HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

III. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

LA CONSTITUTION DE 1875

CHAPITRE V. — THÉORIE DE LA CONSTITUTION.

 

 

Caractères généraux de la constitution de 1875. — État d'esprit des constituants. — Analogies entre la constitution de 1875 et la constitution américaine. — Les précédents. — Les constitutions de la France depuis la Révolution. — L'aspiration républicaine. — Les précurseurs : Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, Condorcet. — Les expériences constitutionnelles de la Révolution. — Le gouvernement direct. — Le pouvoir des comités. — La dictature impériale. — Le retour vers la légitimité. - La souveraineté populaire s'impose à la Restauration. — Le cens électoral. — Les classes dirigeantes. — Les antinomies de la constitution de 1848. — Avènement du césarisme démocratique. — L'empire libéral. — Le périple constitutionnel au XIXe siècle. — La démocratie et la République. — Les doctrines : Auguste Comte, Proudhon, Tocqueville, le duc de Broglie le père, Prévost-Paradol. — Les théoriciens du parlementarisme. — L'influence de la littérature politique sur l'Assemblée nationale. — La décentralisation. — Théorie de la constitution. — La souveraineté du peuple. — La loi des majorités. — Le suffrage universel. — Le droit des minorités. — L'unité nationale. — Conciliation entre l'unité et la liberté. - Haine du pouvoir personnel. — Le régime est représentatif. - La République parlementaire. — Deux Chambres. — La prépondérance est à la Chambre populaire. — La présidence de la République. — Le cabinet. — Le gouvernement en fonctions. — Le règne de l'opinion. — La constitution de 1875 devant l'histoire de France. — Mérites et défauts de la constitution de 1875.

 

I

L'Assemblée nationale qui, non sans hésitation et trouble de conscience, s'était déclarée constituante, avait fini par tenir l'engagement pris par elle à l'égard d'elle-même : elle avait voté une constitution ; — avec quelle lenteur, parmi quelles incertitudes et quelles incohérences, ou le sait maintenant !

Les hommes qui ont vécu ces heures en ont gardé un souvenir presque douloureux, une impression de lassitude et de peine : — Ne cherchez pas les principes qui nous ont guidés, disent-ils ; tout s'est fait sans méthode, sans dessein, à l'aveugle, par des balancements imperceptibles d'indécises majorités : le hasard fut notre maitre.

 Et, en effet, on vit, au cours de ces discussions, les partis abandonner leurs doctrines, un parlement voter à la muette, la coulisse envahir la scène, les chefs suivre les troupes, tandis que celles-ci se débandaient et se reformaient dans la nuit ; on vit les débats s'enchevêtrer, confondant tout, embrouillant tout : pas de gouvernement, plus de commission ; le problème qui était à la base du régime, le problème du suffrage universel est abordé incidemment à propos d'un article de la loi électorale municipale ; la plupart des questions sont traitées ainsi, de biais, comme si l'Assemblée ne songeait qu'au désaveu préalable de ce qui allait naître d'elle : en un mot, comme dit J. -J. Weiss, cette Assemblée passa ses années à rêver de la monarchie tout en réalisant la République.

L'esprit français s'arrête volontiers au côté plaisant des choses, et la constitution de 1875 a été frappée, à l'origine, d'un discrédit qui vient surtout des conditions dans lesquelles elle fut votée.

Ah ! ce n'était pas une de ces belles constructions rectilignes que les théoriciens du siècle s'étaient plu à élever : rien de ces fameuses constitutions de 1791, de 1793, de 1848, avec les propylées majestueuses d'une Déclaration des Droits de l'homme, avec la savante ordonnance d'un style uniforme, avec l'ingénieuse symétrie des trois pouvoirs séparés et contrebalancés. Non, c'est un monument incohérent dont on ne pourrait même pas désigner l'architecte, tout le monde y ayant mis la main, maitres et gâcheurs de plâtre. Un monument ? — Pas même. Tout au plus une bâtisse, un ramas de pavillons séparés sans communication apparente : moins encore, un échafaudage de fortune, une œuvre sans nom. Sur le fronton, le mot même de constitution n'avait pas été inscrit, tandis qu'au sommet, la clause de révision menaçait, — sanction permanente du provisoire[1].

Un homme qui fut un des collaborateurs de l'œuvre, — collaborateur un peu contraint, il est vrai, — le duc de Broglie dit : Tout, dans la loi de 1875, porte la trace d'un assemblage d'éléments irréconciliables faits pour un concert accidentel avec une précipitation irréfléchie[2]... Cet amas d'épithètes indique le dédain avec lequel la constitution était regardée par ceux-là mêmes qui l'avaient votée.

Même quand cet enfant non désiré et mal venu eut atteint l'âge viril, ses auteurs n'ont pas senti naître en eux la gloriole rétrospective de la paternité

Pourtant, puisqu'il a vécu, c'est qu'il était viable ; et l'équité commande qu'on loue l'Assemblée nationale de cette progéniture imprévue que le sort lui arracha en dépit d'elle-même.

La constitution de 1875 n'est pas sortie tout armée d'un cerveau unique ou de la délibération de quelques hommes spécialement mandatés ; elle a été, d'une certaine manière, l'œuvre d'une foule : ni un Lycurgue, ni un Solon, ni un Sieyès, ni un Napoléon, ne l'ont élaborée ni imposée. Quant à la commission des Trente, elle avait préparé juste le contraire de ce qui fut décidé. Le vote à une voix de majorité est caractéristique et presque symbolique. Jamais, peut-être, pour un objet aussi important, des hésitations plus longues n'aboutirent à un résultat plus trouble.

Pourtant, la force latente qui emporta l'Assemblée hors de sa propre volonté, n'a rien de mystérieux : c'est celle qui avait présidé à la naissance de l'Assemblée, le suffrage-universel. Mais il faut admirer la souplesse avec laquelle ce moteur puissant et unique se subordonna de lui-même à des rouages si compliqués et si délicats.

Lors des élections, en 1871, le suffrage universel, consulté dans des conditions d'exceptionnelle sincérité, avait confié la représentation nationale à des gens très honnêtes et très inexpérimentés. Tocqueville avait déjà fait la même remarque à propos de l'Assemblée constituante de 1848 : telle était, en effet, la suite naturelle des crises politiques qui, en France, changeaient la forme du gouvernement à chaque génération : Les membres du dernier régime n'osent se montrer, écrivait-il ; ils laissent le champ libre à 860 commerçants, hommes de loi et propriétaires que la province nous a envoyés, gens timides et pacifiques, bien intentionnés, mais tout à fait neufs aux affaires publiques[3].

De même en 1871. Il faut se renseigner sur la vie et sur la préparation antérieure des hommes qui brillèrent dans l'Assemblée[4], un Grivart, un Cumont, un Tailhand, même un Fourtou, même un Ernoul, pour apprécier, par leurs mérites, les mérites de cette majorité. Et le bon M. Raudot, et l'excellent M. Leurent, et M. Chesnelong, frais émoulus de leurs provinces et un peu éblouis de la grande lumière où ils étaient tirés : mais quels braves gens !

Les têtes les plus illustres ont encore la ressemblance de famille. Grand honneur pour un peuple qu'une Assemblée représentative ait emprunté, de lui, à double reprise, ce caractère de parfaite loyauté et de droiture rare.

Cependant, 1871 diffère de 1848.

1848 a servi de leçon et d'épreuve à 1871. Les députés de l'Assemblée nationale n'avaient perdu la mémoire ni des journées de juin, ni de la unit de décembre : ils ont vu la guerre et la Commune. Ayant passé, depuis vingt ans, par les alternatives de la déception, de la douleur et de l'angoisse, ils tremblent pour l'avenir d'un pays si éprouvé. Ils ont peur, peur des autres, mais aussi d'eux-mêmes. Ce contre quoi ils sont le plus en garde, ce sont les théories trop hautes, les affirmations trop fières, en un mot, tous les absolus. Cette inquiétude fait qu'à droite et à gauche les tendances sont surtout à la réflexion, à la conciliation, aux tempéraments. Les partisans de la doctrine pure sont peu nombreux et peu écoutés. On ne trouve, aucune heure, cet enthousiasme pour les solutions extrêmes, qui s'était manifesté, si souvent, à d'autres époques de notre histoire.

Les constituants de 1871 ont présents à la pensée les maux advenus des excès du pouvoir personnel. L'appréhension et la haine du bonapartisme planent sur les délibérations de Versailles. Avant tout, on est décidé à introduire dans le régime nouveau les barrières qui feront obstacle à la tyrannie. Le libéralisme est la disposition dominante, et cela n'est nullement en contradiction avec les origines aristocratiques d'une bonne partie de la majorité. Une Assemblée plus réellement démocratique se fût portée vers des solutions plus simplistes et plus dangereuses peut-être. L'esprit hobereau et ce qu'on appelait alors l'esprit rural appliquaient leur prudence un peu méticuleuse au dosage délicat d'une combinaison où la liberté obtiendrait les garanties les plus sûres.

En étudiant cette constitution, il faut tenir compte, non seulement de ce qui s'y trouve, mais aussi de ce qui n'y est pas. Elle écarte plutôt qu'elle n'édicte ; elle empêche plutôt qu'elle ne réalise ; elle modère plutôt qu'elle n'exalte ; elle est préventive et offre à la nation des calmants, non des excitants. Dans le soin avec lequel elle oppose l'un à l'autre les principes contraires, on a la preuve du scrupule qui suspendait la main au moment où elle confectionnait la savante mixture. C'est une constitution faite au compte-gouttes, pour un pays qui sort d'une crise grave, dans l'inquiétude d'une convalescence pour laquelle on craint les rechutes.

Rien de plus remarquable, par exemple, que l'attitude de l'Assemblée et de ses grandes commissions à l'égard de la souveraineté populaire : elles l'acceptent, la subissent ; elles résistent, en s'appuyant sur elle, à tous les systèmes contraires ; mais elles ne la proclament pas et ne s'en réclament jamais. A la commission des Trente, les délibérations étant secrètes, on ne se gène pas[5] : Le suffrage universel est un bien funeste cadeau, dit M. Combier, et c'est le premier mot prononcé dans la première séance de la commission. M. Chesnelong renchérit : La loi de l'égalité devant le nombre est fausse et funeste. M. Tailhand et des hommes plus modérés encore font chorus : Le suffrage universel n'a été qu'un péril et qu'un mensonge, dit l'un. Il faut briser la tyrannie du nombre, ajoute M. Cézanne.

Qui croirait que ces députés sont les mêmes qui, en séance publique, voteront des lois établissant le principe si vivement combattu en séance privée ? Et n'est-ce pas, en somme, au nom de la souveraineté populaire que M. Chesnelong — le même M. Chesnelong — et ses collègues ont opposé à la restauration du comte de Chambord les conditions qui l'ont fait échouer ?

Les procès-verbaux de la commission contiennent des aveux qui expliquent encore ces contradictions. Dans la séance du 26 décembre 1873, M. Grivart dit : Assurément, le droit de suffrage n'est pas un droit absolu. Mais on ne peut ni le mutiler ni le supprimer, seulement l'organiser. Si l'Assemblée le modifiait dans son essence, elle soulèverait une résistance redoutable dans le pays. L'institution du suffrage universel est un malheur, mais il faut le conserver, le corriger, le tempérer, lui donner un contrepoids... Le suffrage universel est un fait ; il faut l'accepter, ajoute M. Merveilleux du Vignaux. La sagesse de M. Laboulaye n'a plus qu'à conclure : Si vous acceptez le principe, il faut compter, plus que vous ne le faites, sur l'éducation du suffrage universel. Il faut gouverner dans le sens populaire et se mettre d'accord avec la nation. Au lieu de cela, si nous faisons des lois de défiance, le pays nous répondra par la résistance. Ne dirait-on pas que l'on entend, dans ces paroles alternées, l'écho des scrupules et des incertitudes qui arrêtaient ces âmes probes ? Les éclats des séances solennelles sont moins démonstratifs que ces propos échangés à mi-voix dans l'ombre d'un bureau.

Selon le mot de M. Casimir-Perier, on se résigna. On se résigna non seulement à droite, mais à gauche : Nous vous avons tout donné, tout abandonné, s'écriait. M. Gambetta, dans l'émoi des concessions accumulées. Et M. Louis Blanc dit, même après le vote, dans sa manière sèche : Jamais parti n'abdiqua d'une manière plus éclatante et plus complète[6].

Qu'on repasse en l'esprit l'embarras des fauteurs du pacte devant les objurgations et les invectives de M. de La Rochefoucauld-Bisaccia et de M. Raoul Duval : C'est une constitution votée par des muets ; c'est un étranglement, et le : Sans phrases, sans phrases ! répété, à chaque scrutin, par les membres de l'extrême droite. Qu'on se souvienne du discours de M. Clapier et du discours de M. Luro. Il y eut là des aveux pénibles, des confessions publiques, des sacrifices qui durent calter beaucoup à ceux qui les firent.

Ils n'oubliaient pas, peut-être, — et M. Laboulaye ne manqua pas de le leur rappeler, — qu'une autre constitution républicaine, la constitution des États-Unis d'Amérique, était née dans des circonstances non moins difficiles et non moins émouvantes.

Là aussi, de grands exemples d'abnégation furent donnés par des hommes que leurs services eussent pu rendre plus obstinés ou plus exigeants. M. Laboulaye a cité la belle lettre de Franklin : Lorsque vous assemblez un certain nombre d'hommes pour profiter de l'ensemble de leur sagesse, vous assemblez inévitablement, avec tous ces hommes, tous leurs préjugés et toutes leurs passions, toutes leurs fausses idées, tous leurs intérêts locaux, tout leur égoïsme. D'une assemblée ainsi composée, peut-ou attendre une œuvre parfaite ?... Pour moi, j'accepte cette constitution, puisque je n'en espère point une meilleure et parce que je ne suis pas sûr qu'elle ne soit pas la meilleure. Je sacrifie au bien public l'opinion que j'ai eue, de ses défauts. Je n'en ai jamais murmuré un mot au dehors. C'est dans ces murs que sont nés mes doutes, c'est dans ces murs qu'ils doivent mourir[7].

Les murs de la commission des Trente entendirent des aveux pareils et l'Assemblée de Versailles fut le théâtre d'actes aussi honorables : on vota, parfois la mort dans l'âme, mais on vota. Gage précieux de durée pour l'œuvre de 1875 que de tels sentiments à son origine et, dans son passé, l'autorité d'un tel précédent.

 

II

La constitution de 1875 ne fut pas l'œuvre d'un homme : elle ne fut pas non plus l'œuvre d'une journée. La France était grosse d'elle depuis près d'un siècle. Tocqueville avait dit : Nous allons vers une démocratie sans bornes... Tous les efforts que l'on fera pour arrêter ce mouvement ne seraient que des haltes. M. Gambetta, s'adressant à l'Assemblée, disait, à son tour : Croyez-vous que l'opposition de quelques députés empêchera la Révolution d'aboutir ?

Toutes les démarches de la France depuis cent ans n'avaient d'autre objet que celui-là : organiser la souveraineté populaire dans un pays libre avec un gouvernement contrôlé.

Cet idéal s'empara de la nation du jour où elle se fut dégoûtée de ses rois.

La royauté elle-même avait préparé cette heure : en constituant l'unité française, en abolissant tous les pouvoirs intermédiaires, en élevant la dynastie isolée sur la vaste plaine d'une nation égalisée, en déblayant le terrain pour la nuit du 4 août, la monarchie avait simplifié les organes de la vie publique et, en même temps, le duel perpétuel de la tradition et de la réforme. Du jour où elle représentait, à elle seule, tout le passé, un coup d'épaule devait suffire pour que le dernier rempart fût renversé.

La France avait eu, de bonne heure, une conception pleine, logique et radicale d'un gouvernement où les citoyens seraient égaux et libres. Les précurseurs de la Révolution sont des républicains : Condorcet, qui recueille la tradition encyclopédiste, Condorcet écrit avant 1789 : Il n'y a qu'un esclave qui puisse dire qu'il préfère la royauté, à une république bien constituée, où les hommes seraient vraiment libres et où, jouissant, sous de bonnes lois, de tous les droits qu'ils tiennent de la nature, ils seraient encore à l'abri de toute oppression étrangère[8]. Telle est la solution française du problème politique après trois siècles de pouvoir absolu.

On sait assez ce que la cause de la liberté doit à Montesquieu et à Jean-Jacques Rousseau. Mais on ne dit pas combien leurs doctrines hâtives et mal débrouillées retardèrent l'avènement du libéralisme français.

Pour Montesquieu, aristocrate et parlementaire, le régime de la liberté était lié invinciblement à l'existence d'une noblesse et d'un pouvoir judiciaire indépendants. Pour Jean-Jacques, genevois et égalitaire, le problème se ramenait à de bonnes institutions communales ou cantonales dans un vaste organisme fédéralisé. Plus d'un demi-siècle s'employa à chercher les moyens de réaliser, tantôt la pensée de Montesquieu, tantôt la pensée de Jean-Jacques, et, parfois, les deux simultanément.

L'Angleterre et la Suisse se sont battues, pendant tout ce temps, dans le sein de la France agitée de convulsions constitutionnelles dont elle ignorait la cause. Les livres lui ont fait beaucoup de mal, la France étant, comme dit Dupont-White, le premier pays du monde pour penser comme un écho ![9]

Ce que la France voulut, la première de toutes les grandes puissances européennes, c'était une organisation à la fois unitaire, démocratique et libérale ; mais la plus grande partie du XIXe siècle fut occupée par la difficulté, pour la nation, de trouver un juste équilibre. La démocratie s'emportait en des élans brusques qui dépassaient le but. La monarchie et l'aristocratie ne perdaient pas une occasion de provoquer des mouvements en sens contraire.

Tous les prétextes étaient bons, tous les incidents  mis profit, tous les procédés employés, tous les  systèmes essayés. Et ce n'était jamais cela ! Et c'était à recommencer toujours ! Une douzaine de constitutions s'y épuisèrent.

Quel drame que l'histoire tourmentée de ce siècle, à la recherche d'un idéal politique dont il n'avait pas pris une possession assez claire pour le réaliser promptement !

 

L'Assemblée nationale constituante, le 26 août 1789, pose le principe et déclare les Droits de l'homme et du citoyen[10] : Les hommes naissent libres et égaux en droits... Toute souveraineté réside essentiellement dans la nation... Les droits naturels de chaque homme ont pour bornes celles qui sont déterminées par les lois... La loi est l'expression de la volonté générale...

Mais, sous l'impulsion de Mirabeau, de Malouet, de Mounier, cette Assemblée essaie de concilier le passé qui s'écroule avec l'avenir qu'elle suscite. S'inspirant, à la fois, des précédents anglais et américains, elle affirme que la nation, de qui seule émanent les pouvoirs, ne petit les exercer que par délégation : La constitution française, ajoute-t-elle, est représentative ; ses représentants sont le corps législatif et le roi. Ainsi, se pose le problème le plus ardu : combiner le pouvoir du corps législatif élu et celui du monarque, indépendant de toute élection.

On connaît les formules qui tentent de le résoudre et qui sont inscrites dans la constitution du 3 septembre 1791 : une Chambre unique, l'Assemblée permanente et renouvelable tous les deux ans, la suppression des ordres, la combinaison, dans la représentation, de trois éléments distincts : le nombre, le territoire et l'argent[11] ; l'inviolabilité royale sous le règne de la loi, la non-acceptation du système de cabinet et, par conséquent, le rejet du parlementarisme ; l'initiative des lois reconnue au roi, mais non aux membres du corps législatif, le veto attribué au roi (veto suspensif pendant trois législatures), tandis que le droit de dissolution lui est refusé : la constitution non soumise à la ratification de la nation : la révision opérable seulement par une Convention et sous des conditions qui donnent éminemment à la constitution le caractère d'une constitution rigide : et, enfin, la séparation des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, empruntée, dans toute sa rigueur apparente, au système de Montesquieu et créant ainsi un législatif qui est censé ne devoir faire que des lois, un exécutif qui est censé avoir une autorité propre pour les appliquer, un judiciaire qui doit puiser dans l'élection l'indépendance.

L'inexpérience tics législateurs de 1791 se révèle par le vague où ils se donnent au sujet du droit d'imposer et de l'emploi des finances publiques. Ils réservent au corps législatif l'autorité en cette manière : mais ils déterminent mal le mécanisme de la perception, de la surveillance et du contrôle. Or, en matière d'argent, sans surveillance sur la perception et sans contrôle sur la dépense, pas d'autorité, pas de sanction. Ce qu'on laisse, sinon en suspens, du moins dans le doute, c'est donc l'objet même de toute constitution, c'est le pouvoir du dernier mot.

L'œuvre de la Constituante était une magnifique ébauche : mais ce n'était qu'une ébauche. Tous les détails étaient à reprendre. Au premier contact avec les réalités, le mécanisme arbitraire refusa le service. Une force logique entraînait les esprits vers des expériences plus hardies.

Le sentiment de l'égalité, plus ancré dans l'âme de la nation que celui de la liberté, la soulevait contre tout pacte héréditaire et contre toute distinction sociale. Puisque le peuple est roi, pourquoi une dynastie ? Puisque les Français sont égaux, à quoi bon des rouages politiques qui ne font qu'autoriser et entretenir les inégalités ?

L'Assemblée législative ne se réunit que pour constater ces incompatibilités radicales et les taire éclater en un conflit suprême. En moins d'un an, elle avait précipité la nation vers le but que l'on eût cru si éloigné.

La royauté est abolie. Une Convention est convoquée. Sous le couvert d'un de ces régimes provisoires, qui seront désormais les instruments transitoires et irresponsables de nos Révolutions, l'Assemblée législative, par la loi du 11 août 1792, attribue à tous les Français majeurs, c'est-à-dire âgés de vingt et un ans seulement, le droit de vote ; elle fixe l'éligibilité à vingt-cinq ans, fait disparaître la distinction entre citoyens actifs et citoyens non actifs ; elle s'empare du droit de nommer les ministres et détruit ainsi la pondération trop savante que l'Assemblée précédente avait établie dans l'ordre social et dans l'exercice du pouvoir.

La Législative a fait le lit de la Convention. Elle institue le gouvernement des Assemblées. Le peuple gouverne par ses représentants. Seul, Rousseau ne serait pas encore satisfait. Il détestait le système représentatif ; il voulait le maximum de gouvernement direct.

La Convention, logique à son tour, ira aussi loin que possible dans ce sens. Le peuple ne doit pas se fier à ses représentants. Il ne doit croire qu'en lui-même. Le 1er avril 1793, le gouvernement des Assemblées est visé et atteint par la loi sur la mise en accusation des députés et la suppression de l'inviolabilité parlementaire. Le comité de salut public est établi, timidement d'abord, pour un mois. Une mesure, théorique en apparence, mais d'une portée incalculable, — la loi du 13 avril 1793, — proclame la souveraineté, l'indépendance et l'indivisibilité de la République : c'est affirmer l'unité nationale contre l'étranger : mais c'est aussi maintenir la centralisation traditionnelle à la base du régime moderne ; c'est accepter la forme et l'organisme administratifs, legs de la royauté c'est mettre la force sociale tout entière dans la main des hommes qui sont au pouvoir. Le danger, dans ce pays d'impressions si vives, c'est, maintenant, la tyrannie sans contrepoids des partis.

Déjà dans la Convention, ce n'est plus la majorité qui gouverne, c'est la Montagne : bientôt, ce n'est plus la Montagne, c'est la Commune, ce sont les comités révolutionnaires. Ceux-ci agissent par le moyen des insurrections et par les manifestations de la garde nationale, ou, comme on dit, du peuple en armes. Cette fois, c'est bien le gouvernement direct : Rousseau serait content.

La constitution du 2 juin 1793 réduit au minimum le rôle de la représentation. L'autorité souveraine émane des assemblées primaires où se réunissent annuellement tous les citoyens français. Elles ne votent pas seulement, elles délibèrent et agissent. Le peuple y vient pour discuter et se prononcer. C'est lui qui fait les lois : elles lui sont proposées par le corps législatif. En réalité, il n'y a plus ni pouvoir législatif, ni pouvoir exécutif, ni même de pouvoir judiciaire, puisque les juges sont remplacés par des arbitres.

Le peuple s'ordonne lui-même. Les assemblées primaires sont l'organe permanent de la souveraineté. Elles se réunissent, sans convocation tous les ans, le t'r mai. Elles élisent le corps législatif qui n'est qu'un rouage de centralisation et qui, lui-même, ne peut choisir les agents exécutifs que sur une liste dressée par les départements. On reconnait au peuple non seulement le droit, mais le devoir d'insurrection. Le contrôle de l'opinion est assuré par la liberté illimitée de la presse. La constitution est soumise à la ratification populaire. Ainsi, s'introduisent dans la politique française la théorie et la pratique du plébiscite — ce que le peuple sait — qui finira par mater la Révolution.

Cette constitution était encore trop modérée. Quoiqu'elle dit été improvisée, en quelque sorte, par opposition an projet de Condorcet et de Sieyès, elle paraissait entachée de girondinisme. Robespierre voulait le mandai impératif toujours révocable ; il réclamait l'exemption d'impôts pour les pauvres et réduisait le droit de propriété à un simple droit de jouissance. Il pensait que la réforme politique n'a de raison d'être que la réforme sociale. La politique n'est pas un jeu de bascule, c'est le combat pour la vie. Saint-Just écrivait, dans le rapport sur la constitution, que la majorité a le droit de supprimer la minorité.

La constitution fut adoptée par 1.800.000 oui contre 11.160 non. Mais, avant d'être appliquée, elle fut suspendue jusqu'à la paix par la loi du 19 vendémiaire an II. Donc, jusqu'à la paix, le gouvernement sera révolutionnaire. Tous les huit jours, il rendra des comptes à la Convention, c'est-à-dire à la Montagne et au parti jacobin. Soixante-treize députés qui protestent sont arrêtés.

La loi du 14 frimaire au II (4 décembre 1793) organise le gouvernement révolutionnaire, c'est-à-dire le gouvernement des comités. Ceux-ci correspondent, directement et sans aucun intermédiaire, avec le comité de sûreté générale de la Convention. L'épuration est l'objet principal du travail gouvernemental : la suspicion est l'instrument de règne. L'intempérance et l'intolérance nationales sont consacrées. La Convention obéit aux comités. Elle agit, tour à tour, par le comité de salut public, par le comité de sûreté générale et par les représentants du peuple en mission[12].

On connaît, au dedans et au dehors, les effets d'un système qui n'est, plus qu'une dictature anonyme, où la vie commune est une terreur et la politique une police. La France est sauvée, mais la Révolution est compromise : d'ailleurs, ce régime a proclamé même son caractère provisoire. Si puissamment armé qu'il paraisse, il succombe sans résistance au 9 thermidor, parce que la tyrannie dominante, rétrécissant sans cesse son recrutement, finit par gouverner au nom du peuple, pour une fraction si minime du peuple qu'à la fin elle se réduit à rien.

 

Et voilà qu'autour de cet événement du 9 thermidor an II (27 juillet 1794) comme pivot, tout commence à retourner. C'est la loi des révolutions : quand elles ont dépassé le but, elles refont en sens inverse, mais progressivement et lentement, les étapes qu'elles avaient soudainement et violemment parcourues.

La démocratie n'a pas su se dominer, ou plutôt elle a laissé usurper, par le sophisme des partis, son autorité : elle a désormais le sentiment du danger auquel son inexpérience a exposé le pays ; elle s'arrache à elle-même les moyens de gouvernement. La loi du 11 thermidor an II (29 juillet 1794) s'en prend immédiatement aux comités. Mais, la première loi de réaction est la loi du 7 fructidor an II (24 août 1794), qui s'intitule : Loi de réorganisation des Comités de la Convention nationale. L'effort consiste à briser la Commune de l'avis et le comité de salut public. La Convention, c'est-à-dire la représentation, ressaisit le pouvoir qu'elle avait perdu. Elle règne pendant quatorze mois : on peut dire, à la rigueur, que le gouvernement est représentatif ; mais c'est encore la tyrannie, puisque, pendant toute cette période, les élections sont supprimées.

On n'avait pas osé toucher, nominalement du moins, aux clubs révolutionnaires. La loi du 16 octobre 1794 (25 vendémiaire an III), dite Loi sur les associations, les attaque de front. Non seulement elle vise les jacobins et les sociétés succédanées, mais, d'une manière générale, elle interdit les fédérations, les affiliations, les actions collectives, routine contraires au principe de l'unité. Cette loi rompt les cadres : elle rend impossibles les organismes électoraux, ce que les Anglais appellent le Caucus et les Américains la Machine ; elle fait de la démocratie, une poussière d'hommes. Toute réunion de citoyens est placée désormais sous l'œil et la surveillance du pouvoir exécutif. Peu de mesures législatives ont eu une telle influence sur les destinées du pays[13].

Bientôt, la loi du 23 août 1795 fermera tous les clubs. Par la faute des premières affiliations, qui ont prétendu dominer l'État, la cause des associations est compromise pour longtemps.

La Convention met alors il son ordre du jour le désaveu d'elle-même, qui est la seconde phase de son existence : tant le gouvernement des assemblées et la loi des -majorités sont, par leur essence même, instables ! La Montagne avait détruit la Gironde ; Robespierre avait détruit Danton ; puis les thermidoriens avaient détruit Robespierre et, successivement, les derniers jacobins subsistants. Il ne resta que la plus vile plaine, le plus bas marais : or, ce sont ces poltrons qui survivent et qui, finalement, font les nouvelles lois à contre-pied de celles qu'ils avaient votées, dans un autre esprit de servitude, un an auparavant. Et voilà la plus fameuse, la plus audacieuse des Assemblées dont l'Histoire ait gardé le souvenir !

Il faut pourtant qu'elle disparaisse, elle aussi, et qu'elle dise son nunc dimittis. Cette parole suprême, c'est le cri cent fois répété : Que la Révolution finisse ! Ces révolutionnaires n'ont d'autre pensée que d'échapper à la Révolution ; les destructeurs n'aspirent qu'à fonder. Ils décrètent leur désir sous la forme d'une constitution nouvelle, la loi du 5 fructidor an III (22 août 1795).

C'est une constitution d'apaisement, ou plutôt de lassitude. Les classes moyennes ont déjà repris leur autorité : la constitution de l'an III, c'est la peur constituée. Peur de tout : peur du jacobinisme défunt, peur du césarisme imminent, peur du peuple, peur des assemblées, peur des comités, peur de trop de gouvernement et de pas assez, peur des responsabilités. Tout le monde fuit, se dérobe. Division des pouvoirs, complication des délibérations entre deux Chambres, anonymat des administrations collectives. On ne sait plus ni qui gouverne, ni qui obéit.

Le gouvernement est une fourmilière composée d'une multitude de groupements éphémères et incompétents.

Faut-il insister sur le détail ? Deux Chambres, Cinq-Cents et Anciens, se partagent la confection de la loi. Ces assemblées sont renouvelables par tiers. Plus de comités parlementaires. Le pouvoir exécutif est confié à un Directoire de cinq membres. Le nombre cinq devient fatidique : cinq partout. Les ministres, nommés par le Directoire, ne forment pas un cabinet : pas de responsabilité ministérielle. Le commandement des armées lui-même est constitutionnel et collectif[14].

Cette constitution n'est pas sincère. Sur un seul point, elle est franche, c'est dans sa haine du socialisme et du désordre : Aucune assemblée de citoyens ne peut se qualifier de société populaire. Aucune société particulière, s'occupant de questions politiques, ne peut correspondre avec une autre, ni s'affilier à elle, ni tenir de séance publique... Plusieurs autorités constituées ne peuvent jamais se réunir pour délibérer ensemble... Voilà des gens qui ne croient guère à la panacée de l'association !

En somme, une organisation hybride, compliquée, absurde, quoiqu'elle émane de ces hommes pour le moins intelligents et expérimentés, les Daunou, les Sieyès, les Merlin, les Berlier, les Baudin, les Boissy d'Anglas. Que cet art est difficile !

La Convention mourante en revient son idée fixe : elle complète la constitution par la loi du 5 fructidor an III (2 août 1795) sur les moyens de terminer la Révolution... Est-il nécessaire d'ajouter qu'il s'agit de nouvelles mesures révolutionnaires ?

La Convention — la Convention ! — ne trouve pas de procédé plus efficace, pour terminer la Révolution, que de décréter sa propre survie dans les assemblées futures. Elle s'impose aux électeurs jusque par delà sa dissolution (Loi du 13 fructidor an III).

Un plébiscite de ratification constate, le 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), par 1.057.396 oui et 49.977 non, sur 4 millions d'électeurs, que la partie de la nation qui n'est pas dégoûtée ou découragée de la politique consent à tout au milieu d'une universelle lassitude et d'une prodigieuse indifférence.

La première République constitutionnelle dure nominalement de 1795 à 1804. En fait, ce n'est qu'un long ballottement des partis à la recherche de la pondération gouvernementale. un va-et-vient constant d'insurrections et de coups : fructidor an V (5 septembre 1797), 22 floréal an VI (11 mai 1798), 30 prairial an VII (18 juin 1799). Personne n'applique cette constitution si difficilement élaborée. Dès le 27 germinal an IV (16 avril 1796), on édicte la peine de mort contre ceux qui y porteraient atteinte. Des lois si sévères sont les plus inutiles de toutes les lois.

Cette pénurie de gouvernement donne à la nation la faim et la soif d'un gouvernement. 11 se fait un retour vers les armées, c'est-à-dire vers la ressource suprême de la discipline nationale.

A partir de 1797, les élections ne sont plus républicaines. La République tient par la force des choses ou des mots et par le plus étrange abus d'une autorité si éphémère. On lit dans la loi du 22 floréal an VI (11 mai 1798) : Le corps législatif doit rejeter sans ménagement tous les choix électoraux qui sont le produit de la conspiration ! La nation elle-même est traitée en conspiratrice : loi des otages, loi sur le serment civique, complot à l'état permanent ; méfiance, vénalité, anarchie, toutes les misères à la fois et toutes les impuissances.

La Révolution ne finit pas, et si lasse qu'elle soit d'elle-même, elle ne peut pas finir, tant qu'elle ne se sentira pas consolidée.

Cette consolidation, elle la demande, avec une passion croissante, non plus à elle-même, mais à un pouvoir fort. On veut l'ordre, la tranquillité, la paix et le code civil : tels sont les points cardinaux de la politique nouvelle, et ce sont justement les termes employés dans l'acte des consuls du 19 brumaire au VIII (10 novembre 1799) qui, au lendemain du coup d'État, confie le gouvernement à une dictature consulaire.

Consul ! Le mot est emprunté à l'ancienne Rome, c'est-à-dire à la plus grande tradition de discipline qu'il y ait eu dans le monde. Il introduit, pour la première fois, dans les actes révolutionnaires, la conception du chef unique et il met, pour la première fois également, dans la pensée politique française, cette notion de tant d'avenir : César !

C'est la fin, non seulement des assemblées, mais des collectivités : la phrase qui abolit la constitution antérieure est d'une simplicité admirable : Il n'y a plus de directoire ; c'est tout. Une fois de plus, le provisoire se charge d'exécuter le définitif.

La loi de réaction s'accomplit avec une logique surprenante. La France est monarchiste cinq ans après 1792 : on eût fait un roi d'Augereau si Bonaparte ne se fût rencontré !

Sieyès arrive un peu tard avec sa savante mécanique : il a manqué son heure ou, plutôt, il ne l'eût jamais trouvée : ces hommes enragés qui ont vécu la Révolution et qui, maintenant, veulent lui survivre, n'étaient pas faits pour se plier à son régime, d'automates. Bonaparte détraque la mécanique rien qu'h la toucher du doigt. Il s'agit bien de liberté et de pondération des pouvoirs !

La fureur égalitaire elle-même s'apaise. Déjà, on reprend goût aux distinctions sociales. Il y a, dans la pénible invention de Sieyès, une véritable trouvaille, c'est la création des notabilités nationales : être, ou devenir notable, quelle carrière pour l'ambition des classes moyennes ! Elles s'élancent vers cette nouvelle forme du privilège. A quand l'hérédité ?

Entre temps, ce qui reste de révolutionnaires gens gavés pour la plupart — en ont plein la bouche de leur éternelle formule : La Révolution est liée aux principes qui l'ont commencée ; elle est finie ! Cela eut dire qu'ils sont arrivés[15].

Voici maintenant les trois instruments du despotisme. La constitution du 22 frimaire an VIII (3 décembre 1799), par les articles 55 et 56, supprime le contrôle du parlement en reconnaissant au gouvernement le droit de disposer du budget et en ordonnant que la trésorerie cessera de former une administration indépendante du ministère ; la loi du 17 janvier 1800 (27 nivôse an VIII) supprime le contrôle de l'opinion en déclarant que les journaux sont des armes dans les mains des ennemis de la République : la loi du 17 février 1800 (28 pluviôse an VIII) affirme la centralisation en plaçant à la tête de chaque département un autre agent au nom romain, le préfet. Sur le rôle de celui-ci, trois phrases suffisent : Art. 3 : Le préfet sera seul chargé de l'administration ;Art. 18 : Le premier consul nomme les préfets ;Art. 20 : Les préfets nomment les membres des conseils municipaux... N'est-ce pas admirable ? Louis XIV n'avait rien connu de tel.

Le plébiscite du 18 pluviôse an VIII (7 février 1800) ratifie par 3.011.007 oui contre 1.562 non. Le peuple sait.

Le sénatus-consulte du 5 janvier 1801 (15 nivôse an IX), qui met hors la loi des catégories de la nation, est la consécration officielle et hautement revendiquée de l'arbitraire. Le concordat, les mesures d'amnistie et de retour des émigrés, la création de la Légion d'honneur, le consulat à vie, le cens électoral, tout achemine la nation vers une restauration plus absolue que n'avait été le passé tant détesté.

C'est l'empire. L'hérédité est rétablie.

Cependant, l'empereur prête serment à la nation. Telle est la puissance des mots que, malgré sa force, il ne peut se dispenser de prononcer ceux-ci, qui sont déposés dans les fondations du régime comme les mines des futures explosions : L'empereur jure de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux[16]. Moyennant quoi — et moyennant ses victoires, — l'empire sera populaire pendant dix ans. On lui confie tout : la religion, l'enseignement, l'argent, les hommes.

Hâtivement, il achève son œuvre capitale : le code civil. La Révolution commence à se sentir plus sûre d'elle-même ; elle a dégagé, de toutes ses contradictions politiques, quelque chose qui doit durer réellement : une organisation sociale. Le code civil se divise en trois livres : les personnes, les biens, l'acquisition de la propriété, et c'est précisément ce qui touche les ruasses. Les rapports des hommes et des femmes, des pères et des enfants, des alliés et des cadets. l'accession à In propriété, les salaires, les successions, les partages, les domaines et les quotités disponibles, la sécurité des épargnes, voilà ce qui est l'occupation, la préoccupation, la passion réelle et constante de ces trente millions d'hommes, la nation française étant éminemment gens œconomica, non gens politica.

Le capitaine illustre qui a donné aux légistes de la Révolution l'autorité nécessaire pour assurer au paysan son lopin de terre, le vainqueur qui tire l'oreille aux vieux grognards, confiait la force du lien qui l'unit au peuple.

Aux heures critiques, c'est là qu'il regarde[17].

Mais il ne peut échapper à la fatalité de la loi de retour qui, après l'avoir apporté, l'emporte. Récapitulez : les comités ont cédé la place aux assemblées, les assemblées au gouvernement personnel, le gouvernement personnel la dictature, celle-ci s'est assuré l'hérédité ; ce n'est pas assez encore : il faut en revenir il la légitimité.

Le 3 avril 1814, un acte du Sénat impérial (composé uniquement de créatures de Napoléon), par l'organe d'une commission, dont Fontanes fait partie, déclare que Napoléon Bonaparte est déchu du trône et que le droit d'hérédité établi dans sa famille est aboli. Il fallait une si scandaleuse apostasie pour que les destins fussent accomplis. Il fallait que Napoléon fait proclamé usurpateur par les siens mêmes !

Il ne manquait plus qu'un pont pour la rentrée du Roi. Un gouvernement provisoire le construit en bâclant la constitution du 6 avril 1814, votée, sous l'œil de Talleyrand, par un Sénat de 66 membres : Le peuple français appelle librement au trône Louis-Xavier, etc. Le roi est restauré : cela suffit, il fera ce qu'il voudra...

Eh bien ! non. Le descendant de la plus vieille dynastie européenne, reprenant possession de son trône devant une nation repentante, est, lui aussi, enchainé par cette volonté nationale, que le principe même de la Restauration devrait nier.

Spectacle plus extraordinaire encore : tous les monarques européens réunis à Paris et vainqueurs, sont obligés de reconnaitre ce fait de la Révolution qui, un moment, a ébranlé leurs trônes. Selon la remarque de Dupont-White, on fut unanime, il ces hauteurs peu hantées pourtant d'utopie et de démagogie, on fut unanime et impérieux à vouloir cette clôture des batailles et des catastrophes : le gouvernement de la France par elle-même. De même que le serment du sacre ruinait d'avance le césarisme napoléonien, la charte, même octroyée, ruinait d'avance la restauration (charte du 4 juin 1814). La France est destinée à d'autres expériences.

Tout le poids de la tradition qu'on invoque, le passé que l'on évoque, ne suffisent pas. Il faut attacher au char royal un cheval de renfort. C'est à l'argent que l'on fait appel. Ce recours qui eût paru indigne aux ancêtres est la ressource suprême. Par le cens, on fonde la monarchie de la fortune, puisqu'on ne pela plus faire ni la monarchie de la noblesse ni la dictature de la gloire. Par le cens, on marie la royauté avec la ploutocratie, puisqu'elle ne peut s'appuyer ni sur une aristocratie, ni sur la démocratie.

Le cens est déterminé pour les électeurs et les éligibles. (Ordonnance du 3 juillet 1815.) Mais, si restreint que soit ce suffrage, le fait qu'il est suffrage rend toute vie commune de la nation avec la royauté traditionnelle impossible. Après l'avertissement des Cent jours, Louis XVIII sent la difficulté : guidé par sa connaissance du régime anglais. il inaugure le parlementarisme et met en pratique la responsabilité collective du cabinet. Mais, une fois de plus, on laisse en suspens la question du dernier mot. En cas de conflit entre le pouvoir royal et la Chambre, la solution est abandonnée au hasard. L'imprudent successeur de Louis XVIII se charge de démontrer que si le conflit s'engage fond, il se résoudra contre la royauté.

Les Cent jours avaient fait une courte et originale expérience : l'acte additionnel du 22 avril 1815 avait tenté d'unir le césarisme et la liberté. Napoléon avait appelé auprès de lui Benjamin Constant. Des républicains illustres, comme Carnot, étaient venus vers l'empereur résipiscent, pour défendre la France et la Révolution. Cette contre-sainte-alliance avait été emportée dans la débâcle. Cependant, de l'épreuve il était resté, dans l'esprit de la nation, un sentiment confus rapprochant les parlementaires, les bonapartistes et les républicains dans une in nie idée de solidarité libérale et de fidélité révolutionnaire.

La légitimité vaincue, ces trois partis reprendront successivement la tentative avortée.

D'abord, les libéraux parlementaires. Une vieille intrigue orléaniste traînait depuis les prodromes de la Révolution. Une centaine de membres de la Chambre, sous la direction de La Fayette, mettent à profit ces ambitions peu avouées et peu avouables, imposent un roi aux barricades et, à ce roi, une constitution.

Une caste, assez effacée jusque-là s'empare du pouvoir à la faveur du cens. La légitimité, à défaut de la noblesse, s'était appuyée sur la fortune ; elle avait consacré ainsi la ploutocratie qui la renverse et la remplace. La tendance est conforme au naturel de la nation, tout adonnée à l'épargne et où le parvenu est vaniteux et hautain.

Mais, comme cette base est étroite ! La tyrannie d'une classe, même nombreuse, n'en est pas moins tyrannie. Aussi la charte de 1830, pour vivre, se complète fatalement par les lois de septembre. C'est la dictature de M. Joseph Prudhomme.

Le parlement censitaire à institutions britanniques, renforcé par les lois de septembre et figuré par Louis-Philippe, Casimir Perier, Thiers, Molé et Guizot, fait les affaires des banquiers, des industriels, de ce qui s'appelle la classe dirigeante. C'est un gouvernement d'affaires : la France est une raison sociale. Une savante organisation policière dissimulée sous l'intrigue parisienne, — en un mot, le milieu que Balzac dépeint, — combinée avec un prodigieux travail du parlement et des consciences, c'est toute une cuisine compliquée et frelatée.

Cependant, la nation se rassoit dans la paix et la Révolution s'installe. L'appropriation des biens nationaux double sans difficulté le cap de la première génération ; l'égalité passe son niveau sur tout ce qui n'est pas la fortune : l'argent n'a pas plus de parchemins que d'odeur. Une tolérante bonhomie est le fond de la vie sociale : un demi-athéisme jouisseur saigne aux quatre veines les délires héroïques ou religieux.

En fait, la solution démocratique entrevue par la Constituante n'est retardée que sur un point : la limitation du suffrage par le cens électoral[18]. Aussi, la révolution de 1848 apparaît, d'abord, comme une révolution de suffrage. Mais elle montrera bientôt ce qui a couvé sous cette tranquillité perverse.

Il y a peu d'histoires plus dramatiques et il n'y en a pas de plus instructive que celle de la Révolution de 1848. Imprévue, violente et souriante comme un orage de printemps, elle emporte en un tourbillon le trône, les partis, les débris de l'ordre ancien et les fondements de l'ordre nouveau ; elle fait place nette ; elle essaye tout, inaugure tout, montre par ses essais et ses échecs, ses succès et ses erreurs, ce que peut être et ce que ne doit pas être un gouvernement démocratique en France. Elle féconde le germe de l'avenir, et, comme dans la nature, la loi de l'œuf s'applique la naissance, au développement et à l'avortement de cet embryon.

D'abord, la République ; puis le suffrage universel ; une constitution écrite ; bientôt, les luttes sociales, les haines inexpiables ; enfin, un pouvoir personnel, centralisé et usurpateur. C'est l'épreuve poussée au noir des grandeurs et des servitudes démocratiques.

Le gouvernement provisoire, avec cet esprit entreprenant de tous les gouvernements provisoires eu France, proclame la République et établit le suffrage universel. Les fameux dix-sept vivats qui éclatent à la première séance de l'Assemblée, confirment la résolution latente, prise par le pays, de vivre désormais sous un gouvernement républicain : c'est bien là la détermination nationale. On nomme une commission du constitutionnelle et où exige d'elle une constitution républicaine tout de suite.

Mais cette commission est composée de bourgeois libéraux. Cormenin la préside. L'ère des incohérences est ouverte[19].

Disons la plus dangereuse de toutes. Tandis que leurs prédécesseurs ont imité Rome et l'Angleterre, ont subi l'influence de Montesquieu et celle de Jean-Jacques, les théoriciens de 1848 s'inspirent des États-Unis. Tocqueville est à la mode. Il fait partie de la commission constitutionnelle. La constitution du 4 novembre 1848 emprunte notamment, aux États-Unis d'Amérique, l'institution du président unique nommé par le peuple.

Mais on ne tient pas compte de l'élément capital qui est à la base de la constitution américaine : le fédéralisme. Là-bas, la dispersion des pouvoirs souverains et des activités gouvernementales ou administratives protège la démocratie contre à péril des tyrannies et des dictatures. Ici, tout au contraire, le parti pris, national peut-être, mais en tout cas jacobin, de l'unité et de la centralisation compromet, jusque dans la racine. la transplantation du système. La formule qui combinera le suffrage démocratique et le libéralisme avec un pouvoir fort et centralisé, ne s'est pas dégagée.

Les journées de lévrier 18 !48 avaient tout- détruit ou tout menacé, sauf le fonctionnarisme et l'étatisme. Quand on demandait à Ledru-Rollin quels pouvoirs avaient ses commissaires, il répondait : Leurs pouvoirs seront illimités. L'alliance des légistes, des jacobins et des bonapartistes, de Dufaure, de Marrast et de Parieu, enfonça, bon gré, mal gré, au cœur de la constitution si maladroitement néo-américaine, cette première antinomie.

On veut que toute autorité émane du peuple. Bien. Mais, alors, les deux pouvoirs élus également par le peuple s'opposent : d'un côté, le législatif avec Chambre unique et, d'autre part, l'exécutif sans la responsabilité des ministres.

Contradiction plus terrible encore dans les faits économiques et sociaux ; les gouvernements antérieurs, Cent jours, restauration, gouvernement de Juillet, avaient insinué dans l'ordre politique une préoccupation sociale ; par le système du cens, par l'avènement de la bourgeoisie, par le triomphe de l'industrialisme et du mercantilisme, ils avaient fait si large la part de la fortune qu'ils avaient institué une ploutocratie.

Par suite et par contre, la révolution de 1848, ne pouvant, en raison de son principe étatiste, échapper à la responsabilité sociale qu'entraîne l'avènement de la démocratie, accepte logiquement, pour la société, le devoir d'assistance et reconnaît, au peuple, le droit au travail ; elle se prête, en un mot, à un programme d'espérances et d'expériences qui dépasse infiniment les moyens gouvernementaux dont elle dispose et qui ne se réaliserait que par une organisation communiste ou collectiviste.

Comment concilier ces fatales conséquences avec les velléités libérales et les timidités parlementaires ? Ces antinomies produisent les luttes et les conflits parmi lesquels la République périra.

Contradiction entre l'autorité inaliénable du suffrage universel et la délégation, fût-elle temporaire, du pouvoir à un homme : opposition fatale entre le législatif et l'exécutif : faillite du libéralisme ou faillite du socialisme, et même les deux à la fois, telles sont les causes de ruine immanentes à cet édifice hâtif, construit par des mains inexpertes et qui insère à sa base la folle parole de Lamartine : Alea jacta est.

L'impossibilité de faire marcher une machine si naïve et si compliquée détermine les souffrances qui ramènent, aux élections pour la Législative, les hommes des régimes antérieurs. Une réaction s'ensuit. Mais ce n'est pas cela non plus que veut la France. Elle se débat dans la toile que ses maladresses ont tissée. L'Assemblée elle-même ne sait ni ce qu'elle est, ni ce qu'elle veut. Triste spectacle que celui de tant de bonnes volontés piétinant dans leur impuissance !

C'est le désordre. Or, les masses, les intérêts, le gouvernement ont besoin d'ordre. Celui-ci a en mains cette formidable organisation administrative qu'on lui a laissée ; il a l'année qu'on a brouillée imprudemment avec le peuple. Seul, un esprit très droit, très haut, très clairvoyant, — au-dessus des forces humaines, — eût échappé à la tentation. Une autre folie, fille de l'erreur contemporaine, accomplit, le 2 décembre 1851, ce coup d'État sans franchise, sans pudeur et sans avenir. La nouvelle tentative républicaine avait échoué.

Il n'en resta pas moins dans les esprits, tout d'abord la conviction non avouée peut-être, mais profonde, que la République était le vœu national ; puis l'impression que, si elle avait sombré, cette fois encore, c'était en raison de fautes particulières, d'erreurs pratiques et, si l'on peut dire, techniques, formelles, non essentielles. On, n'avait pas su s'y prendre, voilà tout. Les républicains qui survécurent ou se prononcèrent jusqu'en 1870 conservèrent, malgré l'échec, la foi dans le régime populaire, avec le sentiment intime que, le principe n'étant nullement responsable des erreurs d'application, rien n'empêcherait de recommencer, — sauf à faire mieux[20].

 

Si une épreuve devait les décourager, cependant, c'est celle que la France subit alors, par la restauration de l'empire napoléonien. Sept millions de voix acclament l'héritier de la légende.

Celui-ci étain parfaitement conscient de ce qu.il faisait. A l'intérieur et à l'extérieur, il s'appuyait sur les  masses : suffrage universel et action propagandiste. Les peuples suivaient ce continuateur imprévu de la Révolution : c'est par délégation du mandat populaire direct qu'il prétend régner.

Le nouveau César et ses ministres s'appliquaient surtout à gagner l'opinion. — C'est elle qui finit toujours par avoir le dernier mot, disait l'empereur dans une occasion solennelle. Il se mettait au-dessus des classes, des castes, des coteries parlementaires ou autres. Il réagissait contre le gouvernement des bavards. C'est la conception du chef pleinement réalisée : Le président de la République est le chef de l'État, dit la constitution du 14 janvier 1859 : il commande les forces des armées de terre et de mer ; déclare la guerre : fait les traités de paix, d'alliance et de commerce ; nomme tous les emplois : fait les règlements et décrets nécessaires pour l'exécution des lois dont il a, seul, l'initiative et la promulgation. Il peut les suspendre par l'application de l'état, de siège.

Plus de délibération. Le suffrage universel fonctionne pour les élections au corps législatif, mais bien timidement et, avec le correctif avoué de la candidature officielle. L'administration centralisée a traversé toutes les crises : elle est la maîtresse de l'heure. Le Dieu d'en haut, comme dit si joliment Prévost-Paradol, autorise tous les demi-dieux d'en bas.

La prospérité et la victoire couronnent l'audace. Tout se tait. Nulle part, en aucun temps, il ne s'est rencontré un tel acquiescement à la tyrannie.

Sauf les détails, vite oubliés, des origines, le tyran, pendant dix ans, fut le bon tyran. Tout lui souriait.

Pourquoi, cependant, gardait-il, au milieu des fêtes et parmi l'adulation des peuples et des rois, la figure pâle et le front soucieux ? Son regard morne cherchait autour de lui. Il doutait encore : il insistait, il eût voulu savoir, déchiffrer les visages et connaître le secret des âmes. Il sentait bien que l'on ne disait pas tout. Et, en effet, au fond, il dit trouvé l'éternel regret.

Lui voulait vivre, durer, fonder, transmettre à sou fils, sinon le pouvoir impérial, dit moins ce grand nom d'empereur. Il avait foi en son étoile et ne voulait pas croire qu'en ce court espace qu'est une vie d'homme, la justice au pied boiteux prit survenir. QI1and il eut compris le silence des foules et le flottement des cœurs, il prit le parti d'aller au-devant de ce qu'il pressentait. Contre lui, ils étaient cinq. Maitre souverain, deux fois plébiscité, chef acclamé, de lui-même, il céda. Il descendit spontanément les degrés de la constitution de 1852 qui le plaçait si haut, et il commença ce difficile voyage des pouvoirs forts vers la liberté. 1860, 1863, 1866, 1869, on connaît les étapes. C'est l'Empire libéral[21].

Eh quoi ! c'était donc, de nouveau, le règne des avocats ; M. Jules Favre était un personnage : M. Thiers menait le branle ; on en revenait aux discussions publiques, au droit d'interpellation et d'initiative, à la responsabilité ministérielle mal dissimulée, en un mot, au régime parlementaire ! L'homme pâle céda sur tout. Il appelait cela couronner l'édifice.

Alors, à quoi bon ? A quoi bon les violences du début et quinze ans de dictature militaire ? On sentit, au détraquement universel, qu'une institution ne se retourne pas impunément contre ses origines. On aboutit à l'issue fatale de toutes les désharmonies intestines : la guerre.

Que les peuples et les gouvernements ne s'y trompent pas : ils font toujours la politique extérieure de leur politique intérieure. Quand ils se déchirent de leurs propres mains, ils offrent leur chair en pâture. Si, repliés sur eux-mêmes, ils s'accroupissent sur leurs misères, ils ont beau se cacher pour échapper à l'ennemi, celui-ci les découvre à leurs gémissements ; sur le chien blessé, les autres chiens se jettent. Le premier signe de la santé, c'est la vigilance.

On eût dit que, dans cet espace de dix-huit ans, les systèmes essayés depuis un siècle s'étaient ramassés en une courte épreuve. Dictature, hérédité, libéralisme, tout fut de nouveau et successivement tenté ; mais tout cela étriqué, bâtard, hésitant, sans racine et sans vigueur ; c'est qu'il restait au fond des esprits et des âmes le sentiment : que M. Thiers, avec sa prescience faite de science et d'expérience, déterminait, en deux mots, dès 1855 : Quant à l'avenir, il est à la République[22].

Le siècle faisait la récapitulation et la revue de son étonnante histoire. La France avait passionnément cherché un régime qui satisfit ses aspirations intimes. Hésitant entre tant de systèmes divers, elle s'était, comme une abeille bourdonnante et désemparée, heurtée à tous les obstacles, laissant des lambeaux d'elle-même à toutes les épines. Mais aussi, elle avait partout fait son miel ; elle avait, à la fois, beaucoup souffert et beaucoup appris ; des sagesses et des énergies nouvelles naissaient en elle jusqu'au fond de l'abîme où de si longues erreurs l'avaient précipitée.

Lasse, mais toujours ardente, elle s'excitait à la poursuite d'un rêve peut-être irréalisable, — prétendant saisir à la fois la liberté, l'égalité, l'unité.

Que d'efforts, que d'essais ! La monarchie représentative de la Constituante avec le roi veto : ce n'était pas cela ; les diverses républiques conventionnelle, communale, jacobine, parlementaire, directoriale : ce n'était pas cela. La dictature à temps du consulat, la dictature héréditaire de l'empire, la dictature parlementaire des Cent jours : ce n'était pas cela. La légitimité constitutionnelle, la royauté bourgeoise, la république présidentielle, la république impériale, l'empire absolutiste, l'empire libéral : ce n'était pas cela, ce n'était pas cela. On avait imité les législations anciennes, les législations modernes, le système anglais, le système américain. Tout le long du chemin, on avait semé des embryons boiteux, des avatars baroques, des conformations mal venues, et combien de constitutions mort-nées ! Il manquait toujours quelque chose.

Pourtant, certaines notions fermes — résultats acquis — s'étaient peu à peu déposées dans les cœurs ou incrustées dans les mémoires : le parlementarisme de type français s'était précisé.

On avait dépouillé la vieille appréhension à l'égard d'une autorité unique — roi ou président, — qui, pendant toute la Révolution, avait été dominante.

Le suffrage universel était établi. 1848 avait brusqué l'expérience, que l'empire lui-même n'avait pu que confirmer. La démocratie entrait dans les mœurs, dans les formules, dans les programmes.

Ce vaste périple avait vu émerger des rivages inconnus et, parmi les sables mouvants, des terres fermes où pouvait s'élever le futur édifice. On disposait du sol et même des matériaux : mais dans quel ordre, de quel style, de quelle main serait-il construit ?

 

III

Les doctrines. Ce n'est pas que les plans lissent défaut. Le XIXe siècle avait beaucoup philosophé. Les philosophes ne se renfermaient plus dans les jardins d'Académus on dans la cellule d'un couvent : ils étaient descendus sur la place publique. Le bonnet de travers, ils haranguaient les foules et donnaient des leçons aux potentats. On avait découvert une catégorie de sciences nouvelles, baptisée par Auguste Comte : Sociologie.

Le contrat social de Jean-Jacques avait vu s'élever contre lui, avec Joseph de Maistre et Bonald, la thèse du traditionalisme.

 D'autres, Proudhon à leur tête, avaient ruiné de fond en comble la doctrine même de l'État. L'autorité est une usurpation, de même que la propriété est un vol. La vérité, c'est l'homme libre dans la société libre. Ni Dieu, ni maître ; au lieu de l'archie traditionnelle ou contractuelle, l'anarchie.

Saint-Simon avait donné à la future Révolution une formule : Amélioration du sort matériel et moral de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ; Michelet, George Sand, les héritiers de Jean-Jacques, substituant à une déduction de l'esprit un sentiment, avaient répandu la foi dans la bonté innée et souveraine du peuple.

Le problème politique passionnait tout le monde : la presse le divulguait. Élargissement prodigieux de l'agora ! Le peuple, loin des rostres, formait un auditoire invisible et présent, acclamant ou insultant l'idole du forum.

Vers 1840, les esprits n'en étaient pas moins hésitants. L'école historique et philosophique du juste milieu s'en tenait à la solution bourgeoise du problème posé par l'histoire de France. Augustin Thierry et Guizot admettaient qu'un décret providentiel avait récompensé le travail de vingt générations par l'avènement du roi Louis-Philippe et payé les siècles par les trois glorieuses. Une classe régnait : la Révolution était accomplie.

C'est alors qu'un écrivain appartenant par ses origines à l'aristocratie parut et vengea sa classe écartée, en faisant saillir, d'un seul trait, un fait qu'on affectait d'ignorer : Alexis de Tocqueville proclama l'avènement de la Démocratie.

La démocratie ! Quel coup dans l'échafaudage bourgeois ! On touchait le tuf.

Tocqueville est le pince-sans-rire de la rancune aristocratique. Il ne fait grâce d'aucune déduction ni d'aucune conséquence : Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'Aine de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche, depuis tant de siècles, à travers tous les obstacles et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites... Vouloir arrêter la démocratie paraitrait vouloir lutter contre Dieu même... Nous avons abandonné ce que l'état ancien pouvait présenter de bon sans acquérir et' que l'étal actuel pouvait offrir d'utile : nous avons détruit une société aristocratique et, nous arrêtant complaisamment au milieu des débris de l'ancien édifice, nous semblons vouloir nous y fixer pour toujours... Nous marchons vers une démocratie sans bornes...[23]

Qu'est ce parlementarisme ratatiné mis par l'ère bourgeoise dans le lit de la France amoureuse ? La liberté à petites doses, le suffrage restreint, la volonté du peuple contenue, — le calendrier des vieillards !

Le roi règne et ne gouverne pas ! Allons donc ! Qui donc commande si le roi ne commande plus ? Le gouvernement qu'on appelle mixte m'a toujours paru une chimère. Il n'y a pas, à vrai dire, de gouvernement mixte (dans le sens qu'on donne à ce mot), parce que, dans chaque société, on finit par découvrir un principe d'action qui domine tons les autres. A bas les classes intermédiaires, les moyennes, les compromis, les juste-milieu. Le critique ne laisse rien subsister. A défaut de la vraie aristocratie, qu'est-ce que cette aristocratie bâtarde ? Honte aux riches qui ne sont que-riches ; place au peuple !

Dans sa verve solennelle et logique, Tocqueville va jusqu'à dénoncer le plus grand des sophismes du siècle : l'union de l'État et de l'Église, dans un concordat athée. Il refuse à la bourgeoisie voltairienne cet asile hypocrite d'une religion bonne pour le peuple. Chrétien, il réclame des martyrs : En Europe, le christianisme a permis qu'on l'unit intimement aux puissances de la terre. Aujourd'hui, ces puissances tombent, et il est comme enseveli sous leurs débris. C'est un vivant qu'on a voulu attacher à des morts : coupez les liens qui le retiennent, il se relève. J'ignore ce qu'il faudrait faire pour rendre au christianisme d'Europe l'énergie de la jeunesse. Dieu seul le pourrait ; mais, du moins, il dépend des hommes de laisser à la foi l'usage de toutes les forces qu'elle conserve encore[24].

Non moins précis dans sa vie publique, Tocqueville signalait le déroulement fatal des conséquences sociales, terribles à la classe dominante : Il ne faut pas que les propriétaires se fassent illusion sur la force de leur situation, ni qu'ils s'imaginent que le droit de propriété est un rempart infranchissable... dernier reste d'un monde aristocratique détruit, il demeure seul debout, privilège isolé au milieu d'une société nivelée... c'est à lui seul, maintenant, à soutenir le choc direct et incessant des opinions démocratiques. Il disait, à la veille de la révolution, interpellant, à la chambre, la majorité de M. Guizot : Lorsque j'arrive à rechercher dans les différents temps, dans les différentes époques, chez les différents peuples, quelle a été la cause efficace qui a amené la ruine des classes qui gouvernaient, je vois bien tel événement, tel homme, telle cause accidentelle ou superficielle, mais croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre le pouvoir aux hommes, c'est qu'ils sont indignes de le porter.

Ce Mané Thével Pharis inscrit sur les tables de la charte, voilà toute la pensée de Tocqueville.

Esprit puissant, caractère dépris, ayant gardé toutes les supériorités et toutes les rancunes d'un ordre aboli, Tocqueville agit sur son temps en historien, non en homme d'État, en destructeur, en vengeur, en prophète de malheur, non en précurseur ; il allait, par les rues, annonçant les catastrophes prochaines, lui-même destiné à périr sous ces ruines, que son vigoureux génie avait prévues et préparées.

La première édition de la Démocratie en Amérique est de 1835. M. de Serre et, avec lui, Royer-Collard avaient bien, en 1821, poussé le fameux cri : La démocratie coule à pleins bords : ce n'était qu'un cri. Le livre de Tocqueville est une acceptation, une démonstration. Il prouve qu'un grand peuple — le peuple américain, qui compte déjà trente millions d'habitants, — peut vivre honorablement et confortablement en République, avec le suffrage universel, après avoir fondé l'ordre public sur le principe de l'absolue égalité des conditions.

Si le fait ne suffit pas, l'auteur de la Démocratie en Amérique saura définir l'idéal : Je conçois, écrit-il, une société où tous, regardant la loi comme leur ouvrage, l'aimeraient et s'y soumettraient sans peine : où l'autorité du gouvernement serait respectée comme nécessaire et non point comme divine... Dans un tel État, la société ne serait point immobile, mais les mouvements du corps social pourront y être réglés et progressifs... Le bien-être sera plus général... On y remarquera plus de bien et moins de crimes... La nation, prise en corps, sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut-être, mais la majorité des citoyens y jouira d'un sort plus prospère et le peuple s'y montrera paisible, non qu'il désespère d'être mieux. mais parce qu'il sait être bien...

Ce sont ces paroles élégantes et ces phrases balancées qui introduisaient au cœur de la nation le miel d'un régime qui était dans ses rêves.

Tocqueville ne manquait pas de signaler, également, avec loyauté, les défauts déjà saillants du système démocratique dans la grande République américaine. Il dénonçait pour l'avoir observée, la plus insupportable des tyrannies, la tyrannie des majorités : Ce qui me répugne le plus, en Amérique, écrivait-il encore, ce n'est pas l'extrême liberté qui y règne, c'est le peu de garantie qu'on y trouve contre la tyrannie. Lorsqu'un homme ou un parti souffre d'une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu'il s'adresse ? A l'opinion publique ? c'est elle qui forme la majorité. Au corps législatif ? Il représente la majorité et lui obéit aveuglément. Au pouvoir exécutif ? Il est nommé par la majorité et lui sert d'instrument passif. A la force publique ? Elle n'est autre chose que la majorité sous les armes. Au jury ? C'est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts... Quelle garantie, alors ? Nulle autre qu'une suprême confiance dans le bon sens, la sagesse publique, dans la dignité de l'âme humaine. Tocqueville, par un détour, en revenait à l'optimisme de Jean-Jacques.

Qu'importe ! Ce n'est pas l'affaire de Tocqueville de justifier la démocratie ; il n'est pas démocrate. Jusqu'au bout, il resta ce qu'il était, par son origine, un aristocrate, adversaire déclaré de la comédie bourgeoise, de ses héros, de ses comparses — quel portrait du roi Louis-Philippe n'a-t-il pas tracé dans ses Souvenirs —. Mais l'objet qu'il se proposait fut atteint. Son livre plia sa génération, et, ceux mêmes dont le rôle eût été de se raidir, à la conviction, on si l'on veut, à la résignation démocratique. Par lui, les yeux s'ouvrirent, les langues se délièrent, le sceau du silence fut rompu. Après lui, on accepta, sans conteste, des perspectives et des lendemains qui eussent exigé peut-être de longues années d'accoutumance. Il accoucha son époque d'un régime dont elle avait peur et dont lui-même eut bientôt horreur. Je ne pense pas qu'il y ait, dans l'histoire littéraire, jonchée d'imprudences et d'erreurs, un autre exemple d'un paradoxe plus poussé  et plus grave, avec des suites plus fortes et plus surprenantes.

 

Donc, le mot était prononcé : Démocratie ! Les résistances tombent. L'attitude universelle fut l'inclinaison muette. Tous adhèrent. Le napoléonisme se proclama démocratie impériale. Quant à l'opposition, elle revendiqua naturellement le prestige de ce grand nom. Tout pour le peuple et par le peuple, telle fut la devise que les écoles se disputaient. Dès 1860, il y eut des professeurs de démocratie, tels M. Vacherot. Un antre professeur, M. Jules Simon, pour ne pas paraître moins avancé, dut se réclamer du radicalisme. Le radicalisme, c'est ce fini, ce poli de la démocratie, qui en fait un cube taillé à l'équerre, un bloc.

La science politique s'affirmait, dès lors, en formules absolues qu'elle donnait pour des axiomes. Avec une grande assurance et une grande inexpérience, on forgeait, dans l'ombre d'un cabinet, les futures constitutions de. la France.

En 1863, M. Laboulaye publiait le Parti libéral. M. Thiers, par un calcul plus précis et plus profond, vantait les libertés nécessaires.

La bourgeoisie, les classes dirigeantes, celles qui avaient régné de 1815 à 1848, qui avaient fait la réaction de 1850 et qui se cachaient encore derrière le gouvernement dont la marionnette impériale faisait les gestes, cherchaient un moyen d'atteler à leurs intérêts ou à leurs ambitions ce vigoureux cheval de renfort : la démocratie. Elles prétendaient s'assurer ainsi les bénéfices immédiats du pouvoir et les lendemains probables de l'opposition.

Parmi ces hardiesses, ces finesses, ces nuances, ces habiletés, ces calculs, on voit naître un néo-libéralisme, un libéralisme à la fois démocratique et parlementaire qui tend à réaliser les aspirations obscures du pays et du siècle. Deux livres l'expriment, livres qui eurent, sur les destinées futures de la France et sur les dispositions de l'Assemblée nationale, une influence immédiate : les Vues sur le Gouvernement de la France par le duc de Broglie, le père, et la France Nouvelle, par Prévost-Paradol. L'éducation politique de la génération qui réalisa la constitution de 1875 s'est faite un peu dans Proudhon, beaucoup dans la Démocratie en Amérique et, enfin, dans les ouvrages du duc de Broglie et de Prévost-Paradol.

 

Le livre du duc de Broglie fut écrit en 1861. Tiré à petit nombre, saisi par la police, il circula sous le manteau et ne fut publié qu'en 187o. Quant au livre de Prévost-Paradol, il parut en juin 1868. Toute la crise de l'empire libéral et la gestation d'oil devait naître la République parlementaire sont comprises entre ces deux dates.

Le duc de Broglie est plus compendieux ; Prévost-Paradol est plus abondant. Le duc de Broglie a reçu directement la tradition anglaise ; Prévost-Paradol a subi l'influence intermédiaire de l'École Normale et du Journal des Débats. Le duc de Broglie est sec Prévost-Paradol, fleuri. Le duc de Broglie écrit pour les hommes d'affaires ; Prévost-Paradol pour les jeunes gens. Le duc de Broglie n'a que du dédain pour ce qui n'est pas de son monde ou de son opinion : Prévost-Paradol a une caresse pour tout ce qu'il rencontre et même pour ce qu'il attaque. Au duc de Broglie, son livre est une fin ; à Prévost-Paradol, c'est un commencement.

En somme, pour l'un et pour l'autre, la constitution désirable s'établira au point de jonction des systèmes antérieurs et de la démocratie.

Le grand seigneur et le brillant, journaliste n'insistent, ni l'un ni l'autre, sur la nature même du régime. Voici, d'abord, le duc de Broglie : Disons tout ; tranchons le mot : une république qui touche à la monarchie constitutionnelle, une monarchie constitutionnelle qui touche à la république et qui ne s'en diffère que par la constitution et la permanence du pouvoir exécutif, c'est la seule alternative qui reste aux amis de la liberté. Toute autre république, c'est la Convention ; toute autre monarchie, c'est l'empire. Et Prévost-Paradol : Nous cherchons ici des institutions qui puissent s'accommoder également de la forme monarchique et de la forme républicaine, leur unique objet étant d'assurer la liberté dans la démocratie.

Ou le récit des événements qui ont précédé le vote de la constitution de 1875 a été bien obscur, ou il est devenu évident que ces cieux phrases en expliquent tout le développement.

Le duc de Broglie et Prévost-Paradol ne cachent pas leurs préférences pour la Monarchie constitutionnelle : toutefois, l'éloge, chez le duc de Broglie, s'élève au dithyrambe[25] : Prévost-Paradol s'en tient à une discrète allusion.

 Dès 1861, le duc de Broglie n'écarte pas absolument la solution républicaine : Il sera sage de préférer la République à la guerre civile. Il indique, le premier, l'opinion tant répétée par M. Thiers : Ce sera le gouvernement qui divise le moins.

Les conditions et les restrictions que le duc de Broglie impose à la République[26] sont précisément celles que l'Assemblée nationale introduisit dans la constitution de 1875. Observez encore que le duc de Broglie se montre non moins contraire que le fut son fils à l'idée d'une restauration légitimiste : La pire des révolutions, c'est une restauration[27].

Prévost-Paradol va au fond des choses quand, se détournant du système un peu attardé des freins et des contrepoids, en un mot, de la balance des pouvoirs, il n'hésite pas il réclamer, pour l'assemblée législative, élue directement par le suffrage populaire, le pouvoir du dernier mot et qu'il détermine les conditions pratiques de ce principe : L'influence prépondérante (ou, si l'on veut, le dernier mot en cas de conflit) étant ainsi réservé à l'Assemblée populaire avec l'unique restriction du droit de dissolution attribué au pouvoir exécutif... cette influence s'exercera de trois manières : par le vote du budget, par le vote des lois, par le renouvellement des ministères[28].

De part et d'autre, la pensée qui se dégage pour l'époque, prochaine où, d'après les deux écrivains, l'empire devra céder la place, et où, selon les propres expressions du duc de Broglie ; nous aurons vu cette Babel crouler, c'est celle d'un régime démocratique, libéral, représentatif et parlementaire ; quelque chose comme la monarchie de Juillet appuyée sur le suffrage universel. Le duc lui-même ne conteste pas que la Chambre des représentants ne doive naître du suffrage universel.

Le livre du duc de Broglie ne fut connu que d'un cercle assez restreint, mais ce cercle était composé des têtes dirigeantes de la future Assemblée nationale. Quant au livre de Prévost-Paradol, il eut un immense retentissement. Il fut lu, avec enthousiasme, par toute la jeunesse des dernières années de l'empire, qui n'y chercha et n'y trouva que ce qu'elle voulait y voir : la plus heureuse combinaison pour élargir l'accès aux affaires de la classe bourgeoise par l'avènement et le concours de la démocratie.

Tous les conscrits de la politique savaient par cœur la page où Prévost-Paradol traçait, après Tocqueville, l'idéal du gouvernement démocratique : on tint compte de son adhésion, non de ses réserves. Passant de bouche en bouche, ce morceau fameux fixa la doctrine et fournit les formules toutes prêtes pour les proches lendemains : Si le gouvernement démocratique n'était pas exposé, comme toutes les productions de la terre et toutes les productions de l'esprit humain, à la corruption et à la mort, s'il n'était même pas en butte à des infirmités particulières et à des périls qui semblent, par leur grandeur, proportionnés à sa beauté et à la séduction qu'il verse sur le cœur de l'homme, nul doute qu'il ne fallût voir, dans ce genre de gouvernement, le dernier mot de la civilisation et le moyen le moins imparfait d'assurer la paix et le bonheur d'une société politique... Quoi de plus équitable, une fois l'égalité introduite dans les mœurs et fortement, établie dans les esprits, que d'attribuer à chaque citoyen une voix dans les affaires publiques, par cela seul qu'il est, homme, et une part, dans leur direction proportionnée à son seul mérite, sans aucun égard à sa naissance ou à sa fortune ? Nul homme, dans cet état, n'est absolument privé de pouvoir et chacun exerce sa part d'influence sur la destinée commune, tandis que la plus grande somme d'influence et de pouvoir s'accumule autour de ceux qui, ayant reçu le don de persuader, attirent librement à eux la confiance générale. La puissance publique venant de tons, pouvant incessamment être reprise par tous, obtenue de tous par quelques-uns, au moyen de la seule persuasion, et concentrée ainsi, pour un temps, dans la main des plus capables et des meilleurs, quel spectacle ! et quel état heureux serait celui du monde si la démocratie pouvait constamment l'offrir !

Entre les deux dithyrambes, celui du duc de Broglie et celui de Prévost-Paradol, il y a juste la place pour les oscillations de l'Assemblée nationale.

La droite a pu croire qu'elle suivait le duc de Broglie en votant la République aux conditions que l'autorité du grand seigneur libéral avait prescrites : la gauche a penser qu'elle réalisait la pensée du jeune maître tragiquement disparu, en accédant, à l'heure oh elle fondait le régime représentatif républicain, aux concessions avait jugées nécessaires pour que la République fût viable. Rarement, la théorie fut serrée de plus près par la pratique.

 

A cette même époque, c'est-à-dire dans les dernières années du second empire, on versa des flots d'encre pour une autre cause qui, à la fin, sans se perdre tant à fait, s'ensabla dans les commissions de l'Assemblée nationale : la décentralisation. Ici encore, Tocqueville avait été l'initiateur. C'est son apologie de la commune américaine qui avait, fait jaillir la source dont s'alimenta pendant des années le moulin de l'opposition libérale.

Sous ce mot : Décentralisation, on confondait bien des choses diverses. L'École de Nancy se préoccupait surtout de restituer au citoyen l'exercice de ses droits immédiats dans la gestion des intérêts locaux : elle avait choisi, pour tête de Turc, le préfet ; elle visait l'organisation administrative de la constitution de l'an VIII ; ces décentralisateurs se croyaient des libertaires et des individualistes ; eu réalité, ils prêtaient la main aux fédéralistes et aux séparatistes.

Provincialistes pleins de bonnes intentions, ils trouvaient d'autres alliés parmi les aristocrates, défenseurs des situations acquises et des hautes influences locales.

D'autres adhérèrent à la campagne : ceux-là y cherchaient une arme contre l'empire. Dans l'autorité administrative, ce qu'ils détestaient, c'était l'ingérence politique, la candidature officielle. Ils réclamaient plus d'indépendance pour la province et pour la commune afin (l'obtenir plus d'indépendance pour l'électeur et le citoyen. Jules Ferry résumait leur pensée dans ce mot à double tranchant, comme il en aiguisa plus d'un : La France a besoin d'un gouvernement faible[29].

Tocqueville ; Odilon-Barrot, l'école de Nancy, le duc de Broglie d'une part, Cormenin, Dupont- White, l'école jacobine, d'autre part, agitèrent le débat dans cette période finale du second empire qui vit naître tant de germes.

L'Assemblée nationale, à peine réunie, s'attacha à réaliser des conceptions émanant de ses têtes les plus illustres. Elle se vantait de son libéralisme. Mais M. Thiers, vieux routier des administrations, napoléonien par littérature et par fatuité, se mit résolument en travers des projets de la majorité ; mais la Commune de Paris troubla le cœur des autonomistes, bien surpris que ce fût cela, l'autonomie rêvée ; mais la pratique du pouvoir fit du duc de Broglie, l'initiateur illogique de la loi des maires[30] : le rapport de la commission spéciale, rédigé par M. de Chabrol, fut enfoui pour toujours dans les archives de l'Assemblée.

De tant d'efforts et de tant de phrases éloquentes, il resta cependant quelque chose. Il resta cette loi d'organisation des conseils généraux, — complétée, au point de vue constitutionnel, par la loi Tréveneuc, —qui accorde aux assemblées départementales une certaine initiative eu matière constitutionnelle, — ressource suprême par l'intervention de la province, en cas de révolution ou de coup d'État ; de lit, aussi, celle prescription de la loi constitutionnelle qui attribua au suffrage sénatorial le caractère spécialement municipal rendu si évident par le mot de Gambetta sur le Grand conseil des communes de France.

Plus tard, en 1884, une autre loi des maires, réparatrice de la loi Broglie, devait se rapprocher des principes oubliés et assurer un fonctionnement normal aux municipalités démocratiques des 36.000 communes de France.

 

IV

La République est donc votée, à une voix de majorité, par une Assemblée monarchiste, en février 1875. Il faut pénétrer dans l'âme des hommes qui, bourrelés d'inquiétudes et de scrupules, prirent ce parti, expliquer les raisons, claires ou obscures pour eux-mêmes, qui les déterminèrent.

 Une expérience presque séculaire, des polémiques passionnées et approfondies avaient préparé, averti la nation : des événements terribles avaient l'ait table rase. Il fallait se prononcer, il fallait choisir.

Deux systèmes étaient en présence, franchement et radicalement opposés.

Rien de plus respectable, mais rien de plus catégorique, que la revendication de la dynastie des Bourbons, telle qu'elle était affirmée dans les manifestes du comte de Chambord : c'était le droit divin et l'hérédité ; le roi régnant et gouvernant : ni parlementarisme, ni démocratie souveraine ; un régime non nouveau ni importé, mais antique et national ; le peuple obéissant non par délibération ou contrainte, mais par conviction et amour ; l'union du trône et de l'autel ; en un mot, la monarchie traditionnelle, non arbitraire, mais absolue.

D'autre part, c'était la souveraineté du peuple comme principe, avec la loi des majorités comme instrument : l'ordre reposant sur terre et. non dicté d'en haut, sur le consentement et. non sur l'obéissance ; la loi intérieure 1 l'homme, non extérieure et supérieure. Unité politique, contrôle, représentation élue et, comme procédure, le régime parlementaire avec le gouvernement de cabinet.

En deux mots : Restauration, Révolution.

La Révolution l'emporta.

Mais elle ne put vaincre que par le concours de tons ses adeptes, même des plus timorés. D'où le succès incomplet, mitigé, le flottant et le flou dans certains détails de la nouvelle constitution.

C'est ce mélange de fermeté dans le principe et d'incertitude dans l'application qui détermine le caractère de la constitution, qui fait, à la fois, sa force et sa faiblesse.

 

Comme dernier avatar des crises révolutionnaires, la constitution de 1875 fonde une démocratie.

La démocratie est définie par Plutarque à propos de la constitution d'Athènes : Le gouvernement est commun et les magistrats sont choisis parmi tous les citoyens. Pas d'autorité extérieure ou supérieure au corps social pris en son ensemble : égalité civile et politique entre tous les membres de la cité. La loi émane du peuple qui n'obéit qu'il la loi.

Le trait saillant de la démocratie, c'est qu'elle nie, entre les hommes, les distinctions : supériorité, infériorité. Pour elle, le besoin fait l'aptitude. Pas de chef providentiel, ni d'élite. Son principe est la souveraineté su peuple.

Souveraineté du peuple ! On s'arrête à ce mot. Le mot peuple est une abstraction. Le peuple n'est pas un être réel, un animal vivant et mourant. Il n'y a pas de volonté du peuple ; il n'y a pas de responsabilité du peuple ; le peuple se modifie sans cesse dans ses éléments, dans ses aspirations, dans ses passions : le peuple d'aujourd'hui n'est pas le peuple de demain : le peuple du matin n'est plus le peuple du soir. Où accrocher la souveraineté puisqu'on ne peut saisir la volonté ?

D'ailleurs, le peuple n'est pas libre. La nature, la condition de la vie commune, la tradition ancestrale dominent constamment le corps social. Il subit individuellement le poids de l'hérédité. L'homme n'a pas le choix : il n'a jamais eu le choix : l'homme ne peut échapper au passé dans lequel il est plongé et d'où il émerge à peine ; il est fonction de ses ancêtres. L'hérédité est, la grande servitude humaine, et cela est si vrai que la loi elle-même, la loi qui cause seule l'ordre social dans le système de la souveraineté du peuple, n'est qu'une transaction, une moyenne, obéie parce qu'elle est, en vertu d'une convention tacite, reçue héréditairement. Le corps social est un agrégat dont l'hérédité est le ciment. Le citoyen n'est pas libre puisque tout le passé et un ordre social et légal qu'il n'a ni fait, ni débattu, ni accepté, pèse sur lui[31].

L'homme n'est pas libre. Mais, puisqu'il prétend choisir, que valent, ses choix ? L'optimisme français, fils de celui de Jean-Jacques, s'arc-boute sur le rationalisme de Descartes. Il affirme que l'homme est bon et que ses décisions viennent de sa raison. Illusion volontaire où l'entêtement d'une nation raisonneuse s'obstine, malgré le témoignage des faits et malgré le concert de la psychologie universelle : l'homme est enfoncé dans la bourbe de ses intérêts matériels, comme il l'était jadis dans la bourbe du marais originaire. S'il s'élève parfois, — mais toujours d'un vol court et lourd, — c'est que quelques individus ou races plus vigoureuses peuvent soutenir un effort plus prolongé. Mais si vous demandez l'élan en même temps, à la masse entière, son poids la retient et elle retombe sans espoir. La foule est incapable d'un raisonnement suivi, surtout s'il s'agit de matières abstraites ; elle est incapable de cette prévoyance idéale qui s'appelle la politique : ce sont ses passions du moment, ses intérêts immédiats qui causent ses impulsions. Le vote populaire sera toujours un ramas d'opinions erronées et vacillantes, d'où la passion politique et la ruse de ceux qui tiennent l'urne tirent la vérité approximative des moyennes. Or, moyenne c'est médiocrité.

Et puis, le peuple, qui n'a que des volontés subies, des volontés réflexes, des volontés mal éclaircies, ne saurait même pas les exprimer. Le suffrage est la loi des majorités, dites-vous. Mais il n'y a pas de majorité. Oit est la majorité :' Comment saisir ce qui coule, ce qui échappe. La majorité est une rivière qui se déplace sans cesse. Il faudrait la consulter à chaque heure pour relever son cours capricieux. Et ses mouvements sont si brusques qu'ils n'obéissent à aucune règle appréciable. Ils vont par à-coups, d'un extrême à l'autre : la veille, 7.500.000 de voix pour l'empire : un an après, pas dix bonapartistes élus.

Pas plus que la souveraineté du peuple et la liberté, l'égalité n'existe. Nier la supériorité, l'aptitude, la technicité, c'est nier la lumière du jour : c'est mettre en honneur le détachement, la négligence, l'inertie.

Ne parlons que de l'égalité politique. L'instituez-vous entre l'homme et la femme, entre le militaire et le civil, entre le prêtre et le laïque, entre les fonctionnaires et les simples citoyens ? Les deux tiers de la nation sont exclus de l'électorat ou de l'éligibilité totale ou partielle. L'égalité n'existe ni dans la force, ni dans la compétence, ni dans l'autorité, ni dans le loisir, ni dans le jugement, ni dans l'influence.

Inutile d'insister. Souveraineté, liberté, égalité, grands mots, bons à piper le peuple, à lui soutirer, au profit de quelques-uns, l'autorité apparente du nombre aveugle. Hobbes a raison quand il définit la démocratie : la tyrannie de quelques harangueurs. Ces habiles gens, pour régner, ont brouillé la cervelle du pauvre Démos et ont usurpé le mandat qu'il a bénévolement signé.

Qui doit obéir ne peut commander. Souveraineté du peuple : contradiction dans les mots eux-mêmes : il faut être souverain ou peuple. La démocratie n'est que l'organisation de l'anarchie, Mérimée dit : le désordre organisé. Certains êtres sont faits pour commander, d'autres pour obéir. La ruche suppose l'ordre et l'ordre descend de l'hérédité. Telle est la raison de toute société et de la nature elle-même : l'enfreindre, c'est enfreindre la loi du monde, c'est-à-dire la loi de Dieu.

 

Il faut bien qu'il y ait une réponse à ces objections, puisque, si elles étaient fondées, la supériorité du système traditionnaliste attrait fait ses preuves et que personne n'aurait songé à le changer quand il était beatus possidens. Ce fut la première force des constituants de 1875 contre les défenseurs du traditionalisme : l'autorité du fait. Ses partisans le prennent de bien haut, alors qu'il a partout échoué.

Incriminer la perversité humaine, l'esprit satanique de la Révolution, l'illusion du rationalisme et de l'optimisme, ce sont des invectives plutôt que des arguments. Le suffrage est aussi vieux que l'humanité. Les premiers électeurs se perdent, comme les premiers rois, dans la nuit des temps. Ce système s'est répandu dans tout l'univers ; on vote partout, et le suffrage tend à devenir de plus en plus universel, direct, démocratique. Les plus vieilles monarchies, les plus exigeantes, les plus résolument autoritaires ont transigé avec lui. Si les allaires du monde ne doivent plus marcher parce que la souveraineté du peuple a été proclamée. comment se fait-il qu'elles marchent ?

Les faits causent l'histoire et découvrent, par l'expérience, la raison. Or, les faits sont là, innombrables, créant une règle sans exception. Leur saleur suffirait pour battre en brèche toute l'argumentation contraire.

La première aspiration démocratique est au fond du cœur de l'homme : Pas de contrainte. — Notre ennemi, c'est notre maitre, tel est le cri permanent de la nature.

La conception optimiste de la vie, tant attaquée par les écoles autocratique et aristocratique, mais qui seule soutient l'homme et. les masses sur le dur chemin où elles progressent si lentement, autorise cette aspiration. Laissez-nous croire que l'homme est lion. Sa volonté, librement exprimée, à tout prendre sera bonne. Elle est une manifestation constante de son vouloir-vivre qu'il tient de Dieu.

Dans la société, malgré toutes les incohérences et les contradictions apparentes, ceux qui savent finissent toujours par convaincre ceux qui ignorent. Socrate a raison contre ceux qui lui ont fait boire la ciguë : les meilleurs battront les pires : les bons instincts l'emporteront sur les mauvais. Le mal est une maladresse ou une ignorance : la maladresse se corrige, l'ignorance se dissipe. Enregistrer la volonté du plus grand nombre, c'est enregistrer la volonté la meilleure : sinon le monde périrait. Un seul pouvoir doit diriger les foules, celui qui les éclaire : mais ce pouvoir n'appartient en propre à personne. Il est à celui qui le mérite et sait en faire usage. La démocratie n'est pas la tyrannie de quelques harangueurs, c'est la dictature de la persuasion.

La volonté populaire ne saurait s'exprimer, dit-on : elle n'a pas d'organe adéquat ; elle n'est. pas stable ; elle n'est pas consciente d'elle-même. Peut-être, mais n'est-ce pas le lot de l'infirmité humaine : la volonté d'un homme isolé, fût-il prince, est-elle si sûre d'elle-même ? Quand, à quelle minute de son règne, le plus grand des rois ne paye-t-il pas le tribut, échappe-t-il à l'habileté des partis, à la flatterie des courtisans, à la suggestion des familiers et des maitresses ? Vous craignez les démagogues : valent-ils pas la Dubarry ou le cardinal Dubois ?

La loi des majorités, objecte-t-on encore, est une convention ; la majorité n'existe pas ; les oppositions sont opprimées par peur ou par négligence. Cette loi des majorités, donnée comme une loi d'amour, est une loi de contrainte. — C'est vrai, mais ne faut-il pas, comme vous le disiez tout à l'heure, que quelqu'un commande et que quelqu'un obéisse ? C'est la nécessité même de l'ordre social et ce résultat est le résultat cherché. La minorité doit-elle obéir à la majorité ou, si vous voulez, à cette partie du suffrage qu'une convention sociale nomme majorité ? Voilà la vraie question.

Et voici, maintenant, la réponse. Oui, la loi des majorités est une loi de domination ; mais cette domination est sans reproche parce que, toujours débattue, elle ne s'impose que si elle est acceptée.

Le dénombrement des votes n'est qu'un moyen de constater l'accord ; et ce moyen est si naturel à l'homme qu'il ne le discute pas.

L'unanimité consent à la loi des majorités parce qu'elle sait que chaque portion de l'unanimité peut se transformer et se transforme constamment en majorité. La majorité est dans un perpétuel devenir : c'est justement pourquoi elle est obéie ; elle se cherche, parmi les illusions et les déboires, — comme la vie elle-même, — mais soutenue par l'espérance !

L'amour et la contrainte étant nécessaires, l'une et l'autre, à la création de l'ordre, c'est avoir réussi que de les unir et de les fondre. La raison du succès universel du suffrage, c'est que tous sont d'accord sur l'Accord. On est résolu d'avance à obéir, ce qui est une volonté et une liberté. Servitude, mais la plus douce, la servitude volontaire.

L'homme s'incline s'il est bon, et il obéit s'il est méchant, puisqu'il y a, dans le gouvernement organisé par le suffrage, à la fois, la conviction et la force. Le droit, c'est le consentement des parties ; le suffrage, c'est l'organisation du consentement. L'adhésion latente, héréditaire et pacifique à la loi votée par ce qu'on appelle majorité est un fait non moins traditionnel que le traditionalisme lui-même ; elle est génératrice d'ordre.

C'est pourquoi le système est adopté universellement ; c'est pourquoi son antiquité, se renouvelle sans cesse comme tout ce qui est profondément humain. Il a ses impuissances, ses incertitudes, ses incohérences ; en cela humain encore et soumis à la loi de l'homme. Mais le suffrage, signe ou indice accepté de la volonté du peuple, D'eu est pas moins un agent puissant de stabilité, de bien-être, de progrès. L'expérience le prouve, le bon sens l'admet, la raison l'accepte.

Si l'on rejette la loi des majorités, il n'y a plus, dans les contingences humaines, qu'un instrument de paix : c'est la Force. Les rois sont des vainqueurs. Mais la  force est antithétique au droit : force c'est barbarie ; la force ne fonde pas. La servitude est un état de fait toujours révisable. Le régime qui confie à la force le pouvoir du dernier mot est un régime qui ne s'avoue pas lui-même ses origines. Il en a honte et il en a peur. Pourquoi la loi des majorités s'inclinerait-elle devant la loi de l'épée ?

On prône le gouvernement des élites : noblesse héréditaire, se recrutant, au besoin, par le mérite ; sélection opérant d'elle-même conformément aux lois de la nature qui sont aussi des lois de la société.

Mais cette loi, dite naturelle — déclarée loi surtout depuis Darwin, — est-elle si simple, si fortement démontrée ? N'est-elle pas ébranlée déjà par un examen plus attentif des faits ? La sélection aveugle mène à l'épuisement. Son tâtonnement infini ne crée pas l'ordre, mais le gâchis. Que de fois elle opère à rebours ? Qui garantit l'efficacité, la sincérité du produit ? Le sang est-il pur, même dans un sérail ? Traitera-t-on l'humanité comme un haras ?

Oublions les grandes faillites historiques des aristocraties : Carthage, Venise, le Moyen-Age, la Pologne. Encore conviendra-Unit que, pour que la sélection opère, il faut que la masse progresse. Une élite intellectuelle ne peut pas rester indéfiniment suspendue, comme une île de Laputa, au-dessus d'une masse toute brutale et sauvage. L'angle facial ne se modifie pas individuellement.

L'erreur du prétendu darwinisme social, c'est qu'il veut ignorer cet exemple si concluant que lui fournit l'univers, il savoir une surabondance prodigieuse de Forces en action où le choix se fait. Sélection, c'est élection. Pas d'aristocratie sans démocratie. Plus le champ de la sélection est vaste, plus celle-ci est vigoureuse. L'aristocratie n'épanouit sa fleur éclatante et parfumée que si elle enfonce sa racine en un sol — puissant. Si les rois sont des vainqueurs, les aristocrates héréditaires sont des usurpateurs. La société doit reposer sur sa base, le peuple.

 

Comme mode d'organisation du suffrage, la constitution de 1875 a accepté ou, plutôt, a maintenu le plus simple : le suffrage universel direct pour le corps législatif, les assemblées départementales et communales. C'est la suite logique de la thèse qui déclare le peuple souverain.

Le suffrage universel direct est constitué comme base de l'ordre politique, à fond et il plein, sans restriction, sans tromperie ni faux semblant. Tout Français mile et majeur qui jouit de ses droits civils est apte l'électorat. Les conditions du domicile ou l'exclusion de certaines catégories déterminées sont justifiées pal des raisons qui n'ont, nullement trait à la capacité politique. Plus de cens, plus de classe, plus de privilège ; ni élection à deux degrés, ni représentation des minorités. L'Assemblée nationale se prononcera pour le scrutin d'arrondissement qui met, aussi directement que possible, l'électeur en contact avec l'élu.

C'est donc la plus large, la plus hardie, la plus franche des applications du système électif.

Tout le peuple désigne les magistrats, et les magistrats sont choisis indistinctement parmi le peuple.

C'est sur cette question du suffrage universel que se livra la bataille des classes. Mais la droite de l'Assemblée osa ? peine engager le combat : elle ne le soutint pas. Le suffrage universel fut consacré, pour ainsi dire par prétérition, au cours du débat suit l'électorat communal. La force acquise rompit toutes les digues.

Depuis cent ans, les révolutions politiques françaises se faisaient sur une question de suffrage. Il fallait en finir.

Deux raisons très hautes plaident pour le suffrage universel : il se fonde sur la justice : puisque chaque citoyen contribue aux ressources publiques, pourquoi chaque citoyen n'aurait-il pas voix au chapitre, quand il y a lieu de les employer ? En outre, le suffrage universel est un agent de pacification intérieure : puisqu'il n'y a plus de recours possible au delà du suffrage de tous, quelle raison les dissidents invoqueraient-ils pour ne pas obéir à la loi ? Dans l'opinion de Gambetta et de ceux qui votèrent avec lui, l'établissement du suffrage universel, c'était la fin de la Révolution, et peut-être des révolutions.

D'autres même avaient cru remarquer que le suffrage universel renferme un principe conservateur. Tel était l'avis de M. de Lavergne[32] ; tel était l'avis de M. Duvergier de Hauranne et tel était, à le bien prendre, l'avis de M. Thiers. Ils arguaient du fait incontestable que le nombre des propriétaires en France dépasse de beaucoup celui des non-propriétaires.

Expérience faite, en Angleterre, en Belgique, l'extension du suffrage jusqu'à une sorte d'universalisation, a marqué une période de stabilité pour les partis conservateurs.

En France, le mouvement s'est affirmé, au contraire, lentement mais continûment vers la gauche. La pratique du système a réalisé, dans sa tendance, les prévisions de ceux qui le combattaient. Le suffrage universel, disaient-ils, est un scrutin de classe, le scrutin des classes pauvres. Taine établissait que 14 électeurs sur 20 étaient des paysans ou des ouvriers : 3 seulement étaient des demi-bourgeois et 3 des bourgeois[33]. M. P. Ribot tirait les conséquences d'une statistique analogue : Pour qui connaît le cœur humain, il n'y a pas à douter un instant, en comparant ces chiffres, que le nombre de ceux qui n'ont rien ou qui n'ont que peu de chose étant si grand et que celui des gens riches étant si peu considérable, les premiers n'arrivent à se coaliser victorieusement contre les seconds[34].

Il faut citer une page entière, écrite en 1874 : Pour ne pas nous perdre dans des suppositions vagues, examinons quels sont les changements que pourrait amener demain l'avènement d'une Chambre radicale par le suffrage universel. Une des premières mesures que prendrait la Chambre nouvelle serait de décréter la séparation de l'Église et de l'État, la suppression du budget des cultes... La seconde mesure serait la suppression des écoles congréganistes... On décréterait l'impôt sur le revenu et même l'impôt progressif... Croyez-vous qu'on s'arrête là ? Vous avez eu la séparation de l'Église et de l'État, vous aurez la persécution de l'Église... Vous avez eu l'enseignement gratuit, laïque et obligatoire, vous aurez l'enseignement alliée ; on renouvellera cette ancienne doctrine qui fait de l'instituteur l'adversaire du curé ; qui sait si on n'abolira pas la loi de 185o pour revenir au monopole de l'Université ? Qui sait si ou ne supprimera pas les écoles libres sous prétexte qu'elles donnent un enseignement contraire aux principes modernes ? Pour la famille, qui sait si on ne rétablira pas le divorce ?

Pour la propriété, qui empêcherait de décréter l'abolition de l'héritage, l'expropriation des usines au profit de l'État, le rétablissement des ateliers nationaux ?...

Dans l'armée, les officiers seraient nominés par les soldats. L'armée elle-même, qui est mal vue, serait remplacée par des gardes nationales. Les magistrats seraient nommés par le suffrage universel...

Il n'y a plus de noblesse, mais il y a la richesse qui établit entre les hommes une différence au moins aussi grande : pourquoi le peuple ne ferait-il pas, contre la bourgeoisie, ce qu'il avait fait, en 1793, contre la noblesse ?... Enfin, nous avons un autre danger à craindre du suffrage universel : il peut nous faire tomber sous le joug du despotisme. Qui ne sait que l'anarchie amène le despotisme ?... Le suffrage universel est en opposition naturelle avec toute doctrine libérale. La liberté est chose trop délicate pour qu'il puisse la saisir... Il préfère les extrêmes. Tantôt il se jettera dans toutes les licences de l'anarchie, tantôt, ramené par la peur, il acceptera toutes les entraves du despotisme[35].

Voilà tout le réquisitoire. Remarquez-le : ces appréhensions n'empêchent, pas celui qui les éprouve de s'incliner devant la nécessité : Si le suffrage universel n'existait pas, il faudrait hésiter beaucoup avant de l'établir : maintenant qu'il est entré, dans les mœurs, on ne pourrait, sans le plus grand danger, le modifier tout d'un coup.

Trente ans ont révélé ce qu'il y avait de juste ou d'erroné dans la critique et dans les prévisions. On attribue ce mot à la mélancolique vieillesse du 'duc de Broglie : Nous nous sommes peut-être trompés sur le temps, mais non sur les tendances et les directions.

Le temps, voilà précisément ce qui corrige ces prévisions pessimistes.

La vie des sociétés, comme celle des individus, n'est rien autre chose que du temps gagné sur le temps. Les révolutions sont redoutables quand elles se précipitent et se heurtent aux résistances que la lime des années sait user. Par le retard, les problèmes mûrissent, les difficultés se dénouent, s'agit-il de condamner le corps social à l'immobilité ?

C'est vrai, la démocratie du suffrage universel a des aspirations radicales : elle demande plus à la fortune acquise, plus au concours égal de tous les citoyens. Mais, si l'esprit de justice a cette force, ce n'est pas seulement dans les démocraties, c'est partout. Non moins terrible aux monarchies, qui montrent bien inutilement la facia feroce du pouvoir absolu. Les peuples répéteraient le mot de Montaigne : Les trognes ne nous effraient plus.

L'apaisement, la détente intime qui résultent de la pratique libre du suffrage ont permis de franchir bien des heures critiques sans secousse grave. La lutte entre les classes, qui n'est qu'une des formes fatales du combat pour la vie, ne s'est pas exaspérée dans les pays de souveraineté populaire. Tout au contraire.

Et puis, les classes dirigeantes, les pouvoirs héréditaires, les corps constitués, les élites, en un mot, ont-elles donc administré si sagement leur propre fortune et la fortune publique ? N'ont-elles pas été égoïstes, imprudentes, exigeantes ? N'ont-elles pas jeté, dans la vie publique, la réclamation insolente de leur morgue, de leur richesse ou de leur sang bleu ?

Et le césarisme ? Maitre de tout, n'a-t-il pas tout perdu ? 1830 et 1848, 1815 et 1870 sont-ils sans reproche ?

 

Depuis le vote de la constitution de 1875, trente ans se sont écoulés. Or, le gouvernement des classes pauvres, soi-disant maîtresses du suffrage, ne s'est même pas organisé. Il n'y a pas, tant, s'en faut, une majorité de prolétaires dans les assemblées. C'est toujours la redingote qui gouverne. La bourgeoisie obtient les sièges, les emplois, les honneurs. Si quelque mal se produit contre elle, qu'elle s'en prenne à elle-même, à ses divisions, aux fautes de ses transfuges. L'ambition impatiente et le paradoxe vaniteux de ses lettrés ont été plus dangereux pour la société que l'envie ou la cupidité dont sont accusés les ignorants et les pauvres. Trente ans d'autorité démocratique, irritée trop souvent par des provocations aveugles, n'ont pas suffi pour accomplir le programme que l'on exposait, en 1874, comme devant se réaliser demain.

Certes, le suffrage universel n'a pas déjoué tous les pronostics pessimistes pour la classe dirigeante, mais il serait injuste de conclure qu'il ait manqué à toutes les espérances. Trente ans de paix publique ont achevé dans le calme un siècle qui avait commencé dans le trouble. Paris, en méfiance à l'égard des sophismes, fer-tuant de lui-même ses clubs, s'est déshabitué des barricades ; dans la vie usuelle, il donne l'exemple de la tolérance. Il admet tous les partis au sein de sa vaste et cordiale urbanité.

La province évolue plus lentement. Les passions y sont vives, irritables : le contact est plus rude. Pourtant, le portrait lamentable et grotesque que Taine traçait, en 1872, de l'électeur paysan, serait-il exact aujourd'hui ? Il faudrait n'avoir jamais serré la main de tant d'honnêtes gens qui constituent le fond de la démocratie française pour l'affirmer. Dans le vieux village perdu où j'écris ces lignes, sur ce rocher calcaire où l'existence est si dure et la concurrence si pénible à soutenir contre l'essor des vallées, j'ai, parmi mes voisins, dix chefs de famille, fils de l'enseignement primaire, dont j'atteste l'esprit ouvert, la prudence avisée et la dignité civique relevée.

Quand ils votent, ils ne savent ce qu'ils font. — Propos de candidats battus. Admettons. Ces électeurs ne choisissent pas toujours les meilleurs, ni les plus instruits. Où donc et dans quelle Salente les fonctions publiques ont-elles été attribuées toujours aux plus dignes ? Il n'est pas d'aujourd'hui le mot de Beaumarchais : ... C'est un danseur qui l'obtint.

Cette foule de dix millions d'électeurs, répandue sur un territoire immense, assistant, chaque jour, par le compte rendu de la presse, au drame qui se joue sur les tréteaux publics, garde son sang-froid : les programmes, les promesses, les propositions, les lois tombent sur elle comme la pluie sur un toit : elle reste impassible. Elle supporte les charges héréditaires, les charges budgétaires, les charges militaires, le renchérissement des denrées, les difficultés croissantes de la vie, en raison de cette confiance simple qu'elle a au bulletin de vote remis tous les quatre ans dans sa main.

Qu'elle se porte avec persistance vers les mesures qui lui font entrevoir une amélioration dans le sort des pauvres, qu'elle se laisse séduire aux mirages où l'on entraine sa bonite foi, aux promesses des ambitieux, des violents. des rêveurs, comment s'en étonner ? La conjuration constante de ceux qui ne songent qu'a exploiter sa longanimité ne pourrait être déjouée que par une perpétuelle méfiance. La démocratie n'a pas le temps. La politique n'est pas son unique souci. Souveraine, elle a ses flatteurs et ses courtisans ; laborieuse, elle a ses occupations plus immédiates. Miracle qu'elle garde, malgré tout, une ligne de conduite raisonnable et que, dans cette tempête constante des événements, elle tienne droit le timon.

Il convient, cependant, que le rappel permanent de ceux qui l'aiment l'avertisse du danger que sa force même lui fait courir. Cette force, en effet, énorme, n'est tolérable qu'à condition d'être tolérante. La volonté du peuple, quoique souveraine, n'est réellement loi que si elle est conforme à l'équité et à la raison.

 Le pouvoir des majorités est un moyen, non un but. Le but, c'est le droit : et le droit naît du consentement.

 Les minorités sont toujours respectables, précisément parce qu'elles sont minorités : elles consentent ce qu'elles ne veulent pas. Qu'on ne les pousse pas jusqu'au point où elles mettraient en cause, ce qui est le principe même du nouvel ordre social : le consentement.

Le pire des malheurs, pour une société, serait que la conscience des masses fût faussée de telle sorte qu'elles prissent leur souveraineté pour une infaillibilité et le nombre pour une raison. De cette erreur naîtrait la plus odieuse des tyrannies : la tyrannie des partis et des assemblées ; c'est l'horrible route de l'omnipotence parlementaire, dont parlait Benjamin Constant. Contre la volonté populaire ainsi dédiai-née, il n'y aurait nul recours. Cet Hercule-enfant, le suffrage universel, briserait tout autour de lui. Sa violence serait, comme sa puissance, sans frein.

Tocqueville a dépeint, d'après des indices déjà frappants dans la démocratie américaine, ce terrible abus du pouvoir des majorités. Il montre le citoyen indépendant, écarté des emplois publics, la fidélité et le mérite suspects, l'envie, la haine, les partis pris écartant les meilleurs. Il faut penser comme pense la majorité sous peine d'être éloigné de tout... L'honnête homme cède ; il plie ; il rentre dans le silence... Le maitre ne dit plus comme l'ancien despote : Tous penserez comme moi ou vous mourrez : il dit : Tous êtes libre de ne point penser ainsi que moi : mais, de ce jour, vous êtes un étranger parmi nous... tous garderez vos privilèges dans la Cité, mais ils vous deviendront inutiles : et si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vous l'accorderont point, et si vous ne leur demandez que leur estime, ils feindront encore de vous la refuser... Si un tel abus s'invétère, si la majorité ne sait pas résister i cette immodération où l'entraîne la coalition des instincts inférieurs, alors, malheur sur le suffrage, malheur sur la liberté ! Si jamais la liberté se perd en Amérique, il faudra s'en prendre i l'omnipotence de la majorité qui aura porté les minorités au désespoir et les aura forcées de faire appel à la force matérielle. On verra alors l'anarchie, mais elle arrivera comme conséquence du plus terrible des despotismes, le despotisme des majorités !

 

Ce fut encore par une suite logique des faits antérieurs, par un mouvement naturel, par une décision non débattue, que l'Assemblée nationale consacra. dans la constitution, le principe de l'unité nationale et gouvernementale.

Pendant la guerre, des manifestations séparatistes avaient eu lieu dans le Midi ; la Commune avait été un embryon meugle d'organisation fédérale. Entre Paris et la province, subsistait un antagonisme latent que les passions et les polémiques excitaient, non sans l'exagérer. Le fait même que l'Assemblée restait Versailles, dressant capitale contre capitale, était significatif. La crise avait certainement produit du disjointement, de la dissociation.

Toutefois, l'ordre rétabli, les cadres s'étaient reconstitués et consolidés. La campagne décentralisatrice échouait maintenant, parce qu'elle était soupçonnée de séparatisme. La France s'attachait d'autant plus ardemment à l'unité qu'elle avait, plus cruellement souffert du démembrement. Qu'on se souvienne du mot de Gambetta aux hommes de la Savoie qui tournaient les yeux vers la Suisse libre : C'est la France abattue, humiliée, accablée, qui doit être, plus que jamais, pour nous tous, la patrie.

Cette adhésion unanime du pays et de l'Assemblée au 'principe éminemment français et traditionnel de l'unité, détermina l'un des caractères dominants de la constitution.

Aux États-Unis, quand l'œuvre constitutionnelle était en préparation, la même question s'était posée ; mais, là-bas, les esprits se portaient spontanément vers un principe tout contraire, celui du fédéralisme. La difficulté, en Amérique, avait été d'arracher aux différents États ce qu'il fallait de sentiments communs pour faire l'Unité. Quoi ! disait Patrick Henry, vous commencez votre constitution en disant : Nous, le peuple des États-Unis, nous avons décidé telle chose ! Vous devriez dire : Nous, les États ! Car il n'y a pas de peuple américain, mais treize États souverains. Vous usurpez la souveraineté en parlant au nom du peuple[36].

On avait donc cherché à constituer, au centre, un pouvoir assez puissant pour tenir en main le faisceau toujours prêt à se rompre. Ce pouvoir ne pouvait être ni trop un, ni trop muni, ni trop autorisé. Ainsi, on en vint à confier à une seule personne la délégation directe, pleine et entière de l'autorité populaire. Tel est le rôle, tels sont les pouvoirs du président aux États-Unis.

En France, les principes sont différents ; la tradition, c'est l'unité. La nation s'offrant d'un élan cordial à ses chefs, les a trop souvent jetés dans le dérèglement qui vient d'une énorme puissance sans contrôle et sans frein. C'est bien là le vice français. Le pouvoir, extraordinairement fort, était prodigieusement armé, la France palpitait comme un oiseau craintif an creux de la main de ses rois.

Cependant, la double expérience monarchique et impériale, les invasions de 1814-1815 et de 1870-1871, les révolutions de 1789, 1830 ou 1848 avaient averti les esprits éclairés qui dirigeaient l'Assemblée nationale : ce qu'ils craignaient le plus maintenant, c'était de retomber dans les voies qui avaient conduit, le pays à ces catastrophes. Ils avaient la honte, la haine, l'horreur du pouvoir personnel, du despotisme et de la dictature.

Donc, la volonté nationale était unitaire, tandis que la prudence nationale était libertaire : ces deux tendances, logiquement contradictoires, cherchaient à se combiner dans la constitution.

Pas de provincialisme et pas d'autoritarisme, telle est la double préoccupation de l'Assemblée. On peut dire que sou chef-d'œuvre fut de dégager un système viable qui conciliât ces inconciliables.

Créer et entraver, élever et abaisser, lâcher et contenir ; répandre dans une canalisation obscure et recoupée la force publique que le système administratif a trop amassée au sommet ; empêcher, par un jeu d'obstacles vigilant et souple, toute ascension dangereuse vers le pouvoir autoritaire ; anémier et décourager d'avance les ambitions, — peut-être aussi les énergies ; — tout sacrifier au contrôle et au contrepoids contrarier les pouvoirs l'un par l'autre, disperser les responsabilités ; ainsi se développent et se combinent les pensées qui dirigèrent, plus ou moins consciemment, la main de l'ouvrier constitutionnel.

L'unité fut maintenue, l'administration subsiste, mais au prix de l'autorité gouvernementale réduite. Rarement, ou lit une pagode plus compliquée pour y loger un dieu plus mince. On avait tant souffert de l'État-providence que le nouveau législateur se satisfit, au sommet, d'une icône représentative. Le poste suprême est un lieu de repos ; l'apparition d'une volonté et d'une activité exceptionnelles en cette première place, la présidence, serait considérée comme surprenante et un peu inquiétante : la tentation viendrait peut-être à un héros, d'élargir son cadre et de briser ses liens. En haine de l'empire et en haine un peu de M. Thiers, la constitution s'est appliquée à protéger le pays contre les aspirations téméraires, fussent-elles appuyées sur le mérite et les services. Elle fait obstacle ii toutes les dictatures, même à la dictature de la persuasion !

Constitution vraiment bourgeoise, garnie de bonnes intentions, de petites appréhensions, d'habiles précautions et de sourdes jalousies ; demeure soigneusement calfeutrée, sans grandes issues ni vues sur le dehors, mais bien abritée contre le vent et les tempêtes, on la nation pourra se détendre et se délasser des longues aventures et des équipées romantiques qui l'avaient épuisée et compromise depuis près d'un siècle.

Le pouvoir, à la fois un et entravé, c'est la pensée maîtresse de la constitution.

 

Par une autre suite des mêmes principes, le régime est représentatif :

L'ensemble du peuple a qualité pour décider de ce qui le touche. Mais le peuple ne peut, en raison de l'étendue du territoire, se réunir sur une seule place publique et délibérer directement ; il délègue donc ses pouvoirs à des élus.

Si le système de la représentation pas existé, la bourgeoisie l'eût inventé et imposé. Aucun autre ne pouvait être plus favorable à ses ambitions. En effet, il aboutit normalement à l'institution d'une classe gouvernante, d'une aristocratie élective sinon héréditaire — et c'est ce qui explique l'énergie avec laquelle Rousseau s'élève, d'avance contre lui.

L'Assemblée constituante, accomplissant la Révolution des bourgeois, avait proclamé, en 1791, cet axiome : La constitution française est représentative.

Pareillement, en 1871 et eu 1[875. Pas même de discussion. Comment une Assemblée eût-elle conçu une autre solution que le règne des assemblées

Dans une démocratie, le pouvoir peut être exercé directement, c'est le referendum il peut être une fois pour toutes, à une seule personne : c'est le plébiscite césarien ; ou bien, il est confié pour un temps à des députés : c'est le régime représentatif. Le premier système était impraticable, le second odieux ; la décision fut tôt prise.

Voyons, maintenant, les conséquences. J'ai dit la plus importante de toutes : la constitution d'une élite, d'une classe, d'une catégorie de citoyens où se font communément les choix. La bourgeoisie, aux cadres un peu élargis, la bourgeoisie des capacités et des demi-bourgeois, le mandarinat des bacheliers et simili-bacheliers, est désignée par sa préparation, son aisance réelle ou relative, ses ambitions et sa faconde.

 Autre conséquence : les assemblées règnent ; le gouvernement aura donc un caractère collectif et, par suite, délibératif. On se prononcera à la longue et à la majorité. La politique n'est plus qu'un vaste palabre. La discussion prime la résolution et la forme l'emporte sur le fond. La procrastination est la règle ; l'acte, l'exception. La démocratie est bien le règne des harangueurs, sous cette réserve que ceux-ci, au lieu de s'adresser au peuple, doivent capter la confiance plus exigeante d'un auditoire plus raffiné. Le mot qui salue l'aptitude gouvernementale est celui-ci, tant répété : Un tel parle bien.

 

Mais, enfin, quelle sera l'espèce et le nom de ce gouvernement ? — République.

La démocratie du suffrage universel direct, à forme représentative, n'est pas nécessairement antagoniste à la monarchie. Il y avait une royauté toute prête qui n'était pas la monarchie traditionnelle et qui n'était pas l'empire, — c'était la royauté constitutionnelle, la royauté de Juillet.

L'orléanisme, comme la démocratie, se réclamait de la Révolution ; tous deux soldats du drapeau tricolore. Le duc de Broglie, le' père, avait passionnément désiré cette solution. Le fils pensait comme le père. Avec un peu plus de persévérance et de finesse, les monarchistes du centre droit et de la droite auraient ménagé le suffrage universel de telle sorte qu'il ne se montrât pas absolument contraire au maintien d'une classe dirigeante et moins encore à l'établissement de la monarchie traditionnelle et libérale.

La République l'emporta, mais de si peu, qu'il faut bien préciser pourquoi, et dire comment s'explique son succès.

La République fut votée par une fraction de la droite monarchique, parce que celle-ci était dans une impasse, parce que la tentative de fusion avait échoué, parce que le comte de Chambord n'était pas populaire et ne voulait pas renoncer au drapeau blanc, parce que, les choses étant ainsi, le comte de Paris crut honorable et sage de se dérober.

Mais la République fut votée aussi pour une raison plus profonde, plus intime, qui inspira les actes de l'Assemblée, et qui est la résultante philosophique des situations antérieures : c'est la crainte d'un pouvoir indépendant et dominant, quelles que fussent sa raison et son origine. Cette assemblée de bourgeois délibère sous le coup de la défaite, de la défaite de Sedan : Son idée de derrière la tête, c'est de mettre dans la constitution le minimum de gouvernement.

La philosophie du régime et de l'époque, c'est la non-contrainte. Un trait de caractère chez la classe bourgeoise fut, de tout temps, la prudence. On vivait dans une double appréhension : extérieure, la guerre, et intérieure, la Commune. On n'aimait pas les maitres, pas plus Napoléon III que M. Thiers ; on les jugeait pour le moins encombrants, souvent dangereux. D'autre part, il fallait maintenir l'ordre : et la bourgeoisie ne le trouve jamais mieux assuré que quand il est entre ses mains.

On voulait vivre, rien de plus. Ce n'était l'heure ni des surhommes ni des héros. La République que l'on fondait apparaissait comme un gouvernement d'unité — c'est le régime qui nous divise le moins — et comme un gouvernement de tout repos — la République sera conservatrice ou elle ne sera pas —. On fit donc une République à l'image de l'Assemblée bourgeoise qui la vota, pondérée, timorée, et, si j'ose dire, atténuée — la République sans les républicains.

Proudhon avait affirmé, sous l'empire, que le progrès se ferait dans le sens de la diminution de l'État : il en fut ainsi. Cette phase de notre histoire réalise l'observation d'un autre philosophe, Nietzsche : La démocratie moderne est la forme historique de la décadence de l'État. Souvenez-vous du mot de Jules Ferry sous l'empire : La France a besoin d'un gouvernement faible.

Que l'on repasse en mémoire l'histoire de l'Assemblée nationale : elle écarte successivement, sous des prétextes divers, tout ce qui est l'essence des pouvoirs forts : la légitimité d'abord, puis l'hérédité et, enfin, l'autorité.

 

La République sera parlementaire, telle est la dernière suite des élaborations antérieures et des dispositions du moment.

Le maintien de la présidence (en dépit de l'expérience faite en 1851) est un sacrifice à l'idée d'Unité. Mais le parlementarisme est la correction immédiate et l'entrave toute prèle pour le chef nominal que la nation consent encore il se donner.

Pour la première fois, on accole au mot république l'épithète parlementaire...

Parlementaire : ce mot suffit, pour signaler le trait essentiel de la constitution : le pouvoir appartient, en dernière analyse, au parlement ; et, puisqu'il est composé de deux Chambres, a celle surtout qui est nommée directement par le peuple, la seconde Chambre. C'est celle-ci qui gouverne et elle gouverne au moyen d'un organe qu'elle désigne et dont elle dispose ad nutum un ministère responsable devant elle, autrement dit un Cabinet : car l'institution d'un cabinet est l'essence même du parlementarisme.

A l'époque où la constitution de 1875 fut votée, on savait à quoi s'en tenir. On avait débarrassé la thèse de la couche d'erreurs dont les premiers commentateurs — à commencer par Montesquieu — l'avaient recouverte. Des écrivains anglais, 13agehot, Stuart Mill, Cornwall-Lewis ; des écrivains français, Tocqueville et Prévost-Paradol avaient montré à nu le ressort principal de l'organisme. Bagehot notamment, dont l'autorité fut invoquée au cours de la discussion devant l'Assemblée nationale, avait apporté deux affirmations qui élucidaient le problème : l'une, que le  cabinet est un comité du corps législatif choisi pour Le corps exécutif ; et l'autre, que la séparation des pouvoirs tant vantée est si peu la caractéristique du parlementarisme que, tout au contraire, sous ce régime, les trois pouvoirs sont étroitement combinés et solidaires.

Les hommes qui ont voté la constitution de 1875 étaient donc avertis. Ils savaient que la responsabilité ministérielle consacre à la fois la subordination de l'exécutif et l'autorité dominante de l'Assemblée issue du suffrage populaire. Quoi qu'ils aient dit ou fait semblant de croire, ils n'ignoraient pas la force de ces paroles qu'ils ont inscrites dans la loi du 25 février et qui, plus encore que le mot République, décident de tout : Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre[37]... Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique générale du gouvernement[38]...

L'Exécutif peut se débattre ; il est en tutelle ; il a la main prise par le ministère qui applique la signature présidentielle au bas de l'acte ministériel et qui répondra de tout devant le parlement. Le président ne commande pas : sa plume est serve. Le comité du pouvoir législatif administre, gouverne, règne en son nom.

On a hésité quelque temps à admettre cette interprétation rigoureuse de la constitution. M. Dufaure affirme que les trois pouvoirs sont distincts, indépendants dans leur action, exposés à se contredire, mais forcés de s'entendre en définitive dans l'intérêt du pays. C'est la théorie des freins et des contrepoids sur laquelle Bagehot s'était expliqué dès 1865, et qui attribue chacun des trois pouvoirs une autorité indépendante et rivale de celle des autres, aucun d'eux n'étant obligé de s'incliner et tous trois étant réduits à l'impuissance tant qu'ils ne se sont pas mis d'accord.

Quelle que fia la pensée de M. Dufaure, ce système n'est pas celui de la constitution de 1875, car la volonté de la Chambre populaire n'y rencontre nulle part une contre-volonté équivalente et efficace.

On objecte l'institution du Sénat. Il était, il est resté aux yeux de ceux qui le fondèrent l'organe de résistance pouvant s'opposer et porter remède, le cas échéant, aux erreurs de la Chambre basse. Si la Chambre basse est l'organe du progrès, le Sénat est l'instrument de conservation. Ne lui a-t-on pas attribué une supériorité effective en exigeant son concours parallèle et égal pour la confection des lois, en lui reconnaissant une compétence même en matière budgétaire, en lui confiant, en cas de conflit avec le pouvoir exécutif' et la Chambre populaire, le soin de décider s'il y a lieu d'en appeler au pays, en lui accordant, enfin, une autorité judiciaire spéciale sur le haut personnel politique, sous le nom de haute-Cour ?

Assurément, ce sont là de grands pouvoirs : mais des pouvoirs, non le pouvoir. L'intervention constitutionnelle dit Sénat, en cas de conflit, est un moyen de procédure, non la pratique habituelle et normale du gouvernement. La dissolution n'est, qu'un appel une sanction plus haute ; en admettant que le Sénat puisse renverser un cabinet, il ne pourrait eu créer et en soutenir un autre contrairement à la volonté de la deuxième Chambre. Le droit spécial du Sénat s'épuise : celui du peuple et de ses représentants directs, non.

Quant à la présidence de la République, l'effort des premiers cabinets qui se succédèrent auprès du maréchal de Mac Mahon tendit à faire croire qu'elle représentait, d'après la constitution, un pouvoir fort, un pouvoir indépendant avec une autorité propre, et qui, au besoin, par-dessus les Chambres, se mettait en rapport directement avec le pays. Telle était la thèse exposée par M. Buffet, dans ses discours du 2 juin et du 7 juillet 1875. Telle, avait été la pensée secrète des inventeurs et des défenseurs du septennat. Telle fut plus tard la pensée intime des auteurs du th mai. Mais. en dépit des commentaires et des allégations, d'ailleurs sincères, ce système avait été écarté par la majorité.

La constitution n'a pas voulu que la présidence de la République fût un pouvoir fort ; elle en a fait un pouvoir faible. Après la vaine tentative du maréchal de Mac Mahon, — qui pouvait, cependant, invoquer une autorité particulière, celle du septennat, — les présidents, successeurs du maréchal, ont eu le sentiment si vif du parti pris de la constitution qu'ils se sont résignés et ont laissé s'annihiler, dans la pratique, les derniers vestiges de l'autorité propre qui leur était laissée.

Le président n'a aucune puissance effective ; il ne peut agir seul gouvernementalement ; son principal rôle est d'être un surveillant, un conseiller, un conciliateur. Le refus qu'il opposerait à la volonté de ses ministres ne peut être que suspensif. Il n'a pas la décision et, malgré les apparences, même quand il s'agit de constituer un cabinet, il n'a pas le choix.

C'est une désignation autre qui dicte la sienne. Le nom du chef du cabinet, du président du conseil qui dressera la liste des ministres, il doit l'avoir sur les lèvres alors qu'il ne l'a peut-être pas dans le cœur. Jusqu'en cette œuvre qui est son œuvre par excellence, il obtempère, il s'incline.

Qu'est-il donc lui-même ? Un rouage, un organe, un instrument et, si j'ose dire, une procédure. Très semblable à ce personnage solennel et figuratif que Sieyès avait inventé et dont Bonaparte parlait si grossièrement. Il faut encore citer Proudhon : C'est une preuve de plus de l'ignorance de Napoléon et de ses copistes, que la façon brutale avec laquelle il a parlé du Grand Électeur de Sieyès, lequel n'était autre que le monarque constitutionnel. Cc rôle est très grand, la cheville ouvrière du système, dont l'absence rend toutes les républiques intenables. Les formules sentencieuses de Proudhon erraient dans l'esprit de plus d'un des votants de l'Assemblée.

Il est vrai que cette subordination fatale du pouvoir exécutif, cette infériorité relative de la Chambre haute n'apparurent pas tout d'un coup comme les traits distinctifs de la constitution de 1875. Ils lurent voilés d'abord par les affirmations des principaux intéressés. Les défenseurs du septennat crièrent si fort que la république septennale était une façon de demi-monarchie qu'ils finirent par le croire.

La situation personnelle du maréchal de Mac Mahon, l'origine de son pouvoir, expliquent l'illusion de certains partis sur le véritable rôle du président. On hésitait encore quant à l'application des principes nouveaux. Certaines ambiguïtés, sinon de rédaction, du moins d'interprétation, entretinrent l'équivoque. Mais, précisément, ces ambiguïtés provoquèrent les heurts violents qui ébranlèrent la constitution elle-même. Le mal, c'est la crise d'interprétation de la constitution de 1875 sur la question des pouvoirs présidentiels.

L'issue n'était pas douteuse. On ne ligote pas le suffrage universel par des chicanes de juristes. Quand une telle force a été introduite dans la machine constitutionnelle, il faut que celle-ci obéisse ou qu'elle saute.

Le principe héréditaire une fois écarté, il n'y avait plus de puissance en France qui pût trouver, quelque part, un point d'appui.

Dès le premier essai, la constitution de 1875, la constitution du suffrage universel sortit son plein et entier effet, et le maréchal-président dut se soumettre devant la volonté du peuple exprimée par ses élus.

 

En temps normal, cette volonté du peuple se manifeste par l'accord qui s'établit dans l'ensemble de l'organisme représentatif, c'est-h-dire par le vote harmonique des deux Chambres.

Le dédoublement. de la représentation en deux Chambres n'est pas une diminution de pouvoirs pour le corps législatif, telle que l'eussent désirée une grande partie de la droite et hi majorité de la commission. Celles-ci avaient rêvé, il est vrai, de taire du Sénat l'instrument de la réaction mais ces vues n'ont pas prévalu. L'institution du Sénat est une précaution peut-être, non une entrave. Issu du suffrage comme la Chambre populaire, le Sénat n'a aucunement qualité pour s'élever indéfiniment contre les décisions de la Chambre. Dans la pratique, le Sénat représente le délai, non l'appel. Le Sénat conseille et retient : il ne juge pas.

La collaboration franche et cordiale du Sénat et de la Chambre des députés est, en réalité, la résultante naturelle de leur origine communie. C'est ce que Gambetta avait deviné : en cela infiniment plus perspicace que la partie de la droite qui croyait fonder mi Sénat pour la résistance, et que la partie de la gauche qui appréhendait, dans le Sénat, un obstacle.

Le travail des deux Chambres s'organisa, de lui-même, normalement et pacifiquement. On s'habitua à rechercher l'accord et à le trouver sur les sujets les plus ardus et les plus considérables : vote du budget, rédaction des lois, élection du président de la République. La pratique journalière sut dégager, par des concessions mutuelles, les accommodements indispensables.

En fait, l'union et le concert furent bientôt la règle des rapports entre les deux Chambres : dès la première crise constitutionnelle, quand la présidence de la République essaya de mesurer son pouvoir avec celui de la Chambre, le Sénat, ayant accordé, une fois, la dissolution à la présidence et au ministère, fit comprendre à tous les deux qu'ils n'avaient pas à compter sur lui pour perpétuer le conflit. Et le fait est d'autant plus remarquable que le président de la République, à cette heure, s'appelait Mac Mahon et le président du Sénat, Audiffret-Pasquier !

Donc, les Chambres gouvernent. L'exécutif. — le mal nommé, — a un pouvoir extrêmement restreint. Rien de cette fameuse séparation des trois pouvoirs. Les pouvoirs d'administration — soit politiques, soit judiciaires — sont subordonnés. L'autorité remonte du peuple aux Chambres et des Chambres au gouvernement. Celui-ci n'est que par la volonté de celles-là

Le nœud, le joint, réside dans l'institution du ministère responsable : la clef de voûte, c'est le cabinet.

Voici l'arcane qu'il faut découvrir maintenant. Reprenons la définition de Bagehot : Par le mot cabinet, nous entendons un comité de corps législatif choisi pour être le pouvoir exécutif. En s'en tenant à l'observation des faits, on pourrait être plus catégorique encore et dire que le parlement, gouvernant non seulement comme organe législatif, mais comme organe exécutif et administratif, en un mot, remplissant le rôle de l'ancien Sénat romain ou du Sénat de Venise, choisit ce comité simplement comme un instrument de préparation, d'initiative et d'exécution. L'autorité de la nation sur elle-même est déléguée, par l'Assemblée de ses mandataires, à col organe qui l'exerce sous le contrôle de l'Assemblée tandis que le magistral suprême n'a conservé que les formes et les honneurs du pouvoir.

Les ministres sont rassemblés autour du président de la République. C'est l'a que sit.sge la majesté de la nation. En face du président de la République, le président du conseil : celui-ci n'est pas seulement le chef du groupe que composent ses onze collègues ; il est le véritable délégué de l'Assemblée et du pays, l'homme que le vœu du moment a désigné. S'il est le personnage qui convient à sa mission, c'est lui qui tient le sceptre. Les deux présidents, face à face, représentent l'expérience, la prudence, le sang-froid. Routiers du monde parlementaire, ils connaissent la voie, les vents, les récifs. Par le conseil et par l'action, ils sauront mener la barque au port : l'un parle ; l'autre écoute. Le conseil décidera.

A droite du président de la République, le ministre de la justice (car la justice est la raison d'être de tout gouvernement) ; à gauche, le ministre des affaires étrangères (car l'existence nationale est, après la justice, le principal souci de l'État) ; puis, le ministre de la guerre (la force n'est-elle pas le fondement des empires ?) ; puis, les finances (nerf de la guerre et de la paix tout ensemble). Les autres ministres se succèdent dans l'ordre d'importance et dans l'ordre de création des départements.

Ils délibèrent à mi-voix, sans secrétaires et sans procès-verbaux : c'est une conversation familière et confidentielle où le sort du cabinet et, par là les destinées du pays sont débattus simplement et sans phrase. Chacun des ministres parle à tour de rôle selon les préséances. Il soumet les affaires de son département à l'avis de la collectivité. Les observations utiles ont été échangées promptement : l'heure presse ; car le parlement attend. L'entente s'est produite. Si l'unanimité n'a pas été obtenue d'abord, on a voté ; mais, le vote acquis, l'unanimité est faite quand même, car la décision est solidaire et elle engage tous ceux qui y ont pris part.

Le président de la République a présidé, il a posé les questions, il n'a pas caché son sentiment ; puis, il a recueilli les votes, son rôle s'arrête là La décision n'est pas sienne. Il la sanctionnera pourtant, de sa main quand, à la fin de la séance, ou à la séance suivante, il contresignera le libellé sur lequel un ministre aura auparavant apposé sa signature. La délibération du conseil des ministres passe alors à l'état d'acte public.

Mais elle doit subir une autre épreuve. Si la mesure est destinée à créer des rapports constants entre les citoyens, elle n'est complète qu'en devenant loi. Elle sera donc soumise, en tant que projet de loi, signé du président de la République et du ministre responsable, à la délibération du parlement. Les formes de la discussion parlementaire et de la promulgation des lois sont notoires. Inutile de les rappeler dans leur détail.

Pour les lois, la question de la responsabilité ministérielle se pose au moment du vole sur le projet. S'il l'autorité des est rejeté, le ministère, n'ayant plus la confiance du parlement dans son rôle par excellence, celui d'initiateur, est renversé. Il tombe, et c'est tout.

Si la décision du conseil des ministres n'est qu'une simple mesure d'administration, elle prend force exécutoire de l'heure où elle a reçu la publicité du Journal officiel ou du Bulletin des Lois.

Mais, dans ce cas encore, le parlement peut, par voie de question ou d'interpellation, exercer son contrôle sur les actes spécialement exécutifs du cabinet. A la suite d'une interpellation, le vote qui maintient on renverse le cabinet affirme l'accord ou constate le désaccord qui se produit entre les Chambres et le ministère : autre application de la responsabilité ministérielle.

Tous les actes du cabinet sont, par ce mécanisme, très simple, passés au crible de l'approbation ou de la désapprobation parlementaire. D'après la constitution, le président de la République n'est pas responsable, sauf le cas de haute trahison. Les ministres, au contraire, sont responsables devant le parlement et c'est, précisément, ce qui constitue leur subordination. Si les actes du cabinet ne sont pas ratifiés, du moins par le silence, le désaveu des Chambres dissout le ministère. Ces gens sans hérédité, sans pouvoir propre, champignons poussés en une nuit, rentrent dans la foule des citoyens d'où ils sont sortis. Un autre chef, désigné par le président de la République d'après les indications que le vote lui a données, appliquera au pouvoir la volonté nouvelle du parlement.

Tont le jeu du gouvernement démocratique et parlementaire est enfermé en ce court exposé. Le peuple a choisi ses magistrats : il les a pris et laissés égaux parmi les autres citoyens. Mais, c'est par l'autorité de la représentation ou, avec plus de précision encore, de la Chambre des députés, qu'est institué et maintenu le cabinet qui, à son tour, tient le sceptre du gouvernement.

Ainsi apparaît, dans toute son ampleur, l'étendue des droits du parlement : Élection du président de la République : participation à l'élection des membres de la Chambre haute ; discussion et vote des lois ; droit de guerre et de paix : ratification des traités ; vote annuel du budget ; initiative en matière législative, politique, budgétaire ; pouvoir administratif spécial ; droit d'interpellation et d'enquête parlementaire ; désignation indirecte du président du conseil et par conséquent du cabinet : contrôle sur le gouvernement lui-même et sur l'administration par l'action constante de la responsabilité ministérielle, tels sont ces droits constitutionnels que la pratique et le temps n'ont fait qu'accroître. Telle est la conception radicale du parlementarisme français.

Il faut signaler, enfin, une dernière disposition constitutionnelle qui assure au parlement l'autorité suprême dans l'État : c'est la permanence. On disait, jadis : Le roi ne meurt pas en France ; on pourrait dire : Le parlement ne meurt pas en France.

Les mesures sont prises pour empêcher que le parlement puisse être jamais entièrement dissous. Il y a toujours des élus qui veillent.

Le sénat étant renouvelable par tiers tous les trois ans est, par son institution même, légalement indestructible. Mais il s'agit aussi d'une autre permanence : celle des sessions, c'est-à-dire de l'action parlementaire.

Aucun pouvoir de l'État ne peut s'opposer à la réunion du parlement et, notamment, de la Chambre populaire, à certaines dates fixes. Les Chambres se rassemblent, de droit, le second mardi de janvier et leur session dure cinq mois au minimum. Le président, a, il est vrai, le droit d'ajourner les Chambres, mais l'ajournement ne saurait excéder le terme d'un mois[39]. Outre la nécessité d'obtenir le vote annuel du budget, le pouvoir exécutif trouve, dans la constitution, un autre empêchement aux velléités qui lui viendraient d'administrer le pays sans le contrôle du parlement : Le président devra convoquer les Chambres si la demande en est faite, dans l'intervalle des sessions par la majorité absolue des membres composant chaque Chambre. Donc, les Chambres, même absentes, ont le moyen de défendre, le cas échéant, leur autorité menacée. De toute façon, le dernier mot leur appartient.

Faut-il rappeler, enfin, comme une ressource suprême cette disposition de la loi Tréveneuc qui, en cas de dissolution inconstitutionnelle du parlement, confie aux conseils généraux le droit et le devoir d'organiser la résistance légale, de réunir les Chambres et de décréter un appel suprême au pays[40] ?

Toutes les précautions sont prises pour barrer le chemin au pouvoir personnel et à la dictature. C'est l'exécutif qui est le mal, le danger. 11 est empêché de partout.

Le gouvernement de la France unie est éminemment collectif et représentatif. Le parlement, avec son organe d'initiative, d'exécution et d'administration, le cabinet, pourrait reprendre à son compte la parole de Louis XIV : L'État, c'est moi. Appliquons-lui plutôt le mot inventé pour le parlement anglais : Il peut tout, sauf changer un homme en femme.

 

Cette autorité souveraine est-elle donc, à son tour, sans responsabilité ? Qui jugera les juges, qui contrôlera les contrôleurs, Quis custodet custodes ? A cette question dernière, pas de réponse dans la constitution. Les députés et les sénateurs n'ont aucune responsabilité immédiate à raison de leurs votes. Ils ne subissent d'autre contrôle que celui du suffrage qui les a nommés. La seule sanction qui les menace, c'est de n'être pas réélus.

Et l'électeur n'encourt-il, à son tour, aucune responsabilité au. sujet de son vote S'il s'est trompé et que le pays en souffre, que les minorités soient opprimées, que l'indépendance ou le bien-être de la nation soient compromis, où, quand, à qui devra-t-il des comptes ? — Jamais, nulle part, à personne. La prospérité publique, l'intérêt national, la justice elle-même n'ont d'autre recours que la vengeance des faits et le verdict de l'histoire.

Si, pourtant ; il reste un appel suprême que la constitution ne mentionne pas, mais qui est toujours présent à la pensée de l'homme public, c'est l'opinion. L'opinion c'est, à la fois, la conscience et l'instinct vital de la nation : c'est l'expression de son vouloir-vivre. Puisque le peuple est souverain, il juge. Il dispose d'une sentence plus redoutable, plus indépendante et plus prompte que celle qu'il rend, tous les quatre ans, dans ses comices, et cette sentence. qui plane au-dessus du personnel politique, au-dessus des foules, qui domine les passions, les tumultes, les tempêtes, c'est l'instrument de gouvernement par excellence : la voix publique.

M. Anson, dans son livre sur la constitution anglaise, reconnaît qu'il n'y a pas d'autre sanction aux actes du pouvoir, dans le régime parlementaire, que la conscience sociale et le bon sens national. Tocqueville avait mis là aussi le suprême recours contre les erreurs du régime démocratique. Il avait, sans hésiter, réclamé l'absolue liberté de la presse : Plus j'envisage l'indépendance de la presse dans ses principaux effets, disait-il, d'après Stuart Mill, plus je viens à me convaincre que, chez les modernes, cette indépendance est l'élément capital et, pour ainsi dire, constitutif de la liberté.

Il ne s'agit pas de la presse seulement : car la presse n'est pas toute l'opinion. L'opinion exprime le sentiment public : c'est donc un courant infiniment plus puissant, plus large et plus équitable quo celui qui alimente les journaux. Il ne fait pas seulement tourner la machine qui met du noir sur du blanc. Jaillissant, de l'âme de la cité, il tient sa force de l'autorité sociale dont il est le perpétuel et tumultueux bouillonnement.

Voilà l'extraordinaire nouveauté des temps modernes : l'instantanéité des communications a élargi, jusqu'aux limites d'un grand pays, l'antique agora. Le peuple, présent, sans quitter ses foyers, juge ses maîtres et se juge lui-même. C'est pour lui qu'ont lieu ces débats où les partis et les hommes alternent les arguments et déduisent les raisons ; c'est pour lui qu'est édifié cet immense appareil de publicité qui scrute, parfois jusqu'au péril, les actes de l'autorité : c'est pour lui, enfin, quand les dernières ressources de la responsabilité constitutionnelle sont épuisées, que s'ouvrent ces enquêtes parlementaires solennelles, munies d'une seule arme et d'une seule sanction, la lumière.

Le blâme, même non exprimé, tombe sur le coupable comme une sentence ; l'estime publique, même muette, soutient le bon citoyen que le caprice des partis ou la rancune des choses a meurtri. L'opinion reprend sans cesse les procès passés, jamais satisfaite quand elle n'a pas atteint la Justice, parce que la Justice, pour les peuples comme pour les individus, se confond avec le bonheur.

C'est cette autorité de l'opinion, invisible et présente, qui a dispensé la plupart des constitutions modernes du recours trop fréquent, à la force brutale : elle vient en aide la sagesse et il la persuasion et les impose à la conjuration des intérêts et des passions ; grâce à elle, s'est introduit, dans les mœurs politiques, ce principe de la non-contrainte, qui parut, d'abord, une si hardie et si téméraire, nouveauté.

L'opinion, reine du monde, est, sous un régime démocratique, le véritable ressort du gouvernement. La foi dans la justice immanente des choses ou simplement dans l'équitable appréciation du peuple, un appel idéal à la conscience du nombre est inclus tacitement dans le texte de cette constitution de 1875, qui inaugurait l'exercice sincère du suffrage universel, et c'est par là surtout qu'elle s'élève au-dessus d'elle-même, qu'elle dure et qu'elle se lave des misères, des erreurs et des tares que la faiblesse des hommes et la difficulté des temps y ont fatalement insérées.

 

Considérons la constitution de 1875, par rapport à l'histoire de France.

La France, au moyen âge, s'est élevée sur les ruines des souverainetés locales. La royauté française a eu pour tâche d'achever l'unité par la destruction des pouvoirs intermédiaires et des privilèges[41]. Elle reçut, à cet effet, les pleins pouvoirs de la nation : la confiance qui lui était faite inspira à ses docteurs la thèse du droit divin et inculqua à ses ministres la pratique de l'absolutisme. Mais les uns et les autres prenaient l'effet pour la cause : la royauté n'était qu'un instrument. A l'heure où les derniers Vestiges de la féodalité disparurent, le ressort monarchique se brisa, et la nation se trouva en présence d'elle-même. Elle se débattit parmi les expériences contradictoires, à la recherche d'un système constitutionnel assez large et assez souple pour l'encadrer tout entière.

On sait les crises qui marquèrent les étapes de celle recherche. Cependant, la partie de la nation qui avait engagé la lutte et dirigé le combat contre les derniers tenants de l'ancien régime, restait à la tête du mouvement : elle organisa, à son profit, le gouvernement de la bourgeoisie.

La bourgeoisie n'est pas une classe séparée : elle se recrute incessamment dans le peuple. Comme les chevaliers, à Rome, elle est la partie du peuple enrichie et maîtresse des fonds et de l'épargne publique : singulier avantage à une époque qui a vu le développement prodigieux de la fortune mobilière. Le règne de la bourgeoisie est une ploutocratie : ploutocratie parlementaire, sous le régime censitaire.

Les intérêts étant, par essence, égoïstes, sont rarement d'accord entre eux. Une querelle intestine, la querelle des capacités, causa la révolution de 1848 et fit la première brèche dans le pouvoir de la bourgeoisie.

Le second empire succède, incertain entre la bourgeoisie et le peuple. Né de la peur, il vécut tant que la peur dura, et s'effondra du jour où il annonça lui-même qu'il n'y avait plus rien à craindre.

Voici, maintenant, la constitution de 1875 ; elle enregistre, d'abord, la faillite des élites, faillite de la noblesse et de la bourgeoisie, faillite de la royauté et du césarisme. Tous ont manqué au service que l'on était en droit d'attendre d'eux. Ils ont péché par insuffisance, par indolence, par sécheresse d'âme. Ils n'ont su préserver le pays ni des révolutions, ni des invasions ; ils n'ont pas sui faire à temps les sacrifices nécessaires.

De ces luttes, de ces catastrophes qui ont, achevé le cycle du XIXe siècle, il est resté dans la nation un sentiment de lassitude et de méfiance à l'égard de ces dirigeants qui ont si mal dirigé. Le peuple veut faire ses affaires lui-même mais il sait qu'il lui faut des guides. Il les cherche encore chez ceux dont il est habitué à suivre les lumières.

La constitution de 1875 marque, dans l'histoire de France, un effort de conciliation entre les traditions nationales et unitaires du peuple français, ses sentiments égalitaires et démocratiques, l'autorité de la fortune acquise et, enfin, les aspirations des masses. C'est une constitution d'équilibre, une entreprise difficile et délicate, que Gambetta définit excellemment quand il dit qu'elle consacre l'union de la bourgeoisie et du prolétariat.

Elle naît, dans une époque de trouble, d'inquiétude et de remords, en pleine réaction contre le romantisme politique, sans prétention au sublime, sans principes altiers. Sous ce vocable large : République, elle appelle tout le monde à la défense du patrimoine commun ; elle est une œuvre d'apaisement, de résignation, et un peu de désenchantement.

La constitution de 1875, parmi tant d'autres que la France s'est données, est, si j'ose dire, une constitution pédestre, une Cendrillon se glissant sans bruit, entre les partis qui la dédaignent. Personne n'est lier d'elle : elle a mis un vêtement de circonstance, non pas la robe couleur de soleil, mais le manteau couleur de poussière, pareil à ceux dont le peuple se couvre aux heures sombres. quand l'orage gronde et que le ciel est noir.

Comparez : les constitutions anciennes se proposent la gloire de Dieu ou, tout au moins, la gloire de l'empire : monarchiques, elles inscrivent sur leur front ces devises hautaines : Une foi, un roi, une loi. — Pour Dieu et pour la Patrie ! De même, le premier mot des constitutions républicaines était un appel à l'idéal. Celle de 1791 commence par la Déclaration des droits de l'homme : celle de 1848 est promulguée en présence de Dieu et au nom du peuple français.  Rien de tel dans la constitution de 1875 ; elle se borne au strict nécessaire. Elle n'a pas d'envolée et marche sur la terre.

A peine dégagée du provisoire, souple, non rigide, toujours révisable, s'effaçant, se dérobant, insistant elle-même sur sou caractère précaire, se pliant aux variations des temps et aux caprices de l'heure, commode surtout, parce que, en raison de sa médiocrité, elle est à toute fin.

Un autre trait la caractérise : c'est la préférence qu'elle accorde aux moyens doux, aux procédures de la longanimité et de la patience. Nulle violence : pas de serment, pas d'inquisition, pas de crime de lèse-majesté. L'accepte qui veut. Les citoyens ont vers elle un accès égal. Gambetta acclamait d'avance les ralliés : il ouvrait, tout grands, les bras de la république athénienne.

Il n'y a d'exclus que ceux qui s'excluent, et d'hostiles que ceux qui haïssent, parce qu'il n'y a de déçus que ceux qui se croient des droits à part.

D'ailleurs, n'est-ce pas la véritable portée d'un établissement démocratique ? L'égalité. — Mais là aussi est le danger. Cette admissibilité universelle suppose non seulement la bonne volonté, mais aussi l'aptitude universelle. Or, dans cette tolérance, il y a de l'indifférence. Tous sont idoines, dites-vous, c'est donc que tous se valent. Qu'on se souvienne de la parole de Taine à propos des gens de la Commune : Ils disent qu'il n'y a pas de supériorité ni de spécialité ; moi, ouvrier, je suis capable, si je veux, d'être chef d'entreprise, magistrat, général...

 Déjà les grands esprits de l'antiquité, qui avaient  tant souffert des abus de la démocratie, avaient dénoncé le péril. Platon écrit : Chacun se croyant capable de juger de tout, cela produit un esprit général d'indépendance... A la suite de cette indépendance vient celle qui se soustrait a l'autorité des magistrats... A mesure qu'on approche du terme de l'extrême licence, on arrive à secouer le joug des lois, et quand enfin on est arrivé à ce terme, on ne respecte plus ni ses promesses ni ses serments, on ne connait plus de Dieu.

Dans les Chevaliers d'Aristophane. Démosthène dit au charcutier : Tu seras le maitre souverain de tons les hommes, ainsi que du marché, des ports et de l'Assemblée : tu fouleras aux pieds le conseil, tu destitueras les généraux, tu les chargeras de chaines, tu les emprisonneras, tu feras du Prytanée un lieu de débauche... Athènes a péri sous les trente tyrans !

Nier l'autorité et la capacité, se détourner volontairement de la compétence et de l'aptitude, inscrire sur la coquille le nom d'Aristide, c'est gent-être se prémunir contre l'ambition des meilleurs, aristoi ; mais c'est parfois laisser la place aux pires. C'est sanctionner le vice des démocraties, l'envie : c'est préparer le terrain pour un mal plus redoutable encore : la corruption. Tu gouverneras, c'est-à-dire que tu vendras tout cela, dit encore Aristophane au démos.

Que la démocratie française se méfie... L'éclat l'attire ; elle va vers ce qui luit : plus d'une luis, elle a pris, pour le cimier du héros, le casque du marchand d'orviétan. D'habiles gens la guettent. Il reste assez de ploutocratie, dans cette récente démocratie, pour que ses comices eux-mêmes soient exposés et que l'engouement public soit mis l'encan.

Si un tel malheur arrivait, si par un usage perfide des moyens d'influence nouveau, et notamment de la publicité moderne, quelqu'un parvenait à saisir et à dominer l'âme de la nation, alors, le mal serait sans remède. Puisque tout repose sur l'opinion, si l'opinion était corrompue, tout manquerait à la fois.

 

Il faut signaler, dans la constitution de 1875, une autre lacune. Douce et humaine dans son principe, suffisante et commode pour la marche habituelle des choses et pour le train ordinaire de la vie, elle risque d'être en défaut dans les temps de péril public et de tumulte, quand sonne le tocsin et que l'angoisse remplit la cité. Votée au lendemain de la défaite, quand la France se recueillait, elle s'adapterait mal peut-être aux crises où le sort de la patrie serait en jeu ; elle ne prévoit pas le danger extérieur[42].

La démocratie française saura-t-elle suivre les longs desseins, prévenir les paniques, parer aux surprises de la mauvaise fortune ? Saura-t-elle choisir le chef peut-être indispensable et se confier à lui ?...

Un homme avait défendu l'honneur national ; il avait été le fondateur de la République : il avait le rayonnement du génie, de l'éloquence et de la bonté. Parvenu au pouvoir dont il était digne, il y resta trois mois, et il mourut bientôt, frappé au cœur, des traits d'une hostilité qui ne fut apaisée que par la mort.

Un homme avait su deviner le sort futur du monde et contraindre vers les voies nouvelles la volonté hésitante du pays : sa main robuste tenait fortement les rênes. Soucieux du devoir, il gouvernait. Il n'était pas aimable. Son temps le détesta. Il est tombé sur le bruit invérifié d'une panique dont ne s'était pas même aperçue la bande de pirates qui l'avait causée.

La chute de Gambetta et l'impopularité de Jules Ferry sont des fautes contre la justice et contre l'intérêt public dont la constitution de 1875 est peut-être responsable.

Entre la confiance aveugle de l'esprit de parti et une méfiance que l'esprit de dénigrement envenime, l'opinion flotte, incertaine. Dans l'un ou l'autre excès, elle s'abandonne quand elle se donne et tue quand elle frappe. La moitié de la nation est en butte à l'exclusion de l'autre moitié. Que de haines amassées et que de forces perdues !

Qu'arriverait-il, soit dans la paix, soit dans la guerre, si, soudain, tous les ressorts de la nation devaient être tendus en un effort suprême pour couvrir la frontière ou sauver l'âme du pays ?

 

Et maintenant, résumons. La constitution de 1875, votée par une Assemblée, consacre le pouvoir des assemblées ; délibérée par des bourgeois, elle laisse une autorité remarquable à la bourgeoisie : mais celle-ci a compris qu'elle ne pouvait se maintenir aux affaires qu'en ouvrant toutes larges les portes à la démocratie.

Le mécanisme est à la fois solide et ingénieux. C'est pourquoi il a duré.

Cependant, la constitution, œuvre de conciliation, de résignation et de prudence timorée, garde ces caractères : ce qui lui manque, c'est une conception idéale, un but élevé. La passion du mieux et même l'instinct national, dans leurs tendances les plus hautes, y sont plutôt comprimés que stimulés.

La constitution est faite pour retenir, non pour exalter. Elle a fonctionné admirablement chaque fois qu'il s'est agi de refouler les entreprises césariennes ; elle n'a versé ni dans l'absolutisme, ni dans l'anarchie : mais peut-être n'a-t-elle pas agi suffisamment, jusqu'ici, comme initiatrice des grands services ou des grandes œuvres. Régime réaliste et de tout repos, elle a duré...

Elle a duré ; et ce n'est pas seulement par la souplesse de l'organisme : des raisons plus profondes ont déterminé la stabilité du système.

Aucune forme sociale ne subsiste, si elle ne repose sur l'idée de sacrifice. La société, c'est une abnégation ; elle est la somme des désintéressements particuliers ; l'individu offre le meilleur de lui-même sur l'autel de la patrie, et c'est par cette hostie continue et journalière que la patrie demeure. Or, dans la constitution de 1875, il y a un sacrifice constant et réciproque consenti par les deux parties qui sont intervenues au contrat, les anciennes classes dirigeantes d'une part, et le peuple d'autre part. La constitution s'enracinera si ce sacrifice se perpétue, et si la nation sent que ce qu'elle accorde en concours et en obéissance lui est rendu en sécurité, honneur et prospérité.

Cet idéal que la constitution n'a pas inscrit dans son texte aride, il résulte de l'union de ces deux mots : république démocratique. Le peuple participe au gouvernement, il condition que ce gouvernement soit réellement il lui. L'extension du bonheur terrestre et de l'apaisement moral au plus grand nombre, telle doit être la préoccupation constante de l'État : la discipline volontaire et égalitaire réclame ce large et perpétuel bienfait. Le sage et paisible règlement des difficultés inhérentes il la vie commune, le secours fraternel, le mieux accessible toutes les familles et à tous les individus, la richesse et le bien-être, fruits de l'effort commun, équitablement répartis sur ceux qui contribuent à les produire, l'atténuation de la misère et de la douleur ; en un mot, le progrès constant de la justice sociale, ces promesses sont inhérentes la constitution dans la forme où ses auteurs, issus de différentes origines, la volèrent.

D'autre part, le peuple a ratifié par ses votes successifs le système de spécialisation du travail, institué par le régime représentatif et parlementaire, qui délègue sa puissance à ses représentants. L'œuvre politique est remise à ceux qui s'en attribuent l'aptitude. La bourgeoisie peut garder longtemps ce privilège. Ses loisirs, ses goûts, sa tournure d'esprit délibérative le lui réservent. Mais l'empire moral qui lui est ainsi reconnu ire lui sera laissé que si elle en fait bon usage, si elle l'exerce cordialement et honnêtement.

Gouvernement des Dix mille, disait Bismarck. C'est vrai. Les hommes qui vivent dans les Chambres, dans les conseils, dans les salles de rédaction, dans les coulisses parlementaires et électorales, dont les noms constamment répétés s'inscrivent dans les mémoires, ont obtenu cet avantage. Ils règnent. Eh ! qu'ils règnent pourvu qu'ils soient appliqués, exacts, désintéressés, donnant en toute loyauté le meilleur d'eux-mêmes an pays qui leur fait une telle confiance !

Les mœurs font les lois. Qu'importe la forme de l'acte si l'engagement d'honneur tient ?

La constitution de 1875 réalisera tous les mérites rêvés par l'inquiétude de ses fondateurs, si l'échange des services entre gouvernants et gouvernés est réglé par les sentiments d'abnégation, de conciliation et d'optimisme persévérant qui, au lendemain des grands désastres, ont adhéré, non sans longues tergiversations, à l'avènement pacifique de la Démocratie.

 

 

 



[1] L'ensemble des prescriptions législatives qu'on est convenu d'appeler la constitution de 1875, comprend, en réalité, trois lois constitutionnelles et deux lois organiques, savoir :

1° Loi constitutionnelle du 24 février 1873, relative l'organisation du Sénat.

2° Loi constitutionnelle du 25 février 1875, relative à l'organisation des pouvoirs publics.

3° Loi constitutionnelle du 16 juillet 1,875, relative aux rapports des pouvoirs publics.

4° Loi organique du 2 août 1875, sur les élections des sénateurs.

5° Loi organique du 30 novembre 1873 sur l'élection des députés.

Les trois premières lois ne peuvent être modifiées que par la délibération des deux Chambres réunies en Assemblée nationale et suivant la procédure fixée par l'article 8 de la loi du 25 février 1875.

Les deux dernières peuvent être modifiées suivant la procédure en usage pour les lois ordinaires.

[2] Duc DE BROGLIE, Histoire et Politique (p. 66).

[3] Comte DE TOCQUEVILLE, Souvenirs (pp. 144 et suivantes).

[4] V. GRENVILLE-MURRAY, Les Hommes de la Troisième République : Les Hommes du Septennat. Traduction H. Testard, Paris, Sandoz, 3 vol. in-12. - Voir aussi : Les Portraits de KEL-KUN et les Nouveaux Portraits de KEL-KUN (Edmond TEXIER), Paris, 1876, in-12 ; et encore IGNOTUS (Félix PLATEL), Les Hommes de mon temps, 1889, deux volumes in-8°.

[5] Les procès-verbaux de la commission des Trente sont conservés aux archives du Palais-Bourbon.

[6] Histoire de la Constitution de 1875 (p. 158).

[7] LABOULAYE, Histoire des États-Unis ; La Constitution (p. 254).

[8] CAHEN, Condorcet et la Révolution française (p. 30).

[9] Introduction au Traité de Gouvernement représentatif de STUART MILL (p. LVII).

[10] J'ai fait usage, pour les pages qui suivent, des textes réunis par FAUSTIN-HÉLIE, Les Constitutions de la France, 1880, in-8°. — Voir aussi ESMEIN, Éléments de droit constitutionnel, in-8°, et surtout, E. PIERRE, Lois constitutionnelles de la République française, 1883.

[11] Les représentants seront distribués entre les quatre-vingt-trois départements, selon les trois proportions du territoire, de la population et de la contribution directe. (Titre II, chap. Ier, sect. Ire, art. 2.)

[12] La Convention s'était emparée du droit de nommer directement les fonctionnaires et les magistrats, qui d'après la loi, devaient être désignés à l'élection. Un décret du 14 ventôse an III régularisa cette usurpation. M. ESMEIN cite ce dialogue tenu dans la séance du 14 ventôse an III : Thibaud. — Je demande que le comité de législation soit chargé lui-même de faire les nominations de concert avec députés du département où il s'agira de nommer. Laurence. — Je demande, moi, s'il ne serait pas temps de renvoyer au comité de législation la question de savoir s'il ne conviendrait pas de restituer au peuple le droit de nommer tous les fonctionnaires. ESMEIN, Droit constitutionnel (p. 356).

[13] Les origines de cette mesure si gras e sont dans la loi Chapelier du 14 juin 1791 qui, au point de vue économique surtout, interdit tous les rassemblements d'ouvriers et d'artisans de même état et profession. Il y avait, dans cette loi, votée à l'unanimité, le désir incontestable d'achever l'anéantissement de totales espèces de corporations, mais aussi, comme l'a observé Karl Marx, une habile tactique de la bourgeoisie capitaliste contre la première manifestation gréviste importante qui se soit produite à Paris après la Révolution.

[14] Articles 233 et 289.

[15] Proclamation des consuls du 24 frimaire an VIII (15 déc. 1799).

[16] Sénatus-consulte du 18 mai 1804 (28 floréal an XII dilre VII, art. 53).

[17] Voir le discours de Napoléon aux Fédérés des faubourgs, en juillet 1815.

[18] PRÉVOST-PARADOL le remarque avec juste raison : La société française, sous la monarchie de Juillet, était certainement une société démocratique ; mais il ne serait pas exact de dire que la France avait, dans ce temps là, un gouvernement démocratique puisque l'immense majorité des citoyens n'avait point de part à l'élection des députés de la nation ni à la direction des affaires publiques. — France nouvelle, édit. in-12, p. 5.

[19] Il y a, pour l'histoire de la constitution de 1848, deux documents de premier ordre : Les Souvenirs de TOCQUEVILLE (p. 258-289) et les Mémoires d'Odilon BARROT (t. III, p. 315 et suivantes).

[20] V. TCHERNOFF, Le parti républicain sous le second Empire, 1906, in-8° (notamment pp. 167 et suivantes).

[21] Il est à peine nécessaire de mentionner le livre si précieux et si sincère d'Émile OLLIVIER, L'Empire libéral, actuellement 10 Vol. in-12. — V. aussi LABOULAYE, Le Parti libéral ; — CUCHEVAL-CLAVIGNY, Histoire de la Constitution de 1852 et de son développement ; — les ouvrages d'Émile DE GIRARDIN, etc.

[22] Observons que M. THIERS n'a pas changé d'opinion ; quinze ans après, au moment où l'empire essaie de devenir libéral, il écrit à Prévost-Paradol, 7 avril 1867 : Quant à moi, je pense comme vous. La République vaudrait mieux, que le faux gouvernement représentatif, lequel n'est qu'une machine à explosion. O. GRÉARD, Prévost-Paradol (p. 295).

[23] La Démocratie en Amérique (t. I, pp. 8-15).

[24] La Démocratie en Amérique (t. II, p. 232).

[25] Citons seulement cette phrase sur le régime à jamais regretté : Admirable mécanisme qui n'est pas fait de main d'homme, simple développement des conditions attachées par la Providence aux progrès des sociétés civilisées, appareil où chaque organe se trouve à son rang !... etc. Il s'agit du parlementarisme de Louis-Philippe.

[26] P. LXX.

[27] P. LXXI.

[28] P. 95.

[29] Lettre parue dans Un projet de décentralisation (p. 114).

[30] Voir sa lettre aux promoteurs du mouvement de Nancy et, pour toutes ces citations, le volume intitulé : Un projet de décentralisation, Nancy, 3e édit., 1865, in-8°. C'est le programme de l'École de Nancy, avec le recueil très important de toutes les lettres d'adhésion. — Voir aussi : Décentralisation et Régime représentatif, 1863, in-8°.

[31] On connaît la brillante critique de la pérennité des lois faite par Platon et que j'emprunte an livre si précieux de M. FAGUET : Pour lire Platon (p. 35) : La loi ne peut pas embrasser ce qu'il y a de meilleur pour la règle de conduite des sociétés ; car les différences qui distinguent tous les hommes et toutes les actions de l'incessante variabilité des choses humaines ne permettent pas à un art, quel qu'il soit, d'établir une règle simple et unique qui convienne à tous les hommes et dans tous les temps. Et c'est, pourtant, là le caractère de la Loi, pareille à un homme obstiné et sans éducation qui ne soufrée pas que personne fasse rien contre sa décision et qui ne s'inquiète de rien, pas même s'il vient à quelqu'un une idée nouvelle et préférable à ce que lui-même a établi. — Mais Platon est le grand adversaire de la Démocratie, c'est à-dire du règne des lois.

[32] Voir sa lettre au Temps et ci-dessus au premier chapitre.

[33] Le Suffrage universel, 1871 (p. 15).

[34] P. RIBOT (p. 76).

[35] Paul RIBOT, Le Suffrage universel, 1874, in-8° (p. 183).

[36] LABOULAYE (t. III. p. 248).

[37] Article 3.

[38] Article 6.

[39] Art. 2 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875.

[40] Loi du 5 février 1872.

[41] Voir, dans l'Histoire du cardinal de Richelieu, la théorie du Privilège (t. I).

[42] M. Eugène PIERRE s'est efforcé, par une très ingénieuse interprétation, de parer aux lacunes de la constitution sur ce point. Voir ses deux brochures : Du pouvoir législatif en temps de guerre et L'organisation intérieure en cas de guerre, 1890, in-8°.