HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

III. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

LA CONSTITUTION DE 1875

CHAPITRE IV. — LE CABINET BUFFET ET L'ALERTE DE 1875.

 

 

L'enquête parlementaire sur les bonapartistes. — Élections partielles. — Le cabinet de Cissey se retire. — Formation du ministère Buffet. — Le duc d'Audiffret-Pasquier président de l'Assemblée. — Politique incertaine de M. Buffet. — La question des élections partielles. — L'Assemblée s'ajourne du 20 mars au 11 mai. — Discours de M. Gambetta à Ménilmontant. — L'alerte de 1875. — Continuation du culturkampf. — L'Allemagne et l'Europe. — Campagne de la presse allemande contre la France. — Craintes de guerre.- Le duc Decazes fait appel aux puissances. — M. de Gontaut-Biron et M. de Radowitz. — Le duc Decazes tente d'ameuter l'Europe. — Démarche du comte Schonwaloff à Berlin. — Le prince de Hohenlohe chez le duc Decazes. — Un article du Times. — Intervention de l'Angleterre, de l'Autriche et de l'Italie. — Changement de front en Allemagne. — Le tsar à Berlin. — Circulaire russe aux puissances : la paix est assurée. — Ce qu'il faut conclure de l'incident de 1875. Reprise de la session de l'Assemblée nationale. — Suppression des élections partielles. — Les projets de lois constitutionnelles complémentaires. — Nouvelle commission des Trente. — La loi sur l'enseignement supérieur. — L'élection de la Nièvre et l'affaire du comité de l'appel au peuple. — M. Buffet et la gauche. — Vote de la loi organique sur les rapports des pouvoirs publics et de la loi électorale sénatoriale. — Le budget de 1876. — L'Assemblée s'ajourne du 4 août au 4 novembre 1875.

 

I

La journée du 25 février eut un épilogue. Les lois constitutionnelles étaient votées par crainte du bonapartisme : le bonapartisme fut immédiatement mis sur la sellette.

L'Assemblée, épuisée par la gravité et la longueur du débat, trouve cependant la force de se rasseoir et d'entendre, séance tenante, la lecture du rapport présenté par M. Savary au nom de la commission d'enquête sur l'élection du baron de Bourgoing dans la Nièvre[1]. M. Haentjens, bonapartiste, s'écrie : — Voilà le complément de l'œuvre républicaine.

C'est vrai. Après la strophe, l'antistrophe. La monarchie exclue, la suprême partie se joue entre le bonapartisme et la République ; mais, par un singulier retour des choses d'ici-bas, ce sont les monarchistes, les alliés du 24 mai, qui, de ce nouveau drame, sont les principaux acteurs.

Le rapport de M. Savary n'est qu'un acte de procédure ; il demande, pour l'Assemblée, communication des pièces de l'instruction judiciaire engagée au sujet du comité de l'appel au peuple.

Les élections récentes ajoutaient aux terreurs un peu exagérées du monde parlementaire. Dans les Hautes-Pyrénées, M. Cazeaux, bonapartiste, avait été élu, le 17 janvier, contre M. Alicot, septennaliste ; le 7 février, en Seine-et-Oise, M. Valentin, républicain, avait, il est vrai, été élu par 56.000 suffrages, mais son concurrent bonapartiste, le duc de Padoue, avait eu 42.000 suffrages ; dans les Côtes-du-Nord, dont le monarchisme était maitre jusque-là, on avait compté, le 21 février, 47.000 voix à l'amiral de Kerjégu, septennaliste, contre 41.000 voix au candidat républicain, M. Foucher de Careil, et 30.000 voix au duc de Feltre, bonapartiste. Donc, partout, des masses électorales restaient groupées autour du souvenir impérial. Le parti conservateur se demandait s'il allait être pris dans ce dilemme, soit de se jeter dans les bras de l'empire, soit d'abdiquer entre les mains de la République. L'opinion, si prononcée contre l'empire pendant les années qui avaient suivi la guerre, paraissait faire un retour. Le 12 février, devant la cour d'assises, M. de Cassagnac, au cours du procès qui lui était intenté par le général de Wimpfen[2], avait entrepris une justification de la conduite de l'empereur Napoléon III à Sedan, et M. de Cassagnac avait été acquitté par le jury.

Pour barrer le chemin au césarisme, il n'y a pas d'autre ressource que de faire appel aux conservateurs libéraux et de gouverner, comme l'avait dit le maréchal de Mac Mahon, avec les hommes modérés de tous les partis.

Le cabinet Cissey était démissionnaire depuis le 6 janvier. A la suite d'une démarche des ministres auprès du maréchal pour lui faire part du vote des lois constitutionnelles, le cabinet avait confirmé sa démission. Le lendemain, 26 février, le Journal officiel publiait une note annonçant qu'à l'issue de la séance, le maréchal de Mac Mahon avait chargé M. Buffet de former un ministère. La note ajoutait que le cabinet devra s'inspirer des principes conservateurs que le maréchal est fermement résolu à maintenir.

M. Buffet était absent. Il était dans les Vosges, où sa mère venait de mourir. Mais son nom était tellement indiqué qu'on ne prit même pas le soin de le consulter. Le lundi 1er mars, l'Assemblée et, notamment, les partis de gauche donnèrent à M. Buffet un gage éclatant de confiance en le maintenant au fauteuil de la présidence par 479 voix sur 542 votants. L'élection du bureau de l'Assemblée était un pas de plus vers la conjonction des centres : le duc d'Audiffret-Pasquier obtenait 591 voix, et M. Martel 468 voix, pour la vice-présidence ; d'un commun accord, on choisit comme troisième vice-président un membre de la droite modérée, M. Audren de Kerdrel ; le quatrième fut un deuxième membre de la gauche, M. Ricard.

M. Buffet paraissait l'homme nécessaire.

Il y eut, dans le mouvement qui le désigna, une erreur d'appréciation qui s'est renouvelée plusieurs fois dans l'histoire de la troisième République. Malgré le contact journalier, les parlementaires se connaissent mal : rivés à leurs bancs, ils s'en rapportent au langage et au geste de la tribune, sans pouvoir sonder le fond des cœurs. Leur psychologie réciproque est rudimentaire puisqu'elle est uniquement verbale et oratoire. Ce n'est pas à la parole qu'il faut juger les hommes, mais à la conduite et aux actes.

En raison de son passé, de sa situation, de la part qu'il avait prise au vote de la constitution, M. Buffet, au point de rencontre de tous les partis, semblait leur arbitre ; on le croyait fait pour aplanir les difficultés, apaiser les antagonismes, ménager les transitions.

Nullement. M. Buffet était très honnête, travailleur acharné, parlementaire éminent ; mais il avait, au plus haut degré, la faculté inverse de celles qu'il fallait à l'heure où on l'appelait aux affaires : il était l'esprit de contradiction en personne ; par un mouvement naturel et spontané, presque toujours à rebrousse-poil des idées et des opinions courantes et même de celles que l'on attendait de lui. Paradoxe, originalité, humeur, scrupule, à quelle impulsion obéissait M. Buffet dans ces singulières sautes de vent ? Attentif, méticuleux, ombrageux, coupant les cheveux en quatre, la conscience à la fois la plus délicate et la plus inquiète ; entré dans tous les partis, mais pour en sortir : orléaniste, républicain, bonapartiste ; assez avisé où assez timoré pour échapper de bonne foi ou se dérober à temps, il était resté intact à force de n'avoir séjourné nulle part ; en somme, à sa place dans l'opposition et sans pareil dans la critique. Mais, au pouvoir, avec son humeur chagrine, sa raideur cassante et, d'ailleurs, son parfait désintéressement, il était homme à détruire, de ses propres mains, l'autorité qu'il assumait, la cause qu'il prétendait servir.

Tout le monde le voulait au pouvoir, sauf lui-même. En arrivant à Paris, il alla chez le maréchal de Mac Mahon et commença par décliner le mandat qui lui était offert : il fit montre d'une première susceptibilité en se plaignant que la note parue à l'Officie/ eût été publiée sans son assentiment. Pour qu'il se décidât à accepter le fardeau, dit le vicomte de Meaux[3], il fallut que le maréchal lui rappelât comment la présidence de la République lui avait été imposée à lui-même, contre son gré, par le président de l'Assemblée et le sommât de remplir un devoir analogue. Il se résigna, ajoutent les témoins de ses hésitations : — Je ne suis pas l'homme que vous pensez, disait-il ; vous aurez, avec moi, plus d'une déception, et vous vous repentirez un jour de ne m'avoir pas laissé la liberté du refus[4].

Dès ses premières démarches pour la constitution du cabinet, il montra cette gaucherie à l'égard des hommes et des partis. Il s'agissait de faire du nouveau avec les éléments anciens. N'oublions pas que le duc de Broglie était dans la coulisse et M. Thiers dans les couloirs : c'est entre ces deux écueils, si j'ose dire, que le nouveau pilote doit naviguer. M. Thiers n'est pas possible à cause du maréchal et le duc doit être écarté à cause des gauches.

Tout d'abord, il est convenu que les ministres de la guerre et des affaires étrangères, le général de Cissey et le duc Decazes, garderont leurs portefeuilles. On nomme, à gauche, M. Dufaure et M. Wallon, le père de la constitution ; celui-ci désigné, en sa qualité de professeur, pour le ministère de l'instruction publique. Le maréchal désire, pour rester fidèle à la formule les hommes modérés de tous les partis, qu'un membre de la droite, n'ayant pas voté les lois constitutionnelles, fasse partie de la combinaison, et prononce le nom de M. Audren de Kerdrel. M. Buffet se récrie. On consulte M. Dufaure. Finalement, on transige sur le nom de M. le vicomte de Meaux.

Mais, qui sera ministre de l'intérieur ? M. Bocher ? Celui-ci refuse. Un autre nom est sur les lèvres, celui du duc d'Audiffret-Pasquier. Le membre éminent de la commission des Neuf, l'homme du drapeau tricolore, est un libéral. Et puis, sa présence est un épouvantail pour les bonapartistes. Le ministère de l'intérieur est offert au duc Pasquier. Mais il n'accepte pas. M. Buffet se décourage.

Le maréchal convoque le duc d'Audiffret-Pasquier le lundi matin : — Je vous ai fait appeler, Monsieur le duc, pour vous prier d'accepter le ministère de l'intérieur. Long débat sur l'attitude à l'égard du parti bonapartiste. Le duc d'Audiffret-Pasquier refuse de nouveau. Pourtant, après avoir quitté l'Élysée, sur la prière de ses amis, il semble fléchir. On le conduit chez M. Buffet. M. Buffet rouvre la conversation et les pourparlers. C'est entendu, le duc d'Audiffret-Pasquier sera ministre de l'intérieur. Le cabinet est donc constitué, le lundi soir à minuit, avec M. Buffet, président du conseil sans portefeuille, et M. d'Audiffret-Pasquier, ministre politique du cabinet.

Le mardi malin, le bruit se répand que tout est changé. M. Buffet prend l'intérieur, le duc d'Audiffret-Pasquier passe à l'instruction publique : le bon M. Wallon est sacrifié. La gauche s'étonne. Le duc d'Audiffret-Pasquier est convoqué de nouveau chez le président qui lui annonce ces changements. Le duc d'Audiffret-Pasquier a le sang chaud. Il se fâche ; il s'en va. Tout est à l'eau. Pour la seconde fois, un malentendu mystérieux écarte le duc d'Audiffret-Pasquier[5].

Les hommes modérés de la gauche ne perdent pas courage. Ils comprennent l'intérêt qu'il y a à ne pas laisser le maréchal isolé et sans soutien, au moment où il parait hésiter sur la conduite à tenir[6]. Il faut, à tout prix, constituer un cabinet, et malgré les tâtonnements et les étonnements qui commencent, un cabinet Buffet. Le groupe Lavergne-Wallon s'entremet, M. Buffet sera ministre de l'intérieur et M. Wallon, de l'instruction publique ; on réservera au duc d'Audiffret-Pasquier la présidence de l'Assemblée. Par ces ingénieuses combinaisons, réalisées le 10 au soir, le mal est réparé.

Le 11 mars au soir, le conseil se réunit pour la première fois, à Versailles, autour du maréchal épanoui. La déclaration est rédigée. Le nouveau ministère est ainsi constitué :

Vice-président du conseil et ministre de l'intérieur : M. Buffet ;

Affaires étrangères : Duc Decazes ;

Justice : M. Dufaure ;

Finances : M. Léon Say ;

Instruction publique : M. Wallon ;

Guerre : Général de Cissey ;

Marine : Amiral de Montaignac ;

Agriculture et Commerce : Vicomte de Meaux ;

Travaux publics : M. Caillaux.

M. Louis Passy conservait ses fonctions de sous-secrétaire d'État aux finances ; M. Albert Desjardins passait de l'instruction publique au ministre de l'intérieur ; M. Bardoux était nommé sous-secrétaire d'État à la justice. Enfin, M. Jourdain, inspecteur général, était nommé secrétaire général du ministère de l'instruction publique.

 

L'Assemblée, malgré la prolongation de la crise, avait continué ses séances et ses travaux. Le 12 mars, vers trois heures, on discutait la loi des cadres, lorsque M. Buffet, suivi de ses collègues, entre et s'assoit au banc du gouvernement. Interrompant la discussion entre deux articles, M. Buffet se lève et demande la parole : On vit alors, dit M. Louis Blanc, se dessiner à la tribune la longue et mince taille de M. Buffet. L'expression sévère de son visage, sa tenue toujours rigide et son œil sans regard ne permettaient guère de deviner ce qu'il allait dire. On ne le sut que trop tôt lorsque, de sa voix sèche, et avec l'accentuation lente et ferme qui caractérise sa manière de parler, il fit, au nom des ministres, la déclaration annoncée[7].

Résumons, en deux mots, l'impression : la déclaration plut à la droite et surprit les gauches. Aucune joie, aucun élan, aucun mouvement cordial pour l'avenir de la jeune République : une parole maussade et triste, longue et diffuse ; des négations, des réserves, des restrictions, des distinctions. Après la constatation du fait nouveau, — le vote des lois constitutionnel les, un seul mot significatif, emprunté, d'ailleurs, aux paroles déjà banales du maréchal-président : C'est avec confiance que nous renouvelons l'appel patriotique fait par M. le président de la République aux hommes modérés de tous les partis. En outre, affirmation d'une politique nettement conservatrice, évocation des intérêts ; le gouvernement déposera une loi sur la presse, répression efficace de ses excès : en attendant, il maintient l'état, de siège et la loi des maires. Quant à la question brûlante, du personnel administratif, le ministère annonce, purement et simplement, qu'il défendra celui qui lui est légué par ses prédécesseurs.

C'était, pour la gauche, le programme de la déception. M. Buffet descend de la tribune avec une figure, non de baptême, mais d'enterrement.

L'Assemblée, contrainte de cette longue lecture, est debout, agitée ; les groupes se forment les partis se consultent, et, déjà, les passions s'irritent en ce jour qui eût pu être, qui eût dû être un jour de bonne humeur et d'apaisement.

 

Le duc d'Audiffret-Pasquier est nommé président de l'Assemblée. Le duc d'Audiffret-Pasquier, avec sa voix chaude et sonore, est la trompette joyeuse de cette heure où le libéralisme triomphe : C'est au gouvernement du pays par lui-même, dit-il dans son allocution inaugurale, le 16 mars, à ce régime parlementaire si souvent calomnié, que, dans le passé, la France a dû ces jours prospères et glorieux succédant à de si cruels désastres... c'est, grâce à lui que, depuis quatre années, elle a surmonté les plus dures épreuves qu'une nation puisse subir ; c'est à lui que, par vos récentes décisions, vous avez confié l'avenir... Vous n'avez pas oublié ce que peut coûter à un pays l'abandon de ses libertés publiques ; prouvons-lui que la plus sûre garantie de l'ordre et de la sécurité, c'est la liberté. A chaque phrase revient, comme un refrain, ce mot liberté : Là sont mes plus chers souvenirs et mes convictions, ajoute l'orateur au milieu des applaudissements qui éclatent et roulent dans l'enceinte. L'hosannah est prononcé, au nom de la liberté, par un orléaniste convaincu, parmi l'enthousiasme des républicains. N'y avait-il pas, dans tout cela, quelque malentendu L'humeur de M. Buffet s'en accroit. Or, ce pays aime les visages riants et les optimistes.

Par 301 voix, contre 149 à M. Delsol et 107 à M. Lucien Brun, M. Duclerc est élu vice-président de l'Assemblée. M. Duclerc, de la gauche, remplace le duc d'Audiffret-Pasquier. M. Duclerc, une vieille barbe de 1848 ! Ce sont bien les temps nouveaux.

Le lendemain (17 mars), pour faire sentir la bride aux bonapartistes, on discute de mauvaise grâce un crédit de 303.000 francs destiné aux pensions de M. Chevreau, ancien ministre, et de quarante-deux fonctionnaires de l'empire. Ce parti paie ses médiocres succès électoraux.

Les véritables vainqueurs de ces grandes journées constitutionnelles n'ont pas encore fait connaître leurs sentiments. Ils saisissent la première occasion de s'expliquer, soit sur le présent, soit sur l'avenir.

D'abord, le centre gauche. Il choisit pour président M. Laboulaye, à qui cette récompense est bien due. Dans le discours qu'il prononce le 19 mars, le nouveau président pose des conditions : La République est votée... Nous n'avons cessé, depuis quatre ans, d'appeler de nos vœux l'union des centres qui, seule, peut donner au gouvernement un appui solide... Nous sommes heureux et fiers de nos nouveaux alliés : mais nous n'oublions pas, nous ne pouvons pas oublier nos compagnons de lutte. Nous avons été unis dans le combat, nous ne nous séparerons pas après la victoire... M. Laboulaye ajoute que le groupe est près à soutenir le ministère, pourvu qu'on en finisse au plus tôt avec les lois d'exception et que l'administration se montre sincèrement républicaine. Conseil qui est un avertissement.

M. Gambetta, maintenant. Il parle sur la tombe d'Edgar Quinet, mort le 27 mars et dont les funérailles ont lieu au cimetière Montparnasse, le 29, avec un concours d'assistants qu'on évalue à 100.000 personnes. C'est une grande journée républicaine. MM. Victor Hugo, Henri Brisson, Laboulaye, Gambetta, prononcent des discours. M. Gambetta est en face des hommes d'extrême gauche. mais il n'éprouve nul embarras : Si nous différons, dit-il, c'est sur une question de méthode... La démocratie, en devenant maîtresse, se trouve en face de grands devoirs. Ayant le pouvoir, elle a les difficultés. Il faut gouverner quand on est la majorité ; il faut être cligne de garder le pouvoir quand on l'a pris. C'est pourquoi il faut s'astreindre au travail, à la discipline, à la patience, à l'esprit de combinaison... Sachons donc répudier les conseils de la force, les conseils de l'exaltation... Allons jusqu'au bout : nous sommes dans la bonne voie et dans le droit chemin... Ce n'étaient pas les paroles d'un parti qui entendait s'attarder au port ni laisser à d'autres le soin de mener la barque qu'il avait su construire.

Resserrée par ces avertissements divers, la plate-forme de M. Buffet paraissait bien étroite.

Que fera l'Assemblée ?

Elle est saisie par une force latente, celle du fait accompli. Les lois constitutionnelles votées la transforment, l'arrachent à elle-même. Elle était le moteur unique la veille : elle devient l'obstacle aujourd'hui. En consentant une constitution, l'Assemblée a perdu sa raison d'être. Le mot qu'une infime minorité prononçait seule d'abord est maintenant dans toutes les bouches : Dissolution !

Il y a pourtant des travaux entrepris, des lois utiles sur le chantier. La constitution n'est qu'ébauchée ; il faut la compléter par des mesures sans lesquelles elle ne pourrait même pas fonctionner ; et puis, il y a le budget ; il y a la loi de l'enseignement supérieur ; il y a certaines lois de réorganisation, la loi sur la presse, par exemple : le pays ne peut pas rester indéfiniment au régime de l'état de siège.

La question se pose le 15 mars, au sujet d'une motion de M. Malartre invitant l'Assemblée à s'ajourner du 28 mars au 20 mai et d'une motion de M. Courcelle tendant à supprimer les élections partielles[8].

On avait donc en vue la perspective prochaine des élections générales. M. de Pressensé lit, le 18 mars, le rapport sur la proposition de prorogation : Une fois les lois constitutionnelles votées, l'Assemblée nationale, de l'aveu de tous, doit se contenter du strict nécessaire en fait de travaux législatifs. Interrogé par la commission, le président du conseil a promis que la loi sur la presse serait présentée et discutée au cours de la session d'été. M. Gambetta insiste ; il veut obtenir une date fixe pour les élections générales : Il s'est trouvé une majorité pour voter la constitution, dit-il ; il s'en trouvera une pour l'appliquer.

On ne vent pas pousser les choses plus loin, pour cette fois. L'Assemblée prononce la prise en considération sur la proposition Courcelle : c'est-à-dire qu'elle se résigne à la mort prochaine, tout en se dormant un dernier répit. ; elle s'ajourne du 21 mars au 1 r mai, le temps de la réflexion.

 

Vacances de mise au point. Circulaires des ministres enjoignant aux fonctionnaires le respect de la nouvelle constitution. Un régime défini et légal a remplacé l'état provisoire, écrit M. Dufaure. Ce nouveau régime demande d'abord l'obéissance de tous.

Pourtant, le chef du cabinet, M. Buffet, reste muet, déjà troublé peut-être par les difficultés de la Liche. par les divergences de vues qu'il sent dans la majorité et dans son propre cabinet. Surtout, il avait grand'peine à introduire une discipline nouvelle dans une administration qui, depuis des années, subissait l'impulsion des chefs de l'ancienne majorité, et qui se fiait, d'ailleurs, aux promesses réitérées qu'on lui avait faites de la défendre et de gouverner d'après les principes essentiellement conservateurs.

Seize préfets — les préfets de combat — s'obstinaient à omettre, sur l'en-tête des actes officiels, la mention : République française. A la commission de permanence, M. Buffet, interrogé (15 avril), déclarait qu'il couvrait de sa responsabilité les fonctionnaires de son administration.

M. Léon Say définit l'état d'esprit du vice-président du conseil en quelques phrases caractéristiques : Il semblait pris d'angoisse en face du péril social qui hantait son imagination... Pendant toute la durée de son ministère, il s'est cru à la veille d'une nouvelle insurrection de juin... Il n'eut plus qu'une préoccupation : réagir contre le courant d'opinion créé par le vote de la constitution. On le vit même rechercher l'appui des bonapartistes...[9]

M. de Meaux, dans un sens différent, est non moins affirmatif ; mais il résulte de son récit que la crainte de M. Thiers et de tout ce qui touchait à M. Thiers était l'obsession du vice-président du conseil : c'est l'explication de bien des choses.

Le maréchal et M. Buffet s'entendaient à merveille sur ce point : un passé commun les unissait. Il en résultait une défiance invincible (la parole est de M. de Meaux) à l'égard des ministres du centre gauche, et surtout de M. Léon Say, qui passait pour le porte-parole de l'ancien président. L'entente avec le centre gauche se serait sans doute nouée sans effort, la République une fois établie, si, pour l'établir, M. Thiers n'avait lié le centre gauche avec la gauche, en dépit des opinions contraires aux siennes que celle-ci professait... Dans le conseil, M. Dufaure me semble avoir voulu sincèrement, à cette époque, le rapprochement avec les conservateurs ; mais, quand il rentrait chez lui, l'entourage auquel il s'était livré précédemment risquait de le circonvenir encore et de l'incliner non pas vers les doctrines, mais vers les hommes de gauche. Quant à M. Say, il ne les avait pas quittés en venant au milieu de nous[10]... L'ombre de M. Thiers plane toujours sur les délibérations du conseil. Il n'en fallait pas tant pour ajouter au dégoût d'être et d'agir que le pouvoir inspirait naturellement à M. Buffet.

Le cabinet s'hypnotisait situ ces inquiétudes mesquines. Nul contact avec l'opinion, avec les masses. On fermait les portes et les fenêtres.

Comment s'étonner si l'occasion parut favorable à M. Gambetta pour intervenir et répandre sur le pays le large souffle d'une parole confiante dont, après des aimées si pénibles, l'opinion avait tant besoin ?

On laisse à l'homme que la majorité de l'opinion républicaine considère comme un chef, la mission de défendre les nouvelles institutions, de dégager leur sens, leur portée, d'en montrer la vitalité, l'autorité gouvernementale, la valeur conservatrice, et de s'installer ainsi, sans façon mais non sans éclat, dans le rôle qui eût. appartenu plutôt au premier ministre républicain, à un chef de gouvernement.

M. Gambetta, le 23 avril, à Ménilmontant, devant un auditoire radical et d'abord méfiant : Le contrat tient-il toujours ? s'écrie-t-il d'abord. — Oui, oui, répond-on de toutes parts ; et alors, l'orateur s'engage dans un exposé abondant et, pour ainsi dire, didactique du système constitutionnel. Seule, la parole vibrante de l'orateur pouvait faire accepter, par un tel public, ce long cours de droit constitutionnel. M. Gambetta, comme il le dit lui-même, démonte le mécanisme, affirmant, en une parole prophétique, que l'œuvre vaut peut-être mieux que les circonstances qui l'ont produite.

 Il établit que l'Assemblée a organisé, qu'elle l'ait voulu ou non, qu'elle le comprenne ou non, un pouvoir essentiellement démocratique ; la Chambre est issue du suffrage universel et elle a le dernier mot : le président est électif, il ne peut être ni lieutenant du roi, ni roi lui-même.

 Mais c'est surtout au sujet du Sénat que l'orateur insiste, puisque l'institution d'un Sénat est l'objet du grand reproche fait au parti qu'il représente. Il aborde de front l'obstacle : par une vue claire et profonde, il découvre ce que l'Assemblée a fait, presque à son insu, en créant un Sénat nommé par les électeurs municipaux. C'est la vie politique répandue dans chaque commune de France ; on crée un puissant instrument de propagande dont la République seule profitera... Voilà les communes qui, jusqu'ici, ont été tenues en tutelle, qu'on avait sévèrement exclues de la politique, dont on a fait surveiller toutes les délibérations dans le but d'empêcher la politique d'y pénétrer... Voilà ces communes qui, aujourd'hui, ne vont pas faire une élection de conseiller municipal sans s'enquérir auparavant des opinions politiques de chaque candidat... Chaque commune choisira son délégué. Ces délégués reporteront dans les centres dont ils sont les représentants naturels le mouvement politique et la vie, c'est-à-dire ce qui manque à la France... Les paysans de France tiennent leur destinée entre leurs mains ; ils sont les premiers arbitres des progrès de la nation... On s'est trompé ; l'étiquette a tout perdu. On appelait ça un Sénat et on a cru qu'on avait un Sénat... Ce n'est pas un Sénat : c'est le grand Conseil des communes françaises !

Le chef du groupe radical, l'homme politique qu'on blâme à ce même moment de ne pas savoir couper sa queue, n'hésite pas à célébrer, en plein Ménilmontant, l'avènement à la politique des paysans de France, des véritables forces conservatrices du pays ! L'orateur n'a pas de peine à montrer que l'heure des oppositions monarchiques est sonnée : Ce qui reste de l'ancien régime est bien mort. Les vivants doivent et veulent vivre avec les vivants. M. Gambetta ne craint pas non plus d'ouvrir, une lois de plus, les bras de la République à ceux qui se rallient à elle : Quant à moi, je ne leur demande qu'une chose, la sincérité... Je dis que si nos nouveaux alliés descendent avec nous dans l'arène électorale contre l'ennemi commun qui est le césarisme, la composition du Sénat en sera meilleure ; nous aurons à leur faire là une place légitime, la place proportionnée à leur nombre, à leur mérite, aux services qu'ils pourront rendre à la République et à la France.

Ainsi, dans la ligne générale et dans le détail, la harangue de M. Gambetta était en pleine actualité, en pleine sincérité, en pleine opportunité. C'était là le véritable discours-ministre.

Au delà de M. Gambetta, le parti radical affirme le courant indiscutable de l'opinion. A la Chambre, M. Madier de Montjan déposera, avant la séparation de l'Assemblée, une proposition d'amnistie pour les condamnés de la Commune. Le 5 mai, M. Charles Hoquet est élu président du conseil municipal de Paris. M. Charles Hoquet s'était démis, le 26 avril 1871, de son mandat de député à l'Assemblée nationale pour rester à Paris et y partager les souffrances et les périls réservés à ses mandataires. Après la Commune, il avait fondé la ligue républicaine des droits de Paris dont il fut le président.

 

II

L'Assemblée s'était ajournée du 21 mars au 11 mai. Après les émotions de l'hiver et le vote du 25 février, le monde politique s'était dispersé pour jouir en province des premiers rayons du soleil.

Comme d'habitude, des déplacements et des rencontres de souverains devaient se produire à l'occasion des vacances de Pâques. Les journaux faisaient quelque bruit d'une entrevue prochaine entre l'empereur d'Autriche François-Joseph et le roi d'Halle Victor-Emmanuel, à Venise : la querelle qui datait de 1866 tendait à s'apaiser. Tout paraissait calme et tranquille. Le duc Decazes laissait annoncer son départ prochain pour Bordeaux.

Cependant, un incident diplomatique assez grave retenait l'attention des chancelleries : la personnalité du prince de Bismarck étant en jeu, on pouvait toujours craindre un coup d'éclat ou une crise de nerfs. M. de Bismarck était au fort de sa lutte contre l'Église romaine : les résistances latentes qu'il sentait autour de lui, en Allemagne et au dehors, l'irritaient. Mais sur qui tomberait sa colère ?

Un chaudronnier belge, nominé Duchesne, avait écrit au cardinal-archevêque de Paris pour lui proposer d'assassiner le prince de Bismarck. Le cardinal, un peu effaré, avait fait avertir Berlin par l'entremise du quai d'Orsay[11]. Le prince de Bismarck avait cru devoir prendre à partie le gouvernement belge en incriminant les violences de la presse catholique, responsable, selon lui, de la mentalité du chaudronnier.

Le ministre des affaires étrangères de Belgique, comte d'Aspremont-Lynden, répondit avec netteté et fermeté à la note allemande, en ramenant à son importance réelle l'idée d'un fou, et en maintenant la liberté de la législation pour un État indépendant. L'incident eut du retentissement dans la presse, dans les chancelleries, au parlement anglais. On blâmait discrètement le prince de Bismarck.

Vers le même temps, le prince-chancelier avait adressé au gouvernement italien de vives protestations au sujet des discours et brefs du pape Pic IX sur le culturkampf. Il invoquait la loi des garanties pour demander au gouvernement royal de peser sur la cour pontificale. Il demandait même la modification de cette loi et continuait la campagne engagée en vue du futur conclave. Le marquis Visconti-Venosta, faisant observer que la loi des garanties vise exclusivement les relations entre le Saint-Siège et l'Italie et n'a aucune application en ce qui concerne les puissances étrangères, avait laissé tomber la conversation. Autre échec.

L'entrevue de Venise eut lieu, un peu plus tôt qu'elle n'avait été annoncée, le 2 avril. D'après les bruits qui circulaient, les entretiens des deux souverains et de leurs ministres avaient porté sur la question religieuse : telle était l'opinion du duc Decazes : Ce que j'ai recueilli, en lisant à travers les lignes des journaux et des télégrammes, écrit-il, me laisse une première et favorable impression. Il nie semble que les deux souverains ont été d'accord pour reconnaître qu'il n'y avait pas lieu à modifier la loi des garanties et à se prèle'. ainsi aux désirs de l'Allemagne ; que les deux pays avaient absolument le droit de refuser de s'associer à la campagne de M. de Bismarck contre l'Église catholique et que, pour l'avenir, ils n'avaient pas davantage d'engagements à prendre pour peser soit sur l'organisation, soit sur le choix du futur conclave[12].

Avec sa promptitude d'esprit ordinaire, le duc Decazes concluait : L'Allemagne se trouve, dans toute cette affaire, dans des conditions relatives d'isolement. Constatons-le et gardons-nous bien d'en triompher.

Comment le duc Decazes n'aurait-il pas mis une sourdine à ce modeste triomphe, puisque au moment où il adressait cette lettre à un parent, à un intime, il avait sous les yeux l'article désormais fameux du journal officieux allemand la Post et intitulé : La guerre en perspective ?

Il aborde ce sujet sans autre transition : ... J'estime qu'il serait fort imprudent d'en triompher et d'augmenter ainsi la colère de M. de Bismarck : le journal la Post de Berlin commençait, hier soir, un de ses articles par ces mots : La guerre est-elle en vue ? et le télégramme ajoute que le journal officieux déclare qu'en effet, la guerre serait certaine si le comte Andrassy quittait le pouvoir et s'il se formait une alliance entre l'Autriche, l'Italie et la France. Nous apprenons, en même temps, que l'empereur Guillaume est obligé par ses médecins de renoncer à son voyage en Italie. Voilà bien des symptômes d'un mécontentement dont nous ne pouvons pas bien mesurer la portée, mais avec lequel il nous faut compter... D'autre part, on annonce que des préparatifs militaires se poursuivent en Allemagne ; de Francfort, on nous annonce que les fournisseurs d'armée ont reçu l'ordre de se préparer, dans des proportions énormes, en vue de certaines éventualités[13]. D'Allemagne, il est vrai, il ne me vient ni une récrimination, ni une représentation... Mais lorsque le grand Frédéric a jugé l'heure opportune, il est entré en Silésie sans en avoir prévenu Marie-Thérèse et, en 1792, la déclaration de guerre de la Prusse a suivi de quinze jours le premier acte d'agression. J'en conclus que s'il plait à M. de Bismarck de nous envahir, il ne se donnera pas la peine de nous faire une querelle d'Allemand et il mettra la réprobation morale de la Russie et les représentations épistolaires de la reine Victoria en présence d'un fait accompli[14].

Le duc Decazes avait lu un peu rapidement l'analyse de l'article officieux. Quand il eut sous les veux l'ensemble des journaux allemands, il comprit qu'une campagne était commencée. La Gazette de Cologne avait ouvert le feu dans une lettre de Vienne, datée du 5 avril, et c'était mie première énumération des griefs reprochés il la France. La France préparait une prochaine guerre de revanche : le vote hâtif de la constitution par une entente entre les orléanistes et les républicains n'avait pas d'autre objet ; les princes d'Orléans pensaient ainsi reconquérir un trône ; on croyait pouvoir compter sur l'alliance de l'Autriche où, seul, le comte Andrassy défendait la politique d'entente avec l'Allemagne ; la France pressait la réorganisation de son armée en vue de cette éventualité prochaine.

La Post du 9 avril reprenait l'argumentation et, sous une forme dubitative, tirait pourtant une conclusion à grand effet : La guerre est-elle en perspective ?Nous croyons que le maréchal de Mac Mahon nourrit le désir d'assister, comme chef de l'État, à la guerre de revanche et d'en diriger les opérations en la même qualité... Nous croyons que le parti de la guerre en France rêve l'ouverture des hostilités avant la dissolution de l'Assemblée actuelle... Nous tenons pour vraisemblable que, dans les cercles influents de l'armée française, l'idée dominante est qu'une couronne doit être conquise sur le champ de bataille... Si clone, maintenant, nous devons répondre à la question posée plus haut : La guerre est-elle en perspective ? nous serons obligés de dire : oui, la guerre est en perspective ; mais ceci n'exclut pas le fait que les nuages peuvent se dissiper...

Et, enfin, la Gazette de l'Allemagne du Nord, dans son numéro du 10, tout en paraissant contredire l'article de la Post, précisait encore et visait plus spécialement la France et un fait indéniable, les lois récentes sur la réorganisation de l'armée : L'état de nos relations internationales n'est pas aussi défavorable que la Post semble le croire. Les mesures que prend la France pour la réorganisation de son armée ont, il est vrai, d'elles-mêmes, un caractère inquiétant ; il est évident que ces mesures ne sont pas seulement calculées de manière à rétablir sur des bases solides la puissance militaire de la France et que nos voisins ont en vue des armements sérieux ayant un but défini qui ne peut échapper au clairvoyant. Mais les appréciations de la Post sur l'Autriche et l'Italie ne sont pas conformes au véritable état des choses[15].

L'effet de ce morceau à trois voix fut ce qu'on devait en attendre : l'opinion s'émut, les chancelleries s'agitèrent, les fonds baissèrent.

Un fait servait de prétexte aux récriminations de la presse allemande. L'Assemblée nationale, dans sa séance du 13 mars, avait adopté en troisième lecture la loi sur la constitution des cadres et des effectifs de l'armée active et de l'armée territoriale. C'était une adaptation aux forces et aux besoins de la nation des principes de service militaire obligatoire et de mobilisation en temps de paix, qui avaient fait la grandeur militaire de la Prusse. Les spécialistes allemands et, au premier rang, le maréchal de Moltke, qualifiaient d'agressive la mesure qui avait décidé la création, pour chaque régiment, d'un quatrième bataillon. Cette mesure avait été votée, eu dernière heure, par voie d'amendement, et il était difficile d'y reconnaître la moindre préméditation offensive : il n'est pas douteux, toutefois, qu'elle avait pour objet et pour résultat de conserver sous les drapeaux un grand nombre d'officiers ayant fait la guerre de 1870 et constituant, pour la jeune armée, une puissante armature.

Porter le débat sur ce point, c'était toucher à l'essence même de l'indépendance nationale : c'était soulever la question de la limitation des armements. On n'avait qui formuler une pareille clause dans les préliminaires de Versailles ni dans l'acte de Francfort : mais certains personnages allemands, et peut-être le prince de Bismarck lui-même, paraissaient le regretter. A diverses reprises, et notamment quand il s'était agi de la restitution de Belfort, M. Thiers avait senti percer une vague revendication à ce sujet. On se souvient de l'anxiété qu'il avait éprouvée au moment où l'Assemblée votait la loi du recrutement (24 juillet 1873).

La situation était semblable, le procédé analogue. Songeait-on réellement à poser directement ou indirectement cette question angoissante de la limitation des armements, au moment où la loi des cadres complétait la reconstitution des forces militaires françaises ?

Le duc Decazes écrivait, dès le 10 avril, au marquis de Noailles, ambassadeur en Italie : C'est un acte d'accusation en règle : fortement déduit, habilement préparé, il va servir de thème à des développements de plus en plus agressifs et peut servir de prélude à une action dont je ne saurais d'avance déterminer la portée... Il était inévitable que le chancelier, mécontent de tout le monde, s'en vengerait sur nous... C'est nous qu'il choisira pour la terrible leçon qu'il serait résolu à donner à l'Europe pour la guérir de son indépendance relative. Dès lors, l'asservissement du vieux monde sera consommé pour longtemps et la terreur allemande régnera sur lui.

Le duc Decazes ajoutait : L'Italie y a-t-elle pensé, y est-elle résignée ?

Il avait son idée.

A peine les trois articles officieux avaient-ils paru, qu'une autre presse non moins officieuse avait fait machine en arrière. Sentait-on que l'on avait dépassé la mesure ? Voulait-on attendre l'effet de ce premier avertissement Avait-on à compter avec certaines résistances, soit intérieures, soit extérieures ? Quoi qu'il en frit, la presse allemande du 12 au 25 avril partit en sens inverse. On désavoua la Post ; on cria haro sur un rédacteur qui se donnait les gants d'être informé. La Gazette de Strasbourg déclarait que les modifications apportées aux forces militaires de la France, qui n'étaient, d'ailleurs, que sur le papier, ne pouvaient, à aucun titre, inquiéter ni irriter l'Allemagne. Le 13 avril, le prince impérial d'Allemagne disait en gare de Munich au chargé d'affaires anglais, M. Morier, que les intentions de l'Allemagne étaient pacifiques[16]. Le bruit se répandit que, le 15 avril, à un bal chez la princesse de Hatzfeldt, l'empereur Guillaume s'était approché du prince de Polignac, attaché militaire français, et lui avait adressé la parole : On a voulu nous brouiller. Tout est fini maintenant. Je tiens à vous le dire. La Gazette de l'Allemagne du Nord cita même ce mot attribué à l'empereur. L'incident était clos.

Il était clos en apparence ; mais des perspectives nouvelles s'ouvraient dans les couloirs secrets des chancelleries.

Le général Le Flô, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, était venu à Paris, pour prendre part, comme député, au vote des lois constitutionnelles. Il était en garde contre les tendances pessimistes de son gouvernement et ne croyait pas aux dispositions belliqueuses de l'Allemagne. Le prince Oda' l'avait confirmé dans ce sentiment, lui rappelant l'appréciation du prince Gortschakoff : — Tachez donc, pour Dieu ! de calmer votre gouvernement. Orloff nous écrit qu'il persiste, malgré tout, dans son cauchemar d'une guerre prochaine et qu'il le manifeste à tout propos : c'est une faiblesse ; je vous répète que vous n'êtes pas menacés ; mais, en tout cas, vous n'avez qu'une chose à faire : vous rendre forts, très forts ![17] Le général Le Flô se résolut, avant de quitter Paris, à s'en expliquer avec le maréchal de Mac Mahon. Il alla à l'Élysée. C'était le 7 avril.

Le maréchal reçut l'ambassadeur, et celui-ci lui exposait la manière de voir du prince Orloff et du prince Gortschakoff, lorsque le maréchal l'interrompit : — Tenez, lisez cela, et il lui présenta une liasse de papiers. L'ambassadeur parcourut avec stupéfaction un lot de documents secrets prévoyant la guerre à brève échéance, notamment des lettres de deux des plus grands personnages de l'Europe dont l'une disait : Vous serez attaqués au printemps, et l'autre : Les dispositions sont changées : la guerre est remise au mois de septembre.

Le général Le Flô, ému et convaincu, partit sur cette impression. Tandis qu'il accomplissait les soixante-douze heures de voyage qui séparaient alors Paris de Saint-Pétersbourg, la publication des articles de la Post et des autres officieux allemands troublait le monde. Le 10 avril, rentré à l'ambassade, il était encore couché, quand le prince Gortschakoff se fit annoncer chez lui...

Pourquoi cette visite ? — Après les compliments, l'entrée en matière fut brusque : — Eh bien ! dit le prince Gortschakoff, où en êtes-vous avec l'Allemagne ? Le général Le Flô était muni pour répondre. Il raconta la conversation du maréchal et dit les mauvais desseins de l'Allemagne. Il énumérait les preuves à l'appui ; il s'échauffait en parlant. Le chancelier russe l'apaisait : — Vous vous alarmez trop ; vous exagérez. Et le général d'insister, disant, ses propres appréhensions, relevant, l'une après l'autre, les accusations injustes : — On cherche un conflit. Mais on nous croit plus faibles que nous ne sommes, il faudra compter avec nous... — Vous ne parlez pas, reprit vivement le chancelier, de la réprobation générale que soulèverait, dans toute l'Europe, une pareille agression et que l'on ne bravera pas, soyez-en sûr ! Ces paroles avaient une portée. Elles étaient de nature à encourager le général.

Il devait être reçu quelques jours après en audience particulière par l'empereur Alexandre II. Au cours de l'entretien, il n'hésita pas à aborder le sujet qui était alors dans les préoccupations de tous, eu insistant sur l'inquiétude du gouvernement français : — Je comprends cette anxiété, m'a répondu l'empereur, et j'en déplore les causes : mais j'ai la conviction que l'Allemagne est loin de vouloir la guerre : ce sont les ruses employées par Bismarck pour se mieux assurer au pouvoir. L'empereur Guillaume est très résolument opposé à toute nouvelle guerre. La conversation se prolongea ; on touchait à la question délicate des armements. L'empereur écouta les explications du général avec attention et bienveillance : — Quoi qu'il en soit, dit-il en terminant, je le répète, on ne peut pas vous faire la guerre tant que vous n'y donnerez aucune raison sérieuse, et vous n'en donnez pas. S'il en était autrement, c'est-à-dire si l'Allemagne entendait entrer en campagne sans motif ou sous des prétextes futiles, elle se placerait vis-à-vis de l'Europe dans la même situation que Bonaparte en 1870. Et Sa Majesté a ajouté, d'un ton plus bas et entre ses dents, quelque chose comme ceci, que l'expression du visage indiquait mieux que la parole : et ce serait à ses risques et périls ![18]

Puis, sans laisser tomber l'entretien, l'empereur reprit : — Ne vous alarmez donc pas, général, et rassurez votre gouvernement ; dites-lui que j'espère que nos relations resteront toujours ce qu'elles sont aujourd'hui, sincèrement cordiales... Les intérêts de nos deux pays sont communs et si, ce que je me refuse à croire, vous étiez na jour sérieusement menacés, vous le sauriez bien vite. Et l'empereur, après une pause qui semblait comme une hésitation, dit encore : Et vous le sauriez par moi.

Vu la réserve habituelle de l'empereur Alexandre, cette parole était grave ; et c'est ce que faisait observer, à quelque temps de là, le prince Gortschakoff en la commentant : Cette parole est grave, et moi je ne vous l'aurais pas dite ; car elle est un engagement vis-à-vis de vous qui pourrait créer à l'empereur, dans un moment donné, une situation délicate du côté de l'Allemagne.

Toutefois, la promesse d'avertir n'allait guère au delà des paroles bienveillantes que, depuis quelque temps, on ne se lassait pas, du côté russe, d'adresser à la France. Ne pourrait-on pas amener l'empereur et le gouvernement russe à faire un pas de plus et à se découvrir, même à Berlin ?

C'était la question que se posait le duc Decazes, avant d'avoir reçu le télégramme du général Le Flô lui rendant compte des paroles impériales. Il sentait que l'heure était venue ; il esquissait, assez vaguement encore, un projet qui mûrissait lentement eu lui, dans une lettre qu'il adressait au général Le Flô, le 14 avril, c'est-à-dire le jour même de l'entretien : Vous êtes au courant des ardeurs belliqueuses ou querelleuses que la presse de Berlin subit depuis quelques jours. Nous avons dû nous demander s'il fallait y voir la révélation de desseins hostiles et comme l'indice d'une prochaine agression. Il m'eût été difficile d'admettre cette der-fière hypothèse en présence, des assurances pacifiques dont nous recueillons, depuis plusieurs mois, le témoignage à Saint-Pétersbourg, à Londres, même à Berlin. Je considère depuis longtemps l'empereur de Russie comme étant devenu, par la grandeur du rôle qu'il a su se faire, le véritable arbitre de la paix européenne, et, retrouvant dans le langage de son éminent chancelier l'expression d'une confiance absolue, je devais me sentir rassuré. Je n'ai donc pu subir les fiévreuses impressions des journaux !... N'est-il pas vrai cependant (et c'est ici que la pensée finale commence à se faire jour), n'est-il pas vrai que toutes ces précautions seraient inutiles si M. de Bismarck se décidait à mettre le gouvernement russe en présence d'un fait accompli et s'il bravait, il ce point, sa désapprobation énergique ? Cette éventualité-là peut être écartée par un langage ferme tenu à temps et, pour ainsi dire, préventivement, et les symptômes alarmants que je vous signalais plus haut auront certainement frappé le prince Gortschakoff : je pourrais même espérer qu'ils ont pu le décider il adresser à Berlin de sages conseils[19].

Le duc Decazes essayait donc d'obtenir des cabinets européens et de l'empereur de Russie en particulier, en raison de l'inquiétude universelle qui s'était produite, une sécurité dont la France, dont l'Europe n'avaient pas joui depuis bien longtemps.

Un autre incident lui fournit l'occasion de faire un pas de plus.

Le 2 avril, M. de Gontaut-Biron lui adressait, de Berlin, une lettre très détaillée où il rapportait un entretien qu'il avait eu, le soir même, à un dîner chez l'ambassadeur d'Angleterre, avec un des hommes les plus distingués du corps diplomatique allemand, M. de Radowitz. M. de Radowitz était alors conseiller de légation d'Allemagne à Athènes. Quelque temps auparavant, en février, par suite de l'absence de l'ambassadeur à Saint-Pétersbourg, prince de Reuss, on l'avait envoyé en mission spéciale dans cette ville pour gérer l'ambassade. C'était un homme de mérite et d'avenir. M. de Radowitz a de la netteté dans le langage, une manière ronde et simple de parler, il ne déteste ni la fantaisie ni le paradoxe. Le prince de Bismarck, qui le traite assez rudement dans ses Souvenirs et dans ses Mémoires, ne nie pas que M. de Radowitz avait pour instruction à Saint-Pétersbourg de parler ferme au prince Gortschakoff et, comme il dit, de mettre, même au point de vue de la forme extérieure, les relations diplomatiques sur un pied d'égalité. C'est un demi-aven dans le sens de ce que l'on racontait dès lors, à savoir que M. de Radowitz avait été chargé de presser le prince Gortschakoff et de lui demander carte blanche du côté de la France, en offrant, par contre, à la Russie carte blanche dans la question d'Orient. Ces marchandages sont dans la manière du prince de Bismarck ; ils ont, tout au moins, l'avantage de compromettre quelqu'un. Le prince Gortschakoff se méfiait et il s'était tenu sur la réserve[20].

M. de Radowitz étant de retour Berlin et M. de Gontaut-Biron s'entretenait avec lui, le 21 avril, après le dîner de l'ambassade d'Angleterre. L'ambassadeur de France retira, de cet entretien, une impression d'inquiétude. On peut être rassuré pour le présent : quant il l'avenir, il est difficile de ne, pas en être soucieux.

La conversation avait porté naturellement sur les préoccupations du moment. De nouveau, M. de Gontaut-Biron avait exposé à M. de Radowitz les raisons que, par ordre de son gouvernement, il avait déjà développées à M. de Bülow, ministre des affaires étrangères, sur la formation des quatrièmes bataillons : le désir, la nécessité, pour ainsi dire, de trouver un emploi pour ces 1.200 capitaines qu'un vote de l'Assemblée venait, de mettre en disponibilité, l'imprévu du vote qui s'était présenté en séance, le caractère public de la mesure qui ne pouvait dissimuler aucune arrière-pensée. M. de Radowitz avait admis le bien-fondé de ces raisons et avait confirmé, non sans y être autorisé, disait-il, que tout était fini, qu'en Allemagne on ne pensait pas à la guerre : personne n'en veut.

M. de Gontaut-Biron crut pouvoir pousser plus loin : — Pourquoi donc, dit-il, votre presse officieuse garde-t-elle ses dispositions chagrines et inquiétantes à l'égard de la France ? La campagne de reproches et d'incriminations injustes n'a pas cessé. Pourquoi ? M. de Radowitz blâma les sorties intempestives de la presse et, notamment, l'article de la Post. Puis il entra dans le vif du sujet. — J'en conviens, dit-il, ces polémiques sont regrettables : mais sont-elles vraiment sans objet ? Nous sommes rassurés sur le présent, mais l'avenir, en répondez-vous ? Pouvez-vous affirmer que la France, regagnant son ancienne prospérité, ayant réorganisé ses forces militaires, ne trouvera pas alors des alliances qui lui manquent aujourd'hui et que les ressentiments qu'elle ne peut manquer de nourrir, qu'elle conserve très naturellement par la perte de deux provinces, ne la pousseront pas inévitablement à déclarer la guerre à l'Allemagne ? Et si nous avons laissé la France ressusciter, grandir, n'avons-nous pas tout à craindre ?... Mais si la revanche est la pensée intime de la France,et elle ne peut être autre,pourquoi attendre pour l'attaquer qu'elle ait repris ses forces et qu'elle ait contracté des alliances ? Convenez, en effet, que politiquement, philosophiquement, chrétiennement même, ces déductions sont fondées et de semblables préoccupations bien faites pour guider l'Allemagne.

La conclusion était rude et, par son exagération même, trop facilement réfutable. M. de Gontaut-Biron se récria : — Examinez les conséquences d'une doctrine pareille : si elle était pratiquée universellement, le monde ne reverrait plus un seul jour de paix, et la guerre ne cesserait de le désoler tout entier. Aujourd'hui, par exemple, vous êtes en paix avec la Russie ; vous pouvez cependant avoir des raisons de la redouter un jour, et ce serait à vos yeux un motif suffisant pour l'attaquer !... Vous invoquiez à l'appui de vos raisonnements le motif chrétien : laissez-moi vous dire que ce sont ces procédés qui seraient peu chrétiens. Qui peut prévoir l'avenir ?... La conversation prit, de plus en plus, une tournure académique. On se reprocha, aux dernières bouffées du cigare, la dévastation du Palatinat par Louis XIV et les invasions germaniques des Ve et VIe siècles. Après avoir remué le monde et l'histoire, le passé et l'avenir, les interlocuteurs se séparèrent en diplomates, bons amis, le visage ouvert et les mains dans les mains.

Rentré chez lui, M. de Gontaut-Biron réfléchit. Tout cela lui parut très sérieux et, un peu troublé, il adressa, le soir même, le compte rendu de la conversation au duc Decazes. Non sans commentaires pessimistes, il accompagne le tout de quelques-uns de ces bruits qui circulent dans le monde diplomatique : L'ambassadeur d'Angleterre me disait hier soir :La crise est passée, mais on reste convaincu que votre réorganisation militaire est menaçante pour l'Allemagne... L'attaché militaire autrichien est d'avis que le gouvernement allemand veut exercer sur la France une pression et une intimidation pour nous décider à modifier notre dernière loi des cadres. Un Russe très bien en cour m'a dit :Ce que j'ai entendu m'inquiète : soyez sur vos gardes. On ne croit pas à la guerre pour le printemps, mais on la craint pour la fin de l'année. La presse reste menaçante et revient sans cesse sur la loi des cadres. Je sais que le langage de M. de Bülow est tout à fait rassurant et que, selon lui, il n'y a, sur l'horizon politique, aucun nuage. Mais, en général, on n'est pas aussi optimiste que lui.

Le vicomte de Gontaut-Biron recommandait, en terminant, la plus grande prudence dans le travail de la réorganisation de l'armée et il donnait ce conseil : Ne trouvez-vous pas, Monsieur le duc, qu'il y a opportunité et avantage à tenir les principaux cabinets d'Europe au courant des préoccupations menaçantes et injustes de l'Allemagne ?

C'était rouvrir l'incident que, d'autre part, on considérait comme clos.

Le duc Decazes n'avait pas besoin d'y être poussé. Il avait reçu les lettres du général Le Flô : il avait été frappé de l'empressement et des égards que le gouvernement russe manifestait pour la France. On savait que l'empereur et son ministre étaient réellement inquiets des obscurités de la situation internationale. Le 21 avril, l'empereur Alexandre, recevant le général de Werder, lui dit qu'on s'était ému, en France, des préparatifs militaires de l'Allemagne et que le général Le Flô lui en avait parlé... Il ajouta, d'ailleurs, qu'il avait répondu, quant à lui, des sentiments pacifiques de l'Allemagne[21]. Donc, il y avait, chez l'empereur de Russie, des dispositions dont on pouvait profiter, sauf à les préciser et à les fixer.

Le duc Decazes était arrivé à l'heure qu'il attendait depuis si longtemps. Le prince de Bismarck, tant par ses propres boutades que par les violences de sa presse, avait mécontenté tout le monde : l'opinion publique se prononçait contre lui et il n'était peut-être pas assuré d'avoir l'adhésion formelle de son empereur. Si un fort parti le soutenait, un parti non moins ardent le combattait à la cour. L'occasion était unique : on devait la saisir, mais il fallait manœuvrer.

C'est ici que les qualités du ministre français, cette finesse, ce tact, cette ingéniosité qu'il tenait de sa race et de son éducation le servirent.

 

Le sentiment du duc Decazes — il l'a exprimé un peu plus tard (8 mai) en termes précis — était celui-ci : Bismarck veut nous faire croire qu'il veut la guerre plus qu'il ne la veut en réalité. C'est de cette appréciation que le duc Decazes part pour tirer au clair, une fois pour toutes, les dispositions de l'Allemagne et celles de l'Europe sur ces alarmes réitérées.

Suivant le conseil de M. de Gontaut-Biron, il s'adresse aux puissances et, d'abord, à la Russie.

Le 29 avril, il envoie au général Le Flô une lettre dont son entourage dit, en l'écrivant sous sa dictée, qu'elle était capitale pour ses propres destinées et pour celles de la France[22].

La lettre fait état des sentiments exprimés par l'empereur et par le chancelier et dont le général Le Flô lui avait rendu compte par sa lettre du 15. Les engageant davantage, il ajoute : Je n'hésite pas à leur attribuer l'apaisement qui se produit depuis quarante-huit heures à Berlin et qui est si marqué, que M. de Gontaut-Biron n'hésite pas à considérer comme passée la crise dont il constate, en même temps, l'intensité exceptionnelle. Il cite alors le mot de l'empereur Guillaume à M. de Polignac : On a voulu nous brouiller... Qui est ce on ?

Alors, le ministre prend texte de l'entretien de M. de Radowitz dont le récit est communiqué, par le même courrier, au général Le Flô : Il appartient à Sa Majesté Impériale de compléter et de fortifier son œuvre. Je vous ai dit souvent qu'à mes yeux, l'empereur de Russie était l'arbitre de la paix du monde — on sent à quel point ce propos devait être agréable à l'empereur et à son chancelier — : il peut l'assurer pour longtemps, aujourd'hui, par le langage qu'il tiendra à Berlin à son passage et l'énergie avec laquelle il affirmera sa volonté de ne pas permettre qu'elle soit troublée. La doctrine étrange développée par M. de Radowitz est de celles qui doivent le plus vivement indigner la conscience honnête et droite du grand souverain, et il est digne de la traiter comme elle le mérite... On sait à Berlin que l'empereur protestera énergiquement contre des desseins pervers : aussi, je dois craindre qu'ils ne lui soient dissimulés et qu'on ne se décide, quelque jour, à le mettre en présence d'un fait accompli. Je n'aurais plus cette crainte et ma sécurité serait absolue le jour oh Sa Majesté aurait déclaré qu'elle considérerait une surprise comme une injure et qu'elle ne laisserait pas celle iniquité s'accomplir : avec ce mot-là, la paix du monde serait assurée et il est bien digne de l'empereur Alexandre de le prononcer... Pour moi, je n'hésite pas à ajouter que je suis prêt à donner au tsar telle garantie qu'il croira nécessaire contre toute pensée d'agression... Si, par contre, par une attaque soudaine de l'Allemagne, S. M. n'était pas prévenue à temps, elle daignera comprendre et reconnaitre qu'elle aussi aura été trompée et surprise, qu'elle se trouvera, pour ainsi dire, devenue la complice involontaire du piège qui nous aura été tendu, et je crois aussi avoir cette confiance qu'elle couvrira de son épée ceux qui se sont reposés sur son appui...

Cette dernière parole était forte. Dans l'état des relations entre l'empereur de Russie et l'empereur d'Allemagne, c'était peut-are courir un risque dangereux. Le duc Decazes se confiait dans les dispositions favorables de l'empereur Alexandre pour le général Le Flô, et il concluait : Il est, en tout cas, certain que le voyage de l'empereur à Berlin est, pour nous, une occasion dont il est important de tirer tout le parti qu'elle comporte ; car c'est surtout par lui que nous pouvons savoir le vrai fond des desseins et des audaces de la Prusse...

Il faut mettre immédiatement, au bas de cette lettre, un bref commentaire dont le duc Decazes l'accompagne dans une autre lettre écrite le même jour à M. de Gontaut-Biron : J'ai cru devoir affirmer, dans des proportions peut-être exagérées, l'attitude du cabinet de Saint-Pétersbourg ; je l'ai fait pour qu'il me sût gré de l'importance que j'accordais à ses paroles, et aussi, pour donner à entendre aux cabinets de Vienne et. de Londres que leur prudence n'était pas imitée. Peut-être les piquerai-je ainsi au jeu. Voilà le bout de l'oreille.

Le général Le Flô était un militaire allant tout d'une pièce. Il reçut la lettre du duc Decazes le 2 mai.

Dans un télégramme du 4, il raconte lui-même les démarches qui s'ensuivirent et leur résultat : Votre lettre du 29 avril, mon cher duc, reçue dans la nuit d'avant-hier, m'a fort agité. Après de mûres réflexions, cependant, j'ai fait demander hier soir une audience immédiate au chancelier que je savais devoir travailler aujourd'hui avec l'empereur ; un quart d'heure plus tard, j'étais dans son cabinet, lui lisant résolument votre lettre et comme, par un excès de prudence, j'en passais quelques lignes, le prince s'en aperçut : — Vous ne lisez pas tout : entre vous et moi, il ne doit y avoir rien de caché ; lisez tout ; vous pouvez tout me dire ; j'ai besoin de tout savoir ; car je vais vous demander de me laisser envoyer cette lettre à l'empereur... Devant cette insistance si animée du chancelier, je n'ai pas hésité ; j'ai tout lu, et j'ai fait plus, je lui ai livré mon portefeuille tout entier sans en retirer une pièce (il y avait le récit de l'entretien Radowitz). — On vient de me le retourner avec ce billet du chancelier : L'empereur m'a remis de la main à la main les pièces ci-après et chargé de vous remercier de cette preuve de confiance. Sa Majesté a ajouté qu'elle confirme tout ce qu'elle vous a dit de vive voix. GORTSCHAKOFF. — Un pareil incident, ajoute l'ambassadeur, à la veille du voyage de Berlin a une importance capitale.

Dans une lettre qu'il expédiait le 6 mai, le général Le Flô précisait certains détails. Il dépeignait l'animation sympathique et juvénile du chancelier qui, bien qu'il fût souffrant, s'était levé vivement pour prendre le portefeuille et écrire le mot pour l'empereur. Il faisait suivre le récit de quelques appréciations : Certes, Monsieur le duc, ce n'est pas là un engagement de tirer l'épée pour nous, expression de votre lettre que le prince avait soulignée dans la conversation en me disant : — Oh ! ceci est bien un peu fort : mais c'est égal, laissez-le,nous ne tirerons pas l'épée et nous n'en aurons pas besoin ; nous arriverons sans cela. Ce n'est donc pas, il faut le reconnaitre, un engagement de guerre en commun : mais c'est une affirmation nouvelle et très précieuse d'une promesse importante qui nous reste ainsi entière et c'est un gage de grande sécurité... Il y a désormais entre nous, après les promesses de Sa Majesté, une sorte de secret, quelque chose de plus intime qui crée forcément un intérêt commun et bien précieux... Le mérite de cette précieuse amélioration de nos rapports vous revient, Monsieur le duc, et aussi au prince Gortschakoff, dont la bienveillante sympathie pour notre patrie ne s'était pas encore révélée à moi avec autant d'abandon et de vivacité[23].

Le lendemain, le général Le Flô rencontrait l'empereur dans un salon, et, le lendemain encore, il l'accompagnait à une revue de troupes : Sa Majesté a commencé par me dire, en me prenant les deux mains avec un abandon auquel je ne suis pas habitué, qu'Elle avait été extrêmement touchée de la confiance que j'avais eue en Elle, en lui communiquant des documents qui l'avaient vivement intéressée. Elle a beaucoup loué le calme et la sagesse des réponses de M.de Gontaut-Biron et l'exposé des théories si étranges de M. de Radowitz ; et, comme je faisais remarquer, à ce sujet, à quelles aberrations et à quelles débauches d'esprit pouvait conduire une passion aveugle : ... Pour ne pas dire plus, a répondu vivement l'empereur : mais tout cela se calmera, je l'espère : en tout cas, vous savez ce que je vous ai dit : je ne l'oublie pas et je le tiendrai. Et le lendemain, à la revue, l'empereur, au moment où le général prenait congé, lui avait dit : — Au revoir, je me souviendrai, et, faisant allusion à un passage de la lettre du duc Decazes, il ajouta : — J'espère qu'il n'il aura pas de surprise.

Cependant, à Berlin, à Londres, à Paris, d'autres événements s'étaient précipités. Le comte Schouvaloff, récemment nommé ambassadeur de Russie en Angleterre, retournait à son poste. Il quitta Saint-Pétersbourg le 4 : le 5, il était à Berlin. Le comte Schouvaloff était persona grata à la cour de Prusse. Il était reçu avec confiance. L'empereur Guillaume revint de Wiesbaden exprès pour lui donner audience. Le comte Schouvaloff eut, le 5 et le 6, deux entretiens avec le prince de Bismarck. L'ambassadeur avait, assure-t-on, mandat spécial d'éclairer l'empereur Guillaume sur les vues de la Russie. Comme on doutait, il aurait dit : — Quelqu'un viendra bientôt plus autorisé que moi et vous serez bien obligés de vous rendre à l'évidence. Le comte partit, le 6, pour Londres, ayant à remplir une mission analogue auprès du cabinet anglais. Les dispositions de la Russie étaient telles que l'empereur avait autorisé son ambassadeur à déclarer que, pour éviter toute raison soupçonner son ardent amour de la paix, il ordonnait à son armée déjà en mouvement sur Merv de rétrograder et de renoncer à la campagne.

A Paris, le duc Decazes avait eu, le 28 avril, un long entretien avec l'ambassadeur d'Allemagne, prince de Hohenlohe[24]. Celui-ci était un homme conciliant et affable, un esprit modéré ; il s'étonnait de la campagne de violences à laquelle il assistait et il laissait entendre, avec toutes les apparences de la bonne foi, qu'il n'y comprenait rien. Cependant, sa manière prudente et réservée, sa façon de dire et de retenir rendait les communications avec lui assez difficiles. On hésitait sur la valeur exacte qu'il convenait d'attribuer à ses propos, ou plutôt à des demi-confidences, à des mots donnés et repris, à ses hochements de tête. Ces diplomates de la vieille école, couverts à l'excès, remâcheurs de paroles inconsistantes, sont bien embarrassants ! Le prince de Bismarck avait de la considération pour le prince de Hohenlohe ; mais il se semait admirablement du caractère de chacun de ses agents. On ne savait jamais et ils ne savaient pas eux-mêmes sil leur disait ou les chargeait de dire le fond de sa pensée.

Les deux interlocuteurs s'étonnèrent d'abord ensemble de cette alarme injustifiable. Puis, écrit le duc Decazes dans sa lettre du 29 avril à M. de Gontaut-Biron, je me suis laissé aller à développer nos vœux sur la paix, qui est notre nécessité comme notre devoir... Non seulement, lui ai-je dit, nous ne vous attaquerions pas, mais si vous nous attaquiez, nous vous laisserions tout l'odieux de cette agression, et nous ne nous défendrions pas... — On se souvient que M. Thiers s'était préparé à tenir un pareil langage lors de l'incident de Belfort. — Le duc Decazes ajoute : Nous ne cherchons ni à vous créer des embarras, ni à former des alliances contre vous. Nous ne cherchons qu'à assurer la paix et nous le prouvons en toutes occasions... Je ne vous fournirai pas l'ombre d'un prétexte. Je justifierai aux yeux du monde de la parfaite correction de mon attitude ; quoi que vous fassiez, je ne vous attaquerai pas et, enfin, si vous nous envahissez, je conseillerai au maréchal de se retirer avec ses armées et son gouvernement sur la Loire et d'attendre, sans tirer un coup de canon, que la justice de l'Europe ou celle de Dieu se prononce sur vous ! C'est pourquoi je ne suis ni ému, ni troublé de toutes ces alertes ; je suis sûr de moi et de ma conscience ; mais, en vérité, je trouve que vous êtes de grands fous de vous agiter ainsi et que vous seriez plus coupables encore si vous vous laissiez aller à vous acharner sur nous ; car, après tout, vous relevez, vous aussi, de la conscience humaine et vous devez craindre de la révolter.

Après ces paroles véhémentes, qu'il qualifie de très calmes, le ministre sentait qu'il y avait lieu d'ouvrir des perspectives moins sombres : A toute cette fausse et mauvaise politique, il y aurait à substituer une marche plus simple et plus loyale. Faire de nous, vos adversaires et vos vaincus d'hier, des amis du lendemain et arriver, en assurant la paix, à débarrasser nos populations de cet odieux fardeau d'impôts qui les écrase et d'armements qui les démoralisent, et vous y penserez peut-être quelque jour et, ce jour-là, vous nie trouverez prêt à vous entendre... Il y avait quelque imprudence dans ces derniers mots, puisqu'ils donnaient ouverture à cette question du désarmement dont le duc Decazes se montrait, d'autre part, si effrayé. Si l'Allemagne relevait l'invite, — formulée en termes généraux, d'ailleurs, — la discussion pouvait devenir embarrassante.

Le prince de Hohenlohe ne répondit que peu de chose. Le duc Decazes s'était abstenu de parler des théories de M. de Radowitz, dont il faisait tant de bruit par ailleurs : Je n'étais pas sûr de le faire avec calme, écrit-il... Je crois que l'ambassadeur m'a quitté sous une bonne impression. C'est généralement l'opinion que les entretiens de cette nature laissent à celui qui en a été le principal interlocuteur.

La correspondance officielle mettait au courant les principales ambassades. Ou était sur le qui-vive. Avec la prudence que le cas comportait, on s'efforçait d'ameuter l'Europe. Le duc Decazes écrivait à son oncle, le marquis d'Harcourt, ambassadeur à Vienne : N'aura-t-on pas le courage de se mettre à cinq pour proclamer que l'on veut la paix ? Il parlait de congrès, de conférence, d'un arbitrage européen qui serait appelé à se prononcer sur les différends qui pourraient se produire et deviendrait une égale garantie contre les audaces et toutes les prépondérances... Dans cette heure obscure, il y avait, partout, un peu d'agitation.

Le cabinet de Londres se réveillait enfin de l'espèce de somnolence où vivait d'habitude lord Derby. L'incident belge avait touché les fibres secrètes de la politique britannique. Mieux renseigné peut-être que les intéressés, le ministre anglais apaisait les alarmes et affirmait que le grand agitateur visait l'Autriche et non la France. Cependant, les nouvelles que lui apportait le comte Schouvaloff sur les sentiments du tsar le piquaient au jeu. Le chargé d'affaires à Londres, M. Gavard, secouait, par des démarches pressantes, sa tranquillité affectée[25].

A force de se plaindre et de protester, le duc Decazes avait attiré l'attention. Il commençait à créer un état d'esprit européen. Le 2 mai, l'empereur de Russie, recevant en audience de congé le baron de Langenau, ambassadeur d'Autriche-Hongrie, lui avait parlé de la situation politique en général. L'empereur a développé cette idée, qui lui est, familière, que tant que l'entente subsisterait entre les trois cours impériales, il était impossible de troubler la paix ; la France ne pouvait rien entreprendre sans alliance ; elle n'avait aucune velléité agressive, et lui-même tient peut-être pour exagérée l'inquiétude qui semble exister à cet égard à Berlin... L'ambassadeur d'Allemagne, prince de Reuss, à qui le baron de Langenau fit immédiatement le récit de l'entretien l'accompagne d'un commentaire : Ces sentiments que l'empereur a exprimés en grande confidence à mon collègue d'Autriche, nie paraissent être une nouvelle preuve que l'empereur est dans la ferme assurance que l'inquiétude qui se répand, de temps en temps, dans les esprits, vient de Berlin. Que cette idée soit accréditée ici au ministère des affaires étrangères et que le prince Gortschakoff ne la combatte pas, et qu'on l'encourage du dehors, ne me semble faire aucun doute[26].

Le mouvement se dessinait. Mais il fallait quelque chose de plus.

Le prince de Hohenlohe était sur le point de se rendre en Allemagne pour un court séjour ; son départ était, annoncé depuis quelque temps. Le 4 mai, dans la matinée, il était venu faire ses adieux au ministre des affaires étrangères. Or, le même jour, dans la soirée, il demande un nouvel entretien au duc, Decazes. Cette démarche était insolite.

L'ambassadeur dit au duc Decazes qu'il avait communiqué à M. de Bülow les impressions plus favorables recueillies à Berlin par M. de Gontaut-Biron et dont lui avait fait part le duc Decazes, et desquelles il résultait que les explications relatives aux quatrièmes bataillons et à l'état militaire de la France, en général, avaient dissipé les inquiétudes allemandes- Or, M. de Bülow avait écrit au prince de Hohenlohe, par un courrier arrivé la veille au soir, que l'optimisme de M. de Gontaut-Biron paraissait exagéré, que le gouvernement allemand n'était pas convaincu du caractère inoffensif des armements français ; qu'il n'était pas démontré que la loi des cadres eût été votée uniquement pour assurer le sort de 1.200 capitaines : M. de Bülow n'hésite pas à croire que la France n'a pas en ce moment d'intentions hostiles et il se lient pour assuré de la sincérité des sentiments pacifiques du gouvernement français ; il croit même à ceux de la France en général. Mais l'état-major allemand considère que la guerre contre l'Allemagne est le but final de ces armements et en envisage aussi les conséquences.

Puis, l'ambassadeur énumère d'autres griefs et notamment celui-ci, assez original, que la France prépare son trésor de guerre en entassant, dans les coffres de la Banque, six cents millions en billets de vingt francs — quand il est si facile de répondre, comme le fait aussitôt le duc Decazes, que pour récolter ces billets, on donne en échange de bons louis d'or, ce qui est une singulière façon de préparer un trésor de guerre !

Le prince de Hohenlohe ajoute qu'il n'était pas chargé de faire cette communication : qu'elle lui était adressée pour son information personnelle et peut-être parce qu'on ne trouvait pas à Berlin qu'il attachât lui-même une suffisante importance à tonie cette affaire. Mais il a tenu avant son départ — qu'il a même retardé exprès — à informer exactement le duc Decazes[27].

Le prince prend tout à coup un autre ton et, rappelant les paroles conciliantes par lesquelles le duc Decazes avait terminé le dernier entretien, il dit qu'il était temps d'entrer dans les voies d'une politique d'entente et de confiance entre les deux gouvernements. Il avait signalé les sentiments du duc Decazes au prince de Bismarck, et celui-ci lui avait répondu en les approuvant, et en se déclarant prêt à rechercher un terrain sur lequel cet accord pourrait se manifester.

L'ambassadeur examine alors les questions qui peuvent donner lieu à une entente. Il passe en revue toutes les affaires pendantes en Europe : d'abord, la question d'Orient, puis les relations avec l'Italie, avec le Saint-Siège, avec l'Espagne, avec la Belgique — où la difficulté récente tournait, comme le fit observer le prince de Hohenlohe, à l'état de discussion académique —. Dans cette revue générale, le prince de Bismarck ne voyait aucun point, au dire du prince de Hohenlohe, où le désaccord fût nécessaire et fatal entre la France et l'Allemagne. Mais la lettre du chancelier ne concluait pas autrement.

Il semble qu'on offrait à la France l'alternative, M. de Bülow présentant la face menaçante, M. de Bismarck la face souriante ; ou plutôt que, par un procédé assez lourd et qui s'est parfois renouvelé, on prétendait imposer de haute lutte l'amitié et par la menace les bonnes grâces : Je conclus, ajoute le duc Decazes, que M. de Hohenlohe a reçu l'ordre de ne pas me laisser supposer que l'émotion causée par notre loi des cadres est disparue et que l'Allemagne se tient pour éclairée et rassurée de ce côté ; mais qu'il devait, en même temps, se garde de m'inquiéter et ne point me mettre en éveil sur les intentions de l'Allemagne. La communication de la lettre de M. de Bismarck avait ainsi pour but de détruire l'impression que celle de de Bülow devait me faire ressentir. — Ce n'était pas très clair.

M. de Gontaut-Biron, à Berlin, suspendu à tout ce qu'il voyait et entendait, était ballotté entre des sentiments divers. Du côté de l'Allemagne, le jeu paraissait voulu et préparé, puisque l'intimidation se poursuivait, de part et d'autre, par les mêmes moyens et presque dans les mêmes termes. Le baron de Nothomb, ministre de Belgique, avait eu, dans les premiers jours de mai, un double entretien, l'un avec M. de Bismarck, l'autre avec le maréchal de Moltke, et il avait rendu compte, ponctuellement, à l'ambassadeur de France. Le prince de Bismarck avait dit que la France ne pourrait supporter l'accroissement considérable de dépenses militaires auquel elle se laissait entrainer, et qu'elle serait acculée, soit à désarmer, soit à faire un coup de tête prochainement. Le maréchal de Moltke, d'autre part : Je ne vois que le fait ; et la création d'un quatrième bataillon par régiment augmentant de 144.000 hommes l'armée française est un fait annonçant péremptoirement une préparation la guerre : en ce cas, nous ne  devons pas attendre que la France soit prête et notre devoir est de la prévenir... Il est vrai que le maréchal de Moltke avait ajouté : Ce n'est pas cette année que nous mirons la guerre. — Politique mystérieuse ! s'écrie M. de Gontaut-Biron désespéré[28].

Il fait un effort qui lui coûte. Il se rend chez M. de M. de Bülow, ministre des affaires étrangères, évitant toutefois, écrit-il lui-même, de donner la moindre solennité à ma visite. Il demande, d'un air indifférent, s'il y a quelque chose de nouveau. Rien, dit l'autre, en hésitant. Cette hésitation trouble le diplomate qui trahit son inquiétude et se met à citer, de lui-même, les propos du maréchal de Moltke, si taciturne d'ordinaire.

M. de Bülow, sans avoir l'air d'y attacher d'importance, revient sur la loi des cadres et sur le souci qu'elle cause aux militaires... M. de Gontaut-Biron recommence, pour la dixième fois, ses explications qu'on ne veut pas comprendre. Et puis, soudain, à un détour de la conversation, M. de Bülow fait une allusion fumante à la démarche ambiguë du prince de Hohenlohe ii Paris... M. de Bülow m'a parlé alors d'un entretien que le prince de Hohenlohe aurait eu ces jours-ci (la lettre est du 7 mai) avec Votre Excellence par l'ordre du chancelier, mais en termes si vagues et si obscurs que je ne pourrais préciser l'impression qu'en a retirée le cabinet de Berlin ; c'est à peine si j'en ai compris l'objet : il s'agirait, il me semble, d'une proposition ou d'une éventualité d'entente possible entre nos deux pays sur certaines questions encore reléguées à cette heure au second rang, telle que la politique en Orient... L'expérience en ayant été faite avec succès propos de la reconnaissance du maréchal Serrano, pourquoi ne la recommencerait-on pas ailleurs ?...

Cette insistance à revenir sur les propositions d'entente et d'action commune n'est-elle pas frappante, surtout à la veille du voyage de l'empereur de Russie, surtout quand la politique en Orient est, à double reprise, visée. Le prince de Bismarck machinait-il, d'avance, le congrès de Berlin ? Songeait-il lui aussi à ameuter l'Europe, mais contre la Russie ? Nous savons, par ses Souvenirs, que son parti était arrêté dès lors et que, s'il était obligé de choisir entre la Russie et l'Autriche, il se prononcerait pour cette dernière puissance. Peut-être prenait-il la mesure du prince Gortschakoff en vue des événements qu'il prévoyait et toute cette histoire n'était-elle qu'un coup de sonde ? S'il en était ainsi, la forme était aussi mauvaise que le procédé malséant. L'autre chancelier, avec moins d'audace, mais plus de finesse, parait le coup avant qu'on l'eût porté.

Quoi qu'il en soit, le travail était si complexe que personne, sur le moment, n'en saisissait le véritable sens, et M. de Gontaut-Biron ajoute : Je le répète, M. de Bülow s'est expliqué avec si peu de netteté que je n'ai pas compris si cette entrevue du prince de Hohenlohe, qui pourrait avoir une portée réelle, en a eu ou n'en a pas eu.

A la veille de la visite de l'empereur de Russie, l'impression était celle d'une complication embrouillée plutôt que périlleuse. Deux phrases terminent la lettre du vicomte de Gontaut-Biron : Je tiens à ajouter qu'à l'heure où je vous écris, il y a détente. Si la guerre doit éclater, j'incline à croire que ce ne sera point pour cette année. — La visite de l'empereur sera certainement un événement important, tout le monde est d'accord sur ce point.

 

On en était là : une inquiétude mal définie, personne ne sachant où l'on allait ; l'heure excellente pour les malentendus, volontaires ou non, quand un rayon de lumière fut projeté du dehors sur ce tissu d'obscurités tramé par le lent travail des chancelleries.

Dans son numéro du 6 mai, le Times publia un article de son correspondant à Paris, M. de Blowitz, article rédigé le 4, et que le journal n'insérait que sous les plus expresses réserves. M. de Blowitz a raconté depuis qu'il avait eu deux entretiens avec le duc Decazes, l'un le 29 avril, l'autre le 2 mai, et que celui-ci s'était montré préoccupé du silence de Berlin — ce qui, entre parenthèses, n'est pas tout à fait exact puisque le prince de Hohenlohe avait longuement conféré avec le duc Decazes le 29 avril —. Le ministre des affaires étrangères avait pensé que les desseins secrets devaient être tirés au grand jour. C'était une bombe à faire éclater et cela avant que le tsar n'arrivât en Allemagne. L'opinion saisie, il faudrait, bien que l'on s'expliquât.

Tant-il croire à cette mise en scène ? Le duc Decazes était un diplomate prudent. Il répète à double reprise, dans sa correspondance, contemporaine des événements, correspondance adressée à des familiers, et à des intimes, auxquels il ne cachait rien, — qu'il ne fut pas l'inspirateur de l'article de M. de Blowitz, mais que ce fut l'ambassadeur d'Allemagne, le prince de Hohenlohe : La lettre du Times qui fait, depuis hier, si grand bruit ici, a été inspirée à Blowitz par Hohenlohe lui-même ! Effrayé de la folle aventure dans laquelle son pays allait se jeter, il semblerait qu'il a voulu la prévenir par une révélation qui devait soulever et qui, en effet, a soulevé en Angleterre un cri d'indignation et de réprobation. J'ai lieu de croire qu'il a supposé que l'effet produit déciderait les journaux officieux à traiter cette accusation de calomnieuse et déterminerait à Berlin une réaction salutaire. Puisse-t-elle, en effet, se produire. Je n'ai pas voulu courir une semblable aventure, et je m'étais borné à faire faire, dans le Moniteur, une réfutation à l'article des Annales prussiennes. Le ton calme et modéré de cette réfutation a été fort apprécié[29].

Il est probable que M. de Blowitz avait été lancé sur la piste par le duc Decazes et que, prenant ensuite son bien où il le trouvait, et notamment auprès de l'ambassadeur d'Allemagne, l'habile journaliste avait combiné l'article sensationnel qui faisait entrer l'incident diplomatique dans la grande publicité.

Sa lettre au Times présentait un tableau assez assombri de l'état d'inquiétude qui régnait dans les milieux informés : une mosaïque des articles parus dans la presse allemande dramatisait le raisonnement qui, dans ce pays, portait des hommes influents vers l'idée d'une guerre prochaine : Nous avons signé un mauvais traité ; les cinq milliards qui nous ont été versés n'ont pas appauvri la France et nous n'en avons pas vu un kreutzer ; Belfort reste une épine dans la chair de l'Allemagne. Il faut en finir avec la France. — Ne dirait-on pas qu'il y a, ici, comme un écho de l'entretien de M. de Gontaut-Biron avec M. Radowitz ?

En finir avec la France n'est pas seulement une occasion à saisir, c'est un devoir envers l'Allemagne et envers l'humanité (qu'on se souvienne du chrétiennement) ; l'Europe ne sera jamais tranquille tant que la lutte sera possible, et la lutte sera possible aussi longtemps que la bévue du traité de Francfort ne sera pas réparée, car elle laisse la France en position de survivre et de rentrer dans la lutte. L'Allemagne est troublée par la conscience de n'avoir qu'à moitié écrasé son ennemi et de ne pouvoir se défendre qu'à la condition de dormir un œil ouvert...

L'article faisait ainsi l'exposé du projet qui aurait berné dans l'esprit du parti de la guerre : Ceux qui raisonnent ainsi présentent une conclusion positive : La guerre, disent-ils, doit être promptement entreprise et terminée pour réduire la France à une condition permettant à l'Allemagne de se livrer, dans un repos nécessaire, au développement définitif de sa grandeur. Il est nécessaire d'entrer en France, de marcher sur-Paris, de prendre position sur le plateau d'Avron, d'où l'on pourrait réduire la capitale et forcer la France à signer un nouveau traité, privant seulement la France du territoire de Belfort, limitant le chiffre de son armée active et la mettant à l'amende de dix milliards payables en vingt ans avec intérêt à 5 10 et sans anticipation de paiement du capital. Paris ne serait attaqué qu'au cas où la France se refuserait à signer le traité.

L'article passait en revue toutes les puissances de l'Europe et faisait observer que, parmi elles, une seule était en mesure de s'opposer à une action offensive immédiate de l'Allemagne : la Russie. Une seule puissance est embarrassante et c'est d'elle seule qu'il convient de tenir compte. Lorsqu'en février dernier, M. de Radowitz prévit la politique russe en Orient, quand il fit connaître que l'Allemagne ne se croyait pas obligée à entraver cette politique de la Russie, il lui fut répondu que la Russie poursuivait seulement en Orient une politique de conquêtes morales et qu'elle ne pouvait ni ne voulait obtenir aucun avantage matériel. C'est donc uniquement la Russie à laquelle doit être démontrée la nécessité d'en finir pour longtemps, sinon pour toujours, avec les inquiétudes périodiques qui troublent le monde. M. de Blowitz disait qu'il était de l'intérêt de tous que ces dispositions de l'Allemagne et cette situation de l'Europe fussent connues : S'il arrive quelque chose chez vous, disait-il, ne criez pas au voleur ! on dirait que c'est votre affaire et personne ne viendrait ; mais criez au feu ! parce que le leu risque de s'étendre à tout le village.

La lettre produisit un grand effet, autre peut-être que celui qu'on en attendait. La direction du Times, qui, d'abord, avait exprimé ses réserves tout en publiant l'article, se renseigna et dénonça d'avarice un attentat sans exemple depuis le premier empire. La presse anglaise, les bourses européennes, les chancelleries suivirent le mouvement. Il y eut une immense clameur, avec un mélange de stupéfaction, d'indignation, de terreur.

Quand l'opinion publique anglaise s'ébranle, le gouvernement s'émeut. Le coup de cloche du Times réveille tout à fait lord Derby. M. Gavard, averti par télégramme de la conversation du prince de Hohenlohe, se rend chez le ministre (6 mai). Je parlais, dit-il, avec une émotion qui n'était pas jouée, car je croyais à un danger immédiat. Il obtient de lord Derby la déclaration suivante : Une semblable agression soulèverait en Europe une indignation universelle... Vous pouvez compter sur moi ; vous pouvez compter que le gouvernement ne manquera pas à son devoir. Je vous donne à cet égard toutes les assurances que peut vous donner le ministre d'un souverain constitutionnel... L'engagement, peut-être, n'allait pas très loin, comme l'observe M. Gavard lui-même, car l'Angleterre était alors désarmée et ses représentations n'étaient guère que des coups de canon tirés à blanc.

Mais, ce qui valait mieux, le cabinet de Londres se chargeait d'ameuter l'Europe. Il sollicite les cabinets de Vienne et de Rome de se joindre à lui et à la Russie pour agir à Berlin. La reine Victoria écrit, une fois de plus, à l'empereur Guillaume et plaide la cause de la paix. De cela, nous avons une preuve indubitable, c'est la lettre de M. de Bismarck à l'empereur, datée du 13 août 1875 et publiée dans ses Mémoires et dans ses Souvenirs[30] : J'ignore encore quelle est la source de ces bruits ; mais elle doit être bien digne de foi pour que la clame exaltée qui a écrit à Votre Majesté y ait insisté de la sorte et pour que le gouvernement anglais ait cru devoir prendre des mesures aussi importantes et aussi peu amicales à notre égard.

Cependant, il restait au duc Decazes un souci qui n'était peut-être qu'un ressouvenir inquiet des ouvertures qu'il avait faites à la fin de son premier entretien avec le prince de Hohenlohe. Il écrivait, le 8 mai, à M. de Gontaut-Biron : J'entrevois, chez le chancelier d'Allemagne, le désir de tirer pied ou aile de cette querelle qu'il nous a cherchée, et que son dessein est moins de nous faire la guerre que de profiter de la peur qu'il inspire pour en tirer un parti prémédité depuis longtemps dans son esprit. Il doit regretter d'avoir négligé d'introduire, parmi les clauses des traités qu'il nous a imposés, une limitation de nos forces militaires, et il prétend sans doute mettre pour condition à l'apaisement qui lui sera recommandé par les puissances, l'engagement qu'elles prendraient de nous imposer une sorte de désarmement. Le désarmement ! Comme si on pouvait désarmer quand on n'est pas armé !... J'entrevois cette pensée et, d'avance, je proteste contre elle. Rien ne la justifie, rien ne l'explique, rien ne peut conseiller à l'Europe de s'y associer.

Il y avait bien un peu d'imagination dans cette prévision. Mais l'imagination est une faculté précieuse de l'homme d'État. Et puis, selon l'observation de M. de Blowitz, c'était une façon de crier au feu ! et d'inquiéter les autres puissances : Si, aujourd'hui, sur un froncement de sourcil du chancelier allemand, les puissances venaient nous demander de réduire notre état militaire, de nous désintéresser et d'abdiquer à nouveau, ce n'est pas seulement notre désarmement et notre abdication qu'elles consommeraient, c'est aussi le leur propre. Une fois cette porte ouverte pour elles, elles verraient se produire dans cette voie, pour chacune d'elles, une prétention pareille.

De la longue lettre que le ministre écrivait à son ambassadeur, pour que celui-ci la reçût au moment de l'arrivée du tsar et du prince Gortschakoff à Berlin, il faut encore citer ce passage : Adhérer à un projet quelconque de désarmement, ce serait livrer à l'Allemagne et la France et l'Europe, et l'empereur ne le voudra pas. Ce qu'il voudra, c'est la paix ! La paix, nous la lui promettons, nous la lui jurons, et nous serons à ses côtés pour la maintenir, pour la faire respecter. Voilà ce que vous pouvez lui dire, voilà l'engagement que vous pouvez prendre vis-à-vis de lui, entier, complet ! Nous demandons à rester armés ! à devenir forts (selon le conseil du prince Gortschakoff), mais seulement et exclusivement pour assurer la paix d'accord avec la Russie, et en prenant l'engagement de ne rien faire qu'avec elle et d'accord avec elle... Ceci ne vaut-il pas mieux pour le tsar que l'anéantissement de la France et la destruction de l'œuvre de son grand oncle ? Le duc Decazes ajoute : Je viens de laisser parler mon cœur et vous comprendrez ce cri du désespoir. En écrivant, l'orateur qu'il y a dans tout Girondin avait soufflé le diplomate.

Le prince Orloff, ambassadeur de Russie, qui l'aida de sa présence assidue et de ses conseils dans toute cette crise[31], entra chez le ministre au moment où il allait fermer le pli ; il lui donna un sage et discret avis : Quant à la question du désarmement, Orloff, dans sa dépêche, a passé à côté, ne voulant pas y arrêter l'esprit de son maitre et la qualifiant simplement de contraire aux intérêts de la Russie. Il n'a pas voulu que l'on pût croire que nous eussions même le sentiment de la possibilité d'une pareille éventualité.

 

On juge de l'émotion avec laquelle le duc Decazes attendit, il partir du 10 mai, des nouvelles de Berlin.

Les choses s'y passèrent très simplement. Le prince de Bismarck avait changé sort fusil d'épaule et pris ses précautions. Le 10 mai au matin, le jour même de l'arrivée de l'empereur, la Gazette de l'Allemagne du Nord déclara que rien ne justifiait la campagne alarmiste menée par certains journaux : Le langage de la presse européenne est d'autant plus incompréhensible qu'il n'est absolument rien survenu qui ait pu troubler les relations du gouvernement allemand et du gouvernement français... : et le lendemain, insistant encore, le même journal dénonce, sur un ton qui sent son inspiration bismackienne, la ligue hypocrite composée des politiciens de revanche ultramontaine et des baissiers de la Bourse : Nous pouvons assurer, et nous y sommes autorisés, que les rapports officiels avec le gouvernement français, depuis 1870, n'ont jamais été plus amicaux et plus pacifiques (tout de même, c'est un peu fort !) que dans les semaines et les jours qui viennent de s'écouler[32].

Quant à l'empereur Guillaume, il n'était pas partisan de la guerre. Il ignorait le détail de l'intrigue. L'empereur de Russie n'avait, de ce côté qu'à enfoncer une porte ouverte.

Le tsar arriva le 10 mai, à midi, à Berlin. Il vit, dans la journée, l'empereur, l'impératrice Augusta, qui se rendirent, dans l'après-midi, à l'ambassade de Russie où le tsar était descendu. Il alla au ministère des affaires étrangères et vit le prince de Bismarck que le chancelier Gortschakoff entretint ensuite longuement. Le soir, dîner en famille des souverains. Le lendemain, revue dans la matinée, à Potsdam. Au déjeuner, l'empereur Guillaume prononça un court toast où il célébrait, sur le ton le plus cordial, une amitié et une confraternité d'armes mutuelles. L'empereur de Russie répondit non moins affectueusement. Les deux empereurs s'embrassèrent. Dans l'après-midi, le tsar rendit visite aux deux feld-maréchaux de Moltke et Manteuffel. Le soir, dîner de gala et, le 13, départ pour Ems.

Partout, l'empereur de Russie tint et entendit le même langage. Dès la première heure, M. de Gontaut-Biron avait vu arriver le prince Gortschakoff à l'ambassade : — Vous avez été inquiets, lui dit-il, rassurez-vous. L'empereur, qui désire vous voir, vous rassurera plus complètement encore. Bismarck s'est montré animé des intentions les plus pacifiques ; il affirme que les rapports avec la France n'ont jamais été meilleurs. C'était le langage de la Gazette de l'Allemagne du Nord.

L'empereur reçut le corps diplomatique à l'ambassade de Russie et, en audience privée, M. de Gontaut-Biron ; il le retint longtemps, lui répétant lui-même les assurances précises qu'il avait obtenues : Personne ne voulait la guerre, personne n'y avait songé. A la fin de l'entretien, le tsar, debout, avec une sorte de solennité, avait résumé son impression et sa pensée : — La paix est nécessaire au monde : chacun a assez à faire chez soi. Comptez sur moi et soyez tranquille. Dites au maréchal de Mac Mahon mon estime pour sa personne et mes vœux pour que son gouvernement se consolide. J'espère que nos relations seront de plus en plus cordiales, nous avons des intérêts communs, nous devons rester amis[33].

C'est à Berlin que ces paroles grosses d'avenir étaient prononcées !

Le prince de Bismarck ne s'amusait pas. Agacé de ces conciliabules où on le tenait à la cantonade, vexé par le défilé des diplomates qui venaient, de la part de chacune des grandes puissances successivement, lui conseiller d'être sage, il répondait par des coups de boutoir comme il l'avait fait à la démarche du gouvernement anglais : Le prince de Bismarck vous remercie de vos bons offices, mais il dit qu'ils étaient inutiles et qu'il n'a jamais songé à troubler la paix[34].

La présence de Gortschakoff qui lui enlevait, à Berlin, un succès sous la moustache, le mettait hors de lui. Sur le sujet brûlant, les entretiens furent brefs et la question du désarmement, pas plus qu'aucune autre, ne fut touchée. Personne ne pensait plus ni à la loi des cadres ni aux quatrièmes bataillons.

L'empereur Alexandre dit à plusieurs personnes : — La tâche pacifique de la Russie est facile. Aucune puissance ne veut la guerre et l'empereur Guillaume, de même que M. de Bismarck, a des intentions entièrement pacifiques. La coopération de l'Allemagne au maintien de la paix n'a jamais été douteuse et l'on peut être complètement rassuré.

Mais ces attestations mêmes étaient gênantes. On n'avait pas besoin de certificats.

Dans le concert ultra-pacifique, la note comique ne manqua pas. On raconta que l'empereur avait télégraphié à la reine de Wurtemberg : L'emporté de Berlin m'a donné toutes les garanties désirables. Cette rédaction singulière n'était, parait-il, qu'une erreur de transmission ; le texte exact aurait été : J'emporte de Berlin, etc. Mais la première version était plus amusante.

Le 14 mai, le prince Gortschakoff adressait tous les agents russes près des puissances européennes un télégramme en clair que M. de Bismarck affirme avoir été conçu dans ces termes : Maintenant, la paix est assurée. Ce maintenant était le coup de grâce. Ce maintenant voulait dire sous la pression de la Russie[35].

On comprend la fureur du chancelier allemand.

Il n'était pas habitué à ces façons d'agir. Faut-il l'en croire, quand il raconte qu'il se vengea du prince Gortschakoff par d'amères plaisanteries ? Je fis de vifs reproches au prince Gortschakoff et je lui dis que ce n'était pas un procédé de bonne amitié que de sauter par derrière et à l'improviste sur un ami confiant (en vérité !) et qui ne se doute de rien, et de donner à ses dépens une représentation de cirque, et que de pareils faits, quand ils se produisent entre deux premiers ministres, ne pouvaient que nuire aux deux monarchies et aux deux États. J'ajoutai que s'il tenait à recueillir des éloges à Paris, il n'était pas nécessaire de troubler pour cela nos relations avec la Russie, que j'étais même prêt à lui venir en aide et à frapper à Berlin des pièces de cinq francs avec cette exergue : Gortschakoff protège la France ; qu'en outre, nous pourrions organiser à l'ambassade d'Allemagne un  théâtre où, avec la même devise, il pourrait paraître devant la société française, comme un ange gardien, en robe blanche et avec des ailes, au milieu d'un feu de Bengale[36].

Le prince de Bismarck se plaignit de Gortschakoff à l'empereur de Russie. Mais l'empereur, tout en riant, et en fumant, se contenta de hausser les épaules et aurait conseillé au prince de Bismarck de ne pas trop prendre au sérieux une vanité sénile. Bismarck est obligé de reconnaître que cette désapprobation (à supposer qu'il en ait recueilli le témoignage) n'a jamais été exprimée d'une manière suffisamment authentique pour faire disparaître, une fois pour toutes, la légende qu'en 1875 nous aurions eu l'intention d'attaquer la France.

Cette légende, il accuse Gontaut et Gortschakoff de l'avoir préparée lors du voyage du premier à Saint-Pétersbourg. Il devrait bien aussi, pour être juste, avouer qu'il y avait travaillé par ses propres imprudences, ses vantardises, son double jeu et ses malices un peu grosses que le ton de la presse officieuse n'avait pas contribué à affiner.

 

Il était pris.

L'Europe s'était laissé entraîner par l'habile éloquence du duc Decazes, par l'adresse avec laquelle celui-ci avait tiré parti d'une occasion qu'il guettait depuis longtemps.

Tout le monde, maintenant, réclamait sa part du succès. Dès le 11 mai, sir Charles Dilke, à la Chambre des communes, posait une question au secrétaire d'État aux affaires étrangères au sujet des relations entre la France et l'Allemagne. M. Bourke répondit qu'il était heureux de dire que le gouvernement avait reçu, le malin même, de Berlin, des nouvelles d'une nature rassurante. Le 24 mai, sur une question du marquis de Harlington, M. Disraëli reconnaissait, à la Chambre des lords, qu'il avait, en effet, conseillé à la reine de faire des représentations à l'empereur d'Allemagne, au sujet des relations entre l'Allemagne et la France, et que ces représentations avaient reçu une réponse satisfaisante.

Enfin, dans la séance du 31 mai à la Haute Chambre anglaise, lord Derby, répondant à lord Russell, constata, un peu lourdement peut-être, que la cause des inquiétudes de l'Europe était les paroles prononcées par des personnes haut placées en Allemagne et répétées dans d'autres pays. D'après le langage ouvertement tenu à Berlin, ajoutait-il, par des personnes de la plus haute autorité et dans la plus haute situation, de même que dans la presse allemande semi-officielle, l'armée française était devenue une source de dangers pour l'Allemagne... On disait que si l'intention existait d'attaquer l'Allemagne, cette dernière pourrait, se croire appelée porter le premier coup... Le danger était que l'Allemagne, persistant dans ses appréhensions, demandât formellement à la France de discontinuer ses armements. Une pareille demande rendrait très difficile le maintien de la paix. C'est pourquoi le gouvernement anglais avait cru devoir intervenir pour dissiper les sentiments de méfiance entretenus dans les deux pays : Nous trouvâmes le gouvernement russe décidé à faire tous ses efforts en  faveur de la paix, et la dernière visite au tsar à Berlin nous a fourni l'occasion de soutenir, autant que cela paraissait nécessaire, les représentations que nous avions des raisons de croire l'empereur de Russie disposé à faire pendant sa visite.

Cet exposé et ce mot de représentations enfonçaient le poignard au cœur du prince de Bismarck.

La légende prenait corps. Le Reichsanzeiger s'empressa d'affirmer que si l'augmentation des cadres de l'armée française avait produit une certaine émotion à Berlin, le gouvernement allemand n'avait ni pris des résolutions guerrières, ni même adressé des observations à la France[37]. A aucune époque, il n'avait, été question, au sein du gouvernement, de réclamer du gouvernement français soit la réduction de ses forces militaires, soit, la suspension de la réorganisation de son armée[38].

Le duc Decazes n'avait pas attendu des déclarations si nettes et, en somme, si exactes, pour avoir son complet apaisement. Il savourait son succès : sans bruit, selon sa manière, mais il le savourait délicieusement.

Il écrivait, dès le 11 mai, à M. de Corcelles, ambassadeur près du Saint- Siège : Jusqu'à cette heure, les nouvelles de Berlin nie paraissent satisfaisantes. Il est incontestable que l'empereur de Russie y arrivait dans les dispositions les plus pacifiques. L'Angleterre, de son côté, avait insisté pour que Rome et Vienne donnassent à leurs agents l'ordre d'appuyer énergiquement les démarches du tsar. Je crois que la solution heureuse de la question polonaise est pour beaucoup dans cet excellent esprit dont l'empereur Alexandre est animé.

Le 14 mai, il était tout à fait hors d'angoisse : L'empereur Alexandre a fait savoir à ses agents par un télégramme en clair que toute crainte de guerre a disparu. Il avait bien le droit de prendre cette initiative, car cet apaisement est bien son œuvre. Nous ne devons pas le dire trop haut, ni en termes qui doivent blesser l'Angleterre. Mais nous ne pouvons l'oublier et ignorer que ce n'est qu'après l'arrivée de Schouvaloff à Londres, et à la demande de celui-ci, que lord Derby s'est adressé à Rome et à Vienne pour engager ces deux cours à s'associer aux démarches de l'empereur Alexandre... Si le concert qui vient de se former n'est point entamé, si le réveil de cette vieille Europe reste durable, je me consolerai facilement à ce prix des émotions par lesquelles je viens de passer...[39]

Il y avait, dans ces confidences, beaucoup d'art : La situation me parait très claire : en présence de ce concert provoqué par ses agissements et formé pour protester contre ses desseins, le prince de Bismarck s'est tout de suite décidé à nier ceux-ci. Je n'ose en conclure qu'il les ait abandonnés. Après avoir essayé de nous étrangler et en avoir été empêché par les puissances, lui viendra-t-il à l'esprit de nous séduire et de nous tenter par de décevantes promesses ? Je pourrais le soupçonner à quelques symptômes. — Allusion évidente à la seconde partie de l'entretien du prince de Hohenlohe répondant à une invite du due Decazes. Comme les choses tournent sous ces doigts habiles ! — Pour le moment, cependant, il boude et parle de démission.

Et comme son correspondant, le marquis d'Harcourt, allait prendre la direction de l'ambassade de Londres, le ministre terminait par cette phrase pleine d'avenir : Vous aurez, à Londres, un grand parti à tirer de cette première affirmation de vaillance de la part de l'Angleterre. Je persiste à moins compter sur elle que sur la Russie. Mais je n'ai jamais cessé d'espérer entre ces deux puissances un rapprochement qui nous permit de marcher avec elles sans choisir entre elles, et il me semble que l'événement est en train de me donner raison.

Puis, c'étaient les remercîments. Observez encore les jolies nuances de la plume, et comme les choses s'irradient et s'amplifient par cette brillante mise en œuvre ! Le 14 mai : A Gavard (pour le gouvernement anglais) : Je viens de traverser de pénibles émotions ; mais j'en suis consolé par le spectacle si longtemps attendu du réveil de la vieille Europe ! La démarche de l'Angleterre provoquant le concert européen dans une commune manifestation m'a particulièrement frappé. Dites, je vous prie, à lord Derby avec quel sentiment de reconnaissance nous avons accueilli la nouvelle de son intervention. Il aimera ; j'en suis sûr, à persévérer dans cette voie. Il est, en effet, certain d'y trouver toujours le succès et aussi les bénédictions de l'Europe entière. Car, comme la France, l'Europe ne veut que la paix.

Je n'en suis pas moins heureux du rapprochement qui s'est manifesté dans cette occasion entre l'Angleterre et la Russie et des satisfactions que celle-ci y a trouvées pour ses intérêts. Je sais, en effet, que l'armée russe de la mer Caspienne a reçu l'ordre de ne pas con-limier sa marche en avant sur Merv et que communication de ces instructions a été donnée à lord Derby par le comte Schouvaloff, au moment où ce dernier demandait au principal secrétaire d'État d'engager Rome et Vienne à s'associer, à Berlin, à leurs communes démarches[40].

Le ministre n'oublie personne. Il a éprouvé, une fois de plus, quelle puissance est la presse anglaise et quelle celle du Times : La presse anglaise nous a apporté un puissant concours, soit qu'elle ait suivi, soit qu'elle, ait déterminé le mouvement de protestation de l'opinion... Ne laissez pas ignorer à M. Delanne avec quelle joie nous avons lu son dernier article...

Il profite de l'ouverture qui s'offre pour traiter à fond, à l'usage de l'opinion publique anglaise, cette question des armements — et du désarmement — qui lui a fait tant peur : Du reste, la question de nos inétendus armements n'a même pas été posée à Berlin et elle ne pouvait l'élue. Ni l'empereur Alexandre, ni le prince Gortschakoff ne s'y seraient prêtés. Tous deux nous ont déclaré à plusieurs reprises : Chacun reste maitre chez soi d'organiser son état utilitaire comme il l'entend, nul n'a le droit d'y rien prétendre. En toutes occasions, — à propos de la création des quatrièmes bataillons, par exemple, — nous avons reçu les félicitations de l'empereur Alexandre !... Tout ceci n'est pas, bien entendu, pour M. Delanne, mais pour vous seul, mon cher Gavard, et afin que, dans l'occasion, vous ayez réponse à certaines préoccupations. Il est, en effet, essentiel que la presse anglaise renonce à traiter ce que l'on appelle la question du désarmement. Elle n'existe pas et elle ne peut pas exister ! Si on la faisait naître, l'Europe entière devrait protester ; ce serait, non point notre asservissement, mais le sien... car tout le monde ayant désarmé, l'Allemagne resterait seuleavec ses formidables arsenaux, avec son organisation si puissante qu'en huit jours sa mobilisation est complètemaîtresse des destinées du monde...

La lettre à M. de Gontaut-Biron, ambassadeur à Berlin, est un cri de soulagement : Enfin ! nous avons échappé à ce terrible danger ! J'en avais l'âme accablée : on allait nous placer entre l'invasion ou le désarmement... Nous savions bien ce que valaient les résistances de M. de Bismarck se couvrant des exigences de M. de Moltke et des doctrines philosophiques de M. de Radowitz... La situation semblait donc si sérieusement compromise que l'on supposait à Saint-Pétersbourg qu'il fallait le concours de toute l'Europe pour décider du succès. Le résultat a été immédiat. M. de Bismarck a senti venir l'attaque et ne l'a pas attendue. Il a rejeté sur M. de Moltke la responsabilité de tous mauvais desseins et il les a désavoués... Vous constatez avec une parfaite sagacité — qui n'était pas faite pour déplaire au duc Decazes — que nous gagnons à cet incident une triple reconnaissance : la légitimité de nos regrets et de nos espérances, celle de notre restauration militaire, notre place en Europe. J'ajoute que cet incident a encore cette importance particulière : un fait nouveau, la résurrection de l'Europe !... Voici maintenant quelques précisions et directions utiles à l'ambassadeur : L'important est de ne témoigner et de ne laisser percer aucune amertume de cet incident ; pour moi, avec Hohenlohe, il n'existe pas. Je vais lui glisser, un de ces jours, que je sais qu'il a été l'inspirateur de l'article du Times et que j'ai compris qu'il voulait, en révélant les desseins du parti militaire, les faire avorter...

Mais c'est, naturellement, vers Saint-Pétersbourg que la gratitude monte comme un dithyrambe, — sans que le calcul y perde. D'abord, le maréchal de Mac Mahon, président de la République, dont la figure est aimée et respectée en Russie, adresse if l'empereur une lettre dont la minute est écrite de la main du duc Decazes :

Sire, Le témoignage de bienveillante confiance dont Votre Majesté a honoré mes ambassadeurs A Pétersbourg et A Berlin m'encourage à lui adresser nies vives félicitations pour la haute et noble influence qu'elle vient d'exercer dans les affaires de l'Europe. Si toutes les puissances ont le droit de se réjouir du succès de vos généreux efforts, la France vous doit, Sire, une particulière reconnaissance parce que, plus qu'aucun autre Etat, elle a besoin de cette paix que votre intervention vient d'assurer au monde.

Se souvenant du salutaire exemple que lui a donné le gouvernement de Votre Majesté, elle n'aspire qu'à réparer dans le recueillement les maux que la guerre lui a causés et à reprendre pacifiquement sa place dans le concert européen. Votre Majesté a bien voulu reconnaitre notre droit et encourager nos efforts. Je vous en remercie au nom de notre pays et au mien.

Déjà, à une autre époque, votre illustre aïeul avait su épargner la France malheureuse et vaincue d'inutiles humiliations et un affaiblissement qui dit porté A l'équilibre européen la plus funeste atteinte. En restant fidèle A cette généreuse et sage politique, Votre Majesté mérite l'éternelle gratitude de la nation française, que tant d'intérêts communs unissent aujourd'hui à ses peuples.

Dans la lettre du duc Decazes au général Le Flô (17 mai), le cœur déborde : l'empereur de Russie et son ministre y trouveront la plus agréable des flatteries, celle de la vérité : L'empereur Alexandre et le prince Gortschakoff viennent de se créer des droits éclatants et incontestés à la reconnaissance de la France. Ils ont été à Berlin tout ce qu'ils avaient promis d'être :à votre tour, recevez nos remerciements, car cette attitude est votre œuvre. Vous l'aviez habilement préparée, en entretenant la confiance et la sympathie, en éclairant les consciences sur le danger dont l'Allemagne menaçait la paix du monde, en les rassurant sur nos propres dispositions... Après avoir constaté la netteté et la loyauté de l'attitude de la Russie dans ses procédés vis-à-vis de nous, il est impossible de ne pas être frappé de la prudence et du soin avec lesquels elle a préparé, lu Londres et dans toute l'Europe, tout ce qui pouvait assurer le succès de ses démarches à Berlin... Tous ces détails sont marqués au coin d'une suprême habileté — on savait que le général Le Flô communiquait les lettres — et ils témoignent, en même temps, de la volonté énergique de faire respecter la paix en Europe... En somme, mon cher général, et pour la première fois depuis six ans, l'Europe s'est réveillée à la voix de la Russie... L'empereur Alexandre saura faire respecter son œuvre et conservera l'habitude de la suivre... Mon cher général, vous avez l'honneur et le bonheur d'être accrédité auprès d'un grand souverain, d'être traité par lui avec une confiante amitié et d'avoir pu faire servir ces sentiments au plus grand bien de votre pays : c'est là pour vous une grande joie et vous devez en être aussi fier que vous en êtes heureux...

Tout le monde avait sa part. Quant au duc Decazes, il était exténué, malade. Le petit homme aux yeux vifs et, aux sourcils touffus, le Girondin éloquent et adroit qui s'était tant remué pour sortir honorablement de cette crise ambiguë, était à bout de souffle. Il partait pour Vichy, épuisé, mais dans la fièvre de nouveaux tourments : car c'est le propre de ces imaginations promptes, de ne jamais goûter le repos.

Il écrivait à M. de Gontaut-Biron (le 29 juin) : Je sens que le chancelier est furieux contre vous et j'ose ajouter, avec un réel orgueil, contre moi tout autant. Nous avons troublé son jeu et nous espérons bien continuer... Quant à la situation en elle-même, vous la voyez de reste. On ne se console pas d'avoir prévenu l'Europe et on se propose bien de ne pas recommencer cette faute : C'est par les canons prussiens en Champagne que l'Europe apprendra désormais nos desseins, disait-on il y a quelques jours. Je crois savoir que l'empereur Alexandre est parti de Jugenheim médiocrement rassuré au fond. Quant au prince Gortschakoff, tout en criant tout haut qu'il répond de la paix, je sais qu'il dit tout bas : A la grâce de Dieu !

 

Le prince de Bismarck a souvent nié l'intention qui lui fut attribuée généralement d'avoir cherché, en avril-mai 1875, une mauvaise querelle à la France. Ce qu'il y a de plus net dans ce sens, c'est la note adressée par lui à l'empereur Guillaume, le 13 août 1875, pour réfuter les allégations contenues dans une lettre de la reine Victoria ; c'est ensuite le discours qu'il a prononcé devant le Reichstag, en février 1876 : et c'est enfin le passage de ses Souvenirs consacré au récit de l'incident[41].

La thèse est partout la même : le prince de Bismarck, pas plus que le gouvernement allemand, ne voulait la guerre ; le prince de Bismarck, pas plus que le gouvernement allemand, n'a inspiré l'article de la Post. Le bruit qui s'est fait autour de cet incident est le résultat d'une intrigue ourdie par Gortschakoff et Gontaut-Biron, avec la complicité des gens de bourse, des dames anglaises (c'est-à-dire de l'impératrice et de sa bru), enfin du parti clérical. Quant au prince, il est blanc comme neige, la victime inoffensive d'une coalition intérieure et extérieure.

Cette explication soulève quelque difficulté : elle omet la double démarche du prince de Hohenlohe, les conversations du maréchal de Moltke et de M. de Radowitz et même les propos du comte de Münster à Londres, auxquels fait allusion la lettre de la reine Victoria. Ce sont là des faits que l'on peut atténuer, arranger, mais non pas supprimer. L'article de la Post n'était, pas isolé : il faisait partie d'une campagne, d'un concert auquel prenait part toute la presse officieuse. Comment supposer que celle-ci se soit lancée sans inspiration ou, mieux, contre la volonté du maitre Ajoutons qu'il y a, chez tous les contemporains, un concours unanime pour incriminer l'attitude de la chancellerie allemande. Mme lord Derby, si méfiant et si lent, est tellement convaincu de la nécessité d'agir... qu'il agit. Il serait extraordinaire que tout le monde se fût trompé si grossièrement.

Le prince de Bismarck donne une autre explication moins carrée, mais plus topique. Il aurait laissé aller les choses parce qu'il trouvait celle campagne un avantage ; parlant au Reichstag : Je dois dire que je n'ai pas blâmé l'article (de la Post) : car, lorsqu'on sent que dans un certain pays (il vise la France) une minorité pousse à la guerre, on doit crier bien haut, afin que la majorité porte son attention sur le fait ; car la majorité, d'ordinaire, n'a pas de goût pour la guerre. Ce serait donc l'article de la Post qui, en révélant les desseins agressifs d'une minorité, en France, aurait sauvé la paix européenne ! Cette manière de présenter les choses fait retomber sur la France et sur le gouvernement français la responsabilité des intentions belliqueuses.

Mais ici encore, les faits sont plus éloquents que les paroles. La France ne voulait pas la guerre. Personne, en France, ne voulait la guerre. Cette minorité, visée pour les besoins de la cause, est une pure fiction : de telles assertions non seulement ne font pas preuve, mais prouvent contre celui qui veut prouver.

Il y a donc autre chose.

 

Le caractère de la politique bismarckienne, depuis la paix de Francfort jusqu'il l'incident de, 1875, est constant. Partout et toujours, le chancelier affiche il l'égard de la France des sentiments qui touchent à l'hostilité ; il procède sans ménagement et avec la volonté évidente de tenir la France en haleine et sous la menace.

M. Thiers, le duc de Broglie, le duc Decazes, ont souffert, l'un après l'autre, de cette humeur savamment tracassière. Faut-il croire qu'elle venait uniquement des dispositions personnelles du prince-chancelier, de son état de santé, ou bien encore d'une inquiétude réelle et d'une fausse appréciation (les dispositions de la France Quoi qu'il en soit, le prince de Bismarck fut le plus insupportable des vainqueurs.

Que ce vainqueur ne voulût pas une guerre nouvelle, il faut l'en croire, d'autant que les raisons qu'il expose lui-même sont d'une grande force. Toujours parlant au Reichstag, en février 1876, M. de Bismarck dit[42] : Messieurs, représentez-vous quelle aurait été la situation si je m'étais présenté devant vous il y a un an et si, comme à l'époque où nous étions menacés d'une attaque de la France, en 1870, je vous avais dit : Messieurs, il faut faire la guerre ; je ne puis pas vous dire au juste pourquoi ; nous n'avons pas été offensés mais la situation est pleine de périls ; nous sommes entourés d'armées puissantes ; l'armée française se réorganise d'une façon réellement inquiétante ; je vous demande un crédit de 200 millions pour armer... Si j'étais venu vous dire : Il est possible que nous soyons attaqués dans quelques années ; pour prévenir cette attaque, tombons sur-le-champ sur notre voisin et massacrons-le pour éviter la mort avant qu'il se soit relevé complètement, c'eût été une folie. Vous eussiez demandé un médecin aliéniste, et ma destitution aurait été la conséquence naturelle de cette déclaration.

C'est vrai.

Donc, le prince de Bismarck ne voulait pas la guerre en 1875. Mais puisque tout le monde, y compris ses agents les plus intimes, donnait ii entendre qu'il la voulait, il faut conclure, non moins logiquement, qu'il désirait, du moins, faire croire qu'elle était dans ses intentions.

Allons plus loin : puisqu'on le voit pratiquer, avec tant de suite, cette politique d'intimidation, ne peut-on pas supposer qu'il avait il cela un motif, un motif qu'il a celé et qui se cache derrière les explications embrouillées ou le silence affecté dont il a obscurci tout l'incident ?

Voulait-il, comme l'a pensé le duc Decazes, aborder la question du désarmement, ou, plut(t, faire réviser le traité de Francfort dans le sens d'une limitation des armements ? L'hypothèse est plausible ; elle ne se justifie pas complètement par l'exposé des faits : eu réalité, aucune démarche dans ce sens n'a été tentée auprès de qui que ce soit. On dirait que cette menace qui plane sur le débat, n'est, elle-même, qu'un instrument, une arme de négociation destinée il émouvoir les esprits et qu'à Berlin on cherchait autre chose.

On n'était pas niché certainement de maintenir les gouvernements (lui se succédaient en France dans l'état de tremblement qui, pendant de longues années, paralysa la politique française. La complexité de la lutte contre la papauté avec les suites évidentes ou pressenties en Italie, en Autriche, en Belgique, en Russie, en Allemagne même, suffirait pour expliquer la vigilance audacieuse du prince de Bismarck. Il voulait empêcher d'avance la coalition toujours prèle de ses adversaires en terrorisant les hommes qui eussent pu essayer de serrer les nœuds.

Peut-être aussi faut-il reconnaitre dans la conduite, d'ailleurs assez hésitante et contradictoire, du prince-chancelier, une préoccupation plus immédiate. Déjà les affaires s'embrouillaient en Orient. Il voyait se poser dans les faits le dilemme qui fut l'anxiété suprême de sa vie : Autriche ou Russie. Il prenait les devants, voulant mettre le prince Gortschakoff au pied du mur, et liter les sentiments de la France pour savoir si elle serait avec on contre lui dans l'étonnante manœuvre qu'il méditait et qui devait aboutir au traité de Berlin.

Si telle était cette pensée, — qui ne nous est révélée que par la tentative si enveloppée faite par le prince de Hohenlohe d'après les instructions personnelles du prince de Bismarck, — elle ne se découvrit pas assez pour être comprise du côté de la France.

D'ailleurs, celle-ci ne pouvait pas, ne voulait pas comprendre. On n'en était pas là, à Paris. M. de Bismarck n'avait pas affaire à une matière malléable et amorphe, mais bien à nue nation sensible, qu'il froissait à plaisir depuis des années : on ne se concilie pas les gens par l'intimidation ; il avait affaire à une opinion silencieuse, mais résolue ; il avait affaire, enfin, à un partenaire timide, mais très intelligent, et qui n'était pas homme à se laisser réduire ou séduire sans se défendre.

Depuis longtemps, le duc Decazes attendait cette heure. Il était las de cette perpétuelle menace ; cette pointe d'une épée toujours tendue l'effrayait, mais l'irritait aussi. Son espoir était qu'il rencontrerait une circonstance oïl il forcerait l'adversaire à se fendre et se montrer en fausse posture, le bras allongé, découvert. On verrait alors ce que cachait cette colère permanente avec ce masque grimaçant.

La passe d'armes fut menée non sans émotion, mais pourtant avec tact et sang-froid. M. de Bismarck avait trouvé à qui parler. Ce fut un jeu filé avec une adresse très élégante, — à la française. L'homme du monde eut raison de l'homme d'État. Du moins, c'est ainsi qu'opinèrent les juges du camp. Lord Derby dit à M. Gavard : Je ne crois pas, il vrai dire, que le prince de Bismarck ait songé à tenter une pareille guerre ; mais il a voulu tâter l'opinion, et il  sa réponse maintenant.

La France, la Russie, l'Angleterre et nième l'Europe s'étaient entendues à demi-mot pour mesurer colosse et cette ombre, qui inquiétait la vie universelle[43]. Le prince de Bismarck avait constaté que, pour une nouvelle opération diplomatique ou militaire, il ne retrouverait plus les dispositions qui avaient facilité sa tâche en 1871. D'autres intérêts, d'autres prétentions avaient surgi et s'étaient reconnus[44].

Qu'il eût voulu ou non s'éclairer sur les sentiments des puissances, en vue des prochaines complications orientales, il savait à quoi s'en tenir. Le rapprochement franco-russe était apparu comme une combinaison éventuellement réalisable, au cours de l'incident si brutalement soulevé, si ingénieusement grossi et si heureusement clos.

 

III

L'Assemblée nationale reprenait ses séances le 11 mai, au fort de la crise extérieure. Mais si l'anxiété qui étreignait les cœurs, dans le haut personnel gouvernemental, fut connue et partagée par les membres de la représentation nationale, il n'en parut rien dans les débats publics. Une entente secrète se faisait avec les commissions et les chefs des partis sur les questions intéressant la défense nationale, et c'est à peine si quelque chose de cette entente transpirait au dehors.

La loi des cadres avait été un des prétextes de l'incident. Une proposition de conversion de l'emprunt Morgan, qui, entre autres avantages, avait celui d'assurer de nouveaux crédits au compte de liquidation, destinés aux réfections militaires urgentes, cette proposition, déposée le il mai, fut votée le 31 mai, selon les désirs du gouvernement[45]. C'était un emprunt dissimulé qui n'échappa pas à la vigilance de l'Allemagne et qui fut visé dans la liste des griefs relevés contre la politique française.

La situation générale européenne avait, d'ailleurs, sur l'attitude des partis et, sur les dispositions réciproques des groupes, une sourde influence. Le culturkampf, la lutte contre Rome était la préoccupation universelle, non seulement en raison du rôle de protagoniste adopté par le chancelier allemand, mais par suite des répercussions inévitables sur la politique intérieure des autres États européens.

Pour M. de Bismarck, le personnel politique maintenu au pouvoir en France depuis le 24 mai était composé de cléricaux favorables à Rome. Par contre, en France, les adversaires de ce même personnel, qui, malgré le vote de la constitution, prétendait rester aux affaires, l'accusaient, par son attitude ou par le fait seul de son existence, de compromettre la paix. Il y a là, de part et d'autre, des sujets de récriminations où la politique intérieure se mêlait 'u la politique extérieure. Envenimés par la polémique, ils semaient entre les partis des ferments de haine qui ne disparurent que lentement.

La gauche avait bide d'en finir avec cette situation ambiguë ; elle incriminait la contradiction entre le vote acquis des lois constitutionnelles et la survivance d'une assemblée hostile, en fait, aux institutions qu'elle avait acceptées. Par contre, la droite désirait prolonger le plus possible l'existence de l'Assemblée, dans l'espoir d'on ne savait quel coup du hasard qui rendrait des chances aux restaurations à jamais regrettées.

La question instante, dès la rentrée de mai I175, La dissolution. C'est la dissolution. Le II mai, jouir de la rentrée, M. Cyprien Girerd la pose devant l'Assemblée. Il demande que la loi électorale de la future Chambre soit votée sans retard et que la nomination des députés soit fixée au dernier dimanche d'octobre 1875.

Le 12 mai, M. Clapier lit son rapport sur la proposition Courcelle relative à la suppression des élections partielles. La commission est d'avis de les suspendre en raison de la perspective d'élections générales prochaines.

La commission trouvait à cette décision un double avantage : on parait au danger de voir la droite, déjà si réduite, diminuer encore par le résultat trop prévu du scrutin dans une douzaine de départements ; d'autre part, on interrompait le courant trop manifeste qui portait le pays vers la République. Le terme futur de la consultation du suffrage universel était laissé dans à vague.

La gauche voudrait arracher à la commission et à la droite une date plus précise. Dans une discussion assez confuse, à laquelle prennent part M. Clapier, M. Wolowski, M. E. Picard et M. Henri Brisson, M. Baudot, par une allusion que tout le monde comprend, demande à l'Assemblée de ne pas créer le danger extérieur d'une dissolution hâtive.

La proposition de la commission est adoptée. Une fois de plus, la droite se contente d'un succès de forme ; car l'engagement moral d'une prompte dissolution résulte (lu rait même de la suspension des élections partielles.

M. Calmon, ami de M. Thiers, veut river les premiers clous du cercueil. Il rédige un règlement général d'ordre du jour qui sera le programme du cortège funèbre : l'Assemblée prendrait l'engagement à l'égard d'elle-même de voter, au cours de la session qui commence et avant sa prorogation de juillet, les lois constitutionnelles complémentaires, d'élire, dans cette même session, les 75 sénateurs inamovibles et de fixer, également dans cette session, la date des élections du Sénat et de la Chambre des députés.

Ce sont les étapes de l'agonie marquées d'avance de la main d'un adversaire. Chaque mot retourne le fer dans la poitrine des membres de la droite. Mais que faire ? les jours de l'Assemblée sont comptés : le 5 juillet, une réunion des chefs des groupes parlementaires adhère, ou peu s'en faut, à la proposition Calmon : on terminera, avant le 15 août, le vote des lois indispensables ; on élira, dans les premiers jours d'octobre, les sénateurs inamovibles, la dissolution et les élections auront lieu avant la fin de l'année.

Commençant à exécuter ce programme, M. Dufaure dépose, le 18 mai, deux projets de lois constitutionnelles complémentaires : l'un relatif aux rapports des pouvoirs publics, l'autre à l'élection des sénateurs.

M. Dufaure demande le renvoi la commission des Trente, — la fameuse commission présidée par M. Batbie. Mais celle-là est morte, bien morte. M. Batbie dit, avec résignation, que la commission Se conformera à hi volonté de l'Assemblée, mais qu'elle ne revendique pas l'honneur du renvoi.

Après un long et vif débat, les membres de la commission donnent individuellement leur démission : la commission des Trente finit mal, dans le gâchis, comme elle a vécu. L'Assemblée en nommera une autre, qui sera également composée de trente membres et qui sera saisie des projets.

L'élection a lieu le 25 mai. Le centre droit dissident ou groupe Lavergne vote avec la gauche. 26 membres de la commission sont nommés par suite de celle entente. Il reste à la droite et au centre droit quatre sièges.

Voilà à quoi se trouve réduite cette formidable majorité !

M. de Vinols écrit[46] : La République triomphait. C'était une commission toute républicaine qui allait étudier trois lois d'une importance capitale. Le gouvernement, était impressionné. Le maréchal s'irritait, on le disait disposé il se raidir. On lisait sur la figure des ministres la préoccupation et le découragement.

La commission tint séance le lendemain et nomma M. de Lavergne président.

Les situations se précisent de partout : M. Raoul Duval quittant, i son tour, le centre droit, se fait inscrire au groupe impérialiste. Il reçoit une lettre du prince impérial et devient le chef éloquent du néo-bonapartisme.

 

Il reste maintenant un grand débat de doctrine. La droite, ayant de se séparer, voudrait, à défaut de la restauration monarchique, jeter du moins les bases de la restauration religieuse. Or une loi est préparée, la loi sur l'enseignement qui doit décider de l'orientation des âmes, non seulement des âmes enfantines, mais des âmes déjà viriles ; il s'agit de l'avenir intellectuel du pays, de la direction des classes élevées ; il s'agit de rapprocher la science de la religion, non pour la lutte mais pour l'accord. Pas de problème plus grave et plus émouvant.

Un acte hautement religieux rappelait, vers le même temps, la campagne des pèlerinages qui avait, aussitôt après la guerre, si vivement frappé les esprits. La congrégation des rites ayant, par un décret du 22 avril 1875, consacré l'Église catholique au culte du Sacré-Cœur de Jésus, le cardinal-archevêque de Paris avait résolu de faire coïncider cette cérémonie avec la pose de la première pierre de l'église du vœu national à Montmartre. La solennité eut lieu le 16 juin. 12.000 personnes, dix évêques, le nonce du pape y assistèrent. M. Chesnelong parla : il dit que malgré les angoisses de l'heure présente, les foules réunies sur la montagne des martyrs venaient de poser la première pierre de la rédemption nationale.

La droite de l'Assemblée s'inspirait de cette même pensée en discutant la loi sur l'enseignement Supérieur[47]. M. Laboulaye avait fait un rapport verbal le 5 juin. La commission était favorable au principe de la liberté de l'enseignement ; mais elle essayait, assez timidement, de se mettre en garde contre le désir non dissimulé de la droite d'instituer en face du monopole de l'État, celui de l'Église catholique, seule assez puissante pour établir des universités libres.

Le 7 juin, Mgr Dupanloup monte à la tribune : il réclame la liberté non comme catholique, mais comme citoyen. Position habilement choisie. M. Chesnelong la compromet et découvre le plan de la droite en demandant, pour les diocèses, le droit d'ouvrir des cours. Il dit, avec franchise : Nous croyons que l'Église catholique, à laquelle nous avons l'honneur d'appartenir, a, en matière d'enseignement, un droit propre et supérieur qu'elle tient de son origine et qui fait partie de sa mission. Partout où l'Église lie peut pas prendre sa place dans l'enseignement, la vérité est captive.

L'amendement aurait pour effet d'accorder la personnalité civile aux diocèses. Rien de pareil n'avait été demandé à aucune assemblée parlementaire depuis la Révolution. Tout le système moderne de la société civile est en cause : c'est un retour à la mainmorte. M. Pascal Duprat s'écrie que le comte de Chambord lui-même protesterait. L'amendement Chesnelong est voté. Les autres cultes demandent, pour les consistoires protestants et israélites, une faculté analogue.

On découvre alors la portée réelle de cette loi réclamée au nom d'un principe libéral : on est en pleine réaction cléricale.

Le vote de l'amendement Chesnelong explique l'attitude de la gauche dans la suite du débat.

La bataille se livre sur le droit de collation des grades. Les uns réclament le droit exclusif de l'État ; d'autres, des jurys mixtes ; d'autres, un jury d'État, et d'autres, enfin, le droit de collation pour les facultés libres ayant au moins cinq années d'existence.

M. Jules Ferry, dans un discours très solide et très nourri, défend le droit exclusif de l'État. Il rappelle les décisions prises en 1872 au congrès des catholiques de France sur le sujet débattu actuellement devant l'Assemblée. Ces décisions sont les suivantes :

1° Suppression du monopole universitaire et droit de fonder des universités conférant les grades sans examinateurs étrangers.

2° Même efficacité pour les grades décernés par les universités libres que pour ceux de l'État.

3° Personnalité civile des universités libres.

Abrogation des lois, décrets et ordonnances qui interdisent les congrégations religieuses et portent atteinte à leurs droits.

C'est bien l'Église contre l'État : c'est un État dans l'État. L'amendement de M. Chesnelong est la réalisation partielle de ce programme de combat.

Après cet exposé, M. Jules Ferry s'écrie : Voilà le péril. Et il achève par cette parole que reprendra bientôt la voix forte de Gambetta... Et que M. Chesnelong me permette le mot, il est trop homme d'esprit pour ne pas en comprendre la portée tout intellectuelle : Voilà l'ennemi !

C'est clair : il s'agit de deux sociétés, de deux régimes l'un en face de l'autre. Les passions s'allument au point précis où les convictions se heurtent : mais, une fois de plus, les discussions enveniment les plaies et élargissent les blessures.

Le discours de M. Jules Ferry avait précisé et animé le débat. Mgr Dupanloup sent que M. Chesnelong et les auteurs de l'amendement ont dépassé la mesure, et compromis la réforme. Il affirme que le clergé ne demande que la liberté dans le droit commun.

Malgré un discours éloquent de M. Jules Simon, l'amendement de M. Jules Ferry est repoussé par 359 voix contre Soli. L'amendement Paris, qui établit les jurys mixtes, est voté par 358 voix contre 321, sous cette réserve introduite par M. Wallon, que le jury sera présidé par un professeur de l'État. L'Assemblée, décide qu'elle passera à la troisième délibération.

Celle-ci eut lieu à quelques jours de là (8-12 juillet 1875). Dans un esprit de sagesse, la commission et  les chefs de la droite admirent que l'on ne pouvait maintenir l'amendement Chesnelong accordant la personnalité civile aux diocèses. Il y allait du sort de la loi. La majorité se désagrégeait. M Dupanloup était inquiet, découragé ! Il fallait assurer le succès tandis qu'on le tenait encore.

Le principe de la collation des grades par l'État ne fut repoussé que par 345 voix contre 325. L'ensemble de la loi fut voté par 316 voix contre 266. Le marquis  de Dampierre fait un récit qui peint au vif le caractère de Mgr Dupanloup : L'évêque d'Orléans, dit-il, crut si bien à un échec de la loi, qu'après avoir déposé son vote, il sortit désespéré et s'en fut à Viroflay où il demeurait. Le vote de la loi obtenu, je propose à M. Chesnelong de venir à Viroflay avec moi, pour annoncer la bonne nouvelle ; il accepta et nous filmes témoins de la joie de ce vaillant athlète de toutes les grandes causes ; il les épousait avec une telle ardeur que ses tristesses ou ses satisfactions se répandaient en paroles ardentes qui pénétraient le cœur[48].

Les catholiques de France se hâtèrent de profiter du vote. Cinq universités libres furent fondées en même temps à Lille, à Paris, à Angers, à Lyon, à Toulouse. A Paris, on ouvrit les cours de la faculté de droit dès le 17 novembre 1875. Le chiffre des souscriptions pour la seule université de Paris s'élevait plus de deux millions cinq cent mille francs. Malgré tout, il ne semble pas que l'importance et le succès de l'œuvre aient été en raison d'un si long et si vigoureux effort.

 

Il reste mie autre querelle à vider, la querelle bonapartiste. La commission d'enquête sur l'élection de M. de Bourgoing a été saisie du dossier de l'instruction judiciaire suivie contre le comité de l'appel au peuple.

Il résulte du l'apport du procureur général, M. Imgarde de Leffemberg, que l'affiliation bonapartiste existe, mais qu'aucun des comités ne dépasse le chiffre de 21 membres. C'est une organisation que je sens, dit le rapport, mais que je ne puis judiciairement démontrer. Il conclut à une ordonnance de non-lieu qui a été prononcée le 16 décembre 1874.

Le dossier comprend encore une longue déposition de M. Léon Renault, préfet de police, précise sur beaucoup de points : mais on sent, à travers l'habile tissu du récit, on ne sait quelle louche querelle des deux polices, l'ancienne et la nouvelle. C'est un linge sale assez déplaisant qui se lave devant, l'Assemblée le 13 juillet.

On vote tout d'abord sur l'élection. Après pointage, M. de Bourgoing est invalidé par 330 voix contre 309.

M. Raoul Duval va, maintenant, au-devant de la querelle politique. Il interpelle le gouvernement sur la conduite que celui-ci entend tenir à l'égard de la réunion ou association dite de l'appel au peuple.

M. Buffet est visé juste au point où son âme hésite. Avec les bonapartistes ou contre les bonapartistes, il faut choisir.

M. Rouher se défend avec calme, et, parfois, avec une bonhomie, mordante qui fait bondir les membres de la gauche. Malgré le bruit, et la fameuse interruption de M. Gambetta le sang du 2 décembre vous étouffe, M. Rouher poursuit, et son discours, qui propose à la droite l'entente ou la lutte aux prochaines élections, amène Buffet à la tribune. La base de la discussion, c'est la déposition de M. Léon Renault : le nœud du débat, c'est le jugement porté par le président du conseil sur l'attitude adoptée par le préfet de police. M. Buffet couvre le préfet, dont il fait l'éloge. Mais cet éloge est il deux tranchants : car il le félicite, aussitôt, d'apporter un zèle égal il la surveillance de toutes les factions. L'organisation du parti bonapartiste n'est pas la seule organisation occulte et redoutable qui se soit constituée en France. Le parti de la révolution sociale et cosmopolite, je tiens à vous le répéter, a aussi sa direction, ses cadres et sa propagande... Le préfet de police l'a dit : Si le parti bonapartiste va prendre son mot d'ordre à Camden Place, le parti révolutionnaire va prendre le sien à Genève, à Londres et à Bruxelles, et je puis ajouter, — en se tournant vers la gauche, — plus près encore...

Ce plus près encore intercalé dans le texte que cite M. Buffet confond les chefs de la gauche avec cc parti révolutionnaire dont l'orateur a signalé les attaches au dehors[49]. Comme dit M. Louis Blanc, qui siégeait parmi ceux que visait ce mouvement oratoire singulier, M. Buffet ménageait visiblement les bonapartistes ; on eût dit qu'il voulait diriger contre la gauche l'accusation sur laquelle l'Assemblée avait à se prononcer[50].

Ce fut une rumeur dans tout le groupe. M. Dufaure se jette au-devant des assaillants. Il apaise les esprits par un éloge, d'ailleurs assez mordant, du préfet de police et reprend l'attaque contre les menées impérialistes.

M. Buffet représente, dans le cabinet, l'alliance conservatrice avec les bonapartistes : M. Dufaure représente l'entente avec les républicains contre les bonapartistes. Ce sont les futures positions électorales qui se dessinent jusque dans le sein du gouvernement.

M. Gambetta monte a la tribune dans l'état de véhémence nerveuse on l'avait mis le discours de M. Rouher. Il s'en prend à M. Buffet et le somme de parler net. L'heure est venue d'en finir avec les équivoques, les hésitations, les malentendus. Il faut savoir où nous en sommes... Vous avez, par un mouvement, par un geste, prétendu assimiler avec les révolutionnaires du dehors les gens qui siègent dans cette assemblée. Dans un sentiment conservateur dont, je ne suspecte pas la sincérité, vous cherchez voire appui du côté bonapartiste, vous reconstituez la majorité du 24 mai. C'est là-dessus qu'il faut vous expliquer.

Est-ce bien le moment, même pour la gauche, de poser la question de cabinet ? Les hommes réfléchis du centre se consultent. Évidemment, ils ne suivent pas M. Gambetta. Celui-ci, au cours de sa harangue, l'a senti et, en terminant, il a esquissé un mouvement de retraite. M. Buffet observe ce flottement et pousse, à son tour, l'offensive : Si M. Gambetta n'est pas satisfait, qu'il dépose un ordre du jour de non-confiance.

L'élan est donné. L'ordre du jour pur et simple est repoussé par 393 voix contre 264, et un ordre du jour de confiance déposé par M. Baragnon est adopté par 444 voix contre 2. La gauche avait quitté la salle des séances en signe de protestation. M. Savary et M. Rouher avaient voté également l'ordre du jour de confiance et on voyait rapprochés, dans ce même vote, les noms de M. de Belcastel et de M. Jules Favre !

Le cabinet gagnait la bataille. Mais, refoulé sur la majorité du 24 mai, il perdait sa base réelle qui avait été celle de sa constitution ; c'était une victoire à la Pyrrhus.

D'ailleurs, tout le monde sortait diminué du débat. Le parti bonapartiste n'avait pas plus gagné que M. Savary lui-même ce déballage malpropre. De ce jour, selon les paroles d'un de ses apologistes, de ce jour, beaucoup de personnes qui recevaient ostensiblement l'Ordre, le Pays, le Gaulois ou le journal bonapartiste de leur département, se les firent adresser sous le couvert de leur domestique ou de leur métayer[51].

 

L'Assemblée nationale presse, en même temps, la préparation et le vote de certaines lois urgentes. Dans la séance du 26 mai, elle ouvre un crédit de 1.750.000 francs pour construire, dans le palais de Versailles, la salle où siégera la future Chambre des députés, la salle de l'Opéra occupée par l'Assemblée devant être appropriée pour l'usage du Sénat.

Dans la séance du 18 mai, elle vote en troisième délibération une loi modifiant le code de justice militaire.

Le 5 juin, elle vote en troisième lecture une loi décidant l'application du régime cellulaire dans les prisons départementales. Les condamnés subissant le régime cellulaire voient leur peine réduite de plein droit d'un quart. Les frais nécessités par la transformation seront à la charge des départements.

Le 26 juin, après un débat assez vif où l'on mêle le nom du maréchal de Mac Mahon, l'Assemblée valide l'élection de l'amiral de Kerjégu, élu dans les Côtes-du-Nord.

Vers la fin du mois de juin, de terribles inondations s'étaient produites dans le midi de la France. Le Tarn, l'Adour, la Garonne, subitement grossis par des pluies torrentielles, avaient ravagé des régions entières. 437 personnes périrent. 10.000 maisons s'étaient écroulées ou menaçaient ruine. lin élan de charité unanime vint en aide à ces populations, si éprouvées déjà par d'autres fléaux. Le maréchal de Mac Million partit, le 25, pour Toulouse et parcourut les lieux envahis. Des comités de souscription se formèrent en France et à l'étranger. Plus de vingt-cinq millions furent recueillis et distribués par les soins des comités sous la haute surveillance du maréchal-président. Inondations dans le Midi.

Au début de juillet (3-6), un grave problème de réorganisation intérieure, qui n'est pas sans avoir des conséquences politiques et électorales, préoccupe l'Assemblée ; il s'agit de la construction des lignes de chemins de fer d'intérêt local. Des concessions particulières assez nombreuses avaient été accordées par divers départements. Les types, les directions, les conditions des contrats de construction et d'exploitation différaient. Les six grandes compagnies interviennent auprès des pouvoirs publics. Bientôt, disait-on, un septième réseau sera construit en dehors de la tutelle de l'État et en concurrence avec les réseaux existants. L'État, au fond, restait le maître puisque les départements ne disposent pas du droit d'expropriation.

Après une discussion confuse, l'Assemblée, sur la proposition du gouvernement, concède à la compagnie de Lyon-Méditerranée vingt-deux lignes nouvelles, tant stratégiques que d'intérêt local, dans les départements du Midi ; cieux lignes à la compagnie de Picardie et Flandres, deux lignes à la compagnie du Nord. Le 4 août, elle adopte la déclaration d'utilité publique et la concession à un syndicat représentant les compagnies du Nord, de l'Est, d'Orléans et de Paris-Lyon-Méditerranée, d'un chemin de fer de grande ceinture autour de Paris.

Le 2 août, elle avait adopté sans discussion un projet de loi déclarant d'utilité publique, avec concession à M. Michel Chevalier, un chemin de fer sous-marin entre la France et l'Angleterre.

 

Il faut, pourtant, achever la constitution.

La loi du 25 février a fondé la République. L'heure est sonnée de lui donner figure et forme.

Les projets de lois complémentaires à la loi du 25 février 1875 sont au nombre de trois : loi électorale, loi organique sur les rapports des pouvoirs publics, loi relative à l'élection des sénateurs. De ces projets, les deux derniers, déposés par M. Dufaure, ont été étudiés par la nouvelle commission des Trente. M. Laboulaye est le rapporteur.

lis ont été admis sans modification importante. Pourtant, M. Laboulaye a tort quand il dit, dans son rapport sur la loi des pouvoirs publics, qu'il s'agit de sanctionner tout simplement des axiomes politiques.

La République votée, le problème de son organisation peut donner lieu aux solutions les plus diverses. Le pouvoir législatif sera-t-il ou non permanent ? Le président de la République aura-t-il on non un droit de veto ? A qui appartiendra le droit de convoquer l'Assemblée ? A qui le droit de l'ajourner ou de la dissoudre ? A qui le droit de déclarer la guerre, de conclure les traités, de les ratifier ? Résumons le tout : A qui appartiendra le dernier mot : au pouvoir exécutif ou au pouvoir législatif ?

Non, ce ne sont pas là des truismes. La vérité, c'est que l'Assemblée est lasse, sans volonté, liée et comme pétrifiée par son premier engagement. D'autre part, le rapporteur, M. Laboulaye, le ministre, M. Dufaure, les partisans du vote d'une constitution républicaine savent l'intérêt qu'il y a à ne pas grossir la vois, à ne pas étendre le débat, à glisser, à ne pas réveiller les passions qui somnolent dans une demi-impuissance.

Et puis, les vacances, la dissolution prochaine... Qu'on en finisse ! A quoi bon tant, de discours, puisque le résultat est d'avarice acquis et le pacte conclu ?

Il y eut, dans ces délibérations finales et, en somme, capitales, une sorte d'entente à demi-mot faite de concession chez les uns et de résignation chez les autres. Dans le crépuscule de l'Assemblée déclinante, les décisions les plus graves furent prises à la muette : les considérations qui touchaient ait sort du pays furent à peine indiquées.

Des trois lois en préparation, deux furent volées dans cette courte session, c'est la loi sur les rapports des pouvoirs publics, votée le 16 juillet 1875, et la loi organique sur l'élection des sénateurs, votée le 4 août 1875. Quant à la loi sur l'élection des députés, elle ne fut définitive, il est vrai, que le 30 novembre, mais elle avait été rapportée par M. de Marcère dès le 29 juillet. Ces trois lois forment un tout avec la loi du 25 février 1875 et peuvent se résumer en cette brève formule : Organisation du régime parlementaire républicain.

En d'autres temps, de tels sujets eussent soulevé de longs débats les discussions furent abrégées. Le parti était pris. Les adversaires avaient mis bas les armes.

M. Laboulaye agit et parle pour tous. C'est un Wallon supérieur. 7 juin, rapport sur la loi organique des pouvoirs publics. Tendance remarquable à présenter la République que l'on fonde comme un pis-aller de la monarchie : Les dispositions du projet de loi donnent à la République les garanties de la monarchie constitutionnelle... C'est à ce prix que nous ferons accepter la République. Le rapporteur ne s'en fait pas accroire ; jamais un Solon plus modeste : Les révolutions nous ont appris à ne pas accorder aux constitutions une importance exagérée. Celle que nous avons votée est loin d'être parfaite ; mais, en somme, elle assure au pays les garanties d'un gouvernement libre... Il faut gagner des voix. On insiste encore sur la clause autorisant la révision : Votre œuvre achevée, c'est à la France de faire le reste.

Le débat public est fixé au 21.

M. Louis Blanc n'a pas de peine à démontrer que la République telle qu'on l'organise est une République monarchique. — Justement ! — Nous avons un roi, moins l'hérédité. — Parfaitement ! — M. Louis Blanc se dit inquiet. — Tant mieux !... Personne ne répond à M. Louis Blanc.

M. Madier de Montjau élève la voix : il proteste, il l'appelle les principes. On le laisse dire. Il roule les r de ses périodes tonitruantes. Ses accents retombent sans écho. Ce que nous voulons, nous, c'est la souveraineté du peuple, réelle, indubitable... Tonnerre de carton.

22 juin. M. Buffet aime trop à dire aux gens leur fait pour ne pas se donner la satisfaction de répondre à M. Madier de Montjau, que la loi en discussion est la négation, la contradiction directe, formelle, absolue, des principes constitutionnels chers à l'extrême gauche. Il défend la loi d'un air chagrin comme une opération douloureuse qu'il faut savoir subir, crainte de pis : c'est l'état d'esprit qui convient à l'Assemblée. Trop de confiance l'et mise en méfiance. M. Buffet, qui a trouvé l'emploi de son caractère, pousse son succès au point où il va provoquer une rupture avec les gauches et une crise ministérielle. M. Dufaure, M. Léon Say se consultent[52]. Ah ! la pilule n'est pas enrobée.

M. Laboulaye mêle un peu de miel au vinaigre de M. Buffet. Il édulcore, tantôt la figure tournée à droite, tantôt la figure tournée à gauche. Ou l'écoute à peine. M. Du Temple veut parler : on lui coupe la parole. L'Assemblée décide à mains levées qu'elle passera à une seconde délibération.

Dès le lendemain 23, la deuxième délibération est fixée au 7 juillet. On prête un moment d'attention à M. de Belcastel, qui propose une disposition additionnelle à l'article premier : Le dimanche qui suivra la rentrée, des prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour appeler son secours sur les travaux de l'Assemblée. Voté. Puis les mains se lèvent, tombent et se lèvent, tandis que le président lit. Pas de débat. La droite est si gênée qu'elle envoie M. Andrea de Kerdrel à la tribune pour faire une déclaration qui n'est qu'une capitulation : Nous voterons la loi, dit la déclaration... Royalistes, plus nous sommes effrayés des dangers dont le principe républicain menace le pays, plus nous devons nous efforcer d'atténuer les conséquences de ce principe. L'extrême droite seule tient bon. C'est en protégeant cette déroute qu'elle mérita plus que jamais le nom du groupe : chevau-légers. Par 526 voix contre 93, l'Assemblée décide qu'elle passera à une troisième délibération.

La troisième délibération vient le 16 juillet. Elle dure à peine une heure. Quelques minuties sont mises au point. L'ensemble de la loi est voté par 520 voix contre 94.

Et voici maintenant les problèmes que, dans ces rapides séances, l'Assemblée avait tranchés : la pérennité de la République (art. 3) ; la permanence du pouvoir parlementaire (art. 1er et art. 2) ; la publicité des séances (art. 5) ; pour le président de la République, la procédure du message (art. 5) et le droit d'ajournement, mais non de veto (art. 2) ; puis, la constitution intérieure des Chambres, la constitution de l'Assemblée nationale (art. 11, 12), la constitution de la Haute-Cour de justice, l'inviolabilité des sénateurs et des députés ; enfin, la consécration de l'autorité mélangée, amalgamée du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif dans les manifestations les plus graves et les plus délicates de la vie nationale.

Les rapports avec l'étranger sont réglés par l'article 8, accepté sans débat : Le président de la République négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l'intérêt et la sûreté de l'État le permettent. Les traités de paix, de commerce, les traités qui engagent les finances de l'État, 'ceux qui sont relatifs à l'état des personnes et au droit de propriété des Français à l'étranger, ne sont définitifs qu'après avoir été votés par les deux Chambres. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi. Le président de la République ne peut déclarer la guerre sans l'assentiment des deux Chambres.

Sans débat ! Toute la politique extérieure du pays et, peut-être, dans un jour suprême, sa destinée ! Comme si cette Assemblée à bout de souffle ne voulait plus regarder en face ses responsabilités !

 

Le jeudi 22 juillet, MM. Ricard et de Marcère déposent, au nom de la commission des Trente, le rapport sur la loi électorale de la Chambre des députés. C'est l'organisation nouvelle du suffrage universel : le principe a été tranché lors de la délibération sur la loi électorale municipale (loi du 11 juillet 1871) qui a été l'origine de tout.

Le rapport abandonne le point de vue où s'était placée l'ancienne commission des Trente que le suffrage est une fonction. C'est un droit.

Donc, la loi électorale ne sera qu'une mesure de règlement, le droit étant supérieur la loi qui le proclame : Tous les citoyens sont électeurs. Ce principe ne souffre que les exceptions demandées par le respect même du droit.

Les applications en sont la suite : le domicile est fixé non plus deux ans, mais à six mois : Le citoyen français est citoyen partout : la résidence a pour unique objet de constater l'identité. L'électeur est inscrit d'office. En principe, tout électeur est éligible.

La commission admet les candidatures multiples : pourtant, la question est examinée, non sans quelque inquiétude, dans le rapport : l'autorité de M. Thiers, la popularité de M. Gambetta donnent à réfléchir à une Assemblée que les instincts soupçonneux propres aux pouvoirs collectifs agitent sourdement.

Le mandat impératif est écarté : Il réaliserait le gouvernement direct. L'Assemblée s'éloigne avec terreur de tout ce qui évoquerait les souvenirs de la première République ; elle cherche sa voie à mi-chemin de la Révolution et de la dictature. Traits qu'il convient de signaler, car ils révèlent un état d'esprit qui, souvent, s'ignore lui-même : Dans le système représentatif, l'élection confère au député une procuration générale pour l'aire les affaires du pays ; dans le système du gouvernement direct, elle désigne un candidat pour l'accomplissement d'un ordre... La disposition qui repousse le mandat impératif est une affirmation nouvelle de la nature de notre gouvernement : il nous a paru utile de la maintenir, à une époque où l'on a pu apercevoir certaines velléités de ramener la France à la conception politique de la Convention.

Le mot vise M. Louis Blanc. Mais la commission ne va pas au fond de sa propre pensée, car le gouvernement direct se passerait, au besoin, même d'une Convention.

Le mandat sera de quatre ans. — Un député, en moyenne, par 70.000 habitants. — La Chambre sera renouvelée intégralement. On ne nie pas les avantages du renouvellement partiel, mais on est frappé de son principal inconvénient : perpétuer, dans le pays, une agitation politique obscure et, dans le parlement, l'instabilité. D'ailleurs, ce mode de renouvellement est déjà adopté pour le Sénat. Ainsi notre organisation constitutionnelle prise dans son ensemble aura les deux mérites à la fois.

Il restera une grosse difficulté à trancher : ce sera celle du mode de scrutin : scrutin de liste ou scrutin d'arrondissement. L'Assemblée ne se prononcera que plus tard à la session de novembre. Quant il la commission, elle propose le scrutin de liste : c'est ici, peut-être, que le rapport s'exprime avec le plus de fermeté et de clarté sur l'essence même des principes constitutifs en ce qui concerne le rôle des Chambres : La représentation nationale dans les hantes sphères du pouvoir législatif a pour devoir de s'occuper des affaires générales du pays, de contrôler le pouvoir exécutif, d'inspirer la politique et, tout en restant unie avec la volonté nationale, de faire prévaloir, en tolites choses, les intérêts supérieurs de la nation. Tel est, dans ces principaux traits, son rôle dans l'État : et, pour le bien remplir, il faut qu'elle soit indépendante dans ses rapports avec le pouvoir comme avec le corps électoral. Le mode de scrutin qui donne la représentation la plus propre à cette fonction est, à nos yeux, le scrutin de liste : c'est aussi celui qui doit convenir le mieux aux hommes attachés aulx principes du gouvernement représentatif et il sa forme la plus parfaite, la République...

Les inconvénients du scrutin d'arrondissement sont trop faciles à prévoir... Il se fera entre les électeurs, l'élu et les ministres an pouvoir un échange de bons procédés dans lesquels du pays, de ses intérêts généraux, de sa politique et de son avenir, il est tenu moins de compte qu'il ne faut. Que ce régime dure quelque temps : le pouvoir sera sans contrôle, la députation sans autorité et le système représentatif sera redevenu une fiction (allusion aux Chambres de Louis-Philippe). Si nous voulons rendre la représentation nationale sa vraie fonction, il faut la soustraire cette préoccupation secondaire des intérêts locaux... Le régime représentatif a ses vices, et la corruption à laquelle il expose et le candidat et les électeurs en est le plus grand. Avec quel soin, si nous voulons qu'il dure, ne devons-nous pas chercher les moyens de l'en préserver !

Si nettes que fussent les déclarations de la commission, l'Assemblée était hésitante. Mille sentiments divers flottaient et déterminaient alternativement les deux majorités qui la partageaient en deux parties presque, égales. Le vote de la loi elle-même fut retardé jusqu'à la session de novembre parce que les membres de l'Assemblée avaient besoin d'examiner encore à la loupe, dans leurs circonscriptions, le point de suture de leur intérêt particulier avec l'intérêt public... C'est la politique.

La troisième des lois constitutionnelles ne présentait pas les mêmes difficultés : c'était la loi organique sur l'élection des sénateurs. Les grandes lignes étaient arrêtées, les principes établis. M. Albert Christophle a déposé son rapport, au nom de la commission des Trente, le 23 juin 1875. On prie simplement la Chambre de voter ; on énumère des articles. Les dessous philosophiques et politiques sont inaperçus ou passés sous silence.

La constitution de ce corps de tant d'avenir, le Sénat, avec sa double origine, communale et parlementaire, avec ses procédures du vote au chef-lieu, du renouvellement triennal, de l'inamovibilité partielle, avec son système spécial de réunions électorales, de collège électoral, de bureau électoral, d'incompatibilités, de validation, de remplacement en cas de vacances, cette création si véritablement originale, est acceptée au pied levé.

Le vendredi 16 juillet, le projet vient en discussion. Sans une parole, l'Assemblée décide qu'elle passera à une deuxième délibération. Le vendredi 23 juillet, deuxième délibération. On n'insiste guère que sur la question bien secondaire des réunions électorales préparatoires. Le 26 juillet, suite de la discussion ; elle est aussi peu importante et ne traite que des élections partielles en cas de décès ou de démission. Le 27, on reprend la question des réunions électorales. Incident entre M. Christophle et M. Buffet, pique d'amour-propre dans laquelle M. Buffet, ayant la dent plus dure, a le dernier mot. Sans scrutin, le 27 juillet, l'Assemblée décide qu'elle passera à une troisième délibération.

Troisième délibération, le lundi 2 août.

C'est la fin des lois constitutionnelles, — la minute suprême : Une voix seulement s'élève, celle de M. le marquis de Franclieu : L'œuvre qui se termine achèvera de faire disparaître les derniers vestiges de notre organisation sociale. Tout cela parce qu'on n'a pas voulu faire la monarchie que rien au monde ne peut remplacer... Malheureusement, ceux qui se disaient, royalistes se sont transformés en républicains, disant que le roi était impossible... Bientôt, on rendra justice an roi. Je n'ai pas besoin d'être prophète pour vous dire que vous allez déterminer les tempêtes et livrer, encore une fois, notre patrie à l'étranger et à la Révolution, à la démagogie et au césarisme autoritaire... Vous nous répondez que nous ne sommes pas le nombre. Cela est vrai, nous en convenons franchement : mais, à notre tour, nous vous demanderons que les majorités et les plébiscites ont produit et prouvé depuis 1789.

On ne sait combien de députés, dans cette Assemblée si longtemps monarchiste et conservatrice, adhérèrent de cœur aux paroles de M. de Franclieu. Quant à l'adhésion publique, les chiffres sont éloquents : la  loi est adoptée en troisième délibération par 533 voix contre 72 !

M. Amédée Lefèvre-Pontalis avait fait remarquer, au cours de la discussion, que l'Assemblée votait avec une précipitation sans exemple. Chaque amendement déposé était accueilli par des exclamations et par des cris : Aux voix, aux voix !Cause, avait dit M. Jules Favre, la prorogation.

Prorogation ou plutôt dissolution. Car les deux idées sont connexes dans l'opinion et dans la pensée de la plupart des membres de l'Assemblée.

Il y avait bien quelque résistance à droite. Les 16-22 juillet, la question avait été débattue à fond sur une proposition de M. Malartre, amendée par MM. Feray et Jules Simon. M. Buffet, ménageant la droite, n'avait pas voulu s'engager. Mais M. Dufaure, l'entrainant bon gré mal gré, avait fini par faire voter la proposition de la commission spéciale concluant à la prorogation du 4 août au 4 novembre et à la dissolution fixée dès la rentrée, de façon que la constitution pût fonctionner dès le début de l'année 1876.

C'était la fin. Avant de se séparer, on déblaie. Le 19 juillet, vote d'une loi relevant les traitements des instituteurs. L'augmentation ainsi accordée aux membres de l'enseignement primaire montait à un total de 10.500.000 francs. Le 29 juillet, sur la motion de M. Pernolet, il est décidé que, dorénavant, dans les églises, on chantera le Domine salvam remblicam ; le 31 juillet, on vote une loi retirant aux conseils généraux la vérification des pouvoirs dé leurs membres et l'attribuant an conseil d'État.

Il faut aussi voter quelques lois fiscales et donner au gouvernement le budget de 1876. Tout cela se fait en hâte : loi du 2 juin 1875 établissant ou révisant les taxes des vins dans les agglomérations de 10.000 âmes et au-dessus ; loi du 21 juin modifiant divers droits d'enregistrement ; loi du 17 juillet sur la fraude par la fabrication ou la vente des allumettes : loi du 29 juillet et du 3 août sur le régime des sucres.

C'est M. Léon Say qui a déposé le nouveau budget, après avoir remanié celui de M. Mathieu-Bodel. Recettes : 2.575.028.582 francs ; dépenses : 2.570.505.313 francs. Il est voté en quelques heures, du 29 juillet au 3 août. C'est le premier budget normal. M. Léon Say est soutenu par de puissantes relations : tout lui est aisé. En fait, le budget de 1876 se soldera, en fin d'exercice, par un excédent de 98.201.823 francs.

On ouvre, au compte de liquidation, des crédits s'élevant à 385.877.000 francs pour les dépenses extraordinaires de la guerre et de la marine. Il est vrai qu'on a diminué le remboursement à la Banque de France, c'est-à-dire, en fait, l'amortissement, d'une somme de cinquante millions (convention du 6 mai, approuvée par la loi de finances du 3 août 1875).

On a évité, pour ce budget, le double écueil, terrible aux assemblées, surtout à la veille des périodes électorales : l'emprunt, l'impôt. La prospérité croissante, imprévue du pays, a tout facilité. Les économistes entonnent un chant de triomphe : L'encaisse métallique de la Banque est reconstituée : elle était de 550 millions en juin 1871 ; elle est, maintenant, de 1.516 millions. En 1871, l'escompte était à 6 %, il n'est plus que de 4 % : le 3 % valait 53 francs, il vaut 64 francs. La prime sur l'or était de 15 à 21, pour mille, elle est nulle : les billets de la Banque de France font prime à l'étranger[53].

L'épargne s'est développée dans des proportions inouïes : Les capitalistes français ont absorbé presque la totalité des emprunts français, près d'un milliard d'obligations nouvelles des compagnies de chemins de fer ; des sommes énormes pour le développement des œuvres locales, des œuvres industrielles ; les banques refusent l'argent en dépôt à 2 et 2 ½ %.

Voici maintenant que les placements se font en grand sur les valeurs étrangères : Emprunt russe 4 ½ %, ville de Naples, Rio-Tinto, Turc, Égyptien, Roumain. La France s'assure ainsi, au dehors, une autorité et une influence dont sa politique saura se servir un jour ; elle répare ses désastres, même ses désastres moraux, en conquérant, par son travail, cette influence nouvelle qui vient d'une fortune stable et large. Et ces progrès se sont accomplis d'eux-mêmes en quelque sorte, dans ces mêmes mois féconds des années 1874 et 1875, où une Assemblée monarchiste, poussée par une force invincible, — agie plus qu'agis- if sante, — votait les lois constitutionnelles et fondait la République !

 

 

 



[1] Cette commission, nommée le 13 janvier 1875, était composée de neuf députés de la gauche et du centre gauche et de six membres du centre droit et de l'extrême droite. Elle était présidée par M. Albert Grévy.

[2] Le général de Wimpfen avait assumé le commandement en chef à Sedan alors que, blessé, le maréchal de Mac Mahon avait transféré au général Ducrot la direction de l'armée (V. tome II de l'Histoire Contemporaine). M. de Cassagnac attaqua violemment le général de Wimpfen à ce propos. A la barre des témoins défilèrent la plupart des généraux qui s'étaient trouvés à Sedan. Ce fut un procès sensationnel.

[3] Vicomte DE MEAUX (p. 250).

[4] Ernest DAUDET (p. 57).

[5] D'après une confidence du maréchal à M. Léon Say, c'est bien à des influences bonapartistes qu'il faut attribuer l'éviction du duc Pasquier. — G. MICHEL (p. 541).

[6] Le maréchal annonça qu'il formerait un ministère extra-parlementaire et, de fait, il fit appeler M. Andral, vice-président du conseil d'État. Il dit également à M. Léon Say : — Si on veut me faire partir, je m'en irai, mais alors, je sais quel sera le b.... qui fera le coup et il sera suivi par dix corps d'armée. — G. MICHEL (p. 541).

[7] Louis BLANC (p. 217).

[8] Cette dernière motion datait du 29 novembre 1873. Le rapport de M. Giraud avait été déposé le 23 décembre de la même année. La droite, émue de la fréquence des élections républicaines, reprenait ces propositions oubliées.

[9] G. MICHEL (p. 241).

[10] Vicomte DE MEAUX (p. 256).

[11] Sur l'origine de l'affaire, voir Charles GAVART, Un diplomate à Londres (p. 230).

[12] Lettre du 9 avril à M. le marquis d'Harcourt, à Vienne. Document privé inédit. — Voir aussi LEFEBVRE DE BEHAINE, Léon XIII et le prince de Bismarck (Introd. par M. G. GOYAU, p. XLI).

[13] Au même moment, la Gazette de Cologne annonçait que la France venait de faire acheter 10.000 chevaux en Allemagne, et le chancelier, comme pour dominer de l'authenticité à cette nouvelle controuvée, faisait prendre une mesure interdisant en Allemagne l'exportation des chevaux ; cette mesure fut considérée comme visant directement la France.

[14] Lettre du 9 avril à M. le marquis d'Harcourt, à Vienne. — Document privé inédit.

[15] Voir Mémorial diplomatique, 1876 (p. 245).

[16] LEFEBVRE DE BEHAINE, Loc. cit. (Introd., p. XLV).

[17] V. Éd. SIMON, L'Allemagne et la Russie au XIXe siècle (p. 263).

[18] Lettres du général LE F publiées par le Figaro. Mémorial diplomatique, 1887 (p. 311). — Édouard SIMON, L'Allemagne et la Russie au XIXe siècle (p. 265).

[19] Lettre du 14 avril 1875. — Document privé inédit.

[20] Sur la nature de la mission donnée à M. de Radowitz, une polémique s'est élevée, en 1887, après la publication des lettres du général Le Flô. La Gazette de l'Allemagne du Nord dit : La fable que M. de Radowitz était venu à Saint-Pétersbourg en février 1875 pour sonder la Russie au sujet de son attitude en cas de guerre avec la France, a été intentée par le prince Gortschakoff... Celui-ci qui, à cette époque, suivant lui, était encore à l'apogée de son pouvoir, s'était attiré par son manquement de forme diplomatique une leçon qui avait son expression dans l'envoi de M. de Radowitz.

Quant à la prétendue doctrine de M. de Radowitz, c'est un produit de l'imagination française prêté à M. de Radowitz. — M. de Radowitz était, à cette date de 1887, ambassadeur à Constantinople. Le journal la Turquie publia une note visant le récit de la mission donnée à M. de Radowitz, tel que l'avait présenté le général Le Flô : La Porte a été officiellement informée, dit la note en question, que toute cette communication est absolument mensongère et que jamais pareilles ouvertures n'ont été faites à Saint-Pétersbourg par M. de Radowitz, lors de sa mission passagère dans cette capitale. — Le général LE F répondit dans une lettre adressée, le 2 juin, au Figaro : Ce que j'ai dit de la mission de M. de Radowitz était, à l'époque, de notoriété à Saint-Pétersbourg et m'avait été affirmé de la façon plus formelle, par deux personnages les plus régulièrement en position d'être initiés à tous les secrets de la chancellerie russe, de telle sorte que j'en dus faire le rapport immédiat au duc Decazes, dans ma dépêche du 22 avril 1875, sous la rubrique : Direction politique n° 20.

[21] Lettre du prince DE REUSS du 22 avril 1875, publiée par le gouvernement allemand en 1887. Mémorial diplomatique (p. 375). L'empereur Alexandre II fit une déclaration analogue à l'ambassadeur d'Autriche.

[22] Souvenir de M. Albert SOREL, alors secrétaire particulier du duc Decazes. Le duc Decazes avait l'habitude de dicter sa correspondance, méthode de travail qui explique le ton oratoire de certaines lettres.

[23] Document privé inédit.

[24] Il résulte de la correspondance particulière du duc DECAZES (j'insiste sur ce fait contredisant en partie ce qui s'est écrit à ce sujet jusqu'ici) qu'il y eût trois entretiens entre le duc Decazes et le prince de Hohenlohe, l'un le 28 avril, et les deux autres le 4 mai.

[25] Ch. GAVARD, Un diplomate à Londres (p. 243).

[26] Lettre du prince DE REUSS publiée par le gouvernement allemand en 1887. Mémorial diplomatique du 11 juin (p. 375).

[27] D'après le récit de M. E. DAUDET, repris par le duc DE BROGLIE, le prince de Hohenlohe aurait en l'ordre de faire au duc Decazes une communication officielle des griefs de l'Allemagne, communication à laquelle le duc Decazes aurait eu l'art de se dérober. Le ministre des affaires étrangères aurait simplement répondu en reconduisant l'ambassadeur : Au revoir, nous en causerons à votre retour. E. DAUDET, Souvenirs de la Présidence du maréchal de Mac Mahon (p. 117). — Voir le parti que le duc DE BROGLIE tire de cette façon de présenter les événements, dans la Mission de M. de Gontaut-Biron (pp. 225 et suivantes). Le récit du duc DECAZES lui-même change, du tout au tout, le fait et les conclusions. — Cf. le judicieux exposé fait par M. SCHÉRER, L'alarme de 1875, dans la Revue politique et littéraire du 13 août 1887.

[28] Il semble bien qu'il y ait eu, au fond de l'incident, un de ces nombreux excès de zèle trop fréquents chez les diplomates en tangente que sont les attachés militaires. M. D'HARCOURT écrit de Vienne, le 11 mai (après la crise) : M. de Hoffmann avoue qu'il a eu, ainsi que ses collègues du ministère, de grandes inquiétudes pour le maintien de la paix... Il assure que c'était Moltke beaucoup plus que Bismarck lui-même qui insistait pour nous faire la guerre immédiatement, sous prétexte, a-t-il ajouté, que Finkenstein, l'attaché militaire à Vienne, avait, plus que tout autre, fait valoir le péril qui proviendrait pour l'Allemagne du vote des quatrièmes bataillons. — Document privé inédit.

[29] Lettre à M. de Gontaut-Biron du 8 mai. — Voir ci-dessous, l'autre citation non moins probante. — L'hypothèse d'une inspiration allemande n'a pas échappé aux contemporains ; on lit, en effet, dans le Mémorial diplomatique du samedi 15 mai : ... Nous ferons remarquer que les assertions et les conjectures dont le Times s'est fait l'écho ressemblent tellement à celles qu'on a put lire, ces derniers temps, dans certains journaux de Berlin, qu'on serait tenté de faire remonter les articles anglais et les articles allemands à la même source (p. 311). Par contre, les diplomates mêlés aux événements croyaient à l'intervention directe du duc Decazes. GAVARD (p. 244).

[30] Voir les Mémoires du prince de Bismarck par Maurice BUSCH, 1899, in-8° (t. II, p. 239), et Pensées et Souvenirs (t. II, p. 210). — Des deux parts, la lettre est traduite, mais les deux traductions diffèrent. Dans le texte des Mémoires, on traite de dame exaltée la reine Victoria, tandis que, d'après les Souvenirs, il faudrait lire l'auguste souveraine.

[31] Au sujet de l'attitude du prince Orloff, dont les relations avec M. Thiers étaient particulièrement bonnes, on a discuté le rôle de M. Thiers an cours de l'incident. Il résulte d'une lettre du duc DECAZES, qu'au début, M. Thiers traitait les appréhensions du gouvernement français et de ses agents de billevesées. Mais le duc Decazes lui fit donner connaissance des lettres de M. de Gontaut-Biron. Aussitôt, M. Thiers a déclaré a Orloff que tout ceci était fort grave... Il a tenu à l'ambassadeur de Russie, pour être répété, le meilleur langage sur le maréchal et sur nous... À la rentrée de l'Assemblée, M. Thiers nous a abordés, M. de Cissey et moi, et nous a dit que nous pouvions compter sur lui et sur ses amis... M. Thiers, je dois le reconnaitre, a été parfaitement bien, tenant à témoigner de l'union de tous les Français dans un sentiment d'apaisement et une politique de paix. Lettre du duc DECAZES à M. de Gontaut-Biron (17 mai). — Document privé inédit.

[32] Mémorial diplomatique, 1875 (p. 311).

[33] Voici quelques passages de la lettre particulière de M. DE GONTAUT-BIRON au duc DECAZES : Grâce à Dieu nous sourates sortis de cette crise redoutable ! Nous en sommes sortis beaucoup mieux que je ne l'espérais et nous le devons assurément à l'empereur de Russie. J'avais reçu, par courrier spécial, votre longue lettre du 8 ; je n'avais pas lu sans émotion vos éloquentes et patriotiques paroles ; je m'en étais pénétré comme de vos instructions ; j'avais longuement médité et travaillé sur ce canevas ; cuti n j'étais armé eu guerre et prit ; heureusement je n'ai pas eu il nie servir de unes armes : le mot de désarmement n'a même pas été prononcé... En somme, le résultat de l'entrevue de Berlin est à notre avantage : c'est un nouvel échec pour le prince de Bismarck et un pas de plus fait par la Russie vers la France. A nous de profiter de cette double faveur de la Providence... L'empereur Alexandre a été bon, gracieux et fidèle à sa promesse de Saint-Pétersbourg. Il m'a parlé de la France avec beaucoup d'intérêt... J'ai observé avec lui, avec Gortschakoff la réserve que me recommandait Le Flô- Je dois rendre justice à celui-ci : je craignais, je l'avoue, qu'il ne se fût fait, une certaine illusion sur le langage de l'empereur ; il n'en est rien et j'ai recueilli de sa bouche une phrase parfaitement identique sur la communauté des intérêts entre la France et la Russie. Son langage avait plus de portée encore à Berlin qu'à Pétersbourg... Je proteste contre la version de Bülow sur les exagérations de mon optimisme. Quand même j'admettrais que je n'ai pas saisi le langage vague et entrecoupé du secrétaire d'Etat. J'affirme de nouveau que Radowitz m'a dit que Bülow avait fait de mon entretien avec lui un compte rendu qui avait satisfait le chancelier aussi bien que lui-même et qu'il a ajouté : Je puis vous dire que tout cela est terminé, que nous sommes rassurés,et si je n'étais pas autorisé à parler ainsi, je me tairais... — Document privé inédit.

[34] GAVARD (p. 446).

[35] C'est M. DE BISMARCK qui, dans ses Souvenirs (t. II, p. 206), donne cette rédaction. En fait, le télégramme du prince Gortschakoff reçu à l'ambassade de Constantinople était ainsi libellé : 11 mai 1875. L'empereur vient de quitter Berlin parfaitement convaincu des dispositions conciliantes qui y règnent et qui assurent le maintien de la paix. GORTSCHAKOFF. Je dois ce renseignement précis à l'aimable  communication de mon confrère M. le marquis DE VOGÜÉ, alors ambassadeur de France à Constantinople. — Voici le texte de la lettre particulière écrite, le 12 mai, par le prince ORLOFF, au duc Decazes : Mon bien cher duc, un télégramme du prince Gortschakoff m'informe que l'empereur considère le maintien de la paix comme assuré. Il n'y a point d'autres détails ; mais cela suffit. Ne sonnons pas trop haut ce succès dû à la sagesse du maréchal et à la vôtre. Il faut, comme vous le dit Gontaut, ménager l'amour-propre des Prussiens. Dieu soit loué ! on peut maintenant respirer à l'aise. — Document privé inédit.

[36] Souvenirs, t. II (p. 207).

[37] SCHÉRER (p. 201).

[38] Voir aussi la lettre de M. DE BISMARCK, publiée dans Busch (t. II, p. 239) et dans Souvenirs (t. II, p. 209).

[39] A M. le marquis D'HARCOURT à Vienne. — Document privé inédit.

[40] Lord DERBY fut sensible aux remercîments de la France. Il écrivit à M. Ch. Gavard, le 17 mai, une lettre privée ainsi conçue : Mon cher monsieur, je vous remercie pour votre lettre que je reçois à l'instant. Assurez, je vous prie, M. le duc Decazes que c'est pour moi et le gouvernement dont je suis membre un double plaisir d'avoir fait ce qui était en notre pouvoir pour le maintien de la paix européenne et de l'avoir fait de concert et pour la nation française. Nous avons besoin de précaution et de prudence de tous côtés pour éviter le renouvellement des dangers auxquels nous avons échappé. Cependant, pour ma part, je ne consentirai jamais à reconnaître la prétendue nécessité d'une guerre européenne. Je crois, c'est mon opinion personnelle, que très peu de guerres ont été nécessaires et très peu justes. Signé : DERBY.

[41] Voir la note, à l'empereur Guillaume dans les Souvenirs (t. II, p. 407) : Je ne sais si V. M. juge à propos de prendre la reine Victoria au pied de la lettre, lorsque Sa Majesté assure que ce lui serait chose facile de prouver que ses appréhensions n'étaient pas exagérées. Il serait important de savoir comment de si forte erreurs ont été commises à Windsor. L'insinuation qui vise des personnages considérés à juste titre comme les représentants du gouvernement de Votre Majesté semble concerner le comte de Munster. Celui-ci peut, en effet, aussi hier que le comte de Moltke, avoir parlé, à un point de vue théorique, académique, de l'utilité d'une attaque opportune de la France, quoique je n'en sache rien et qu'il n'ait jamais été chargé de tenir un tel discours. On peut bien dire que ce n'est pas un gage de paix que de laisser à la France la certitude qu'elle ne sera jamais attaquée... Lord Russell m'a assuré que, dans tous ses rapports, il n'avait jamais parlé que de la ferme conviction qu'il avait de nos intentions pacifiques(*). Par contre, tous les ultramontains et leurs amis nous ont accusés en secret et ouvertement, dans la presse, de vouloir la guerre à bref délai, et l'ambassadeur français, qui vit dans ces milieux, a transmis ces mensonges à Paris comme nouvelles sûres et certaines... (p. 411).

(*) Ce langage n'était pas entièrement conforme à celui attribué à lord Russell d'autre part. Voir ci-dessus les lettres de M. de Gontaut-Biron, donnant le récit de divers entretiens avec lord O. Russell.

[42] Mémorial diplomatique, 1876 (p. 121).

[43] L'Autriche était intervenue dans la crise, mais avec beaucoup de réserve. Le comte Andrassy ne croyait pas à la guerre. L'intervention diplomatique de l'Italie fut plus réservée encore. Le marquis DE NOAILLES écrit le 19 mai : Je ne sais que ce que m'en ont dit M. Visconti et sir A. Paget, qui, pour sa part, me semble tout à fait satisfait de l'accueil qu'a trouvé auprès du gouvernement italien la proposition anglaise. Quoi qu'il en soit de la portée de la démarche que M. Visconti a fait faire à Berlin par M. de Launay et du plus ou moins de vigueur qu'a pu avoir le coup de collier donné par l'Italie en faveur de la paix, il ya lieu de nous féliciter de ce qui a été fait. — Document prive inédit.

[44] M. DE GONTAUT-BIRON écrit, le 22 mai : Vous me donnez sur la conduite de la Russie et sur ses actes des détails qui augmentent ma joie. En voyant l'empereur Alexandre prendre aussi énergiquement, l'initiative de cette politique de paix, y convier les grandes puissances, et, pour obtenir le concours de la première d'entre elles (l'Angleterre), ne pas hésiter à faire un sacrifice qui pouvait conter à son amour-propre, je me dis que pour avoir agi de la sorte, il faut nécessairement que l'empereur y ait trouvé un intérêt capital pour son pays. A Dieu ne plaise que je veuille amoindrir la part de générosité qui a été l'un des mobiles de ce noble souverain : mais j'ai plus de confiance encore dans l'intérêt que dans le sentiment, celui-ci peut disparaître, l'autre reste. La Russie vient donc de prouver clairement que son intérêt était attaché à la prospérité et à la force de la France, et, par conséquent, son appui nous restera... Document prive inédit.

[45] Comme le fait observer M. MATHIEU-BODET, ministre des finances, dans son rapport, tout le monde avait avantage à cette conversion : dont le bénéfice est évalué à 137 millions de francs environ ; la Caisse des Dépôts qui se trouvait couverte d'un déficit de 28 millions : les porteurs d'obligations recevaient le même intérêt et pourraient se procurer contre 124 fr., 140 fr. de capital complémentaire. Par le mode de remboursement, on introduisait un système d'amortissement par annuités terminables, jusque-là usité seulement en Angleterre.

[46] VINOLS (p. 266).

[47] La suite de la deuxième délibération avait été ajournée, le 22 décembre 1874.

[48] Marquis DE DAMPIERRE (p. 325). — Le pape Pie IX félicita Mgr Dupanloup par une lettre pontificale qui exprimait pourtant quelques réserves. On commença à parler, dès lors, du chapeau de cardinal pour Mgr Dupanloup.

[49] D'après des révélations postérieures, on a pensé que M. Buffet faisait allusion à des renseignements de police que, comme ministre de l'intérieur, il avait, alors, entre les mains. A Lyon s'était organisé un comité de propagande radicale très actif sous le nom de Permanence. Ce comité était en relations avec des sous-comités existant dans chaque arrondissement. Des poursuites furent intentées et, comme l'entente permanente entre pins de vingt membres put être établie (tandis qu'elle ne l'était pas à la charge des comités bonapartistes), les prévenus furent condamnés (un peu plus tard, en août 1875) les uns à trois mois, les autres à quatre mois de prison.

Or, au cours de cette procédure, un agent secret du préfet Ducros avait imaginé de fabriquer des lettres signées de MM. Gambetta, Splitter, Jules Simon, etc., pour établir la connivence de ces derniers avec les révolutionnaires lyonnais... Convaincu de faux, Bouvier fut condamné, le 22 août, à trois mois de prison. Cette condamnation justifia la campagne menée par la presse républicaine contre le préfet Ducros, et M. Buffet, après une longue résistance, dut le remplacer à la préfecture du Rhône. M. Buffet pensait probablement aux allégations de Bouvier, dans sa phrase incidente : ... et plus près encore. — V. RANC, De Bordeaux à Versailles (p. 365).

[50] L. BLANC (p. 241).

[51] Jules RICHARD, Les Bonapartistes sous la République (p. 147).

[52] G. MICHEL (p. 211).

[53] Alfred NEYMARCK, Finances contemporaines (t. II, p.70).