HISTOIRE ILLUSTRÉE DE LA GUERRE DE 1914

 

CHAPITRE XIII. — L'AFFAIRE DU MAROC ET LA CRISE DES BALKANS.

 

 

Origines diplomatiques de la Weltpolitik. — Exposé du prince de Bülow. — La Marche vers l'Est et la Conquête de l'Orient par l'Allemagne. — L'Autriche-Hongrie dans les Balkans. — Le Rapprochement Franco-anglais et l'affaire du Maroc. — L'Affaire des Balkans. — La Paix de Bucarest. — Le Sort de la Bosnie et Herzégovine.

 

NOUS voici arrivés aux origines immédiates de la guerre actuelle, c'est-à-dire l'affaire du Maroc et la crise des Balkans. L'opinion publique n'en a pas deviné, immédiatement, les suites redoutables : elle comprit, cependant, que la paix universelle était directement menacée.

Il importe de caractériser l'action déterminante et voulue de l'Allemagne sur ces événements : en remontant leur cours, on gagne la source d'où tout a découlé.

Le prince de Bülow, avec le manque d'opportunité insigne qui est le caractère de la diplomatie germanique depuis Bismarck, a publié son livre, La Politique allemande, à la veille de la guerre. On ne peut croire qu'il ait eu l'intention de rédiger un réquisitoire contre le gouvernement de son empereur et contre sa propre action ministérielle.

Et, pourtant, il en est ainsi. Le prince de Bülow entreprend de démontrer que le gouvernement impérial a eu l'habileté de faire accepter la politique mondiale de l'Allemagne sans troubler la paix. Or, les faits répondent : La politique mondiale de Guillaume II et du prince de Bülow a déchaîné la guerre universelle.

Bismarck avait bien averti ses successeurs ; il appréhendait, qu'un jour, ce rat de terre qu'est l'Allemagne, ne sortît de son trou et ne s'élançât sur les eaux ; il prévoyait l'accès de vanité qui devait tout compromettre.

Il fut prophète.

Le prince de Bülow prétend se donner comme un disciple de Bismarck ; en réalité, il le renie et lui tourne le dos.

Voici, en effet, les faits précis et le point de départ des responsabilités, tels qu'il les expose lui-même.

ORIGINES DE LA POLITIQUE MONDIALE.

Le 28 mars 1897, le Reichstag avait fait des réductions considérables sur les demandes du gouvernement impérial relatives aux armements maritimes et aux constructions navales. Le parlement allemand craignait évidemment de s'engager dans cette voie. Or, le 28 juin 1897, à Kiel, sur le Hohenzollern, l'empereur Guillaume chargea le comte de Bülow d'inaugurer la grande tâche de la politique allemande post-bismarckienne et lui confia, en même temps, la direction des Affaires étrangères.

L'amiral de Tirpitz fut nommé bientôt secrétaire d'État à la Marine, et il déposa, le 27 novembre, un nouveau projet de loi qui aiguillait la politique navale dans une voie absolument nouvelle. (Bülow.)

Voilà le point de départ !

Les faits qui se déroulent vont, maintenant, nous révéler le Grand Dessein.

D'abord, une manifestation éclatante déclare au monde, selon la manière pompeuse de Guillaume II, ce que l'on veut et où l'on va. L'empereur accomplit, en 1898, son fastueux voyage à Constantinople et à Jérusalem. Il se rend à Damas, et, sur le tombeau du sultan Saladin, il prononce la phrase retentissante : Puisse Sa Majesté le Sultan, ainsi que les trois cents millions de fidèles qui révèrent, en lui, le khalife, être assurés que l'empereur allemand est leur ami pour toujours ! On prétend ramasser tout le monde musulman d'un premier coup de filet.

Bientôt, le roi Carol de Roumanie, qui est un Hohenzollern, accorde à l'Allemagne des communications directes, par voie ferrée, avec Constantinople. Le 20 novembre 1899, la Porte concède à une compagnie allemande un réseau de chemins de fer dont la ligne principale, partant de Konieh, devait aboutir au golfe Persique : la mainmise sur l'empire ottoman s'affirme.

C'est alors que l'empereur Guillaume, à l'inauguration du port de Stettin, lance la devise-programme : Notre avenir est sur la mer !

Ainsi, tout se tient dans les faits, tout concorde dans les dates.

Le prince de Bülow donne, dans ses discours et dans son livre, la théorie du système. De toute évidence, il y a eu, de la part de l'Allemagne, parti pris et propos délibéré ; on retrouvera dans les archives impériales, se référant à une époque qui doit avoisiner les derniers mois de l'année 1897, les délibérations qui décidèrent du nouveau cursus ; les grandes lignes étaient : constructions navales, pénétration dans la Méditerranée, entente avec l'élément musulman, antagonisme accepté avec l'Angleterre et avec la Russie, expansion coloniale au détriment des puissances possédantes : en un mot, politique mondiale, WELTPOLITIK.

Déjà, nous avons indiqué comment cette donnée nouvelle visait une action parallèle en Extrême-Orient. C'est, en effet, le 5 janvier 1898, que la Chine dut céder à l'Allemagne le territoire de Kiao-Tchéou, et c'est à ce sujet que le comte de Bülow s'explique, pour la première fois, devant le Parlement allemand. Il disait : L'envoi de notre escadre à Kiao-Tchéou n'est point du tout une improvisation. Elle est, au contraire, le résultat de mûres considérations, de l'examen de toutes les circonstances, l'expression d'une politique calme et sûre de son but... (9 février 1898.)

Voici, maintenant, l'exposé du système :

Sommes-nous, de nouveau, à la veille d'un partage du globe, comme il y a cent ans ? Je ne le crois pas. Mais, en tous cas, nous ne pouvons pas souffrir qu'une puissance étrangère, quelle qu'elle soit, nous dise : Le monde n'est plus à prendre ! Nous ne voulons pas nous laisser marcher sur les pieds par aucune puissance étrangère, nous ne voulons pas nous laisser mettre à l'écart politiquement, ni économiquement.  Comme les Français, les Anglais et les Russes, nous prétendons à une plus grande Allemagne (Vifs applaudissements à droite, rires à gauche)... non pas dans le sens de la conquête, mais dans celui de l'extension pacifique... Votre ironie ne me trouble pas... Nous ne voulons pas et nous ne pouvons pas souffrir qu'on passe à l'ordre du jour sur le peuple allemand... (11 décembre 1899.)

Et voici le programme des initiatives nouvelles, en ce qui concerne la question d'Orient, dont Bismarck avait dit qu'elle ne valait pas les os d'un grenadier poméranien :

Position est prise d'emblée contre le protectorat que la France exerce séculairement sur les catholiques de l'empire ottoman : Nous ne combattons pas en Orient les intérêts français, mais un protectorat étranger sur les citoyens allemands n'existe pas. Nous sommes loin de prétendre protéger des ressortissants étrangers, mais la protection des Allemands ne regarde que l'empereur... Nous prendrons soin des droits de nos sujets catholiques en Orient, consciencieusement et fidèlement...

C'était un affront direct à la France, et sans avertissement préalable, alors que le protectorat catholique avait été reconnu par le prince de Bismarck lui-même, au congrès de Berlin. Qu'importe ? De même la construction de la flotte, de l'aveu de Bülow lui-même, devait provoquer le mécontentement et la méfiance de l'Angleterre ; de même, la concession du chemin de fer de Bagdad était une atteinte directe aux intérêts russes et anglais en Asie, loin de la base d'opération de l'Allemagne. Tout cela, on le savait ; on le faisait donc, volontairement, consciemment, publiquement, durement. Comment s'y fût-on pris, si on eût voulu préparer et justifier d'avance la formation de la Triple-Entente ?

Aucune des puissances européennes ne s'était opposée à l'expansion coloniale allemande : toutes avaient conclu avec l'Allemagne des traités équitables lui reconnaissant sa part, sa très large part, en Afrique orientale, en Afrique occidentale, en Asie et dans le reste du monde. L'Angleterre avait même adhéré à une proposition allemande tendant à un partage d'influence en Chine ; c'était un monde. Elle se montrait prête, nous l'avons vu, à ne pas s'opposer à un accroissement des colonies aile-mandes résultant de combinaisons possibles, au sujet des territoires portugais. Nous verrons la Russie donner son adhésion au programme d'expansion allemand, en Russie et en Perse. Nous verrons la France faire toutes les concessions possibles au Maroc.

Donc, les ambitions germaniques trouvaient le monde ouvert, pour ainsi dire, devant elles, sous la seule condition de tenir compte des droits acquis et de procéder avec mesure et dans un esprit de conciliation. Mais ses chefs voulaient, non pas discuter, mais imposer. Surtout, ils voulaient faire usage de la force, car c'est la manière allemande : Sans force, il n'y a pas de droit.

Cependant, l'Allemagne et l'empereur Guillaume prodiguaient les paroles menaçantes. A l'inauguration d'un fort sur la frontière de l'Ouest, Guillaume II dit : Je te baptise fort Haeseler. Tu seras appelé à protéger les conquêtes de l'Allemagne contre ses ennemis de l'Ouest. Et, bientôt après : Je n'ai aucune crainte pour l'avenir, je suis convaincu que mon plan réussira. J'ai l'indomptable résolution de marcher d'un pas ferme, en dépit de toute résistance, dans la voie que j'ai reconnue la bonne. Pour organiser quelque chose, la plume n'est forte qu'autant qu'elle est soutenue par l'épée. Et, bientôt après, célébrant l'anniversaire de de Moltke, l'empereur émet le vœu que l'État-Major conduise l'Allemagne à de nouvelles victoires.

Le plan, la route, la victoire !... Tout cela est clair, autant que peut l'être le style romantique habituel au souverain allemand. En langage réaliste, cela veut dire des conquêtes nouvelles.

D'ailleurs, la flotte allemande prend, chaque jour, des proportions plus amples : elle s'est doublée en moins de deux ans. L'amiral von Tirpitz prépare des programmes infiniment plus vastes encore. C'est en présence de ce système déclaré et de cette attitude nettement offensive, que les trois puissances particulièrement visées commencèrent à prendre leurs précautions.

L'Angleterre n'avait pas digéré les interventions plus qu'ambiguës de l'empereur Guillaume pendant la guerre du Transvaal ; la Russie, après la désastreuse guerre russo-japonaise, reprenait le souci de ses intérêts en Europe et en Asie turques ; la France sortait lentement de l'état de dissension tragique où l'avait précipitée l'affaire Dreyfus. Un rapprochement était inévitable, entre ces puissances, éminemment pacifiques, certes, mais qui sentaient peser sur elles, partout dans le monde, la menace de l'agression allemande.

LE RAPPROCHEMENT FRANCO-ANGLAIS ET L'AFFAIRE DU MAROC.

On sait que l'initiative émane de l'Angleterre. La plupart des difficultés coloniales qui avaient failli provoquer de graves désaccords entre elle et la France, s'étaient réglées peu à peu.

A Tunis, en Indochine, sur la côte de Somalis, au Congo, sur le Niger, à Madagascar, même sur le Moyen-Nil, des arrangements étaient intervenus après des années de longs et pénibles conflits diplomatiques. Restaient Terre-Neuve, l'Egypte, le Maroc. Une négociation s'engagea qui avait pour objet d'en finir d'un seul coup. Elle était due à la volonté formelle du roi Edouard, conscient du péril que courait l'Europe. Par cet accord, la France cédait ses droits sur l'Egypte ; l'Angleterre reconnaissait les droits de la France sur le Maroc.

En quoi un tel arrangement portait-il atteinte aux intérêts allemands ? A l'une et l'autre extrémité de la Méditerranée, bien loin de toute possession allemande, un pas était fait, de part et d'autre, dans le sens de la conciliation et de la pacification ; le monde entier devait en profiter ; cet arrangement n'était, en somme, qu'une application de l'espèce de convention tacite existant jusque-là entre les diverses puissances et tendant à éviter, autant que possible, que l'expansion coloniale ne devînt une cause de complication dans la politique générale européenne.

C'est ainsi que le prince de Bülow le comprend et l'accepte tout d'abord :

Nous n'avons, dit-il au Reichstag, aucune raison de croire que l'accord franco-anglais montre les cornes à aucune autre puissance. Ce qui paraît exister, c'est la tentative de supprimer les différends entre la France et l'Angleterre, par le moyen d'un accommodement amiable. Là contre, nous n'avons rien à objecter au point de vue des intérêts allemands. En ce qui concerne la partie capitale de cet accord, c'est-à-dire le Maroc, nos intérêts, dans ce pays, comme en général dans la Méditerranée, sont d'ordre principalement économique. Nous avons, nous aussi, grand intérêt à ce que l'ordre et la paix règnent dans ce pays. D'autre part, nous n'avons aucun motif de craindre que nos intérêts économiques soient mis à l'écart ou reçoivent une atteinte, du fait d'une puissance quelconque.

Le tableau était exact : au point de vue économique qui, seul, de son propre aveu, intéressait l'Allemagne ; l'Angleterre avait pris toutes les précautions nécessaires pour que le régime de la porte ouverte fût maintenu au profit de toutes les puissances.

Telle était la première impression, même en Allemagne. Mais, à la réflexion, on crut s'apercevoir qu'on manquait une occasion d'affirmer cette politique pangermaniste qui visait à révolutionner le monde par la terreur du nom allemand.

On songea aussi à l'intérêt de se manifester en champion du monde musulman. La campagne fut menée avec une violence extrême par la presse de la Weltpolitik.

Comme le prince de Bülow se débattait encore en se demandant, devant le Reichstag, le 13 avril 1904, s'il devrait donc dégainer, dans le cas où la France repousserait les prétentions de l'Allemagne dans la question marocaine, il lui fut répondu par un voile d'indignation. Le pays était inondé de brochures. Le Maroc ! le Maroc ! devenait le delenda Carthago ! Reimer, dans une de ces publications, L'Allemagne pangermaniste, répondait en ces termes, à l'objection du comte de Bülow : La France ne constitue qu'un mélange de races (on reconnaît à ce trait la thèse de Gobineau et de Chamberlain) ; aussi, est-elle une proie pour la démagogie, la bureaucratie, l'alcoolisme ; elle ne procrée plus d'enfants, et son avenir est aux mains de l'Allemagne. On avait lâché la meute ; maintenant, il était impossible de la museler.

On prit pour base d'une réclamation adressée à la France, le fait que l'accord franco-anglais, publié, d'ailleurs, à l'Officiel, n'avait été l'objet que d'une simple communication verbale à l'ambassadeur allemand. Et, bientôt, les choses s'envenimant, par suite du parti pris évident de l'Allemagne, de ne vouloir entendre aucune explication, on vit naître ce grave différend du Maroc qui fut un des premiers prodromes de la guerre actuelle, et cette difficile négociation, où la France, sacrifiant par lambeaux ses intérêts, et exposant même son honneur, pour sauver la paix, renonça d'abord, à l'indépendance de son gouvernement, soumit le Maroc à un régime international inapplicable et, enfin, abandonna une de ses colonies que l'Allemagne, sans droit et sans titre, réclamait impérieusement. Quatre fois, l'Allemagne se déclara satisfaite, quatre fois elle rouvrit la discussion et toujours sur un ton de plus en plus aigre, avec des exigences de plus en plus pressantes ; c'est toujours le revolver sur la table qu'elle négocie.

L'Allemagne ne cache pas les conditions dans lesquelles l'affaire du Maroc se rattache à son plan mondial. Les sociétés pangermanistes et coloniales l'ont expliqué dès avril 1904 : Comme la plupart de nos colonies sont peu susceptibles d'expansion, comme, au contraire, le Maroc peut devenir une colonie de peuplement et d'agriculture, en même temps qu'il serait un point d'appui des plus précieux pour notre flotte sur une route de navigation des plus importantes, il est désirable que le gouvernement fasse le nécessaire, au cas où le statu quo ne pourrait être maintenu au Maroc, pour s'établir dans la région ouest, etc. Et encore : En présence de la situation inattendue que l'arrangement franco-anglais crée au Maroc, l'assemblée coloniale juge nécessaire... au cas où le statu quo serait modifié en faveur de la France, que l'empire allemand reçoive des compensations, au moins égales à l'accroissement de la puissance française... Le comte de Pfeill s'écriait, devant la société coloniale allemande : Oui, fût-ce au prix d'une guerre, nous avons besoin du Maroc !

C'est tout le plan d'une campagne diplomatique où l'Allemagne, après avoir reconnu les droits que le voisinage, le bien général des choses, la nécessité de mettre fin à une anarchie intolérable assurent à la France, les discute d'abord, puis les nie, les tourne en griefs, pour mettre à l'épreuve, sous toutes les formes imaginables, la longanimité d'une puissance qui s'attarde dans le pacifisme.

Tel est le point de départ de cette affaire du Maroc, où l'empereur Guillaume joue un rôle tellement indéchiffrable et tellement couvert qu'on ne peut savoir s'il a voulu mettre le feu au monde pour cuire son œuf à la coque, ou s'il espérait tout simplement obtenir des avantages positifs quelconques par le bluff dangereux de la diplomatie armée.

En tous cas, on le voit saisir avec empressement une occasion d'affirmer ce rôle de protecteur des musulmans qu'il avait assumé, dès 1899, à Damas ; et, par là, l'affaire particulière se rattache encore au plan général.

L'empereur vient donc, lui-même, manier le trident à cette encoignure de l'océan Atlantique et de la Méditerranée, en face de Gibraltar et aux approches de l'Algérie. Il prononce, à Tanger, un discours qui ne lui laisserait nulle retraite, s'il n'était aussi prompt à oublier ses paroles qu'à les prononcer : C'est au sultan, en qualité de souverain indépendant, que je fais aujourd'hui ma visite. J'espère que, sous la souveraineté du sultan, un Maroc libre restera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations sans monopole et sans annexion, sur le pied d'une égalité absolue. Ma visite à Tanger a eu pour but de faire savoir que je suis décidé à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour sauvegarder efficacement les intérêts de l'Allemagne au Maroc, puisque je considère le sultan comme souverain absolument libre : c'est avec lui que je veux m'entendre sur les moyens propres à sauvegarder ces intérêts. Quant aux réformes que le sultan a l'intention de faire, il me semble qu'il doit procéder avec beaucoup de précautions, en tenant compte des sentiments religieux de la population, pour que l'ordre public ne soit pas troublé.

A la gravité d'une telle démarche et de telles déclarations, tout le monde eût pu se tromper. Le sultan et les populations marocaines les prirent au sérieux. Un trouble profond en résulta dans les relations locales et internationales. La France se trouva en présence de complications imprévues : elle dut accroître ses moyens d'action, en raison des résistances qu'on lui opposait. Ainsi, de nouveaux motifs d'ingérence étaient fournis à la diplomatie allemande.

On connaît les étapes de l'affaire marocaine : elles se rejoignent à celles des affaires balkaniques, fomentées par le même esprit d'ambitions germaniques pour conduire l'Europe, sans une minute de repos, à l'époque où le conflit universel serait déclenché. Le même programme, le même Grand Dessein à la fois réfléchi et incohérent, produiront les manifestations de plus en plus haletantes de cet esprit d'imprudence et d'erreur qui doit mener à sa perte l'Allemagne de Guillaume II, l'Allemagne de la Weltpolitik et du pangermanisme.

L'affaire du Maroc commence, à proprement parler, au voyage de l'empereur Guillaume à Tanger (31 mars 1905). La politique d'offensive est amorcée. Guillaume II adresse, le 26 octobre, aux officiers de la garde et à l'État-Major, un discours dont nous pouvons apprécier maintenant la portée historique : c'était une sorte de déclaration de guerre à l'univers : Vous avez vu, messieurs, dans quelle position nous sommes, vis-à-vis du monde ; par conséquent, hourra pour la poudre sèche et l'épée aiguisée, pour le but reconnu et les forces toujours tendues, pour l'armée allemande et l'Etat-Major général.

Les principales scènes du drame sont, comme on le sait, le voyage de Tanger, (mars 1905) ; la démission de M. Delcassé (12 juin 1905) ; la conférence d'Algésiras (janvier-mars 1906). Il semble, qu'à l'issue des travaux de la conférence, l'apaisement doit être obtenu, puisque les conditions de l'action française au Maroc sont consacrées et, d'ailleurs, limitées par l'aréopage européen. Mais tout recommence.

L'Allemagne a donné, de bouche seulement, son adhésion aux conclusions de la conférence ; elle a senti, autour d'elle, la méfiance universelle. Non seulement l'Angleterre et la Russie, mais les Etats-Unis, et même (très timidement, il est vrai) les puissances de la Triple-Alliance, l'Autriche-Hongrie, l'Italie, ont pris position contre elle. Elle a dû céder, mais elle ronge son frein. Le père de la Weltpolitik, le prince de Bülow, se sent devenir lui-même victime du Moloch pangermaniste. Il est suspect de tiédeur. Son discours, au Reichstag (6 avril 1906), retentit comme une plainte, au moment où une longue maladie va le tenir écarté du pouvoir :

Nous avons traversé une période de fatigue, d'inquiétudes, et je crois que nous pouvons, maintenant, regarder devant nous avec plus de calme. La conférence d'Algésiras a eu, suivant mon opinion, un résultat également satisfaisant pour l'Allemagne et pour la France, et utile à tous les pays civilisés.

Ce n'est pas ce que l'on cherchait en Allemagne. Bientôt, l'affaire des déserteurs de Casablanca (octobre-décembre 1908) est sur le point de mettre de nouveau le feu aux poudres ; seul, le sang-froid du gouvernement français force le gouvernement allemand à reconnaître la fausse position où il s'est mis et à se réfugier dans la procédure de l'arbitrage.

L'ANNEXION DE LA BOSNIE ET HERZÉGOVINE.

La plaie reste saignante, lorsqu'un nouvel élément de conflit est subitement introduit : l'Autriche-Hongrie entend, comme l'empire d'Allemagne, recueillir sa part dans les bénéfices de la marche vers l'Est.

Le comte Goluchowski a été renversé sous la pression de l'Allemagne ; M. d'Ærenthal le remplace. Sans doute, il a fait ses conditions, à Berlin, avant de prendre le pouvoir. Le 27 janvier 1908, le ministre austro-hongrois ouvre la crise des Balkans en annonçant aux Délégations qu'il a demandé au sultan de Constantinople l'autorisation de pousser, jusqu'à Mitrovitza, les chemins de fer autrichiens. Tout le monde s'écrie, en Europe : L'Autriche marche sur Salonique !

L'autorité du sultan Abd-ul-Hamid est prise à partie par une conspiration militaire fomentée précisément à Salonique et dont il est encore impossible de connaître, à l'heure présente, les véritables dessous (août 1908). Aussitôt, l'Autriche-Hongrie dévoile son jeu : renonçant à la politique des voies ferrées, elle annexe la Bosnie et l'Herzégovine et tente d'établir ainsi l'hégémonie austro-hongroise dans la péninsule.

La Bosnie et l'Herzégovine ! Il suffit de prononcer ces mots pour voir le spectre de la grande guerre planer sur l'Europe. Dès lors, les deux termes de la partie liée entre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie se découvrent. En décembre 1908, dans une étude intitulée Le Maroc et les Balkans, les choses étaient présentées sous ce jour : Les événements alternent selon un rythme presque fatal. Aux deux pôles, les deux capitales musulmanes, Constantinople et Tanger ; au milieu, les puissances européennes se portent successivement vers l'une ou l'autre des parties malades, et s'efforcent de combiner leurs intérêts particuliers, avec le souci de la paix.

On dirait que le chancelier de Bülow a eu, alors, le sentiment de l'impossibilité, pour l'Allemagne, de mener de front les deux difficultés : avant de quitter le pouvoir, il engage, avec la France, cette négociation, relative au Maroc, qui aboutit, en février 1909, à un accord sur les bases suivantes : égalité économique en faveur de l'Allemagne ; intérêt politique spécial reconnu à la France ; collaboration commerciale, industrielle et financière pour l'exploitation du pays.

Mais, tandis que sa diplomatie tend à se dégager d'un côté, elle s'engage de l'autre. La Serbie n'a pu s'incliner sans une émotion douloureuse devant le fait accompli des annexions balkaniques ; ce sont des Slaves, des Serbes qui habitent en majorité la Bosnie et Herzégovine et qui sont soumis au joug autrichien : la politique de M. d'Ærenthal force donc le petit royaume à renoncer au rêve d'une Panserbie.

Fureur de la presse germanique qui menace le royaume slave d'un châtiment exemplaire : c'est, d'avance, la procédure d'intimidation qui doit amener la guerre de 1914. La Serbie fait appel à la Russie. La Russie offre son intervention... L'Allemagne, alors, se jette en avant et protège son partenaire de son corps et de son épée. Elle adresse à la Russie un avis amical : si les choses ne s'arrangent pas et si l'on en vient aux mains, l'Allemagne remplira tout son devoir d'alliée à l'égard de l'Autriche-Hongrie.

La Russie ne veut pas la guerre ; elle s'incline. M. Isvolsky fait connaître qu'il reconnaît l'annexion de la Bosnie et Herzégovine, sans conditions. Mais ce sont là des sommations qui ne se renouvellent pas deux fois.

Le prince de Bülow tombe ; la thèse pangermaniste n'est plus capable de se modérer elle-même.

Les projets de conquête en Orient et dans la Méditerranée, par les éléments germaniques, sont désormais avérés. A l'Autriche, les Balkans ; à l'Allemagne, le reste de l'empire ottoman. On n'avait plus qu'à les constater dans leur ampleur dangereuse à la paix universelle.

On écrivait alors :

Le nœud de toute l'affaire gît dans le projet de construction du chemin de fer de Bagdad. Cette entreprise a fait couler assez d'encre pour que personne n'ignore l'étonnante ténacité avec laquelle le gouvernement allemand, après avoir obtenu l'invraisemblable avantage d'une concession avec garantie, de la part du gouvernement ottoman, en poursuit la réalisation. Elle apparaît, de plus en plus, comme une des grandes pensées du règne de Guillaume II. Par ses origines, le projet remonte à l'époque où était prononcée la fameuse phrase : Notre avenir est sur la mer. Le chemin de fer de Bagdad est le frère du plan naval qui décida de la construction hâtive des dreadnoughts allemands. On ne vit pas, d'abord, pourquoi l'Allemagne se lançait, si précipitamment, dans ces affaires gigantesques et coûteuses. Aujourd'hui, on commence à comprendre. L'Allemagne prépare de loin ses positions stratégiques en vue d'une opération diplomatique ou militaire à large envergure, qui paraît bien, décidément, dirigée contre l'Angleterre : un immense croissant allonge ses deux cornes sur le monde, depuis la mer du Nord, jusqu'au golfe Persique. Le chemin de fer de Bagdad fait pendant au canal de Kiel ; Koweit est visé comme Flessingue. Aile gauche, aile droite, ainsi se dessine le schéma, d'abord pacifique, plus tard peut-être militaire, du vaste encerclement à rebours.

Que ce plan, renouvelé du blocus continental, soit sage ou non, qu'il repose sur des intérêts ou des calculs plus ou moins fondés, tout démontre qu'il existe. Et il se combine avec une série d'autres dispositions et d'autres mouvements, qu'une même pensée directrice anime pour les mener au même but.

L'un de ces mouvements, une fois lancé, est devenu presque irrésistible ; il porte le monde germanique vers l'est. L'Autriche, descendant le cours du Danube, a entraîné dans sa marche le grand empire du Nord (en vérité, on ne sait lequel des deux empires a entraîné ou poussé l'autre). La population allemande, sans cesse accrue, l'activité allemande devenue incompressible, l'épargne allemande avec laquelle il faut compter désormais, toutes ces forces cherchent leur débouché. Après l'échec de la politique coloniale en Afrique et en Extrême-Orient, il ne reste plus à cette race prolifique et laborieuse qu'un champ d'action, l'Orient. Elle se porte de ce côté avec la force d'entraînement résultant de son poids même. La marche vers l'est, Drang nach Osten, tel est le nouveau cri de guerre des invasions germaniques ! (Février 1911. La Politique de l'Equilibre, p. 318.)

Le péril couru par la paix européenne est tel que la sagesse pacifique de l'empereur Nicolas prend l'alarme. Il se rend à Postdam (novembre 1910) et offre de faire les sacrifices nécessaires pour laisses aux ambitions allemandes leur libre développement.

La Russie renonce à l'opposition qu'elle avait faite, jusque-là, à la construction du réseau de Bagdad : un accord délimite les zones respectives des influences russe et allemande en Turquie d'Asie et en Perse ; tant était grand le désir des puissances de ne pas risquer une guerre générale en s'opposant aux ambitions germaniques !

L'AFFAIRE D'AGADIR : LA FRANCE CÈDE AU MAROC.

Mais une crise nouvelle et plus imprévue que toutes les autres, après l'arrangement de 1908, se produisait dans les affaires du Maroc. L'opinion pangermaniste n'avait pas accepté cet arrangement qu'elle avait reproché au prince de Bülow comme une faiblesse. Des difficultés se produisent dans son application ; en même temps, la France, provoquée par l'anarchie marocaine, obligée de porter secours à la légation et aux résidents français en péril, à Fez, détache vers cette ville un corps expéditionnaire.

Le 1er juillet 1911, l'Allemagne envoie un navire de guerre, le Panther, s'embosser en rade d'un des ports du Maroc, Agadir ; et elle annonce au monde stupéfait qu'elle entend réclamer une base navale et une zone d'influence (sur ce point, la pensée allemande reste volontairement obscure), en tous cas, des compensations pour les droits reconnus à la France dans l'empire chérifien.

L'affaire du Maroc était rouverte dans les termes les plus violents, par les procédés les plus menaçants, alors que, trois fois déjà, on avait pu la considérer comme arrangée définitivement.

On sait dans quelles circonstances la France dut céder, une fois encore, devant les exigences allemandes et comment elle abandonna, en pleine paix, une partie de sa colonie du Congo où l'Allemagne n'avait jamais prétendu aucun droit, pour satisfaire à la boulimie des sociétés coloniales allemandes. On sait aussi que celles-ci ne se déclarèrent pas encore satisfaites. M. Bassermann, un des chefs du parti libéral national, affirmait que la nation croyait à la possibilité de la guerre ; jamais, ajoutait-il, une résolution guerrière plus violente ne se propagea en de plus larges cercles. A la séance du Reichstag où l'on demandait compte au chancelier Bethmann-Hollweg, de ce que l'on affectait de considérer comme une défaite diplomatique, le kronprinz, du haut de la loge impériale, applaudissait à tout rompre au passage d'un discours de von Heydebrand, déclarant qu'il aurait fallu tirer le glaive et que la nation allemande tout entière aurait versé son sang plutôt que de céder.

Dans cette crise d'Agadir, l'Angleterre s'était mise résolument aux côtés de la France.

LA CRISE DES BALKANS.

Les événements se précipitaient, d'autre part : les conséquences fatales de l'annexion de la Bosnie et Herzégovine apparaissaient.

Le signal étant donné du démembrement de l'empire ottoman, une autre puissance de la Triple-Alliance, l'Italie, satisfait un rêve conçu depuis longtemps : elle procède à la conquête de la Tripolitaine et, comme la lutte se prolonge, la flotte italienne occupe une partie des îles turques de l'Archipel.

Constantinople est menacé. La Turquie cède. Mais le traité de paix n'est pas encore signé à Lausanne que les états des Balkans.

Serbie, Grèce, Bulgarie, Monténégro, s'unissent par un traité d'alliance et se jettent sur la Turquie. La question d'Orient est posée dans toute son ampleur. L'initiative prise par l'Autriche-Hongrie déchaîne les événements.

Les années 1912 et 1913 sont occupées par les événements des Balkans. Indiquons-en seulement la haute portée historique : les populations locales, conscientes de leur force et de leur avenir, se groupent pour lutter à la fois contre la domination turque épuisée et contre la domination germanique menaçante.

On crut, d'abord, que les Turcs auraient le dessus et c'est cette erreur de la diplomatie allemande et de la diplomatie européenne qui laissa à la victoire le temps de se prononcer. Quand les grandes puissances se résolurent à intervenir, il était trop tard ; le fait était accompli.

L'Autriche-Hongrie lança la proposition de constituer une Albanie indépendante qui lui laissait le moyen de limiter la victoire des Serbes et de les écarter de l'Adriatique.

D'autre part, une entente s'était faite entre les puissances pour arrêter les Bulgares aux portes de Constantinople après les victoires de Tchatalscha et de Lulle-Bourgas.

La conférence de Londres se réunit. Elle se donnait pour tâche de sauvegarder la paix européenne en maintenant un certain équilibre des forces dans les Balkans.

L'Allemagne, revenue de la surprise que lui avait causée la défaite des Turcs, travaille à sauver ce qui restait de la Turquie : car c'était, en somme, le butin qu'elle s'était attribué. La conquête balkanique refoulée se replie de l'est sur l'ouest : les Bulgares, écartés de Constantinople et d'Andrinople, recherchent leur satisfaction vers Salonique que l'armée grecque avait occupée en hâte ; les Serbes, ne pouvant obtenir ni Salonique ni la Macédoine, se rabattent vers l'Adriatique où ils réclament un débouché maritime, de concert avec les Monténégrins.

Mais ils se heurtent au projet austro-hongrois de l'Albanie indépendante.

Sous l'impulsion de l'Autriche-Hongrie et toujours dans le désir de maintenir la paix, l'Europe intervient pour arracher au Monténégro la ville de Scutari qui avait succombé à la suite d'un long siège. Les populations slaves des Balkans se trouvaient, l'une après l'autre, dépouillées des fruits de leur victoire.

Les souffrances indicibles d'une guerre larvée, prolongée, selon le caprice de l'Europe, pendant tout un hiver, l'exaspération des peuples, l'excitation des armées et des généraux, les déboires successifs qui s'accumulaient, sur des vainqueurs d'abord enivrés de leurs succès, en un mot, une immense désillusion causa les dissensions escomptées entre les alliés : la Bulgarie, se croyant frustrée des fruits de sa victoire et suivant les conseils de l'Autriche qui ne songeait qu'à ressaisir l'occasion perdue, commit la faute suprême de prendre l'offensive contre les armées grecque et serbe : la seconde guerre des Balkans éclata.

Elle fut courte. La Roumanie s'était, non sans quelque hésitation, réservée jusque-là : probablement qu'au début, son gouvernement avait, comme les autres, tablé sur le succès des armées turques. Ses calculs étaient déjoués par les victoires des alliés. Ses ambitions étaient, d'ailleurs, modérées. La Bulgarie ne sut pas les satisfaire à temps. Quand la Bulgarie lui eut prêté le flanc en rompant avec les trois autres états balkaniques, la Roumanie n'eut qu'à prendre le rôle de Deus ex machina. Ses armées intactes lui donnaient, sans conteste, l'arbitrage militaire. Ses troupes franchissent la frontière et marchent sur Sofia, tandis que la Turquie elle-même participe au cercle qui se resserrait autour de la malheureuse Bulgarie. Douze jours suffisent au gouvernement roumain pour dicter la paix que n'avaient pas su combiner les grandes puissances à Londres : c'est la paix de Bucarest.

La victoire, pour ainsi dire inattendue, des Etats balkaniques et notamment- de la Serbie, atteignait la politique austro-hongroise et la politique germanique dans leurs œuvres vives. Double défaite, à Constantinople et sur l'Adriatique. Le grand plan de la marche vers l'est échouait. Et à quel obstacle se heurtait-il ? à cette méprisable petite Serbie.

On sait, maintenant, qu'au cours des événements, l'Autriche-Hongrie, qui avait, dès le début, mobilisé toutes ses forces, s'était résolue à intervenir par les armes. Dès janvier 1913, l'archiduc héritier, qui avait fait sa chose de l'extension austro-hongroise vers Salonique et vers l'Adriatique, s'était, assure-t-on, adressé au gouvernement bavarois pour demander, en cas de guerre, la participation de forces bavaroises à une expédition en Serbie.

Ce qui est certain, c'est qu'en avril et mai 1913, l'Autriche était résolue à faire la guerre à la Serbie, quelles que fussent les conséquences. Les déclarations de M. Giolitti à la chambre des députés italiens, le 5 décembre 1914, sont d'une importance telle qu'il faut citer in extenso :

Puisqu'il importe surtout que la loyauté de l'Italie soit maintenue au-dessus de toute discussion, je rappelle, au sujet de la plénitude de son droit à déclarer sa neutralité que, déjà en 1913, l'Autriche méditait une action contre la Serbie à laquelle elle voulait donner le caractère d'une action défensive.

Au cours de la guerre balkanique, le 9 avril 1913, le marquis de San Giuliano m'adressa le télégramme suivant :

L'Autriche nous fait connaître, ainsi qu'à l'Allemagne, son intention d'agir contre la Serbie, et elle déclare qu'une telle action de sa part ne peut être considérée que comme défensive. Elle espère faire jouer le CASUS FŒDERIS de la Triple-Alliance que je juge inapplicable en la circonstance. Je cherche à combiner nos efforts avec ceux de l'Allemagne, en vue d'empêcher une telle action de la part de l'Autriche ; mais il serait nécessaire de dire clairement que nous ne considérons pas cette action éventuelle comme défensive. Nous ne croyons pas qu'il s'agisse du CASUS FŒDERIS.

Bien entendu, le marquis de San Giuliano fit savoir à l'Autriche que l'Italie ne se croyait pas obligée à participer à une telle action.

Ainsi, la sagesse du gouvernement italien retarda la conflagration universelle de près d'un an et demi[1].

Mais l'Autriche ne renonçait pas à son idée. En octobre 1913, la Serbie ayant exercé une opération de police sur les confins de l'Albanie, l'Autriche se préparait à attaquer inopinément, quand le gouvernement serbe, averti par le gouvernement italien, se résolut rapidement à rappeler ses contingents. Le grand plan d'offensive des Etats germaniques contre la stabilité territoriale de l'Europe et contre la paix universelle s'affirme de toutes parts.

L'Allemagne ne se laisse pas distancer par le brillant second. Elle découvre son jeu en mettant définitivement la main sur les armées de l'empire ottoman. Le général Liman von Sanders est placé à la tête des troupes turques à Constantinople : ce fait, à lui seul, suffirait pour établir que, dès lors, le dessein de la guerre générale est arrêté. On entend mettre en état les troupes qui agiront contre la Russie et qui veilleront à la défense des Détroits. La Russie est frappée à la prunelle de l'œil : elle proteste ; mais on refuse de l'écouter.

L'Allemagne n'a plus rien à ménager. Dès avril 1913, le chancelier Bethmann-Hollweg, pour justifier le projet de loi militaire qui achève l'organisation de l'armée allemande, n'a-t-il pas évoqué le péril slave et envisagé la perspective d'un conflit entre l'Allemagne et la Russie ? Dans le cas où une conflagration européenne mettrait en présence les Slaves et les Germains, ces derniers subiraient un désavantage qui résulte pour eux de l'expansion de l'élément slave dans les Balkans.

Et, n'est-ce pas en novembre 1913, que l'empereur Guillaume et le général de Moltke s'adressaient au roi des Belges et, lui annonçant de prochains événements, le mettaient, en quelque sorte, en demeure de choisir entre les deux partis qui allaient diviser l'Europe ?

La politique des deux Empires germaniques aboutissait donc, avec une logique rigoureuse, à l'issue qu'ils avaient acceptée et prévue en abordant, comme ils l'avaient fait, la politique méditerranéenne et la question d'Orient. Cette issue fatale, c'était la guerre. Ou, plutôt, la guerre elle-même, la guerre pour la domination, était le véritable objectif de cette politique.

Bernhardi donne en deux mots le sens profond du système : Il faut que la diplomatie allemande nous fournisse l'occasion d'une offensive hardie ; il nous faut pouvoir écraser l'un de nos adversaires avant que l'autre puisse arriver à son secours ; il nous faut savoir bien regarder en face une telle vérité.

 

 

 



[1] M. Take Jonesco a confirmé l'intention de l'Autriche d'attaquer la Serbie, en mai 1913, dans un exposé dont on trouvera les grandes lignes dans la Roumanie du 25 décembre 1914, et dans le Temps des 4 et 10 janvier 1915. — V. aussi l'article de M. Take Jonesco dans la Grande Revue, numéro de février 1915. — M. Diamandy, député roumain, a dit à un reporter du Temps : Je puis vous certifier, qu'avant la deuxième guerre balkanique, l'Autriche-Hongrie avait songé au partage de la Serbie. Sans pouvoir vous citer la source de mon information, je vous affirme qu'elle avait proposé à la Roumanie la vallée du Timok, habitée par des Roumains, ainsi que les bords du Danube faisant face à la rive Roumaine. Cela agrandirait la Roumanie et la Bulgarie. L'Autriche-Hongrie y avait sa part et, en plus, elle gagnait la rupture à jamais des rapports russo-roumains, tout en distrayant mon pays de ses revendications territoriales et ethniques aux dépens de la Hongrie.