Dispositions du suffrage universel. — La nation et les partis. — L'organisation électorale. — Le ministère et les éludions. — Proclamation du maréchal. — Les élections sénatoriales. — Composition du Sénat. - Les élections législatives. — Les candidats et les programmes. — M. Gambetta mène la campagne ; ses discours à Lille, à Bordeaux et à Paris. — Le scrutin du 20 février 1876 est favorable à la République. — M. Buffet quitte le pouvoir ; M. Dufaure est chargé de l'intérim de la présidence du conseil. — M. Gambetta prononce à Lyon un discours-ministre. — Les ballottages. — Composition de la Chambre des députés. — Cérémonie de la transmission des pouvoirs. — Premières séances de la Chambre et du Sénat. I Enfin, le moment était venu où le peuple français pouvait, dans le calme et selon les règles constitutionnelles, faire connaître sa volonté. En 1871, l'urgence des événements et la dureté des temps avaient troublé, jusqu'à la fausser peut-être, l'expression du sentiment public. L'Assemblée nationale, élue dans un jour de malheur, avait été la fille inquiète de cette heure d'angoisse. Pendant cinq années, la représentation avait agi au nom de la nation. Elle avait l'ait la paix, réprimé une redoutable insurrection, remanié le régime fiscal, décidé du système gouvernemental, déterminé les cadres constitutionnels, — tout cela sans consulter le pays. Maintenant, celui-ci allait se prononcer, entrer dans les voies qu'on lui avait ouvertes ou bien se dérober ; accepter le harnais de la constitution de 1875 ou le briser comme une fragile entrave. La difficulté, pour la politique eu ce temps-là — et pour l'Histoire — était de découvrir les aspirations obscures de ces trente-six millions de Français, épars sur un territoire immense, formant une masse sans cohésion, peu experte aux affaires, sans tradition, respectées, sans armature solide, amorphe, peu maniable, insaisissable. Dans un pays et à une époque où il n'y avait plus ni dynastie, ni noblesse, ni classes dirigeantes, ni provinces, ni communes, ni corporations, ni organisation quelconque formant un noyau de vie publique, comment le peuple prendrait-il conscience de lui-même et traduirait-il son sentiment ? Les renseignements manquent aujourd'hui, comme ils manquaient alors. Chaque citoyen eût pu répéter, pour sa part, le mot de Louis XIV : — L'État, c'est moi ; mais que ferait-il de cette autorité souveraine en vertu de laquelle il devait trancher, non seulement de son propre sort, mais du sort présent et futur de ses compatriotes ? C'était, dans toute la force du terme, une expérience qui allait être tentée. On peut se demander, même après trente ans, si la carte fut bien ou mal retournée. Pour expliquer et pour juger, il faudrait à l'Histoire une singulière perspicacité et une parfaite sérénité. Les passions furent vives ; elles eurent de longs retentissements : elles ne sont pas éteintes. L'opinion se connaissait mal elle-même : une polémique fumeuse obscurcissait tout. Les conséquences ne se sont pas entièrement développées. L'avenir seul et la connaissance précise de détails qui échappent encore pourront apporter la lumière et les moyens du verdict. On ne peut que tenter un premier récit. Depuis 1848, le suffrage universel existait, était appliqué. Mais, sous la deuxième République, il n'avait pas eu le temps de se connaître, et, sous le second empire, il n'avait fait que se ranger à la volonté dit prince : les plébiscites étaient une forme de l'adhésion et de l'obéissance. Le maire légendaire s'honorait d'avoir toujours été de l'avis de M. le préfet, quel qu'il fût. Ainsi pratiqué, le suffrage universel était un bloc manié et soulevé par le cric de l'administration. Il n'avait pas eu d'évolution propre, de mobilité indépendante. C'est à peine si, à Paris et dans quelques grandes villes, il s'était essayé à de brusques et accidentelles explosions. Et maintenant, il avait se mouvoir de lui-même. La politique française va se trouver soudain décentralisée, individualisée. C'est du moindre des villages français que l'impulsion, sinon la direction, va venir. Maitre de lui-même, l'électeur doit se faire, à lui-même, sa raison. Il reprend cette autorité dont ses maîtres s'étaient assuré le monopole en affirmant son indignité, son incompétence. L'initiative quittait Paris et descendait vers la province ; elle quittait le cm et descendait vers les membres : ceux-ci allaient gouverner. C'était l'histoire de France remise sur sa base, mais aussi retournée et, peut-être, renversée. Un double rendez-vous était assigné par la loi nouvelle aux électeurs de la France entière : les élections sénatoriales ayant lieu le 30 janvier et les élections législatives le 20 février. Ces opérations jumelles réalisaient tout l'esprit de la constitution, dont il a été dit déjà qu'elle consacrait l'entente entre la bourgeoisie et les classes populaires. Les électeurs sénatoriaux : députés, conseillers généraux et d'arrondissement, délégués municipaux, sont désignés par un vote initial du suffrage universel ou de ses élus. Cette procédure, qui restreint le suffrage, assure au premier acte constitutionnel en préparation un caractère bourgeois. Embarrassé, le suffrage universel ne changera pas ses chefs ; il cherchera, sous la redingote, ses guides habituels. M. Gambetta avait raison, quand il voyait dans le mécanisme du recrutement sénatorial un mode d'éducation du suffrage universel. Mais cette élite bourgeoise qui, par la nécessité des choses et par le calcul de l'Assemblée nationale, s'imposait en quelque sorte à la nation et se perpétuait au pouvoir, était elle-même bien vaguement instruite de ce qu'elle avait à faire, au cours de la seconde opération électorale : les élections législatives. Son insuffisante préparation la défendrait mal, et il était probable qu'elle serait débordée et perdrait pied. Dans l'immense remous, tout était fluide et incertain ; les cristallisations ne s'étaient pas formées ; les assises n'étaient pas posées. Quelques lignes générales se dégageaient pourtant. Ainsi, il subsistait une divergence remarquable entre les dispositions des grandes villes, surtout Paris, et celles de la province, surtout les campagnes. Les candidatures urbaines d'une part, les candidatures rurales d'autre part, devaient tenir compte de tendances et d'intérêts divergents, parfois rivaux. Ce fut longtemps une préoccupation pour les hommes d'État du nouveau cursus, d'attacher au même timon et de conduire vers un même but cet ombrageux attelage. Pour la République, fondée par les villes et suspecte aux campagnes, tirée aux deux bouts par ses éléments conservateurs et par ses éléments révolutionnaires, la complication était extrême. Il fallait une prudence et une ingéniosité singulières pour établir les formules qui constitueraient le programme commun. Comme il arrive d'ordinaire quand l'accord est laborieux, on le chercherait, probablement, moins dans les aspirations semblables que dans les haines partagées. Diversité non moindre entre le Nord et le Midi, entre l'Est et l'Ouest. On eût dit que le suffrage esquissait, dès lors, les premiers traits de ce curieux développement en spirale qui, apportant successivement les idées aux différentes parties du pays, les passe aux unes quand d'autres les quittent et, ainsi. par un progrès continu, assure à l'ensemble l'équilibre et la stabilité. Le Nord et l'Est, les régions qui avaient subi l'invasion, venaient (l'abord à la République. Peu à peu le Sud, le Centre, le Midi, devaient être conquis : quant à l'Ouest, il resterait longtemps la citadelle des partis traditionnalistes : aujourd'hui encore, des querelles, oubliées ailleurs, n'y sont pas vidées. Par la perte de deux provinces frontières, l'autorité de l'élément septentrional et germain était diminuée. L'Alsace et la Lorraine avaient toujours offert à la France un tribut spécial de dévouement et de capacité. L'intervention de ces provinces était synonyme de pondération. Les bons soldats aussi naissent sur cette frontière. Ces concours feront défaut à l'édifice incomplet qui se reconstitue. Le Midi, par le savoir-faire, l'entregent, l'éloquence et le sens politique innés à ses races, prend une influence prépondérante. L'homo mediterraneus refoule l'homo europeus. Il suffit de citer deux noms : M. Thiers et M. Gambetta. Non moins que le sang et les traditions, les intérêts eussent causé, dans une nationalité moins solidement baie, une dangereuse dissociation. Tourné vers les mers intérieures, exposé aux brûlants rayons du soleil, appliqué à la culture arbustive de la vigne, de l'olivier, des arbres fruitiers et des jardins, le Midi, éprouvé d'ailleurs par la crise du phylloxéra, avec ses grands ports marchands (Marseille et Bordeaux), le Midi restait attaché à la conception du libre-échange. Le Nord, touché ou menacé dans son industrie, n'avait pas encore modifié ses vues ; mais, sous l'impulsion de ses industriels, traqués à leur tour par les difficultés croissantes de la main-d'œuvre, accablé du fardeau fiscal de la guerre, il se consultait. Fort heureusement, ce grave débat n'en était pas arrivé à sa période aiguë et on préparait seulement, de loin, les évolutions qui devaient avoir sur la politique future de si hautes conséquences. Le socialisme, contenu et comme stupéfié par le coup de massue de la Commune, était écarté pour longtemps : à peine si les revendications ouvrières réclamaient quelque attention de la part des pouvoirs publics. Trêve favorable au régime naissant : la menace, si urgente et si redoutable en 1848, ne planait pas sur ln politique immédiate. Ce sommeil, qui n'était qu'apparent, fut peut-être un mal : l'indifférentisme de cette heure initiale laisse s'accomplir un travail souterrain qui eût été moins dangereux en pleine lumière. La phase qui s'ouvrait était plus politique que sociale. Les esprits n'étaient pas là. Comment ne pas signaler pourtant la divergence inhérente au régime, aux institutions elles-mêmes, la divergence essentielle et même la discordance entre la bourgeoisie, hier dominante, et les ruasses populaires désormais maitresses du scrutin ? La constitution avait eu pour objet de les rallier sous le vocable : démocratie elle les avait rapprochées, non fondues. La culture bourgeoise, acquise sous les régimes antérieurs, est classique, livresque ; l'habitude bourgeoise est doctrinale, doctorale, patronale ; la pratique bourgeoise est timorée et parcimonieuse. La bourgeoisie se laissait conduire par la finance et par la robe, très peu préoccupées de tout cc qui n'était pas leurs intérêts immédiats. Elle n'avait aucune organisation, nulle vue au dehors ou autour d'elle sur ce qui n'était pas elle. Mais, pour se sauver et pour remplir dignement le mandat que les temps nouveaux continuaient à lui confier, elle avait son intelligence, ses belles facultés de compréhension et d'application, sa prudence plus encore que son humanité. Déjà, des couches les plus profondes de la nation, émergeait l'élément initiateur dont M. Gambetta avait prédit l'avènement — contremaitres, employés, petits commerçants, débitants, vétérinaires, instituteurs, — élément ardent, actif, exagérant les dispositions générales du peuple français, son impressionnabilité, son impétuosité, celle fierté individuelle, fille de la diffusion des richesses et des lumières, l'autour fanatique de l'égalité. S'il y avait un ferment, c'était là. Par son action instinctive plutôt que réfléchie, cet élément, déterminerait-il des combinaisons heureuses ou de redoutables éruptions ? Le peuple des villes, abîmé par son inutile et absurde tentative de s'arracher à l'unité nationale, se reprenait à peine : manquant de chefs, se courbant sous la nécessité de l'heure, il ne se refusait pas à la direction de la portion avancée de la bourgeoisie, tout en s'essayant à établir sur des bases plus larges et plus concrètes le programme plus médité de ses revendications futures. Le peuple des campagnes savait à peine ce qu'était cette République, au nom de laquelle on prétendait le gouverner. L'instruction n'avait fait que peu de progrès ; la presse n'avait pas creusé son lit jusque dans les villages ; les chemins de fer ne reliaient encore que les cités importantes. Cependant les pays qui avaient souffert de l'invasion, les familles atteintes dans leurs affections ou dans leurs intérêts avaient pris les auteurs de la guerre en haine et en dégoût. Les principaux des communautés rurales, compromis pour la plupart dans l'administration impériale, avaient perdu leur autorité : quelques seigneurs généreux, quelques hobereaux prétentieux ne suffisaient pas à maintenir le prestige de la noblesse ; les propriétaires ou les fermiers pesaient du poids de leur influence patronale ; mais celle-ci était déjà discutée. Le suffrage, sans agglomération et sans préparation, était une poussière. Il n'est pas étonnant que les partis politiques, cherchant les cadres qui manquaient également aux uns et aux autres, se soient attachés aux rares organismes restés debout dans l'univers elle dissolution. D'abord, l'administration. En France, depuis le premier empire, l'administration et, notamment l'administration locale, s'est imposée à la vie publique : il n'est pas un agent voyer qui ne se sente la vocation de soigner, à l'égal des chaussées de son ressort, la route impériale de l'opinion publique ; le facteur distribue les lettres, les journaux, les bulletins de vote et la bonne doctrine ; l'instituteur enseigne à lire, à écrire, à faire les quatre règles et à voter. Cette ingérence est acceptée assez docilement par le peuple, dont la déférence, le calcul et la bonhomie tout ensemble, s'arrangent pour écouter fructueusement Monsieur le Fonctionnaire et pour recevoir de lui le bulletin de vote agréable à Monsieur le Préfet. Sous M. Buffet, au temps de l'ordre moral, l'administration ne suivait qu'à regret les instructions, assez réservées, en somme, contenues dans les circulaires ministérielles. Ayant survécu presque intacte à l'effondrement de l'empire, elle pensait qu'on ne lui saurait pas mauvais gré des services rendus à la bonne cause et elle se préparait à exercer une action un peu plus atténuée, — non moins efficace. L'opposition dénonçait la candidature officielle. Sur toute l'étendue du territoire, une autre organisation existe, hiérarchisée et centralisée, c'est le clergé. Dans les villes, dans les bourgs, dans les villages, le prêtre catholique est partout. Entouré de ses vicaires. de ses marguilliers, du personnel de la fabrique, il fait groupe ; dans les communes rurales, le maitre d'école est chantre à l'église ; du haut de la chaire, le prêtre parle, seul il parle aux gens assemblés. Le prêtre est un professeur de morale : puisque le vote est un acte de conscience, le vote relève de lui. Quel meilleur guide que celui qui, par les voies terrestres, conduit au ciel ? Si l'homme est sur ses gardes, il y a la femme et les enfants, il y a les mille mitoyens dont le presbytère dispose, le secret, du confessionnal, l'accès de la maison, l'emprise de la charité. Et puis, le prêtre sait ce qu'il veut, et s'il ne le sait pas, on le sait pour lui. Le huit est fixé ; sur un mot, tout marche. L'évêque est maître dans son diocèse. A la tête de l'épiscopat, des personnalités considérables, nominées d'ailleurs par les régimes antérieurs, jouissant maintenant de l'inamovibilité et de l'autorité pontificales. Mêlés aux luttes politiques, ils ont des opinions, des convictions, des partis pris qui ne transigent pas. Par tradition, ils sont en méfiance l'égard du siècle : ils le morigènent avec un sans-façon évangélique, plus disposés à imiter l'exemple de saint Ambroise que celui de Bossuet. Les dernières décisions romaines ont anéanti l'esprit gallican et passé sur les têtes le niveau ultramontain. Le bas clergé est plus ardent encore que l'aristocratie cléricale. Pour ceux qui, dès le séminaire, ont fait leurs lectures de Louis Veuillot, la Révolution est la bête de l'Apocalypse. En 1848, le clergé, qui n'avait jamais eu de tendresse pour le gouvernement de Louis-Philippe, s'était porté, d'abord, d'un élan à peu près unanime vers la République. Il avait béni les arbres de la liberté. Les lois libérales, votées par l'Assemblée sous l'influence de MM. de Montalembert et de Falloux et avec le concours même de M. Thiers, n'avaient pas suffi pour maintenir la majorité du clergé dans ces sentiments. L'empire avait trouvé chez la plupart de ses membres sinon du dévouement, du moins de la déférence. Après la promulgation du Syllabus, les derniers vestiges du catholicisme libéral avaient, disparu, et le clergé haut et bas, accédant à la parole de Rome, s'était levé d'un seul cœur contre les libertés modernes. Donc, ce même clergé était tout prêt emboîter le pas aux partis conservateurs. Comment ces partis eussent-ils poussé l'abnégation jusqu'il refuser ces appuis qui s'offraient ? Dans les villages, le curé est le commensal du châtelain ou du riche propriétaire. Sur l'étroit champ clos des dissensions locales, les adversaires sont les mêmes. La partie politique se noue, naturellement, sous l'abat-jour de la lampe, à la fin de la traditionnelle partie de piquet. N'est-on pas, toujours et partout, d'accord ? On marchera ensemble. Tout cela s'enchaîne. Peut-on dire qu'il y ait eu, à proprement parler, entente entre les chefs, pacte débattu et conclu ? Les principes étaient les mêmes, les doctrines identiques ; il n'eu fallait pas plus pour le moment. Certains évêques étaient bonapartistes, d'autres légitimistes, d'autres orléanistes : mais la cause conservatrice était commune à tous : il s'agissait du salut de la société. Pour le reste, on verrait après la victoire. L'entente se lit à demi-mot : elle ne s'embarrassait pas d'inutiles précisions. Des ecclésiastiques plus prudents, plus réservés, plus habiles, sentaient, comme d'instinct, les inconvénients, les dangers de l'ingérence : ceux-là auraient volontiers répété le fameux pas de zèle de leur illustre et ancien collègue, Talleyrand. Mais ils formaient une étroite et timide minorité, tenue en respect par l'assurance des autres. Ils passaient pour des âmes tièdes. A la fin, gênés par leur isolement, piqués par les reproches et. les épigrammes, ils se jetèrent au torrent. Heure décisive pour l'avenir du clergé et de la catholicité. Un pape politique, un Léon XIII, eût peut-être, par un trait de clairvoyance supérieure, imposé des directions différentes. Mais Pie IX, inconsolable de la perte de Rome, le doux et irritable Pie IX, ne savait que s'attendrir et se fâcher, lancer l'anathème ou laisser faire en pleurant ; et le haut personnel qui l'entourait, plus réaliste qu'évangélique pourtant, le berçait dans son rêve et ne songeait nullement à modérer le flux de ses touchantes et dangereuses exhortations. Du haut en bas de l'échelle ecclésiastique, s'il y eut faute commise (les desseins de l'Église sont insondables), elle fut instinctive et spontanée plus encore que voulue et délibérée. Si la campagne fut menée tambour battant et enseignes déployées, c'est qu'elle semblait une croisade. Un optimisme ardent, fils de la passion politique et de la présomption cléricale, ne laissa même pas le loisir de la réflexion. L'Église est l'Église : elle ne peut se tromper. L'Église dicte le droit : elle ne peut errer. L'Église est l'autorité : elle ne peut échouer. On marcha sans s'occuper de la retraite ; Dieu n'abandonnera pas les siens ! Il est permis de déplorer l'action du ferment religieux dans la crise d'organisation politique que traversait la France. De part et d'autre, il y avait encore quelque velléité de ménager les convictions sincères. Ce n'étaient guère que les ambitions séculières d'une partie du clergé qui étaient visées, au début, dans la politique anticléricale ; par contre, nombre de catholiques fervents prononçaient sans trop de difficulté la formule obtenue par des siècles de lutte : Liberté des consciences. On eût pu s'entendre ou du moins gagner du temps. Ceci dit, pourquoi diminuer la grandeur du duel qui s'engageait ? Au-dessus des intérêts matériels, le conflit s'élevait aussi haut que la pensée et le sentiment puissent atteindre ; oui, il s'agissait de la direction supérieure de l'âme humaine et de la constitution idéale des sociétés ; c'était le problème posé par le xvi° siècle, débattu par le XVIIIe, tenu en suspens avec ses angoissantes incertitudes par le XIXe siècle inachevé : l'homme est-il capable de s'orienter, de lui-même, vers le bien ? La Providence agit-elle, par la révélation permanente de l'Église, dans le conseil de la conscience ? Ce qui cause le bien ou le mal, est-ce la grâce, est-ce la liberté ? Toujours le même débat que les âges transmettent aux âges et que chaque génération roule, durant le court passage de la vie à la mort, dans l'alternative rythmée de la foi et du doute, du jour et de la nuit. Cette histoire d'un temps critique et héroïque à la fois serait trop incomplète si elle ne pénétrait pas, au fond des âmes inquiètes, jusqu'à ce douloureux repli. En opposition à la puissante organisation ecclésiastique, les organisations antagonistes étaient faibles et rudimentaires. Il y avait, d'abord, les autres Églises reconnues, énergiquement républicaines, formant des états-majors et fournissant des ressources. Les minorités sont actives, militantes : elles sont naturellement contraires à ce qui est, puisque ce qui est leur est contraire. Comme elles se sentent (l'avance écrasées par le nombre, elles recourent aux autres moyens. La prudence d'un sage gouvernement doit permettre une certaine aisance à ces mouvements inévitables et parfois anguleux des minorités[1]. Les loges de la franc-maçonnerie entreprirent aussi, dès lors, une campagne qui visait la plupart des questions politiques et sociales et notamment, avec l'organisation du suffrage, la réforme de l'enseignement. L'article 2 de la constitution votée en 1865 par le Grand-Orient de France déclarait que la franc-maçonnerie ne s'occupe pas de la constitution des États ; dans la sphère élevée où elle se place, ajoute le même texte, elle respecte les sympathies politiques de chacun de ses membres ; dans ses réunions, toute discussion sur ce sujet est formellement interdite[2]. Il est vrai, d'autre part, que l'Assemblée constituante de la maçonnerie italienne avait déjà décidé, dans sa séance du 2 mai 1872, que les loges ont la faculté de discuter les questions d'ordre religieux et politique, la maçonnerie étudiant les questions sociales sans restriction d'espèce ou de degré. Ces deux documents représentent probablement la double tendance qui, Iii comme ailleurs, divisait et divisera éternellement les sociétés. En fait, la franc-maçonnerie, depuis plus (l'un siècle qu'elle a pris en Europe et en France toute son extension, s'est vouée à la défense de la cause libérale ou, plus exactement, anti-romaine. Bien souvent, aux heures de lutte ou de persécution, elle a été l'asile inviolable et inexpugnable, par sort secret et son universalité, de la pensée libre traquée et de l'idée réformatrice en sommeil. On ne peut nier son action sur la Révolution française et sur les crises politiques qui se sont succédé en France dans le cours du XIXe siècle. Dès l'époque de la Restauration, dans le travail des sociétés secrètes, c'était, bien la République que les loges cherchaient à fonder[3]. Sous le gouvernement de Juillet, sous la deuxième République, l'activité directrice de la franc-maçonnerie s'affirme. La délégation des francs-maçons de tous les rites auprès du gouvernement provisoire (mars 1848), reçue par Crémieux et Garnier-Pagès, déclare : Quarante mille francs-maçons, répartis dans cinq cents ateliers, n'ont qu'un cœur et qu'une âme pour vous acclamer, et le bon Crémieux répond : La République fera ce que fait la maçonnerie : elle deviendra le gage éclatant de l'union des peuples sur tous les points du globe, sur tous les côtés de notre triangle. La portée universelle de ces paroles est remarquable. C'est un programme, le programme ! Sous le second empire, la franc-maçonnerie accepte pour grands-maitres, le prince Murat, le maréchal Magnan et le général Mellinet. Elle fait peu de progrès : mais le travail des loges se poursuit et garde, au fond, sa fidélité l'idée démocratique et républicaine. Parmi les hommes marquants de l'opposition, bon nombre, par la nécessité de l'entente et de la rencontre, étaient affiliés[4]. Ce cadre était tout prêt quand éclata la révolution du 4 septembre. Aussi, du moment où la lutte s'engageait une fois encore, de n'élue que l'organisation cléricale était naturellement disposée à prêter la main aux œuvres de défense catholique et sociale, de même l'organisation maçonnique s'offrait pour la défense de la pensée libre et de la cause démocratique. C'est aux doubles élections de 1876 que les forces opposées vont se mesurer. Il est difficile d'apprécier exactement l'autorité réelle et l'action effective des loges à cette époque. Elles ont aussi leurs dissensions intestines, leurs contradictions intimes. En général, il subsistait au cœur de la maçonnerie provinciale un reste de l'ancien esprit de 1848. Dans la plupart des chefs-lieux et des villes, un groupe assez restreint, ayant à sa tête quelque vieille barbe, scrupuleux observateur des rites, représentait la fidélité aux traditions de l'ordre, transmettait les consignes, gardait le temple ou Conseil des princes du Liban, était assidu aux tenues. Un nombre plus considérable de citoyens, attirés par la curiosité, séduits par la force de l'entente et de la cohésion, étaient affiliés sans être exacts. Astreints au secret comme les chefs, mais n'en connaissant pas la pensée intime, ils participaient au cérémonial un peu désuet ; toutefois, l'ardeur du combat et la grandeur du péril rendirent aux loges l'activité dans la période critique où l'on entrait. Le chiffre des adhérents, ardents ou tièdes, de la franc-maçonnerie, était au moins de cinquante mille ; mais l'influence proportionnelle était beaucoup plus considérable. La continuité dans les desseins, la vigueur de l'offensive, la consigne du silence stimulaient un zèle efficace. La célébration, le 7 juillet 1876, de l'anniversaire de la réception à la loge la Clémente Amitié, de deux hommes éminents, MM. Littré et Jules Ferry, qui avaient adhéré à la maçonnerie un an auparavant, fut un événement. M. Littré lut un discours important : Du devoir de l'homme envers lui-même et envers ses semblables. M. Wyrouboff, l'ami et le collaborateur de Littré, présenta une étude vigoureuse, une planche sur l'état de l'enseignement en France et notamment sur la loi de 1875 ou loi Dupanloup, relative à l'enseignement supérieur. Enfin, M. Jules Ferry prononça une harangue où il célébrait l'entrée du positivisme dans la maçonnerie, parce que la maçonnerie est positiviste sans le savoir. Quelques extraits du discours de M. Jules Ferry résument
la thèse idéale de la franc-maçonnerie à cette époque : La franc-maçonnerie a pris réellement position et elle
réagit contre les deux principaux ennemis de la libre-pensée moderne : le
mysticisme, d'une part, et la frivolité intellectuelle, de l'autre. Oui, deux
ennemis que nous voyons, en ce temps-ci, vivre d'accord et se coaliser contre
le progrès. Le mysticisme, c'est pour vous l'ennemi héréditaire, et vous
travaillez chaque jour à le détruire. Et la frivolité, cette frivolité
mondaine qui s'aveugle volontairement, qui vit au jour le jour, qui trouve
plus commode de ne pas voir les questions que d'essayer de les résoudre.
Pascal a, là-dessus, un très beau mot. Il a dit : Les hommes n'ayant pu
guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux,
de n'y point penser. Vous n'êtes pas de cette école, car vous n'avez pris
parti ni de l'ignorance, ni de la misère. L'ignorance est votre ennemi
personnel, et vous ne songez qu'à le combattre... Quant au problème de la misère, vous n'en avez pas
davantage pris votre parti et en combattant l'ignorance, vous combattez la
misère... C'est bien là le sens de vos
vieilles légendes qui sont très touchantes et très belles. Quand elles ont
placé dans des temps très reculés l'origine d'une société idéale, fondée sur
le travail et l'égalité, je dis qu'elles ont pressenti la loi même de
l'humanité ; la maçonnerie vit, depuis qu'elle existe, sur l'instinct du
progrès humain. Il n'est pas douteux qu'il prendre les choses dans leur
ensemble, ce qui caractérise la marche de l'humanité, notamment depuis cent
ans, dans la société occidentale, c'est un progrès constant de sociabilité,
c'est la charité. Ce phénomène peut se caractériser d'un mot : c'est, de plus
en plus, le droit du plus fort remplacé par le devoir du plus
fort[5]... Charité ou solidarité, universalité ou catholicité, sociabilité ou humanité, le but est le même dans les deux camps. Pourquoi se heurtent-ils si violemment ? La thèse et l'antithèse s'achèveraient dans la synthèse, c'est-à-dire dans la tolérance cordiale et intellectuelle, si la lutte de la vie n'était pas si âpre et si l'orgueil des passions, nécessaires au mouvement, n'était le perpétuel insurgé de l'accommodement et de la paix. Aucun des partis ne parait avoir songé à constituer à Paris une organisation générale spécialement en vue des élections. Le bonapartisme avait créé, dès 1875, le fameux comité central de l'appel au peuple, présidé par M. Rouher et au sujet duquel des discussions publiques tirent la lumière. L'orléanisme recevait le mot d'ordre du groupe Changarnier. Les légitimistes étaient dirigés, comme on sait, sous la haute autorité du comte de Chambord, par le bureau siégeant à Paris et ayant à sa tête le marquis de Dreux-Brézé. Une caisse royaliste fut constituée sous forme de fidéicommis, les fidéicommissaires étant MM. de Blacas, Aubry et Bontoux[6]. Le parti républicain avait pour protagoniste effectif M. Gambetta, entouré des amis qui se retrouvaient au journal La République française ; mais les nuances étaient nombreuses entre les divers groupes de la gauche. Dans les départements, il n'y eut, guère, que des comités locaux. Encore ceux-ci étaient-ils gérés dans leur action par le gouvernement. Les réunions publiques furent interdites peu près partout, les banquets le furent absolument. Tant par la difficulté de la mise en train que par l'éparpillement des efforts, effet du scrutin d'arrondissement, l'organisation électorale fut à peu près nulle. On combattit en ordre dispersé. Le cabinet Buffet abordait cette grande épreuve des premières élections constitutionnelles dans des dispositions qui reflétaient la fois l'humeur inquiète de son président, ses dissensions intestines et, pour bout dire, l'ambiguïté de la conception du septennat. Il a fallu, pour le corps électoral, un exemple d'apaisement et de concorde venant de haut, une discipline rigoureuse dans le chef et dans les membres. On ne lui montrait que de bonnes intentions avec un fort mauvais visage. Dès les premiers jours de janvier 1876, la période électorale étant ouverte, on sut que M. Léon Say, ministre des finances, était candidat au Sénat dans le département de Seine-et-Oise cl qu'il avait signé, avec MM. Gilbert-Bouclier et Féray, d'Essonnes, républicains modérés, un programme commun : Notre programme, lisait-on dans ce document, peut se résumer en peu de mots : 1° adhérer sans réserve à la constitution et respecter scrupuleusement les pouvoirs qu'elle a conférés au maréchal de Mac Mahon, président de la République ; 2° regarder la clause de révision comme une porte ouverte aux améliorations du gouvernement républicain et non comme un moyen de le battre en briche et de le renverser ; 3° faire tous nos efforts pour préserver notre pays d'une révolution, quelle qu'elle soit. Ce quelle qu'elle soit passait alors pour révolutionnaire. M. Buffet se fâcha. Sur sa demande, le maréchal de Mac Mahon fait appeler, le 8 janvier, M. Léon Say et le prie de retirer sa signature d'un tel manifeste. M. Léon Say s'y refuse. Le maréchal laisse voir qu'il attend la démission. M. Léon Say l'offre aussitôt. Mais M. Dufaure déclare que si son ami part, il partira également. M. Wallon, M. Caillaux, le duc Decazes le suivront... C'est un effondrement. M. Buffet s'apeure ; il bat en retraite. Le vendredi 14, on apprend que l'accord est rétabli : Nous sommes autorisés à déclarer, dit le Journal des Débats, que M. Léon Say ne changera rien à la circulaire commune qu'il a signée avec MM. Féray et Gilbert-Boucher. M. Buffet a cédé : c'est une barre de fer... molle. Les instructions aux préfets sont assez impartiales. Cependant, M. Buffet est visiblement favorable aux partis conservateurs, tandis que les circulaires de MM. Dufaure et Léon Say sont franchement républicaines. A partir du 12 janvier, le Journal officiel, publie le rapport fait par M. Boreau-Lajanadie sur les actes de la délégation de Tours et de Bordeaux. Le Bulletin Français (petit journal officiel) offre des tirages de propagande à cinq francs le mille. On vise M. Gambetta. Le gouvernement est franchement hostile à la presse républicaine. Des poursuites sont intentées contre la France et la République française. M. Buffet est interpellé à la commission de permanence, mais il refuse de répondre. On est au régime de la recommandation, sinon de la candidature officielle. Certains préfets, MM. Fournès, de Tracy, Guignes, Pascal, Léo, se font remarquer par leur zèle. Le 13 janvier, le président de la République intervenait en personne. Dans toutes les communes de France, on affichait une proclamation oh le maréchal faisait appel à l'union des hommes qui placent la défense de l'ordre social, le respect des lois, le dévouement à la patrie, au-dessus des souvenirs, des aspirations et des engagements de parti. Cela voulait dire l'union conservatrice. La proclamation précisait, en sens contraire : Il faut non seulement désarmer ceux qui pourraient troubler cette sécurité dans le présent, mais décourager ceux qui la menacent dans l'avenir par la propagation de doctrines antisociales et de programmes révolutionnaires. Ceci était pour la gauche. Les chefs du parti républicain s'étaient également
expliqués devant les électeurs. Dès le 30 décembre, le centre gauche, qui avait
en somme les honneurs du vote constitutionnel et qui prétendait rester le
maitre des événements, avait, par l'organe autorisé de M. Lanfrey, vanté la République, libérale, éclairée, tolérante,
ouverte à tous. Il vous reste maintenant à
défendre votre ouvrage, disait M. Lanfrey à ses collègues. Vous avez à faire vivre cette constitution qui n'a pas
encore reçu la ratification de l'expérience, la seule décisive... Cette majorité qu'on vous conteste, Messieurs, en
artichaut l'étrange prétention de soutenir une constitution avec le concours
exclusif de ses ennemis, le pays Va vous la donner : elle est là qui se
presse à la porte des deux Chambres. Tendez-lui la main. Parlez hardiment à
cette nation que vous n'avez jamais flattée, mais que vous n'avez jamais
traitée en suspecte... Votre programme, c'est
la formation de cette majorité nouvelle, fondée sur le respect de la loi,
c'est la consolidation de la République que vous avez décrétée, c'est
l'avènement du grand parti constitutionnel et national qui emporte enfin ses
divisions intestines dans un large courant d'opinion... A la stérile coalition des dépits et des rancunes,
opposons une politique de concorde et d'union. Ce programme était signé des Bardoux, des Maleville, des Schérer, des Rémusat, des Laboulaye. Il eût pu être signé : Dufaure. C'était un programme de gouvernement M. Dufaure, d'ailleurs, s'exprimait avec beaucoup de bonhomie, dans une circulaire du 7 janvier, sur les sujets auxquels M. Buffet se dérobait d'un air chagrin : Je n'ai pas besoin de vous dire, écrivait le garde des sceaux, qu'en mettant le pacte constitutionnel à l'abri des attaques des partis, le législateur n'a pas voulu le soustraire à une calme discussion et à une critique loyale. A la différence de la constitution de 1852, la constitution née en 1875, en pleine lumière, de la volonté libre et réfléchie des représentants de la nation, n'a pas besoin de faire le silence autour d'elle et ne redoute pas l'épreuve d'un débat public. Avec ses façons de pince-sans-rire, M. Dufaure se dégageait finement des accointances bonapartistes qu'à tort ou raison on reprochait à M. Buffet. Parmi ces voix d'en haut qui exposent aux électeurs
départementaux la doctrine et la tactique, c'est encore celle de M. Gambetta
qui porte le plus loin : elle a des échos retentissants et prolongés. C'est
dans ces discours qu'il faut puiser les renseignements les plus exacts sur
les sentiments du pays, car la popularité de M. Gambetta vient de son
aptitude à dire ce que la majorité pense. Il parle Aix le 18 janvier. Il s'adresse
d'abord aux délégués sénatoriaux. Il maintient sa vue si profonde sur
l'utilité du sénat et sur l'excellence du scrutin par délégation communale : Comme force de résistance, comme instrument de contrôle du
pouvoir, c'est le Sénat qui sera votre refuge et votre ancre de salut,
dit-il aux républicains : et il ajoute ces paroles vraiment prophétiques : Vous avez accueilli cette institution du Sénat avec
réserve et méfiance, vous commencez à la pratiquer avec un peu plus de
confiance. Laissez s'écouler quelques années, entendez que se produisent les
fureurs qu'elle va soulever parmi les réactionnaires, et je vous prédis
qu'alors nous défendrons tous le Sénat de gaîté de cœur. Il décline l'épithète de révolutionnaire
qu'on applique au parti républicain et trace les grandes lignes d'un
programme conservateur : On est conserva leur quand on veut une société sans
privilège, telle que l'a organisée le code civil : on est conservateur quand
on veut la liberté de conscience telle qu'elle est sortie de la déclaration
des Droits de l'homme : on est conservateur quand on veut la liberté de
penser, comme la liberté de prier : on est conservateur quand on vent le
respect de l'enfant, le respect de la mère et du père de famille sous la
protection des lois égales pour tous ; quand on se réclame du droit public :
quand on veut que chaque Français ait en même temps sa part des charges, sa
part d'avantages, de protection, de garantie. Il demande, une fois
encore, l'union des Français, sous l'égide de la République. A ceux qui devraient
se rallier, il dit : Vous pouvez prendre dans cette
République un rôle immense, un rôle privilégié, parce que vous avez les
loisirs de la fortune, l'éducation et l'influence sociale. Venez avec nous,
nous vous assurerons un rang, un honneur, une force qui vous permettront
d'exercer vos aptitudes au bénéfice de tous. Mais il vise, pour le parti républicain lui-même, à des résultats immédiats, et son discours contient un appel direct au président de la République, appel remarquable à cette heure et qui se renouvela en d'autres circonstances plus critiques encore : On s'épuise à nous représenter au premier magistrat de la République comme clos hommes qui ne rêvent qu'agitation et doctrines révolutionnaires. Je crois avoir fait justice de ces accusations par mes paroles et par ma conduite. Nous persisterons, nous réduirons à la confusion nos détracteurs... Il faudra bien alors que, de tous côtés et surtout dans les sphères élevées du pouvoir, on reconnaisse qu'on écoutait de mauvais guides et qu'on risquerait de méconnaître une force nationale, en tenant plus longtemps en suspicion les hommes et les populations dévoués à l'ordre républicain... Le dimanche 16 janvier, les conseils municipaux désignèrent leurs délégués pour les élections sénatoriales. C'était la mise en train de la machine. Comme il était facile de le prévoir, les situations acquises eurent l'avantage : dans la plupart des communes rurales, les maires furent désignés. A Paris, M. Victor Hugo fut élu. Il publia une Adresse du délégué de Paris aux délégués des trente-six mille communes de France : Électeurs des communes, Paris, la commune suprême, vous demande, votre vote étant un décret, de décréter, par la signification de vos choix, la fin des abus par l'avènement des vérités, la fin de la monarchie par la fédération des peuples, la fin de la guerre étrangère par l'arbitrage, la fin de la guerre civile par l'amnistie, la fin de la misère par la fin de l'ignorance... La République préexiste : elle est de droit naturel... Les monarchies, comme les tutelles, peuvent avoir leur raison d'être tant que le peuple est petit... Une République, c'est une nation qui se déclare majeure... Acceptons la virilité : la virilité, c'est la République. Acceptons-la pour nous, désirons-la pour les autres. Souhaitons aux autres peuples la pleine possession d'eux-mêmes. Offrons-leur cette inébranlable base de paix, la fédération... Ce que la France fonde, c'est la liberté des peuples ; elle le fonde pacifiquement par l'exemple ; l'œuvre est plus que nationale, elle est continentale. L'Europe libre sera l'Europe immense : elle n'aura plus de travail que sa prospérité. Les délégués des 36.000 communes n'étaient pas habitués à un tel langage : pour les républicains de l'école du bon sens, c'était une phraséologie sonore[7] : les journaux de droite, le Figaro notamment, couvraient Victor Hugo de ridicule et lui attribuaient, avec une persistance comique, — bien comique, en effet ! — une série ininterrompue d'ineptes calembours. Les élections sénatoriales n'avaient pas seulement la valeur relative d'une indication. On savait que la partie la plus prudente, la plus réservée du suffrage était seule consultée à ce premier acte. On savait aussi pour le Sénat, que la composition du futur Sénat, conformément à la conception de ceux qui l'avaient institué, déciderait du caractère et du sort de la République. Une tactique très couverte, à très longue portée, se dissimulait sous les programmes publics : c'est avec ce correctif qu'il faut lire les professions de foi et comprendre la signification réelle du vote. A Paris, un programme commun fut délibéré et soumis aux candidats républicains : c'est le programme Laurent-Pichat. Il exposait la thèse extrême du parti républicain, il devait être le schéma des revendications prochaines devant le suffrage universel : Amnistie, suppression absolue de l'état de siège, liberté de réunion et d'association, liberté de la presse, instruction primaire obligatoire, gratuite et laïque, défense de la société civile contre l'envahissement clérical, service militaire obligatoire pour tous, sans privilège d'aucune sorte, élection des maires par les conseils municipaux, la commune affranchie de la tutelle administrative, révision de l'assiette de l'impôt tendant à dégrever le travail, séparation de l'Église et de l'État. Certaines de ces formules sont, dès lors, stéréotypées : celle qui vise l'envahissement clérical se répète textuellement dans nombre de professions de foi. En général, les partis opposés tendaient les uns et les autres à se modérer, conformément aux sentiments présumés des électeurs. Les bonapartistes acceptaient la constitution, tout en réclamant l'appel au peuple pour 188o les candidats d'extrême droite demandaient, en cas de révision, l'élection d'une Constituante (profession de foi de M. de Belcastel). La droite et le centre droit consentaient à mettre à l'épreuve pendant cinq arts (jusqu'à la fin des pouvoirs du maréchal de Mac Mahon), la constitution, qui est la loi du pays (duc de Broglie). En attendant, la constitution sauvegarde, dans le présent, tous les intérêts : dans l'avenir, comporte tous les progrès, réserve tous les droits. Dans les départements où les conservateurs s'associaient pour la lutte (comme dans le Gers, M. Batbie et M. Péraldi, bonapartiste), c'était le combat contre toutes les forces révolutionnaires qui était le programme, et alors la constitution était l'instrument nécessaire pour le maintien de l'ordre et le salut de l'avenir. Plus affirmatifs, les constitutionnels disaient : Il existe une constitution, qui est la loi fondamentale du pays, qui a déterminé la nature, les conditions et le titre du gouvernement de la France. Nous l'avons votée ; nous voulons qu'elle soit respectée. Vers le centre (MM. Henri Martin, de Saint-Vallier et Waddington dans l'Aisne ; M. Dauphin dans la Somme), on s'attachait il prouver le caractère conservateur de la République. Les institutions sont fondées : les pratiquer, les défendre, les améliorer au besoin, c'est la vraie politique de conservation bien plus que de songer à la détruire. La gauche républicaine (M. Jules Favre à Lyon) et même l'extrême gauche (M. Challemel-Lacour à Marseille) vantaient la stabilité des institutions : Nous sommes les conservateurs résolus du gouvernement établi. — Nous avons un gouvernement régulier : il n'y a plus qu'à l'appliquer avec ses conséquences. La note la plus répandue, c'était l'appel à la personne et à la sagesse du maréchal de Mac Mahon. L'autorité du maréchal servait d'étendard aux uns et de couverture aux autres. Arme à deux fins, servant à défendre la République et aussi à la combattre. Même situation ambiguë chez le gouvernement, surtout en ce qui concernait les rapports avec les impérialistes. M. Dufaure luttait, dans la Charente-Inférieure, contre un bonapartiste. A Bordeaux, le préfet, M. Pascal, s'opposait à M. Ad. Léon, constitutionnel, et soutenait M. Hubert Delisle, bonapartiste ; le duc de Broglie faisait campagne avec les bonapartistes dans l'Eure, tout en essayant de se soustraire à l'influence de M. Janvier de la Motte et en rompant avec M. Raoul Duval ; son alter ego, M. Depeyre, était combattu par les impérialistes dans le Lot. Les élections eurent lieu le 30 janvier. On attendait le résultat avec une grande impatience et une réelle émotion. C'était la première fois que les institutions étaient mises à l'épreuve : on savait que le sort de la constitution de 1875 dépendrait de la future majorité sénatoriale. Rappelons le mot de M. de Belcastel : La constitution de 1875, c'est un Sénat. Sur 225 élections, 93 furent favorables aux groupes républicains : 51 au centre gauche, 35 à la gauche, 7 à l'extrême gauche. Parmi les libéraux du centre droit franchement ralliés, 15 furent élus. Les conservateurs, spécialement patronnés par le ministère de l'intérieur (anciennes droites), emportèrent 75 sièges ; l'extrême droite, pour qui ce fut un effondrement, n'obtint que 2 nominations. Les bonapartistes, qui avaient compté sur l'autorité locale des personnages consulaires, furent déçus et n'enlevèrent, assez péniblement, qu'une quarantaine de sièges. Les votes s'étaient portés sur des personnes notables, le plus souvent membres antérieurement de l'Assemblée nationale. Le suffrage restreint inaugurait ainsi cette espèce de hiérarchisation des fonctions représentatives, qui fit, de la Chambre des députés, l'école et l'antichambre du Sénat ou, si l'on veut, du Sénat la retraite et le couronnement d'une longue vie parlementaire. En fait, le personnel politique est maintenu aux affaires ; donc, pas de secousse à cette première épreuve. M. Thiers est élit à Belfort presque à l'unanimité. Quant à M. Buffet, il est battu dans les Vosges par la liste républicaine. A La Rochelle, M. Dufaure échoue devant les bonapartistes. Le cardinal de Boni n'est pas nommé dans l'Aude. M. Louis Blanc ne réussit pas à Paris. A peine quelques noms nouveaux : M. de Saint-Vallier, le général d'Espeuilles, le docteur Charles Robin, M. Peyrat et, le plus illustre de tous, Victor Hugo, élu à Paris, au second tour, après MM. de Freycinet, Hérold et Tolain, nominés nu premier tour. Soit inamovibles, soit élus, les chefs des partis sont, au Sénat : le duc de Broglie et M. Jules Favre, M. Jules Simon et M. de Meaux, M. Challemel-Lacour et M. d'Audiffret-Pasquier. Voici d'autres figures de connaissance : M. l3atbie, M. Grivart, M. de Kerdrel, M. Paris, M. Tailhand, M. de Tréveneuc, M. Bérenger. M. Waddington ; voici M. de Belcastel et voici M. de Ventavon. On remarque encore : parmi les inamovibles. Mgr Dupanloup, MM. Bertrand, général Changarnier, Crémieux, Laboulaye, de Lavergne, Littré, Martel, Casimir-Perier, Wallon ; parmi les membres élus : MM. Bocher, maréchal Canrobert, Depeyre, Esquiros, de Gontaut-Biron, Lambert de Sainte-Croix, Magne, de Montgolfier, de Parieu, Pelletan, Pouyer-Quertier, Rampon, Léon Say, Teisserenc de Bort. Dans son ensemble, avec les 75 sénateurs inamovibles, le Sénat (300 membres) est ainsi définitivement composé :
Les forces étant à peu près égales, chacun des partis s'attribuait la victoire. En vue des prochaines élections législatives, l'échec personnel de M. Buffet touchait au cœur le monde gouvernemental. Le Français du 1er février écrivait : Rien n'est sauvé, mais tout n'est pas perdu. Maigre consolation ! En fait, le Sénat était centre et macmahonien : la survivance de l'esprit des droites à l'Assemblée nationale était acquise, dans la mesure du possible, en un pays où la majorité était incontestablement républicaine et où le suffrage universel devait avoir le dernier mot. Le Sénat eût été autrement hostile au fonctionnement des institutions républicaines, si la journée des inamovibles n'avait empêché la réalisation plus complète de la conception des droites modérées à l'Assemblée nationale. Même entravée, la manœuvre n'avait pas absolument échoué, et l'ingénieux mécanisme pouvait rendre les services que l'on attendait de lui. Telle est la première impression. M. Gambetta la traduit dans le discours qu'il prononce à Lille (6 février), en ouvrant la campagne électorale législative : On a dit que le Sénat n'est pas assez avancé. Il est rassurant : il remplira sa véritable fonction de modérateur des pouvoirs publics. C'était faire contre fortune bon cœur. II Maintenant, au suffrage universel ! A peine engagée, la lutte bat son plein. Toute la jeune politique, le personnel nouveau, débarrassé du lest dont s'est chargé le Sénat, se précipite dans la carrière, M. Gambetta en tête. Jamais chef d'année ne se lança plus vigoureusement et plus allègrement. Le dimanche 30 janvier, la période électorale commence. Les professions de foi pleuvent. Les divergences s'affirment. Par suite du scrutin d'arrondissement les candidatures ont un caractère remarquablement individuel. Chaque nuance se détache. Partout, les candidats sont nombreux. C'est un monde qui se lève. De même qu'au Sénat se rassemblent toutes les gloires du passé, de même tous les noms de l'avenir figurent ici. Quoiqu'il y eût quelques idées maîtresses et communes dans chaque parti, ces élections ne sont pas, tant s'en faut, des élections de discipline. Elles sont plutôt des élections d'éparpillement. Les questions traitées dans les programmes sont les suivantes : forme du gouvernement, c'est-ii-dire la constitution de 1875, ou la révision assiette politique, c'est-il-dire bourgeoisie ou démocratie : doctrine philosophique, c'est-à-dire influence temporelle du clergé acceptée ou combattue. Les questions sociales et économiques restent au second plan. Les élections sont éminemment politiques. Par une attitude qui s'inspire du résultat des élections sénatoriales, la note dominante est encore une modération relative. Le nom du maréchal de Mac Mahon est invoqué par un très grand nombre de candidats : fait significatif, amplement commenté et peut-être MI peu exagéré dans l'entourage du président. Le ministère ou, du moins, dans le ministère, le vice-président, ministre de l'intérieur, était hostile aux candidatures républicaines : c'est ainsi qu'à Paris il suscitait. à M. Thiers, dans le IXe arrondissement, un concurrent, M. Daguin. M. Léon Renault, préfet de police, qui s'était fait remarquer par son zèle anti-bonapartiste, aux temps du rapport Savary, était candidat républicain modéré eu Seine-et-Oise contre un impérialiste. Sur l'intervention de M. Valentin, sénateur du Rhône, le recommandant aux électeurs, M. Léon Renault dut offrir sa démission ; il fut remplacé à la préfecture de police, le 10 février, par M. Voisin. Le vice-président du conseil, M. Buffet, était candidat à
Mirecourt, dans ce même département des Vosges, où il avait échoué aux
élections sénatoriales. On sentait bien que la situation ne serait pas
meilleure devant le suffrage universel. Aussi, M. Buffet se présentait dans
d'autres circonscriptions, à Commercy, à Castelsarrasin et à Bourges. Il
disait dans sa profession de foi : Les membres du
comité conservateur de Bourges m'ont offert la candidature. Cette candidature
est, à leurs veux, un témoignage d'adhésion à la politique conservatrice que
j'ai énergiquement défendue comme député et comme ministre... Il
s'appuyait sur le maréchal de Mac Mahon. C'était la consigne. Le gouvernement, embarrassé, n'avait pas plus de politique que de programme. Les élections furent, dans l'ensemble, sincères et libres. L'opposition se plaignait très haut mais les faits de pression administrative, dus, le plus souvent, au zèle de quelques agents locaux, furent rares et assez anodins. M. Thiers étant empêché par l'âge et par une réserve volontaire, M. Gambetta seul agissait directement sur l'opinion. Pendant le mois de février, il est sur la brèche, parcourant le pays d'un bout à l'autre, présent partout où le combat est engagé, oh la cause est en péril, candidat, conseiller, tribun, chef, en un mot. Ce qu'il recommande, ce qu'il prêche, ce qu'il enseigne, c'est la modération. Dans ses nombreuses harangues, il donne des précisions et des définitions. Souvent, son langage s'élève et devient philosophique, presque métaphysique : il est remarquable que des auditoires populaires acceptassent de telles leçons, tandis qu'on faisait si injustement, cette parole chaude, effective, le reproche de tomber dans la déclamation. A Lille, M. Gambetta explique cette politique anticléricale qui est la grande pensée du parti : Il faut, dit-il, que le candidat républicain soit libéral. Par libéral, j'entends un homme acquis à la liberté de conscience sous toutes ses formes, respectueux de tous les cultes, professant pour toutes les religions une même estime extérieure, libre en son for intérieur de suivre telle ou telle religion ou de les décliner toutes, respectueux des ministres des divers cultes aussi bien que des pratiques qui, de près ou de loin, ressortent de l'exercice régulier d'une opinion religieuse, morale ou philosophique Mais, par libéral — et, ici, je précise, parce que je crois qu'il y a un grand péril à éviter, — j'entends aussi celui qui est disposé à ne pas tolérer qu'un clergé quelconque devienne, dans l'État, un parti politique, une faction politique, entrant en lutte avec d'autres partis politiques et voulant leur imposer un personnel, des actes, des desseins ou des calculs intérieurs ou extérieurs sur la marche de la politique du pays. J'entends que l'Église reste l'Église... J'entends que, résignée à poursuivre sa carrière de consolation purement spirituelle, elle se défende dans ce domaine, mais qu'elle ne vienne pas semer la haine et la discorde, l'insinuation calomnieuse : c'est là qu'est le péril, l'anarchie, le désordre. Le péril est là, non seulement le péril français, mais le péril européen, et l'Église a tort, après l'avoir déchaîné, de s'étonner d'avoir provoqué des haines et fait naître des représailles. La cause qui a provoqué les tâtonnements et les avortements de la Révolution française, n'est-ce pas le duel déclaré par l'esprit ultramontain à la Révolution ? C'est la guerre civile latente. Il y a un mot qui n'est pas tombé par hasard, c'est le mot de péril européen. M. Gambetta y revient, y insiste. Comme l'a fait M. Thiers, il montre du doigt le danger d'une politique blanche au dedans et au dehors. On a reproché au parti républicain cette attitude comme peu patriotique : c'était, a-t-on dit, faire intervenir l'étranger dans les querelles de la France. Pourtant le fait allégué ne peut être nié. Puisque l'Europe était divisée en deux camps sur la question religieuse, il était utile de signaler le péril réel auquel on s'exposait. Toute politique catholique entraînait des conséquences extérieures ; on l'avait bien vu en 1870 : il était sage de les prévoir et permis d'y insister. Que la polémique des partis exagéra, cela est inévitable : la polémique ne s'est habituée, nulle part, à être équitable et mesurée. La même querelle est, d'ailleurs, de tous les temps. On fit jadis un pareil reproche à Richelieu quand il dénonçait la politique extérieure romaine et autrichienne et qu'il s'alliait aux protestants contre la maison d'Espagne. Le patriotisme de Gambetta et de Jules Ferry est au-dessus de telles incriminations. M. Gambetta, après M. Thiers, abordait, en ces termes, le délicat sujet : Cette question a un côté grave, intérieur et extérieur. Les préoccupations de cette nature s'étendent, de Londres à New-York et de Berlin à la Maison-Blanche. En Angleterre, c'est M. Gladstone qui pousse un cri d'alarme. Aux Etats-Unis, c'est le président Grant. C'est l'Allemagne, c'est l'Italie, c'est l'Espagne, c'est tout le nord de l'Europe, c'est la Russie. Partout, on s'en préoccupe. Partout, vous voyez la propagande à laquelle s'associent les gouvernements : contre quoi ? contre l'envahissement de l'esprit ultramontain. Il ne faut pas que la France soit, représentée par ses rivaux et ses ennemis comme le dernier asile de l'esprit rétrograde et théocratique du Vatican. La politique extérieure de la France est indiquée avec prudence. Le pays n'oublie rien, ne prépare rien : il attend : J'espère qu'un jour, rien que par l'ascendant du droit, nous retrouverons, pour l'équilibre de l'Europe et le triomphe de la justice, nos frères séparés. Le 9 février. M. Gambetta est à Avignon, où il lutte contre un légitimiste, M. du Demaine. On ne le laisse même pas parler à Cavaillon. Le 13 février, il est à Bordeaux. La Gironde vient d'élire trois sénateurs bonapartistes : MM. Hubert Delisle, Béhic, Raoul Duval père et un sénateur d'extrême droite, M. de Pelleport. Le ton ici est mesuré et presque mélancolique : déjà, l'orateur sent autour de lui et dans son propre parti les violences personnelles qui, en France, allèrent si facilement, par la calomnie, l'éclat des services rendus et la capacité d'en rendre de nouveaux. Déjà, l'envie a levé la tête : Il faut, dit-il, que le peuple évite deux écueils également funestes : l'engouement d'une part, d'autre part la passion jalouse. il faut qu'on ne soit ni si prompt à encenser un homme, ni si prompt à le soupçonner ; entre le soupçon et l'enthousiasme, il y a une règle de conduite que je nomme d'un mot, qui est le mot même de la politique, la prudence. Il reprend la formule de M. Thiers : L'avenir est aux plus sages. S'il développe le programme républicain intégral : séparation de l'Église et de l'État, impôt sur le revenu, séparation de l'Église et de l'école, liberté absolue de la presse, du droit de réunion et d'association, il ne l'envisage nullement comme réalisable immédiatement : Je me garde de dire que vos représentants l'accompliront pendant leurs quatre années de législature ; je ne le crois pas, et si vous voulez toute ma pensée, je ne le veux pas. Sériant les questions, selon sa parole célèbre, ce qu'il
désire, ce n'est pas tant une Chambre réformatrice, c'est une Chambre
républicaine, une Chambre qui impose la République
comme gouvernement ; et voilà bien sa pensée dans son ampleur et dans
sa limite, — une Chambre avant tout politique.
Suit la définition de la politique : Ne vous fiez
pas aux mots, ne croyez pas que la politique est purement l'exercice de
quelques facultés oratoires et de combinaisons dans les couloirs et les
bureaux. Ainsi comprise, elle n'est bonne que pour les comédies
parlementaires ; mais, permettez-moi de le dire, il n'est pas au monde de
science ni d'art (car elle a ces deux
caractères) qui exige plus de travail, de
connaissances, d'observation, plus d'efforts continus et persistants. Est-ce
qu'elle n'a pas pour devoir de s'enquérir de tout, d'être prête sur tout ?
Est-ce qu'il peut, dans une branche quelconque de l'activité humaine, se
produire un progrès, une réforme qui la laisse indifférente, qui ne l'oblige
pas à changer ses combinaisons, à modifier ses vues, ses programmes, son
action, ses entreprises ? La politique, on n'en fera de la bonne que quand on
reconnaîtra qu'elle a besoin du concours de toutes les sciences, qu'elle ne
peut être que le fruit et le résultat d'un immense travail et d'une immense
application. Enfin, le 15 février, à Paris, combattant, dans le VIII' arrondissement, à la fois la candidature du duc Decazes et celle de M. Raoul Duval, et le soir même, à Belleville où il est candidat, M. Gambetta trace les grandes lignes non plus seulement de sa doctrine, mais de sa méthode gouvernementale. Évidemment il se sent, lui et ses amis, tout proche du pouvoir. En posant sa candidature à la députation, c'est sa candidature au ministère qu'il pose. Situation éminente de Gambetta. M. Gambetta n'est pas un simple parlementaire. Il est, comme M. Thiers, dans une situation exceptionnelle ; il a été chef. Il se sait l'aptitude, il a la légitime ambition de saisir le timon, si le pays le lui offre et donne à ses idées et à son programme la majorité. Cette disposition se heurte au parti pris de la droite et même à l'opposition latente d'un groupe de républicains, qui n'ont pas su se dégager du préjugé que la polémique a répandu contre ce noble esprit. Avec une belle franchise, il s'efforce, de persuader ceux qui sont de bonne foi. Il pose le vrai problème, le problème du gouvernement immédiat pour la majorité républicaine, si elle est maîtresse de la future assemblée. Ce ne sont plus seulement des paroles, c'est un acte : Quand la République fut à la veille de devenir le gouvernement de la France, il fallait faire de la politique non pour un groupe, mais pour le pays... Aujourd'hui que nous avons franchi le défilé, nous allons nous trouver aux prises avec des difficultés de tout ordre : politiques, administratives, financières, économiques, militaires, d'éducation, de travaux publics, d'impôts... Vainqueurs dans la lutte électorale, ayant la majorité dans les Assemblées, on va nous demander, et avec raison, la preuve que nous connaissons les affaires, que nous pouvons et que nous savons gouverner. Suit le Discours sur la
méthode : C'est alors qu'il faudra se surveiller
soi-même, se régler et ne jamais aventurer un pas sans avoir bien reconnu la
solidité du terrain, sans avoir assuré ses derrières... Cette politique, qui est la politique des résultats, est
la seule qui soit réellement conforme aux intérêts de la démocratie...
Ce que je veux, ce n'est pas une collection de
décrets qu'on insère au Moniteur un jour et que la réaction déchire le
lendemain... Ce que je veux, c'est qu'on dise
nettement par où il faut commencer, par où il faut continuer... Je suis d'une école qui ne croit qu'au relatif, à l'analyse,
à l'observation, à l'étude des faits, d'une école qui tient compte des
milieux, des tendances, des préjugés — si on ne comprend pas, en
vérité, c'est qu'on ne veut pas comprendre —, et l'orateur ajoute : qui tient compte des hostilités même, car il faut tenir
compte de tout : les paradoxes, les sophismes pèsent autant que les vérités
et que les généralités dans la conduite des hommes. Peut-on apporter
plus de ménagements, promettre plus d'égards ? Et enfin, le dernier mot,
celui qui devrait briser les dernières résistances : Où
a-t-on pu dire qu'il fallait aborder tous les problèmes il la fois, que le
même homme, la même génération pouvait les aborder tous ?... La politique n'est jamais et ne peut pas être toujours la
même. Et je dis qu'il y a lieu de modifier la conduite politique d'après les
changements mêmes qui se sont produits et ne cessent de se produire de par le
monde. Dans la mesure où il était possible et digne, c'était une
invite au maréchal. Une démarche si grave sera-t-elle comprise ? Cette parole savamment pondérée, avec ses concessions loyales faites à un avenir qui semblait prochain, avec son caractère exclusivement politique, pouvait agir sur les masses, mais déjà elle n'était plus acceptée avec la même foi par tous les chefs du parti républicain. L'autorité de M. Gambetta était encore indispensable qu'elle était déjà combattue. Les premières protestations s'élevaient. Au delà des nécessités de l'heure présente, quelques cerveaux hardis ou aventureux saluaient un autre avenir. M. Bonnet-Duverdier qui, dans le IIIe arrondissement, combattait l'ami intime, l'alter ego de M. Gambetta, M. Spuller, M. Bonnet-Duverdier disait : Il y a deux méthodes opposées dans le parti républicain. Pour nous, la République est un instrument pour arriver à la solution de la question sociale. M. Naquet, candidat, à Apt (Vaucluse), et concurrent de M. Gambetta à Marseille, avait engagé, dès 1875, dans le journal l'Évènement, une campagne très vive contre le leader trop influent des gauches. Il disait, dès lors, dans une réunion publique, à Marseille : Trompée en février et en juillet, la gauche doit renoncer à sa politique d'abandon. J'ai voté la constitution, je le regrette, mais les affirmations des négociateurs de la gauche, auxquelles j'ai dei ajouter foi, ne me permirent pas de juger autrement ; nous avons aujourd'hui la monarchie sans le monarque ou plutôt avec un monarque élu, non héréditaire il est vrai, mais rééligible. Gambetta et ses amis sont dans l'ornière constitutionnelle ; qu'ils y restent puisqu'ils le jugent utile, qu'ils représentent l'élément républicain conservateur. Mais il faut constituer en dehors d'eux un groupe d'avant-garde, de combat démocratique. Il est indispensable, aux prochaines élections, d'abandonner le nom de M. Gambetta aux départements moins avancés. Plébisciter sur sa tête à Lyon, Paris, Marseille, ce serait lui reconnaître encore la direction de l'opinion radicale la plus avancée, ce serait approuver sa politique de concession et de passivité. Le Midi n'est pas de cet avis. Voilà pourquoi nous devons confesser hautement notre foi intransigeante et progressiste : En avant ! Les principaux points du programme de M. Naquet étaient : Révision, — assemblée unique, révoquant à son gré le pouvoir exécutif, — appel direct au peuple comme en 1793, — liberté absolue de la presse et des réunions, — droit d'association, — séparation de l'Église et de l'État — service militaire obligatoire, effectif. Dans l'ordre économique : rachat de la Banque, des mines et des chemins de fer, — impôt progressif sur le capital on sur le revenu, — divorce ; la femme, au civil, égale de l'homme : — éducation intégrale pareille pour les deux sexes. En Vaucluse, M. Naquet, forçant encore ce programme, accepta en plus : amnistie, tribunaux éligibles, suppression des armées permanentes et leur remplacement par la nation armée, rentrée du gouvernement à Paris. C'était le programme extrême, le programme intransigeant. Il était soutenu par un nombre appréciable de candidats. M. Madier de Montjau, qui se présente dans la Drôme, écrit à M. Naquet une lettre d'adhésion : Il se refuse à tout sacrifier à la conciliation, en vue de concessions qui ne viennent jamais. Chassons les illusions décevantes, ajoute-t-il ; car on est un parti de combat ayant besoin de vigilance, d'énergie, de dévouement, de fermeté inflexible envers les alliés, d'attitude ferme et courageuse devant l'ennemi, tant qu'on n'est pas au pouvoir. Soutenir cette thèse, ce n'est pas diviser, affaiblir, décourager le parti républicain, comme on se plait, de phis d'un côté à le dire : c'est accomplir son devoir. A Paris, M. Louis Blanc était candidat dans le Ve et le XIIIe arrondissement. On l'avait sollicité de divers côtés. Mais, souffrant, il n'avait pu faire, en personne, la campagne électorale. Sa profession de foi était relativement modérée : Il n'y a qu'un souverain, la nation. Il n'y a de possible avec la souveraineté du peuple que la République. — La République a pour but l'amélioration du sort de tous. — La subordination du pouvoir exécutif au pou où' législatif est une conséquence de la souveraineté du peuple. — Partout où l'État, au lieu de dominer l'Église, est dominé par elle, il y a danger pour la plus féconde des libertés, celle de l'esprit humain. — Le cléricalisme est le véritable péril social. Ces principes posés comme points où il faut atteindre, M. Louis Blanc fait appel à la prudence et à la modération, à l'union de toutes les forces républicaines qui, seules, sont véritablement conservatrices. M. Charles Floquet, ancien président du conseil municipal
de Paris, posait sa candidature dans le XIe arrondissement, où il était
populaire. Cette candidature avait un caractère particulièrement municipal.
Les velléités d'autonomie communale de la ville de Paris, dernières traces
des idées bien atténuées de la Communie, subsistaient au conseil municipal,
qui avait engagé contre l'État, au nom de ces idées, une campagne plus
bruyante qu'efficace. Aux élections sénatoriales, M. Floquet avait précisé
ainsi ses vues politiques : A vous de juger si le
conseil municipal de Paris a fait son devoir. Si ces noms, calomniés depuis
cinq ans, les noms de Thulié, de Clémenceau, le mien, ne méritent pas une
réparation. On a parlé de République sans républicains, de transigeants, d'intransigeants.
Je ne veux pas être enrôlé ; je suis républicain résolu, radical. J'accepte
le programme tout entier (c'était le
programme Laurent-Pichat) dans toutes ses
parties. Quant à l'amnistie, je l'accepte, je l'appelle de tous mes vœux. M. Georges Clémenceau, alors président du conseil municipal, était candidat dans le XVIIIe. Son programme était celui de l'extrême gauche. Au point de vue municipal, il réclamait : l'élection des maires par les conseils municipaux, l'affranchissement de la commune. Il avait organisé de nombreuses réunions publiques où son éloquence criblait ses adversaires, et parfois ses alliés, de Mèches barbelées : Les républicains conservateurs demandent à la République son minimum, nous son maximum. Nous, les républicains radicaux, nous voulons la République pour ses conséquences naturelles : les grandes et fécondes réformes sociales qu'elle entraine... Il ne s'agira plus que de savoir s'il faut accélérer ou ralentir notre marche en avant dans l'accomplissement depuis si longtemps poursuivi de la réorganisation démocratique et sociale de la société française. Le programme des radicaux avait été rédigé par M. Allain-Targé, candidat dans le XIVe arrondissement, à Paris, contre l'ex-général de la Commune, Cremer. Amnistie, suppression de l'état de siège, liberté de réunion et d'association, instruction primaire gratuite, obligatoire et laïque, défense de la société civile contre l'envahissement clérical, service militaire obligatoire pour tous, élection des maires par les conseillers municipaux, révision des impôts tendant à dégrever le travail, décharge des taxes d'octroi et de consommation, séparation de l'Église et de l'État. Ce programme obtenait, avec des nuances diverses, l'adhésion de M. Henri Brisson qui le qualifie le programme de la République radicale et qui insiste plus spécialement sur la fameuse formule : défense de la société civile contre l'envahissement clérical : de M. Barodet, candidat contre M. Vautrain, modéré, dans le IVe arrondissement : de M. Eugène Spuller, candidat dans le IIIe arrondissement, à la fois contre M. Bonnet-Duverdier, intransigeant, et contre M. Dietz-Monin, député sortant, républicain conservateur : de M. Émile Deschanel, candidat à Courbevoie (Seine). Le parti républicain porte partout des hommes qui seront bientôt les chefs de la majorité et du pays. Voici les futurs présidents de la République : leur caractère particulier, l'évolution des gouvernements auxquels ils présideront, la permanence des vues et des doctrines sous le flot tumultueux (les événements, se dessinent, dès cette heure où leurs noms s'inscrivent définitivement ou apparaissent pour la première fois dans l'histoire. M. Jules Grévy est un vieux routier. Il se présente à Dôle, dans le Jura : Je suis ce que j'ai toujours été : M. Jules Grévy, un homme d'ordre, de liberté et de progrès, un républicain convaincu par l'histoire de nos quatre-vingts dernières années et, par l'état démocratique de la société française que la République est devenue le gouvernement nécessaire de notre pays et de notre temps... Gouvernement du pays par le pays dans sa réalité et sa sincérité, la République est le gouvernement le plus fort qu'il soit donné aux hommes de constituer... C'est lui qui, depuis cinq ans, a réparé nos désastres. Quel autre s'offrit en 1871 pour assumer cette tache ? M. Sadi Carnot est candidat dans la Côte-d'Or où le nom des Carnot représente les traditions républicaines. M. Sadi Carnot est un héritier. Il s'exprime ainsi : La République peut seule apaiser nos anciennes dissidences seule, elle n'est pas un gouvernement de parti... Elle groupera toutes les bonnes volontés et une ère de calme, d'ordre et de liberté rendra à la France la place qui lui revient dans le monde... M. Casimir-Perier, autre héritier, autre dynaste, est candidat dans l'Aube (Nogent-sur-Seine). Les origines républicaines sont moins pures. Cependant, il peut invoquer le nom de son père comme celui d'un des fondateurs du régime. Quant à moi, puisque c'est mon devoir de candidat de parler de moi, parvenu à l'âge d'homme vers la fin de l'empire, je n'ai jamais souhaité qu'un gouvernement : la République. J'affirme donc ici que la République est le gouvernement qui a toutes mes préférences... Je serai inébranlable à mon poste pour y défendre la République. Félix Faure est un homme nouveau. Il se présentait dans la première circonscription du Havre contre M. Le Cesne. Il ne réussit pas. Dans la Drôme, à Montélimar, M. Émile Loubet n'a pas de concurrent. Il réclame la restitution de toutes les libertés politiques, le droit pour les communes d'élire leur maire ; il promet de défendre la société civile et les lois qui l'ont constituée depuis 1789 contre tout empiétement, envahissement et tendance de domination de la puissance cléricale, l'amnistie sauf pour les crimes de droit commun ; il siégera sur les bancs de la gauche modérée, à côté de M. Jules Grévy. M. Armand Fallières, enfin, était candidat dans l'arrondissement de Nérac contre un bonapartiste : Bien aveugle qui ne voit pas qu'après tant de secousses et de malheurs, ce qu'il faut à la France, c'est le repos, la tranquillité, l'assurance du lendemain et que, dans un pays de suffrage universel, la forme républicaine peut seule assurer ces bienfaits... Laissons à l'expérience et au temps le soin de préparer les améliorations nécessaires... Le maréchal de Mac Mahon, qui est investi de la plus haute magistrature de la République, pratiquera sincèrement, nous en avons la certitude, les institutions confiées à sa garde et dont le maintien est garanti par sa parole d'honnête homme et de soldat. Maintenant les hommes de gouvernement : M. Jules Ferry, dans les Vosges (Saint-Dié), après avoir rappelé son attitude à l'Assemblée
nationale, dit : J'apporterai, dans la
législature qui va s'ouvrir, le même esprit de mesure et de sagesse pratique...
Laissons les ennemis de nos institutions prendre la révision
pour drapeau. La France veut une politique libérale. Dans une réunion
publique, M. Jules Ferry dit encore : Le moment
n'est pas verni de renoncer à la politique de transaction. Traitons les
questions pratiquement, l'une après l'autre. Acclimatons la République. M. Constans, qui se présente dans la première circonscription de Toulouse, dit : Le rôle du parti républicain comme parti d'opposition est fini. Il est désormais un parti de gouvernement... Il dit encore : Je serai avec Gambetta, je suivrai sa politique, sans jamais aller au delà. M. Jules Méline n'a pas de concurrent à Remiremont, dans les Vosges. Son chef de file c'est M. Thiers : M. Thiers s'est attaché avant tout à habituer doucement les esprits au changement dans la forme du gouvernement... Sans doute, le parti républicain doit toujours avoir en vue le programme dont il poursuit la réalisation. Mais, pour l'atteindre, il faut qu'il se résigne à y mettre le temps ; c'est encore la manière d'aller vite. Tout près des amis les plus modérés de M. Gambetta, les anciens chefs (lu centre gauche, représentants attitrés de la bourgeoisie, sont déjà moins nombreux, décimés par l'âge ou par les élections sénatoriales, déroutés sur l'aire plus vaste du suffrage universel démocratique. M. Christophle (Orne) recommande aux républicains la modération en s'appuyant sur le nom respecté du maréchal de Mac Mahon. M. Beaussire (dans la Vendée) : Je suis un homme d'ordre... Je veux l'application sincère et la pratique loyale de cette constitution qui a fondé en France une République sage, libérale, ouverte à tous. M. Léon Renault a quitté la préfecture de police pour poser en Seine-et-Oise (Corbeil) une candidature nettement constitutionnelle. C'est un esprit fin et vif, un orateur distingué : il s'apprête à jouer un rôle : ces adhésions sont de celles qui indiquent où est l'avenir. Passionné seulement pour le bien et l'honneur de notre patrie, dit-il, j'ai accepté et soutiendrai sans arrière-pensée les institutions républicaines que l'Assemblée nationale a fondées. Confiées à la garde de l'illustre maréchal, ces institutions sont rassurantes pour les hommes d'État. M. Léon Renault est un ami personnel du duc Decazes : une nuance bien faible sépare l'ancien préfet de police du ministre des affaires étrangères, qui se présente dans le VIIIe arrondissement de Paris comme candidat constitutionnel. Le duc Decazes est combattu par M. Raoul Duval, bonapartiste, et par M. Chauffour, républicain. Au second tour, le candidat républicain se désistera en faveur du duc Decazes, faisant ainsi le pont pour l'accession définitive de l'ami des princes d'Orléans à la République. Le duc Decazes, avec sa finesse déprise, pressent et ménage, dès le premier jour, l'évolution qu'il accomplira bientôt : La constitution, je l'ai votée et je ne veux pas chercher des armes contre elle dans le droit de révision... je la respecterai et la servirai loyalement, sans arrière-pensée. De même, M. Louis Passy, sous-secrétaire d'État aux finances, près de M. Léon Say : c'est encore une complète de la République, de la République conservatrice : Le caractère de ma candidature est franchement constitutionnel et libéral. Mes paroles antérieures (en réponse à l'amiral La Roncière Le Noury) impliquent nia franche adhésion à la constitution du 25 février et mon dévouement à la politique d'apaisement que poursuit le maréchal de Mac Mahon. Ainsi, de l'extrême gauche au centre le plus pille, les nuances infinies de l'opinion républicaine se juxtaposaient. Le parti était un parti vivant et multiforme, pareil à la nation elle-même. Cependant, à ce moment si proche encore (les heures périlleuses, un sentiment de discipline subsistait ; sauf quelques exceptions, on allait la main dans la main vers un but unique : Il s'agit aujourd'hui, disait un des principaux organes républicains, de faire affirmer la République par la France et d'enlever le pouvoir à M. Buffet. Il n'y a pas d'autre plate-forme[8]. Dans l'opposition de droite, le principe même de la République n'est pas absolument repoussé. Combien sont rares les candidats qui déploient bravement le drapeau monarchiste ! Au fond, sauf quelques légitimistes et la bruyante fraction du bonapartisme militant, c'est sur la question religieuse que se fait la coupure. Les catholiques, se sentant d'avance en minorité, se réclament déjà de la liberté : Le principe de la République étant légalement établi, dit M. Keller, candidat dans le Haut-Rhin, nous devons en faire l'application sincère, mais en le préservant des passions anarchiques et antireligieuses qui seraient sa condamnation. Je suis prêt à défendre le maréchal de Mac Mahon contre les radicaux et les bonapartistes... Soutenons les libertés religieuses et les principes conservateurs sans lesquels aucun gouvernement ne saurait durer... Le vrai leader des futures droites catholiques, c'est le
comte de Mun. Il est candidat à Pontivy, dans le Morbihan. Sa profession de
foi écarte le point de vue politique : Convaincu que
la foi catholique est, dans l'ordre social aussi bien que dans l'ordre
politique, la base nécessaire des lois let des institutions ; que seule elle
peut porter remède au mal révolutionnaire, conjurer ses effets et assurer
ainsi le salut de la France, j'ai la ferme résolution, quel que soit le terrain
où Dieu m'appelle à le servir, de me dévouer sans réserve à la défense de ces
principes. Le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia est candidat à Mamers, dans la Sarthe : c'est lui qui a déposé, le 15 juin 1874, la motion tendant à restaurer la monarchie. C'est un homme sincère. Pourtant, sa profession de foi s'en tient aux généralités sur les idées conservatrices et à l'éloge coutumier du maréchal de Mac Mahon : Ma seule ambition est de me rendre utile à mon pays en servant vos intérêts. J'ai contribué à faire accepter le pouvoir au maréchal de Mac Mahon : au moment où la révolution menace, il ne trouvera pas de défenseur plus énergique et plus dévoué que moi. Du fond de la Vendée s'élève l'appel mélancolique et presque isolé du marquis de La Rochejaquelein : c'est la voix légitimiste : un monde qui s'écroule, une page de l'histoire qui s'efface : Je viens, après cinq années de luttes et de labeurs, pendant lesquelles, malgré bien des déboires, nous sommes parvenus cependant à assurer la paix. à écraser l'émeute triomphante, à consolider l'ordre, à rétablir les finances et à donner un essor plus libéral à l'enseignement. — je viens vous dire que je suis prit à reprendre le fardeau de la vie publique... Vous connaissez mes convictions monarchiques, vous me savez conservateur de tout ce que vous aimez : la religion, la famille, la propriété... Si vous le voulez encore, je suis prêt... Je les défendrai de toute mon énergie... Vox clamantis in deserto ! Les bonapartistes forment un groupe plus vivant et plus sûr de lui. Le jeune chef du néo-bonapartisme dont le vigoureux entrain a si vivement mené la charge dans les dernières sessions de l'Assemblée nationale, M. Raoul Duval, est encore sur la brèche. Il a quitté la Seine-Inférieure et il se présente à la fois à Paris et dans le département de l'Eure (à Louviers). Au début de la campagne, il ne cache pas ses sentiments bonapartistes : Partisan de la souveraineté nationale et résolu à accepter sa décision, quelle qu'elle soit, j'ai proposé et soutenu le recours direct au pays comme le moyen le plus sincère et le plus sûr de connaître ses préférences... Il résume ainsi son programme : Obéissance aux lois constitutionnelles, respect des pouvoirs conférés par ces lois au maréchal de Mac Mahon, choix définitif du gouvernement réservé au pays directement consulté. Mais, mis en ballottage, au second tour il sentira le besoin de modifier sa position : il évoluera finement et par une appréciation exacte des élections au premier tour : Presque partout les républicains modérés ont succombé, tout aussi bien que l'ancien parti de gouvernement. Il importe donc au bien de la France et à la durée même des institutions républicaines que le scrutin de dimanche prochain apporte dans la composition de la Chambre législative des éléments de tempérament et de modération. Les vieux bonapartistes ne pouvaient avoir de ces souplesses. Des antinomies violentes s'affirmaient dans le sein du parti entre les rares amis du prince Napoléon et ceux qui suivaient l'impératrice Eugénie : il y avait, dès lors, deux bonapartismes : un bonapartisme rouge et démocrate, un bonapartisme blanc et clérical. Cette querelle fut publique. M. Rouher, déjà candidat dans deux circonscriptions, à Riom et à Bastia, lutte à Ajaccio, contre le prince Napoléon. Le prince impérial le soutient par une lettre dure pour son parent : Les Corses ont le sentiment du devoir et de l'honneur ; c'est un hommage qu'ils rendront à ces deux vertus en nommant un homme qui n'a jamais failli ni à l'un ni à l'autre. Dans une autre lettre, le prince impérial, plus précis encore, disait : Le prince Napoléon se porte contre ma volonté ; il s'appuie sur nos ennemis ; je suis forcé de le traiter comme tel. Le prince Napoléon ripostait : M'inspirant de l'esprit de Napoléon Ier, je vous dis : La forme du gouvernement n'est pas en question ; elle existe, je l'accepte franchement... Ce que je veux, c'est l'organisation de notre démocratie... M. Rouher se présente contre moi... Mes adversaires sont toujours réactionnaires ; — quant à moi, si vos suffrages m'envoient à l'Assemblée, je serai toujours démocrate et partisan du progrès. M. Rouher, M. Haentjens (Sarthe : Le Mans 2e), M. Jolibois (Charente-Inférieure : Saintes 2e) consentaient à faire l'expérience des institutions nouvelles ; eux aussi invoquaient le nom du maréchal de Mac Mahon, duc de Magenta, qu'ils compromettaient MI peu. Leur dernier mot était toujours : la révision et l'appel au peuple : Le suffrage universel, l'appel au peuple, écrit M. Rouher, sont désormais, dans cette société démocratique, les seules bases sur lesquelles puissent reposer un gouvernement stable, fort et respecté. Les uns pensent que le peuple consulté confirmerait la République. J'ai, pour moi, la confiance absolue qu'il rétablirait l'empire. M. Paul de Cassagnac, plus fantaisiste, mais aussi plus ferme au point de vue catholique, ouvrait un champ plus vaste à sa future et furieuse opposition : Ma devise est en deuil, elle est veuve de l'empereur... Mais j'ai encore pour cri de ralliement : Dieu et la France... Devons-nous gêner le maréchal de Mac Mahon dans l'accomplissement de sa mission providentielle ? Non, mille fois non... Électeurs, si vous êtes royalistes, ne me nommez pas. Je respecte la royauté, c'est vrai, mais je n'en veux pas. Si vous êtes républicains, ne me nommez pas davantage ; car je suis l'implacable ennemi de la République... Après le maréchal, si le peuple français le veut, je ne vois que le candidat populaire, celui qui n'est encore que le prince impérial, et qui s'appellera, de par la loi et la volonté nationale, Napoléon IV ! Dans le parti conservateur, M. Paul de Cassagnac était le seul qui osât s'exprimer avec tant de franchise. En général, les mots atténués couvraient les convictions dissimulées ou effacées. La faiblesse, pour ces hommes, était le manque de netteté et de parti pris. On disait Iran à tout, et c'était tout le programme. Jamais les torys français ne montrèrent mieux leur impuissance à prévoir, à déterminer ou à saisir les courants. On le leur reprochait : Trouvez-vous donc que le monde soit parfait Devrons-nous rester éternellement dans la satisfaction inerte et béate du statu quo ? Oubliez-vous le mot de Royer-Collard : Les constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil ? — Ils l'oubliaient. Ils l'oublieront longtemps, toujours. Les ménagements du monde, des intérêts, des situations acquises bornaient leur vue et leur effort ; la critique vaine des initiatives, l'invective amère ou la plaisanterie frivole alimentaient leur verve. Pâle et faible grimace en réponse à l'interrogation inquiète des foules et du suffrage universel. On vota, le 20 février, dans un calme parfait. Sur 533 sièges, les républicains de toutes nuances en obtinrent 300, 40 au centre gauche, 180 à la gauche, 80 à l'extrême gauche, parmi lesquels on comptait une douzaine d'intransigeants. Les constitutionnels libéraux eurent 20 sièges, les monarchistes de droite et du centre droit plus ou moins affirmés 45, les légitimistes purs 20, les bonapartistes 50. Dans 105 circonscriptions, il y avait ballottage. Les centres étaient écrasés. Les partis avancés l'emportaient au premier tour. La plupart des chefs de la droite, les notoriétés de l'Assemblée nationale restaient sur le carreau : MM. le duc Decazes et de Bonald dans l'Aveyron, MM. Target et Cornélis de Witt dans le Calvados, M. Numa Baragnon dans le Gard, M. de Carayon-Latour dans la Gironde, M. de Cazenove de Pradine dans le Lot-et-Garonne, M. Amédée Lefèvre-Pontalis dans Eure-et-Loir, M. Antonin Lefèvre-Pontalis dans le Nord, M. Albert Desjardins dans l'Oise, M. Sens dans le Pas-de-Calais, M. Dandelarre dans la Haute-Saône, M. d'Haussonville en Seine-et-Marne, M. Ernoul dans la Haute-Vienne, M. Ravinel dans les Vosges, M. Baudot dans l'Yonne, étaient battus. Un désastre ! Le gros événement du scrutin, c'était la quadruple défaite de M. Buffet dans les Vosges, la Meuse, le Cher et Tarn-et-Garonne, et, par contre, la quadruple élection de M. Gambetta à Paris, Marseille, Lille et Bordeaux. M. Thiers était élu à Paris dans le IXe arrondissement, M. Léon Renault en Seine-et-Oise, M. Dufaure à La Rochelle. La plupart des députés parisiens, MM. Lockroy, Clémenceau, Raspail, appartenaient aux partis extrêmes. M. Vautrain était battu par M. Barodet dans le VIIIe arrondissement : le duc Decazes était en ballottage. On remarquait, parmi les nouveaux élus républicains : MM. Spuller, Liouville, Albert Joly, Devès, Antonin Proust, Allain-Targé, Menier, Jean Casimir-Perier, Emile Deschanel, Floquet, Raspail, Marcelin Pellet, Constans, Fallières, Martin-Feuillée, Cornil, etc., etc. III Le premier effet à droite fut le complet désarroi[9]. Mais, presque aussitôt, on eut l'idée de profiter de l'émoi provoqué par ce mouvement si accentué à gauche. La Bourse baisse. Le 3 % tombe subitement de 67,85 à 65,75, perdant ainsi plus de deux points. Il ne devait reprendre les positions antérieures que trois mois plus tard. Sous cette impression d'effarement, certains publicistes de droite conseillent au maréchal de Mac Mahon de tenter un coup d'État avant que le nouveau parlement soit constitué. Il semble même que cette pensée ait occupé un instant l'esprit des personnages considérables qui entouraient le maréchal : ils tenaient encore le pouvoir et tout leur manquait à la fois. Ce sont de ces heures où les hommes donnent leur mesure. Le maréchal tordait sa moustache, écoutant les uns et les autres : Je ne manquai pas de lui faire connaitre mon sentiment, écrit M. de Meaux, qui se prononçait pour la résistance. Connue je sortais de son cabinet, je rencontrai la maréchale attristée et perplexe qui m'interrogea. Au premier abord, l'avis que j'ouvrais avait paru la surprendre et lui agréer ; j'ai noté les paroles qu'elle me dit à ce propos, puisqu'elles n'ont semblé représenter assez exactement le maréchal tel qu'il m'est apparu en plus d'une circonstance critique : — Faites voir du monde, faites voir des hommes de bon conseil à mon mari. Il n'a pas l'habitude de la politique ; il peut ne pas la deviner, mais quand on lui montre les choses, il n'est pas aveuglé par l'intérêt personnel ; il ne veut que le bien : et alors, il discerne le vrai, il s'élève au-dessus des brouillards[10]. Appréciation perspicace et exacte. Le maréchal cherchait à s'élever au-dessus des brouillards. Tout le haut personnel du parti s'était rassemblé à la présidence, dans le cabinet du vicomte d'Harcourt. Le duc de Broglie était accouru de son département. On s'expliqua d'abord hors de la présence du maréchal. M. Bullet demandait, la résistance immédiate ; M. de Meaux l'appuyait. Le duc de Broglie était d'un avis contraire : Engager la lutte sans plus attendre, c'est compromettre en pure perte nos dernières ressources : le maréchal et le Sénat. Mieux vaut laisser à la Chambre le temps de se démasquer, de se discréditer par ses excès mêmes. La majorité des hommes qui assistaient à ce conseil improvisé penchait vers l'avis du duc de Broglie. Le maréchal voulut entendre, en même temps, seuls à seuls, le duc de Broglie et M. Buffet. Ils entrèrent avec lui dans son cabinet. Ce fut la scène de Cinna et de Maxime : Rome, Auguste, l'État, tout est dans votre main... L'avis du duc de Broglie prévalut. M. de Meaux attendait au ministère de l'intérieur, Le maréchal place Beauvau, en face de l'Élysée, la décision du maréchal. M. Buffet revint navré. Le maréchal voyant son armée défaite et découragée se résigne à une première retraite... M. Buffet, n'avait plus qu'à se retirer. Le vicomte de Meaux quittait avec lui le ministère. M. Buffet, battu, avait perdu toute autorité, même auprès de son parti. Abandonné, repoussé, impopulaire, il se tenait, malgré tout, droit et obstiné. M. de Meaux dit qu'il ne le vit pas courber la tête. Je me rappelais le juste de l'ancienne Rome : Justum et tenacem propositi virum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mente qualit solida... On offrit au vice-président du conseil une candidature de revanche dans le département de la Gironde. 11 déclina cette proposition : Je suis très touché, écrivait-il, mais il y aurait, de ma part, défaut de dignité à tenter une nouvelle candidature après tant d'échecs successifs... La circonscription est excellente, disent-ils ; ils ne se doutent pas de ce qu'elle deviendrait si j'acceptais leur proposition. Tous les moyens d'action du parti démagogique y seraient à l'instant concentrés, et le résultat que j'obtiendrais serait de rendre mauvaise une circonscription conservatrice aujourd'hui... Sans illusion dans la chute, comme sans enthousiasme au pouvoir. Le jeudi 24 février, un décret parut à l'Officiel nommant M. Dufaure vice-président du conseil et lui conférant, par intérim, les fonctions de ministre de l'intérieur. M. de Meaux restait chargé provisoirement des affaires de son département. Cette mesure est très importante parce qu'elle décide, avant même que le parlement soit réuni, de l'orientation du futur gouvernement. Promptement prise, elle avait été débattue et réfléchie. La perspicacité du duc de Broglie avait discerné l'avantage qu'il y avait à barrer de primesaut la route à M. Gambetta par un habile jalonnement de cabinets intermédiaires. On embrouillait, on divisait pour continuer à régner. M. Buffet n'aurait pas imaginé ce fin du fin de la politique. Il était d'une autre nature et d'une autre race. Quant à M. Dufaure, il accepta le pouvoir avec la tranquille bonne foi d'un homme convaincu, comme tout son parti, que la sagesse s'arrêtait à lui et que la France était centre gauche. M. Gambetta comprit le danger : dans l'intervalle des deux scrutins, il saisit la première occasion qui lui fut offerte : il parla à Lyon. Il prononça un discours qui, passant au-dessus de l'auditoire populaire, visait le maréchal : discours ministre, discours d'État. La conception du gouvernement nouveau, s'appuyant à la fois sur la nouvelle Chambre et sur la personne du maréchal, y était définie d'un trait ferme. M. Gambetta jugeait qu'il fallait dire anticlérical avec le parlement et modéré avec la présidence. L'anticléricalisme était la rançon de la modération : il donnait ses raisons, il s'expliquait, pour ainsi dire, par un ordre d'arguments qui, de tous, était le plus capable de frapper l'Élysée, les considérations de politique extérieure : Ce qui se dégage avant tout des élections, c'est leur caractère de répudiation de l'esprit clérical au dedans et au dehors. La politique cléricale a inspiré tous les actes de la majorité de l'Assemblée nationale. Le système menaçait toutes les libertés publiques et les étouffait en silence sous une chape de plomb... il ne laissait rien en dehors de sa prise, dans la famille, dans l'école, dans l'armée. dans le parlement. Eh bien, la France s'est levée, elle a eu peur, peur de l'ancien régime, peur de l'esprit théocratique. Elle s'est levée : il faut rompre, une bonne fois, avec une doctrine à laquelle on ne fera jamais sa part. Il faut rompre d'autant plus, qu'au dehors même il y va de la sécurité du pays : Cette recrudescence de l'esprit ultramontain en France pourrait devenir un jour le point de départ d'une diplomatie extérieure... ayant pour but de diviser, au dehors, les nations en deux camps, celles qui tiendraient pour le Vatican et celles qui tiendraient pour la liberté moderne... C'est une politique dans laquelle nous n'avons pas a nous engager... Craignons l'esprit de propagande exagéré, de prosélytisme excessif. Faisons notre œuvre chez nous, pour nous, avec nos concitoyens. Nous n'avons rien à attendre de l'esprit de cosmopolitisme et de prosélytisme a outrance : c'est la politique du second empire qui nous a conduits à la triste situation extérieure où nous sommes. Il faut que la République française soit considérée non seulement par les peuples, mais par les gouvernements de l'Europe, comme un gage de paix et de salut général. L'orateur se retourne ensuite vers le dedans ; c'est
maintenant à l'Élysée qu'il s'adresse directement : l'intérieur,
la France a voulu assurer une majorité qui ne sera pas une majorité
d'opposition systématique, mais une majorité de gouvernement... L'homme qui est à la tête de l'État, qui est le premier
magistrat de la République, le
président de la République, peut être assuré que ce lie seront pas les
républicains qui mettront en question,
soit pour les affaiblir, soit pour les
amoindrir, soit pour les changer, les pouvoirs qu'il tient du pacte
fondamental lui-même. Nous pouvons
même dire : quelle qu'ait été notre attitude au 24 mai, — qui n'était qu'une coalition avant pour but de ramener la
monarchie, — qu'il n'a pas dépendu de nous
que la personne et le chef de l'État n'aient pas été toujours mis au-dessus des partis...
Voilà la vérité.
Nous voulons la constitution, toute la constitution... Elle est notre garantie, notre force, le pacte d'alliance, le signe de l'ordre public entre
les partis qui sont inévitablement libéraux et les républicains. Puisque
nous sommes les plus forts, nous devons être modérés... La politique doit être la même que celle qui a l'ait la
constitution. Il ne faut pas tenir rigueur aux libéraux, aux parlementaires
qui s'entêtaient dans la politique des classes dirigeantes. S'ils viennent à
nous, il faudra les accueillir, leur ouvrir nos rangs et leur dire : Tant
mieux ! venez exercer la légitime influence qui vous appartient. Nous ne
sommes pas une République fermée, etc. Il n'est pas jusqu'aux ennemis déclarés du régime que M.
Gambetta ne vise dans ce remarquable effort : ... Quand
on est aux prises avec l'adversaire, quand on lutte pour conquérir la
position qui vous est légitimement due, alors on peut se livrer à tous les
éclats de la passion, à toutes les suggestions de son tempérament et de son
cœur : mais, dès qu'on est vainqueur, la situation devient tout autre ; il
faut se surveiller doublement ; car,
comme disait un ancien, il a quelque chose de plus difficile à supporter que l'adversité,
c'est la bonne fortune. Et
M. Gambetta conclut : Quand nous aurons établi la
consistance et la ferme union du parti républicain, quand nous aurons montré à tous que celle sagesse n'était pas
une sagesse d'un jour, mais un ferme dessein que rien ne pourra ébranler ni
faire fléchir, alors la République française sera non seulement fondée dans
le pays, mais elle sera inébranlablement ancrée dans les sympathies du monde. N'est-il pas digne de remarque qu'au même moment, et sans entente assurément, deux des hommes d'État les plus autorisés de ce temps, le duc de Broglie et M. Gambetta, donnaient, l'un au maréchal, l'autre au suffrage universel, des conseils de modération ? On se rapprochait, on se cherchait... mais on ne se rencontrait pas. Tant les méfiances, les passions, les entêtements qu'on appelle convictions, sont ancrés dans l'erreur ; tant il est fatal que les plus éclairés et les plus sages se règlent sur les plus aveugles et les plus intempérants ! Si M. Gambetta eût fait un pas de plus, il eût passé pour traitre. On l'accusait déjà. Cet étonnant discours de Lyon est, un trait de hardiesse tellement singulier et désorbité, qu'il fut à peine compris. La main ouverte, le bras tendu retombèrent impuissants. Les partis sont des bataillons en marche que les traînards alourdissent et retardent : il faut les attendre et se mettre ii leur pas. La vie politique devient ainsi une complication de fautes inévitables où l'illusion du progrès n'est trop souvent qu'un piétinement dans la boue. L'idéal entrevu est si loin ; l'obstacle si proche et si instant ! L'existence s'use contre lui et l'homme qui le brise n'a pas repris haleine qu'il est mort. Les scrutins de ballottage avaient été fixés au 5 mars. Les sentiments s'étaient modifiés dans l'intervalle des deux tours. A droite, on savait maintenant combien les divisions des partis conservateurs, rendues plus âpres par le vote localisé, avaient été funestes. Le bonapartisme, qui avait affirmé d'abord son isolement, — chacun pour soi, avait dit M. Rouher, — se montrait disposé entrer dans des combinaisons dont il serait le bon marchand. Le centre droit, devenu moins fier, accédait l'organisation d'une République libérale ; on a préféré ne pas couper les câbles : Il est tel républicain modéré, écrivait, en faisant les yeux doux, le Journal de Paris, que nous considérons comme beaucoup plus conservateur que tel bonapartiste. A Paris, M. Chauffour se désistait en faveur du duc Decazes, et M. Langlois au profil de M. Frébault, radical, pour barrer la route à MM. Raoul Duval et Bartholoni. L'extrême gauche elle-même atténuait son intransigeance : elle entrait en accommodement. Un tassement vers les centres se produit. Un mouvement de recul paraissait se prononcer dans le pais en présence du résultat du premier tour. Et puis, par la démission de M. Buffet, la violence des passions était tombée. Le suffrage républicain, même le suffrage avancé, craignait de compromettre le succès. Une fois la République assurée, il fallait avant tout fonder un gouvernement. On détestait encore la réaction, mais on appréhendait non moins l'anarchie. M. Dufaure était une garantie. La pente dos esprits, les rapprochant du centre, consolidait le cabinet. Tel fut, en effet, le résultat des scrutins. de ballottage. Sur 105 sièges restant à pourvoir, 56 furent acquis aux républicains de nuance plus modérée, aux constitutionnels, 12 aux monarchistes de droite et du centre droit, 7 aux légitimistes purs, 6 aux bonapartistes ; en tout 49 conservateurs contre 56 républicains. Le succès du premier tour ne s'accentuait pas. Un bonapartiste, qui suit attentivement les oscillations de l'opinion, les décrit à sa façon : Le résultat des élections a été la continuation de la peur. Tout le monde est inquiet et diversement : la masse craint le triomphe des radicaux avec les violences qui le suivent : M. Gambetta craint sa queue qui veut le pousser plus loin qu'il ne juge sage d'aller ; les radicaux sont embarrassés de leur victoire et ne savent comment s'en servir ; le gouvernement est gêné pour former un ministère. M. Thiers, lui-même, commence à comprendre qu'il pourrait bien être débordé. M. X. Marinier lui disait, il y a deux ou trois jours, dans un salon : — Il faut que vous fassiez une seconde libération du territoire. Il entendait les radicaux. M. Thiers prit un air très sérieux et lui répondit : — Vous plaisantez, mais c'est beaucoup plus difficile que vous ne pensez. Lui aussi est inquiet : — Lors de l'élection Barodet, a-t-il ajouté, on accusait le gouvernement d'aller trop vite ; que peut-on dire maintenant ![11] En résumé, la Chambre des députés comptait environ, sur 533 membres élus, et sans faire état des élections multiples, 340 républicains, dont 98 d'extrême gauche, 194 de gauche, 48 du centre gauche ; en plus, 22 constitutionnels. Donc, un seul groupe bien compact, celui de la gauche, atteignait presque 200 membres : c'était le pari sur lequel s'appuyait M. Gambetta : mais l'ardeur de l'extrême gauche et le particularisme du centre gauche devaient bientôt entraver sa jeune autorité. Les minorités de droite se composaient de 55 députés des anciennes droites et du centre droit, de 25 légitimistes purs et de 75 bonapartistes. Là aussi, les situations étaient complexes, confuses : les dissentiments s'accentuaient. C'était, en tout cas, un bouleversement complet de l'état de choses antérieur. L'Assemblée nationale était bien morte. Une cérémonie solennelle consacra le changement de régime. Le mercredi 8 mars 1876 eut, lieu la transmission des pouvoirs. Le bureau subsistant à l'Assemblée nationale et la commission de permanence étaient convoqués pour deux heures. La Chambre des députés devait se réunir à une heure et le Sénat à deux heures et demie. A une heure et demie, la Chambre des députés prit séance sous la présidence de M. Raspail, doyen d'âge. Le bureau est complété par les secrétaires d'âge : MM. Roy de Lonlay, Louis Janvier de La Motte, Sarlande, René Eschassériaux, Marcelin Pellet et Jean Casimir-Perier. Aussitôt, la séance est suspendue pour permettre au bureau d'assister à la transmission des pouvoirs. Les membres du bureau et de la commission de permanence de l'Assemblée nationale sont dans le sa hm d'Hercule, sous la présidence du duc d'Audiffret-Pasquier. M. Martel, président de la commission des grâces, remet ses pouvoirs, qui expirent en même temps que ceux de l'Assemblée. La commission a examiné 8.179 dossiers, prononcé 3.141 commutations ou remises de peines. Le duc d'Audiffret-Pasquier ordonne que les bureaux provisoires des deux Chambres : Sénat, Chambre des députés, soient introduits. Le duc d'Audiffret-Pasquier parle brièvement, aux applaudissements de tous : Librement consultée, la France vient de donner aux décisions de l'Assemblée nationale une éclatante sanction... La constitution républicaine du 25 février a été une œuvre de conciliation et d'apaisement. Il vous appartient, Messieurs, de la continuer, de la défendre. Serrés autour du maréchal de Mac Magon, vous saurez donner à noire pays un gouvernement d'ordre et de paix... Comme nous, vous voudrez le rendre à vos successeurs, pacifié, prospère et libre... C'est la voix de la tradition et celle du progrès. Un vieillard, M. Gaulthier de Romilly, président du bureau provisoire du Sénat, parle à son tour : Le Sénat sera le gardien fidèle de la constitution. Le gouvernement de M. le maréchal de Mac Mahon, président constitutionnel de la République légalement organisée, repose sur la base la plus solide : la sanction du pays, qui veut l'ordre, la liberté et la paix. C'est par l'union intime des pouvoirs publics, le Sénat, la Chambre et le gouvernement, que la France jouira de ces grands bienfaits. Voici maintenant M. Dufaure, pilote désigné des prochaines navigations : tous les yeux sont tournés vers lui : il est l'organe de l'État qui se transforme. Nous sommes délégués par M. le président de la République, mes collègues et moi, pour recevoir de vos mains le pouvoir exécutif avec ses devoirs et ses prérogatives, tel qu'il lui est attribué par la constitution républicaine du 25 février. Nous avons mission de vous déclarer qu'il a l'intime confiance, qu'avec l'aide de Dieu et le concours des deux Chambres, il ne l'exercera jamais que conformément aux lois, pour l'honneur et pour l'intérêt de notre grand et bien-aimé pays. Haute et pleine adhésion la République : proclamation décisive de la souveraineté supérieure de la loi ! Le président, duc d'Audiffret-Pasquier, déclare alors que, les bureaux provisoires du Sénat et de la Chambre des députés étant constitués, les pouvoirs de l'Assemblée nationale sont épuisés. Le Sénat se réunit à deux heures trois quarts. Il entend une allocution de son doyen d'âge, M. Gaulthier de Romilly, qui s'écrie : La France a parlé : la République est fondée ! Le Sénat adopte le règlement de l'Assemblée nationale, se divise en neuf bureaux et renvoie au lendemain, quatre heures, sa prochaine séance. La Chambre, d'autre part, s'est assemblée à deux heures vingt, sous la présidence de son doyen d'âge. M. Raspail. Le savant singulier, le démagogue original, le philosophe et le chimiste populaire, le survivant de 1848 salue l'ère nouvelle. C'est encore une voix du passé : elle évoque aussi l'avenir, non sans gronder (les vieilles colères : Oublions les souvenirs de nos calamités intestines : oublions boules nos discordes, effaçons-en les dernières traces. Réparons nos l'ailles au lien d'en grossir le nombre. C'est à ce prix que la confiance naîtra pour féconder la science, l'industrie, la moralisation et In liberté, ces grandes forces actives de la République. La Chambre, adoptant jusqu'à nouvel ordre le règlement de l'Assemblée nationale, procède à l'élection du bureau. M. Jules Grévy est élu président provisoire par 414 voix ; M. Rameau, vice-président provisoire par 298 voix. La Chambre décide qu'elle se partagera en onze bureaux. Séance le lendemain à trois heures et demie. C'est, désormais, le novus ordo. |
[1] On peut constater cet état d'esprit des minorités, dans la correspondance d'un homme distingué et qui, peut-être, n'a pas rempli tout son mérite, M. CLAMAGERAN. Il écrit, le 20 décembre 1877, après la crise du 16 mai : La présence dans le ministère de trois protestants (quelques-uns disent trois et demi à cause de Mme Bardoux) est significative. C'est, en effet, l'esprit protestant qui a dirigé la marche des choses et emporté la victoire. L'esprit catholique a été vaincu sous ses deux formes : la forme cléricale et la forme révolutionnaire. J.-J. CLAMAGERAN, Correspondance, 1849-1903 (p. 417).
[2] Ces déclarations disparurent de la constitution votée par l'assemblée générale du Grand-Orient dans sa session de 1884, ratifiée par les loges à la date du 15 février 1885 et promulguée par le conseil de l'ordre le 29 avril 1885.
[3] SPULLER, Conférences populaires (pp. 3, 187-192).
[4] V. le livre si curieux de M. TCHERNOFF, Le Parti républicain sous le Second Empire, 1906, in-8° (pp. 319-326).
[5] Brochure de la Société franc-maçonnique. Paris, 1876, in-12.
[6] Marquis DE DREUX-BRÉZÉ, Notes et Souvenirs (p. 277).
[7] Revue politique et littéraire, 1876.
[8] Revue politique et littéraire, 1876 (p. 144).
[9] Le cardinal PIE écrit : Les élections du 20 février renversaient la République libérale et conservatrice pour porter à la Chambre la République révolutionnaire et antichrétienne. C'est l'avènement légal de la République... L'état de république s'impose présentement à nous et nous impose des devoirs envers lui. Nous les accomplirons loyalement... mais sans nous faire d'illusion. A part quelques exceptions, la tendance générale des hommes de ce parti les met en opposition avec le catholicisme et avec l'Église, sa doctrine, ses œuvres d'apostolat et ses institutions d'enseignement. — Mgr BAUNARD (t. II, p. 581).
[10] Souvenirs politiques (p. 375).
[11] FIDUS (Eugène LOUDUN), Journal de dix ans (t. IV, p. 18).