L'Ultimatum austro-hongrois. — Émotion universelle. — Les Puissances demandent un délai. — Le Jeu de la diplomatie austro-hongroise. — La Réponse serbe. LE jeudi 23 juillet, le ministre d'Autriche-Hongrie à Belgrade remet au gouvernement serbe une note officielle qui a tous les caractères d'un ultimatum. Cette note, ayant décidé d'un des plus grands événements de l'histoire du monde, doit être insérée ici in-extenso : Le 31 mars 1909, le ministre de Serbie à Vienne a fait, d'ordre de son gouvernement au gouvernement impérial et royal la déclaration suivante : La Serbie reconnaît qu'elle n'a pas été atteinte dans ses droits par le fait accompli créé en Bosnie-Herzégovine et qu'elle se conformera, par conséquent, à telle décision que les Puissances prendront par rapport à l'article XXV du Traité de Berlin. Se rendant aux conseils demis grandes puissances, la Serbie s'engage dès à présent à abandonner l'attitude de protestation et d'opposition qu'elle a observée à l'égard de l'annexion depuis l'automne dernier et elle s'engage, en outre, à changer le cours de sa politique actuelle envers l'Autriche-Hongrie, pour vivre désormais avec cette dernière sur le pied d'un bon voisinage. Or, l'histoire des dernières années, et notamment les événements douloureux du 28 juin, ont démontré l'existence en Serbie d'un mouvement subversif dont le but est de détacher de la Monarchie austro-hongroise certaines parties de ses territoires. Ce mouvement, qui a pris jour sous les yeux du Gouvernement serbe, est arrivé à se manifester au delà du territoire du royaume par des actes de terrorisme, par une série d'attentats et par des meurtres. Le Gouvernement royal serbe, loin de satisfaire aux engagements formels contenus dans la déclaration du 31 mars 1909, n'a rien fait pour supprimer ce mouvement. Il a toléré l'activité criminelle des différentes sociétés et affiliations dirigées contre la Monarchie, le langage effréné de la presse, la glorification des auteurs d'attentats, la participation d'officiers et de fonctionnaires dans des agissements subversifs, une propagande malsaine dans l'instruction publique, toléré enfin toutes les manifestations qui pouvaient induire la population serbe à la haine de la Monarchie et au mépris de ses institutions. Cette tolérance coupable du Gouvernement royal de Serbie n'avait pas cessé au moment où les événements du 28 juin dernier en ont démontré au monde entier les conséquences funestes. Il résulte des dépositions et aveux des auteurs criminels de l'attentat du 28 juin que le meurtre de Sarajevo a été tramé à Belgrade, que les armes et explosifs dont les meurtriers se trouvaient être munis leur ont été donnés par des officiers et fonctionnaires serbes faisant partie de la Narodna Odbrana et enfin, que le passage en Bosnie des criminels et de leurs armes a été organisé et effectué par des chefs du service-frontière serbe. Les résultats mentionnés de l'instruction ne permettent pas au Gouvernement impérial et royal de poursuivre plus longtemps l'attitude de longanimité expectative qu'il avait observée pendant des années vis-à-vis des agissements concentrés à Belgrade et propagés de là sur les territoires de la Monarchie ; ces résultats lui imposent, au contraire, le devoir de mettre tin à des menées qui forment une menace perpétuelle pour la tranquillité de la Monarchie. C'est pour atteindre ce but que le Gouvernement impérial et royal se voit obligé de demander au Gouvernement serbe l'énonciation officielle qu'il condamne la propagande dirigée contre la Monarchie austro-hongroise, c'est-à-dire l'ensemble des tendances qui aspirent en dernier lieu à détacher de la Monarchie des territoires qui en font partie, et qu'il s'engage à supprimer, par tous les moyens. cette propagande criminelle et terroriste. Afin de donner un caractère solennel à cet engagement, le Gouvernement royal de Serbie fera publier à la première page du Journal officiel, en date du 13/26 juillet, l'énonciation suivante : Le Gouvernement royal de Serbie condamne la propagande dirigée contre l'Autriche-Hongrie, c'est-à-dire l'ensemble des tolérances qui aspirent en dernier lieu à détacher de la Monarchie austro-hongroise des territoires qui en font partie, et il déplore sincèrement les conséquences funestes de ces agissements criminels. Le Gouvernement royal regrette que des officiers et fonctionnaires serbes aient participé à la propagande susmentionnée et compromis par là les relations de bon voisinage auxquelles le Gouvernement royal s'était solennellement engagé par ses déclarations du 31 mars 1909. Le Gouvernement royal qui désapprouve et répudie toute idée ou tentative d'immixtion dans les destinées des habitants de quelque partie de l'Autriche-Hongrie que ce soit, considère de son devoir d'avertir formellement les officiers, les fonctionnaires et toute la population du royaume que, dorénavant, il procédera, avec la dernière rigueur contre les personnes qui se rendraient coupables de pareils agissements, agissements qu'il mettra tous ses efforts à prévenir et à réprimer. Cette énonciation sera portée simultanément à la connaissance de l'armée royale, par un ordre du jour de Sa Majesté le Roi et sera publiée dans le Bulletin officiel de l'armée. Le Gouvernement royal serbe s'engage en outre : 1° A supprimer toute publication qui excite à la haine et au mépris de la Monarchie, et dont la tendance générale est dirigée contre son intégrité territoriale ; 2° A dissoudre immédiatement la société dite Narodna Odbrana, à confisquer tous ses moyens de propagande, et à procéder de la même manière contre les autres sociétés et affiliations en Serbie qui s'adonnent à la propagande contre la Monarchie austro-hongroise ; le Gouvernement royal prendra les mesures nécessaires pour que les sociétés dissoutes ne puissent pas continuer leur activité sous un autre nom et sous une autre forme ; 3° A éliminer sans délai de l'instruction publique en Serbie, tant en ce qui concerne le corps enseignant que les moyens d'instruction, tout ce qui sert ou pourrait servir à fomenter la propagande contre l'Autriche-Hongrie ; 4° A éloigner du service militaire et de l'administration en général tous les officiers et fonctionnaires coupables de la propagande contre la Monarchie austro-hongroise et dont le Gouvernement impérial et royal se réserve de communiquer les noms et les faits au Gouvernement royal ; 5° A accepter la collaboration en Serbie des organes du Gouvernement impérial et royal dans la suppression du mouvement subversif dirigé contre l'intégrité territoriale de la Monarchie ; 6° A ouvrir une enquête judiciaire contre les partisans du complot du 28 juin se trouvant sur territoire serbe ; des organes délégués par le Gouvernement impérial et royal prendront part aux recherches y relatives ; 7° A procéder d'urgence à l'arrestation du commandant Voija Tankosic et du nommé Milan Ciganovic, employé de l'État serbe, compromis par les résultats de l'instruction de Sarajevo ; 8° A empêcher, par des mesures efficaces, le concours des autorités serbes dans le trafic illicite d'armes et d'explosifs à travers la frontière ; A licencier et punir sévèrement les fonctionnaires du service-frontière de Schabatz et de Loznica coupables d'avoir aidé les auteurs du crime de Sarajevo en leur, facilitant le passage de la frontière ; 9° A donner au Gouvernement impérial et royal des explications sur les propos injustifiables de hauts fonctionnaires serbes tant en Serbie qu'à l'étranger qui, malgré leur position officielle, n'ont pas hésité après l'attentat du 28 juin de s'exprimer dans des interviews d'une manière hostile envers la Monarchie austro-hongroise ; enfin : 10° D'avertir, sans retard, le Gouvernement impérial et royal de l'exécution des mesures comprises dans les points précédents. Le Gouvernement impérial et royal attend la réponse du Gouvernement royal au plus tard jusqu'au samedi 25 de ce mois, à cinq heures du soir. Un mémoire concernant les résultats de l'instruction de Sarajevo à l'égard des fonctionnaires mentionnés aux points 7 et 8 est annexé à cette note. Il est à peine utile de souligner le passage du document qui fixe, au gouvernement serbe, un délai de deux jours pour faire connaître sa réponse au gouvernement austro-hongrois. Ce sont ces deux lignes qui donnent à la note un caractère d'ultimatum, caractère, d'ailleurs, confirmé par les instructions spéciales au ministre austro-hongrois à Belgrade : A l'occasion de la remise de la note, vous voudrez bien ajouter de vive voix que vous êtes chargé de quitter Belgrade avec tout le personnel de l'ambassade, dans le cas où une acceptation sans réserve ne vous serait pas parvenue à l'expiration du délai de quarante-huit heures (Livre rouge.) Le délai accordé échoit le samedi 25 à six heures du soir — l'heure de six heures ayant été substituée officiellement à celle de cinq heures par une note spéciale du gouvernement austro-hongrois[1]. Cette note, datée du 22 juillet, est remise à Belgrade le jeudi 23 dans l'après-midi. Elle est communiquée aux cabinets intéressés le vendredi 24 juillet, et elle est accompagnée encore d'une note explicative servant de commentaire et dont voici le texte : J'ai l'honneur d'inviter Votre Excellence de vouloir bien porter le contenu de cette Note à la connaissance du Gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité, en accompagnant cette communication du commentaire que voici : Le 31 mars 1909, le Gouvernement royal serbe a adressé à l'Autriche-Hongrie la déclaration dont le texte est reproduit ci-dessus. Le lendemain même de cette déclaration, la Serbie s'est engagée dans une politique tendant à inspirer des idées subversives aux ressortissants serbes de la Monarchie austro-hongroise et à préparer ainsi la séparation des territoires austro-hongrois, limitrophes à la Serbie. La Serbie devint le foyer d'une agitation criminelle : Des sociétés et affiliations ne tardèrent pas à se former qui, soit ouvertement, soit clandestinement, étaient destinées à créer des désordres sur le territoire austro-hongrois. Ces sociétés et affiliations comptent parmi leurs membres des généraux et des diplomates, des fonctionnaires d'État et des juges, bref, les sommités du monde officiel et inofficiel du royaume. Le journalisme serbe est presque entièrement au service de cette propagande, dirigée contre l'Autriche-Hongrie, et pas un jour ne se passe sans que les organes de la presse serbe n'excitent leurs lecteurs à la haine et au mépris de la Monarchie voisine mi à des attentats dirigés, plus ou moins ouvertement, contre sa sûreté et son intégrité. Un grand nombre d'agents est appelé à soutenir par tous les moyens l'agitation contre l'Autriche-Hongrie et à corrompre dans les provinces limitrophes la jeunesse de ces pays. L'esprit conspirateur des politiciens serbes, esprit dont les annales du royaume portent les sanglantes empreintes, a subi une recrudescence depuis la dernière crise balkanique ; des individus ayant fait partie des bandes jusque-là occupées en Macédoine, sont venus se mettre à la disposition de la propagande terroriste contre l'Autriche-Hongrie. En présence de ces agissements auxquels l'Autriche-Hongrie est exposée depuis des années, le Gouvernement de la Serbie n'a pas cru devoir prendre la moindre mesure. C'est ainsi que le Gouvernement serbe a manqué au devoir que lui imposait la déclaration solennelle du 31 mars 1909, et c'est ainsi qu'il s'est mis en contradiction avec la volonté de l'Europe et avec l'engagement qu'il avait pris vis-à-vis de l'Autriche-Hongrie. La longanimité du Gouvernement impérial et royal à l'égard de l'attitude provocatrice de la Serbie était inspirée du désintéressement territorial de la Monarchie austro-hongroise et de l'espoir que le Gouvernement serbe finirait tout de même par apprécier à sa juste valeur l'amitié de l'Autriche-Hongrie. En observant une attitude bienveillante pour les intérêts politiques de la Serbie, le Gouvernement impérial et royal espérait que le royaume se déciderait finalement à suivre, de son côté, une ligne de conduite analogue. L'Autriche-Hongrie s'attendait surtout à une pareille évolution dans les idées politiques en Serbie, lorsque, après les événements de l'année 1912, le Gouvernement impérial et royal rendit possible, par une attitude désintéressée et sans rancune, l'agrandissement si considérable de la Serbie Cette bienveillance manifestée par l'Autriche-Hongrie à l'égard de l'État voisin n'a cependant aucunement modifié les procédés du royaume, qui a continué à tolérer sur son territoire une propagande dont les funestes conséquences se sont manifestées au monde entier le 28 juin dernier, jour où l'héritier présomptif de la Monarchie et son illustre épouse devinrent les victimes d'un complot tramé à Belgrade. En présence de cet état de choses, le Gouvernement impérial et royal a dû se décider à entreprendre de nouvelles et pressantes démarches à Belgrade afin d'amener le Gouvernement serbe à arrêter le mouvement incendiaire menaçant la sûreté et l'intégrité de la Monarchie austro-hongroise. Le Gouvernement impérial et royal est persuadé qu'en entreprenant cette démarche, il se trouve en plein accord avec les sentiments de toutes les nations civilisées qui ne sauraient admettre que le régicide devînt une arme dont on puisse se servir impunément dans la lutte politique, et que la paix européenne fût continuellement troublée par les agissements partant de Belgrade. C'est à l'appui de ce qui précède que le Gouvernement impérial et royal tient à la disposition du Gouvernement de la République française un dossier élucidant les menées serbes et les rapports existant entre ces menées et le meurtre du 2 juin. Une communication identique est adressée aux représentants impériaux et royaux auprès des autres Puissances signataires. Vous êtes autorisé de laisser une copie de cette dépêche entre les mains de M. le Ministre des Affaires étrangères. M. Bienvenu-Martin qui, en l'absence de M. Viviani, fait,
à Paris, l'intérim des Affaires étrangères, reçoit l'ambassadeur
d'Autriche-Hongrie qui lui remet la note et le commentaire,
le vendredi 24 juillet à 10 heures et demie du matin. Le même jour 24, à 1 heure du matin, M. Viviani qui s'était consulté avec M. Sazonoff à Saint-Pétersbourg, télégraphiait de Reval, à M. Bienvenu-Martin, de donner pour instruction à M. Dumaine, ambassadeur de France à Vienne, de tenter une démarche, de concert avec ses collègues d'Angleterre et de Russie, pour apporter au comte Berchtold des conseils de modération et le prier d'écarter de la note ce qui pourrait paraître une menace de la part du cabinet de Vienne. Il était trop tard, puisque le document en question avait été remis la veille à Belgrade. ÉCHANGE DE VUES ENTRE LES CABINETS.Dès le 23 juillet, aussitôt la note reçue, le gouvernement serbe, par l'organe du ministre des Finances Patchou, faisant l'intérim des Affaires étrangères à la place de M. Patchich, absent de Belgrade, a sollicité l'aide de la Russie et déclaré qu'aucun gouvernement serbe ne pourrait accepter la demande de l'Autriche. Le 24 juillet, le prince régent de Serbie s'adresse directement à l'empereur Nicolas : Les demandes contenues dans la note austro-hongroise sont inutilement humiliantes pour la Serbie et incompatibles avec sa dignité d'Etat indépendant... On nous a donné un délai trop court. Nous pouvons être attaqués après l'expiration du délai par l'armée austro-hongroise qui se concentre sur notre frontière. Il nous est impossible de nous défendre. Nous supplions Votre Majesté de nous donner son aide le plus tôt possible... Cet appel de détresse émeut profondément l'empereur et le gouvernement russe. Avant que M. Poincaré ait quitté Saint-Pétersbourg, les éventualités prochaines ont pu être examinées ; elles ont sans doute attristé le dîner que le président Poincaré a offert au tsar Nicolas à bord du France, le soir du 23 juillet : deux toasts ont été prononcés qui scellent, avec plus d'énergie que jamais, l'alliance franco-russe et où l'on peut remarquer, déjà une allusion aux événements qui se précipitent ! Le président dit : Sur toutes les questions qui se posent chaque jour devant les deux gouvernements et qui sollicitent l'activité concertée de leur diplomatie, l'accord s'est toujours établi et ne cessera de s'établir, avec d'autant plus de facilité que les deux pays ont maintes fois éprouvé les avantages procurés à chacun d'eux par cette collaboration régulière et qu'ils ont, l'un et l'autre, le même idéal de paix dans la force, l'honneur et la dignité. Et l'empereur de Russie répond : L'action concertée de nos deux diplomaties et la confraternité qui existe entre nos armées de terre et de mer faciliteront la tâche de nos deux gouvernements, appelés à veiller sur les intérêts des peuples alliés, en s'inspirant de l'idéal de paix que se proposent nos deux pays, conscients de nos forces. La note officielle communiquée à la presse le 24, par MM. Viviani et Sazonoff, tend à prouver également qu'on est renseigné sur les termes et les conséquences de l'ultimatum austro-hongrois ; elle s'exprime ainsi : La visite que M. le président de la République vient de faire à S. M. l'empereur de Russie a offert aux deux gouvernements amis et alliés l'occasion de constater la parfaite communauté de leurs vues sur les divers problèmes que le souci de la paix générale et de l'équilibre européen pose devant les puissances, notamment en Orient. Cependant, rien ne paraît changé encore dans les prévisions du voyage de retour. Le télégramme suivant est envoyé de Cronstadt : Amiral France à Marine. Paris. 24 juillet Division présidentielle appareille à trois heures et demie, à destination de Stockholm. L'ÉMOTION UNIVERSELLE.La note à peine remise, une immense agitation se produit dans le monde diplomatique et, comme elle est publiée presque en même temps, l'agitation se propage dans toute l'Europe et dans le monde entier. A Paris, l'émotion produit un singulier mélange avec l'état de surexcitation qu'entretiennent les passions ardentes provoquées par le procès de Mme Caillaux. Les yeux se tournent alternativement vers le Palais de justice et le Palais d'Orsay. On est partagé entre l'affliction intérieure et l'inquiétude extérieure. La voix de maître Chenu ou de maître Labori, plaidant pour l'une et l'autre partie, les dépositions de Mme Gueydan, de M. et de Mme Caillaux, de M. Bernstein, des docteurs disséquant, pour ainsi dire, en public, le cadavre du pauvre Calmette, ces coups de théâtre presque convulsifs retiennent encore l'attention, quand le cœur est oppressé déjà par le pressentiment des grandes catastrophes. Refoulons dans le passé ces tristes souvenirs !... Quand le verdict d'acquittement est rendu, le 29 juillet, la guerre est déclarée par l'Autriche-Hongrie à la Serbie : c'est le drame qui commence. M. Bienvenu-Martin a reçu communication de la note austro-hongroise en faisant observer que le moment était bien mal choisi pour une démarche si impérative et de si court délai, à l'heure on le président de la République et le président du Conseil se trouvaient en mer, par conséquent hors d'état d'exercer, d'accord avec les Puissances qui n'étaient pas directement intéressées, l'action apaisante si désirable entre la Serbie et l'Autriche, dans l'intérêt de la paix générale. Le ministre, au dire de l'ambassadeur comte Szecsèn, rappela les bonnes relations existant entre l'Autriche-Hongrie et la France et exprima l'espoir que le litige serait réglé pacifiquement. Par l'intermédiaire de M. Vesnitch, ministre de Serbie à Paris, qui n'a rien reçu encore et qui vient aux nouvelles, on conseille à la Serbie de chercher d gagner du temps. C'est pour enlever à la mise en demeure le caractère d'un ultimatum, que l'effort universel s'emploie d'abord. Dans cette première phase diplomatique, ce que l'on désire obtenir, c'est uniquement un délai Un fait d'une importance extrême n'échappe pas à l'attention de M. Berthelot, directeur des affaires politiques, par intérim, au quai d'Orsay : L'Italie, quoique attachée à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie par la Triple-Alliance, n'a connu la note autrichienne que le 24, en même temps que les autres puissances ; elle n'a été ni pressentie, ni avertie. Donc, dès la première heure, elle est mise en suspicion par ses partenaires de la Triple-Alliance. L'Autriche procède avec plus de prudence à l'égard de l'Angleterre : on voudrait obtenir d'elle un jugement objectif sur la note austro-hongroise ; on semble garder l'espoir d'arracher au cabinet de Londres quelque parole favorable pour la cause austro-hongroise, avant qu'il ait eu le temps de se concerter avec les autres puissances de la Triple-Entente. Le comte Mensdorff reçoit mission, le 23 juillet, de donner à sir Edw. Grey des explications particulières : En ce qui concerne la brièveté du délai imparti pour répondre à nos demandes, il faut l'attribuer à notre longue expérience des procédés dilatoires de la Serbie... Il nous est impossible d'accepter une méthode politique qui permettrait à la Serbie de prolonger à sa guise la crise qui vient de s'ouvrir. Sir Edw. Grey ne se laissa pas surprendre : Il répondit qu'il allait tout d'abord convoquer les ambassadeurs d'Allemagne et de France parce qu'il voulait, avant tout, provoquer un échange d'idées avec ceux des Alliés de l'Autriche-Hongrie et de la Russie qui n'avaient pas d'intérêts en Serbie. C'était une base tout indiquée pour une médiation, si les empires germaniques se prêtaient de bonne foi à la négociation qu'ils ouvraient par leur communication aux puissances. A Saint-Pétersbourg, on demande aussi une prorogation du délai, mais sur un ton différent. M. Sazonoff craint certainement que les dispositions conciliantes de la Russie ne passent pour de la faiblesse. Il dit donc du ton le plus ferme : Il nous paraît indispensable, avant tout, que le délai donné à la Serbie pour répondre soit prorogé. Il parle des conséquences néfastes et incalculables pour toutes les puissances, qui résulteraient d'un refus ; et, surtout, il fait observer que, puisqu'on saisit les puissances, on ne peut pas leur refuser le moyen d'intervenir efficacement : Un refus de prolonger le terme de l'ultimatum priverait de toute portée la démarche du gouvernement austro-hongrois auprès des puissances et se trouverait en contradiction avec les bases mêmes des relations internationales. QUE PRÉTENDENT LES EMPIRES GERMANIQUES ?Mais l'Allemagne, que pense-t-elle ?... que fait-elle ?... Au point où en sont les choses, la question est de savoir si l'Autriche joue un jeu dangereux, mais isolé, sans l'intention préconçue d'aller jusqu'à une guerre générale, et si elle a pour objectif principal d'obtenir de la Serbie le maximum de concessions possibles, ou bien si, de concert avec son alliée, elle veut en finir avec le petit royaume voisin et profiter des circonstances militaires favorables pour établir son hégémonie dans les Balkans. En un mot, les choses peuvent-elles encore s'arranger ? Si oui, l'Allemagne est l'intermédiaire tout indiqué. Si non, et si le parti est pris, l'Allemagne aura pour tactique d'amuser le tapis, de se dérober à toute étreinte diplomatique et de ne se prêter aux pourparlers que dans la mesure où ils peuvent servir à entraîner l'opinion allemande et à tromper l'opinion du monde. La procédure politique suivie par l'Allemagne va faire connaître les véritables intentions de l'alliance, intentions déjà si suspectes en raison du silence gardé à l'égard de l'Italie. La personnalité politique dont j'ai déjà cité le témoignage à propos de la haute direction des affaires en Autriche-Hongrie, est portée à croire que le dessein de cette puissance d'aller à une guerre générale n'était peut-être pas encore arrêté, même à cette heure suprême : Il serait équitable de concéder à ses gouvernants qu'ils n'ont mesuré, ni entrevu les conséquences des actes qu'on leur faisait commettre. Même après avoir rompu brutalement avec Belgrade, le comte Berchtold, comme il appert de la lecture du Livre Jaune, a pu croire, ou, du moins, a paru se prêter à la prolongation de pourparlers qui réservaient quelques dernières chances d'accommodement entre son pays et la Russie. En effet, il serait dans la logique des choses que le grand dessein de la guerre, ayant été conçu en Allemagne, ait trouvé en Allemagne surtout une résolution énergique de l'exécuter. Mais la morgue austro-hongroise était-elle capable de se dominer, même en présence des périls auxquels elle s'exposait ?... Le plus probable est que les deux partenaires rusaient, de commun accord, pour prolonger une négociation n'ayant d'autre but que de gagner du temps, de chercher un bon terrain de rupture et, peut-être, d'obtenir l'abstention de l'Angleterre, en rejetant tous les torts sur la Russie. S'il restait le moindre doute sur les vues de l'Allemagne à cette heure critique et sur les raisons à la fois générales et circonstancielles qui la déterminent à agir en prenant la guerre comme but et la négociation seulement pour moyen, il suffirait de relire la déclaration lue au Reichstag, le 3 août 1914, par le chancelier Bethmann-Hollweg, expliquant les raisons qui ont décidé l'Allemagne à déclarer la guerre. Cet exposé prouve que l'Allemagne considérait cette guerre comme sa guerre. Après avoir fait le procès de la Serbie et exposé les raisons de l'Autriche-Hongrie, le chancelier ajoute : Le gouvernement impérial et royal nous avisait de ces machinations et nous demandait notre avis. De tout cœur, nous pouvions dire à notre alliée que nous partagions sa manière de voir et l'assurer qu'une action qu'elle jugeait nécessaire pour mettre fin en Serbie à l'agitation dirigée contre l'existence de la monarchie, aurait toutes nos sympathies. Nous avions conscience que des actes d'hostilité éventuels de l'Autriche-Hongrie contre la Serbie pourraient mettre en scène la Russie et nous entraîner dans une guerre de concert avec notre alliée ; mais nous ne pouvions, sachant que les intérêts vitaux de l'Autriche-Hongrie étaient en jeu, ni conseiller à notre alliée une condescendance incompatible avec sa dignité, ni lui refuser notre appui dans ce moment difficile. Nous le pouvions d'autant moins que nos intérêts se trouvaient au plus haut point menacés par les menées sourdes continuelles de la Serbie. S'il avait été permis plus longtemps aux Serbes, avec l'appui de la Russie et de la France, de menacer l'existence de la monarchie voisine, la conséquence en eût été l'écroulement progressif de l'Autriche et l'assujettissement de tout le slavisme sous le sceptre russe, d'où serait résultée une situation intenable pour les peuples de langue allemande de l'Europe centrale. — Voilà le fond de la politique allemande ; ce passage est en corrélation absolue avec le discours du même chancelier Bethmann-Hollweg, pour justifier l'augmentation des crédits militaires, le 7 avril 1913, v. ci-dessus ; par ce simple rapprochement, tout s'éclaire : le pangermanisme engage une guerre préventive contre l'extension éventuelle de la puissance russe...[2] Une Autriche moralement affaiblie, et cédant peu à peu sous la poussée de l'élément panslaviste russe, n'eût plus été pour nous une alliée sur laquelle nous pouvions compter comme nous le devions, étant donné l'attitude de plus en plus menaçante de nos voisins de l'Est et de l'Ouest. Nous laissâmes, par conséquent, l'Autriche-Hongrie entièrement libre d'agir à sa guise, vis-à-vis de la Serbie. Voilà donc, dans la bouche du chancelier, l'aveu absolu du parti pris de l'Allemagne de chercher une guerre générale, non seulement au point de vue du conflit spécial austro-serbe, mais au point de vue des intérêts allemands. Le rôle de l'Allemagne est défini : la négociation est vouée d'avance à un échec. C'est la première impression de M. J. Cambon, ambassadeur de France à Berlin. Il télégraphie, dès le 24 juillet, qu'une grande partie de l'opinion en Allemagne souhaiterait la guerre. Le ton de la presse est menaçant et paraît avoir pour but d'intimider la Russie. LE CHOC DIPLOMATIQUE. La procédure diplomatique s'ouvre alors et elle apparaît
comme purement formelle et réglée d'avance de la part des deux puissances.
Ainsi en témoigne le télégramme du comte Szecsèn à son gouvernement, daté du
24 juillet : Conformément à ses instructions, le
baron de Schœn déclarera aujourd'hui à Paris que notre controverse avec la
Serbie est, de l'avis du cabinet de Berlin, une affaire ne concernant que
l'Autriche et la Serbie. Prenant cette déclaration pour point de départ, il
insinuera que, dans le cas où des tierces
puissances s'immisceraient dans l'affaire, l'Allemagne, fidèle aux obligations
de l'alliance, se trouverait à nos côtés. En six lignes, c'est tout le programme. M. de Schœn se rend le 24, probablement dans l'après-midi, au quai d'Orsay. Il présente à M. Bienvenu-Martin une note justifiant l'attitude prise par l'Autriche-Hongrie à l'égard de la Serbie, et il attire spécialement l'attention du ministre sur deux points : 1° Le gouvernement allemand estime que la question actuelle est une affaire à régler entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie et que les puissances ont le plus sérieux intérêt à la restreindre aux deux parties intéressées. C'est une menace indirecte à la Russie. 2° Le gouvernement allemand désire ardemment que le conflit soit localisé, toute intervention des puissances devant, par le jeu naturel des alliances, provoquer des conséquences incalculables. Le système se résume en ces mots que nous avons relevés, dès le début, dans la presse pangermaniste : le conflit localisé. Pendant que l'Autriche-Hongrie étrangle la Serbie, l'Allemagne fait le moulinet pour empêcher qui que ce soit de se mêler à la querelle. M. Bienvenu-Martin dit à l'ambassadeur d'Allemagne : — Mais vous n'envisagez que deux hypothèses : l'acceptation ou le refus pur et simple de la part de la Serbie. N'y aurait-il pas place à un arrangement, c'est-à-dire à une négociation ? Et M. de Schœn de lui répondre assez cavalièrement : — Il est permis d'espérer... Quant à moi, je n'ai pas d'opinion sur ce sujet. Voici donc la négociation préliminaire, relative au sursis, qui s'engage sur cette base tremblante ; elle se cherche dans l'obscurité voulue où le manque de franchise visible d'une des parties la traîne, durant cette dernière semaine de juillet. ENTRE L'ULTIMATUM AUTRICHIEN ET LA RÉPONSE SERBE.La chaleur est accablante, le président de la République est en mer. L'opinion, cette fois, est avertie : l'inquiétude est partout ; les Bourses sont affolées. De Berlin, M. Jules Cambon télégraphie, le 24 juillet, donnant, d'abord, son impression, puis, le compte rendu de son premier entretien avec le ministre des Affaires étrangères allemand, M. de Jagow. Voici l'impression : Peu d'espoir dans une issue pacifique... une grande partie de l'opinion souhaite la guerre. Quant au résultat de l'entretien, il est purement négatif : Le gouvernement allemand approuve la note austro-hongroise ; mais il nie absolument l'avoir connue avant qu'elle eût été communiquée à Belgrade. Sursaut de M. Cambon : — Comment, vous vous êtes engagés à soutenir des prétentions dont vous ignoriez la limite et la portée ? Et, M. de Jagow, d'un ton rogue : — C'est bien, dit-il en interrompant, parce que nous causons entre nous personnellement, que je vous laisse dire cela ! Et puis, l'éternelle affirmation : L'affaire doit être localisée. — Trouvez-vous donc l'affaire si grave ? interroge, à son tour, le ministre, avec cette lourde manière des Allemands. — Assurément, répond l'ambassadeur, si on a réfléchi à ce qu'on faisait en coupant les ponts derrière soi. M. Jules Cambon termine sa dépêche en donnant son sentiment
personnel : Tout indique que l'Allemagne se dispose
à appuyer d'une façon singulièrement énergique l'attitude de l'Autriche.
Il cherche à démêler la raison pour laquelle la diplomatie allemande tient
tant à faire croire qu'elle a ignoré la note austro-hongroise... Le cours de
la négociation le démontrera : l'Allemagne manœuvre pour garder, jusqu'à un
certain point, la confiance des puissances, de manière à rester maîtresse des
pourparlers, jusqu'au moment où elle
jugera qu'il convient de rompre. L'Allemagne sait où elle va : elle vise la Russie et voudrait l'acculer, soit à renoncer à toute autorité sur les Balkans, soit à déclarer la guerre et à assumer la responsabilité devant l'opinion des neutres et devant l'histoire. Que ce soit là le plan de la politique allemande, il
suffit, pour l'établir, de citer le télégramme adressé, le 28 juillet, par le
chancelier de l'empire aux États confédérés : Quelques
organes de l'opinion publique russe considèrent comme un droit tout naturel
et un devoir de la Russie, de prendre activement parti pour la Serbie, dans
le conflit austro-serbe. La Novoië Vrernia croit que l'Allemagne,
même, pourrait être rendue responsable d'une conflagration européenne
résultant d'une démarche en ce sens, de la Russie, si elle n'engage
l'Autriche-Hongrie à user de condescendance... Si la Russie croit devoir intervenir dans ce conflit, en faveur de la
Serbie, c'est, certes, son droit : mais la Russie doit bien se rendre compte
qu'elle fait ainsi siens les agissements serbes tendant à saper les
conditions d'existence de la monarchie austro-hongroise et qu'elle seule en
encourra la responsabilité, si, du différend austro-serbe que toutes les
puissances désirent localiser, naît une guerre européenne... Voilà bien le procès de tendance. La Russie n'a pas le droit d'intervenir, même pour tâcher d'arranger les choses, sans faire siens les agissements serbes ; elle seule sera considérée comme responsable, tandis que toutes les autres puissances (c'est-à-dire l'Allemagne seule) prétendent localiser le conflit... c'est-à-dire, au fond, ne laisser la porte ouverte à nulle négociation sérieuse. L'attitude de chacun des cabinets se dessine. Le cabinet de Pétersbourg donnera les assurances les plus nettement pacifiques, mais il fera savoir fermement que l'opinion publique russe ne tolérerait pas que l'Autriche fît violence à la Serbie. (Télég. Paléologue, 24 juillet.) Londres et Paris, aidés par Rome, cherchent le moyen
d'obtenir un répit. M. Cambon télégraphie : Sir
Edward Grey m'ayant entretenu de son désir de ne rien négliger pour conjurer
la crise, nous avons été d'accord pour penser que le cabinet anglais
demanderait au gouvernement allemand de prendre l'initiative d'une démarche à
Vienne, pour offrir une médiation, entre l'Autriche et la Serbie, des quatre
puissances non directement intéressées. Dès la première heure, M. J. Cambon suggère à sir Edw. Grey de réclamer l'intervention officieuse du gouvernement allemand à Vienne pour empêcher une attaque subite. Mais on ne se fait pas beaucoup d'illusions : La situation est des plus graves et nous ne voyons aucun moyen d'enrayer la marche des événements. Sir Edw. Grey a fait observer, quand l'ambassadeur d'Autriche-Hongrie est venu lui communiquer la note adressée à la Serbie, que jamais déclaration aussi formidable n'avait été adressée par un gouvernement à un autre. La Belgique, elle-même, qui certes, de toutes les puissances européennes, pouvait se croire le moins mêlée au conflit, commence à s'émouvoir. M. de Beyens, ministre belge à Berlin, a le sentiment qu'il s'agit, de la part de l'Allemagne et de l'Autriche, d'une conjuration préparée de longue main. Il considère que l'Autriche et l'Allemagne ont voulu profiter du concours des circonstances qui fait, qu'en ce moment, la Russie et l'Angleterre leur paraissent menacées de troubles intérieurs et qu'en France, le régime militaire est discuté... pour surprendre la Triple-Entente dans un moment de désorganisation. Ce sentiment s'est répandu dans la presse ; l'Echo de Paris a publié un article intitulé : La sommation autrichienne est suivie de la menace allemande ; M. de Schœn, au quai d'Orsay. L'Allemagne en profite pour se donner l'avantage d'une protestation. M. de Schœn a dit à un certain nombre de journalistes et est venu affirmer à la direction politique qu'il n'y a pas eu concert entre l'Autriche et l'Allemagne pour la note autrichienne et que le gouvernement allemand ignorait celle-ci, bien qu'il l'eût approuvée ultérieurement, quand elle lui a été communiquée, en même temps qu'aux autres puissances. Cette insistance prouve la volonté de dégager l'Allemagne autant que possible, pour lui laisser une indépendance apparente à l'égard de l'Autriche. M. de Schœn ajoute qu'il n'y a pas de menace à la Serbie. Cette communication et les termes savamment adoucis d'une communication autrichienne à Londres, rendent un instant l'espoir. Peut-être les puissances non engagées dans le conflit peuvent-elles encore intervenir utilement pour essayer d'arranger les choses. Sir Edw. Grey, relevant la suggestion de M. J. Cambon, dit à l'ambassadeur d'Allemagne que la seule chance qu'on aperçoive d'éviter un conflit, consisterait dans une médiation de la France, de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Angleterre ; l'Allemagne, seule, pouvant exercer, en ce sens, une action sur le gouvernement à Vienne. L'ambassadeur promet de transmettre la suggestion à Berlin, mais il ne se fait pas beaucoup plus d'illusions que M. de Schœn à Paris : L'Allemagne ne se prêtera à aucune démarche à Vienne (25 juillet). Il déclare au Foreign Office, sans même attendre la réponse de son gouvernement : L'Allemagne refusera de s'immiscer dans le conflit qui divise l'Autriche et la Serbie. On préfère ne pas rompre, mais on ne laisse pas ignorer qu'on ne se prêtera à aucune concession, même à un simple délai. Alors, à quoi bon négocier ? Sir Edw. Grey est surpris, choqué. Il voit les conséquences apparaître et il dit à l'ambassadeur que si la guerre venait à éclater, aucune puissance, en Europe, ne pourrait s'en désintéresser. A Saint-Pétersbourg, les choses n'ont pas une meilleure
tournure. On sait que la Serbie est décidée à résister à certaines des
exigences austro-hongroises. On a reçu, le 24 juillet, un télégramme du
chargé d'affaires à Belgrade, ainsi conçu : Patchich
est rentré à Belgrade. Il a l'intention de donner, dans le délai fixé, c'est-à-dire
demain samedi, à six heures du soir, une réponse à l'Autriche, indiquant les
points acceptés et inacceptables. On adressera, aujourd'hui même, aux
puissances, la prière de défendre l'indépendance de la Serbie. Ensuite,
ajoute M. Patchich, si la guerre est inévitable, nous ferons la guerre. Sur cette indication, la Russie précise sa propre attitude par un communiqué officiel ; Les derniers événements et l'envoi, par l'Autriche-Hongrie, d'un ultimatum à la Serbie, préoccupent le gouvernement impérial au plus haut degré. Le gouvernement impérial suit attentivement l'évolution du conflit serbo-autrichien, qui ne peut pas laisser la Russie indifférente (25 juillet). M. Sazonoff est un esprit pondéré, précis, réaliste. On ne peut lui attribuer ni parti pris dangereux, ni ambitions téméraires. Il a la réserve insinuante des diplomates russes. Recevant l'ambassadeur d'Allemagne, il le prie de signaler à son gouvernement le danger de la situation ; il s'abstient de faire allusion aux mesures que la Russie pourrait être amenée à prendre, si la Serbie était menacée dans son indépendance nationale ou dans l'intégrité de son territoire. L'ambassadeur d'Allemagne se dérobe, répond évasivement ; puis, il parle haut, récrimine. M. Sazonoff a une mauvaise impression. Il n'en tient que davantage à rester maître de lui-même : J'estime, dit-il au chargé d'affaires de France, que, si le gouvernement austro-hongrois passait à l'action contre la Serbie, nous ne devrions pas rompre les négociations. On voit naître dans les entretiens de M. Sazonoff et des représentants de l'Autriche-Hongrie et de l'Allemagne, le premier conflit diplomatique qui devait élargir le débat jusqu'à le transformer en guerre européenne. Le compte rendu de ces entretiens est d'un ton plus monté dans les dépêches des ambassadeurs que dans le récit -du ministre russe. D'après le Livre rouge austro-hongrois, M. Sazonoff, après avoir écouté l'exposé que lui fait le comte Szapary des attentats et des responsabilités serbes, interrompt et demande s'il est prouvé que ces attentats aient leur origine à Belgrade. L'ambassadeur répond qu'ils sont une émanation des provocations serbes... — En somme, dit le ministre russe, vous voulez faire la guerre à la Serbie... Quelle existence vous allez préparer à l'Europe ! Il écoute très patiemment le long commentaire autrichien[3] soulignant parfois quelques détails d'un mot ; et, soudain, ce coup droit : — Vous nous apportez un dossier, laissez-nous le temps de l'étudier. Sinon, pourquoi saisir les puissances ? L'ambassadeur est embarrassé : — Nous fournissons ces renseignements aux puissances dans le cas où cela les intéresserait[4]. Et le ministre : — En présence de l'ultimatum, il ne s'agit plus de curiosité ! Il ajoute : — Vous créez une situation grave. Mais, de l'aveu de l'ambassadeur, il ne se départit pas un instant de son calme, il garde l'attitude d'un adversaire se refusant à entrer dans nos vues ! (Livre rouge austro-hongrois.) Et, voici, maintenant, comment les choses apparaissent à l'ambassadeur d'Allemagne : un conseil des ministres russes a eu lieu dans la journée et ce sont les décisions de ce conseil, que le ministre lui fait connaître : La Russie demande à l'Autriche de laisser aux puissances le temps d'étudier le dossier qu'elle leur a communiqué. Le ministre déclare qu'à aucun prix la Russie n'admettrait avec indifférence l'intention éventuelle de l'Autriche-Hongrie de dévorer la Serbie. L'ambassadeur. — Mais l'Autriche n'a nullement cette intention. Elle se bornera, sans doute, à infliger à la Serbie le châtiment mérité. Le ministre. — Quand elle aura agi, se contentera-t-elle de ce résultat ? c'est douteux ! Toute la question est là en effet... Une révélation plus tardive émanant de M. Salandra, président du conseil italien, nous met en présence des véritables sentiments de l'Autriche-Hongrie sur ce point et prouve qu'elle avait, en dépit des affirmations de son ambassadeur, comme arrière-pensée, un plan de subordination et de conquête de la Serbie[5]. Tout le reste n'est que protestation vaine et faux semblant. On essayait de tromper la Russie et les puissances, quand les ambassadeurs germaniques à Saint-Pétersbourg, quand le comte Berchtold, lui-même, affirmaient que l'Autriche-Hongrie ne se proposait aucune acquisition territoriale, mais seulement le maintien du statu quo. M. Sazonoff avait, d'ailleurs, une pierre de touche : Si l'Autriche et l'Allemagne étaient réellement dans l'intention d'aboutir à un accord avec les puissances, si elles avaient le désir d'éviter la guerre, elles n'avaient qu'à se prêter à une négociation loyale. C'est pourquoi le ministre russe terminait l'entretien du 24 juillet, en adjurant l'Allemagne de bien vouloir travailler, de concert avec la Russie, au maintien de la paix... On tournait dans un cercle : l'ambassadeur répète que l'Empire allemand soutiendra intégralement, cela va sans dire, les intérêts de son alliée. (Livre rouge austro-hongrois.) Chose remarquable, à Londres, on tenait un langage sensiblement différent : on espérait encore déterminer l'Angleterre à ne pas se mêler au conflit. Le comte Berchtold télégraphiait, le 24, à son ambassadeur : Dites bien à sir Edw. Grey, dans la plus stricte confidence, qu'il ne s'agit pas d'un ultimatum, mais d'une démarche avec limitation de temps ; si elle n'aboutit pas, elle sera suivie d'une rupture des relations diplomatiques, avec commencement des préparatifs militaires nécessaires... C'était presque le délai accordé à demi-voix, et ces protestations produisaient leur effet, puisqu'elles contribuaient à entretenir les hésitations de l'Angleterre. La journée du 25 va décider de tout, car, c'est le soir, à six heures, que la Serbie doit faire connaître sa réponse à la note austro-hongroise. Aura-t-on obtenu le délai réclamé par les puissances, au cas où, comme il est facile de le prévoir, la Serbie ne donnerait pas des mains, sans restriction aucune, à l'ultimatum austro-hongrois ?... Dans la matinée, le chargé d'affaires d'Angleterre, exécutant le projet sur lequel l'accord s'est fait, entre sir Edw Grey et M. Cambon, voit M. de Jagow et lui demande si l'Allemagne voudrait se joindre à l'Angleterre, à la France et à l'Italie pour intervenir auprès de l'Autriche et de la Russie, afin d' empêcher un conflit, et, en premier lieu, pour demander à Vienne une prolongation du délai imparti à la Serbie par l'ultimatum. M. de Jagow répond qu'il ne croit pas que cette demande soit accueillie et que, d'ailleurs, le comte Berchtold est à Ischl... Voilà de quoi décourager les bonnes intentions. Le chargé d'affaires de Russie demande un entretien à M. de Jagow ; il va, par ordre de son gouvernement, formuler une demande analogue. Que fait M. de Jagow ? Il fixe au chargé d'affaires un rendez-vous à la fin de l'après-midi, c'est-à-dire au moment où l'ultimatum viendra à échéance. M. Broniewski passe une note écrite. Il insiste vivement sur la nécessité de prolonger le délai accordé à la Serbie, si on n'a pas en vue de créer une grande crise. Il voit le ministre allemand à l'heure fixée. Celui-ci lui oppose que toutes ces démarches sont trop tar dives. M. Broniewski insiste, de nouveau, en disant que, si le délai ne peut être prolongé, les mesures d'exécution peuvent, du moins, être retardées. Les termes de la note sont de nature à blesser la Serbie et à la pousser à la guerre. — Il ne s'agit pas d'une guerre, répond le ministre, mais d'une exécution dans une affaire locale. — Mais le conflit pourrait s'étendre à l'Europe. — Croyez-vous ? dit le ministre. Pour moi, je me refuse à y croire. On comprend que le chargé d'affaires russe sorte de cet entretien avec une impression très pessimiste. La Russie ne réussit pas davantage à Vienne. Le comte Berchtold est parti pour Ischl sans attendre de recevoir l'importante communication que le chargé d'affaires russe a ordre de lui faire. Le baron Macchio reçoit celui-ci. L'accueil est glacial. Le diplomate russe insiste pour obtenir la prorogation du délai. Il fait observer que, donner à juger un litige sans laisser le temps d'étudier le dossier, est contraire à la courtoisie internationale. Le baron Macchio répond brutalement : — Parfois, l'intérêt dispense d'être courtois ! Le comte Berchtold confirme par un télégramme à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg : Notre note adressée aux puissances ne s'était nullement proposé le but d'inviter celles-ci à faire connaître leur opinion. Nous considérons notre action comme une affaire ne concernant que nous et la Serbie. M. Dumaine télégraphie à Paris : Le gouvernement autrichien est résolu à infliger à la Serbie une humiliation : il n'acceptera l'intervention d'aucune puissance, jusqu'à ce que le coup ait été porté et reçu en pleine face par la Serbie. RÉPONSE DE LA SERBIE. D'ailleurs, la journée s'est écoulée. La Serbie a fait connaître aux puissances amies le sens de sa réponse ; à six heures du soir, elle l'a remise au ministre d'Autriche-Hongrie. Le gouvernement serbe protestait qu'il ne pouvait être rendu responsable de manifestations d'un caractère privé, articles de journaux, agissements des sociétés, etc. ; il était prêt à collaborer à la répression du crime de Sarajevo et à agir contre les personnes sur lesquelles des communications lui seraient faites. Il se déclarait disposé à insérer, au Journal officiel, une note condamnant toute propagande ; il désapprouvait et répudiait toute immixtion dans le gouvernement de l'empire voisin. Enfin, il s'engageait : 1° A introduire dans la première convocation régulière de la Skoupchtina une disposition dans la loi de la presse, par laquelle sera punie de la manière la plus sévère la provocation à la haine et au mépris de la Monarchie austro-hongroise, ainsi que contre toute publication dont la tendance générale serait dirigée contre l'intégrité territoriale de l'Autriche-Hongrie. Il se charge, lors de la révision de la Constitution, qui est prochaine, de faire introduire, dans l'article 22 de la Constitution, un amendement de telle sorte que les publications ci-dessus puissent être confisquées, ce qui, actuellement, aux termes catégoriques de l'article 22 de la Constitution, est impossible. 2° Le Gouvernement ne possède aucune preuve et la Note du Gouvernement impérial et royal ne lui en fournit non plus aucune que la Société Narodna Odbrana et les autres sociétés similaires aient commis, jusqu'à ce jour, quelque acte criminel de ce genre par le fait d'un de leurs membres. Néanmoins, le Gouvernement royal acceptera la demande du Gouvernement impérial et royal et dissoudra la Société Narodna Odbrana et toute autre société qui agirait contre l'Au riche-Hongrie. 3° Le Gouvernement royal serbe s'engage à éliminer sans délai de l'instruction publique en Serbie tout ce qui sert ou pourrait servir à fomenter la propagande contre l'Autriche-Hongrie, quand le Gouvernement impérial et royal lui fournira des faits et des preuves de cette propagande. 4° Le Gouvernement royal accepte, du moins, d'éloigner du service militaire ceux dont l'enquête judiciaire aura prouvé qu'ils sont coupables d'actes dirigés contre l'intégrité du territoire de la Monarchie austro-hongroise ; il attend que le Gouvernement impérial et royal lui communique ultérieurement les noms et les faits de ces officiers et fonctionnaires, aux fins de la procédure qui doit s'ensuivre. 5° Le Gouvernement royal doit avouer qu'il ne se rend pas clairement compte du sens et de la portée de la demande du Gouvernement impérial et royal tendant à ce que la Serbie s'engage à accepter sur son territoire la collaboration des organes du Gouvernement impérial et royal. Mais il déclare qu'il admettra toute collaboration qui répondrait aux principes du droit international et à la procédure criminelle, ainsi qu'aux bons rapports de voisinage. 6° Le Gouvernement royal, cela va de soi, considère de son devoir d'ouvrir une enquête contre tous ceux qui sont ou qui, éventuellement, auraient été mêlés au complot du 15/28 juin et qui se trouveraient sur le territoire du royaume. Quant à la participation à cette enquête des agents des autorités austro-hongroises qui seraient délégués à cet effet par le Gouvernement impérial et royal, le Gouvernement royal ne peut pas l'accepter, car ce serait une violation de la Constitution et de la loi sur la procédure criminelle. Cependant, dans des cas concrets, des communications sur les résultats de l'instruction en question pourraient être données aux organes austro-hongrois. 7° Le Gouvernement royal a fait procéder, dès le soir même de la remise de la note, à l'arrestation du commandant Voija Tankositch. Quant à Milan Ciganovitch, qui est sujet de la Monarchie austro-hongroise et qui, jusqu'au 15/28 juin, était employé (comme aspirant) à la direction des chemins de fer, il n'a pas pu encore être joint. Le Gouvernement impérial et royal est prié de vouloir bien, dans la forme accoutumée, faire connaître le plus tôt possible les présomptions de culpabilité, ainsi que les preuves éventuelles de culpabilité qui ont été recueillies jusqu'à ce jour par l'enquête à Sarajevo, aux fins d'enquêtes ultérieures. 8° Le Gouvernement serbe renforcera et étendra les mesures prises pour empêcher le trafic illicite d'armes et d'explosifs à travers la frontière. Il va de soi qu'il ordonnera tout de suite une enquête et punira sévèrement les fonctionnaires des frontières sur la ligne Schabac-Loznica, qui ont manqué à leur devoir et laissé passer les auteurs du crime de Sarajevo. 9° Le Gouvernement royal donnera volontiers des explications sur les propos que ces fonctionnaires, tant en Serbie qu'à l'étranger, ont tenus après l'attentat dans des interviews et qui, d'après l'affirmation du Gouvernement impérial et royal, ont été hostiles à la Monarchie, dès que le Gouvernement impérial et royal lui aura communiqué les passages en question de ces propos, et dès qu'il aura démontré que les propos employés ont en effet été tenus par lesdits fonctionnaires, propos au sujet desquels le Gouvernement royal lui-même aura soin de recueillir des preuves et convictions. 10° Le Gouvernement royal informe le Gouvernement impérial et royal de l'exécution des mesures comprises dans les points précédents en tant que cela n'a pas été déjà fait par la présente note. Aussitôt que chaque mesure aura été ordonnée et exécutée, dans le cas où le Gouvernement impérial et royal ne serait pas satisfait de cette réponse, le Gouvernement royal serbe, considérant qu'il est de l'intérêt commun de ne pas précipiter la solution de cette question, est prêt, comme toujours. à accepter une entente pacifique, en remettant cette question soit à la décision du Tribunal international de La Haye, soit aux grandes Puissances qui ont pris part à l'élaboration de la déclaration que le Gouvernement serbe a faite le 18/31 mars 1909. Le bruit avait couru un instant à Berlin, dans l'après-midi du 25, que la Serbie se soumettait sans conditions aux exigences autrichiennes. On avouait qu'on avait craint que la Serbie n'acceptât en bloc l'ultimatum, quitte à discuter les détails de l'application. Déjà les manifestations belliqueuses se produisaient dans la ville. Mais les réserves de la Serbie, si modestes et si limitée fussent-elles, rassuraient ceux qui avaient pu appréhender un arrangement. Ces réserves, en somme, se bornaient à un seul point : le gouvernement serbe demandait (paragr. 5) que, quant à la participation, dans l'enquête, des fonctionnaires autrichiens, on lui expliquât comment elle s'exercerait ; il déclarait ne pouvoir accepter que celle qui répondrait aux principes du droit international et à la procédure criminelle, ainsi qu'aux bons rapports de voisinage ! Par cette restriction, le gouvernement serbe cherchait à se prémunir contre une ingérence qui menaçait son indépendance et pouvait tourner à une sorte de protectorat. A Vienne, on ne cachait pas que l'on entendait ramener la Serbie à une subordination analogue à celle qu'elle avait connue aux temps du roi Milan. La Serbie discute, cela suffit. Le ministre d'Autriche à Belgrade, prenant à peine le temps de lire la réponse serbe, informe, par note datée de 6 h. 20, le gouvernement royal que, n'ayant pas reçu, au délai fixé, une réponse satisfaisante, il quitte Belgrade par le train de 6 heures 30, selon les instructions qu'il a reçues d'avance, avec tout le personnel de la Légation[6]. Le gouvernement serbe informe la Russie et les puissances. Il donne l'ordre de mobilisation générale. La Skoupchtina est convoquée à Nisch pour le 27 juillet. Le gouvernement serbe et le corps diplomatique partent, le soir même, pour Kragoujevatz. Les nouvelles les plus alarmantes sont expédiées, de Vienne, à la presse universelle : 21 juillet. Les ordonnances impériales soumettent les civils à la justice militaire, suspendent la liberté personnelle, le droit d'association, l'inviolabilité du domicile, le secret des lettres, la liberté de la presse, le fonctionnement du jury. Elles restreignent la délivrance et l'usage des passeports, l'emploi du télégraphe, du téléphone et des pigeons voyageurs. Sont closes les Diètes de Dalmatie, Carniole, Goritz, Moravie, Haute et Basse-Autriche, Silésie et Styrie. La session du Parlement est close également. On annonce qu'une mobilisation partielle est ordonnée. Cette mobilisation était commencée depuis plusieurs semaines et on allait procéder sans retard aux mesures d'exécution. C'est ainsi que, du jour au lendemain, les affirmations apportées au cabinet de Londres étaient contredites par les faits. D'ailleurs, le système de politique générale
austro-hongrois, avec l'acceptation de la perspective d'une guerre générale,
était exposé par une dépêche d'ensemble adressée, le 25 juillet, au comte
Szapary, ambassadeur à Saint-Pétersbourg : Au moment
où nous avons pris la résolution d'une action énergique contre la Serbie,
nous nous sommes rendu compte que le différend serbe pouvait provoquer une
collision avec la Russie. Mais nous ne pouvions pas nous laisser influencer
par cette éventualité. Dans le cas où la Russie estimerait que le moment de
la grande liquidation avec les puissances de l'Europe centrale serait arrivé
et serait de prime abord décidée à la guerre (on dirait que l'on veut essayer la force de résistance de la Russie), les instructions suivantes apparaîtraient sans doute
comme superflues... Je prévois, sans me faire
illusion, qu'il ne sera pas facile de faire comprendre à M. Sazonoff que
notre action est devenue inévitable à Belgrade... Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de penser que la
Russie, conservatrice et fidèle à son Empereur, jugera compréhensible et même
nécessaire notre action énergique contre la Serbie... Tout en ne prétendant à l'acquisition d'aucun territoire
et sans songer à attenter à la souveraineté du royaume, nous n'en irons pas
moins jusqu'aux mesures extrêmes pour obtenir que nos demandes soient suivies
d'effet... Notre action contre la Serbie,
sous quelque forme qu'elle se produise, est absolument conservatrice et son
but est le maintien nécessaire de notre position en Europe. (Livre rouge austro-hongrois.) Ainsi, on ne laissait, de parti pris, aucune issue à la négociation que la soumission de la Serbie d'abord, et de la Russie par suite, aux vues et aux intérêts de l'Autriche-Hongrie. Et Berlin n'était pas moins formel. M. Zimmermann, sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, s'exprimait ainsi dans un entretien avec le ministre de Belgique : J'ai dit hier à M. Boghitchevich (diplomate serbe) que le meilleur conseil que je puisse donner à son pays, était de n'opposer à l'Autriche qu'un simulacre de résistance et de conclure la paix au plus vite en acceptant toutes les conditions du cabinet de Vienne. J'ai ajouté que, si une guerre générale éclatait et qu'elle tournât à l'avantage de la Triplice, la Serbie cesserait vraiment d'exister comme nation ; elle serait rayée de la carte de l'Europe. Mais j'espère encore qu'une conflagration pareille pourra être évitée et que nous réussirons à dissuader la Russie d'intervenir en faveur de la Serbie, dont l'Autriche est résolue à respecter l'intégrité une fois qu'elle aura obtenu satisfaction. Le baron Beyens, ministre de Belgique, rapporte ces déclarations qu'il recueillit de la bouche de M. Zimmermann, et expose le véritable problème résultant des exigences austro-hongroises et allemandes : En somme, la thèse revenait à refouler à tout jamais le rôle historique de la Russie dans les Balkans ; elle prononçait d'avance la condamnation de chaque petit Etat qui aurait le malheur d'avoir une contestation avec une grande puissance... Après une correction aussi exemplaire, le royaume serbe était condamné à tomber dans le vasselage de sa terrible voisine, à végéter, humble et tremblant, sous l'œil méfiant du ministre austro-hongrois, transformé à Belgrade en proconsul. C'était l'application pure et simple du système de Treitschke : Malheur aux faibles ! La première réalisation de la Weltpolitik eût été obtenue ainsi sans coup férir. Tel était le cas de conscience qui, dès la minute où le ministre d'Autriche quittait Belgrade, se posait devant tous les gouvernements européens. Suivons les efforts désespérés que font les plus pacifiques d'entre eux pour échapper aux conséquences fatales que le même M. Zimmermann avait dégagées avec un sang-froid imperturbable devant son interlocuteur : Si la Russie mobilise son armée, nous mobiliserons immédiatement la nôtre, et alors ce sera une guerre générale, une guerre qui embrassera toute l'Europe centrale et même la presqu'île balkanique, car les Roumains, les Grecs, les Bulgares et les Turcs ne pourront pas résister à la tentation d'y prendre part[7]. ATTITUDE DES PUISSANCES EN PRÉSENCE DE LA RUPTURE MENAÇANTE.M. Jules Cambon avait télégraphié, avant la rupture entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie : Je ne vois que l'Angleterre qui puisse, en Europe, être écoutée à Berlin. C'est, en effet, vers Londres que tous les yeux se tournent : M. Sazonoff conseille au gouvernement serbe de solliciter la médiation du gouvernement britannique. Londres, dans un ordre d'idées qu'il faut indiquer maintenant, se tenait sur la réserve. Dès le 24 juillet, un entretien des plus graves et qui donne, d'avance, le schéma de toute la crise, s'était engagé à Saint-Pétersbourg, entre M. Sazonoff et l'ambassadeur britannique en Russie, sir G. Buchanan. Aussitôt qu'il avait eu connaissance du texte de l'ultimatum austro-hongrois, M. Sazonoff s'était rendu à l'ambassade de France et il s'y était rencontré avec sir G. Buchanan. Là il avait abordé franchement le fond des choses avec les deux représentants de la Triple-Entente : il avait apprécié sévèrement la conduite de l'Autriche, dit que cette puissance n'avait jamais agi ainsi sans que l'Allemagne eût été consultée. Il prévoyait que la Serbie ne pourrait se soumettre à l'ultimatum, et, par conséquent, prévoyant des conséquences plus graves, il avait dit à l'ambassadeur d'Angleterre qu'il espérait que le gouvernement britannique ne manquerait pas de proclamer sa solidarité avec la Russie et la France. C'était demander que l'Entente fût transformée en Alliance. L'ambassadeur de France est en mesure d'avoir une opinion : en effet, le président de la République et le président du conseil, ministre des Affaires étrangères, ont quitté Cronstadt, le matin même ; il donne à entendre que la France remplirait, si cela devenait nécessaire, toutes les obligations que lui impose son alliance avec la Russie. Sir G. Buchanan promet de demander les instructions de son gouvernement ; mais il donne immédiatement son avis personnel. Je ne vois, dit-il, aucune raison de s'attendre à une déclaration de solidarité de la part du gouvernement de Sa Majesté, qui entraînerait un engagement absolu de sa part de soutenir la Russie et la France par la force des armes. Les intérêts directs de la Grande-Bretagne, en Serbie, sont nuls, et une guerre en faveur de ce pays ne serait pas sanctionnée par l'opinion publique de la Grande-Bretagne. — Mais, dit M. Sazonoff, la question n'est pas uniquement serbe, c'est la question générale européenne qui est impliquée dans l'incident ; comment la Grande-Bretagne pourrait-elle croire qu'elle se dégagerait quand de tels problèmes sont en jeu ? — Supposons, réplique l'ambassadeur, que l'Autriche ait recours à des mesures militaires contre la Serbie. Est-ce l'intention du gouvernement russe de déclarer aussitôt la guerre à l'Autriche ? — Je pense bien que nous devrons recourir à une mobilisation. Un conseil est convoqué, sous la présidence de l'empereur, pour prendre une décision. L'ambassadeur de France intervient de nouveau : Ou l'Autriche bluffe ou elle agira brusquement. Dans les deux cas, la seule chance qu'il y ait d'éviter la guerre, c'est d'adopter, tous ensemble, une attitude ferme et unie... L'ambassadeur d'Angleterre conseille de nouveau la recherche de moyens dilatoires. Mais ses deux interlocuteurs le pressent, insistent pour obtenir une déclaration de solidarité complète du gouvernement anglais, s'unissant aux gouvernements français et russe. M. Sazonoff dit encore, avec une force singulière : Tôt ou tard, vous serez entraînés à la guerre, si elle éclate, et vous rendrez la guerre plus probable si, dès le début, vous ne faites pas cause commune avec la Russie et avec la France ! L'ambassadeur britannique ajoute, dans son compte rendu de l'entretien : Il me semble, d'après le langage tenu par l'ambassadeur de France que, même si nous déclinons de nous joindre à elles, la France et la Russie sont décidées à prendre fortement position... Nous avons vu l'Allemagne et l'Autriche ménager, dès le début, le cabinet de Londres qu'ils espèrent maintenir en dehors du conflit. Londres, par contre, ménage également les deux empires alliés : sir Edw. Grey télégraphie à Paris, en lui demandant l'avis du gouvernement français et il fait observer que, pour qu'une démarche réussisse, il serait essentiel que l'Allemagne y participât. Paris, en l'absence des deux présidents, n'a rien à suggérer : Le ministre intérimaire des Affaires étrangères n'a pas de suggestions à faire, sauf qu'un conseil modérateur pourrait être donné à Vienne aussi bien qu'à Belgrade, etc. Cependant, à Pétersbourg, le ministre russe revient à la
charge, le lendemain, 25 juillet. Sir G. Buchanan télégraphie : Lorsque j'exprimais à M. Sazonoff l'ardent espoir que la
Russie ne précipitât pas la guerre, en mobilisant avant que vous n'ayez eu le
temps d'employer votre influence en faveur de la paix, Son Excellence m'a
assuré qu'elle n'avait pas d'intentions agressives. Mais l'action de
l'Autriche était, en réalité, dirigée contre la Russie. Elle visait à
renverser le statu quo existant dans les Balkans à y établir sa propre
hégémonie. M. Sazonoff ne croyait pas que l'Allemagne désirât réellement la guerre.
Mais son attitude serait décidée par la nôtre : Si nous prenions position,
fermement, avec la France et la Russie, il n'y aurait pas de guerre. Si nous
leur manquions, maintenant, des torrents de sang couleraient et, à la fin,
nous serions ente aînés dans la guerre. L'ambassadeur n'a pas encore
reçu ses instructions ; il développe les raisons qui doivent déterminer son
gouvernement à rester sur la réserve, et il donne de nouveaux conseils de
sagesse à la Russie : J'ai dit tout ce que je
pouvais au ministre des Affaires étrangères, pour l'engager à la prudence, et
je l'ai prévenu que, si la Russie mobilisait, l'Allemagne ne se contenterait
pas d'une simple mobilisation, ne donnerait pas le temps à la Russie
d'effectuer la sienne, mais, probablement, déclarerait la guerre tout de
suite. Chacun voit clair dans l'avenir ; mais chacun suit son idée. Le ministre dit : que la Russie ne peut pas permettre à l'Autriche d'écraser la Serbie et de devenir la puissance prépondérante dans les Balkans ; si la Russie se sent assurée de l'appui de la France, elle fera face à tous les risques de la guerre. Le ministre m'a assuré, encore une fois, qu'il ne désire pas précipiter, un conflit, mais, qu'à moins que l'Allemagne ne retînt l'Autriche, je pouvais considérer la situation comme désespérée. L'Allemagne a continué de porter tous ses soins vers l'Angleterre. Le chargé d'affaires de Grande-Bretagne à Berlin télégraphie que, selon M. de Jagow, celui-ci aurait donné à entendre au gouvernement russe que la dernière chose que l'Allemagne voulait, était une guerre générale et qu'elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter une telle calamité. Le cabinet de Londres est donc encouragé dans son point de vue et sir Edw. Grey adresse, le 25 juillet, un télégramme à sir G. Buchanan, ambassadeur britannique à Saint-Pétersbourg, par lequel il approuve et renforce encore ses déclarations, en réponse à la demande du gouvernement russe : Ce que vous avez dit, dans des circonstances très difficiles, au sujet de l'attitude du gouvernement de Sa Majesté, est tout à fait juste. J'approuve complètement vos paroles et ne puis promettre davantage au nom du gouvernement. Je n'estime pas que l'opinion publique approuverait ou devrait approuver que nous fissions la guerre à propos d'une querelle serbe. Toutefois, le ministre ajoute : Si, cependant, il y a guerre, nous pourrons nous y trouver entraînés par d'autres considérations, et, par conséquent, je suis anxieux de l'empêcher. Avec la rapidité des échanges de nouvelles télégraphiques entre les divers cabinets, l'Allemagne et l'Autriche sont averties de ces sentiments de l'Angleterre. D'ailleurs, sir Edw. Grey les porte lui-même, dès le 25, à la connaissance du cabinet de Berlin : J'ai déclaré au prince Lichnowsky (ambassadeur d'Allemagne à Londres), que je sentais bien n'avoir point qualité polir intervenir entre l'Autriche et la Serbie... Il ajoute cependant que, si la question se posait 'entre l'Autriche et la Russie, cela toucherait la paix de l'Europe, pour laquelle l'Angleterre devrait agir. Cette attitude de l'Angleterre lui permet, du moins, de garder le contact avec l'Allemagne ; on obtient ainsi une déclaration qui mettra bientôt l'Allemagne dans son tort le plus évident. Le 27 juillet, sir E. Goschen télégraphie : Au cours d'une conversation, le secrétaire d'État m'a dit que, jusqu'à présent, l'Autriche ne faisait qu'une mobilisation partielle, mais que si la Russie mobilisait contre l'Allemagne, cette dernière aurait à suivre le mouvement. Je lui ai demandé ce qu'il entendait par mobiliser contre l'Allemagne. Il m'a répondu que, si la Russie ne mobilisait que dans le Sud, l'Allemagne ne mobiliserait pas ; mais que si la Russie mobilisait dans le Nord, l'Allemagne serait obligée d'en faire autant. Le ministre allemand ajoutait, toutefois, que le système de mobilisation de la Russie était chose si compliquée qu'il pourrait être difficile de se rendre compte, d'une manière exacte, de la localisation de la mobilisation, que, par suite, l'Allemagne aurait à faire la plus grande attention pour ne pas se laisser surprendre. Sauf ce petit avantage, bientôt démenti par les faits, l'Angleterre n'a rien obtenu de plus, du côté de l'Allemagne. Aussi, la Russie ne peut dissimuler son inquiétude. Soulignant encore ses instructions, sir G. Buchanan a dit,
le 27 juillet, à M. Sazonoff, que l'Angleterre ne pouvait promettre de faire rien de plus
: — Vous seriez dans l'erreur, ajoute-t-il
encore, en pensant que la cause de la paix pourrait
être améliorée, si nous disions au gouvernement allemand qu'il aurait affaire
à nous en même temps qu'à la Russie et à la France, s'il appuyait l'Autriche
par la force des armes. L'attitude de l'Allemagne et de l'Autriche serait
seulement raidie par une pareille menace. Nous pouvons, tout simplement,
amener l'Allemagne à user de son influence à Vienne pour empêcher la guerre,
en nous adressant à elle, à titre d'amis, soucieux de sauvegarder la paix. Cette déclaration émeut profondément la Russie ; en même temps, elle con firme l'Allemagne et l'Autriche dans leur sentiment optimiste au sujet de l'Angleterre. Sir Edw. Grey télé graphie lui-même à sir G. Buchanan : L'ambassadeur de Russie m'a dit que, dans les milieux allemands et autrichiens, prévaut l'impression que, quoi qu'il advienne, nous resterons à l'écart. Son Excellence a déploré l'effet que pareille impression ne peut manquer de produire[8]. Sir Edw. Grey sent qu'il y a lieu de corriger quelque peu une donnée qui circule et qui, par son exagération, nuirait au fond des choses. Dans un entretien qu'il a, le 27 juillet, avec l'ambassadeur d'Autriche, il lui dit que l'effet produit sur l'Europe est un effet d'anxiété. Il fait un premier pas dans la voie de l'action : J'ai signalé que notre flotte devait se disperser aujourd'hui, mais que nous avions senti ne pouvoir permettre cette dispersion. Nous ne pensions pas à appeler nos réserves en ce moment, mais, étant donné la possibilité d'une conflagration européenne, il ne nous était pas possible de disperser nos flottes pour l'instant. Le gouvernement français, lui-même, n'a pas l'impression
que l'Angleterre se mêlera au conflit. Sir Francis Bertie télégraphie de Paris
: Aujourd'hui, j'ai mis M. Bienvenu-Martin au
courant de la conversation que vous avez eue avec l'ambassadeur de Russie. Il
m'a exprimé sa gratitude au sujet de cette communication. Il comprend
parfaitement que le gouvernement de Sa Majesté ne peut se déclarer solidaire
avec la Russie, pour une question qui se pose entre l'Autriche et la Serbie,
et qui, dans son état actuel, ne touche pas l'Angleterre. Il comprend
également que vous ne pouvez adopter, à Berlin et à Vienne, une attitude
encore plus serbophile que celle qu'on attribue en Allemagne et en Autriche
au gouvernement russe. Ainsi encouragé, le gouvernement britannique ne modifie rien dans sa position, au contraire. Le 28, sir M. de Bunsen, ambassadeur à Vienne, télégraphie encore à sir Edw. Grey : En prenant congé du ministre je l'ai prié de croire que si, au cours de la grave crise actuelle, notre point de vue venait parfois à différer du sien, cela proviendrait, non pas d'un manque de sympathie avec les nombreuses et justes raisons que l'Autriche avait de se plaindre de la Serbie, mais du fait que, tandis que l'Autriche-Hongrie mettait en première ligne sa querelle avec la Serbie, ce qui vous préoccupait, tout d'abord, était la paix de l'Europe. J'émis la conviction que cet aspect plus large de la question se recommanderait avec autant de force à Son Excellence. Telles étaient les dispositions de l'Angleterre, le 28 juillet. Ne pas intervenir dans le conflit austro-serbe, et ne se mêler directement à l'incident que si le danger d'un conflit apparaissait entre les grandes puissances européennes. Le cabinet de Londres se borne donc, pour le moment, à essayer d'exercer une action médiatrice ; malheureusement, il faut bien reconnaître que, clans le court espace de temps laissé à cette action, une certaine confusion se produit : D'une part, la Russie conseille à la Serbie de demander la médiation du gouvernement britannique. D'autre part, M. Sazonoff, qui se déclare prêt à négocier jusqu'au dernier instant, essaye d'un accord direct avec l'Autriche-Hongrie. Le 26 juillet, il fait venir l'ambassadeur Szapary, pour le convier à une franche et loyale explication. Il lui dit : L'intention qui a inspiré votre ultimatum est légitime, si vous n'avez poursuivi d'autre but que de protéger votre territoire contre les menées des anarchistes serbes ; mais le procédé auquel vous avez eu recours n'est pas défendable. Il conclut : Reprenez votre ultimatum, modifiez-en la forme, et je vous garantis le résultat. Cependant, le cabinet de Londres met sur pied le projet d'une sorte de médiation à quatre, de la part des puissances moins directement intéressées. On croit obtenir, sur ce point, l'adhésion de l'Allemagne. L'ambassadeur britannique à Berlin a le sentiment d'un peu de fléchissement. Ces procédures diverses s'entremêlent et se nuisent. On verra que la diplomatie des deux empires en profitera pour tout embrouiller et se dérober à l'une et à l'autre des propositions. ATTITUDE DE L'ALLEMAGNE.L'Allemagne a aussi son système. Tablant sur les protestations pacifiques, très sincères, du quai d'Orsay, elle prétend tirer.la France à part et se lier à celle-ci exclusivement, pour chercher les éléments d'un accord. M. Bienvenu-Martin télégraphie : L'ambassadeur d'Allemagne est venu, cet après-midi (26 juillet), me faire une communication tendant à une intervention de la France auprès de la Russie, dans un sens pacifique. L'Autriche, a-t-il dit, a fait déclarer à la Russie qu'elle ne poursuivait ni agrandissement territorial, ni atteinte à l'intégrité du royaume de Serbie ; sa seule intention est d'assurer sa propre tranquillité et de faire la police. C'est des décisions de la Russie qu'il dépend qu'une guerre soit évitée ; l'Allemagne se sent solidaire de la France, dans l'ardent désir que la paix puisse être maintenue, et a le ferme espoir que la France usera de son influence, dans un sens apaisant, à Pétersbourg. Le ministre répond sagement qu'à titre de contrepartie, l'Allemagne devrait agir à Vienne. L'ambassadeur se dérobe et s'abrite derrière le manque d'instructions. Mais il insiste sur sa proposition ; il a, sur ce point, les ordres formels de son gouvernement !... Il se rend, deux heures après, chez le directeur politique, avec un projet de note qui devait être communiqué à la presse et dont voici le texte : L'ambassadeur d'Allemagne et le ministre des Affaires étrangères ont eu, pendant l'après-midi, un nouvel entretien, au cours duquel ils ont examiné, dans l'esprit le plus amical, et dans un sentiment de solidarité pacifique, les moyens qui pourraient être employés pour maintenir la paix générale. Le danger de ce projet de rédaction, s'il était accepté, serait d'isoler la Russie, à moins que celle-ci ne fût prévenue et ne fût disposée à accepter il y aurait lieu, aussi, d'obtenir que l'Allemagne intervînt en même temps à Vienne. Au cours des explications que provoque cette initiative de l'ambassadeur allemand, celui-ci répète, une fois de plus, que l'Allemagne a ignoré le texte de la note autrichienne[9]. Si on l'en croit, il ne connaît pas davantage la note serbe ; mais il affirme les bonnes intentions de l'Autriche ; il ajoute même qu'il ne dit pas que l'Allemagne, de son côté, ne donnerait pas quelques conseils à Vienne. En présence de ces avances, le quai d'Orsay croit pouvoir se prêter, jusqu'à un certain point, au désir de l'ambassadeur. On cherche un texte et on aboutit à la rédaction suivante : L'ambassadeur d'Allemagne et le ministre des Affaires étrangères ont en un nouvel entretien, au cours duquel ils ont recherché les moyens d'action des puissances pour le maintien de la paix. Cette rédaction, volontairement terne, avait l'avantage, selon la remarque du quai d'Orsay, d'éviter une solidarité avec l'Allemagne qui pouvait être mal interprétée à Saint-Pétersbourg. L'Allemagne est-elle sincère ? Saint-Pétersbourg, averti, se prêtera-t-il à cette proposition ? Le baron de Schœn revient, une troisième fois, à la charge. Il adresse, le 27 juillet au matin, une lettre particulière au directeur des Affaires politiques : Notez bien la phrase sur la solidarité des sentiments pacifiques. Ce n'est pas une phrase banale, mais la sincère expression de la réalité... Le cabinet de Vienne a fait formellement et officiellement déclarer à celui de Pétersbourg qu'il ne poursuit aucune acquisition territoriale en Serbie et qu'il ne veut point porter atteinte à l'intégrité du royaume ; sa seule intention est d'assurer sa tranquillité. En ce moment, la décision, si une guerre européenne doit éclater, dépend uniquement de la Russie. Le gouvernement allemand a la ferme confiance que le gouvernement français, avec lequel il se sait solidaire, dans l'ardent désir que la paix européenne puisse être maintenue, usera de toute son influence dans un esprit apaisant auprès du cabinet de Saint-Pétersbourg. Paris se méfie : La lettre de M. de Schœn, dit la dépêche (adressée pour information aux divers cabinets), est susceptible de plusieurs interprétations : la plus vraisemblable est qu'elle tend, comme sa démarche même, à compromettre la France au regard de la Russie, quitte, en cas d'échec, à rejeter sur la Russie et sur la France la responsabilité d'une guerre éventuelle, enfin, à masquer par des assurances pacifiques non écoutées, une action militaire de l'Autriche en Serbie, destinée à compléter le succès autrichien. La démarche trouve sa portée réelle dans un télégramme adressé par le chancelier de l'empire allemand à l'ambassadeur d'Allemagne à Saint-Pétersbourg, ce même jour, 26 juillet : L'Autriche-Hongrie, ayant solennellement déclaré son désintéressement territorial — on va voir qu'elle refusait au même moment de prendre un pareil engagement à l'égard de l'Italie —, la responsabilité d'avoir troublé la paix européenne par une intervention russe, retombera sur la Russie elle-même. Et le même chancelier, Bethmann-Hollweg, dans son exposé, destiné à entraîner l'opinion allemande et à tromper l'opinion des neutres, travestit, en ces termes, tout l'incident : Sur notre déclaration que le gouvernement allemand désirait et ferait tous ses efforts pour obtenir la localisation du conflit, tant le gouvernement français, que le gouvernement anglais, nous promettaient d'agir dans le même sens — jamais ces gouvernements n'ont accepté, sous aucune forme, le système allemand de la localisation du conflit —. Ces efforts ne réussirent cependant pas à empêcher une immixtion de la Russie dans le différend austro-serbe. La proposition allemande n'ayant rien donné, quelles sont les chances de succès des autres procédures ? La Russie a conseillé à la Serbie de faire appel à la médiation du cabinet de Londres et ce recours a eu lieu aussitôt. Sir Edw. Grey a donc, en mains, quelque chose qui peut devenir un moyen d'action. Il s'en sert : la proposition faite par le cabinet de Londres se présente dans les conditions suivantes. M. Sazonoff ayant dit à l'ambassadeur d'Angleterre qu'à la suite de l'appel de la Serbie aux puissances, la Russie accepterait de se tenir à l'écart, sir Edw. Grey a formulé, auprès des cabinets de Paris, Berlin et Rome, la suggestion suivante : Les ambassadeurs de France, d'Allemagne et d'Italie à Londres seraient chargés de chercher, avec sir Edw. Grey, un moyen de résoudre les difficultés actuelles, étant entendu que, pendant cette opération, la Russie, l'Autriche et la Serbie s'abstiendraient de toute opération militaire active. Sir. A. Nicholson a parlé de cette suggestion à l'ambassadeur d'Allemagne, qui s'y est montré favorable ; elle sera, également, bien accueillie à Paris, et aussi à Rome, selon toute vraisemblance. Ici encore, la parole est à l'Allemagne qui a l'occasion de témoigner, autrement qu'en paroles, sa bonne volonté. RETOUR DE L'EMPEREUR GUILLAUME À BERLIN.On est arrivé à l'heure décisive. Un fait le prouve. L'empereur Guillaume, qui avait poursuivi, jusque-là sa croisière de la mer du Nord, rentre à Berlin, soudainement, le 26 au soir. On dit que l'empereur a pris cette décision de sa propre initiative ; on la regrette même au ministère des Affaires étrangères, à Berlin ; on craint qu'elle ne complique les choses. Un témoin bien informé, M. de Beyens, écrit : Pourquoi ce retour subit ? Je ne crois pas me tromper en disant, qu'à cette nouvelle, le sentiment général, parmi les acteurs ou les témoins du drame, fut une grande appréhension. L'empereur, entouré de fonctionnaires habitués à l'obéissance, et d'un Etat-Major habitué à parler haut, prend en mains le gouvernail. Sa responsabilité est donc absolue[10]. Il est fortement influencé par les dépêches d'un agent avec lequel on sait qu'il communique directement et qui semble avoir été un des plus tenaces machinateurs de toute l'affaire, c'est l'ambassadeur d'Allemagne à Vienne, comte Tchirschky, ancien ministre des Affaires étrangères et qui, depuis la mort de Marshall et de Kiderlen-Wacchter, fait figure de diplomate dans une génération d'épigones. Or, nous connaissons, par ses propres confidences, les dispositions du comte Tchirschky : Il a la ferme croyance que la Russie, ayant reçu l'assurance que l'Autriche n'annexera aucun territoire serbe, se tiendra tranquille pendant le châtiment que l'Autriche-Hongrie est résolue à infliger à la Serbie. En réponse à ma question si le gouvernement russe ne pourrait se trouver forcé, par l'opinion publique, à intervenir à cause de l'affinité de race, il a dit que tout dépendait du caractère personnel du ministre russe des Affaires étrangères, qui, s'il le voulait, pourrait facilement résister à la pression de quelques journaux. Il a fait remarquer que les jours de l'agitation panslaviste, en Russie, étaient passés, et que Moscou était parfaitement tranquille. Le ministre russe des Affaires étrangères, d'après M. de Tchirschky, ne serait pas assez imprudent pour prendre une mesure qui aurait probablement pour résultat de soulever quantité de questions de frontières, dans lesquelles la Russie est intéressée, et de mettre à la refonte des questions telles que la question suédoise, la question polonaise, la question ruthène, celle de Roumanie et celle de Perse. De plus, la France n'était pas du tout en état de faire face à une guerre. On ne peut étudier trop attentivement les lignes qui précèdent. Ces impressions, confiées le 26 juillet à l'ambassadeur britannique, pour être transmises au cabinet de Londres, que l'on croyait encore pouvoir convaincre, furent sans doute télégraphiées le même jour à l'empereur Guillaume, qui les recevait à son arrivée à Berlin : émanant de son ambassadeur près de la puissance alliée, elles eurent, sans doute, sur sa détermination, la plus haute influence. Elles n'étaient pas, comme nous l'avons vu, sans effet, même auprès du gouvernement britannique. Il est possible de se rendre compte de l'état d'esprit dans lequel l'ensemble de ces informations peut mettre le gouvernement allemand, au moment où il reçoit la proposition de médiation anglaise, celle qui peut devenir une ancre de salut pour la paix. Tchirschky télégraphie que la Russie ne tiendra pas, que la France n'est pas prête ; on se persuade que l'Angleterre restera à l'écart du conflit : c'est donc un succès décisif contre la Russie, obtenu sans coup férir. Il suffit de tenir bon. A Vienne, on accepte ces perspectives avec enthousiasme. Ici, le pays est fou de joie à la perspective d'une guerre contre la Serbie. LA PROPOSITION ANGLAISE DE MÉDIATION À QUATRE.C'est dans ces circonstances, et en présence de ces dispositions, que la proposition britannique fait le tour des diplomaties européennes. Elle avait été lancée, nous l'avons dit, dans sa première
forme, par un télégramme de sir Ed. Grey, daté du 25 juillet. Evidemment, nous allons nous trouver bientôt face à face
avec la mobilisation de l'Autriche et de la Russie. Si elle avait lieu, la
seule chance de paix serait que l'Allemagne, la France, la Russie et
nous-mêmes, restions ensemble et demandions, de concert, à l'Autriche et à la
Russie, de ne pas franchir la frontière, jusqu'à ce que nous ayons eu le
temps d'arranger les choses entre elles. Une modification sensible est
introduite, le 26 : l'Italie, saisie également, a fait savoir qu'elle était extrêmement désireuse d'éviter la guerre et
elle adhère à la proposition de conférence. Sir Edw. Grey a donc pour plan de réunir, à Londres, une petite conférence à laquelle prendront part, le ministre anglais et les représentants de la France, de l'Italie et de l'Allemagne. L'empereur Guillaume trouve cette proposition sur sa table, quand il arrive à Berlin, le 26 au soir, en même temps que la réponse de la Serbie à la note austro-hongroise. Il sait aussi que le ministre autrichien à Belgrade est rappelé et que la rupture est imminente. Va-t-il pencher exclusivement vers son allié, va-t-il se rapprocher des puissances, pour chercher avec elles les conditions d'un arrangement ? Dès le 27, la réponse est donnée par le cabinet de Berlin, dans les termes suivants : Le secrétaire d'État dit que la conférence que vous proposez équivaudrait, en pratique, à une cour d'arbitrage et, à son avis, ne saurait être convoquée qu'à la requête de l'Autriche et de la Russie. Il a donc déclaré ne pas pouvoir se rallier à votre proposition, malgré son désir de coopérer au maintien de la paix. Comme si l'objection que le ministre mettait en avant ne lui paraissait pas à lui-même des plus fortes, — car, comme le lui fait observer M. J. Cambon, elle était de pure forme, — il en donne une autre ; il objecte la deuxième procédure menée de front par le cabinet de Saint-Pétersbourg. Il a ajouté, télégraphie l'ambassadeur britannique, que des nouvelles qu'il venait de recevoir de Saint-Pétersbourg indiquaient que M. Sazonoff avait l'intention d'avoir un échange de vues avec le comte Berchtold ; qu'il pensait que ce mode de procédure était susceptible de mener à un résultat satisfaisant et qu'avant de faire quoi que ce soit de plus, le mieux serait d'attendre ce qui sortirait des pourparlers directs entre les gouvernements autrichien et russe. En finissant, le secrétaire d'Etat m'a dit que les nouvelles de Saint-Pétersbourg le portaient à envisager la situation générale avec un peu plus d'espoir. L'empereur Guillaume et ses ministres se dérobaient, une fois de plus ; persistant dans leur système d'acculer la Russie à un échec et de semer, entre les membres de la Triple-Entente, des méfiances qui la disloquent, ils gagnent du temps, sans, cependant, rompre tout à fait. La Russie elle-même s'y laisse prendre un instant. M. Paléologue télégraphie, le 27 : M. Sazonoff a tenu, à tous mes collègues, un langage conciliant. Malgré l'émotion publique, le gouvernement russe s'applique et réussit à contenir la presse ; on a, notamment, recommandé une grande modération à l'égard de l'Allemagne. En échange de ces bons procédés, Vienne et Berlin ignorent Saint-Pétersbourg. Depuis hier, M. Sazonoff n'a reçu de Vienne, ni de Berlin, aucune information. Les choses en sont là : il semble, même, qu'il y ait un léger retour de l'Allemagne, dans la soirée du 27, puisque l'ambassadeur d'Allemagne à Londres informe sir Edw. Grey que le gouvernement allemand accepte, en principe, la médiation entre l'Autriche et la Russie, par les quatre puissances, lorsque l'Autriche-Hongrie, sans attendre davantage, déclare la guerre à la Serbie, le 28 à midi. Il est de toute évidence que le gouvernement allemand n'a
exercé, ni voulu exercer aucune action sur son allié. Et, pourtant, on
entretient sir Edw. Grey dans la pensée que ces démarches ont eu lieu selon
son désir ; il télégraphie, le 28 juillet : On est
très satisfait d'apprendre, par l'ambassadeur d'Allemagne ici, que le
gouvernement allemand a agi, à Vienne, pour donner des conseils de modération. L'erreur psychologique des chefs de la politique allemande sur les véritables sentiments de la Russie et de l'Angleterre les porte à croire que personne ne leur résistera, s'ils mettent la Russie d'abord, puis les membres de la Triple-Entente, en présence d'un fait accompli. Que devient, pendant ce temps, la conversation directe entre Saint-Pétersbourg et Vienne ? Elle n'a pas plus de succès que le projet de médiation britannique. Elle s'est engagée, le 27, à Saint-Pétersbourg, avec l'ambassadeur d'Autriche-Hongrie, tandis que, au même jour, un entretien avait lieu, à Vienne, entre l'ambassadeur de Russie et le sous-secrétaire d'état des Affaires étrangères, baron Macchio. Sir Edw. Grey appréhende que cette procédure ne fournisse à l'Autriche un prétexte pour se dérober à l'intervention amicale des quatre puissances. M. de Jagow, en effet, s'empare de l'argument : Pour faire un pas de plus, dit-il, attendons le résultat de la conversation engagée entre Saint-Pétersbourg et Vienne. Sir Edw. Grey prescrit, en conséquence, à sir Ed. Goschen, de suspendre toute démarche. Mais l'Autriche ne se prête pas à la conversation directe ! M. Paléologue télégraphie, le 28 : M. Sazonoff a reçu, cet après-midi, les ambassadeurs d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie ; l'impression qu'il a gardée de.son double entretien est mauvaise. Décidément, dit-il, l'Autriche ne veut pas causer ! C'est donc un jeu. La guerre à la Serbie est déclarée le 28, à midi, et M. Dumaine télégraphie : Parmi les soupçons qu'inspire la soudaine et violente résolution de l'Autriche, le plus inquiétant est que l'Allemagne l'aurait poussée à l'agression contre la Serbie, afin de pouvoir, elle-même, entrer en lutte avec la Russie et la France, dans les circonstances qu'elle suppose devoir lui être le plus favorables, et dans des conditions délibérées. Les courtes illusions que l'on peut avoir eues au sujet des sentiments de l'Allemagne se sont dissipées. Rien n'est plus significatif, à ce point de vue, que le dialogue qui s'est engagé, le 27 juillet, à Berlin, entre M. de Jagow et M. Jules Cambon. Celui-ci était venu soutenir la proposition anglaise de médiation à quatre... J'ai dit au ministre qu'il ne fallait pas s'arrêter à une question de forme, que l'association des quatre puissances non engagées directement dans le conflit, était le plus puissant instrument de la paix... — Vous m'avez souvent exprimé le regret, lui ai-je dit, de voir les deux groupes d'alliance opposés toujours l'un à l'autre, en Europe : c'est l'occasion de prouver que vous avez un esprit européen... Que les quatre grandes puissances appartenant aux deux groupes agissent en commun pour empêcher le conflit... Comme le secrétaire d'État persistait à dire qu'il était obligé de tenir ses engagements à l'égard de l'Autriche, je lui ai demandé s'il était disposé à la suivre partout, les yeux bandés, et s'il avait pris connaissance de la réponse de la Serbie à l'Autriche, que le chargé d'Affaires de Serbie lui avait remise ce matin. — Je n'en ai pas encore eu le temps, me dit-il. — Je le regrette, vous verriez que, sauf sur des points de détail, la Serbie se soumet entièrement... Comme M. de Jagow ne me répondait pas clairement, je lui ai demandé si l'Allemagne voulait la guerre. Il a protesté vivement, disant qu'il savait que c'était ma pensée, mais que c'était tout à fait inexact... Au moment de le quitter, je lui dis que j'avais eu, ce matin, l'impression que l'heure de la détente était sonnée, mais que je voyais bien qu'il n'en était rien. — Remarquez qu'entre ces deux impressions, il y avait eu le retour de l'empereur Guillaume à Berlin. — Il m'a répondu que je me trompais ; qu'il espérait que les choses étaient en bonne voie et aboutiraient peut-être rapidement. Je lui demandai d'agir à Vienne pour qu'elles marchent vite, parce qu'il importait de ne pas laisser se créer, en Russie, un de ces courants qui emportent tout. De deux choses l'une : ou, comme le disait M. J. Cambon, l'Allemagne veut la guerre, ou, croyant, sur certains indices, à la faiblesse des puissances de la Triple-Entente, elle tombe elle-même dans le piège qu'elle leur a tendu. |
[1] L'ambassadeur d'Autriche-Hongrie
a adressé au ministre des Affaires étrangères, par lettre particulière, la
rectification suivante, dans la journée du 24 juillet : Dans la copie de la dépêche que j'ai eu l'honneur de remettre ce matin à
Votre Excellence, il était dit que mon Gouvernement attendait la réponse du
Cabinet de Belgrade au plus tard jusqu'au samedi 25 de ce mois à cinq heures du
soir. Notre ministre à Belgrade n'ayant remis sa note hier qu'à six heures du
soir, le délai pour la réponse se trouve prorogé de ce fait jusqu'à demain
samedi six heures du soir.
J'ai cru de mon devoir d'informer Votre Excellence de cette légère
modification dans l'expiration du délai fixé pour la réponse du Gouvernement
serbe.
[2] La tendance à créer un état
d'esprit anti-slave en Europe était bien celle de la diplomatie allemande dans
la période qui précède immédiatement la guerre. Témoin ce télégramme de M. P.
Cambon, daté du 24 juillet, mais se référant à des événements antérieurs : Le comte Benckendortf (ambassadeur
de Russie) m'a dit que le prince Lichnowsky (ambassadeur
d'Allemagne) à son retour de congé, il y a un mois environ, lui avait témoigné
des vues pessimistes au sujet des rapports entre Pétersbourg et Berlin. Il
avait noté l'inquiétude causée dans cette dernière capitale par les bruits de
l'entente navale entre la Russie et l'Angleterre, par la visite du tzar à
Bucarest et par le renforcement de l'armée russe. Le comte Benckendorff en
avait conclu qu'on envisageait volontiers en Allemagne une guerre avec la
Russie.
[3] Voir le mémoire complet avec
les Annexes dans le Livre rouge austro-hongrois (n° 19).
[4] Le comte Berchtold avait dit,
dans son instruction à l'ambassadeur : La
communication n'a que le caractère d'une information qui, selon moi, est un
devoir de courtoisie internationale. (Livre rouge.)
[5] Voir ci-dessous le texte des
déclarations de M. Salandra.
[6] Quelques jours après (28
juillet) le gouvernement austro-hongrois donna à la presse, un communiqué
indiquant les raisons pour lesquelles la réponse serbe n'avait pas paru satisfaisante
: la note serbe manque de sincérité ; elle n'admet pas la participation des
organes austro-hongrois à la poursuite, en Serbie, des auteurs de l'attentat ;
les réclamations austro-hongroises relatives à la presse et au travail des
associations, même après leur dissolution, n'ont pas reçu satisfaction : Ces revendications constituant le minimum nécessaire au
rétablissement du calme permanent dans le sud-est de la monarchie, la réponse
serbe est considérée comme insuffisante. Le gouvernement serbe en a conscience,
d'ailleurs, puisqu'il envisage le règlement du conflit par voie d'arbitrage et
que le jour où cette réponse devait être remise et avant cette remise, il avait
ordonné la mobilisation.
[7] Revue des Deux-Mondes,
1er juin 1915.
[8] Des révélations postérieures
ont établi que cette appréciation de l'Allemagne et de l'Autriche sur les
sentiments de l'Angleterre avait eu une grande influence sur les origines de la
guerre. Vers la fin de février, le correspondant du Daily-Telegraph, se
trouvant à Hambourg, fut invité à venir causer
avec Herr Ballin, le puissant directeur de la Hamburg America Linie,
l'ami intime, le confident de l'empereur Guillaume et dont l'empereur s'est
servi à diverses reprises comme truchement vis-à-vis de la presse. Or, voici
les confidences faites par Herr Ballin au
journaliste américain :
Nous sommes convaincus que la guerre a été provoquée par
l'Angleterre. S'il l'avait voulu, sir Edw. Grev aurait pu l'éviter. Si, le
premier jour du danger, il avait déclaré que l'Angleterre ne marcherait pas à
cause d'un différend entre la Serbie et l'Autriche, la Russie et la France
auraient pu trouver un moyen de s'entendre avec l'Autriche. Si, au contraire,
sir Edw. Grey avait déclaré que l'Angleterre était prête à marcher, il est
probable que l'Autriche, pour le salut de l'Allemagne, se serait plus disposée
à un compromis. Mais, en laissant son attitude incertaine, en nous laissant
comprendre qu'il n'était pas lié pour la guerre, sir Edw. Grey a certainement amené
la guerre. S'il avait eu une attitude décidée dès le début, dans un sens ou
dans l'autre, il aurait pu éviter cette chose terrible. (Echo de Paris, 16
avril 1915.)
Il
convient d'ajouter, comme on le verra plus loin, qu'au mois d'août, le même
Ballin, écho de la même pensée impériale, attribuait la guerre uniquement à la
responsabilité russe.
[9] Nous avons vu que cette note
était connue du gouvernement bavarois. D'autre part, sir M. de Bunsen,
ambassadeur d'Angleterre à Vienne, déclare : Quoique
je ne puisse vérifier le fait, je tiens d'une source privée que l'ambassadeur
allemand connaissait le texte de l'ultimatum. autrichien à la Serbie avant
qu'il ne fût expédié et qu'il l'a télégraphié à l'empereur d'Allemagne ; je
sais, par l'ambassadeur allemand lui-même, qu'il en approuve chaque ligne.
[10] Sur la responsabilité directe
de l'empereur Guillaume certaines indications se sont fait jour. On affirme
que, le 14 juillet ou un peu avant cette date, l'empereur d'Allemagne fit à
l'empereur François-Joseph une communication dont les termes étaient si
encourageants et contenaient une telle assurance de solidarité que le monarque
austro-hongrois fut amené à consentir à la rédaction de l'ultimatum par lequel
l'Autriche préparait son attaque contre la Serbie. (Echo de Paris, 16
avril 1915.)
D'autre
part, M. Tale Jonesco, qui a suivi de près les événements, porte le jugement
suivant :
Je pense que la décision définitive de l'empereur Guillaume pour une guerre immédiate n'a eu lieu que le jour on la veille du jour où il est rentré à Berlin. L'atmosphère guerrière s'est emparée de lui. Il a eu subitement la vision de la non-préparation de la Russie et de la France, des difficultés intérieures de la France et surtout de celles de l'Angleterre, et il s'est décidé. Avec son tempérament impulsif au dernier degré, une fois fixé dans la direction de la guerre immédiate, rien ne pouvait plus l'arrêter. Et c'est pour cela que l'Autriche fut prise d'une salutaire terreur et voulut, à la dernière heure, entrer dans la voie de la raison (voir ci-dessous) : l'empereur Guillaume ne lui en laissa plus la possibilité et précipita une guerre que, cette fois-ci, il désirait avec la frénésie d'un impulsif incorrigible. (Take Jonesco, Grande Revue, fév. 1915, p. 516.)