraît. C'est du délire. Il parle : sa voix porte et elle est entendue sur toute la place où le silence s'est fait. Voici la version officielle du discours : C'est un jour sombre pour
l'Allemagne... On nous oblige à prendre
l'épée... Si, à la dernière heure, nos
efforts ne réussissent pas à amener nos adversaires à s'entendre avec nous pour
le maintien de la paix, j'espère, avec l'aide de Dieu, que nous manierons
l'épée de telle façon que nous pourrons la remettre au fourreau avec honneur...
Une guerre exigerait de nous d'énormes sacrifices en
biens et en existences ; mais nous montrerons à nos ennemis ce qu'il en coûte
de provoquer l'Allemagne... Et maintenant, je
vous remets entre les mains de Dieu. Allez dans les églises :
agenouillez-vous devant Dieu et priez-le d'aider à notre vaillante armée ! En réalité, l'improvisation impériale fut beaucoup plus violente, paraît-il, qu'elle n'a été rapportée officiellement. Selon le témoignage d'un auditeur, M. Maklakoff, le souverain exaspéré provoquait ses sujets à l'extermination de tous les Russes, toujours et partout [5]. Par l'intervention impériale, l'opinion, préparée par la presse officieuse, se trouve, désormais, dans un état de surexcitation où le sentiment patriotique ne se distingue plus d'une sorte d'ivresse sanglante. La colère gronde. C'est vraiment le furor teutonicus. On répand les bruits de désordre et de révolution en France et en Belgique. On raille les pessimistes qui craignent pour le crédit de l'Allemagne. On donne déjà des indications sur la fabrication du pain de guerre ; le général de Kessel reçoit les représentants de la presse berlinoise (1er août). De grandes cérémonies militaires et religieuses se succèdent, avec ces chants magnifiques, nécessaires au rythme de l'âme allemande ; revues de parade ; prières solennelles au dôme de Berlin ; appel aux femmes allemandes. Enfin, la mobilisation a lieu au milieu de l'enthousiasme général ; les dépêches arrivent de Stuttgard, de Neu-Strelitz, de Cologne, de Dresde, de Hambourg (2 août). La circulation des trains est réduite ; les relations postales sont réglementées ; les tramways et les omnibus réquisitionnés ; la Bourse de Berlin est fermée. Berlin prend, soudain, un aspect guerrier. Des uniformes partout ; une prière en plein air a lieu, devant le monument de Bismarck[6]. Cependant, le parti socialiste a reçu des conseils ou des ordres : il achève son évolution. Hier encore, le Vorwaerts incriminait la bêtise de taureau. A partir du 2 août, il met toute sa confiance dans l'empereur Guillaume. Une analyse de la correspondance télégraphique entre les deux empereurs met tous les torts du côté de l'empereur Nicolas et du gouvernement russe. Une camarilla belliqueuse aurait-elle, en Russie, accompli une besogne néfaste ? Les télégrammes de l'empereur Guillaume n'auraient-ils pas, même en partie, été soustraits au tzar ? Il n'est plus question de folie pangermaniste. Tout au plus si, au sujet de la bévue du Lokal Anzeiger, on esquisse une légère critique qui, d'ailleurs, dégage l'empereur : Ce n'est nullement dans la question elle-même que gisent les difficultés. Nous l'avons démontré bien des fois. D'autant plus dangereux est, par contre, le zèle excessif des subalternes et de certains endroits tout à fait irresponsables qui, par leur politique particulière, peuvent contrecarrer les vues du gouvernement et de Guillaume II lui-même. C'est tout. Il ne suffit pas de prévenir l'opinion contre la Russie ; il faut, maintenant, l'entraîner contre la France et contre l'Angleterre. Personne n'avait discuté, jusqu'ici, le sentiment pacifiste de ces deux pays ; on s'était même vanté de marcher diplomatiquement, la main dans la main de l'Angleterre. Comment le gouvernement va-t-il s'y prendre pour expliquer le brusque revirement qui, déjà, est accompli dans les faits ? Comment exposer au public la violence infâme à l'égard de la Belgique ? La France, d'abord. Le 3 août, au matin, la Gazette de
Francfort publie un premier télégramme, ainsi conçu : Berlin, 2 août, 4 h. 20. Un détachement français a franchi
la frontière allemande, près du village alsacien de Reppe. Il est désormais
établi que la France, tout comme la Russie, nous a attaqués sans déclaration
de guerre. Puis, une autre accusation, qui a déjà fait le tour des
chancelleries : Coblentz, le 2 août. Ce matin, 80
officiers français, revêtus de l'uniforme prussien, ont franchi la frontière prussienne,
près de Walbeck, à l'ouest de Geldern ; leur tentative a échoué. Or,
Walbeck est, non à la frontière belge, mais à la frontière hollandaise !
Puis, dépêches sur dépêches, au sujet de raids d'avions en Allemagne, de
bombes sur les gares, sur les voies, etc. Cela suffisait pour justifier la
déclaration de guerre à la France. L'opinion allemande n'en demanda pas
davantage. En ce qui concerne l'Angleterre, le système consiste à la dénoncer comme ayant voulu la guerre depuis longtemps, mais en cachant son jeu jusqu'à la dernière minute, et d'avoir fait brusquement volte-face, frappant par derrière l'Allemagne, occupée à se défendre contre deux assaillants. L'auteur qui a signé un article remarquable paru dans le Correspondant du 25 février 1915, pense, qu'en fait, on hésita jusqu'au conseil du 27 juillet à adopter définitivement le projet d'invasion par la Belgique, préparé depuis longtemps. Un Français passant à Cologne, le 31 juillet, aperçut, sur les voies de garage, cinquante et un trains sous pression. Ils attendaient le signal : Avant de lancer son armée à travers la Belgique, l'empereur envisagea certainement une dernière fois, avec ses conseillers, comment cette démarche militaire serait accueillie par les différents gouvernements au pouvoir en cet été de 1914. On peut admettre que le parti militaire exposa et soutint sa thèse avec énergie. M. de Bethmann-Hollweg et M. de Jagow, sentant que le sort de l'empire pouvait dépendre d'une telle décision, la combattirent vraisemblablement avec le zèle de ministres soucieux de ne point assumer, devant l'histoire, de graves responsabilités. Leur devoir de diplomates était d'insister sur le danger qu'il y avait à provoquer l'Angleterre et d'annoncer comme à peu près certain un ultimatum britannique. Les rapports de l'ambassadeur d'Allemagne à Londres, les déclarations de l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Berlin leur fournissaient, à cet égard, des arguments irréfutables. L'empereur et l'état-major, qui étaient sans doute convaincus que l'Angleterre ne pourrait rester longtemps neutre en un pareil conflit, et qui estimaient peut-être qu'un plan militaire d'un succès certain ne pouvait être abandonné pour des considérations diplomatiques aussi peu sûres, passèrent outre : La voix des généraux couvrit celle des diplomates selon l'aveu de M. Zimmermann. Le plan de l'invasion par la Belgique fut adopté. Les choses furent ainsi décidées, dans le secret du cabinet. Mais la sommation du cabinet anglais, l'ultimatum à la Belgique, la noble attitude du roi et du peuple belges, tout fut ignoré, jusqu'au 4 août, au moins, par l'opinion publique allemande. Ceux qui savaient se turent ou s'inclinèrent. On crut ou l'on voulut croire au long machiavélisme du cousin britannique, en attendant la légende de l'agression belge, préméditée de longue main. D'où le fameux chant de la haine, qui explose, en quelque sorte, du cœur de l'Allemagne contre l'Angleterre : Wir wollen nichts lassen von unseren Hass ; Wir haben aile nur einen Hass ; Wir lieben vercint, wir hassen vereim : Wir haben aile nur einen Feind : — England ! Nous ne voulons rien perdre de notre haine. Nous n'avons, tous, qu'une seule haine ! Nous aimons ensemble, nous haïssons ensemble : Nous n'avons tous qu'un ennemi : l'Angleterre ! Les esprits étaient donc entraînés, et au point ; la crédulité absolue, l'adhésion, — où il y avait de vieilles rancunes et de vieilles jalousies, — était certaine, pour la séance solennelle, fixée au 4 août. Mille détails rendent la vie publique plus passionnée et plus intense, durant les quarante-huit heures qui sont, à Berlin et dans toute l'Allemagne, la veillée des armes : le 3 août, le bruit se répand, recueilli par la presse, que des puits sont empoisonnés par des médecins aidés d'officiers français ; tous les étrangers sont suspects : des Russes, des Français sont arrêtés, pour espionnage ; on fait la chasse aux automobiles chargées d'or ; des bruits terribles se murmurent, sur ce qui se passe à Paris ; la forteresse de Varsovie a sauté ; le prince Alexandre de Serbie est l'objet d'un attentat. Cependant, les dispositions sont prises ostensiblement pour la guerre. Dans la campagne, on organise fébrilement les travaux de la moisson. Les femmes renoncent aux toilettes voyantes. A Berlin, 1.800 mariages de guerre sont célébrés, et, notamment, celui du prince Oscar de Prusse avec la comtesse Bassewitz. Plus de partis : là aussi, l'union sacrée ; les engagements en masse ont lieu sur tout le territoire de l'empire. Le Kladderadatsch du 16 août traduit le sentiment populaire en deux lignes : Quand on se rencontrait, le premier jour de la mobilisation, on disait : Es-tu obligé de partir ? Le deuxième jour : Pars-tu ? Le troisième jour : Es-tu autorisé à partir ? Quoi de surprenant, si un peuple, ainsi soulevé, ne se connaît plus et se laisse entraîner aux pires violences ! Des boutiques saccagées, des voyageurs, des malades rentrant des stations thermales, parqués comme des troupeaux de bêtes et insultés, la plupart accablés de mauvais traitements ; nul respect pour des personnes âgées qui s'étaient confiées à l'hospitalité allemande ; on s'en prend même à des neutres, comme à la femme du ministre de l'Argentine à Paris ; les enfants, confiés à des familles allemandes, les institutrices sont jetés sur la voie publique ou dans les wagons de rapatriement où ils sont l'objet d'infinies vexations, et combien de faits abominables et douloureux se perdent dans l'immense tourbillon de la haine soulevée ! Car ce peuple, dont l'orgueil est blessé, ne sait plus que haïr. Ce sentiment s'exalte, enfin, dans les violences commises à l'égard des ambassades de France, d'Angleterre, de Russie et de l'impératrice douairière, mère de l'empereur Nicolas[7]. On a tout fait pour déchaîner la foule : on ne la tient plus. Le 3 août, M. de Jagow venait à l'ambassade de France pour se plaindre, auprès de M. J. Cambon, de prétendus actes d'agression qui s'étaient produits sur la frontière allemande. En réponse, M. J. Cambon cite des faits inverses beaucoup plus avérés. La conversation fut froide et sèche : on avait, de part et d'autre, hâte d'en finir. M. J : Cambon manifeste le désir de faire une visite personnelle au chancelier ; le ministre l'en dissuade : l'entrevue ne servirait à rien et ne pourrait être que pénible. Des fenêtres de l'ambassade, on voyait une foule ameutée sur la Pariser-Platz. M. J. Cambon demande quand tout cela finirait. Réponse évasive de M. de Jagow. Il part. A 6 heures du soir, un fonctionnaire apporte les passeports de l'ambassadeur. Celui-ci désire rentrer par la Hollande et la Belgique : on lui déclare, d'abord, qu'il ne pourra partir que par la Suisse ou le Danemark ; puis, on lui assigne la voie de Vienne. Il s'agit, évidemment, de retarder le plus possible son retour en France. L'ambassadeur refuse de partir par Vienne. Alors, on ne lui laisse ouverte que la route du Danemark : Je déclarai à M. Langworth que je me soumettrais à l'ordre qui m'était donné, mais que je protestais. L'ambassadeur écrit à M. de Jagow : On me traite presque en prisonnier. Le personnel de l'ambassade est avisé qu'il ne pourra pas aller prendre ses repas dans les restaurants. L'ambassadeur et le personnel de l'ambassade partent à 10
heures du soir, le 4 août. Le voyage dura vingt-quatre heures. J'étais accompagné du major von Rheinbaden et d'un
fonctionnaire de la police. On a fait fermer les fenêtres et les rideaux des
voitures ; chacun de nous a dû se tenir isolément dans son compartiment, avec
défense de se lever et de toucher à ses sacs de voyage. Dans le couloir des
wagons, devant la porte de chacun des compartiments, maintenue ouverte, se
tenait un soldat, le revolver au poing et le doigt sur la gâchette. On arriva à la dernière station allemande, le 5, vers onze heures du soir. Là, le major déclara à l'ambassadeur qu'il ne pourrait le conduire jusqu'à la frontière danoise, s'il ne réglait immédiatement le prix du voyage : 3.611 marks 75. On refusa un chèque sur une banque de Berlin, offert par l'ambassadeur, et il fallut faire une collecte parmi les Français présents pour réunir la somme exigée en or[8]. Pendant ce temps, M. de Schœn, qui avait paru, un instant, pouvoir provoquer un incident, par son attitude à Paris, était traité avec les plus grands égards et convoyé dans un wagon-salon avec tout le personnel de son ambassade, jusqu'à la frontière. Le wagon-salon fut, d'ailleurs, retenu et confisqué par l'autorité allemande. Au Luxembourg, le ministre de France, M. Armand Mollard, avait été informé, le mardi matin, 4 août, par M. Eyschen, ministre d'État, que les autorités militaires allemandes exigeaient son départ. Le grand-duché était occupé, à titre temporaire, par les troupes allemandes, depuis le 2 août[9]. M. Mollard dut céder à la force et fut reconduit à la frontière. M. Allizé, ministre en Bavière, avait été également molesté, au moment de son départ de Munich. Il en fut de même de la plupart des consuls des puissances alliées, notamment de M. Armez, consul de France à Stuttgard. Voici comment les choses se passèrent, à l'égard des représentants de l'Angleterre : après que la presse eut fait connaître l'état de guerre réciproque, entre l'Angleterre et l'Allemagne, une cohue excessivement excitée et désordonnée se massa devant l'ambassade britannique. La police est débordée. On ferme les portes. Des cailloux sont jetés dans les fenêtres et tombent dans les salons de l'ambassade. On dut avertir, par le téléphone, M. de Jagow, qui donna des ordres aussitôt, et puis, vint, lui-même, et se confondit en excuses. Il déclara que la conduite de ses compatriotes lui avait fait éprouver une honte plus grande qu'il n'avait de paroles pour l'exprimer. Au fond, la foule se sentait approuvée et soutenue. Le lendemain, 5 août, un aide de camp de l'empereur se présenta à l'ambassade : il était chargé du message verbal suivant : L'empereur m'a chargé d'exprimer à Votre Excellence son regret des événements d'hier soir ; mais de vous dire en même temps que, de ces événements, vous déduirez une idée des sentiments qu'éprouve son peuple au sujet de l'acte de la Grande-Bretagne, se joignant à d'autres nations, contre ses vieux alliés de Waterloo. Sa Majesté l'empereur vous prie également de dire au roi qu'il a été fier des titres de feld-maréchal britannique et d'amiral britannique, mais que, par suite de ce qui est arrivé, il se voit, maintenant, dans l'obligation de s'en dépouiller sur-le-champ. Et l'ambassadeur, rendant compte de l'incident, écrit : Je désire ajouter que le message ci-dessus n'a rien perdu de son acerbité, par la manière dont il a été prononcé. Cet affront sanglant fut vite connu. A partir de ce moment, les autorités et la foule parurent satisfaites. L'ambassadeur, accablé des politesses de M. de Jagow, put partir directement par la voie hollandaise : Nous ne subîmes aucune espèce de molestation et évitâmes le traitement dont la foule avait gratifié mes collègues français et russe. Le traitement infligé à l'ambassadeur de Russie et au personnel attaché à l'ambassade impériale est le plus indigne de tous. Une foule énorme s'était massée, au moment où le départ devait avoir lieu, devant et aux alentours de l'ambassade. Malgré la police à cheval, la foule accabla l'ambassadeur d'injures ; peu s'en fallut qu'il ne fût frappé. Les automobiles se suivaient, formant une sorte de convoi. Elles furent entourées de la foule et avaient peine à se frayer un chemin. Une foule innombrable, composée de nombreux représentants des classes intellectuelles, les entouraient, proférant des injures, crachant au visage des voyageurs et frappant à coups de canne et de parapluie, non seulement les hommes, mais aussi les femmes et les enfants. Le chambellan Chrapovitzki, ancien premier secrétaire à l'ambassade de Russie à Berlin, est frappé, à la tête, de coups si violents que le sang coule ; la princesse Belosselka, américaine de naissance, la comtesse Litke, Mme Totleben, sont insultées ou frappées. On est dans la nécessité de cacher les enfants au fond des automobiles, pour les mettre à l'abri des coups. L'impératrice douairière de Russie venait d'Angleterre et traversait l'Allemagne pour rentrer en Russie. Sur l'ordre des autorités allemandes, il fut interdit à Sa Majesté de continuer son voyage : on lui donna le choix, ou d'aller à Copenhague, ou de retourner à Londres. Elle dut obéir et passer par Copenhague pour rentrer chez elle. SÉANCE DU REICHSTAG, LE 4 AOÛT.La séance solennelle du Reichstag s'ouvre le 4 août. L'assemblée est réunie, d'abord, en séance extraordinaire, puis en séance ordinaire. L'empereur est debout ; il s'exprime en ces termes : C'est à une heure fatidique que je rassemble autour de moi les représentants élus du peuple allemand... Je prends l'univers à témoin que, durant ces dernières années, si lourdes de complications de toutes sortes, nous n'avons cessé de nous tenir au premier rang pour épargner aux peuples de l'Europe.une guerre entre les grandes puissances. Les graves dangers que les événements dans les Balkans avaient fait surgir semblaient écartés. C'est alors que l'assassinat de mon ami, le prince héritier François-Ferdinand, a ouvert un abime. Mon noble allié, l'empereur et roi François-Joseph fut forcé de recourir aux armes pour assurer la sécurité de son royaume contre les menées dangereuses d'un Etat voisin. L'Empire russe s'est alors mis en travers de la Monarchie alliée qui poursuivait la revendication de ses intérêts les plus fondés. Ce n'est pas seulement notre devoir de puissance alliée qui nous appelle aux côtés de l'Autriche-Hongrie. A nous, échoit aussi la tâche gigantesque de défendre, en même temps que l'ancienne communauté de culture des deux États, notre propre position dans le monde contre l'assaut des forces hostiles. C'est avec douleur que j'ai dû mobiliser mon armée contre un voisin avec lequel elle a combattu côte à cote sur tant de champs de bataille. Le gouvernement impérial de Russie cédant à la poussée d'un nationalisme insatiable, a pris fait et cause en faveur d'un Etat qui, pour avoir fomenté des attentats criminels, portera la responsabilité de cette guerre. Que la France se soit rangée parmi nos adversaires, cela ne pouvait aucunement nous surprendre. Trop souvent, nos efforts pour entretenir avec la République française des rapports plus amicaux se sont heurtés a d'anciennes espérances et à de vieilles rancunes. Il ressortira pour vous, clairement, des documents qui vous sont soumis, que mon gouvernement, et surtout mon chancelier, se sont efforcés jusqu'au dernier moment d'éviter les solutions extrêmes. Acculés à notre défense légitime, nous tirons l'épée, la conscience pure et les mains pures. J'en appelle aux peuples et aux tribus de l'Empire allemand. Que leurs forces s'unissent, et qu'ils marchent fraternellement aux cotés de nos alliés, pour défendre ce que nous avons forgé dans le travail et dans la paix. A l'exemple de nos pères, résolus et fidèles, graves et chevaleresques, humbles devant Dieu et vaillants devant l'ennemi, demandons avec confiance au Tout-Puissant qu'il veuille bien nous fortifier dans notre défense et la mener à bonne fin ! Et vous, messieurs, le peuple allemand tout entier, rassemblé autour de ses princes et de ses chefs, a aujourd'hui les veux tournés vers vous. Prenez vos résolutions, d'un accord unanime et sans retard. C'est là mon vœu fervent. A ce discours, ponctué d'acclamations enthousiastes, l'empereur ajouta ces quelques mots : Vous avez lu, messieurs, ce que j'ai dit à mon peuple du haut du balcon du château. Je le répète : Je ne connais plus de partis, je ne connais que des Allemands. Et pour me montrer que vous êtes fermement résolus, sans distinction de partis, de rang ou de religion, à me soutenir à travers tous les obstacles, dans le malheur comme dans la mort, j'invite les chefs des partis à s'avancer et à me le jurer solennellement dans la main. Nouvelles acclamations. Sauf les démocrates socialistes, qui n'assistent pas à la cérémonie, les chefs des différents partis s'avancent vers l'empereur qui leur serre à chacun la main. Après que le chancelier de l'empire a déclaré la session ouverte, l'assemblée entonne l'hymne impérial : Salut à toi, ceint des lauriers de la victoire ! (Heil dir, im Siegerkranz.) Lorsque la dernière strophe eut retenti, l'empereur quitta la salle, suivi d'un tonnerre d'applaudissements. L'empereur, comme on le voit, a pris le ton de l'épopée. Il a parlé en burgrave : Les vieux souvenirs de l'histoire allemande et prussienne sont évoqués par lui. Il se sent enfin dans son rôle, dans un rôle. Il parle beaucoup de Dieu. Le chancelier Bethmann-Hollweg est chargé d'exposer les faits et de plaider la cause, après que l'empereur, chef des tribus allemandes, eut chanté le bardit. Voici les plus importants passages de ce discours, dont on remarquera les allégations imprécises, les lacunes voulues, l'argumentation captieuse. Le chancelier a donné, dans cette harangue, un portrait trop exact de son âme et de l'âme allemande : loin. de chercher à dissimuler l'erreur morale de la politique qu'il défendait, il l'a proclamée. Ce plaidoyer est un aveu. Messieurs, on vous a soumis une série de documents rassemblés dans la fièvre des événements qui se précipitent. Laissez-moi en dégager les faits qui éclaireront notre attitude. Dès le début du conflit entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie, nous n'avons cessé d'agir, par nos déclarations et par nos actes, pour que cette affaire restât localisée entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie. Tous les cabinets, en particulier celui de l'Angleterre, partageaient le même désir. La Russie seule déclare qu'elle doit faire entendre sa voix dans le règlement de ce conflit. C'est alors que surgit le danger des complications européennes. Aussitôt que les premières nouvelles positives concernant les préparatifs militaires russes nous parvinrent, nous furies savoir à Pétersbourg, d'une façon aimable niais ferme, que tous préparatifs militaires dirigés contre l'Autriche-Hongrie nous trouveront aux côtés de notre alliée, et que les préparatifs militaires faits contre nous, nous obligeront de notre côté à des mesures semblables. Entre la mobilisation et la guerre, il n'y a qu'un pas. La Russie nous fait part, de la manière la plus solennelle, de son désir de paix, et nous fait savoir que ces préparatifs militaires ne sont aucunement dirigés contre nous. Entre temps, l'Angleterre essaie d'intervenir entre Vienne et Saint-Pétersbourg et nous lui prêtons notre appui. Le 28 juillet, l'empereur envoie une dépêche au tzar dans laquelle il le prie de considérer que l'Autriche-Hongrie a le droit et le devoir de se protéger contre les menées de la Serbie qui menacent son existence. L'empereur lui rappelle en même temps les intérêts solidaires des souverains, en présence de l'assassinat de Sarajevo et il espère que le tzar lui prêtera son appui, dans ses efforts pour résoudre les différends entre la Russie et l'Autriche-Hongrie. A peu près à la même heure, et avant la réception de son télégramme, le tzar prie instamment l'empereur de lui venir en aide ; il a le désir de conseiller à Vienne la modération. L'empereur se prête à ce rôle d'intermédiaire. Mais, à peine commencé à agir, que la Russie mobilise toutes ses forces contre l'Autriche-Hongrie. L'Autriche-Hongrie elle-même n'avait mobilisé que contre la Serbie, et elle n'avait mis en mouvement au nord que deux corps d'armée, mais loin de la frontière russe. La mobilisation russe était déjà décidée tout entière, avant même que le tzar se fût adressé à l'empereur. L'empereur fit observer au tzar que son rôle d'intermédiaire devenait difficile, sinon tout à fait inutile, par suite de cette mobilisation générale contre l'Autriche ;Hongrie. Malgré cela, nous continuâmes notre intercession à Vienne et cela dans des formes qu'il était impossible d'outrepasser, si nous les voulions compatibles avec nos engagements d'alliés. Pendant ce temps, la Russie renouvelait spontanément l'assurance que ses dispositions militaires n'étaient nullement dirigées contre nous. Nous sommes alors au 31 juillet. C'est de Vienne que doit venir la décision. Notre intercession a déjà eu ce résultat qu'à Vienne, sur nos instances, on est entré, encore une fois, en pourparlers directs avec Pétersbourg. Mais avant que Vienne ait prononcé, nous parvient la nouvelle que la Russie a mobilisé toutes ses forces militaires, par conséquent contre nous également. Le gouvernement russe qui savait pertinemment, par nos avertissements répétés, ce que signifiait la mobilisation contre nous, ne nous l'a pas même fait connaitre, ne nous en donne aucune explication plausible. C'est dans l'après-midi seulement qu'un télégramme du tzar parvient à l'empereur, par lequel il assure que son armée ne prendra aucune attitude agressive contre nous. Cependant, la mobilisation russe, sur notre frontière, est déjà en pleine action depuis la nuit du 30 au 31 juillet. Ainsi, tandis que nous intercédions à Vienne sur la prière du gouvernement russe, la force militaire russe se mettait en mouvement, tout le long de notre frontière qui est presque à découvert ; la France ne mobilisait pas encore, niais poussait activement, comme nous l'apprenions, ses préparatifs militaires. Et nous, pendant ce temps, nous n'avions, de propos délibéré, convoqué jusqu'alors aucun réserviste sous les drapeaux, par amour pour la paix de l'Europe. Devions-nous prolonger encore notre patience, jusqu'à attendre que les puissances qui nous encerclaient eussent choisi l'instant du combat ? Exposer l'Allemagne à un pareil danger eût été un crime. C'est pourquoi, le 31 juillet, nous sommons la Russie d'opérer sa démobilisation, comme étant le seul moyen qui pût désormais sauver la paix de l'Europe. Notre ambassade impériale à Pétersbourg reçoit, en outre, la mission de faire au gouvernement russe la déclaration qu'au cas où il repousserait notre proposition, nous nous considérerions comme en état de guerre avec lui. Notre ambassadeur a rempli cette mission. Quelle fut la réponse de la Russie à notre proposition ? Nous l'ignorons encore aujourd'hui. Des communications télégraphiques de Pétersbourg à ce sujet ne nous sont point parvenues, bien que le télégraphe ait, depuis, communiqué des messages bien moins importants. C'est ainsi que l'empereur, comme le délai fixé était depuis longtemps écoulé, s'est vu dans la nécessité, le der août à 5 heures de l'après-midi, de mobiliser. En même temps, il nous fallait savoir quelle serait l'attitude de la France. Nous lui avons demandé si, en cas de guerre russo-allemande, elle garderait la neutralité. Elle. nous a répondu qu'elle ferait ce que lui dicteraient ses intérêts. C'était ne pas répondre à notre question, sinon par la négative. Malgré cela, l'empereur a donné l'ordre qu'on respectait, en tous les cas, la frontière française ; cet ordre a été observé de la façon la plus rigoureuse à l'exception d'un cas isolé. La France, qui avait mobilisé en même temps que nous, nous déclarait qu'elle respecterait une zone de dix kilomètres de la frontière. Et qu'est-il arrivé en réalité ? Les aviateurs ont lancé des bombes, des patrouilles de cavalerie et des compagnies se sont avancées sur notre territoire. Ainsi la France, sans que la guerre eût été déclarée, a rompu la paix et nous a vraiment attaqués. Quant au cas isolé de tout à l'heure, je viens de recevoir la communication suivante du chef de l'état-major : Des plaintes du gouvernement français se rapportant aux violations du territoire de notre part, il n'en faut retenir qu'une. Malgré l'ordre donné, une patrouille du 14e corps d'armée, conduite probablement par un officier, a franchi la frontière, le 2 de ce mois. Elle a été sans doute anéantie, un homme seulement est retourné. Mais, longtemps avant ce simple empiètement de territoire, des aviateurs français avaient lancé des bombes sur nos lignes de chemins de fer et des troupes françaises avaient attaqué les nôtres dans le passage de la Schlucht. Nos troupes se sont, d'après les ordres qui leur avaient été donnés, bornées uniquement à la défensive. Voilà la vérité. Nous sommes dans la nécessité, et nécessité ne tonnait point de loi. Nos troupes ont occupé le Luxembourg et ont peut-être déjà foulé le territoire belge. C'est contre le droit des nations. Le gouvernement a, en effet, il est vrai, déclaré à Bruxelles qu'il respecterait la neutralité de la Belgique tant que l'adversaire la respecterait. Nous savions cependant que la France était prête à l'agression. La France pouvait attendre ; nous, pas. Une attaque française sur notre flanc, dans le Bas-Rhin, eût pu nous être fatale. Ainsi, nous avons été contraints de passer outre aux protestations fondées du Luxembourg et du gouvernement belge. Nous les dédommagerons du tort que nous leur avons ainsi causé, aussitôt que nous aurons atteint notre but militaire. Quand on est aussi menacé que nous le sommes et qu'on combat pour ce qu'on a de plus sacré, on ne doit penser qu'à une chose, c'est de s'en tirer coûte que coûte. L'Autriche-Hongrie et nous, nous marchons côte à côte. Quant à l'attitude de l'Angleterre, les déclarations que sir Edward Grey a faites hier à la Chambre des Communes exposent le point de vue du gouvernement anglais. Nous lui avons donné l'assurance que tant que l'Angleterre restera neutre, notre flotte s'abstiendra d'attaquer la cote nord de la France et que nous respecterons l'intégrité territoriale et l'indépendance de la Belgique. Cette déclaration, je la renouvelle ici publiquement devant le monde entier et je puis ajouter que, tant que l'Angleterre restera neutre, nous sommes prêts, en cas de réciprocité, à n'entreprendre aucune opération hostile contre la marine marchande française. Je répète les paroles de l'empereur : C'est la conscience pure que l'Allemagne va au combat. La thèse est donc la suivante : Dans la difficulté austro-serbe, l'Autriche-Hongrie n'avait à tenir compte que de ses propres sentiments ; l'Allemagne n'avait à tenir compte que des volontés de l'Autriche-Hongrie ; et l'Europe n'avait qu'à s'incliner devant les décisions des deux empires. D'autre part, la Russie voulait la guerre ; elle a mobilisé contre l'Autriche et contre l'Allemagne, avant que l'Allemagne ait pu agir sur l'Autriche. L'Allemagne a sommé la Russie de démobiliser parce que c'était le seul moyen de sauver la paix de l'Europe (!) et la Russie n'ayant pas obtempéré, la guerre a été déclarée à la Russie par l'Allemagne. Quant à la France, c'est plus simple encore : la France a violé la frontière allemande, et, tout en reconnaissant que les troupes allemandes ont violé la frontière française, on se considère comme attaqué et on lui déclare la guerre. Le passage sur la neutralité du Luxembourg et de la Belgique est immortel : NOUS SOMMES DANS LA NÉCESSITÉ ET NÉCESSITÉ NE CONNAÎT PAS DE LOI... Nos troupes ont occupé le Luxembourg et ont peut-être déjà foulé le territoire belge : C'EST CONTRE LE DROIT DES NATIONS... Quand on est aussi menacé que nous le sommes et qu'on combat pour ce qu'on a de plus sacré, on ne doit penser qu'à une chose, C'EST À S'EN TIRER COÛTE QUE COÛTE ! Quant à l'Angleterre, on affecte d'ignorer ses véritables sentiments et l'état où la négociation a mis les choses. On sait que l'Angleterre a lié son sort à celui de la Belgique et de la France, mais on ne l'avoue pas. Le discours est couvert d'applaudissements ; scandé de cris d'enthousiasme par une chambre en délire : les députés allemands acclament l'homme qui n'a pas hésité à dévoiler, à la face de l'Univers, l'âme allemande, faite d'audace, de brutalité et de cynisme. Plus tard, quand la fièvre eut disparu, on devait réfléchir et désavouer, mollement d'ailleurs, le chancelier, baisser la tête devant l'histoire. Mais la parole et le tonnerre d'applaudissements durant quelques minutes, tout est officiel. Maître et complices trouvent, dans l'indiscutable enthousiasme de l'assemblée, leur éternelle condamnation. La séance avait été soigneusement réglée. Il avait été décidé que personne ne prendrait la parole, sauf le chancelier et le président Kaempf, celui-ci devant exprimer le sentiment de toute la chambre ; mais qu'on réserverait, cependant, la parole, à un orateur du groupe socialiste. Les choses étaient ainsi réglées, quoi qu'il advînt. Elles se passèrent comme il avait été décidé. Le président Kaempf, parla brièvement, pour adhérer, au nom de la chambre et du pays, à la thèse gouvernementale et magnifier l'enthousiasme patriotique : Nous savons que la guerre que l'on nous oblige à entreprendre est une lutte défensive... Le Reichstag se dispose à faire face à la guerre, à voter les lois qui assureront la conduite de la guerre et l'entretien de la vie économique... Jamais le peuple ne s'est montré aussi unanimement d'accord qu'aujourd'hui. Ceux-là même qui sont les adversaires acharnés de la guerre accourent sous les drapeaux... C'était la main tendue au parti socialiste. Tout cela, d'ailleurs, avait été encore arrangé dans a coulisse. C'est avec le sang du peuple que cette guerre d'hégémonie allait être entreprise ; il fallait que ce sang, le peuple le donnât avec joie et qu'il fût engagé de son propre mouvement. L'attitude du parti socialiste avait été décidée dans une séance tenue le lundi matin, 3 août : Les députés savaient à quoi s'en tenir, au sujet de l'agression dont on prétendait que l'Allemagne était victime ; ils connaissaient la mauvaise foi de leur gouvernement. Muller leur avait rendu compte de sa démarche à Bruxelles et à Paris et il avait pu les éclairer sur les faits. Dans le groupe, le débat fut vif ; les opinions diverses furent défendues avec violence. Finalement, la majorité se rallia à la proposition du docteur David, de Mayence, estimant que le pays, étant en guerre, il ne pouvait plus y avoir de partis et que les socialistes devaient associer leur action, sans réserve, à celle du gouvernement. Haase, qui avait fait partie de la minorité et qui s'était prononcé pour l'abstention, accepta, sur les instances de Kautsky, de parler au nom du parti. Il ne faut pas oublier que Haase est en relation directe avec le chancelier. Il se charge de manigancer, en dessous, la véritable tactique du parti socialiste, qui pourrait se résumer ainsi : Selon les traditions marxistes, adhérer à une guerre de conquête[10], à une guerre contre la Russie et contre la France ; en laisser la responsabilité au parti capitaliste ; l'aider, s'il y a des chances de gagner ; l'aider encore dans la retraite, s'il vient à perdre ; le renverser et lui succéder, s'il se perd tout à fait et s'il faut liquider l'entreprise. On trouve de tout cela dans la déclaration de Haase. Moins emphatique que celle du chancelier, elle est infiniment plus habile et mieux posée. L'histoire verra germer, peu à peu, les riches semences d'avenir qu'elle contient. Voici, in-extenso, le texte de la Déclaration des socialistes. Au nom de mon parti, j'ai à faire la déclaration suivante : Nous sommes à une heure marquée par le destin. Les suites de la politique impérialiste qui a introduit une surenchère incessante des armements et a aiguisé les antagonismes entre les peuples, se sont abattues sur l'Europe comme un ouragan. La responsabilité en incombe aux champions de cette politique ; nous la repoussons. La démocratie socialiste s'est opposée de toutes ses forces à cette évolution inquiétante, et, jusqu'à la dernière minute, nous nous sommes efforcés, par de puissantes manifestations dans tous les pays, notamment en intime accord avec nos frères de France, d'assurer le maintien de la paix. Nos efforts ont été vains. Maintenant, nous nous trouvons en présence de cette réalité d'airain, la guerre, et nous sommes menacés des horreurs de l'invasion ennemie. Nous n'avons plus à prononcer pour ou contre la guerre, mais sur les moyens nécessaires à la défense du pays, et nous devons penser à ces milliers d'hommes du peuple qui, sans qu'il y ait de leur faute, sont impliqués dans cette bagarre. C'est eux qui auront le plus à souffrir des maux de la guerre. Notre peuple, et sa liberté dans l'avenir, aurait beaucoup, sinon tout à redouter d'une victoire de ce despotisme russe qui s'est souillé du sang des meilleurs d'entre ses sujets. Il s'agit d'écarter ce danger et d'assurer la civilisation et l'indépendance de notre propre pays. C'est pourquoi nous faisons ce que nous avons toujours annoncé : à l'heure du péril nous ne laissons pas la patrie en plan. Nous nous sentons en cela d'accord avec l'Internationale qui a toujours reconnu à tout peuple le droit de défendre en tout temps son indépendance, si elle réprouve les guerres de conquêtes. Nous demandons qu'aussitôt que la sécurité sera certaine et que l'ennemi sera disposé à la paix, de mettre un terme à la guerre par un traité qui rende possible l'amitié avec les peuples voisins. Nous demandons cela, non seulement au nom de la solidarité internationale que nous avons toujours défendue, mais aussi dans l'intérêt du peuple allemand. Nous espérons que la cruelle école de la guerre va réveiller l'horreur de ce fléau chez des millions d'hommes qui seront ainsi gagnés à l'idéal du socialisme et s'y voueront désormais. C'est guidé par ces principes, que nous approuvons les crédits demandés. Les crédits furent votés à l'unanimité, au milieu d'un enthousiasme indescriptible. Plusieurs députés socialistes demandèrent à partir immédiatement. L'un d'eux avait fait enrôler ses quatre fils et ses trois gendres. D'ailleurs, la séance avait déjà un aspect militaire. Nombre de députés y assistaient en uniforme de campagne, prêts à partir le jour même, pour rejoindre leur régiment. C'était vraiment le tumulte, l'Allemagne en armes. L'OPINION PUBLIQUE EN AUTRICHE-HONGRIE.Quoique la guerre européenne ait été une conséquence immédiate de la politique austro-hongroise, ce n'est pas l'Autriche-Hongrie qui, à proprement parler, mène le jeu. Elle allume, et puis rentre dans l'ombre. Pourtant, c'est par sa volonté que le premier sang coule. Elle a rompu, le 23 juillet, avec la Serbie. Dès le 24, à la chambre hongroise, le comte Tisza, président du conseil des ministres, expose la pensée gouvernementale. Rien qu'à ce signe, on comprend que la grande affaire qui se déroule est surtout une affaire hongroise. La partie se joue entre Slaves et Magyars, au dedans et au dehors de l'empire. Le comte Tisza prend immédiatement l'allure de maître de l'heure et de grand responsable, qui sera la sienne, désormais. Expliquant la rupture avec la Serbie, il déclare que la demande du gouvernement austro-hongrois n'a pas
besoin d'être justifiée, mais qu'il est plutôt nécessaire d'expliquer
pourquoi elle n'a lieu qu'à présent. Je puis dire que nous sommes allés jusqu'aux extrêmes limites de la patience. Dans la conviction que la démarche est exigée par les intérêts vitaux de la nation hongroise, nous en supporterons toutes les conséquences. Ces déclarations sont accueillies par de bruyants applaudissements. Le comte Andrassy, au nom de l'opposition, se réserve de faire la critique de la politique étrangère du gouvernement, mais déclare que l'opposition remplira tout son devoir et que cette attitude sera suivie par tous les Hongrois. A Vienne, la presse accueille avec enthousiasme la guerre que son attitude a tout fait pour rendre inévitable. Même le journal socialiste, Arbeiter Zeitung, constate l'union de tous les partis. D'ailleurs, sur une simple réserve, un numéro du journal est saisi. Les manifestations de l'opinion à Vienne et à Budapest se résument donc en une immense acclamation : dans le premier emballement, personne n'hésite, personne ne réfléchit : tout le monde suit. A la nouvelle authentique de la rupture, deux mille personnes se massent devant le télégraphe central, criant : Hurrah ! et A bas la Serbie ! A Prague, en Bohême, on sent une certaine hésitation, mais elle ose à peine se manifester. Les journaux publient les documents officiels et se contentent d'ajouter que tout commentaire leur est impossible. Les premières mesures militaires sont prises : les ponts, lcs voies ferrées sont gardés. Les télégraphes et les téléphones sont soumis à une censure rigoureuse. Le 25, le 26, la fièvre belliqueuse gagne les diverses parties de l'empire. Le ministre de Serbie, M. Yovanovitch, reçoit ses passeports. Les troupes sont acheminées vers la Bosnie et Herzégovine, pour envahir la Serbie. Le 3e corps occupe la Slavonie. La ville de Semlin, en face de Belgrade, se remplit de soldats. Douze canonnières sont mouillées à Neusatz. Provisoirement, l'empereur François-Joseph reste à Ischl. On affirme qu'il aurait reçu un télégramme du pape Pie X le conjurant de ne pas ensanglanter sa vieillesse. La Nouvelle Presse libre donne déjà à la crise son véritable caractère, quand elle voit, comme premier résultat, l'union intime des deux empires germaniques : Ils mêlent, aujourd'hui, leurs sentiments et leurs convictions ; des millions d'hommes sont dominés par la même émotion et se sentent frères. Ils savent, qu'entourés d'un même danger, ils ont un même avenir. Cette guerre sera menée jusqu'à la dernière extrémité. On veut frapper un coup, avant que la Russie et les puissances soient intervenues au conflit. La déclaration de guerre officielle est notifiée, le 28 juillet, à la Serbie : Le gouvernement royal de Serbie n'ayant pas répondu d'une manière satisfaisante à la note qui lui avait été remise par le ministre d'Autriche-Hongrie à Belgrade, à la date du 23 juillet 1914, le gouvernement impérial et royal se trouve dans la nécessité de pourvoir lui-même à la sauvegarde de ses droits et intérêts et de recourir, à cet effet, à la force des armes. L'Autriche-Hongrie se considère donc, dès ce moment, en état de guerre avec la Serbie. Le ministre des Affaires étrangères d'Autriche-Hongrie COMTE BERCHTOLD. Le comte Tisza parle de nouveau à la chambre hongroise, le 28. Il affirme l'unité de toutes les nationalités dans la fidélité à l'empereur-roi et lit la lettre autographe du souverain ajournant le Parlement hongrois. L'assemblée accueille les déclarations du ministre avec un enthousiasme indicible. Le président se lève, implore la bénédiction divine pour le roi et pour la patrie. L'empereur, enfin, sort de son long silence. I] y a un mois, il paraissait incliné vers la paix : maintenant, le vieillard tragique choisit la guerre : Ischl, 28 juillet. À MES PEUPLES, Ce fut mon plus grand désir de consacrer les années qui me sont encore accordées par la grâce de Dieu, aux œuvres de la paix... Il en a été décidé autrement par la Providence... Le royaume de Serbie, dans une ingratitude pleine d'oubli — ce souverain ingrat ne parle que de l'ingratitude des autres, nous retrouverons des expressions presque identiques dans la proclamation relative à la guerre avec l'Italie —, ce royaume qui, dès le début de son indépendance jusqu'en ces tout derniers temps, fut favorisé et protégé par mes ancêtres et par moi, s'était déjà, il y a quelques années, engagé dans la voie des hostilités contre l'Autriche-Hongrie... La haine contre moi et ma maison devint de plus en plus violente et plus forte — c'est la seule allusion à la mort de l'archiduc François-Ferdinand —. Mon gouvernement a entrepris en vain une dernière tentative pour amener, par des moyens pacifiques, la Serbie à changer de politique... Je me vois obligé de me créer par la force des armes les garanties indispensables pour assurer à mon empire le calme à l'intérieur, la paix permanente à l'extérieur... Je prends, en cette heure grave, tout le poids de ma décision et la responsabilité que j'encours devant le Tout-Puissant. J'ai tout examiné et tout étudié. En conscience, je m'engagé dans la voie que me montre le devoir. J'ai confiance dans mes peuples. J'ai confiance dans l'armée de l'Autriche-Hongrie, qui est animée de sentiments de bravoure et de dévouement, et j'ai confiance dans le Tout-Puissant qui donnera la victoire à mes armées. François-Joseph n'a pas écouté le conseil du vicaire du Christ. Comme l'empereur Guillaume, il dispose de la Providence ; il fait, de Dieu, sa chose. Et, pourtant, comme il est près de paraître devant lui ! Le 29, au matin, les premiers coups de canon sont tirés sur Belgrade. Les Serbes font sauter le pont qui relie leur capitale à Semlin. Un court combat s'est engagé sur les deux rives du Danube. Le sang a coulé. Les Serbes habitant l'empire sont l'objet de vexations infinies. Leurs boutiques sont saccagées. Des milliers d'entre eux sont emprisonnés ; les convois fugitifs marchent le long des routes, parfois enchaînés, escortés de soldats, baïonnette au canon. Là aussi, la haine commence son œuvre. Belgrade, ville ouverte, est bombardée. Les Autrichiens, dans une note officieuse, se servent, pour la première fois, du prétexte qui couvrira, désormais, la destruction systématique des villes sans défense : On a tiré sur des troupes combattantes qui s'abritaient derrière les maisons. Dès le 31 juillet, on fait placarder à Budapest l'occupation de Belgrade. L'empereur François-Joseph rentre à Vienne, le 30 juillet : il dit au bourgmestre qui vient le saluer : Je croyais, à mon âge, n'avoir à vivre que des années de paix ! L'arrivée de l'empereur est accueillie, dans toute la ville, par des manifestations enthousiastes. On acclame les puissances de la Triplice ; les musiques jouent les hymnes nationaux, sans oublier l'hymne italien. Les hostilités se poursuivent sans grand résultat ; l'occupation de Belgrade est démentie. On dirait que les troupes austro-hongroises commencent à sentir qu'elles auront affaire à forte partie. D'ailleurs, d'autres préoccupations détournent l'attention. L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie : ce n'est plus la guerre localisée ; c'est la grande guerre, la guerre européenne. Il semble qu'il y ait eu à ce moment, dans la résolution autrichienne, comme un temps d'arrêt, peut-être un léger recul. Voyait-on l'abîme s'entrouvrir ? Je rapporterai ici encore l'opinion d'un homme qui vit les choses de près : Il serait peut-être équitable de concéder aux gouvernants austro-hongrois qu'ils n'ont ni mesuré, ni entrevu les conséquences des actes qu'on leur faisait commettre. Même après avoir rompu brutalement avec Belgrade, le comte Berchtold, comme il appert de la lecture du Livre jaune, a pu croire ou, du moins, a paru se prêter à la prolongation des pourparlers qui réservaient quelques dernières chances d'accommodement entre son pays et la Russie. C'est alors que, pour rendre toute entente impossible, l'Allemagne, par une double mise en demeure, à Pétersbourg et à Paris, précipita les ruptures que son alliée espérait encore éviter. Pourtant, l'irrésolution de
l'Autriche, la crainte des paroles définitives n'en persistaient pas moins ;
elle prolongeait la présence de son ambassadeur en France, elle retenait à
Vienne celui de la République en affirmant à maintes reprises qu'aucune
fraction des troupes austro-hongroises n'était employée contre les armées
françaises. Mais c'est en vain qu'elle tentait de se dérober à la complicité
où elle s'était laissée entraîner. L'Allemagne l'a conduite comme elle l'a voulu. Elle y a trouvé d'autant plus de facilité que l'Autriche-Hongrie, aveuglée par sa haine contre la Serbie, n'a cherché dans la crise balkanique que les moyens d'humilier, d'abaisser et, si possible, de supprimer cette voisine détestée. S'il s'agit des peuples divers qui composent la monarchie, on peut se demander aussi quels sentiments réels se cachaient derrière le tapage des manifestations officielles. Il est difficile de préciser. Les dispositions ont été prises pour que les sentiments slavophiles ou italophiles ne puissent se manifester. Un expert des choses austro-hongroises écrit : Quant aux Slaves du Nord, c'est seulement l'état de siège et une véritable terreur policière, avec arrestation, en masse, confiscations, etc., qui ont empêché une explosion précédemment prévue par le gouvernement comme par les adversaires de l'Autriche-Hongrie. (Temps du 6 août 1914.) A Prague, les mesures les plus sévères furent prises. On appela les réserves avant qu'il fût question d'une guerre avec la Russie. Une grande manifestation russophile s'étant produite dans les rues de Prague, sur la nouvelle annonçant la mobilisation russe, on suspend les journaux, on procède à des perquisitions chez tous les anciens députés radicaux, ainsi que chez les journalistes. Le chef du parti national-social, le député Klofa, est arrêté et emprisonné, sous l'inculpation de haute trahison ; la femme du recteur de l'école polytechnique est également arrêtée pour avoir dit : Plût au ciel que les Russes fussent déjà à Prague ! Ainsi préparée, la mobilisation générale tchèque donne des résultats inattendus : 8o o/o, tandis que l'on ne comptait guère que sur 6o o/o. Mais, combien sont nombreux les soldats tchèques qui emportent leurs sentiments slaves au fond de leur cartouchière ; au cours des longues marches, où plus d'un d'entre ces régiments entrevoit la désertion en masse, ils chantent, à mi-voix, l'hymne : Hei Slavani ! avec les paroles interposées : Rus je o nàmi Kdo proti nam Aoho Franco smete. Le Russe est avec nous. Qui sera contre nous Le Français le balayera. (Journal
de Genève, 6 et 8 décembre 1914.) L'OPINION PUBLIQUE EN SERBIE.On est mal renseigné sur ce qui se passe à Belgrade, pendant la courte période où la Serbie est seule, face à face avec l'empire austro-hongrois. Les journées du 24 et du 25 apparaissent comme étrangement dramatiques. Le vaillant petit peuple jouait sa vie. Voici les impressions d'un témoin oculaire : Belgrade était dans l'attente de la réponse russe, après l'appel que le prince royal avait adressé à l'empereur Nicolas. Le 25 juillet, à 3 heures de l'après-midi, dans les rues de la capitale, sorte de grand village placé sous le feu des canons austro-hongrois, le bruit se répand : La Russie nous abandonne. Nous sommes perdus ! Désespoir de la foule ! Cris, plaintes, protestations. Les histoires les plus absurdes se répandent : Révolution au konak. Le roi est mort. Le prince royal est frappé. Celui-ci sort. Il a le bras en écharpe. Que s'est-il passé ? Il parle avec animation à deux officiers qui ne paraissent pas de son avis. Il rentre au palais. On a le sentiment d'une lutte violente entre le parti militaire et le parti de la paix. Un peu après 3 heures, l'ordre de mobilisation est placardé. Mais, qui sait ? ce n'est pas le dernier mot. Il reste 3 heures encore. Les messagers coulent d'une légation à l'autre. La foule
s'amasse et roule de la légation de France à la légation russe. L'Italie est
très populaire. C'est l'Italie qui nous sauvera !
Le konak est gardé militairement. Des milliers de dépêches arrivent de Russie
à la famille royale, aux ministres, aux
hommes politiques connus : Tenez bon ! Nous vous
soutiendrons jusqu'au dernier homme ! On reprend courage. Il n'y a
plus d'employés pour porter les télégrammes ; on les placarde aux murailles
et la population de crier : A bas l'Autriche !
Malheur aux lâches ! Ces cris visent le prince royal qu'on accuse de
céder. Les chefs de l'opposition sont convoqués au conseil. On dit que Patchich a reçu une dépêche de Saint-Pétersbourg : En tous cas, mobilisez ! Il s'est écroulé dans un fauteuil, en essuyant son front couvert de sueur. Même aux yeux des Autrichiens et des Allemands, il ne passe pas pour appartenir au parti de la guerre. Le prince royal, si ardent quelques jours auparavant, semble aussi, maintenant, désireux d'un arrangement. C'est dans cet état d'esprit que Patchich a envoyé à Saint-Pétersbourg une dépêche que l'on croit conciliante. Il fait, assure-t-on, un nouvel effort et insiste. A 5 heures et demie, on apprend que la note serbe a été rejetée. La confusion atteint son apogée à 6 heures. Il n'y a que le chemin de Semlin qui soit sans animation. Tout le monde se précipite vers les gares. Environ le huitième de la population quitte Belgrade. Les autres attendent le bombardement, puis l'entrée de l'ennemi. A 6 heures et demie, on ne voit plus un militaire dans Belgrade. (Correspondance de la München Augsburger Abendzeitung du 28 juillet.) Ce qui n'empêche pas la presse officieuse austro-allemande d'affirmer que Belgrade, ville ouverte, est bombardée pour dissiper les forces militaires qui s'y abritent ! Le prince héritier a signé le décret de mobilisation de l'armée, le samedi à 5 heures. Il prend en mains le pouvoir. La Skoupchtina est convoquée, à Nisch, pour le 27 juillet. A partir du 28, Belgrade est sous le feu des canons ennemis. La mobilisation générale de la vieille Serbie s'est terminée le 28 ; celle de la nouvelle Serbie commence aussitôt ; le prince royal se rend à Uskub. Il ouvre solennellement la Skoupchtina et, au milieu de
l'enthousiasme général, déclare que la Serbie a fait son devoir et compte sur
l'appui de la Russie. La Gazette de Cologne et toute la presse
allemande, commençant leur campagne de fausses nouvelles, annoncent
l'occupation de Belgrade, le 30, à la suite d'un combat d'artillerie. Le bourgmestre a rendu la ville vide de ses habitants.
En fait, l'armée autrichienne s'en tient à des combats d'artillerie sur le
Danube et sur la Dvina. Toutes les tentatives des troupes autrichiennes de débarquer
sur le territoire serbe échouent. Le Monténégro restera fidèle à son alliance avec la Serbie. Les forces militaires du royaume sont mobilisées le 31 juillet. Les premiers engagements sont favorables aux Monténégrins, qui s'emparent des défilés des montagnes. A Belgrade, la situation est affreuse pour la population qui reste dans la ville. Composée de pauvres gens, femmes, enfants, vieillards, — toute la population virile étant sous les drapeaux, — elle est exposée, sans vivres, sans ressources et sans communications, au bombardement des Autrichiens, qui, malgré leurs efforts pour passer le fleuve, sont tenus en échec. La nouvelle de la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie rend enfin l'espoir. La guerre générale, c'est la seule chance de salut qui reste à la Serbie. Après huit jours de guerre, après des efforts réitérés, aucun soldat autrichien n'a pu pénétrer sur le territoire serbe. Et, de Belgrade, on voit les corps d'armée autrichiens quittant leurs positions, sans doute pour être envoyés sur le front russe. Les communications télégraphiques et téléphoniques sont rétablies. Il y a eu 15o victimes dans la population civile. Mais la crainte de l'invasion se dissipe. Le Monténégro a déclaré la guerre à l'Autriche-Hongrie et les deux petits Etats se préparent, d'un cœur ferme, aux grands événements. L'OPINION PUBLIQUE EN RUSSIE.En Russie, la période que l'on peut appeler préparatoire de la guerre s'étend du 24 juillet au 8 août, date de la réunion de la Douma... Dès que la note austro-hongroise fut connue à Saint-Pétersbourg, l'opinion publique comprit la gravité de la situation. M. Poincaré et M. Viviani avaient quitté la Russie le jour même. On était fort des paroles échangées et de l'alliance confirmée. C'est le premier sentiment qui se manifeste dans la presse russe. La Novoïe Vremia écrit : La réponse de la Russie est donnée dans les communiqués officiels, celui qui fut publié à propos de la visite de M. Poincaré et celui de ce matin, sur le conflit austro-serbe. Nous voulons la paix ; mais on nous entraîne à la guerre. Devant aucune menace, la Russie ne sortira de la voie que l'histoire lui a tracée. Le Courrier de Saint-Pétersbourg ajoute : La seule réponse digne de la Russie serait la mobilisation sur la frontière autrichienne. Les hostilités avaient commencé par la volonté de l'Autriche-Hongrie, contre la Serbie, le 25 juillet la guerre européenne résulta de l'ultimatum adressé par l'Allemagne à la Russie. Un télégramme du ministre des Affaires étrangères russe aux représentants à l'étranger explique, en ccs termes, la situation de la Russie au 2 août : Il est absolument clair que l'Allemagne s'efforce, dès à présent, de rejeter sur nous la responsabilité de la rupture. Notre mobilisation a été provoquée par l'énorme responsabilité que nous aurions assumée, si nous n'avions pas pris toutes les mesures de précaution à un moment où l'Autriche, se bornant à des pourparlers d'un caractère dilatoire, bombardait Belgrade et procédait à une mobilisation générale. Sa Majesté l'empereur s'était engagé, vis-à-vis de l'empereur d'Allemagne, par sa parole, à n entreprendre aucun acte agressif, tant que dureraient les pourparlers avec l'Autriche. Après une telle garantie et après toutes les preuves de l'amour de la Russie pour la paix, l'Allemagne ne pouvait, ni n'avait le droit de douter de notre déclaration, que nous accepterions avec joie toute issue pacifique compatible avec la dignité et l'indépendance de la Serbie. Une autre issue, tout en étant incompatible avec notre propre dignité, aurait certainement ébranlé l'équilibre européen, en assurant l'hégémonie de l'Allemagne. Ce caractère européen, voire mondial, du conflit, est infiniment plus important que le prétexte qui l'a créé. Par sa décision de nous déclarer la guerre, à un moment où se poursuivaient les négociations entre les puissances, l'Allemagne a assumé une lourde responsabilité. Signé : SAZONOFF. Dès le 27, la Russie est en alarme et résolue. Un conseil des ministres, qui paraît avoir été décisif, se tient, sous la présidence du tzar. On assure qu'il aurait dit, à la fin de ce grand conseil du samedi : Nous avons supporté cet état de choses pendant sept ans et demi : c'est assez. Le ministre de la Guerre passe la nuit, jusqu'à 5 heures du matin, au palais. On décide une promotion des cadets, dans toutes les écoles militaires. Au théâtre de Krasnoïé-Sélo une foule, composée surtout d'officiers en uniforme, acclame l'empereur dès qu'il paraît et entonne l'hymne russe. Fait considérable : le peuple prend part à l'émoi patriotique. Les grèves cessent comme par enchantement et les ouvriers reprennent, sans exception, le travail dans les usines. Les journaux paraissent avec des titres alarmants : A la veille de la guerre ! La guerre est inévitable ! Le Novoïe Vremia résume l'impression : Une parole de l'empereur d'Allemagne suffit pour que l'Autriche retire sa note... Une issue pacifique est seule possible, si l'Allemagne n'est pas fermement' décidée à faire maintenant la guerre à la France et à la Russie... Alors, toute la responsabilité retomberait sur l'Allemagne. La mobilisation partielle, limitée aux douze corps d'armée situés sur la frontière autrichienne, s'accomplit. Elle porte sur quatre arrondissements militaires : Odessa, général Nikitine : 7e et 8e corps. Moscou, général Plehve : 5e, 13e, 17e, 25e corps, en plus un corps de grenadiers. Kief, général Ivanof : 9e, 10e, 11e, 12e, 21e corps. Kazan, général Salza : 16e, 24e corps. Ces quatorze corps d'armée, sur pied de paix, comptent 400.000 hommes : incorporant 300.000 réservistes, c'est un total de 700.000 hommes. Une note officieuse déclare : La mobilisation de ces quatorze corps d'armée doit être considérée comme une réponse à la déclaration de guerre autrichienne à la Serbie : rien de plus, rien de moins. Les Russes voyageant en Allemagne sont rappelés en Russie ; l'or déposé dans les banques allemandes est transporté hâtivement dans les caisses russes. Les phares et les bateaux feux sont éteints dans les ports et sur la côte de la Baltique ; de même, dans la mer Noire, à Sébastopol, sauf le phare de la Chersonèse. L'entrée des ports, sur toute l'étendue des côtes, est interdite pendant la nuit. Le mouvement slave monte : de grandes manifestations patriotiques ont lieu à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Cependant, la note officielle est encore pacifique : c'est toujours de l'Allemagne que l'on attend la parole décisive (29 juillet). Cette parole n'est pas prononcée. Bel-gracie est bombardé. L'Allemagne s'est mise en état de guerre. Le Lokal Anzeiger a publié la nouvelle de la mobilisation générale. Dans ces conditions, la Russie croit devoir généraliser sa propre mobilisation. L'ukase appelle sous les drapeaux : 1° Les réservistes de 23 gouvernements, en entier, de 71 districts et de 14 autres gouvernements ; 2° une autre partie des réservistes de 9 districts et de 4 gouvernements ; 3° les réservistes de la flotte de 64 districts de 12 gouvernements russes et d'un gouvernement finlandais ; 4° les cosaques congédiés des territoires du Don, de Térek, d'Astrakan, d'Orenbourg, de l'Oural ; 5° un nombre correspondant d'officiers de réserve, médecins, vétérinaires, etc. Les chevaux, voitures, attelages, sont réquisitionnés. C'est l'immense Russie qui se lève. L'Allemagne lance son ultimatum, sommant la Russie de désarmer, le 31 juillet. Le délai expire le 1er août. C'est la guerre. La mobilisation placardée sur des affiches, le 31 juillet, s'accomplit dans un calme parfait. La population est toujours enthousiaste à l'idée de faire la guerre pour la sainte Russie et pour la cause slave. Mais, jusque dans les manifestations publiques, qui se multiplient par toutes les villes de l'empire, elle reste maîtresse d'elle-même. C'est un contraste frappant avec les inquiétudes qui précipitent les foules allemandes vers les caisses d'épargne. A déjeuner, chez Cubat, je cause avec des officiers. Tous sont dans l'admiration de leur mobilisation, de l'état d'esprit général. Aucun ne cache sa joie de la guerre prochaine. On sent une haine contenue des Germains, mais une haine qui va déborder. Et, comme ils sont sûrs et fiers de leurs hommes, comme ils les aiment et les glorifient !... Et toujours, toujours, comme un refrain, reviennent ces mots : Vous savez, c'est décidé, cette fois, nous, la Garde, nous marchons les premiers[11]. L'impression universelle est que les choses diffèrent du tout au tout de ce qu'elles étaient, lors de la guerre contre le Japon. L'important, dit un officier, c'est qu'il faut que l'Allemand mange le Russe ou que le Russe mange l'Allemand ; depuis longtemps, mais surtout depuis trois ans, nous sentons cela... Et, bien entendu, c'est le Russe qui mangera l'Allemand... Quelqu'un manifeste une certaine inquiétude au sujet des dispositions de la France. Le Français qu'il interpelle lui répond : Soyez tranquille pour les Français ; espérons seulement que les Russes ne nous laisseront pas trop longtemps seuls à nous battre. Soyez tranquilles aussi, répond le Russe, nous commencerons dès que nous pourrons ; mais, surtout, nous ne finirons que quand tout sera vraiment fini, et, la fin, c'est encore le plus important. L'émotion de tout ce peuple, de cet immense pays, de cet empire invisible qui ne se connaît lui-même que par l'image sensible du tzar, de l'icone terrestre, a besoin de se traduire par une apparition de la personne impériale aux foules qui la vénèrent sans la connaître. C'est la scène que décrit un témoin : Dimanche 2 août. 4 heures. — Au Palais d'Hiver, l'empereur, les impératrices, les grandes-duchesses et toute la famille impériale, entourés de la cour, reçoivent les hommages des généraux, des officiers, des hauts fonctionnaires, des ambassadeurs, de tous les représentants de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple. Sur l'immense place, le peuple lui-même, une foule énorme, est réuni. Beaucoup, parmi ces gens, n'ont jamais vu l'empereur, et, rien que pour le voir, ils sont venus de partout. Depuis midi, ils attendent, tête nue, sous un dur soleil. Ils chantent, ils prient. Aucun appareil militaire. Pas de troupes. Trois ou quatre sentinelles sont aux portes du palais, aujourd'hui comme toujours. Un député à la Douma, en costume de boyard à cheval, harangue la foule par intervalles ; on lui répond par des hourras. J'ai été me placer tout au fond de la place, à une fenêtre du ministère du Commerce, qu'un de mes amis a bien voulu me réserver. Ces milliers d'hommes, tête nue, ces centaines de drapeaux, ces clameurs sont impressionnants, et, tout au fond, le palais rouge reste clos. 4 heures et demie. — Au-dessus de la grande porte, trois portes-fenêtres donnent sur un grand balcon. Lentement, ces fenêtres s'ouvrent. Il y a un moment d'attente, où l'on sent presque matériellement le halètement formidable du cœur énorme de la foule. Quelques minutes se passent ainsi, et, soudain, à la fenêtre de gauche, Il paraît, avec, près de lui, l'impératrice. Une tempête furieuse de hourras, de clameurs, éclate comme mille fracas de tonnerre et s'arrête, aussitôt, car une même idée a traversé les cerveaux... Peut-être va-t-il parler ? Et il parle, en effet. Que dit-il ? Je suis bien trop loin pour l'entendre ; mais, à son geste, devant lequel la foule, d'un coup, s'écroule, agenouillée, j'ai compris qu'il bénissait son peuple, au nom du Dieu qui donne la victoire. Très vite, il disparaît. Devant les colossales et incessantes acclamations, il revient, très pâle, salue. ; Et soudain, voici que les clameurs grandissent encore, éclatent, forcenées, surhumaines : c'est la gracieuse grande duchesse Olga qui, tout en blanc, a paru au balcon. Elle agite son mouchoir, salue, salue encore... C'est du délire. Les fenêtres se referment. Lentement, la foule s'éloigne, par les larges avenues, et les gens que l'on rencontre ont des yeux rayonnants, illuminés. On les entend qui parlent gravement : — Moi, j'ai vu le petit colonel. Moi, j'étais devant lui, il m'a regardé. Tu sais, il nous a bénis lui-même ! La belle dame en blanc, c'est sa fille... oui, moi, j'ai vu sa fille... Ah ! le tzar peut bien leur demander leur vie à tous. Ils l'ont vu, ils sont payés. Et voilà le vrai peuple russe. Les scènes religieuses succèdent à ces grands drames du cœur. A la cathédrale de Kazan, les services divins, les prières pour le tzar, pour la Sainte Russie, se multiplient, tandis que la foule, tête nue, à genoux, se prosterne sur la place ; des cortèges se forment, et, dans un ordre parfait, se portent vers les ambassades. L'alliance franco-russe se réalise en un cri unanime : À l'ambassade de France ! Il faut s'imaginer la suite et la répercussion sur le territoire sans limites : la mobilisation militaire s'accompagne, immédiatement, d'une sorte de mobilisation du corps social, toute spontanée. On sent d'abord qu'il faut s'entraider. La guerre est nationale, elle sera longue ; tous doivent donner, en même temps, si l'on vent que l'effort aboutisse. Le peuple russe est loin d'être inorganique ; il a ses corporations traditionnelles, le mir ou communauté patriarcale, subsistant encore dans certaines régions ; le skhod ou communauté municipale ; la volost ou canton ; les zemstvos, les villes. Les plus importantes de ces formations corporatives sont l'Union des Zemstvos et l'Union des Villes. En outre, 32.000 coopératives et institutions de crédit mutuel ont l'habitude de s'administrer elles-mêmes et sont en contact direct avec le peuple. La machine aux rouages multiples se Met en mouvement dès la déclaration de guerre. Tous se mobilisent, en quelque sorte, pour la cause commune. On décide spontanément et à l'unanimité, que les travaux agricoles commencés par les hommes sous les drapeaux seront terminés par le mir ou par le village ; que les familles nécessiteuses recevront du bois de chauffage, lequel serait distribué. par les hommes, aux femmes. dans les isbas ; que les familles des plus pauvres recevront gratuitement, pour leurs besoins, du blé, à fournir par les autres membres de la commune, au moyen d'une collecte spéciale. Un congrès des Zemstvos russes, c'est-à-dire des administrations locales des gouvernements et des districts, élit un comité central, dont l'action (même sur le terrain politique) se fera sentir par la suite. Ce comité se charge de l'organisation générale du secours aux blessés et aux populations. Une collaboration analogue est assumée par le comité central de l'Union des Villes, qui fut également convoqué en congrès, aussitôt après la déclaration de guerre. La pensée qui préside à ses efforts est la même : Là-bas, sur les champs de bataille, va se dérouler une grande lutte, pour sauver notre pays et la liberté européenne, pour les soustraire au poing orgueilleux des orgueilleux junkers prussiens ; ici, derrière l'armée, une lutte pacifique est engagée pour préserver de la ruine l'avoir des laboureurs ; partout, les hommes, hier séparés l'un de l'autre, commencent à comprendre que leur destin est étroitement lié à celui de leurs voisins, de leur village, de la province, de la Russie, de l'Europe, et, enfin, de l'humanité. Le mot qui vient partout sur les lèvres, la pensée qui
enthousiasme les foules, qui les jette sur les chemins de la croisade, c'est libérer, libérateur
: une sorte de lente et joyeuse résistance contre l'oppression personnifiée
par le junker prussien. Comment expliquer un sentiment qui agit, tout en
restant inexprimé au fond de ces âmes multiples ? Dans
un hôpital de l'armée caucasienne, à Erivan, est alité un sous-officier
russe, à côté d'Arabes de Bagdad, prisonniers... Il écrit des vers. Ils sont de forme bien défectueuse et
d'inspiration bien banale. Mais, lisez ceux-ci dans leur tournure gauche : Voici
le mont Ararat. Il a l'air pensif : On peut croire qu'il attend qu'on le libère. Oui, un sous-officier venu des plaines russes éprouve le besoin de libérer le mont Ararat, le pauvre Ararat, haut de 16.000 pieds. Le médecin de l'hôpital, à qui j'ai communiqué le rêve poétique du sous-officier, a fait cette remarque : Oh ! oui, l'idée de libération est fort répandue parmi nos soldats[12]. Un autre soldat de l'armée caucasienne expliquait la nécessité de la tempérance et justifiait ainsi la suppression de la vodka : Un homme ivre ne peut libérer personne ! La suppression de la vodka est un des phénomènes frappants de cet enthousiasme spontané. Il y a là un effort de résistance au mal qui indique l'union profonde de la famille russe, du tzar aux sujets, du père aux enfants. Ce fut, de la part de tous, comme un acte de contrition précédant le sacrifice et encouragé par ceux qui aiment et dirigent. Ce mouvement avait un caractère un peu mystique et sectaire, dit un publiciste russe[13]. Le 31 janvier 1914, avait été publié un décret du tzar ordonnant aux administrateurs locaux de prendre en considération la volonté de la nation, relativement à la suppression des débits de vodka... De février à juillet 1914, le dixième des débits de vodka, entretenus par l'État, furent fermés. Mais le mouvement s'accentua extraordinairement, dès que la guerre fut en perspective. Un mois plus tard, le 28 septembre, à l'assemblée de l'Union des chrétiens abstinents de Russie, fut lu un télégramme du tzar, au président de cette union : J'ai déjà décidé de supprimer pour toujours la vente de la vodka par l'État, en Russie[14]. On le sent, quelque chose se transforme dans la constitution physique, morale, politique de la Russie. Sous le coup de la guerre, des déplacements d'atomes se produisent. Les vieilles formes, les forces surannées cherchent à s'adapter à ce mouvement, ou, plutôt, à le capter, à le subordonner. Après un essai plutôt maladroit et malheureux, elles devront céder. Mais la première phase est celle de l'union. Le 2 août, fut publié le manifeste suivant, relatif à l'état de guerre entre la Russie et l'Allemagne : Nous Nicolas II, par la grâce de Dieu, empereur et autocrate de toutes les Russies, tzar de Pologne, grand-duc de Finlande, etc., etc., etc., déclarons à tous nos fidèles sujets : Suivant ses traditions historiques, la Russie, qui, par la foi et le sang, ne fait qu'un avec les peuples slaves, n'a jamais regardé leur sort avec indifférence. Les sentiments fraternels du peuple russe pour les Slaves se sont réveillés, d'un élan unanime, et avec une force particulière, ces jours derniers, au moment où l'Autriche-Hongrie présenta à la Serbie des sommations manifestement inacceptables pour un état souverain. Méprisant la réponse conciliante et pacifique du gouvernement serbe, repoussant la médiation bienveillante de la Russie, l'Autriche se hâta d'en venir à une attaque armée, qu'elle ouvrit par le bombardement de la ville sans défense de Belgrade. Forcé, par ces conditions nouvelles, de prendre les mesures de précaution nécessaires, nous avons donné l'ordre de mettre l'armée et la flotte sur le pied de guerre, mais, tenant au sang et aux biens de nos sujets, nous avons employé tous nos efforts à faire aboutir pacifiquement les pourparlers engagés. Au milieu de ces relations amicales, l'alliée de l'Autriche, l'Allemagne, en dépit de notre espoir en un bon voisinage perpétuel et fermant l'oreille aux assurances que nous lui donnions, que les mesures prises l'avaient été sans aucune intention qui lui fût hostile, l'Allemagne se mit à exiger que ces mesures fussent rapportées, et, ayant reçu un refus, déclara soudainement la guerre à la Russie. Maintenant, il ne s'agit plus seulement de prendre fait et cause pour une nation sœur injustement offensée, mais de défendre l'honneur, la dignité, l'intégrité de la Russie, et sa situation parmi les grandes puissances. Nous croyons inébranlablement que, pour défendre la terre russe, tous nos fidèles sujets se lèveront à la fois, pleins d'abnégation. A l'heure redoutable de l'épreuve, que les dissensions intestines soient oubliées, que l'union du tzar avec son peuple se consolide plus étroitement encore et que la Russie, se levant comme un seul homme, repousse l'insolente attaque de l'ennemi ! Avec une foi profonde en la beauté de notre cause et une humble confiance en la Providence toute-puissante, nous invoquons, dans nos prières, sur la sainte Russie et nos troupes valeureuses, la bénédiction divine. Donné à Saint-Pétersbourg, le 20 juillet (a. s.) de l'an 1914 après Jésus-Christ, la vingtième année de notre règne. NICOLAS. SÉANCE DE LA DOUMA.Le même jour, 2 août, la Douma et le conseil de l'empire étaient convoqués, pour le 8 août, en session extraordinaire, pour une seule séance. Cette session s'ouvrit le matin, par une séance imposante chez l'empereur. Dès 10 h. ½, le salon Nicolas, au Palais d'Hiver, est comble[15]. En attendant la sortie du tzar, les membres des deux Chambres vont, viennent, conversent avec animation. Tous les peuples de l'empire, toutes les conditions sont représentées. Les uniformes chamarrés des gens de cour, les fracs, les vestons, les houppelandes des paysans et les soutanes des popes se mêlent dans une pittoresque bigarrure. Le grand balcon qui donne sur la Néva est noir de monde, et, aussi loin que la vue s'étend, les quais sont couverts 'd'une foule compacte. Dans le bruit, le président de la Douma, en uniforme de chambellan, fait le tour de la salle et salue les députés. A 10 h. 50, tout le monde envahit le salon. Les députés à la Douma se rangent à gauche, les conseillers de l'empire, à droite, formant un fer à cheval. Devant les conseillers, se tient M. Goloubiev, vice-président, qui remplace le président, M. Akimov, gravement malade ; devant les députés, leur président, M. Rodzianko, flanqué de ses deux adjoints, MM. Protopopov et Varoun-Secret. A 11 heures, exactement, un frémissement court dans la salle. Tout se tait. Les portes s'ouvrent et l'empereur de toutes les Russies sort de ses appartements, précédé du ministre de la cour, le baron Frédéricksz, et accompagné de sa suite. Le tsar est en tenue de campagne. Tout le inonde s'incline. Il s'incline à son tour, et, faisant quelques pas en avant, prononce le discours suivant : Je vous salue dans ces jours mémorables et troublés que traverse toute la Russie. Le puissant élan d'amour pour la patrie et le dévouement au trône, qui s'est étendu comme un ouragan, sur tout notre territoire, est à mes yeux, et aussi, je pense, aux vôtres, un sûr garant du succès avec lequel notre grande Russie maternelle mènera à terme cette guerre que le Seigneur nous envoie. Dans cet unanime élan d'amour, dans ce dévouement prêt à tous les sacrifices, jusques à la mort, je puise le pouvoir de soutenir mes forces et de regarder calmement et vaillamment vers l'avenir. Nous ne défendons pas seulement notre honneur et notre dignité, dans les limites de notre territoire, nous luttons encore pour nos frères slaves, qui ont même foi que nous et même sang. A cette heure, je vois, avec joie, que l'union des Slaves s'établit fortement et indissolublement, avec toute la Russie. Je suis certain que vous tous, chacun à sa place, vous m'aiderez à supporter l'épreuve qui m'est envoyée, et que, tous, à commencer par moi, nous accomplirons notre devoir jusqu'au bout. Grand est le Dieu de la terre russe ! Le président du conseil de l'empire, M. Goloubiev, le président de la Douma, M. Rodzianko, répondent chaleureusement à l'appel du tzar. Les paroles prononcées par le président de la Douma ont un accent nouveau : La représentation nationale que la volonté de Votre Majesté a appelée à la vie politique se présente, maintenant, devant Vous. La Douma d'empire, résumant en soi l'unanime élan de toutes les parties (le la Russie et animée par la pensée qui unit tous les Russes, la Douma m'a chargé de vous dire, Souverain, que votre peuple est prêt à la lutte, pour l'honneur et la gloire de la patrie. L'assemblée tout entière chante l'hymne national : Dieu protège le tzar ! L'empereur remercie. Il s'écrie : De toute mon âme, je vous souhaite tous les succès ! Dieu soit avec nous ! L'empereur se signe. Tous se signent. L'émotion est à son comble. L'empereur s'approche, serre la main des deux présidents, échange quelques paroles et se retire. La foule entonne alors l'hymne liturgique : Sauve, Seigneur, tes créatures ! Une fusion de tous les groupes se fait, spontanément. Les ennemis se serrent la main. Tous jurent d'oublier leurs querelles et de travailler, en commun, au salut de la patrie. C'est l'application de la phrase du manifeste du tzar : Que les dissensions intestines soient oubliées ! La séance de la Douma est fixée à trois heures. A trois heures, exactement, commence un Te Deum solennel, dans la salle Catherine. L'évêque Anatole officie, entouré des députés qui appartiennent au clergé. Pendant la lecture des prières, tout le inonde se met à genoux. L'office terminé, le public se joint aux députés, pour chanter l'hymne national. La sonnette présidentielle rassemble rapidement les députés, dans la salle Blanche. Cette salle présente un aspect inaccoutumé. Les tribunes publiques sont bondées. Dans la loge du conseil de l'empire, il y a plus de conseillers que n'en peuvent réunir les plus importantes séances du conseil. La loge diplomatique, elle aussi, est pleine ; au premier rang, les ambassadeurs des puissances amies, Angleterre et France, et le ministre de Belgique ; derrière eux, le ministre de Serbie, docteur Spalaïkoviteh et les représentants de l'ambassade japonaise. Dans la loge des ministres, le cabinet est là, presque au complet, M. Goremykine en tête. A 3 h. 35, M. Rodzianko monte à la tribune présidentielle, avec ses deux adjoints. Un profond silence règne dans la salle. Tout le monde se lève et M. Rodzianko lit l'ukase impérial convoquant les Chambres en session extraordinaire. Cette lecture terminée, le président s'écrie, d'une voix forte : Vive le souverain empereur ! Un formidable hourra éclate et se répercute longuement. Le premier adjoint du président, M. Varoun-Secret, lit le manifeste impérial relatif à la déclaration de guerre de l'Allemagne. Cette lecture est écoutée debout. La séance se développe alors dans un ordre solennel qui fait apparaître, en quelque sorte, la complexité infinie de l'unanimité russe. M. Rodzianko déclare la séance ouverte et s'adresse à la Douma en ces termes : Messieurs les membres de la Douma d'empire ! A l'heure difficile que traverse notre patrie, le souverain empereur a bien voulu convoquer la Douma d'empire, au nom de l'union du tzar russe avec son peuple fidèle. La Douma a déjà répondu à l'appel du souverain, dans la réception d'aujourd'hui. Calmement, sans colère, nous pouvons dire à ceux qui nous attaquent : A bas les mains ! N'osez pas toucher à notre sainte Russie ! Notre peuple est pacifique et bon, mais il est terrible et puissant, quand on le force à se défendre. Voyez, pouvons-nous dire, vous pensiez que la discorde et la haine nous divisent, et, pourtant, toutes les nationalités qui peuplent l'immense Russie se sont fondues en une seule famille de frères, aujourd'hui qu'un 'malheur menace la patrie commune. Le héros russe ne laissera pas retomber sa tête avec tristesse, quelques épreuves qu'il doive supporter, ses fortes épaules supporteront tout ; et l'ennemi une fois repoussé la patrie une et indivisible s'épanouira de nouveau, dans la paix et le bonheur, avec tout l'éclat de sa grandeur inébranlable. Le discours de M. Rodzianko est, à chaque instant, interrompu par les applaudissements de toute la Douma, des bancs extrêmes de la droite, jusqu'aux bancs des cadets, qui délimitent l'extrême gauche. Depuis qu'il y a une Douma, on n'avait jamais vu, dans la salle Blanche du palais de Tauride, telle unanimité, telle explosion de sentiments patriotiques, des manifestations si impétueuses. Elles atteignent leur point culminant au moment où M. Rodzianko parle de l'armée russe ; un Vive l'armée ! formidable éclate sur tous les bancs. Une vive émotion s'empare de toute la salle. Beaucoup pleurent. Le discours terminé, les députés chantent l'hymne national. Le président Rodzianko dirige le chant de sa place. Des manifestations solennelles se produisent, à l'adresse des nations alliées : Serbie, Monténégro, d'abord ; puis France, Angleterre, Japon, Belgique. La manifestation à l'adresse de la Belgique et de son représentant est, comme les précédentes, une explosion d'enthousiasme. Députés, journalistes, public, toute la salle, d'un bout à l'autre, applaudit à tout rompre. Quand le calme est rétabli, M. Goremykine, président du conseil des ministres, lit, au nom du gouvernement, une déclaration dont voici les principaux passages : Messieurs les membres de la Douma d'empire ! La Russie ne voulait pas la guerre. Le gouvernement a recherché consciencieusement les moyens de sortir en paix de la situation compliquée qui s'était créée, s'attachant même à la plus faible espérance d'écarter la tempête de sang qui menaçait. Mais, il y a des limites, même à l'esprit pacifique de la Russie. Pleinement conscient de la lourde responsabilité qui pesait sur lui, le gouvernement impérial ne pouvait, toutefois, reculer humblement, devant le défi qui lui était jeté. Cela eût été une erreur fatale ; elle nous eût humiliés, sans rien modifier au cours des événements qui n'a pas été décidé par nous. La guerre a commencé et il ne nous reste qu'à répéter les paroles qui ont retenti par tout le monde : Nous mènerons cette guerre, quelle qu'elle soit, jusqu'au bout ! Dans toute l'histoire, bien des fois séculaire, de la Russie, il n'y a peut-être qu'une guerre nationale, il n'y a que 1812, qui puisse être comparée, pour son importance, aux événements imminents. Une grande tâche, lourde de responsabilités, vous est échue, Messieurs, celle d'être l'expression des pensées et du sentiment populaire. Le gouvernement a accompli son devoir et l'accomplira jusqu'au bout ; c'est, maintenant, votre tour, Messieurs les membres de la Douma d'empire. A cette heure historique et solennelle, au nom du gouvernement, je vous invite tous, sans distinction de partis et de tendances, à vous pénétrer des volontés du manifeste impérial : Que toutes les dissensions intestines soient oubliées ! et à vous serrer avec nous, autour du drapeau commun, où sont tracés ces mots, pour nous tous, les plus grands qui soient : Le Souverain et la Russie ! Pendant le discours du président du conseil des ministres, les députés socialistes et travaillistes sont entrés peu à peu dans la salle et vont occuper les bancs de l'extrême gauche. Au président du conseil succède, à la tribune, M. Sazonoff, ministre des Affaires étrangères. A peine y apparaît-il, que toute la Douma se lève et lui fait une ovation magnifique. Quand les dernières acclamations se sont tues, M. Sazonoff présente, aux membres de la Douma d'empire, un exposé diplomatique dont voici le principal passage : ...En présence des exigences austro-hongroises, nous ne maintenions fermement qu'une condition : prêts à accepter tout compromis qui pût être agréé de l'Autriche, sans diminuer son prestige, nous excluions tout ce qui eût pu porter atteinte à la souveraineté et à l'indépendance de la Serbie. Dès le début, nous n'avions pas dissimulé notre point de vue à l'Allemagne. Il est hors de doute que, s'il l'avait voulu, le cabinet de Berlin aurait pu, d'un seul mot impérieux, arrêter son alliée, comme il l'avait fait déjà, durant la crise balkanique. (Cris : C'est vrai ! C'est vrai !) Mais, en réalité, l'Allemagne, qui n'a cessé, jusqu'à ces derniers jours, d'affirmer, en paroles, son désir d'agir sur Vienne, repoussait, les unes après les autres, toutes les propositions qui lui étaient faites, en répliquant, de son côté, par des assurances creuses. Le temps passait ; les négociations n'avançaient pas. L'Autriche bombarda Belgrade avec acharnement. Le but évident était de gagner du temps en pourparlers et de mettre l'Europe et nous en face du fait accompli : l'humiliation et l'anéantissement de l'état serbe. Dans ces conditions, nous ne pouvions nous abstenir de prendre des mesures naturelles de précaution et cela d'autant moins que l'Autriche avait déjà mobilisé la moitié de son armée. Lorsque la mobilisation fut ordonnée, en Russie, notre souverain empereur donna sa parole impériale à l'empereur d'Allemagne, que la Russie ne recourrait pas à l'emploi de la force, tant qu'il y aurait un espoir d'arriver à une solution pacifique, aux conditions pleines de modération que j'ai indiquées plus haut, Cette voix ne fut pas écoutée. L'Allemagne déclara la guerre, à nous d'abord, à notre alliée ensuite. Perdant toute maîtrise de soi, elle foula aux pieds les droits consacrés de deux États, dont elle avait, d'accord avec les autres puissances, solennellement garanti la neutralité, par sa propre signature. (Cris sur tous les bancs : Honte !... Honte !) ... L'Allemagne nous a déclaré la guerre le 1er août ; l'Autriche, cinq jours plus tard, motivant sa décision, tant par notre intervention dans le conflit austro-serbe que par les hostilités que nous aurions ouvertes contre l'Allemagne : c'est cela, prétend-elle, qui l'aurait amenée à nous faire la guerre. L'ennemi a pénétré sur notre sol. Nous combattons pour notre patrie, nous combattons pour son prestige et sa situation de grande puissance. (Cris tumultueux : Bravo, bravo !) Nous ne voulons pas accepter le joug de l'Allemagne et de son alliée en Europe. (Cris violents, bravos, applaudissements. Toute la salle est frémissante.) Les mêmes motifs guident nos alliés. Nous ne recherchons pas une gloire vaine. Nous savons que de dures épreuves peuvent se trouver sur notre chemin. Déjà, nos ennemis les escomptent. Ignorant la Russie et dédaignant son passé, ils croient à une lâcheté possible de notre part. Mais Dieu qui n'a pas abandonné la Russie aux moments les plus tragiques de son histoire, ne la délaissera pas non plus à l'heure présente, où elle se groupe autour de son souverain, dans un seul sentiment d'amour et d'abnégation. (Applaudissements sur tous les bancs ; cris : C'est vrai ! oui, c'est vrai !) Pénétré d'humilité et de confiance en l'assistance divine, soutenu par une foi inébranlable en la Russie, le gouvernement s'adresse à vous, élus du peuple, avec une ardente confiance, convaincu qu'en vous se reflète l'image de la grande patrie qui sait imposer respect à ses ennemis. La péroraison du discours de M. Sazonoff est accueillie par des applaudissements frénétiques. Une longue ovation part des bancs des députés, gagne le public, les journalistes et la loge diplomatique ; pendant plusieurs minutes, toute la salle, debout, acclame le ministre des Affaires étrangères. M. Bark, ministre des Finances, monte ensuite à la tribune. Il annonce un projet de loi soumis à la Douma, permettant à la Banque d'État d'émettre des billets non couverts par l'encaisse métallique, jusqu'au total de un milliard et demi de roubles. L'encaisse liquide et disponible, immédiatement, pour les besoins de la guerre, est de 500 millions de roubles. Outre les mesures sur la circulation monétaire, la Douma est appelée à voter des ressources supplémentaires. L'augmentation du prix de la vodka aura pour conséquence indirecte d'en diminuer la consommation. Le gouvernement propose, en outre, d'imposer la bière. L'ensemble de ces impôts nouveaux donnera 200 millions de roubles par an. M. Bark expose, ensuite, les mesures prises par la Banque d'État, pour venir en aide aux établissements de crédit et les dispositions du moratoire décrété le 21 juillet (a. s.) ; puis d'autres mesures prises par le gouvernement, aussitôt après l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie. La nouvelle en fut reçue à Saint-Pétersbourg (on ne dit pas encore à Petrograd), le 11 juillet (a. s.), au matin. Le soir du même jour, des fonctionnaires du ministère des Finances se rendirent à Berlin et y retirèrent des titres pour une vingtaine de millions. Ordre fut donné, en même temps, de transporter en Russie, en Angleterre et en France, les sommes du Trésor et de la Banque d'État qui étaient en dépôt à Berlin. (Bravos et applaudissements.) On ne laissa que la somme nécessaire aux paiements en cours. De cette façon, lorsque l'Allemagne nous déclara la guerre, il n'y avait plus d'argent russe à Berlin. (Bravos et applaudissements prolongés.) Nos dépôts montaient à 100 millions environ. Titres et espèces sont heureusement parvenus à destination. M. Bark termine en disant sa confiance dans la puissance financière de la Russie et en annonçant les mesures que le gouvernement a prises, et prendra encore, pour venir en aide aux familles des soldats appelés sous les drapeaux. La Douma salue cette conclusion par de longs applaudissements. La séance est suspendue à 4 h. 30. La séance est reprise à 5 h. 35. M. Rodzianko donne lecture du manifeste impérial, relatif à la déclaration de guerre de l'Autriche, qui vient d'être publié. Cette lecture est écoutée debout. Des hourras et des applaudissements enthousiastes saluent cette lecture. La salle tout entière entonne l'hymne national. Alors, commence une scène d'une très haute importance historique, parce qu'elle amène, pour la première fois, le défilé public et officiel des partis et des races qui composent l'empire russe. Pour la première fois, le peuple russe, dans une crise nationale, prend la parole. Les conséquences de cette journée échappent aux prévisions humaines : c'est un monde qui paraît à la lumière. Suivons les strophes alternatives de ce chœur digne du drame antique. M. Kerenski parle au nom des travaillistes : Nous avons la ferme conviction que la grande démocratie russe, unie à toutes les autres forces du pays, feront une résistance décisive à l'ennemi qui nous attaque. Nous croyons que, sur les champs de bataille, au milieu des souffrances, s'affirmera la fraternité de tous les peuples de la Russie. Une volonté unique en naîtra, qui délivrera le pays, à l'intérieur, de ses terribles chaînes... Paysans et ouvriers, vous tous qui voulez le bonheur et la prospérité de la Russie, dans ces jours de grandes épreuves, trempez votre âme ! Rassemblez toutes vos forces, et, après avoir défendu le pays, libérez-le. M. Khaoustov parle au nom des socialistes, tout imprégnés encore des théories allemandes, Le prolétariat, perpétuel champion de la liberté et des intérêts du peuple, défendra, en tout temps, le trésor de civilisation amassé par le peuple, contre tous les attentats, d'où qu'ils partent... Puissent les conditions du traité de paix être dictées, non par les diplomates, mais par le peuple lui-même. En même temps, nous exprimons la conviction profonde que cette guerre ouvrira définitive-mer t les yeux aux masses populaires de l'Europe, sur la source réelle des violences et des oppressions, dont elles souffrent, et que cette explosion de barbarie sera la dernière. Voici les Allemands des provinces baltiques : Nous ne nous contenterons pas de voter les projets militaires déposés, mais, à l'instar de nos ancêtres, nous sommes prêts à sacrifier notre vie et nos biens pour l'unité et la grandeur de la Russie. Voici les Polonais : Bien que les Polonais soient séparés territorialement, nous devons, dans nos sentiments et nos sympathies slaves, former un tout unique. (Bruyants applaudissements de toute la Douma.) Plaise à Dieu que le slavisme porte aux Teutons un coup pareil à celui que lui portèrent, à Grünwalden, il y a cinq siècles, la Pologne et la Lithuanie. Puissent le sang que nous verserons et les horreurs d'une guerre qui, pour nous, est fratricide, amener la réunion des trois parties du peuple polonais déchiré. (Bruyants applaudissements sur les bancs de l'opposition et des octobristes.) — Le manifeste du grand-duc Nicolas aux Polonais n'avait pas encore été publié. Les Lettons et les Esthoniens ont été accusés, parfois, de sympathies allemandes. Leur représentant, M. Godman, s'exprime en ces termes : A cette heure historique, je déclare, au nom des députés, lettons et esthoniens, que nous, Lettons et Esthoniens, marcherons avec le peuple russe jusqu'au bout de la lutte actuelle qui est sainte et juste. Chez nous, dans chaque chaumière, à chaque pas, l'ennemi rencontrera un adversaire acharné ; il pourra nous ôter la vie, mais, des mourants eux-mêmes, il n'entendra qu'un cri : Vive la Russie ! Les Lithuaniens : Nous avons, jadis, brisé l'Ordre teutonique... Le peuple lithuanien, sur qui sont tombés les premiers coups, marche à cette guerre comme à une guerre sainte. Les Juifs : Nous avons vécu et nous vivons, nous les Juifs, dans des conditions civiles excessivement pénibles, et, néanmoins, nous nous sommes toujours sentis fils de la Russie. A cette heure d'épreuve, répondant à l'appel qui a retenti du haut du trône, nous, Juifs russes, nous nous mettrons, comme un seul homme, sous les drapeaux russes. Le peuple juif accomplira son devoir jusqu'au bout ! (La Douma entière, la droite, les nationalistes applaudissent démonstrativement.) Voici les libéraux (constitutionnalistes, démocrates, dits cadets) : Quelle que soit notre attitude à l'égard de la politique intérieure du gouvernement, notre premier devoir est de maintenir notre pays un et indivisible. Mettons donc de côté nos querelles intérieures... Que nos défenseurs ne se retournent pas vers nous avec inquiétude, mais qu'ils marchent hardiment en avant, vers la victoire et vers un avenir meilleur. Les Allemands naturalisés renient l'Allemagne. Les nationalistes et le centre s'écrient : Jurons tous, qu'oubliant tout, hors la grande tâche à laquelle nous nous donnons, nous combattrons de toutes nos force, jusqu'au jour où la poussée belliqueuse du germanisme, perpétuelle menace à la vérité, à la justice et à la paix, sera brisée. Voici les musulmans de la province de Kazan : Permettez-moi, en ma qualité d'élu des populations tatare, tchowaque et tchérémisse de Kazan, de déclarer que tous les Musulmans combattront, comme les Russes, contre l'invasion ennemie. M. Protopopov parle au nom des octobristes : A cette heure de rudes épreuves, où toute la Russie, sans distinction de races et de conditions, s'est groupée autour d'une tâche sainte, la défense du sol russe, une parole suffit : le monde entier voit notre union ; c'est elle, avec l'aide de Dieu, qui nous donnera la victoire ! Le député Markov II porte enfin la parole, et, lui, évoque la Russie tout ornière : Il n'y a qu'un peuple dont nous n'ayons pas entendu les représentants, c'est le peuple russe. Et cela n'a rien d'étonnant ; quand la Russie est en guerre, on n'a pas besoin de tracer sa conduite au peuple russe. Je viens vous dire qu'à Koursk, au moment où les troupes partaient pour la frontière et que la foule les accompagnait, personne ne demandait : Pourquoi cette guerre ? Toute la foule répétait cette unique prière : Seigneur, Seigneur, donnez-nous la victoire ! M. Rodzianko, président de la Douma, confirme le sentiment de l'assemblée, dans un ordre du jour qui salue l'armée et engage tous les peuples de la Russie dans un sentiment commun d'amour pour la patrie. Toute la salle se lève et entonne l'hymne russe. La Douma vote, à l'unanimité et sans débat, les trois projets de loi déposés par le gouvernement. À 6 h. 25, la clôture de la séance est prononcée. Les députés restent longtemps encore et procèdent à des collectes, à des enrôlements, à des réconciliations personnelles. Le compte rendu officiel s'exprime en ces termes : Quelques hauts fonctionnaires des ministères qui ont assisté à la séance ne cachent pas leur étonnement de tout ce qu'ils ont vu et entendu : ces acclamations, cet, enthousiasme, ces déclarations de patriotisme et de dévouement, cette unanimité de la Douma, leur sont un sujet de conversation inépuisable. On se sépare avec le sentiment, qu'en ce jour, bien des malentendus se sont dissipés, et qu'il y a place, maintenant, pour une vie nouvelle. Il y a place pour une vie nouvelle, tel est l'espoir avec lequel la Russie aborde cette guerre redoutable, où elle se heurte au vieil adversaire de son expansion, au peuple rival, qui voudrait la refouler en Asie et dont tout l'effort a consisté, depuis des siècles, à lui barrer la route vers l'Europe. C'est le duel corps à corps ; et, en plus, la Russie n'est pas seule. Cependant, elle rencontre et rencontrera, en elle-même, des obstacles et des faiblesses qui diminuent son énorme puissance d'action : dans son propre sein, l'ennemi a su établir ses redoutables colonies parasitaires. L'histoire de la Russie, depuis Catherine II, n'est qu'une longue avant-guerre. L'Allemagne tient le slavisme et ne le lâchera pas. La lutte sera gigantesque. Deux mysticismes s'opposent, celui de la conquête et celui de la libération. Libération ! Qui peut s'imaginer ce que ce mot représente pour les infinies variétés d'âmes russes. Chaque province, chaque classe, chaque religion, chaque individu a sa libération. Mais, certes, pour toutes, la première des libérations, c'est la libération de l'emprise allemande, du joug allemand. Le sentiment slave, les appréhensions slaves avaient été exprimées par un Polonais non suspect, R. Dmovski, plusieurs années avant la guerre : Toute l'Europe, centrale et orientale, est, aujourd'hui, pour l'Allemagne, un champ où elle travaille en vue de l'avenir et où elle exerce, en même temps, une action politique énergique. Sur ce terrain, l'influence allemande se développe rapidement et l'Allemagne poursuit sa conquête pacifique...Ce qui la favorise, c'est l'âme allemande qui ramène, plus qu'aucune autre, l'intérêt de la vie au seul bien-être matériel et qui est étrangère au regret de la patrie absente. Aujourd'hui, un Allemand, en s'établissant en pays étranger, ne rompt pas avec la grande patrie, dont le rôle dominateur, dans l'avenir, ne fait pas doute pour lui. Aussi, les Allemands sont certains que les hommes de noms allemands habitant à l'étranger sont des citoyens de leur patrie. Ce danger s'accroissait si promptement, en Pologne et en Russie, qu'il n'était plus une seule partie de la nation qui n'en fût convaincue et qui n'eût, dans son cœur, pris la résolution de le combattre. Nous avons vu les chefs de chacune des fractions de l'Empire se lever dans la Douma et prêter, l'un après l'autre, le même serment. Seule, l'extrême-gauche, dominée encore par l'illusion pacifiste social-démocrate, dont les chefs sont à Berlin, lutte contre elle-même et n'assiste pas au vote des crédits. Cette erreur des socialistes donnera, par la suite, prise sur leur conduite, et sera peut-être la cause initiale de fautes où les deux partis se laisseront entraîner. Libération, Libération, que de maux on peut commettre en ton nom ! Car, en somme, pour refouler la plus dangereuse des servitudes, la servitude allemande, il faut l'union, il faut une armée, c'est-à-dire la discipline, l'empire, et, par conséquent, l'empereur. L'empereur est le chef de guerre. Tzar est César. Malheureusement, la volonté de l'empereur ne s'exerce pas directement. Entre lui et son peuple, existe un organe de transmission, la bureaucratie. La bureaucratie s'est entêtée et compromise dans des formules attardées et des habitudes suspectes : elle a soulevé contre elle de formidables inimitiés. Ainsi, il est à craindre que des difficultés intérieures, les lenteurs et les imperfections du mécanisme, n'entravent le magnifique élan du slavisme uni autour du chef de la famille slave. Se rend-on compte de la grandeur de cette guerre ? A-t-on préparé, d'avance, les ressources indispensables à ces immenses armées, qui, d'ores et déjà, se sont mises en mouvement ? A-t-on consulté les forces et les moyens d'action en Russie même et avec les alliés ?... Les hommes ne sont pas tout... il faut des munitions, de l'argent. Le temps peut avoir le dernier mot : mais, il faut savoir laisser du temps au temps. L'Allemagne était avertie. Elle savait ce qu'elle faisait, en précipitant les événements avant que l'artillerie lourde fût achevée, avant que l'industrie militaire russe eut atteint son entier développement, avant que les chemins de fer stratégiques de la Pologne, pour lesquels un emprunt venait d'être contracté en France, fussent construits. Ces imperfections n'étaient nullement ignorées ; en tous cas, Berlin les connaissait. Le baron Beyens, ministre de Belgique en Allemagne, écrivait le 28 juillet 1914 à son gouvernement : L'impression que la Russie est incapable de faire face à une guerre européenne règne non seulement dans le sein du gouvernement impérial, mais chez les industriels allemands qui ont la spécialité des fournitures militaires. Le plus autorisé d'entre eux, M. Krupp von Bohlen, a assuré à l'un de mes collègues que l'artillerie russe était loin d'être bonne et complète, tandis que celle de l'armée allemande n'avait jamais été d'une qualité aussi supérieure. Ce serait une folie, a-t-il ajouté, pour la Russie, de déclarer la guerre à l'Allemagne dans ces conditions[16]. Le gouvernement allemand averti a saisi l'heure favorable pour livrer le combat décisif : Germains contre Slaves ! La Russie, de son côté, était prévenue ; elle était résolue : était-elle préparée ? L'OPINION PUBLIQUE EN ANGLETERRE.Dans la période qui précède immédiatement la guerre, la diplomatie anglaise n'a fait, comme d'ordinaire, que refléter les dispositions de l'opinion. Au début, l'Angleterre ne crut pas un seul instant qu'elle aurait à prendre partie dans une querelle serbe. De quel ton ces choses lointaines étaient traitées à Londres par les personnes graves ! Nous ne parlons pas du citoyen quelconque, de l'homme de la rue, the man in the street. Celui-ci ne savait même pas qu'il y eût une question. Le public anglais, absorbé par ses querelles intérieures, n'avait plus, depuis longtemps, l'esprit tourné vers les affaires étrangères. Si vous parliez à un Anglais : Serbie, il vous répondrait infailliblement : Irlande. Il y avait bien la vieille histoire de la rivalité commerciale avec l'Allemagne et les déclarations un peu échauffées de lord Roberts... Sujets d'articles de revue ou rengaines de vieux militaires ! La diplomatie radicale avait paré à tout : elle saurait maintenir l'équilibre entre les deux groupements européens. L'attache avec la Double-Alliance n'engageait à rien, en
cas de crise grave. Sir Edw. Grey ne cessait de le répéter à M. P. Cambon, il
devait l'affirmer, le 3 août encore, devant les Communes : La Triple-Entente n'est pas une alliance, c'est un groupe
diplomatique... Nous n'avons jamais rien
donné de plus et nous n'avons jamais rien promis de plus que notre appui
diplomatique. Dans la crise actuelle, jusqu'à hier 2 août, nous n'avions
jamais promis autre chose que notre appui diplomatique. La France, il est vrai, était sympathique ; on avait pris place auprès d'elle dans l'affaire d'Agadir. Mais la Russie était tout autre chose que populaire : le parti radical, dans sa grande majorité, ne lui avait pas ménagé les témoignages publics et officiels de son hostilité : or, il s'agissait d'une querelle russe. Quant à l'Allemagne, elle avait poursuivi, avec une ténacité singulière, son projet de rapprochement avec l'Angleterre. Les négociations engagées par lord Haldane, au début de 1912, avaient été très loin ; peu s'en était fallu, qu'elles n'eussent abouti à des arrangements contrebalançant les engagements pris à l'égard de la Triple-Entente. C'était une sorte de contre-assurance qui avait été débattue entre l'Allemagne et l'Angleterre. De ces pourparlers était résultée une proposition allemande dont voici la substance : Si l'une des parties contractantes se trouve engagée dans une guerre contre une ou plusieurs puissances, l'autre partie contractante adoptera au moins une attitude de neutralité bienveillante et fera tous ses efforts pour localiser le conflit. L'Allemagne demandait, par ce texte, le loisir d'attaquer la France et la Russie, en s'assurant, au moins, la neutralité bienveillante de l'Angleterre. Sir Edw. Grey n'avait pas consenti. Mais, désireux de donner toute quiétude à l'Allemagne sur les intentions de l'Angleterre, il avait proposé le texte suivant : La Grande-Bretagne n'attaquera pas l'Allemagne sans provocation et s'abstiendra de toute politique agressive contre l'Allemagne. Aucune attaque contre l'Allemagne ne fera l'objet d'aucun traité ni n'est visée dans l'une quelconque des combinaisons à laquelle la Grande-Bretagne appartient à l'heure actuelle et la Grande-Bretagne ne participera à aucune entente qui aurait pour objet pareille attaque. Par cette rédaction, l'Allemagne eût été parée contre toute politique offensive de la part de l'Angleterre et, même, elle obtenait un gage contre une politique agressive quelconque de la part de la Triple-Entente. L'Allemagne avait donc pleine sécurité, elle n'avait rien à craindre de la pacifique Angleterre : mais elle voulait plus, elle voulait une formule assurant la neutralité, de façon à pouvoir l'opposer à l'Angleterre au cas où, par suite d'une guerre dans laquelle ses alliances l'impliqueraient, elle aurait à violer la neutralité belge. L'Angleterre eût été ainsi prise au piège ; c'est pourquoi le cabinet de Berlin avait proposé une autre rédaction se résumant en ceci : L'Angleterre observera tout au moins une neutralité bienveillante si la guerre était imposée à l'Allemagne. Le devoir de neutralité qui résulte de l'article précédent ne sera pas applicable s'il vient à l'encontre des accords existants déjà faits par les contractants. Les parties contractantes s'engagent réciproquement à arriver à un accord, dans le cas où l'une ou l'autre d'elles se trouverait forcée de déclarer la guerre par suite de l'attitude provocatrice d'une autre puissance. Outre la neutralité, c'était une sorte d'alliance à terme que l'on proposait à l'Angleterre. Celle-ci ne rompt pas encore et elle fait, à son tour, une nouvelle contre-proposition : Puisque les deux puissances désirent également assurer la paix et l'amitié entre elles, la Grande-Bretagne déclare qu'elle ne se livrera à aucune attaque non provoquée contre l'Allemagne et ne participera pas à une attaque de ce genre et s'abstiendra également de toute politique agressive à l'égard de l'Allemagne. L'Allemagne ne consentit à discuter sur cette base, qu'à la condition expresse que l'Angleterre s'engageât d'avance à garder une neutralité bienveillante au cas où l'Allemagne serait forcée de faire la guerre. Elle montrait ainsi le bout de l'oreille et découvrait ses propres desseins agressifs. Sir Edw. Grey ayant laissé tomber la conversation, les pourparlers engagés par lord Haldane n'aboutirent pas. Mais, que les choses eussent pu aller jusque-là, c'est dire à quel point l'Angleterre se sentait libre à l'égard de la Triple-Entente. Le parti radical était opposé à une guerre quelconque et, notamment, à une guerre avec l'Allemagne. L'opinion du parti, à ce sujet, était affirmée par tous les grands journaux. Lord Morley, Lord Beauchamp, Mr Harcourt, Sir John Simson, Mr John Burns, Sir Charles Trevelyan, M. Hobhouse s'étaient déclarés résolus à démissionner plutôt que de céder. Il suffit de lire les journaux-libéraux, radicaux, du 27 juillet au 3 août au matin, pour constater l'opposition de toute la presse gouvernementale à l'envoi sur le continent d'un corps expéditionnaire. M. Lloyd Georges, M. Winston Churchill, Lord Haldane n'avaient-ils pas été les partisans déclarés du rapprochement avec l'Allemagne. Leur présence au ministère était une garantie pour les pacifistes et pour les partisans de la paix. Vers la fin de novembre 1912, un homme au courant des choses balkaniques, M. Steed, écrit à un personnage anglais influent, pour l'avertir de la perspective qui s'ouvre déjà d'un conflit européen dans lequel l'Angleterre risque d'être impliquée. Le personnage influent lui répond : L'empire britannique ne peut et ne doit se battre que pour la défense de ses intérêts vitaux. Comment faire comprendre au Canada que nous devons nous lancer dans une guerre pour un sale village albanais, dont, hier, nous ignorions encore même le nom ?[17] Le Canada l'a compris depuis. Mais le gouvernement' anglais et surtout l'opinion anglaise ne le comprenaient pas encore. Cela est d'autant plus explicable qu'il y avait une trame fortement ourdie, par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, pour s'assurer la neutralité britannique. Les deux gouvernements impériaux avaient de sérieuses raisons de croire qu'ils y étaient parvenus. L'ambassadeur prince Lichnowsky, grand seigneur, très bien vu par la haute société anglaise, le conseiller de l'ambassade, von Kühlmann, qui travaillait les milieux financiers, la presse et les hommes d'affaires (dont une bonne partie d'origine allemande), tous se croyaient en mesure d'assurer que l'Angleterre ne marcherait pas. A la veille de la guerre, le conseiller de l'ambassade, Kuhlmann, eut la hardiesse d'avertir le public, par la voie d'un journal, favorable à la cause allemande, que la seule politique qui convenait à l'Angleterre était la neutralité pure et simple. Le 2 août, l'empereur Guillaume faisait télégraphier au Times, par l'entremise de son ami, M. Ballin, une déclaration où il protestait de son amour pour la paix, de la sincérité de ses sentiments religieux, et rejetait sur la Russie toute la responsabilité de la guerre. Le Times ne publie pas la déclaration. Mais, jusqu'à cette date, elle répondait à un état d'esprit réciproque de l'Allemagne et de l'Angleterre[18]. Tout l'art de sir Edw. Grey avait consisté, non seulement à ne pas rompre avec l'Allemagne, mais à se tenir tout près de celle-ci. Il se surveillait lui-même, crainte de s'engager dans de fausses voies. Donc, l'Allemagne, avec sa lourdeur psychologique et sa foi orgueilleuse en sa propre cause, pouvait se croire assurée d'une sorte de bienveillance tacite de la part de l'Angleterre. La presse, l'opinion, le cabinet entretenaient cette illusion. Cependant, certains esprits étaient en éveil. Un journal, dont l'autorité sur le monde britannique, notamment en ce qui concerne les affaires extérieures, est grande, le Times, se prononçait de plus en plus nettement pour une attitude énergique vis-à-vis de l'Allemagne. Le parti conservateur qui, du temps de lord Landsdowne,
avait signé les accords marocains et incliné l'Angleterre vers le
rapprochement avec la France, faisait savoir au cabinet qu'il ne partagerait
pas entièrement l'optimisme pacifiste des radicaux. Cependant, de ce côté, le
sentiment qui devait s'affirmer bientôt était encore très réservé. Le
Standard écrivait, le 26 juillet, à propos de la note autrichienne : Les encouragements que la Serbie a donnés à la propagande
panslave, en Autriche-Hongrie, ne sont pas seulement une menace pour
celle-ci, mais, à moins d'être arrêtée, elle peut provoquer l'extension du
conflit. Les sympathies anglaises sont avec le pays et le gouvernement qui
soutirent (le l'entêtement serbe. On apprécie, à ces traits, combien fut grand le mérite des hommes qui, ayant à ramener de si loin l'opinion, ne se laissèrent pas entraîner dès l'abord et se mirent en état d'expectative vigilante, comme un médecin qui, penché sur le lit du malade, attend, pour se prononcer, que le développement de la maladie lui ait révélé le caractère et la gravité de l'atteinte. Le premier ministre, M. Asquith, le ministre des Affaires étrangères, sir Edw. Grey, M. Lloyd Georges, M. Winston Churchill appliquèrent toute la tension de leurs esprits perspicaces à démêler l'écheveau. Eclairés par les rapports lumineux de la diplomatie anglaise, ils ne perdirent pas de vue, un seul instant, l'ensemble de la situation ; ils ne tombèrent pas dans le piège de la localisation du conflit ; ils marchèrent pas à pas, il est vrai, mais toujours vers la solution juste, nécessaire, inévitable, ayant eu la prudence de ne pas couper les ponts derrière eux. Nous avons vu, dans les documents diplomatiques, comment la politique de balance et d'équilibre du début se transforme en une politique d'action. Il convient de rappeler, maintenant, comment M. Asquith et sir Edw. Grey, par d'habiles et fortes interventions, préparèrent, entraînèrent l'opinion et comment ils la mirent à un point tel qu'elle se retourna d'elle-même, quand la violation de la neutralité belge eut soulevé un litige qui ne pouvait pas ne pas ébranler l'âme anglaise. Résumons l'ensemble de ces observations : L'Angleterre s'abstint, d'abord ; bientôt elle fut émue par l'attitude de l'Allemagne envers la France ; mais, peut-être, se fût-elle abstenue plus longtemps, si la neutralité belge n'eût pas été en cause : l'Angleterre fut décidée, et, pour ainsi dire, unanime, à la dernière minute, dès que l'Allemagne eut dévoilé ses plans. Le 27 juillet, sir Edw. Grey explique aux Communes la gravité de la situation et la pro position conciliante qu'il a faite aux puissances : Le temps était si court que j'ai dû assumer toute responsabilité et faire une proposition, sans savoir si elle serait favorablement accueillie. Le 28 juillet, en présence des difficultés que rencontre, de la part de l'Allemagne, toute action diplomatique conciliante, des mesures sont prises, au point de vue naval. La flotte de première ligne est, maintenant, disponible, sous la main de l'amirauté ; 29 cuirassés, 4 croiseurs cuirassés et 9 autres croiseurs de la flotte sont maintenus à Portland, pour faire du charbon. La flottille des sous-marins quitte Portsmouth. La presse prend l'engagement de ne rien publier, au sujet des mouvements de la flotte destinée, dit-on, à la Mer, du Nord. Dès ce jour, les partisans de l'intervention se font connaître. La Pall Mall Gazette écrit : Quoiqu'il puisse en coûter à l'Angleterre, nous sommes fermement décidés à marcher, la main dans la main, avec nos amis français. Si la France mobilise, la Grande-Bretagne mobilisera simultanément avec elle. Les événements se précipitent. La guerre est déclarée par l'Autriche à la Serbie. On entre dans la période des mobilisations européennes. Que se passe-t-il au sein du cabinet anglais ? Certainement, il est en état de crise : Le 29, sir Edw. Grey ne paraît pas aux Communes ; M. Asquith se borne à dire que le gouvernement britannique continue à faire tous ses efforts pour limiter l'étendue du conflit ; et, — trait significatif — c'est lord Morley qui est chargé de renseigner l'opinion. Il le 'fait sur un ton pacifiste qui, à une pareille date, comporte une forte nuance d'illusion. Le lendemain, 30 juillet, on recevait la nouvelle de l'ultimatum adressé, par l'Allemagne, à la Russie. La période des bons offices était close, la question était devenue européenne. Il fallait se prononcer. Déjà, le contrecoup des événements s'est fait sentir en un point particulièrement sensible au public anglais, au Stock Exchange. Une première panique s'était produite le vendredi 24 juillet, à la suite de la publication de la note austro-hongroise. Ce fut bien pis, quand il fallut aborder la fin du mois. Ce qui se passe en Europe aura donc, quoiqu'il arrive, des conséquences en Angleterre. On croit pouvoir cacher la tête sous le buisson et laisser passer l'orage : l'orage vous frappe. Ce fut la première alarme. Sir Edw. Grey se réserve encore. Un mot de lui circule : La paix et la guerre s'équilibrent dans la balance... L'opinion se surprend enfin à se demander si l'Angleterre devra se mêler immédiatement à ces querelles lointaines. Le colonel Repington écrit, dégageant les conséquences de la politique d'affaires : Sans doute, nous pouvons regarder aujourd'hui, avec remords et regret, la position que nous occupions autrefois. Nous étions alors des arbitres indépendants. Nous étions maîtres de venir au secours des petits États, s'ils étaient attaqués. Cette position, nous l'avons perdue parce que nous avons refusé, égoïstement, d'être comme les autres nations en armes, si bien que nous nous trouvons entraînés dans des querelles qui semblent n'avoir, pour nous, aucun intérêt, mais qui intéressent notre sécurité, laquelle dépend de l'équilibre des puissances. Le Daily News, journal qui passe pour représenter l'opinion de la majorité radicale, n'en est que plus énergique, dans son attitude hostile à la Triple-Entente : Il écrit, le 31 juillet : L'intervention de l'Angleterre dans le conflit serait un crime. Ce à quoi le Times répond : La marche des armées allemandes à travers la Belgique, pour attaquer le nord de la France, amènerait l'Allemagne à saisir Anvers, Flessingue, peut-être même Dunkerque et Calais, lesquels pourraient devenir, dans la suite, des bases navales contre l'Angleterre... Même, à supposer que la marine allemande restât inactive, l'occupation de la Belgique et du nord de la France, par les troupes allemandes, serait un coup terrible pour la sécurité de l'Angleterre. Attentif à ces manifestations de l'opinion, sir Edw. Grey craint, par-dessus tout, que l'on engage la politique de l'Angleterre, malgré elle ; il n'ose prononcer le quos ego, qui, à cette heure peut-être, eût influé sur les déterminations de l'Allemagne. Berlin croit encore à l'abstention de l'Angleterre : Des articles de journaux, publiés ces jours derniers. écrit-on de Berlin, le 28 juillet, respiraient la plus grande confiance clans la neutralité de l'Angleterre. Il est hors de doute que le gouvernement impérial l'avait escomptée et qu'il devra modifier tous ses calculs. Comme en 1911, le cabinet de Berlin a été trompé par ses agents mal renseignés[19]. L'état des esprits et des partis, en Angleterre, est décrit, à cette heure précise, par M. Steed : Le parlement avait cessé depuis longtemps de s'intéresser aux plus grandes questions internationales... Le ministre des Affaires étrangères redoutait l'opposition des radicaux, qui formaient le gros des forces ministérielles, si sa politique paraissait devancer le sentiment de son parti... Le parti conservateur craignait de se voir accuser de desseins belliqueux et de paraître mériter le reproche d'être le parti de la guerre[20]. Ce ne fut que le 31 juillet qu'un jeune député conservateur alla chercher à la campagne les chefs de son parti et les ramena à Londres. Revenus dans la capitale, ils tinrent une séance où l'on décida l'envoi de la lettre historique, dans laquelle lord Landsdowne et M. Sonar Law promirent aux chefs du gouvernement leur entier appui pour une politique loyale envers la France et la Russie. Voici le texte de cette lettre qui eut une haute influence sur l'opinion : 2 août 1914. Cher monsieur Asquith, Lord Landsdowne et moi estimons de notre devoir de vous informer qu'à notre avis, et suivant l'opinion de tous les collègues que nous avons été à même de consulter, il serait fatal pour l'honneur et la sécurité du Royaume-Uni d'hésiter à seconder la France et la Russie dans les circonstances présentes ; nous offrons au gouvernement tout notre appui pour prendre les mesures qu'il peut considérer comme nécessaires dans ce but. Bien sincèrement votre A. BONAR LAW. Malgré ces avertissements, la foule subissait encore, dans son indifférence foncière, le remous des vagues alternatives qui agitaient le monde politique. On entendait, dans la rue, tantôt des phrases toutes faites empruntées aux journaux : La flotte allemande est une menace pour notre suprématie... Le méprisable militarisme allemand ! Tantôt l'explosion du sentiment naturel à un citoyen quelconque d'un quelconque faubourg de Londres : Au moment où les roses fleurissaient si délicieusement dans les jardins, pouvait-on avoir même la pensée qu'on aurait à combattre pour le foyer et à subir les horreurs de la guerre ? Où nous a mené le gouvernement ? Il nous a trompé... Si la guerre nous surprenait, ni les hommes, ni le pays, ne seraient prêts et entraînés... Cependant, l'animation était étrange, dans Fleet Street. On voyait sortir, on ne savait d'où, les survivants des anciennes guerres ou des hommes en quête d'aventures, des flammes dans les yeux, à l'idée d'assister à un drame unique, à contempler de vraies horreurs. Le goût du sport s'en mêlait ; ceux-ci reniflaient la poudre et le sang, tandis que le bourgeois tranquille allait, répétant : Sir Edw. Grey arrangera tout dans une conférence internationale... C'est un bluff de l'Allemagne... L'Angleterre n'a qu'à rester en dehors... Pourtant, et notre honneur et nos engagements avec la France !... Sur l'étendue de la vaste ville se propageait une immense perplexité[21]. Trois jours vont s'écouler dans la fièvre du doute, avec
le frisson des crises, d'où le tempérament sort transformé, raffermi, trois
jours où l'opinion anglaise lutte contre elle-même, se trouble, se perd, se
ressaisit dans un émoi unique, qui agite depuis les chefs de l'Empire jusqu'au
dernier des portefaix J'étais sur le pont, dans le
port de Douvres, regardant en arrière, vers l'Angleterre... Ce sera peut-être cette nuit ?... Un matelot s'approche : God ! dit-il
à voix basse. — Croyez-vous que ce soit pour
ce soir, dis-je à voix basse, moi-même. — Probablement.
La flotte allemande n'attendra pas la déclaration de guerre. Ce sera comme à
Port-Arthur... Ils voudraient nous prendre
endormis. Mais ils ne nous prendront pas. Montrant les masses
compactes des vaisseaux se reflétant dans l'eau sombre : Il y en a des foules d'autres et qui sont prêts. Les
hommes de la réserve sont appelés... Et le
public qui ne comprend pas encore !... Curieux,
n'est-ce pas ? Ils dorment tranquilles dans leur lit, et, demain, ce sera
l'enfer ; l'enfer et la damnation ; car, je sais ce que c'est que la guerre !... C'est le moment où l'Allemagne, par tous les moyens, même par une prodigalité étrange de fausses nouvelles, secondant la perfidie calculée de la démarche austro-hongroise à Saint-Pétersbourg in fine, s'efforce d'influencer le pacifisme des petits Anglais. La Serbie est impopulaire. La presse radicale est au summum d'une campagne désespérée : il est inadmissible, répète-t-elle, que l'Angleterre fasse la guerre pour protéger des assassins et pour établir l'hégémonie de la Russie sur l'Europe. Le cabinet siège, pour ainsi dire, en permanence : tout le monde sait qu'il est divisé et que les partisans de l'abstention tiennent en échec les ministres qui penchent — non sans hésitation encore, — vers les résolutions vigoureuses. Le samedi 1er août, quand toute l'Europe est en état de mobilisation, le premier ministre, Asquith, dit aux Communes : Etant donné les circonstances, je préfère ne répondre à aucune question avant lundi. C'est le moment où le roi d'Angleterre écrit sa lettre, en réponse à l'appel du président de la République. On songe encore à ménager l'opinion. La France est attaquée, la Belgique est menacée, et, même, envahie. A Londres, on délibère encore. Les journées du dimanche, du lundi, se passent en conférences, à Buckingham, en présence du roi. M. Asquith, sir Edw. Grey ne se couchent pas. La seule note livrée à l'opinion est plutôt faite pour accroître l'anxiété : Le gouvernement de Sa Majesté n'a pas décidé s'il interviendra, ou, s'il le fait, quand il interviendra dans la guerre européenne qui vient d'éclater. Il s'est toujours réservé le droit de déterminer le rôle que nous jouerons dans la Triple-Entente. Le cabinet de Londres espère encore pouvoir limiter son action à la protection des côtes françaises dans la mer du Nord et dans le Pas-de-Calais. Les empires allemands, de leur côté, n'ont pas entièrement renoncé à l'espoir d'un arrangement tenant l'Angleterre à l'écart, moyennant certaines garanties. Le ministre belge- à Vienne écrit, le 2 août : L'opinion publique compte beaucoup, ici, sur une abstention complète de l'Angleterre et les journaux publient constamment des articles destinés à renforcer cette opinion. Je crois qu'on se fait, à ce sujet, beaucoup trop d'illusion. Cet état d'esprit n'en explique pas moins certaines erreurs d'appréciation qui ont donné lieu, par la suite, du côté allemand, à des rancunes inexpiables. Les hésitations de Londres ont peut-être tenu le sort du monde en suspens. C'est la journée du 3 août qui fait pencher la balance. Le territoire du Luxembourg est envahi et la Belgique sommée de laisser passer les troupes allemandes : l'Allemagne ne respectera pas la neutralité. L'Angleterre est visée au cœur : elle comprend, elle se réveille, elle est debout. La flotte anglaise a reçu l'ordre de se porter à l'entrée de la mer du Nord. Des manifestations enthousiastes se produisent dans West-End ; on chante la Marseillaise ; le roi et la reine sont acclamés devant Buckingham Palace et paraissent au balcon. On accompagne en chantant les réservistes français qui se rendent à l'appel des armes. L'opinion publique se prononce : l'Angleterre doit rester fidèle à ses engagements envers la France. Lord Charles Beresford écrit, dans le Daily Express : L'honneur de l'Angleterre et la sécurité de l'empire dépendent de la décision qui sera prise demain par le Parlement. Si nous rompons l'Entente cordiale et si nous abandonnons la France dans cette dure épreuve, manquant ainsi à nos engagements, nous serons traîtres à ceux qui ont accueilli avec confiance nos engagements moraux. Nous répudierons une dette d'honneur ; nous nous trouverons dans la situation ignominieuse de déserter nos amis dans un moment de pressant danger ; nous aurons mérité pour toujours le titre de lâches et nous alitons provoqué pour l'avenir une catastrophe sans précédent pour l'empire britannique. Ces raisons de conscience émeuvent profondément l'âme anglaise. Toutes autres considérations deviennent secondaires : on accepte. Et le retentissement de cette disposition nouvelle résonne, à l'infini, sur l'immense domaine de l'empire : en effet, les messages arrivent des gouverneurs du Canada, de la Nouvelle-Zélande, déclarant que les dominions sont décidés à apporter leur concours absolu à la mère-patrie. LA SÉANCE DE LA CHAMBRE DES COMMUNES.Et le gouvernement ?... Après de longues délibérations le dimanche et le lundi, le parti est pris. Le lundi 3 août, sir Edw. Grey parle à la Chambre des Communes. L'importance historique et universelle de cette déclaration est telle qu'il convient d'en peser tous les termes : ... Je puis dire avec la plus absolue confiance qu'aucun gouvernement et qu'aucun pays n'est moins désireux d'être impliqué dans une guerre entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie que le gouvernement français et la nation française. Us y sont impliqués par suite de leurs obligations d'honneur et une alliance précise avec la Russie. Mais une obligation d'honneur ne peut s'appliquer à nous avec la même force. Nous ne sommes pas partie à l'alliance franco-russe. Nous ne connaissons même pas les termes de cette alliance. La situation est donc bien nette en ce qui concerne la question d'honneur. Quelle est, dans ces conditions, notre position ? Nous avons, depuis de longues années, entretenu des relations amicales avec la France. Je me souviens parfaitement du sentiment de cette Assemblée — je me souviens de mon propre sentiment lorsque le dernier gouvernement conclut cet arrangement avec la France, — de l'impression de réconfort résultant du fait que ces deux nations, que des différends perpétuels avaient divisées dans le passé, avaient résolu ces différends. (Applaudissements.) Jusqu'à quel point cette amitié implique-t-elle des obligations ? C'est à la Chambre d'en juger. La nation française a une flotte actuellement dans la Méditerranée. Les côtes septentrionales et occidentales de la France sont absolument sans défense. Avec la flotte française dans la Méditerranée, la situation est très différente de ce qu'elle était auparavant. En ce qui concerne la France, l'amitié qui s'était établie et qui avait grandi entre les deux pays avait donné à la France le sentiment de sécurité, le sentiment qu'elle n'avait plus rien à craindre de nous. Mon impression personnelle est que si une flotte étrangère, engagée dans une guerre que la France n'aurait pas cherchée, pénétrait dans la Manche, bombardait et détruisait les parties non défendues de la côte française, nous ne pourrions pas rester immobiles. (Applaudissements frénétiques et prolongés.) En présence de ce qui se passerait sous nos yeux, nous ne pourrions pas rester les bras croisés sans rien faire. Cette impression, je le crois, est celle du pays tout entier. (Applaudissements prolongés.) Mais je désire envisager la question du point de vue des intérêts britanniques, et c'est de ce point de vue que je vais justifier ce que je vais dire à la Chambre. Si nous ne disons rien en ce moment, que fera la France avec sa flotte dans la Méditerranée, ses côtes du nord et de l'ouest absolument sans défense, à la merci d'une flotte allemande pénétrant dans la Manche ? Nous devons nous souvenir que nous sommes en présence d'une guerre de vie ou de mort. La France a le droit de savoir, et de le savoir immédiatement (Violents applaudissements) ce que notre attitude sera... J'ai fait la déclaration suivante à l'ambassadeur de France : Je suis autorisé à donner l'assurance que si une flotte allemande pénètre clans la Manche ou traverse la mer du Nord pour entreprendre une attaque hostile contre les côtes ou le commerce maritime français, la flotte anglaise lui donnera toute la protection (full protection) dont elle dispose. (Violents applaudissements.) Cette assurance est, bien entendu, sujette à l'approbation du Parlement et elle ne doit pas être envisagée comme obligeant le gouvernement à entrer en action jusqu'à ce que l'occasion se produise. Aussi mes paroles ne constituent point une déclaration de guerre de notre part et n'impliquent pas une action offensive de notre part, mais elles doivent être envisagées comme nous liant à prendre l'offensive si les circonstances l'exigent. Je crois savoir que le gouvernement allemand serait disposé, si nous voulions nous engager à observer la neutralité, à consentir à ce que sa flotte n'attaque pas la côte nord de la France. Je n'ai appris cela que quelques minutes avant la séance de la Chambre, mais cela constitue un engagement trop étroit et exigeant un sérieux examen. Au surplus, des considérations plus graves d'heure en heure retiennent notre attention. Je veux parler de la question de la neutralité de la Belgique. (Applaudissements.) Quelle est notre situation en ce qui concerne la Belgique. Le facteur principal est le traité de 1839. — Sir Edward Grey expose ensuite que cette question de la neutralité de la Belgique a préoccupé le gouvernement au cours de la semaine passée. Le ministre en arrive à l'envoi de l'ultimatum allemand à la Belgique. Il ajoute : Peu de temps avant mon arrivée à la Chambre, j'ai été informé que le télégramme suivant du roi des Belges a été reçu par le roi Georges : Me souvenant des nombreuses preuves d'amitié de Votre Majesté et de votre prédécesseur, et de l'attitude amicale de l'Angleterre en 1870, ainsi que du nouveau gage d'amitié qu'elle vient de me donner, j'adresse un suprême appel à l'intervention diplomatique de Votre Majesté pour sauvegarder l'intégrité de la Belgique. — La lecture de ce télégramme est accueillie par de nombreux applaudissements. Mais l'intervention diplomatique, ajoute sir Edward Grey, a eu lieu la semaine dernière. Que peut faire maintenant cette intervention ? Nous avons un intérêt vital à l'indépendance de la Belgique. Si l'indépendance de la Belgique disparaissait, l'indépendance des Pays-Bas disparaîtrait également. La Chambre doit considérer quels intérêts britanniques seraient en jeu si, dans une crise pareille, nous nous dérobions. (Applaudissements.) Vous ne vous imaginez pas que si une grande puissance restait à l'écart pendant une guerre comme celle-ci, elle serait à :même de faire valoir ses intérêts après la guerre. Si les informations reçues par le gouvernement au sujet de la Belgique se confirmaient, le gouvernement anglais serait dans l'obligation de faire tous ses efforts pour empêcher les conséquences qui résulteraient des faits annoncés. Si nous sommes engagés dans une guerre, nous ne souffririons pas beaucoup plus que si nous nous tenons à l'écart. Que nous participions ou non à la guerre, le commerce étranger va être interrompu... Si nous nous tenons à l'écart, je ne crois pas un instant que nous serons en mesure de faire usage de notre force matérielle pour éviter ou pour défaire tout ce qui se sera produit durant la guerre, pour empêcher la totalité de l'Europe occidentale de tomber sous la domination d'une seule puissance et je suis, par contre, persuadé que notre situation morale serait pire. Je crois devoir déclarer à la Chambre que nous n'avons encore pris aucun engagement en ce qui concerne l'envoi d'un corps expéditionnaire. La mobilisation de la flotte est terminée. La mobilisation de l'armée se poursuit. (Applaudissements prolongés de l'opposition.) En dehors de cela nous n'avons pris aucun engagement parce que nous reconnaissons que nous avons d'énormes responsabilités dans l'Inde et dans d'autres parties de l'empire. Il faut que nous sachions où nous allons. Maintenant j'ai fait connaître à la Chambre jusqu'où nous sommes allés. Il nous reste un moyen de rester en dehors du conflit. Il nous est loisible de proclamer notre neutralité intégrale. Cela nous ne le voulons pas. (Applaudissements frénétiques.) Si nous n'adoptons pas la ligne de conduite que je viens d'indiquer — et nous avons à envisager les droite de traité de la Belgique, la situation possible dans la Méditerranée, et les conséquences qu'auraient pour nous-mêmes et pour la France notre inaction — si nous déclarons que ces considérations importent peu, j'estime que nous sacrifierons notre honneur, notre nom et notre réputation et que nous n'échapperons pas aux plus sérieuses conséquences économiques. J'en ai peut-être dit assez pour montrer que nous devons être prêts... (Applaudissements prolongés.) Nous sommes prêts... (Nouveaux applaudissements qui se prolongent pendant une minute), nous sommes prêts à toutes les conséquences qui peuvent résulter de l'attitude que nous avons adoptée. Nous sommes prêts à remplir notre rôle. La fin du discours de sir Edward Grey est accueillie par de vifs applaudissements. La séance a été suspendue à sept heures. A la reprise, sir Edward Grey a fait les nouvelles déclarations suivantes : J'ai reçu des renseignements qui n'étaient pas en ma possession lorsque j'ai fait ma déclaration cet après-midi. J'ai reçu ces renseignements de la légation belge à Londres depuis l'ajournement de la Chambre. Hier soir à sept heures, l'Allemagne a présenté une note proposant à la Belgique la neutralité amicale belge sur le territoire belge, promettant le maintien de l'indépendance du pays à la conclusion de la paix et menaçant, en cas de refus, de traiter la Belgique comme un ennemi. (Cris de : Oh ! oh !) Un délai de douze heures était fixé pour la réponse. La Belgique a répondu que l'atteinte portée à sa neutralité serait une violation flagrante des droits des nations. Accepter la proposition de l'Allemagne serait sacrifier l'honneur de la nation. (Applaudissements.) La Belgique est fermement résolue à repousser l'agression par tous les moyens possibles. (Applaudissements.) Je ne puis qu'ajouter que le gouvernement de Sa Majesté a pris en très grave considération l'information qui vient d'être reçue. Je n'en veux pas dire davantage pour le moment. Le 4 août, M. Asquith expose aux Communes la situation, relativement à la neutralité belge : ... La Belgique a refusé catégoriquement d'accepter la violation flagrante de son droit. Le gouvernement anglais est obligé de protester, auprès de l'Allemagne ; il est obligé de lui demander de renoncer formellement à la demande formulée auprès du gouvernement belge et de donner l'assurance de respecter la neutralité du territoire belge. Nous avons demandé une réponse immédiate. Nous avons reçu, ce matin, à notre légation de Bruxelles, la réponse allemande au refus de la Belgique d'accepter la proposition contenue dans la première note. L'Allemagne est décidée à user de la force pour passer sur le territoire belge. Nous avons aussi reçu un télégramme du ministre belge des Affaires étrangères (lisant que le territoire belge a été violé. Des informations ultérieures montrent les forces allemandes continuant d'avancer à travers la Belgique. Nous avons reçu aussi ce matin, de l'ambassadeur d'Allemagne, une communication officielle assurant que l'Allemagne, même en cas de conflit armé avec la Belgique, n'a pas l'intention d'annexer ce pays. (Rires ironiques.) La déclaration allemande doit être sincère, parce que l'Allemagne a promis solennellement à la Hollande de ne pas acquérir un territoire aux dépens de ce dernier pays. La communication allemande nous assure que l'armée allemande était exposée à une attaque de l'armée française à travers la Belgique et que, par conséquent, c'était, pour l'Allemagne, une question de vie ou de mort. Je suis maintenant obligé d'ajouter, au nom du gouvernement britannique, que nous ne pouvons pas considérer cette communication comme satisfaisante. (Applaudissements.) Nous avons répété notre requête de la semaine dernière auprès du gouvernement allemand, qu'il nous donne la même assurance que la France et la Belgique, concernant la neutralité du territoire belge. Nous avons demandé à l'Allemagne de nous donner une réponse satisfaisante avant minuit. (Vifs applaudissements.) A minuit, à Londres, onze heures à Berlin, sir Edw. Goschen, d'après les ordres de son gouvernement, se présentait à la Wilhelmstrasse pour réclamer ses passeports et déclarait que l'Angleterre et l'Allemagne étaient en état de guerre. Le fait était communiqué officiellement à la presse. Le lendemain, la London Gazette publiait : 1° l'ordre de mobilisation de l'armée anglaise ; 2° la nomination de sir John Jellicoe comme commandant de la flotte. Le premier ministre en déposant, le lendemain, le Livre Bleu qui donne un premier exposé de l'action diplomatique de l'Angleterre, flétrissait les propositions insidieuses faites par l'Allemagne à l'Angleterre, pour s'assurer la neutralité britannique : Il s'agissait, a dit M., Asquith, outre ce qui concernait la France ut la Hollande, de trafiquer avec le gouvernement impérial, au mépris de nos obligations envers la Belgique, et cela, à son insu. Si nous avions accepté ces propositions infâmes, quelle réponse aurions-nous pu faire, aujourd'hui, à l'appel touchant que ce pays nous a adressé, quand il nous a prié, ces jours-ci, de garantir sa neutralité ? Je plains l'homme qui peut lire, sans émotion, le discours du roi des Belges à son peuple. Messieurs, les Belges se battent et ils meurent. Et nous, si nous avions écouté l'Allemagne et trahi nos amis et nos obligations, quelle aurait été notre position aujourd'hui ? Pour prix de notre déshonneur, nous aurions des promesses faites par une puissance qui, non seulement, a violé les siennes, mais nous demande d'en faire autant. Nous allons faire la guerre, (l'abord pour remplir nos obligations internationales, ensuite pour défendre les nations faibles. Le pays comprendra que notre cause est juste et je demande à la Chambre de voter un crédit de £. 100.000.000 et de porter l'armée à 500.000 hommes. La Chambre vote les crédits et les hommes, séance tenante. Ce n'est pas seulement la déclaration de guerre : c'est la guerre. Il faut laisser un des hommes qui ont le plus d'intérêt à observer, avec vigilance, ce qui s'est passé à Londres, le ministre de Belgique, exposer les causes et les modalités de ce soudain revirement : L'opinion publique s'est enfin émue et ce revirement' s'est produit (l'une façon foudroyante. On s'est rendu compte, en Europe, qu'un petit peuple donnait un exemple d'honneur et de probité, sans regarder aux conséquences. Les partisans de la paix à tout prix ont été frappés. On a appris, ensuite, que l'ennemi avait franchi la frontière, qu'on se battait et que les Belges avaient résisté au colosse allemand. On a lu le discours de notre roi, tout le monde a enfin saisi la gravité de la situation, et l'Anglais, même le plus pacifiste, a fait son examen de conscience. Il s'est dit : Pouvons-nous lâcher un peuple qui nous donne un tel exemple de loyauté ? Puis, sont venus les récits des atrocités allemandes et la défense héroïque de Liège. Cela a été décisif. Toute l'Angleterre voulait la guerre, ne se contentait plus de l'appui naval que favorisait d'abord le Cabinet ; elle réclamait l'envoi du corps expéditionnaire. Le gouvernement attendait cet ordre du peuple. Il a obéi. Deux ministres, d'un avis différent, ont donné leur démission qui a été acceptée immédiatement. Lord Kitchener a été nommé à la Guerre et la mobilisation décrétée. Aujourd'hui, l'admiration de ce pays pour la Belgique est sans bornes. Dans les clubs militaires, on boit aux valeureux Belges, les journaux de toutes nuances louent notre nation. Les lettres, les télégrammes de félicitation affluent. Si le roi venait ici, on le porterait en triomphe, dans les rues de Londres... S. COMTE DE LALAING. Comme l'indique la lettre du ministre belge, la crise qui avait si singulièrement entravé l'action du cabinet se résolvait par la disparition de deux des membres principaux du ministère ; lord Morley, président du Conseil privé, et M. John Burns, président du Local Gouvernement Board ont donné leur démission ; ils sont remplacés respectivement par lord Beauchamp et M. Runciman. Par suite du remaniement ministériel, lord Kitchener entre dans le cabinet avec le portefeuille de la guerre. La nouvelle de la déclaration de guerre fut accueillie avec un enthousiasme délirant par la population. Les rues se remplirent soudain. Tout le monde se rendait compte de la grandeur des événements. Des manifestations patriotiques ont lieu dans les quartiers aristocratiques du West-End ; des bandes de manifestants, hommes et femmes, parcourent les rues, drapeaux en tête, en chantant des airs patriotiques. La nation était debout auprès de son gouvernement. Au cours de cette semaine décisive, l'Angleterre avait procédé avec une prudente lenteur. Même dans sa déclaration du 3 août, sir Edw. Grey avait encore retenu, sur ses lèvres, la parole suprême. Il explique lui-même cette réserve par les énormes responsabilités qui pèsent sur l'Angleterre aux Indes et dans tout l'empire. Bien des raisons plaidaient pour la neutralité intégrale. Mais, des raisons plus fortes
poussaient le gouvernement et les peuples à une intervention que leur
principale faiblesse était, en somme, de n'avoir pas prévue. Et c'était là la cause suprême, la cause cachée de leurs hésitations. Depuis de longues années, on lui répétait qu'une entente n'est pas une alliance et (que, dans l'état des choses européennes) une alliance comporte une armée. Elle avait fermé les oreilles et elle discutait encore sur la valeur d'une entente, quand elle sentait déjà confusément que les préparatifs de l'Allemagne étaient principalement dirigés contre elle. Elle n'avait pas voulu attarder sa réflexion sur la formule : Notre avenir est sur les eaux, et elle voyait, maintenant, que la mer dépendait de la terre et que ses flottes étaient visées par Anvers et Calais. Sir Edw. Grey croyait ménager les nerfs du parlement et du pays en répétant : Nous sommes libres ; et il était contraint d'exposer, en même temps, quelle était cette liberté : Si nous n'adoptons pas la ligne de conduite que je viens d'indiquer, — et nous avons à envisager les droits des traités de la Belgique, la situation éventuelle dans la Méditerranée, et les conséquences qu'auraient pour nous-mêmes et pour la France notre inaction, — si nous déclarons que ces considérations importent peu, j'estime que nous sacrifierons notre honneur, notre nom et notre réputation et que nous n'échapperons pas aux plus sérieuses conséquences... Tant il est vrai que tout l'art du gouvernement se résout en deux termes : prévoir et vouloir ! L'Angleterre se reprenait à temps ; mais il n'était que temps. Heureusement, à sa tête se trouvaient des hommes assez imbus des vieilles traditions héroïques de ce grand pays, des hommes d'esprit assez droit et de cœur assez haut pour ne pas hésiter plus longtemps devant le devoir suprême qui prenait à la gorge la puissance anglaise, au moment où la persévérance dans l'erreur l'eût pour toujours compromise et déshonorée. M. Asquith et ses collègues éprouvaient ce sentiment fier et libérateur, à jamais glorieux devant l'histoire, de relever le gant que l'Allemagne jetait à l'Angleterre par la double menace contre la France et contre la Belgique ; et ils déjouaient ainsi la manœuvre infâme, qui, à la dernière minute, avait tenté d'embouteiller l'intérêt et l'honneur de l'Angleterre dans la neutralité. |
[1] Pour l'ensemble de l'étude sur
l'opinion allemande, je me suis servi, outre la lecture des documents originaux
et de la presse allemande, de plusieurs remarquables études déjà parues :
l'Esprit public en Allemagne, par ***, dans le Correspondant, du 25
février 1915 ; les Socialistes allemands et la Guerre, par P.-G. La
Chesnais, dans la Grande Revue, de mars 1915 ; les Socialistes du
Kaiser, par Edmond Laskine ; El. Altiar, Journal d'une Française en
Allemagne (juillet-octobre 1914) ; Souvenirs d'une Institutrice anglaise
à la Cour de Berlin (1909-1914). Traduits par T. de Wyzewa.
[2] P.-G. La Chesnais, loc.,
cit., p. 106.
[3] Justice du 31 décembre
1914. Cité par La Chesnais, p. 120.
[4] La machination contre la
Russie parait avoir une très haute origine. En effet, le Times a raconté
qu'il reçut, le 2 août, de Herr Ballin, le puissant
directeur de la Hamburg America Linie, considéré comme un ami personnel
de Guillaume II, avec qui il est resté en relations depuis les hostilités,
une lettre, pour être insérée, et qui a paru dans le numéro du 12 août. Or,
cette lettre destinée à influer sur l'opinion universelle et notamment sur
l'opinion anglaise s'exprime ainsi : Tout a été rompu
à cause de l'attitude de la Russie, qui, au milieu des négociations qui
semblaient devoir suivre un cours favorable, a mobilisé ses forces, prouvant
ainsi qu'elle ne croyait pas elle-même aux assurances pacifiques qu'elle
prononçait... Il faut le redire, la Russie, et
la Russie seule, a obligé l'Europe à la guerre. C'est elle qui doit porter le
poids de cette responsabilité.
Reste
à savoir, comme le fait observer le Times, comment Herr Ballin concilie
cette affirmation avec le point de vue qu'il a exposé à M. Rœder correspondant
du Daily Telegraph : Nous sommes convaincus que
la guerre a été provoquée par l'Angleterre, etc.
[5] V. T. de Wysowa, dans Revue
des Deux-Mondes du 1er août 1915, p. 33.
[6] Les alternatives par
lesquelles passe la province allemande sont décrites avec finesse et précision
dans le Journal d'une Française en Allemagne, juillet-octobre 1914, signé d'El.
Altiar. Il semble bien que l'auteur était en Silésie dans un château de la
princesse Antoine Radziwill. Au début, tout le monde est inquiet : L'impression générale était plus de désolation que
d'enthousiasme... Les visages tristes ici font peine à voir... On est beaucoup
plus monté contre les Russes que contre les Français et l'Allemagne prétend défendre
contre la Russie la cause de la culture intellectuelle contre la barbarie...
Ils ont plus peur de la France que de la Russie. J'ai entendu le jardinier dire
à la femme de chambre. Ah ! les Russes, nous nous en moquons ; ils n'ont
jamais rien valu. Ce sont les Français qui nous effrayent ! Et je crois
bien qu'il a ajouté : Ils sont si rancuniers ! Le discours du trône m'a
abasourdie. L'empereur déclare qu'il voulait la paix, qu'on lui a mis l'épée en
main, que le tzar a traîtreusement brisé toutes ses promesses, etc. Ce qui me
frappe, dans ce pays-ci, c'est que l'opinion publique accepte toujours sans
commentaires ce que lui disent les journaux officieux. La confiance est
immense, en général, et, quoiqu'on en ait dit, en l'Empereur et en tout ce
qu'il fait. On ne discute pas, on ne raisonne pas ; on suit docilement
l'opinion donnée. Peu d'Allemands pensent par eux-mêmes ; j'en connais bien
quelques-uns qui murmurent in petto que l'on va tirer les marrons du feu pour
l'Autriche, mais ils sont rares et n'oseraient pas parler à haute voix. La
majorité est admirablement disciplinée. On lui dit que l'Allemagne est dans son
bon droit, qu'elle soutient le parti de l'ordre et de la justice, qu'elle a
toujours été pacifique et conciliante, et tout cela est avalé sans l'ombre
d'une hésitation (p. 25 et 29).
[7] Sur les atrocités allemandes au départ des baigneurs russes, voir le livre de M. Rezanof, 1 vol.
in-8°, Petrograd, librairie de la Novoïe Vremia, analysé par M. Th. de
Wyzowa dans la Revue des Deux-Mondes, 1er août 1915. Les excès furent
vraiment abominables. Unanimement, d'un bout à l'autre
de l'immense empire, la haine séculaire du Slave s'est soudainement déchaînée
dans l'âme allemande (p. 549).
[8] Sur les protestations
postérieures de l'ambassade la somme a été remboursée.
[9] La situation diplomatique
avait été exposée en ces termes par le ministre d'Etat, M. Eyschen, dans une
lettre à M. Mollard :
Luxembourg, 4 août 1914.
Monsieur
le ministre,
Par
sa communication verbale d'hier soir, Votre Excellence a eu la haute obligeance
de porter à ma connaissance que, conformément au traité de Londres de 1867, le
gouvernement de la République entendait respecter la neutralité du Grand-Duché
de Luxembourg, comme il l'avait montré par son attitude, mais que la violation
de cette neutralité par l'Allemagne était toutefois de nature à obliger la
France à s'inspirer désormais à cet égard du souci de sa défense et de ses
intérêts.
Vous
me permettrez de constater, Monsieur le ministre, que la décision du
gouvernement de la République est uniquement basée sur le fait d'une tierce
Puissance dont, certes, le Grand-Duché n'est pas responsable.
Les
droits du Luxembourg doivent donc rester intacts.
L'Empire
allemand a formellement déclaré que seule une occupation temporaire du
Luxembourg entrait dans ses intentions.
J'aime
à croire, Monsieur le ministre, que le gouvernement de la République n'aura pas
de peine à constater avec moi que de tout temps et en toutes circonstances, le
Grand-Duché a pleinement et loyalement rempli toutes les obligations généralement
quelconques qui lui incombaient en vertu du traité de 1867.
Veuillez
agréer, etc.
Le ministre d'État,
Président du gouvernement,
EYSCHEN.
Le
général allemand Tulff von Tschepe und Weidenbach avait lancé la proclamation
suivante :
Tous
les efforts les plus sérieux de Sa Majesté l'empereur d'Allemagne de conserver
la paix ont échoué. La France ayant violé la neutralité du Luxembourg a
commencé les hostilités — comme on constate avec le moindre doute du sol
luxembourgeois contre les troupes allemandes. En vue de cette nécessité
urgente, Sa Majesté a ordonné aux troupes allemandes — en première ligne au 9e
corps d'armée — d'entrer dans le Luxembourg.
L'occupation
du Luxembourg a cependant le seul but d'ouvrir le chemin aux opérations
futures. Elle se fait sous l'assurance formelle :
1°
Qu'elle ne sera que passagère ;
2°
Que la liberté personnelle et les biens de tous les Luxembourgeois seront
complètement estimés et garantis :
3°
Que les troupes allemandes sont accoutumées à une discipline sévère ;
4°
Que toutes les livraisons seront payées argent comptant.
Je
me fie au sentiment de justice du peuple luxembourgeois, qu'il sera convaincu
que Sa Majesté n'a ordonné l'entrée des troupes dans le Luxembourg qu'en cédant
à la dernière nécessité et forcé par la violation de la neutralité du
Luxembourg de la part de la France. En répétant les garanties susdites,
j'espère que le peuple luxembourgeois et son gouvernement éviteront d'aggraver
la tache des troupes allemandes.
TULFF VON TSCHEPE UND
WEIDENBACH
Général commandant en chef
le 9e corps d'armée prussien.
[10] Le
socialisme, exposent Bernstein, Heine, Hœnisch, Calwer, Schippel et bien
d'autres sociaux-démocrates, le socialisme est
solidaire du plus haut développement capitaliste possible, affirmation
rigoureusement marxiste. Le socialisme dépend de la croissance de la classe
ouvrière industrielle, laquelle dépend de la croissance de l'industrie,
laquelle dépend du commerce extérieur et des colonies. Cette guerre
impérialiste est en même temps une guerre social-démocrate ; elle donnera,
espère-t-on, à l'Allemagne les colonies dont celle-ci a besoin, à la fois pour
y écouler ses produits et pour en tirer des matières premières ; elle
augmentera dans des proportions considérables le territoire économique
allemand. Or, explique le théoricien marxiste Hilferding (1910), plus grand et plus peuplé est le territoire économique,
moindre est le coût de production, plus forte la spécialisation industrielle,
plus faibles les frais de transport : plus grand est le territoire économique,
plus grande la puissance de l'État, et d'autant plus favorable la position du
capital national sur le marché mondial (Edm. Laskine. p. 44).
[11] L'Esprit public en Russie,
Journal d'un mobilisé, par *** Correspondant du 10 sept. 1914.
[12] Rousskoïé Slovo, Moscou,
janvier 1915. Cité dans Grégoire Alexinsky, La Russie et la guerre, p.
283.
[13] Borissow, Les Affaires et
la question intérieure. Revue Rousskiya Zapiski, nov. 1914.
[14] Gr. Alexinsky, La Russie et
la guerre, p. 152.
[15] Détails empruntés au Retch.
[16] Livre gris, II, pièce
12.
[17] Voir l'article de M. Steed
paru dans la Revue de Paris du 1er juin 1915, et un autre article signé
***, paru dans le Correspondant du 25 août 1914.
[18] Voir le texte de la lettre
dans le Temps du 24 avril 1915. Commentant la lettre, l'Evening
Standard analyse ainsi l'état d'esprit qu'elle révèle : M. Ballin, avec une naïveté délicieuse, fait l'aveu le plus
compromettant pour l'empereur Guillaume, puisqu'il déclare que si sir Edward
Grey avait donné clairement à entendre à l'Allemagne que l'Angleterre prendrait
part au conflit, l'Allemagne n'aurait jamais engagé les hostilités, ce qui
revient à dire que l'Allemagne ne commença la lutte que parce qu'elle était
sous l'impression que tout marcherait selon son bon plaisir. Quelle confession pour
l'Allemagne qui s'est toujours posée comme un pays innocent se défendant contre
une attaque préméditée !
[19] 2e Livre gris belge, n°
14.
[20] W. Steed, dans Revue de
Paris, 1er juin 1915, p. 461.
[21] V. Ph. Gibbs, The Soul of the War, Ch. premier, passim.