HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

III. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

LA CONSTITUTION DE 1875

CHAPITRE II. — LE SEPTENNAT, LA FRANCE ET L'EUROPE.

 

 

Activité pratique de l'Assemblée. — Le budget de 1875 — Démission de MM. Magne et de Fourtou ; Mathieu-Bodet est nommé ministre des finances et le général baron de Chabaud La Tour ministre de l'intérieur. — Lois militaires. — Grands travaux publics. — Le phylloxéra. — Les questions sociales et l'enquête parlementaire sur le travail. — La loi Roussel sur la protection des enfants du premier âge.- Réforme du baccalauréat. — La politique extérieure. — La diplomatie allemande en 1874. — L'attentat de Kissingen et la question ultramontaine. — Le mandement du cardinal Guibert. — Rappel de l'Orénoque. — Les affaires d'Espagne. — Crainte d'intervention allemande. — Restauration alphonsiste. — Rivalité du prince Gortschakoff et du prince de Bismarck. — Affaires d'Orient. — Premiers linéaments d'une alliance franco-russe. — Dispositions de la Grande-Bretagne. — Le canal de Suez et la question d'Égypte. — L'affaire du Tonkin. La politique des États-Unis. — L'arbitrage international. — La conférence de Bruxelles et le droit des gens. — La police sanitaire internationale, — Politique imposée à la France. — La société en 1874. — Les vacances parlementaires. — Voyages du maréchal. — Élections législatives complémentaires. — Élections départementales et municipales. — Rentrée de l'Assemblée. — Situation des partis. — Message présidentiel. — La loi sur l'enseignement supérieur votée en première délibération. — L'Assemblée ordonne une enquête parlementaire sur les menées bonapartistes.

 

I

M. Thiers disait : On fait faire beaucoup trop de politique au pays. Il est toujours à craindre que l'histoire tombe dans le même défaut et qu'elle se laisse envahir par la facile abondance de la documentation parlementaire. Une assemblée représentative n'est pas tout un peuple : la voix qui s'élève à la tribune porte rarement au delà du mur d'enceinte. On écrira beaucoup de livres exacts... et faux en mettant par tranches le Journal officiel.

Quelque ardeur que l'Assemblée mit, elle-même, à l'œuvre spécialement politique et constitutionnelle, elle ne négligeait pas ses autres devoirs ; tout en se proclamant constituante, elle n'oubliait pas qu'elle était législative. Elle remplissait sa tâche de ménagère, si j'ose dire, avec un soin qui faisait passer sur ses caprices ou ses fantaisies de grande dame.

Le projet de budget de 1875 avait été déposé le 12 janvier 1874 : recettes, 2.573.525.000 fr. ; dépenses, 2.569.163.000 fr. Il y avait, en apparence, excédent de recettes de 4.362.000 fr. Mais on faisait état des 146.483.000 fr. d'impôts nouveaux présentés précédemment et sur lesquels, on l'a vu, l'Assemblée nationale, par les lois des 30 octobre 1873, 19 février 1874 et 21 mars 1874, n'avait voté que 121.858.000 fr. Les recettes, grâce à l'accroissement normal du rendement de l'impôt et au produit de 10 centimes additionnels principal des trois premières contributions directes, ayant été prévues en augmentation de 40.263.425 fr. et les dépenses s'étant accrues de 36.473.702 fr., le projet de budget se présentait avec un déficit réel de 20.263.000 fr.

Après 1874, l'Assemblée se refusant à créer de nouvelles taxes, l'équilibre était fictif. Pour y pourvoir, M. Magne déposa, le 5 juin 1874, un budget rectificatif des voies et moyens. Il demandait l'addition d'un demi-décime aux impôts indirects soumis aux décimes par les lois en vigueur : droits d'enregistrement, douanes, contributions indirectes, sucres. Ce demi-décime devait rendre 42.097.000 francs. Le budget ne nécessitant que 20 millions, le surplus serait employé aux dépenses prévues pour l'organisation de l'armée et l'exécution de travaux publics extraordinaires. Dans la pensée de M. Magne, le produit du demi-décline, pendant l'exercice courant, eût couvert le déficit du budget de 1871.

L'année précédente, on eût suivi M. Magne, les yeux fermés. Mais, comme on l'a vu, M. Magne avait perdu quelque chose de son autorité personnelle sur l'Assemblée. Les spécialistes ne sont invulnérables que s'ils se renferment dans leur spécialité. Il ne paraissait plus le ministre indispensable. Les mesures qu'il proposait avaient ce défaut de toucher, à la fois, toutes les catégories de contribuables. L'heure de l'abnégation était passée : celle des futures élections approchait. La commission du budget, qui avait, pour la première fois, une majorité républicaine, conclut au rejet du demi-décime.

M. Magne défendit honorablement et sagement ses propositions, le 15 juillet. Il combattit la solution de la commission du budget consistant dans la diminution de 30 millions sur le remboursement annuel de 200 millions à la Banque de France[1].

Le rapporteur de la commission du budget était un économiste très distingué, M. Wolowski. Il attaqua vivement le système de M. Magne, démontrant qu'on demandait aux impôts indirects, déjà frappés de nombreuses surtaxes, tout ce qu'ils peuvent rendre. En votant un nouveau demi-décime, on ne ferait qu'inscrire au budget une recette fictive.

La politique s'en mêla. M. Magne fut battu, le 18 juillet, à 10 voix de majorité.

M. Mathieu-Bodet succéda à M. Magne au ministère des finances. La discussion du budget de 1875, commencée le 12 juillet, sur le rapport général de M. Léon Say, se termine le 5 août. La Banque de France n'accepta pas la diminution du remboursement, mais, par un nouveau traité, signé le 4 août 1874 et ratifié le 5 par l'Assemblée, elle facilita l'équilibre du budget en se prêtant à une opération de trésorerie : elle mettait à la disposition de l'État une avance de 40 millions[2].

On inaugurait les budgets d'expédients.

D'après la loi de règlement du 22 juillet 1887, voici quels furent les chiffres réels du budget de 1875 :

Francs

Recettes

2.705.431.606,78

Dépenses

2.626.868.028,97

Excédent

78.563.577,81

Un tel résultat prouve que les législateurs eussent pu se fier davantage à l'élasticité et au ressort financier de la France. Quand les affaires sont bien menées et que le pays a confiance en l'avenir, il paye.

Le budget normal faisait face aux besoins de la vie courante ; sensiblement accru, il est vrai, mais les suites de la guerre avaient motivé l'ouverture d'un compte il part, le compte de liquidation. Le 4 août 1874, sur le rapport de M. Gouin, l'Assemblée nationale inscrivit à ce compte, pour 1875, un crédit total de 176.979.000 francs, destiné : au ministère de la guerre, 121 millions ; au ministère de la marine, 10 millions, et à l'arriéré des dépenses de la guerre, 30 millions, etc.

L'Assemblée vote en troisième lecture (28 juillet) une proposition de M. Denormandie affectant une somme de 26 millions de francs aux indemnités à accorder aux victimes des dommages causés par la guerre. Une commission spéciale devait statuer dans les limites de ce crédit, en vue duquel le ministre des finances fut autorisé à créer 52.000 bons de liquidation au porteur, remboursables au pair en vingt-cinq ans et produisant un intérêt de 5 %.

 

La reconstitution de l'armée est une des principales préoccupations du gouvernement et de la nation. Le maréchal de Mac Mahon y tient la main. La crainte de complications extérieures toujours imminentes stimule les bonnes volontés. Jamais l'armée ne trouva dans les autorités gouvernementales, dans les partis, dans le pays tout entier, des dispositions plus constamment favorables et généreuses.

Les sous-officiers forment l'ossature de l'armée, de même que le corps des officiers en représente le cerveau et le système nerveux. Les commissions spéciales mènent de front l'étude de la loi des sous-officiers et de la loi des cadres.

La loi des cadres ne sera pas discutée dans le cours de la session[3]. Mais, vu la nécessité de procurer sans retard aux nouveaux régiments leurs cadres inférieurs et de retenir sous les drapeaux les éléments solides qui ont fait la guerre, l'Assemblée accepte, le 10 juillet, une proposition du général Chareton, relative aux améliorations à apporter à la situation des sous-officiers des armées de terre et de mer.

La considération de la sécurité nationale prime tout ; les avantages suivants sont accordés : une haute-paye de trente centimes par jour aux sous-officiers rengagés et un supplément de vingt centimes après dix ans de service. A partir de trente-cinq ans, ils ont droit, dans certaines conditions spécifiées, à une retraite proportionnelle et, en outre, ils reçoivent une allocation journalière en attendant leur nomination à un des emplois civils qui leur sont réservés par la loi de 1873.

La séance du 17 juillet est consacrée à la rapide discussion du projet qui décide de l'ensemble des mesures prises pour la protection de la nouvelle frontière de l'Est. Ce projet, étudié, depuis deux ans, par la commission de l'armée et dont le général baron de Chabaud La Tour est le rapporteur, se rattache au plan d'ensemble qui fait de Paris le réduit de la France.

Il engage une somme de 88.500.000 francs. L'Assemblée affecte à ces dépenses, en 1874, un premier acompte de n9 millions, à prélever sur les crédits ouverts au département de la guerre, au titre du compte de liquidation.

Le 18 juillet, le général de Cissey, ministre de la guerre, dépose un projet de loi sur l'administration de l'armée, projet préparé par une commission dont M. Léon Bouchard est le rapporteur.

Le 1er août, l'Assemblée adopte la loi réglementant la conscription des chevaux.

Enfin, le 4 août, avant de se séparer, elle vote la loi autorisant le gouvernement à traiter avec les départements et les communes pour assurer, par leur concours, le service du casernement de l'armée : c'est le point de départ d'un travail d'aménagement rendu nécessaire en raison de la nouvelle distribution des troupes sur la surface du pays.

L'armée, fixée dans la plupart des villes importantes, y maintient l'ordre, rien que par sa présence, et elle habitue la population au contact familier et à la démarcation normale des deux éléments et des deux attributions.

 

La réorganisation civile est concomitante à la réorganisation militaire. Le 13 juin, après un travail de deux ans, la commission d'enquête sur, les chemins de fer, les moyens de transport et sur l'ensemble des voies navigables de France, dépose un rapport contenant ses résumés et ses conclusions.

Le percement du Simplon était décidé. La société qui avait pris l'initiative cherchait à amener une entente entre les gouvernements suisse, italien et français. Un projet de résolution concluant au vote d'une somme de 48 millions de francs avait été soumis à l'Assemblée. Mais celle-ci, sur l'avis de la commission des chemins de fer et sur l'initiative de MM. Baragnon et Lepère, prononça le renvoi au gouvernement. C'était un ajournement et presque un enterrement. L'affaire du Simplon était mal engagée.

M. de Lesseps appuyait alors un projet singulier qui consistait à amener les eaux de la Méditerranée dans les terrains bas situés au sud de l'Algérie et de la Tunisie, afin de créer, près des régences africaines, une mer intérieure qu'on prétendait avoir existé autrefois. L'affaire, habilement lancée, intéressait l'opinion. L'Assemblée fut saisie d'une demande de concours ; elle vota (26 juillet) une somme de 10.000 francs pour contribuer aux frais d'études. Mais, avec beaucoup de sagesse, elle s'en tint là.

Les admirables découvertes de Pasteur passionnaient le public. Le 18 juillet, sur le rapport de M. Paul Bert, une loi décerne à l'illustre savant une pension de 12.000 francs à titre de récompense nationale.

 

Un mal terrible frappait la principale richesse du pays, la vigne. Vers 1865-1866, les premières atteintes s'étaient produites presque simultanément dans les départements du Gard et de Vaucluse, dans certaines parties du Bordelais et aux environs de Cognac. Tout à coup, au milieu d'un vignoble florissant, on voyait des ceps jaunir, se faner, s'étioler, le raisin tournait, la feuille rouillait, le plant mourait, des champs entiers périssaient ; le mal inconnu faisait tache d'huile. Aucun des fléaux qui antérieurement avaient frappé la vigne, — et notamment l'oïdium, dont le soufre était venu à bout, — n'avait présenté de tels caractères de propagation mystérieuse et de destruction absolue. On discuta longtemps. De violentes polémiques s'engagèrent entre les vignerons, parmi les savants, devant l'Académie des sciences. On attribuait la maladie nouvelle tantôt à une sécheresse prolongée, tantôt à l'âge de la vigne.

Cependant, des départements de plus en plus nombreux étaient dévastés. En 187o, presque toutes les vignes de la Provence et une partie de celles du Languedoc ; en 1876, le cours du Rhône : l'Hérault, le Gard, la Drôme, les Bouches-du-Rhône. La Bourgogne est menacée.

A la même époque, le Médoc et la Gironde, les Charentes sont entièrement contaminés, tandis que le mal se répand dans les départements circonvoisins. A la fin de 1878, le pays d'outre-Loire est, pour ainsi dire, abîmé sous le fléau. La tache lugubre s'étend jusque dans la Côte-d'Or, d'une part, et, d'autre part, jusque dans le Loiret. Sauf la Champagne, encore indemne, on se résigne à la perte du vignoble français.

Ce fut une immense désolation. L'aspect des champs était lamentable. Le sol étant trop souvent impropre à d'autres cultures, on n'avait même pas le courage d'arracher les vignes défuntes. Les sarments noirs restaient en terre comme les croix d'un cimetière. Ces provinces méridionales, exubérantes, loquaces et rieuses se taisaient. La population émigrait en Amérique, en Algérie. Autour des bastides closes, les jardins étaient abandonnés. La terre n'avait plus ni revenu ni valeur.

Depuis 1865 jusqu'en 1882, la superficie des vignes détruites par le phylloxéra est de 763.799 hectares ; 642.078 furent envahis. Donc, 1.400.000 hectares, la moitié du vignoble français, furent, en moins de quinze ans, ruinés ou compromis. Au lendemain de la guerre, la catastrophe fut telle que l'âme française en parut accablée.

Dès 1868, des viticulteurs de l'Hérault, MM. Planchou, Gaston Bazille et Sahupt, signalaient, sur la vigne malade, l'existence d'un insecte microscopique aux avatars multiples ; cet insecte fut nommé par eux phylloxera vastatrix. Les travaux de M. Planchon, ceux d'une commission officielle présidée par le chimiste Dumas, la mission de M. Planchon en Amérique, les recherches de M. Balbiani au collège de France, éclairèrent peu à peu l'histoire naturelle de ce dangereux parasite de la vigne. L'insecte était originaire d'Amérique ; il avait été introduit en France par des plants américains. On constata que certaines espèces américaines, sans être indemnes, résistaient mieux que la vigne française.

Les procédés de traitement se précisèrent. M. Bayle, aux environs d'Aygues-Mortes, reconnut l'immunité des vignes poussant dans les sables calcaires et humides de cette région. M. Louis Faucon, à Graveson, obtint en 1869 des résultats remarquables par la submersion et l'inondation prolongée des vignobles. Le baron Thénard et, après lui, M. Dumas établissent les effets salutaires du sulfure de carbone. En 1876, M. Talabot, de la compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée, aidé par M. Marion, crée un outillage pratique permettant l'emploi généralisé du remède. Enfin, on a observé déjà que certains cépages américains — l'Æstivalis, le Riparia, le Rupestris, le Labroussem — résistent à l'insecte, qui n'attaque guère que leur écorce. Comme ces espèces produisent des vins de qualité médiocre, le procédé du 'greffage sur plant américain commence à se répandre, grâce aux efforts de l'école d'agriculture de Montpellier et aux beaux travaux du professeur Grasset.. De riches propriétaires, comme Mme la duchesse de Fitz-James, donnent l'exemple. Partout, la défense s'organise. Le pays, après une première surprise, se reprend et tend les ressorts de sort intelligence, de son activité, les ressources de son crédit en vue d'une renaissance, qui pourtant parait bien incertaine encore.

La question préoccupe depuis longtemps les pouvoirs publics. L'Assemblée nationale ne la perd pas de vue. Dans la session de 1874, le nt juillet, après déclaration d'urgence, sur la proposition de M. Destremx, elle institue un prix de 300.000 francs en faveur de l'invention d'un moyen efficace et économique applicable dans la généralité des terrains, pour détruire le phylloxéra et empêcher ses ravages[4]. Ce n'est qu'une marque d'attention et de bonne volonté. Mais déjà l'Assemblée a inauguré les premières éludes : elles aboutiront à ces lois de 1878 et de 1879 qui apporteront aux régions dévastées une aide plus efficace[5].

 

Ce devoir de protection et d'assistance mutuelle qui relie entre elles les régions, les professions, les familles d'une mime nation et qui est, en somme, l'essence de la conception de l'Étal, ne laisse pas l'Assemblée nationale indifférente. Elle se garderait bien d'admettre qu'il y a. selon le mot redoutable, une question sociale : mais elle commence à se préoccuper de certaines questions sociales, c'est-à-dire qu'elle ne contredit pas absolument an principe de l'ingérence de l'État dans les relations particulières concernant l'organisation du travail.

Au lendemain de la Commune, toute thèse, tout système, toute réforme, qui paraîtrait céder aux exigences des nouvelles écoles socialistes, lui est en appréhension, en horreur. Bourgeoise et timorée, elle recherche les solutions moyennes et apaisantes. On ne pourrait dire qu'elle ferme volontairement les yeux, mais elle les voile d'une main tremblante, dans l'inquiétude de la lumière.

Ses convictions, ses sentiments sont complexes. La vieille rigueur patronale qui, dans les rapports de maitres à ouvriers, ne vent rien connaître que l'autorité d'une part et l'obéissance de l'autre, n'a pas encore fléchi. Concession, c'est confusion : le péril social et le péril politique sont les mêmes. Toute revendication est un désordre.

Mais il en est qu'un premier attendrissement ou un premier avertissement ont émus ! Ils voudraient savoir, toucher les plaies, essayer tout au moins : embarrassés et gauches entre la tradition respectée et l'avenir entrevu. Le sentiment chrétien éveille et trouble certaines consciences. Elles connaissent les affreuses misères dont l'industrialisme moderne a accablé les classes les plus pauvres, et elles en gémissent. Elles ont un maître, Le Play.

La leçon de ce vaillant cœur, de cet esprit original, a pénétré profondément : elle invoque précisément la parole du Christ. Elle a relevé un nombre considérable de faits et de fautes à la charge de la société moderne. Elle avait eu l'autorité d'une prophétie, en annonçant, avant 1870, les malheurs qui devaient frapper la France. D'après elle, c'était, dans une orientation morale énergique que l'on trouverait les voies du relèvement. Répandue et comme diffuse dans la partie du pays éclairée et dans les groupes de la majorité, elle s'adaptait à leurs dispositions intimes, donnait à leurs aspirations un peu vagues un objet et une forme.

C'est à ces dispositions que répondait la motion déposée, le 24 avril 1872, par le duc d'Audiffret-Pasquier, et tendant à ouvrir une enquête parlementaire sur les conditions du travail en France. L'enquête fut ordonnée.

Les travaux de la commission élue pour procéder à ces nouvelles recherches se prolongèrent d'avril 1872 à la fin de l'année 1875. Conformes aux tendances instinctives de l'Assemblée, les résultats de l'enquête sont peu précis en ce qui touche la doctrine et le système juridique, utiles et prévoyantes en ce qui concerne les applications immédiates et le secours ; parmi les timidités bourgeoises, on sent un souille de ce socialisme paternel et patronal, à tendance évangélique, que les socialistes chrétiens allaient mettre en honneur et que les socialistes politiques ont en méfiance.

Devant la commission il y eut de longs et importants débats. Ils aboutirent, d'ailleurs, à une scission qui entrava toute résolution et toute mesure effective. Il s'agissait des associations ouvrières ou syndicats.

Les vieilles traditions individualistes de la Révolution, interdisant les associations professionnelles, avaient été battues en brèche depuis longtemps, d'abord par les faits eux-mêmes, plus forts que toutes les lois, puis par la doctrine, enfin par l'exemple de l'étranger et notamment de ces fameuses Trades-Unions qui, à ce moment même, touchaient à leur apogée par l'entrée, à la Chambre des communes, de deux ouvriers, Thomas Burth et Macdonald. En France, ces événements étaient suivis d'un peu loin, suivis cependant.

La commission comptait des défenseurs énergiques de la liberté d'association. L'Union républicaine avait, dès 1871, demandé l'abrogation des articles 291 à 294 du code pénal qui règlent la matière des associations. Les vues de ce parti devaient se préciser bientôt dans le projet Lockroy, déposé le 4 juillet 1876 et qui avait pour objet la constitution et l'organisation des syndicats professionnels.

Mais la majorité de la commission, sous l'impulsion de son vice-président, M. Ducarre, se détourne de toute innovation et même de toute investigation dans ce sens. Elle refuse de faire figurer à son questionnaire aucune demande d'information relative aux associations ouvrières et spécialement aux chambres syndicales. Par contre, les ouvriers, mis en méfiance, se dérobent : les procès-verbaux ne comprennent aucune déposition ouvrière. Entre ces deux partis pris opposés, les esprits libéraux, conscients du devoir généreux que les crises récentes imposaient au législateur, furent écrasés. Le rapport de M. Talion, député, dont les tendances étaient favorables au mouvement de coopération, ne fut pas adopté par la commission et, par conséquent, ne fut pas publié par elle : la majorité laissait passer une occasion unique d'ouvrir pacifiquement la France nouvelle aux problèmes de l'avenir. Tant l'esprit de caste est hautain et froid[6] !

Les travaux de la commission furent résumés dans deux rapports présentés, l'un, le 27 juillet 1875, par M. le comte de Melun, sur la situation matérielle et morale des ouvriers ; l'autre, le 2 août, par M. Ducarre, sur la question des salaires et des relations entre les patrons et les ouvriers.

Le rapport de M. le comte de Melun concluait par des considérations assez vagues sur les tendances de l'ouvrier moderne, sur le développement éventuel des assurances, des caisses mutuelles, des coopératives de consommation et par un appel au sentiment divin développé chez tous par une sage et religieuse éducation. M. Ducarre entrait davantage dans le vif du débat, mais il s'élevait contre le mouvement général qui semblait un retour au régime des corporations, corps de métiers, maîtrises et jurandes. Il demandait le maintien de la loi de 1791 sur les associations et combattait vivement la panacée du syndicat ; il se prononçait sans concession et sans atténuation, de la manière la plus absolue, pour la liberté individuelle du travail. C'était l'économisme traditionnel dans toute sa rigueur.

Cette attitude volontairement négative est d'autant plus caractéristique qu'elle contraste avec les solutions positives où se porte l'Assemblée, dès que les luttes de systèmes sont écartées. Cette même commission suivit les honorables Ambroise Joubert et — l'auteur du rapport désavoué — dans leur proposition qui aboutit à la loi du 19 mai 1874 (promulguée le 3 juin) sur la protection du travail des enfants et des filles mineures employés dans l'industrie, — à laquelle il fuit joindre la loi du 7 décembre 1874 sur la protection des enfants dans les professions ambulantes. Les principales dispositions de la loi du 19 mai non seulement visent l'âge de l'admission — douze ans au plus tôt, sauf, dans quelques rares exceptions, dix ans —, la durée du travail — six heures avant douze ans, douze heures après cet âge, avec interdiction du travail de nuit, du dimanche et des fêtes jusqu'à seize ans pour les garçons et jusqu'à vingt et un pour les filles —, mais aussi veillent à l'instruction des jeunes ouvriers, en créant en ce sens une obligation qui s'introduit par là, pour la première fois, dans la législation.

Un des effets non moindres de celle mesure législative et des circulaires qui la unirent à exécution (circulaires de MM. de Meaux et Grivart, ministres du commerce en 1874 et 1875) fut la création d'un corps de quinze inspecteurs divisionnaires, nommés et rétribués par le gouvernement, ayant, aux termes de la loi, entrée,  soit de jour, soit de nuit, et aussi fréquente que possible, dans les établissements, manufactures, ateliers et chantiers. La vigilance publique forçait donc, pour le plus grand bien des masses populaires, la porte de la citadelle où s'était enfermée jusque-là l'habile défense de l'exploitation non contrôlée, sous le prétexte de la liberté du travail.

Un jugement à la fois optimiste et équitable reconnaitra dans ces actes le résultat du progrès des mœurs, de l'accroissement des lumières, le développement de cette pitié collective qui s'affirme comme la grande transformation morale dans le siècle finissant.

Au cours de cette même année 1874, l'Assemblée nationale vote la loi Roussel sur la protection des enfants du premier âge et, en particulier, des nourrissons. Ce n'est plus seulement entre le patron et l'ouvrier, c'est entre les parents et l'enfant que la surveillance de l'État se glisse. Le secours social vient en aide à la négligence ou à la misère familiales. L'économie de cette loi (inspirée par le souci que cause aux esprits attentifs la diminution de la natalité) est exprimée dans son article premier : Tout enfant âgé de moins de deux ans, qui est placé, moyennant salaire, en nourrice, en sevrage ou en garde hors du domicile de ses parents, devient, par ce fait, l'objet d'une surveillance de l'autorité publique, ayant pour objet de protéger sa vie et sa santé.

 

Le contre-coup des événements de 1870-1871 affecte, d'autre part, la direction morale du pays. La partie la plus éclairée, la plus sensible, la plus nerveuse de la nation, la bourgeoisie, a fait un retour sur elle-même : elle est remuée, sinon transformée.

La bourgeoisie encore dirigeante s'occupe de sa préparation et de ce qui touche à son recrutement : c'est-à-dire les études universitaires. Aussitôt après la guerre, on a porté les yeux sur les méthodes d'instruction et d'éducation. La réforme de l'enseignement primaire sera, pendant de longues années, le champ clos des partis : déjà, les grands débats se sont engagés sur l'organisation de l'enseignement supérieur. L'enseignement secondaire est également sur le tapis : n'a-t-il pas, pour consécration, le diplôme qui ouvre la porte du mandarinat bourgeois : le baccalauréat[7] ?

Vers la fin de l'empire, l'organisation des études dans les lycées avait été vivement et justement critiquée. M. Duruy avait été un précurseur. Après la guerre, les critiques se multiplièrent ; l'esprit de réforme se leva. On blâma l'inertie, la routine où s'était attardée l'Université, héritière des méthodes jésuites : on s'en prit à l'esprit classique, à ce faux esprit classique, fils de l'humanitarisme bâtard du XVIIIe siècle, qui mettait tout l'art de l'éducation dans la préparation à la composition latine et à la composition française. L'internat, le baccalauréat, eurent leur part tic responsabilité dans les défaites.

Malheureusement, la polémique fut plus ardente que profonde. Les professeurs seuls parlèrent. Le problème hautement social et moral resta ainsi enfermé dans les limites d'un tournoi scolaire. Un livre émanant d'une personnalité considérable eut, sur la réforme de l'enseignement secondaire, la plus réelle influence : c'est le livre de M. Michel Bréal : Quelques mots sur l'Instruction publique[8]. L'autorité de l'exemple allemand y était invoquée avec force, les vices de méthode de l'Université étaient dénoncés avec éloquence, certains remèdes, exposés avec précision ; mais le fond même du débat, c'est-à-dire le rôle social de la bourgeoisie au milieu de la démocratie, n'était pas touché. L'arche sainte, le baccalauréat, était respecté et consacré.

Une réforme ainsi rétrécie était d'avance une réforme manquée. Le résultat de ces polémiques fut le décret du 25 juillet 1874, modifiant, par le régime du baccalauréat ès lettres, celui de l'enseignement secondaire. Les caractéristiques des nouveaux programmes sont les suivantes : L'examen est subi désormais en deux épreuves, l'une à la fin de la classe de rhétorique, l'antre à la fin de la classe de philosophie. La pratique du vers latin est supprimée, tuais les deux compositions de la première épreuve sont encore une version latine et une composition en latin ; les interrogations portent surtout sur des lectures d'auteurs latins et grecs ; trait marquant, les études grecques fléchissent. La deuxième épreuve, celle qui suivra désormais la classe de philosophie, comprendra une composition française et la traduction d'un texte de langue vivante ; à l'oral, des interrogations sur la philosophie, l'histoire, les sciences et une langue vivante. En un mot, réforme extrêmement prudente, à caractère universitaire accusé.

L'Université change son fusil d'épaule : au lieu de rhétoriciens, elle s'applique à faire des grammairiens. Les exigences de la vie moderne ne se font jour que par la place nouvelle attribuée aux langues vivantes.

 

II

La chute du duc de Broglie avait laissé le duc Decazes au quai d'Orsay. Celui-ci, avec son esprit fin, son caractère facile, son air dépris, un habile pessimisme qui tendait à le rendre indispensable, s'était conquis les bonnes grâces du maréchal, de l'entourage, de ses collègues, de l'Assemblée. Il était dans cette période où le demi-mystère qui règne autour des affaires diplomatiques donne, aux ministres qui s'affirment, de l'autorité et du bonheur.

Si cette impression était celle des spectateurs, il y avait, pour l'acteur principal du drame qui se poursuivait avec l'Allemagne, des nuits pénibles et des réveils anxieux. On était toujours sur le qui-vive au sujet des intentions du prince de Bismarck et, soit par nature, soit, par calcul, il laissait entendre trop souvent qu'il voulait le pire.

Le duc Decazes écrivait, le 9 mars 1874, à un de ses confidents : Je ne sais si je vous ai dit qu'au commencement de l'hiver et dès sa rentrée à Berlin, le prince de Bismarck avait cherché lord Odo Russell (ambassadeur d'Angleterre en Allemagne) et lui avait déclaré qu'il voulait en finir avec la France, que la Russie ne saurait y mettre obstacle et que, d'accord avec cette puissance, il partagerait l'Autriche si celle-ci faisait mine de s'y opposer. Cette confidence explique l'émotion prolongée et persistante que nous constatons dans le monde officiel anglais[9]... Le monde diplomatique s'entend à faire circuler ces nouvelles impressionnantes qui, descendant par des canaux souterrains dans le monde des affaires, y entretiennent un état d'alarme et, entre les puissances, un état de zizanie qui peut avoir ses avantages.

En fait, M. de Bismarck ne couvait pas de si noirs desseins[10]. On peut croire, en gros, les confidences qu'il fit au prince Orloff, ambassadeur de Russie en France, dans un entretien qu'il eut avec celui-ci, vers la fin de février 1874, et dont le duc Decazes sut se procurer, un peu plus tard, la relation : M. de Bismarck demande tout d'un coup assez brusquement au prince Orloff ce qu'on disait de l'Allemagne en France et en Europe. — Désirez-vous savoir tout ce qui se dit ? lui répliqua son interlocuteur. Sur la réponse affirmative de M. de Bismarck, le prince Orloff lui déclara qu'on était très préoccupé, non seulement à Paris, mais encore à Vienne et à Saint-Pétersbourg, des projets de conquête de l'Allemagne, à laquelle on supposait l'intention de prendre une grande ligne de côtes en absorbant la hollande, la Belgique, la Picardie et la Normandie, et de créer, avec la Bourgogne et la Franche-Comté, un royaume relevant de l'Allemagne au profit du prince Frédéric-Charles. M. de Bismarck se récria avec une grande énergie, protestant contre toute idée de guerre et de conquête et assurant qu'il n'avait aucune idée d'envahir de nouveau la France. Le prince Orloff demanda alors si cette volonté pacifique était absolue ; il insinua qu'elle se modifierait peut-être au cas où certains changements se produiraient dans le gouvernement français, ou si celui-ci réussissait dans ses efforts pour retrouver des alliances et réparer ses forces militaires. M. de Bismarck répondit à peu prés ainsi : — La France peut se refaire une armée, si elle le veut ; il lui faudra pour cela bien du temps : c'est son droit. Elle peut tenter de se créer des alliés, votre pays, par exemple, nous n'avons pas à nous y opposer ; nous saurions, dans de telles éventualités, maintenir notre supériorité militaire et modifier notre système d'alliances ; mais il y a une chose que nous ne souffririons pas, c'est que la France devint cléricale, qu'elle cherchât à grouper autour d'elle les éléments de cléricalisme qui existent en Allemagne et dans tous les pays de l'Europe. Cela constituerait un danger pour nous, pour l'idée même de l'État.

Le prince Oda' voulut connaître l'opinion de M. de Bismarck sur le gouvernement du maréchal : le considérait-il comme clérical ? M. de Bismarck répondit : — Pas absolument, mais dans une mesure suffisante pour que nous devions être attentifs. Il ajouta que ce qu'il aimait dans le gouvernement de M. Thiers, — dont il fit le plus grand éloge, — c'est qu'il était un gouvernement moderne, indépendant du cléricalisme... Le récit de l'entretien se termine par cette remarque, qui peint au vif les traits du chancelier : Dans cette appréciation, comme dans toutes celles que le prince de Bismarck formule aujourd'hui, on retrouve un parti pris passionné de n'envisager les questions qu'au point de vue du cléricalisme, qui est devenu sa préoccupation exclusive et presque maladive[11].

Il en était ainsi, en effet, et rien n'éclaire les relations internationales a cette époque comme la connaissance de cette disposition du chancelier allemand. Le duc Decazes, exactement renseigné, se rendait compte du péril que le parti pris passionné et agressif du prince de Bismarck à l'égard des tendances que représentait, en somme, le gouvernement du maréchal de Mac Mahon, pouvait soudain faire courir à la paix. Il s'exagérait même ce péril. Ainsi s'explique l'état d'appréhension vigilante et de surveillance émue où s'entretenait de lui-même le ministre des affaires étrangères français. Il se sentait englobé dans la méfiance hostile que le prince de Bismarck avait pour les hommes de droite. La fureur anti-ultramontaine du prince ne laissait à celui-ci aucune équité ni aucune mesure à l'égard de tout ce qui lui paraissait avoir des attaches avec la politique blanche en Europe.

Dans sa lettre, déjà citée, du 9 mars 1874, le duc Decazes mêle et rapproche, comme ils l'étaient dans la réalité, les deux ordres d'inquiétude. Il aborde la question du futur conclave, dont on parlait beaucoup li ce moment. Il exprime le désir que ce conclave soit indépendant : — J'espère qu'il le sera, ajoute-t-il ; tout le monde le croit. Mais il faut que les cardinaux le Croient également pour que je sois assuré qu'ils renonceront à cette fatale pensée de quitter Rome. C'est ma suprême terreur. Si les cardinaux avaient la malheureuse pensée de se retirer et de se réunir en France, je suis convaincu que M. de Bismarck considérerait le prétexte comme suffisant, et rien ne l'arrêterait plus[12]. Voilà bien les deux cauchemars : Rome et l'Allemagne ; le conclave et l'invasion ! Ajoutons, pour n'omettre aucune nuance, qu'il y avait un peu de jeu là-dedans, et que le fin gascon n'était pas toujours la dupe des paniques qu'il s'efforçait de répandre.

Pourtant, la crainte l'emportait. Ou était si mal armé, si mal soutenu, les partis étaient si imprudents, la campagne adverse si bien menée !

L'attentat de Kissinger contre M. de Bismarck jetait bientôt un nouvel aliment sur le feu des colères du prince-chancelier. Un ouvrier tonnelier de Magdebourg tirait sur lui, le 13 juillet, un coup de pistolet et le blessait à l'avant-bras. Quelque temps après, le prince de Bismarck fit, dans un discours au Reichstag, le récit suivant : — Je suis allé voir cet homme dans sa prison ; quand j'ai été en face de lui, je lui ai demandé : Vous ne me connaissiez pas, pourquoi donc avez-vous voulu me tuer ? Cet homme m'a répondu : — A cause des lois ecclésiastiques en Allemagne. Je lui ai demandé ensuite s'il croyait par là améliorer les choses. Il a répondu : — Cela va si mal que cela ne peut empirer. Je me suis convaincu qu'il a attrapé cette phrase quelque part dans les sociétés. Puis il a dit encore : — Vous avez offensé mon parti. Je lui dis : — Quel est votre parti ? Là-dessus, il a répliqué devant témoins : — Le parti du centre au Reichstag. — Messieurs, répudiez cet homme tant que vous voudrez. Il se cramponne à vos pans d'habits[13].

Tel était aux yeux de M. de Bismarck l'entrelacement des faits et des doctrines ; c'est donc vers Rome qu'il faut tourner les yeux.

Bismarck avait affaire ici à un partenaire bien embarrassant : c'était Pie IX. Le pape, avec sa brusquerie, sa rondeur, la complaisance qu'il mettait à s'enfoncer dans son rôle de martyr, était justement l'homme qui pouvait le mieux déjouer les combinaisons astucieuses et brutales du chancelier. Celui-ci ne savait à quel procédé recourir. Il invoquait la loi des garanties auprès du gouvernement italien qui faisait la sourde oreille ; il adressait aux puissances des circulaires en vue du futur conclave, mais on ne répondait pas. Ses violences mêmes rapprochaient tous ses adversaires : la France, l'impératrice Augusta, le parti féodal, le comte d'Arnim, le vicomte de Gontaut-Biron, et même le prince Gortschakoff, qui comptait les coups et s'amusait à railler ces inutiles assauts contre un vieillard sans force et sans défense.

Le bon pape prenait un plaisir non moindre à exaspérer l'Hercule irrité et impuissant. Le 21 juin 1874, à l'occasion du vingt-huitième anniversaire de son avènement au pontificat, il avait prononcé une allocution dirigée surtout contre les esprits pondérés qui cherchaient une transaction : On nous conseille une trêve, un modus vivendi, disait-il. Et pourrait-on jamais conduire à bonne fin un tel projet avec un adversaire qui tient continuellement en main et le modus nocendi (le moyen de nuire), et le modus auferendi (le moyen de confisquer), et le modus destruendi (le moyen de détruire), et le modus occidendi (le moyen de tuer) ? Est-il possible que le calme fasse alliance avec la tempête, pendant que celle-ci mugit et frémit, abattant, déracinant, détruisant tout ce qu'elle trouve devant elle ? Que ferons-nous donc, nous, vénérables frères, à qui il a été dit : Statis in domo Dei et in atriis domus Dei nostri ? Nous resterons unis avec l'épiscopat qui, en Allemagne, au Brésil et partout octobre dans l'Église catholique, donne des preuves lumineuses de constance et de fermeté[14].

De tous les points du globe, des foules pieuses venaient à Rome lever les mains vers la blanche figure qui se montrait aux fenêtres du Vatican. Les pèlerins français étaient les plus nombreux, et les évêques de France toujours au premier rang. Mgr Guibert, cardinal-archevêque de Paris, de retour d'un de ces pèlerinages, publiait une lettre violente contre le gouvernement du roi Victor-Emmanuel. Sur les instances amicales de l'ambassadeur d'Italie, le gouvernement français, dans un communiqué publié au Journal officiel du 31 juillet, manifeste son regret de la publication de cette lettre. Le due Decazes se plaignait, dans ses correspondances à ses intimes, de l'attitude de nos inopportunistes, comme il disait joliment.

Le gouvernement était attaqué à droite et à gauche, obligé de faire face des deux côtés à la fois, à l'heure même où, toujours dans cc même esprit de condescendance à l'égard des puissances étrangères, il se croyait obligé de prendre une autre mesure plus grave : le rappel de l'Orénoque.

L'Orénoque, en station dans le port de Civita-Vecchia, avait été maintenu, par le gouvernement de M. Thiers, à la disposition du pape Pie IX. Non seulement la présence de ce bâtiment de guerre était une sauvegarde, mais elle constituait une sorte de reconnaissance permanente et tacite de la survivance du pouvoir temporel. Le port de Civita-Vecchia faisant désormais partie du royaume italien, la situation officielle de l'Orénoque n'était pas en conformité avec les règles du droit maritime international. Le gouvernement italien insistait pour que le gouvernement français rappelât l'Orénoque. On parlait d'une intervention de l'Allemagne, d'un casus belli.

Le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, était à Rome. Il s'était rendu, le 13 octobre, de bonne heure, au Vatican, pour assister à la promenade du Pape. Pie IX sortit de ses appartements à midi moins un quart. Le cardinal Guidi, le cardinal de Bonnechose, Mgr Hassoun, patriarche de Jérusalem, et le vieux baron Visconti le suivirent. Pie IX avait vieilli et portait sur ses traits les marques de la tristesse. Il marchait péniblement, s'appuyant sur une canne et causant peu... Il s'arrête tout à coup et, les deux mains sur sa canne, levant les yeux vers le cardinal français : Eh bien, dit-il, Monsieur le cardinal, on retire l'Orénoque ? Le pape reprit alors sa promenade ; puis, s'arrêtant encore et agitant sa canne sur le pavement :Oui, oui, reprend-il, on retire l'Orénoque. M. de Corcelle, que j'ai vu ce matin, m'en a apporté la nouvelle[15]. La promenade s'acheva, le pape s'assit dans la bibliothèque. Plusieurs fois, il dit qu'il vieillissait, qu'il pensait à se préparer à la mort et sa tête blanche branlait sur sa poitrine... Le soir même, le pape revit le cardinal. Il lui montra les lettres échangées avec le maréchal de Mac Mahon au sujet du retrait de l'Orénoque.Je n'ai pas demandé l'Orénoque, dit-il, qu'on le retire si on veut. Civita-Vecchia est bien loin. L'Orénoque était à vingt-quatre heures du Vatican ; son secours me serait de peu. Mais l'humiliation de la France est grande, et j'en gémis. Comme le cardinal lui demandait ce qu'il y avait à faire :Rien, répondit-il ; quand on prévoit que tout ce qu'on dira ne servira de rien, il vaut mieux se taire[16].

A la commission de permanence, le duc Decazes, interpellé, le 15 octobre, par M. de La Bouillerie, au sujet du rappel de l'Orénoque, se tira d'affaire par quelques paroles évasives. Le duc de Broglie clôt l'incident par ces lignes insérées dans sou ouvrage sur la mission de M. de Gontaut-Biron : Rien n'égale la résignation touchante avec laquelle le pape Pie IX vit disparaître, sans adresser à la France le moindre reproche, cette dernière marque de son impuissante sympathie[17].

Le grief de la politique blanche, si habilement soulevé par le prince de Bismarck contre le gouvernement du maréchal de Mac Mt-thon, allait causer à celui-ci d'autres soucis et motiver, sur un autre point de l'Europe, une intervention non moins désagréable de l'Allemagne : il s'agit de l'Espagne.

Ce qui se passe en Espagne a, de tout temps, intéressé la France ; mais, surtout depuis la guerre de 1870.

L'Espagne était, depuis 1868, en pleine crise, révolutionnaire, en pleine guerre civile. La faible République de Castelar a fait place à la dictature du maréchal Serrano. On parle, de nouveau, de la candidature d'un Hohenzollern au trône d'Espagne. La mission du comte de Hatzfeld à Madrid a paru tout au moins singulière. Dans le nord de la péninsule, les carlistes sont aux prises avec les troupes du vieux maréchal Coucha. Celui-ci les force à lever le siège de Bilbao : mais, bientôt après, le 29 juin, à Mura, non loin d'Estella, il est frappé d'une balle aux avant-postes. Les carlistes profitent de la panique, mettent son armée en déroute et font 5.000 prisonniers. Des excès sans nombre signalent la nouvelle offensive carliste. Le prétendant lance une proclamation où il affirme son droit royal et où il traite le reste de la nation espagnole en rebelle (16 juillet 1874).

On accuse ouvertement la France de favoriser les carlistes, de faciliter le transit des armes et de laisser les soldats du prétendant aller et venir sur la frontière. Le marquis de la Vega de Armijo, chargé d'une mission à Paris, remet au duc Decazes une note assez hautaine où il expose ses plaintes et demande des sûretés (16 juillet). Le duc Decazes répond par un mémorandum où il établit, sans peine, la bonne foi du gouvernement français ; il prouve que le transit des armes est l'objet d'une contrebande active, et que les fonctionnaires espagnols sont les premiers à faciliter l'entrée des fusils venus par mer d'Angleterre. Cette démonstration est trop sincère et trop probante pour satisfaire un gouvernement qui voudrait se dissimuler ses propres responsabilités.

On parle d'une intervention allemande appuyant les démarches de l'Espagne auprès du gouvernement français.

Le 6 août, le gouvernement allemand adresse aux cinq grandes puissances une dépêche les invitant à reconnaître le gouvernement du maréchal Serrano. Le prince de Bismarck avait compté sans la complexité des situations européennes. Tandis que l'Angleterre, l'Italie, l'Autriche, la France même, donnent leur assentiment à la proposition, la Russie refuse d'entrer en relations avec un gouvernement qui avait, à ses yeux, un caractère révolutionnaire. Ce fut un échec inattendu pour le chancelier ; il dut s'en expliquer assez amèrement devant le Reichstag. L'ensemble de l'incident le confirmait dans ce soupçon d'une politique blanche qui passait, chez lui, à l'état de hantise.

Au même moment, le comte de Chambord proclamait, par une adhésion solennelle au manifeste de don  Carlos, l'unité de la maison de Bourbon. Quel embarras pour les royalistes mitigés qui sont au pouvoir en France ! Dans la séance du 3 septembre de la commission de permanence, M. de La Bouillerie interpelle sur la reconnaissance du gouvernement espagnol. Le duc Decazes n'est pas là : le ministre de l'intérieur répond que c'est un fait acquis ; on n'insiste pas.

Le gouvernement français suit la logique de son altitude en accréditant un ambassadeur près du maréchal Serrano : c'est M. de Chaudordy, ami personnel du duc Decazes, et qui avait joué un rôle près de M. Gambetta aux temps de la Défense nationale.

Le marquis de la Vega de Armijo est, réciproquement, accrédité comme ambassadeur près du gouvernement du maréchal de Mac Mahon. En remettant ses  lettres de créance, le 11 septembre, il ne se départit pas de son attitude froide, tandis qu'à Madrid le maréchal Serrano fait un accueil singulièrement prévenant il la mission allemande de M. de Ludolf, nommé ambassadeur, et de M. de Hatzfeldt.

L'Allemagne poursuit-elle le plan d'enserrer la France dans l'étau d'une double hostilité sur le Rhin et au delà des Pyrénées ? Le marquis de la Vega de Armijo exige la suspension de l'Univers, qui a traité avec la dernière violence le gouvernement espagnol. Le !i octobre, le même ambassadeur adresse au duc Decazes une  nouvelle note, qui reprochait aux autorités de la frontière des connivences carlistes. Celui-ci, très ému au fond, répondit point par point et étouffa l'incident sous les formalités placides d'un protocole.

Il commençait à respirer parce qu'il avait vent d'une solution qui était la meilleure que pussent désirer la France et le ministère : sous main, on préparait la restauration de la monarchie constitutionnelle, au profit du prince des Asturies, Alphonse, fils de la reine Isabelle.

Le 28 novembre, le jeune prince lançait un manifeste, où il se déclarait, en vertu de l'abdication solennelle de son auguste mère, aussi généreuse qu'infortunée, l'unique représentant du droit monarchique en Espagne ; le 29 décembre, le maréchal Martinez Campos, à la tète de deux bataillons, se prononçait à Murviedo (Valence), en faveur du prince des Asturies. Les armées du Centre, celle du Nord qui, sous le commandement du maréchal Serrano lui-même, avaient repris campagne contre les carlistes, les garnisons de Madrid et des grandes villes suivaient cet exemple. Après une résistance de pure forme, le gouvernement cède la place au cabinet Canovas del Castillo, qui rappela le prince. Celui-ci quitta aussitôt Paris, où il était près de sa mère et de ses oncle et tante, le duc et la duchesse de Montpensier. Le duc Decazes l'avait vu et avait pu le féliciter l'un des premiers. Il contribuait, dans une juste mesure, à la restauration d'une dynastie qui devait clore, en Espagne, l'ère des révolutions. Le duc Decazes écrivait, à ce sujet, au comte de Chaudordy (9 janvier 1875) : J'ai eu à plusieurs reprises avec S. M., dans son palais et chez le duc de Montpensier, aussi bien qu'avec M. Elduayen, de longs entretiens... Nous pouvons faire bonne garde sur la frontière et nous n'y manquerons pas. Je l'ai dit au jeune prince, en ajoutant que je le priais de s'en rapporter à moi et de ne s'inquiéter, en aucun cas, des propos que l'on pourrait tenir... On peut dire que le jeune roi laisse derrière lui les meilleures impressions et n'emporte aussi de France qu'un souvenir reconnaissant. Et... maintenant, que Dieu le protège et le guide dans cette œuvre difficile qui lui incombe[18]. En somme, la solution était heureuse et retirait au duc Decazes un grave sujet de préoccupations.

 

Le ministre suivait alors, avec une attention non moindre, certains mouvements qui paraissaient se produire dans les cabinets européens et qui indiquaient comme un désir d'échapper à l'exigeante autorité bismarckienne.

Franchement, on en avait assez. Les manières du grand homme étaient trop brusques, ses succès trop fréquents, trop éclatants et trop vantés. Les jalousies professionnelles sont de toutes les professions, même de celles qui prétendent à la conduite des hommes. Le monde des gouvernants est une coterie comme les autres, plus haute et plus dispersée, voilà tout.

Un premier indice de ces dispositions avait été le refus de la Russie de reconnaitre le gouvernement espagnol. M. de Bismarck, qui avait déterminé, non sans peine, l'empereur Guillaume à prendre cette initiative, avait compris la leçon. Il accumulait les motifs d'en vouloir à Gortschakoff et Gortschakoff faisait la liste des griefs qu'il avait contre Bismarck. Il n'est tel que les anciens amis pour s'entendre à ces comptabilités rancunières.

Le prince Gortschakoff se sentait vieillir sans avoir accompli l'œuvre qu'avait rêvée son génie inquiet. Il avait dit un jour à M. de Bismarck : Je ne veux pas filer comme une lampe qui s'éteint : il faut que je me couche comme un astre[19].

L'autre chancelier n'était pas seul en Russie à s'offusquer de l'éclat croissant de l'astre bismarckien. En général, le parti vieux-russe et, à la cour, les entourages du prince héritier ne cachaient pas des sentiments analogues. Le chancelier allemand retrouvait là l'opposition souple et persistante qu'il attribuait à l'influence des Anglaises[20].

On écrivait de Saint-Pétersbourg : Il s'est formé, notamment au palais d'Anitchkof, résidence du tsarevitech, un petit groupe antiprussien des plus ostensiblement agressifs. Il se compose du tsarevitch d'abord, de la tsarevna, de la princesse de Galles, les plus animés de tous ; du prince royal de Danemark et de quelques autres, auxquels se joignent la grande-duchesse de Leuchtenberg et, je ne sais trop pourquoi, la grande-duchesse Constantin, princesse allemande cependant. On racontait des anecdotes plus ou moins authentiques que le bavardage de cour grossissait : C'était à un souper, et le jour où était parvenu à Saint-Pétersbourg le compte rendu du discours de M. Teutsch au Reichstag (18 février 1874) ; la grande-duchesse Marie, interpellant le prince de Reuss, ambassadeur d'Allemagne, lui dit : — Monsieur l'ambassadeur, je bois à la santé de l'empereur Guillaume, puisqu'il est mon oncle, et je bois en même temps à l'Alsace-Lorraine. Puis, un instant après, le prince de Reuss n'ayant pas soufflé mot, la grande-duchesse, reprenant son verre rempli de champagne, dit une seconde fois : — Mesdames et Messieurs, je bois au retour à la France de l'Alsace et de la Lorraine. L'ambassadeur resta impassible ; mais, à peine levé de table, il prit son chapeau et disparut[21].

Ce n'étaient là que des saillies. La fidélité de l'empereur Alexandre à son amitié pour l'empereur Guillaume donnait au prince de Bismarck une sécurité entière. Cependant, il s'apercevait que Gorstchakoff mettait la main dans la correspondance intime de l'oncle et du neveu[22]. On sentait la Russie devenir peu à peu plus indépendante et plus méfiante.

L'éternelle question d'Orient évoluait vers une crise nouvelle. L'Autriche, refoulée de l'Allemagne sur le Danube, pesait sur les nationalités chrétiennes. La Serbie cherchait à dégager sa forme constitutionnelle et son avenir sous l'autorité restaurée des Obrenovitch. La Roumanie était encore placée sous la suzeraineté nominale du sultan, mais elle venait de soulever une difficulté internationale des plus délicates en réclamant le droit de conclure directement avec les pays étrangers ses traités de commerce : c'était une nouvelle atteinte à la base de la paix orientale, le traité de Paris de 1856.

Les puissances la soutenaient dans ses prétentions, malgré les clameurs de la Sublime-Porte et les résistances secrètes de l'Autriche. Partout, dans l'empire ottoman, les populations chrétiennes s'agitaient. On demandait déjà des réformes. En Bulgarie, au Monténégro, les événements se précipitaient : les révoltes, avec leurs conséquences fatales en Turquie, c'est-à-dire des répressions sanglantes et inhumaines, éclataient sur différents points.

Les cabinets européens, dans la crainte de complications qui les gagneraient eux-mêmes, conseillaient le calme, la prudence. La Russie et l'Autriche-Hongrie se déclaraient réciproquement leur volonté de respecter le statu quo. Mais le duc Decazes faisait, à ce sujet, dès le 18 avril, une observation aussi juste que spirituelle : Le comte Andrassy répète que la Russie et lui veulent le maintien du statu quo en Orient, soit ; mais entendons-nous bien sur la valeur des mots. Le maintien du statu quo en Orient, n'est-ce pas le maintien de l'état du malade ? Et ne s'agit-il pas de le défendre tout aussi bien contre la guérison que contre la mort ?

Que la Russie cherchât à prendre ses précautions en vue des événements qu'il était facile de prévoir, cela était assez naturel, et il était naturel aussi que le gouvernement français, écoutant le vent, se retournât lentement vers cette perspective un peu plus rassurante qui s'ouvrait devant lui. Les attentions réciproques se multipliaient. L'impératrice de Russie était arrivée à Paris, le 24 novembre. Le maréchal avait reçu la visite du tsarevitch et du grand-duc Alexis qui accompagnaient leur mère et lui-même s'était rendu à l'ambassade de Russie pour saluer celle-ci. Le 28 novembre, un grand dîner avait été donné à l'Élysée en l'honneur clos jeunes princes.

A la suite de ces actes de courtoisie, le tsar avait fait remettre, par son ambassadeur, au maréchal de Mac Mahon le grand-cordon de Saint-André (15 décembre). Le gouvernement français avait, d'autre part, accordé, à titre exceptionnel, le grand-cordon de la Légion d'honneur à l'ambassadeur de Russie, prince Orloff.

Ce n'étaient là que des indices qui d'ailleurs n'échappaient pas aux regards attentifs ; le Times les relevait dans un de ses leaders articles ; les très rares personnes qui étaient dans le secret, sentaient qu'une certaine politique franco-russe s'esquissait, au moins dans la limite des conversations officieuses.

Le 4 décembre, le duc Decazes avait reçu, au quai d'Orsay, la visite du comte Schouvaloff, récemment nommé ambassadeur de Russie à Londres, et qui avait suivi la tsarine à Paris. La conversation porta principalement sur les faits de la politique intérieure française. Le comte Schouvaloff se déclara, — parlant un peu au nom de l'empereur, — septennaliste convaincu, en tout cas très hostile à une restauration impériale et à la proclamation d'une République. Puis, il parla des questions européennes.

Je voulais vous dire que je suis très frappé, depuis mon arrivée en Angleterre, d'une particularité. Je l'écrivais à l'empereur. Moi, ambassadeur de Russie, ce n'est pas des affaires de Russie, c'est des affaires de l'Allemagne et de la France presque uniquement que je cause avec lord Derby : c'est à peu près la préoccupation exclusive du cabinet anglais, qui redoute une rupture entre ces deux pays et que je m'efforce de rassurer très consciencieusement. L'empereur m'a fait dire que j'avais bien raison, et je m'y suis évertué sans relâche.

Je veux vous le répéter encore : J'ai vécu, depuis bien des années, dans l'intimité de mon maitre de comte Schouvaloff était ministre de la police avant d'être ambassadeur à Londres) ; chaque été, je l'ai accompagné dans ses courses et visites ; avec lui, j'ai passé des semaines entières en compagnie intime de l'empereur Guillaume, des princes allemands, du prince de Bismarck, et je puis vous le dire en toute sincérité et toute connaissance de cause : ils ne veulent pas la guerre contre la France... Ils ne sauraient y penser. Nous avons une armée égale à la leur. Ils ne sont sûrs ni de nous ni de l'Autriche ; et c'est pourquoi ils ont pour nous tant de bonne grâce.

 Avant 1870, ils pouvaient espérer trouver en Europe des alliances on des appuis contre nous en cas de guerre, Aujourd'hui, ils ne peuvent plus nourrir cet espoir. N'eussiez-vous que 400.000 hommes à mettre en ligne, c'est une armée de ti00.000 hommes au moins qu'il leur faudrait laisser derrière leurs forteresses et, dès lors, la partie serait, pour eux, inégale contre nous. Non, vous n'avez rien à craindre d'eux, à condition de ne point fournir de prétexte à leur animosité[23]...

 Ainsi s'exprima le comte Schouvaloff.

Tout officieuses qu'elles fussent, les déclarations de l'ambassadeur russe étaient suffisamment précises pour donner, sinon de la confiance, du moins de l'espoir. La prudence inquiète du duc Decazes les notait et les mettait en réserve, sans s'y appuyer tout à fait, sans les négliger entièrement.

 C'était toujours vers le prince de Bismarck que son attention était tournée. Au moment même où il recevait la visite du comte Schouvaloff, rien ne marquait, du côté de l'Allemagne, la moindre détente. Partout où les intérêts français étaient en cause, à Constantinople notamment, la diplomatie française trouvait en face d'elle l'opposition persévérante, voulue, avouée, de l'Allemagne.

 Le discours d'ouverture du Reichstag, prononcé le 29 octobre, avait été une apologie hautaine de la force armée nécessaire en temps de paix et une insistance pressante pour obtenir de nouveaux crédits militaires. Je sais, disait l'empereur, que le jour où des sentiments hostiles se changeraient en actes, la nation tout entière est prêle à se joindre à moi pour défendre les droits et l'honneur de l'Empire[24].

Ce ton où retentissait comme un accent du fameux favor teutonicus faisait alors sensation. C'est une parole de défi, écrivait le Standard. La fin du discours est une menace, ajoutait le Fremdenblatt. La répétition a fait, depuis, l'accoutumance. Mais le duc Decazes ne s'y habituait pas.

 

Un certain réconfort, pourtant, lui venait du côté de l'Angleterre. Il avait envoyé comme ambassadeur à Londres un vieil ami, le comte de Jarnac, qui avait des relations d'intérêts et de famille dans le Royaume-Uni. Le comte reçut à la cour un accueil parfait. Le cabinet Disraëli, dont le ministre des affaires étrangères était lord Derby, affectait une grande indépendance à l'égard de la politique bismarckienne, et le Premier ne manquait aucune occasion d'affirmer publiquement l'énergie de sa politique extérieure.

Il fit à M. de Jarnac la politesse, au banquet du lord-maire (9 nov. 1874), de parler avec sympathie de la France. Il fut le premier, dans le monde, qui renonça publiquement au thème de la décadence française : Sans entrer dans plus de détails, dit-il, je ne puis qu'exprimer mon étonnement et mon admiration pour l'élasticité, le nerf et le ressort grâce auxquels la France a su se tirer de difficultés qui semblaient inextricables après des désastres sans précédent, ainsi que ma sympathie pour la magnanimité et la prudence de ceux qui gouvernent aujourd'hui. Ces paroles avaient une saveur anti-bismarckienne assez prononcée. Le duc Decazes fut heureux de les lire[25]. Il était reconnaissant aussi à la reine Victoria des interventions personnelles qu'elle ne ménageait pas, assurait-on, auprès de l'empereur Guillaume, quand le chancelier allemand s'exaltait dans ses sentiments anticléricaux et antifrançais.

Cependant, le cabinet de Londres préparait à la politique française un échec qui devait lui être bien sensible. Il s'agissait de l'Égypte et du canal de Suez : c'était un des premiers essais de cette pensée impérialiste lancée par Disraëli.

L'Angleterre s'était opposée avec vivacité, avec persistance, au percement de l'isthme et aux projets de M. de Lesseps. On se souvient du langage de lord Palmerston qualifiant sévèrement M. de Lesseps et s'écriant en plein parlement, le 7 juillet 1865 : C'est un leurre complet, du commencement à la fin. Cette opposition ne s'était guère démentie jusqu'au moment où le succès de l'entreprise était devenu certain. Alors, les dispositions s'étaient modifiées. Lord Clarendon avait adressé à M. de Lesseps une lettre invoquant, pour justifier l'attitude de l'Angleterre, les obstacles résultant, soit des circonstances matérielles, soit d'un état social auquel de pareilles entreprises étaient inconnues, et, somme toute, le félicitant simplement et noblement[26].

L'Angleterre n'avait résisté si longtemps que parce qu'elle craignait, selon la parole d'un de ses hommes d'État, qu'au moyen de ce canal, la France ne fût en mesure d'envoyer une flotte dans les mers d'Orient en cinq semaines, tandis que l'Angleterre ne pourrait le faire en moins de dix. En cas de guerre, ajoutait-on, les détenteurs du passage pourraient couper la communication entre l'Angleterre et l'Inde, si bien que l'Égypte cesserait d'être neutre[27].

Tout le problème était posé en ces quelques mots. Maintenant que l'œuvre était achevée, c'était sur la possession même du canal et sur la neutralité de l'Égypte qu'allaient se porter naturellement les préoccupations du cabinet anglais.

L'inauguration solennelle du canal de Suez, le 17 novembre 1869, sous la présidence de l'impératrice Eugénie, avait été le suprême éclat de la gloire napoléonienne. Bientôt, la défaite, les troubles intérieurs, l'affaiblissement de la France avaient permis au cabinet de Londres de combiner avec sang-froid les dispositions nécessitées par une situation nouvelle et très complexe.

Les empêchements matériels et financiers résultant du mauvais vouloir de l'Angleterre avaient mis la compagnie à deux doigts de sa ruine. Au cours de l'année 1872, obligée de rémunérer un capital double de celui qui avait été prévu[28], elle devait 15 millions à ses obligataires ; elle ne payait plus ses coupons ; elle essayait de contracter à 10 % un emprunt de 20 millions, et elle trouvait à peine 5 millions.

D'autres difficultés très graves se produisaient : une question d'ordre technique, celle du jaugeage des navires transitant par le canal, suscitait des réclamations instantes de la part des puissances maritimes : une conférence, réunie à Constantinople, se prononçait contre le mode de jaugeage imposé par M. de Lesseps pour le prélèvement des taxes de transit, et celui-ci, en présence d'une menace de saisie par les forces ottomanes, était obligé de capituler.

Enfin, la situation financière et politique de l'Égypte, par suite des prodigalités du khédive Ismaïl, devenait de plus en plus précaire. Les emprunts succédaient aux emprunts, le papier égyptien étant vendu à vil prix ; la fortune publique et la fortune privée du prince étaient engagées.

L'ensemble de ces faits était singulièrement favorable à une politique active de la part, de l'Angleterre.

A diverses reprises, les embarras d'argent de la compagnie du canal de Suez et la crise où elle se trouvait engagée, avaient donné lieu à des pourparlers visant l'éventualité d'un rachat du canal, soit parla puissance suzeraine, la Turquie, soit par l'Angleterre, soit par un consortium des principales puissances intéressées. Le représentant de la compagnie à Londres, M. Daniel Lange, avait notamment signalé la situation au gouvernement britannique, dans les derniers jours de 1870 et au printemps de l'année 1871. Mais la Sublime Porte s'était opposée vivement à ces projets et le gouvernement britannique avait temporisé[29]. Cependant, l'affaire n'était pas perdue de vue par le cabinet anglais qui avait procédé très secrètement à une enquête approfondie, auprès des autorités compétentes, sur l'opportunité de l'acquisition.

Le 13 juin 1874, lord Dunsany avait questionné à cabinet au sujet de la neutralité et, incidemment, il avait envisagé l'acquisition possible d'un lot d'actions du canal. Lord Derby, dans sa réponse, avait annoncé le règlement de la question du tonnage par la capitulation de M. de Lesseps. Quant à l'acquisition des titres, il s'était expliqué en ces termes : Ma réponse sera, en premier lieu, qu'il est inutile de parler d'acheter une propriété qui n'est pas à vendre... Aucune offre de ce genre ne nous a été faite... Si une proposition de transfert du canal à une commission internationale était formulée, de façon que tous les gouvernements participeraient aux avantages du canal dans des conditions égales, je ne dis pas que cela tir pourrait pas être une proposition loyale à accueillir. Mais elle n'a pas été faite, et je n'ai aucune raison de penser qu'elle le sera.

Voilà ce qu'on disait en public. On ne peut nier que les cabinets intéressés fussent avertis. En tout cas, le duc Decazes savait à quoi s'en tenir, car il écrivait, dès le 6 mai 1874 : Il s'agit de savoir si l'Autriche veut s'associer au projet de l'Angleterre qui parle très haut de l'expropriation du canal sous forme de rachat, pour livrer ainsi à l'influence à peu près exclusive de l'Angleterre la grande route des Indes. Lord Derby s'en est expliqué vis-à-vis de Bisaccia avec une franchise et une sincérité qui simplifient la question[30]. La question était simplifiée dans ce sens qu'on ne pouvait plus douter des projets de l'Angleterre. Dans le public français, on commençait à s'inquiéter. Le 16 juillet 1874, M. Pascal Duprat interrogeait le ministre des affaires étrangères, sur la situation qui était faite, depuis quelque temps, en Égypte, à nos nationaux, par suite des impôts établis sur les étrangers. Le duc Decazes annonçait qu'il avait pris la défense des capitulations et ouvert, à ce sujet, des négociations avec les divers gouvernements intéressés.

Les négociations, en effet, s'étaient poursuivies pendant les vacances. Une convention du 25 septembre 1874 sanctionna la réforme des tribunaux égyptiens et la constitution des tribunaux mixtes. Cette convention devait entrer en vigueur à partir du janvier 1876.

C'était incontestablement un premier pas dans le sens d'une internationalisation de l'Égypte et de la substitution d'une autorité collective à l'influence jusque-là prépondérante de la France. Cette puissance finit par adhérer après une longue résistance à un acte préparé en somme malgré elle et un peu contre elle[31].

Le 16 décembre, l'Assemblée nationale discuta le rapport de M. de Plouc, relatif à la situation de nos nationaux en Égypte. Le duc Decazes était indisposé ce jour-Pa. Le 18, il fournit quelques explications et promit un Livre jaune. M. Gambetta l'interrompit à diverses reprises et c'est vers ce temps qu'il lançait au duc Decazes cette apostrophe : Votre politique extérieure n'est pas meilleure que votre politique intérieure, et je vous le prouverai.

 

Le 18 juillet 1874, le duc Decazes déposa devant l'Assemblée nationale un projet de loi portant ratification du traité conclu à Saïgon, le 15 mars 1874, entre la France et le royaume d'Annam. C'était le fameux traité Philastre, dont les ambiguïtés allaient bientôt donner naissance à l'affaire du Tonkin[32].

La politique coloniale, la politique mondiale s'ouvrait devant un pays à peine remis des catastrophes qui avaient frappé son autorité européenne et continentale.

Un jeune député de l'extrême gauche, M. Georges Périn, signala le lien qui unissait cette politique nouvelle aux traditions d'expansion et de protectorat catholique français en Orient et en Extrême-Orient. Il visait l'esprit missionnaire : Cette ardeur qui entraîne les missionnaires et qui a, parfois, entraîné le pays à leur suite, je ne leur en fais pas un crime. Loin de là, j'y vois la preuve de leur sincérité... Mais je vous prie de ne pas ratifier un traité qui contient des articles qui seront une cause d'opérations incessantes... et qui, pour mettre un terme à ces expéditions, nous amènera à faire, pour le royaume de Hué et de Tonkin, ce que nous avons fait pour les provinces de la basse Cochinchine en 1867.

C'était une prophétie. Mais un grand pays n'échappe pas à son passé il ne se dérobe pas au devoir inclus dans sa destinée... Le monde obscur des régions lointaines venait, de lui-même, solliciter l'attention et provoquer l'intervention de l'Europe.

En 1874, le maréchal de Mac Mahon reçut la visite d'une ambassade ayant à sa tête Ken Won Mengi, ministre des affaires étrangères de Birmanie.

Pendant l'été de la même année, la guerre parut imminente entre la Chine et le Japon. Il s'agissait de la souveraineté de File de Formose. Au dernier moment, la Chine céda devant la ferme attitude du Japon (traité du 20 octobre 1874). La Russie et les États-Unis étaient intervenus dans les origines et dans la conclusion du conflit : ces deux puissances s'étaient montrées favorables au Japon, avec lequel la Russie négociait alors la cession de l'ile Sakhaline.

La Hollande se trouvait engagée dans la longue campagne d'Atchin, contre le sultan Aladin-Machmoed-Shah — prise du Kraton, 24 janvier 1874 ; retour triomphal du général Van Swieten, 10 septembre 1874.

Gordon était nommé gouverneur général du Soudan, en remplacement de sir Samuel Baker (février 1874). A peine installé à Kartoum, il réclamait, pour le khédive, le monopole de l'ivoire dans le Soudan équatorial et inaugurait les entreprises mi-commerciales mi-guerrières contre les grands chefs de la région (défaite de Souldman, fils de Zobéir, 4 septembre 1874).

La Grande-Bretagne prenait possession des lies Fidji, le plus riche archipel de la Polynésie, qui, non loin de la Nouvelle-Calédonie et des îles Samoa, complètent le réseau des colonies britanniques entre l'Australie et l'Amérique (20 septembre-10 octobre 1874).

Aux États-Unis, certaines tendances impérialistes se manifestent. Le président Grant dit, dans son message de décembre 1874, à propos de Cuba, que l'insurrection durant depuis six ans et l'Espagne paraissant impuissante à y mettre fin, une intervention des puissances est devenue indispensable. Dans les instructions données à M. Cushing, lorsqu'il fut envoyé à Madrid, M. Fish, secrétaire d'État pour les affaires étrangères, avait déclaré déjà que Cuba, comme les anciennes colonies de l'Espagne en Amérique, devait appartenir à la grande famille des Républiques américaines, et que le président regardait l'indépendance de l'île et l'émancipation des esclaves comme la seule solution possible, et même certaine de la question de Cuba[33].

Mais une modification importante allait se produire dans la direction du gouvernement aux États-Unis. Le parti républicain, qui était aux affaires depuis 1862 et qui avait eu encore cent voix de majorité à l'Assemblée des représentants lors des précédentes élections, était battu, le 3 novembre 1874, par les démocrates, ceux-ci ayant obtenu, à leur tour, une majorité de soixante-dix voix. Au Sénat, la majorité des républicains était réduite de 27 voix à 7. Par le jeu naturel des institutions américaines, le président Grant, qui ne devait quitter le pouvoir que deux ans plus tard, avait à gouverner avec un parlement qui lui était contraire.

Si la pensée, toujours présente, des suites de la guerre de 1870 renforçait, chez la plupart des nations, le sentiment patriotique et le besoin de se sentir à l'abri d'une politique étrangère active et d'armées imposantes, par une conséquence non moins naturelle, ces mêmes souvenirs et ces mêmes appréhensions développaient l'activité des hommes qui s'étaient consacrés à l'œuvre de la paix.

Le 8 juillet 1873, la Chambre des communes, sur l'initiative de M. Henry Richard, avait adopté une motion en faveur du recours à l'arbitrage international pour éviter, autant que possible, les conflits armés entre les puissances. M. Henry Richard, fort de ce succès, s'était livré aussitôt à une propagande active en faveur de ses idées, en Italie, en Hollande[34], aux États-Unis. Au retour de son voyage d'Italie, il avait été fêté à Paris dans un banquet organisé par la Société des Amis de la Paix et M. Frédéric Passy avait porté un toast en son honneur.

Vers le même temps, la Société pour l'amélioration du sort des prisonniers de guerre, dont le président était le comte d'Houdetot, avait invité les gouvernements à une conférence qui devait s'ouvrir à Paris, le 18 mai 1874, pour fixer les principes d'un règlement international ayant trait aux rapports des armées et des populations en temps de guerre.

En réponse à cette invitation, le prince Gortschakoff avait fait savoir que l'empereur de Russie avait conçu un dessein analogue et qu'il soumettrait à bref délai, aux puissances, un projet plus général. Les deux initiatives se confondaient. Le 17 avril 1874, une circulaire impériale russe proposait aux cabinets une conférence qui se réunirait à Bruxelles. Le 27 juillet, il communiquait un programme intitulé : Projet d'une convention internationale concernant les lois et coutumes de la guerre.

La première impression fut la surprise. Mais on apprit bientôt que l'empereur Alexandre avait personnellement à cœur le projet. La surprise s'accompagna d'une certaine méfiance. Le gouvernement anglais se tenait sur une réserve froide. Le duc Decazes écrivait familièrement à l'un des ambassadeurs : Allez-vous envoyer à Bruxelles quelque gros bonnet doublé d'une illustre épée ? L'empereur de Russie tient si fort à son projet que nous n'avons pu y marchander notre présence. Mais je n'ai point l'esprit très satisfait de cette imagination impériale et, lecture faite du projet que vous connaissez, je trouve qu'il ressemble un peu beaucoup à une sanction ou consécration des procédés prussiens pendant la dernière guerre[35].

En fait, ces inquiétudes n'étaient pas fondées ; elles venaient d'un excès de prudence diplomatique.

La conférence tint sa première réunion le 27 juillet, à l'hôtel du ministère des affaires étrangères à Bruxelles, sous la présidence de M. d'Aspremont-Lynden, qui laissa bientôt la présidence au délégué russe, le baron de Jomini. MM. le baron Baude et le général Arnaudeau représentaient le gouvernement français. La conférence nomma une commission chargée d'élaborer un projet ayant pour base le programme russe.

Les délégués des puissances les moins forts et notamment M. le baron de Lambermont, délégué belge, firent savoir qu'en aucun cas ils ne pourraient adhérer à des clauses tendant à affaiblir la défense nationale et à délier les citoyens de leurs devoirs envers la patrie. La commission adopta, sans difficulté, les dispositions consacrant l'interdiction des armes empoisonnées, des projectiles explosifs, la défense d'empoisonner les puits et fontaines, de tuer l'ennemi sans défense, etc. Sur la question du bombardement des villes fortifiées, le commissaire allemand, général de Voigts-Rhetz, déclara que le bombardement était un des moyens les plus efficaces pour atteindre le but de la guerre. Cependant, certaines règles protectrices des populations non belligérantes, des ambulances et des édifices publics, furent adoptées.

On s'arrêta, au sujet de l'espionnage, à la rédaction suivante : Ne peut être considéré comme espion que l'individu qui, agissant clandestinement ou sous de faux prétextes, recueille ou cherche à recueillir des informations dans les localités occupées par l'ennemi, avec l'intention de les communiquer à la partie adverse. L'espion pris sur le fait est traité d'après les lois en vigueur dans l'année qui l'a saisi.

Les avis furent partagés sur la grave question de savoir si les ambulances seraient neutralisées. L'Allemagne s'y opposa. D'après ses délégués, les ambulances pouvaient être prises et servir à l'usage des blessés de la puissance qui les aurait capturées. La commission ne se mit pas d'accord et on dut en référer aux gouvernements.

Autre désaccord en ce qui concerne l'occupation d'une province envahie. Cette occupation devait-elle être entièrement effective pour suspendre l'autorité du pouvoir légal ? L'analogie était frappante avec le blocus sur mer. L'Allemagne fut encore contraire à cette rédaction.

La situation juridique des corps francs improvisés fut examinée avec le plus grand soin par la commission. Finalement, l'article fut rédigé comme il suit : Les droits des belligérants appartiennent aux corps de volontaires dans les cas suivants : 1° s'ils ont à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ; 2° s'ils ont un certain signe distinctif extérieur, reconnaissable à distance ; 3° s'ils portent des armes ouvertement ; 4° si, dans leurs opérations, ils se conforment aux lois, coutumes et procédés de la guerre.

La conférence entendit, en séance plénière, la lecture des propositions de la commission et les approuva. Le protocole resta ouvert. Il ne devait pas être clos.

La conférence avait proclamé, dans le sens de l'adoucissement des mœurs de la guerre, des principes qui furent, eu somme, adoptés et imposés par l'opinion. Mais, par suite de la résistance de l'Angleterre, officiellement, elle n'aboutit pas[36].

A Vienne, le 1er août 1874, avait en lieu la réunion d'une conférence sanitaire internationale, destinée à préserver l'Europe coutre l'invasion des épidémies asiatiques. Elle appliqua une quarantaine rigoureuse dans les ports de la mer Rouge et de la mer Caspienne : mais elle ne put abolir le système des quarantaines entre les diverses puissances européennes ; elle établit un régime de protection prophylactique contre la fièvre jaune[37].

Un congrès postal de tous les Etats d'Europe et des États-Unis d'Amérique se réunit a Berne en septembre 1874 et décida la création d'une Union postale universelle (Traité du 9 novembre 1874). Aux termes de cet arrangement, tous les États d'Europe, l'Égypte, les États-Unis et les puissances qui adhèrent, ne font plus, au point de vue postal, qu'un seul et même territoire, au sein duquel les correspondances sont soumises à un tarif aussi uniforme que possible, chaque puissance conservant sa liberté d'action pour la tarification intérieure.

Ces multiples efforts, en renversant les barrières qui séparent les peuples, atténuaient les distinctions et les antagonismes, reportaient jusqu'à la limite du monde barbare l'action de la conscience internationale, et commençaient à dessiner certains traits, bien indécis encore, de cette haute personne collective, l'Humanité !

 

La France avait le plus grand intérêt à voir se reconstituer un concert où elle reprenait sa place. Le duc Decazes le comprenait. Mais, comme il arrive trop souvent, la politique extérieure de la France subissait le contre-coup de la politique intérieure.

Tout le monde, au dehors, discutait les chances du gouvernement dont le duc faisait partie : ce n'était pas pour donner à celui-ci de l'autorité. Les ambassadeurs ne se gênaient pas pour lui confier leurs sentiments, soit légitimistes, soit bonapartistes ; les plus aimables se disaient septennalistes ; car les étrangers ont la grâce de prendre parti, non sans véhémence, dans les querelles intérieures de la France : privilège honorable pour le pays, embarrassant parfois gour son gouvernement.

Plus le ministre réfléchissait aux difficultés de sa situation, plus il en revenait à cette question cléricale ou catholique, si intimement liée à l'avenir politique du parti auquel il appartenait. Les dissensions religieuses ont une portée cosmopolite qui complique encore la triche des diplomaties, dont la mission est si exclusivement nationale.

Le duc Decazes écrivait, à ce sujet, en décembre 1874 : Il y a longtemps que j'ai dit que la papauté et l'Italie pourraient, un jour, se réconcilier sur nous et contre nous... M. de Bismarck est mortel comme tout autre. Il est des intérêts qui lui survivront et qu'on serait fort attrapé d'avoir compromis à la suite de sa mort : s'il avait combattu l'Église au nom d'une idée, les œuvres des apôtres leur survivent ; mais cette lut te du code pénal contre l'idée religieuse peut-elle, en vérité, survivre à l'homme qui use la force qu'un incident brutal lui a donnée à la poursuivre ?... Ah ! si la France était assurée d'un lendemain, combien je serais aussi assuré pour elle de cet avenir ![38] Ainsi, toujours le même cri : Quel sera le lendemain de la France ?

L'ardeur des partis, leur aveugle impétuosité, ne permettaient pas de répondre !

C'était le moment où le procès intenté au comte d'Arnim[39] ajoutait encore aux amertumes du gouvernement, en affichant la brutale rigueur avec laquelle le prince de Bismarck traitait la France. Rien n'arrêtait donc celui-ci ! Même, il ne s'était pas opposé à certaines publications peu agréables à d'autres puissances, notamment à la Russie. Il fallait tout subir.

Le duc Decazes examinait, dans une autre lettre. la situation créée au gouvernement et aux ministres par cette audacieuse publication des papiers d'Arnim : tout le haut personnel gouvernemental européen était mis en cause ; les confidences et les secrets étaient étalés au grand jour : Il faut bien reconnaître que, dans ces conditions-là, les relations diplomatiques deviendront difficiles, et il me sera bien permis de me demander avec vous jusqu'à quel point les agents avec lesquels nous sommes en relations ont le droit de publier nos paroles après les avoir dénaturées... Mais enfin, nous sommes condamnés à passer tant de fantaisies au chancelier que je ne suis pas d'avis de lui marchander celle-ci : d'autant plus qu'elle ne fait guère de mal qu'à lui[40].

Comme on le voit par cette dernière phrase, le duc Decazes profilait de ces incidents pour faire sa masse, toutefois sans lever la tête et, pour ainsi dire, sans remuer le doigt. Il écrivait au général Le Flô, en décembre 1874 : Vous me dites, mon cher général, qu'en ce moment, les dispositions de l'opinion publique en Russie ne sont pas favorables à l'Allemagne : Le vent ne souille pas de ce côté ; mais vous me rappelez combien il est prudent de ne fonder que des espérances très discrètes sur ce terrain toujours mobile. Je partage absolument cette double impression, et je ne m'arrête sur cette amélioration de la situation que pour en conclure que nous devons apporter un soin extrême à la maintenir et à la développer, en vue d'un avenir, dont nous ne pouvons encore fixer l'échéance...

Toujours l'incertitude, toujours l'aléa.

... Nous allons donc aborder, à la rentrée, les grandes questions sans bien savoir sur qui et sur quoi nous pourrons compter. Il parait que nous livrerons la première bataille en faveur de la priorité sur la loi du Sénat. La victoire, sans être décisive, aurait son importance ; la défaite pourrait devenir une déroute, si nous ne trouvons quelque moyen d'y pourvoir. Je suis, de tout cela, bien préoccupé. Si notre pauvre pays pouvait être sage et calme à l'intérieur, n'est-il pas vrai, mon cher ami, que nous serions en mesure de lui prédire, à l'extérieur, quelque chose qui ressemblerait à un avenir ?[41]

Ces préoccupations qui troublaient sa vie, le ministre des affaires étrangères les laissait percer quand il avait l'occasion de parler en public et d'avertir le pays. Le 24 octobre 1874, à la chambre de commerce de Bordeaux, il disait : Notre politique étrangère repose uniquement et absolument sur l'accomplissement rigoureux et scrupuleux des traités qui nous lient avec les autres puissances. Certes, — et vous ne sauriez me reprocher cette prudence, — je n'essaierai point aujourd'hui de provoquer et de poursuivre une modification à des conventions que le passé nous a léguées ; j'en réclame la stricte observance, et j'en offre, de mon côté, la loyale exécution... Toute la protestation était dans ce timide aujourd'hui.

La parole, comme la plume, était serve. La complexité de ces sentiments divers, ces accablements profonds, ces espoirs incertains et inavoués, cette angoisse de toutes les minutes, dans une époque si ingrate et si obscure, un dernier mot les peint, un mot à demi étouffé qui SC glisse dans celle correspondance si précieuse de l'ami à l'ami, du parent au parent : Au fond, une telle vie n'est supportable qu'à la condition de conserver un espoir... Le maréchal est excellent pour moi... Tous deux, nous faisons notre devoir tristement, mais nous le faisons. On ne peut en vérité nous demander rien de plus ![42]

 

III

Quant au pays, peu soucieux des tracas gouvernementaux, il était confiant et prospère.

A Paris, la vie publique retrouvait la grâce et l'éclat qu'elle avait connus pendant les dernières années de l'empire. L'exposition d'objets d'art faite au palais du Corps législatif pour venir en aide aux Alsaciens-Lorrains avait révélé les trésors conservés dans les collections particulières : on avait vu les Poussin de Chantilly et les plus belles pièces des collections Rothan, Double, Duchâtel, Galliera : c'était une joie et un éblouissement.

Le salon de 1874 avait été particulièrement riche en belles œuvres. Corot, Renner, Bastien-Lepage, Carolus Duran triomphaient. Manet exposait le Bon Bock ; Gérôme obtenait la médaille d'honneur avec une de ses œuvres bientôt populaires, l'Éminence grise. Tout Paris se portait au palais de l'Ecole des beaux-arts où étaient exposées les fresques de Paul Bandry destinées à la décoration du foyer de l'Opéra. L'Opéra lui-même s'achevait : il fut inauguré à l'occasion de la visite du lord-maire à Paris.

Les souverains, le roi de Bavière, le prince Milan, l'impératrice de Russie, les grands-ducs russes reprenaient le chemin de la France : on donnait à Chantilly et à Esclimont des chasses en l'honneur du prince de Galles. Les théâtres remportaient des succès inouïs avec la Fille de Madame Angot, Girofle-Girofle, le Tour du Monde en quatre-vents jours, la Haine, de M. Sardou. On avait le sentiment d'une renaissance.

Les courses, qui délaissaient l'hippodrome de La Marche pour celui d'Auteuil, attiraient une foule énorme. Le cheval anglais Trent gagnait le grand-prix de Paris, mais un cheval français, Boïard, remportait le prix d'Ascott.

Ou se bousculait à la foire de Neuilly. Paris avait un aspect nouveau avec les larges espaces ouverts par les incendies déjà oubliés et la lumière déversée à flots dans le jardin du Louvre par la démolition des Tuileries. On s'était accoutumé aux ruines. On les jugeait pittoresques.

Les modes étaient lendemain de deuil, d'éclat un peu atténué, mais de formes pimpantes et plutôt comiques ; les hommes avec le pantalon collant, la jaquette étroite, le haut de forme en pointe et aux rebords plats, planté de coin sur l'oreille ; les femmes avec l'épais chignon, qui commençait à prendre les tons fauves de l'eau de potasse ou bien oxygénée[43], le chapeau tyrolien grimpé au sommet de l'édifice, le cou découvert se montrant dans le col cassé, le corsage tendu, étincelant sous la cuirasse de jais, la taille haute, courte, dégageant le ventre et les jambes, et l'énorme appendice du sous-lieutenant faisant bouffer, en arrière, la jupe aux multiples volants ; c'était comme un retour timide de la crinoline. Employons les termes techniques : on portait le chapeau Croisette, le col Bac, la robe ventre de biche et la jupe à la Périchole.

Tout ce monde avait bien l'air un peu évaporé. Mais les temps étaient changés, la prospérité revenue : on jouait, on spéculait, on agiotait ; les belles récoltes mettaient de l'argent dans les poches. On rouvrait les cercles et les dîners.

L'esprit courait les rues. On faisait des gorges chaudes sur l'évasion de Bazaine[44] et des à peu près sur les vers de Victor Hugo. C'étaient les beaux jours du Figaro. Rochefort rallumait sa Lanterne. Reprise d'Orphée aux Enfers. Les jeunes gens passaient grimpés sur de très hauts vélocipèdes.

Précisément parce que l'on sentait la précarité du régime, — une stabilité maxima de sept ans, — on vivait au jour le jour. Les Français sont ainsi, moucherons qui reprennent la danse dès que l'hirondelle est passée.

 

Le maréchal de Mac Mahon présidait avec sa bonhomie souriante et son affabilité de vieux brave à cette fête en demi-teinte où, pour plus de gaieté, on commençait à colporter les fameux mots que lui attribuait la malice boulevardière : — C'est vous qui êtes le nègre ? Continuez, et — Que d'eau ! que d'eau !

Pour permettre aux populations de se préciser à elles-mêmes ce qu'il y avait d'un peu flou dans le système septennaliste, on avait résolu de faire voyager le maréchal-président. Il se prêtait à tout avec sa bonne grâce coutumière : comme soldat, il en avait vu des parades !

En août, il alla dans l'Ouest ; il alla dans le Nord, en septembre. Le maréchal ne jouait pas au souverain : c'était un haut fonctionnaire en tournée. On lui parlait avec une franchise à peine atténuée, chacun affirmant ses opinions. Le président du tribunal de commerce de Saint-Malo lui disait tout net que le ralentissement des affaires tenait à l'incertitude sur l'avenir et était la suite d'un état politique mal défini. Par contre, Mgr Freppel, à Angers, l'invitait à prendre en mains la défense du pouvoir temporel. A Saint-Quentin, M. Hurstel le conseillait : Soyez notre Washington, et M. Henri Martin lui demandait de laisser consolider entre ses mains la présidence de la République.

Le maréchal écoutait., impassible, en mordant sa Le discours de Moustache : parfois, il jugeait que la mesure était dépassée, car il craignait ses ministres ; alors, il se fâchait tout rouge et faisait une sortie ; le plus souvent, il se laissait entraîner par l'affectueuse estime qu'il sentait dans l'accueil. A M. Testelin et aux députés du Nord, il adressait cette parole pleine (l'avenir : qu'il entendait appeler à lui les hommes modérés de tous les partis. (11 septembre 1874.)

Il était difficile de bouder toujours des populations si sûres de leurs sentiments qu'elles se bornaient patiemment à l'usage du bulletin de vote. Le ministère tremblait (l'avance devant chaque manifestation électorale : il les retardait le plus possible, puisque invariablement elles tournaient contre lui. On comprend la mélancolie des défenseurs attitrés d'un système et d'une majorité qui perdaient tout le long de la route leur mie de pain et leurs cailloux blancs.

Les vacances parlementaires avaient été un chapelet de défaites : défaite à la Martinique, où M. Godissart, républicain, est, élu sans concurrent (9 août). Les listes ayant été révisées du 10 au 29 août, d'après la loi du 7 juillet 1874, on avait conçu quelque espérance[45] ; mais les échecs s'étaient succédé sans changement. Défaite dans le Calvados (16 août), où est élu un bonapartiste, M. Le Provost de Launay ; défaite le 13 septembre en Maine-et-Loire, où, en remplacement de M. Beulé, M. Maillé, républicain, bat M. Bruas, septennaliste ; défaite dans les Alpes-Maritimes, où le gouvernement, pour manifester contre une fausse manœuvre séparatiste, est obligé d'appuyer deux républicains, MM. Médecin et Chiris ; défaite, plus brave encore, en Seine-et-Oise, où M. Sénard, ami de M. Thiers, bat, le duc de Padoue qui s'était réclamé imprudemment de ses relations personnelles avec le maréchal de Mac Mahon ; le succès d'un candidat incertain, M. Delisse-Engrand, dans le Pas-de-Calais, compense mal cette série à la noire (18 octobre), qui reprend à la veille de la rentrée de l'Assemblée, le 8 novembre, par le succès, dans la Drôme, de M. Madier de Montjau, radical, orateur sincère et tonitruant ; dans le Nord, de M. Parse, radical (119.000 voix contre 102.000 à M. Fiével), et enfin, dans l'Oise, du duc de Mouchy, bonapartiste déclaré et, par conséquent, adversaire non moins déclaré des idées que représente le gouvernement.

Le 4 octobre avaient eu lieu les élections pour le renouvellement partiel des conseils généraux. Sur 1.426 élections, les républicains nommés étaient au nombre de 666 ; les monarchistes 604 et les bonapartistes 156. Les monarchistes perdaient une quarantaine de sièges que gagnaient les républicains et les bonapartistes. Lorsqu'ils se constituèrent, les conseils généraux élurent 43 présidents républicains.

Un décret du 5 novembre avait fixé au 22 du même mois le renouvellement des conseils municipaux. La plupart des maires et des adjoints républicains furent élus, tandis que les maires nommés par MM. de Broglie et de Fourtou restèrent presque partout sur le carreau. Troyes, Clermont-Ferrand, Tours, Amiens, Nantes, Bar-le-Duc, Le Havre, Épinal, Bayonne, Arras, etc., exclurent les municipalités septennalistes. Marseille nomme une majorité socialiste. A Paris, où les élections avaient été reportées au 29 novembre, les républicains de diverses nuances, les radicaux en tète, eurent 70 voix, le parti monarchiste ou conservateur, 10.

L'Assemblée reprenait ses séances, le 30 novembre, sous cette impression. M. de Fourtou, pas plus que M. de Broglie, n'avait trouvé le moyen de faire marcher le pays.

Les vacances écoulées, la question politique en était toujours au même point. Seulement, la crainte du bonapartisme s'était encore accrue. Aucun rapprochement ne se produit entre les deux fractions du parti royaliste ; tout au contraire, elles s'excitent l'une contre l'autre et se bravent comme si elles eussent voulu se mettre au défi de pousser jusqu'à la dernière limite leur inverse irréductibilité et qu'elles gardassent, toutes deux, le secret espoir de voir, à la dernière heure, l'une d'elles, par crainte d'un plus grand mal, capituler.

On hésitait à aborder le débat décisif, le débat des  lois constitutionnelles ; la session qui s'ouvrait devant être très courte, on convint de reporter la discussion au mois de janvier 1875.

Cependant, une fois encore, avant l'engagement final, on croisa le fer. M. Rocher, ami intime des princes d'Orléans, nommé président du centre droit, prononça quelques paroles qui étaient une invite au centre gauche : Notre parti, dit-il, a deux noms : conservateur, mais aussi libéral. Le centre gauche rendit au centre droit la politesse, par l'organe de son président, M. Corne, et lui retourna de mêmes propos vaguement obligeants.

Aussitôt, le parti légitimiste de faire circuler une nouvelle lettre du comte de Chambord, qui visait directement les projets d'organisation du septennat et dénonçait, à mots couverts, les ambitions attribuées au duc d'Aumale. Ainsi, sur ce point si délicat, la politique intransigeante de la branche aînée ne se modifiait pas. L'Union publie la note suivante : Depuis longtemps, le devoir de la droite est nettement tracé et M. le comte de Chambord, consulté par plusieurs députés, n'a pu qu'affermir les résolutions des royalistes de l'Assemblée en exprimant à l'un d'eux (il s'agissait de M. de La Rochette) sa confiance que ses amis ne voteraient jamais rien qui pat empêcher ou retarder le retour de la monarchie (autrement dit, ils s'opposeront à l'organisation du septennat) ; cela n'est pas nouveau pour nous, mais nous comprenons que d'autres soient émus. Puisse cette émotion marquer la fin des entreprises chimériques et resserrer le faisceau des forces monarchiques[46].

On se tournait le dos.

Le maréchal de Mac Mahon croit devoir s'adresser directement à l'Assemblée (3 décembre). Son message constate la prospérité croissante du pays, le calme et l'ordre qui règnent partout. Il en prend texte pour se féliciter de la trêve du septennat, qui assure ces bienfaits au pays et pour demander à l'Assemblée de donner au pouvoir établi par la loi du 20 novembre 1873 la force dont il a besoin. Le maréchal se charge de répondre à la mise en demeure de Frohsdorf : Je n'ai accepté le pouvoir pour servir les aspirations d'aucun parti... J'appelle à moi, sans aucun esprit d'exclusion, tous les hommes de bonne volonté... Rien ne me découragera dans l'accomplissement de ma tâche... Mon devoir est de ne point déserter le poste où vous m'avez placé et de l'occuper jusqu'au dernier jour, avec une fermeté inébranlable et le respect scrupuleux des lois.

Déserter, le mot était significatif dans la bouche d'un soldat. Le maréchal avait une consigne : il l'exécutait On eût dit qu'il voulait se fermer à lui-même toute issue, et même celle de la démission.

 

On s'en tient là, de commun accord, et l'Assemblée aborde un autre débat, qu'elle attendait avec impatience, parce qu'il remuait ses sentiments intimes et ses idées les plus chères : le débat sur le projet de loi relatif à la liberté de l'enseignement supérieur.

Depuis le début du siècle, en France, les partis, éloignés à tour de rôle du pouvoir, ont eu le temps de méditer sur leur raison d'être et sur leurs théories respectives : la retraite nourrit, les principes. Durant le temps consacré aux chères études, les hommes d'État de loisir s'adonnent volontiers l'histoire et la philosophie. Ils consultent les précédents, assemblent les doctrines, bâtissent des systèmes. La France est le pays de la politique à thèse. A défaut d'autres occupations, des esprits distingués s'adonnent avec zèle au travail des formules.

Du stock de la polémique contre Napoléon Ier, il est resté, dans le bagage de la politique courante au XIXe siècle, certaines idées un peu vagues, mais généralement acceptées sans discussion. Il est entendu, par exemple, que l'opposition se réclame toujours de la décentralisation et qu'elle professe, seule, l'amour de la liberté. Quand on vient aux définitions et aux applications, les difficultés surgissent. Tocqueville, qui est pourtant un esprit clair, s'exprime en ces termes au sujet de ce libéralisme verbal, dont lui et ses amis faisaient profession : Ne me demandez pas d'analyser ce goût sublime, il faut l'éprouver. Il entre de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir ; il les remplit, il les d'homme. On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes médiocres qui ne l'ont jamais ressenti... Si on n'a au fond des choses, cela veut dire que les oppositions sont gênées par les excès de l'autorité gouvernementale et qu'elles les trouvent injustes et insupportables, jusqu'à l'heure où elles sont en situation de les commettre a leur tour.

Marquer la limite entre la puissance publique et l'activité individuelle, c'est toute la politique. Mais, pour reconnaître cet te frontière presque indéterminable et toujours mobile, il faut une dextérité, un savoir-faire, un tact, qui tiennent surtout l'expérience et la pratique. Les formules toutes faites et les systèmes bâtis de toutes pièces n'y servent guère.

La difficulté est singulièrement plus compliquée encore quand, dans la masse du corps social, se sont introduits, soit par le temps, soit par l'usage, des groupements particuliers, qui tendent à se développer, à se fortifier sans cesse : les aristocraties, les associations, les Églises ; l'existence de ces corps peut devenir gênante et même douloureuse quand ils exagèrent leur prétention à une vie indépendante, au maintien ou à l'accroissement de certains privilèges. C'est alors que se pose un autre problème qui a occupé toute l'histoire de France, le problème des États dans l'État. Classe, caste, commune, province, noblesse, magistrature, clergé, tous construisent à l'abri de la société leur forteresse contre la société, et, au point précis où commencent leurs revendications propres, ils plantent hardiment un écriteau avec ce mot, toujours le même : liberté.

Liberté, privilège, double formule d'une revendication sans cesse renaissante et dont la dangereuse ambiguïté était, une fois de plus, au fond du débat qui s'ouvrait devant l'Assemblée. Il s'agissait de l'organisation de l'enseignement supérieur.

L'État doit-il à la jeunesse ce haut enseignement ?

Le principe. S'il le doit, en remplissant ce devoir, exerce-t-il un droit exclusif ? A l'égard des méthodes et des matières enseignées, quelle doit être sa ligne de conduite : l'indifférentisme ou l'exclusivisme ? L'État est-il professeur, seul professeur ; est-il docteur, seul docteur ? Et alors, quelle est sa doctrine ? Quelles sont auprès de lui, en dehors de lui, contre lui, les légitimes ou les abusives libertés ?

La responsabilité de l'État en matière d'enseignement n'est plus guère niée. La tradition nationale parait l'unique réservoir assez vaste pour tenir en dépôt tous les éléments qui servent à la préparation de l'avenir : seul, le caractère plus ou moins large ou limité du mandat est en question. A la fin du second empire, on discutait encore sur les bornes de l'attribution, et même sur la compétence gouvernementale.

Il était reconnu par tous qu'à ce point de vue, l'administration impériale avait été au-dessous de sa Niche. Là comme ailleurs, il n'y avait eu que vanité, faux semblant, insouciance, enfin désorganisation. La cour de Napoléon III n'avait nul goût pour des études qui, selon l'expression de l'autre empereur, ne tendent qu'à faire des idéologues. Les Académies, la Sorbonne et le Collège de France n'apparaissaient que comme une figuration décorative aux tètes de Saint-Cloud et de Compiègne. Les ateliers et les salles d'expériences, les laboratoires, étaient remisés dans les greniers ou les caves de la Sorbonne. La science était l'accessoire de l'enseignement.

Quand la guerre eut manifesté le néant de la préparation et de la mobilisation impériales, ce ne fut qu'un cri dans tout le monde intellectuel pour proclamer la supériorité de l'organisation scientifique et des méthodes allemandes. Avec l'exagération ordinaire en France de ces résipiscences, on jura que tout était à refaire et tout à copier sur le vainqueur.

L'État avait manqué à son devoir d'éducateur. On mettait en cause la compétence et l'autorité de l'État.

La liberté de l'enseignement supérieur, c'était une vieille réclamation de l'Église et du parti catholique français. Montalembert s'était épuisé à l'affirmer et à la défendre.

La loi de 1833 avait donné la liberté de l'enseignement primaire ; la loi de 1850 avait donné la liberté de l'enseignement secondaire. Les cadres de ces deux enseignements pouvaient ainsi fournir au corps social un recrutement très nombreux, spécialement préparé dans les écoles libres : mais s'il s'agissait d'atteindre aux régions supérieures, ce recrutement n'avait pas d'issue. L'État, par le monopole du haut enseignement et par la collation des grades, tenait la double porte de la haute culture et des liantes fonctions. C'était cette porte que l'on voulait ouvrir.

Dès 1849, M. de Falloux avait institué une commission chargée d'élaborer une loi sur l'enseignement supérieur ; elle n'avait pas abouti[47]. L'empire, hésitant dans sa poli tique ecclésiastique, avait ménagé les espérances du parti catholique et enfin, en 1869, après la chute de M. Duruy, le projet avait été repris. Une nouvelle commission avait été nommée par M. Segris. C'était un des points du programme libéral qui avait été emporté dans la tourmente de 1870.

Mgr Dupanloup était, devant l'opinion et à ses propres yeux, l'héritier de Montalembert, — héritage ni sans gloire, ni sans risque. Son biographe dit que, quand l'évêque d'Orléans entra à l'Assemblée nationale, il portait en lui le dessein d'achever l'œuvre que M. de Falloux n'avait fait qu'ébaucher. Il avait à cœur la préparation des générations futures, non moins que la haute direction de la génération présente ; car il pensait à tout.

Il comprit, d'abord, le danger de se mettre, avec sa mitre et sa crosse épiscopales, à la tête d'une croisade dont l'étendard était la liberté On fut d'avis, ajoute le même biographe[48], qu'un nom laïque exciterait moins d'ombrages ; volontiers, l'évêque d'Orléans s'effaça et un ami de ce prélat, un homme très sympathique ii l'Assemblée, le comte Jaubert, eut l'honneur de déposer le projet de loi sur l'enseignement supérieur.

Pendant dix-huit mois, la commission spéciale examina le projet. Le rapport fut déposé le t 5 juillet 1873, mais il ne put venir en discussion que le 3 décembre 1874, jour même où la mort de son auteur était annoncée à l'Assemblée.

Un autre législateur aux compétences variées, M. Laboulaye, était rapporteur. M. Paul Bert, qui représente, en cette matière, l'esprit moderne, les nouvelles méthodes scientifiques et universitaires, parle contre le projet. Il admet le principe de la liberté, mais il le réclame absolu ; le haut enseignement doit avoir toute latitude pour les matières et pour les doctrines. L'État soutiendra, sans crainte, les concurrences les plus redoutables si on organise largement et fortement ses universités[49], et si, par l'institution de privatdocenten, celles-ci introduisent elles-mêmes dans leur sein la liberté.

Mgr Dupanloup n'est pas de ceux qui se confinent longtemps dans la coulisse. Il répond à M. Paul Bert. Rien que par son intervention, il dévoile l'arrière-pensée des promoteurs de la loi. Son discours n'est qu'une longue apologie de l'Église enseignante : ... Car enfin, s'écrie-t-il, qui a créé en France et en Europe l'enseignement supérieur, l'enseignement public, les universités ? Qui en a doté le monde ? Nous, nous seuls, l'Église. Ce nous ecclésiastique couvre, pour ainsi dire, toute l'histoire de la vieille France. L'évêque vante les vingt-trois universités de l'ancien régime, foyers féconds et rayonnants de vie intellectuelle, universités libres et indépendantes...

Il fait le procès de la Révolution. Sous l'ancien régime, la religion et la liberté avaient tout créé ; la tyrannie révolutionnaire a tout détruit. Une apologie des lettres et une apologie des sciences se développent en une phraséologie un peu solennelle, qui, parfois, s'essouffle et reste court... L'orateur promet à la France de lui rendre, par l'enseignement libre, les Cuvier, les Champollion, les Burnouf... Cet enseignement assurera encore au pays les bibliothèques, les laboratoires, les élèves et les professeurs, tout ce qui lui manque. La nouvelle loi doit, en un mot, restaurer l'antique alliance entre la religion et les lettres, entre le génie et la foi.

Quel que fût l'intérêt de la thèse, on ne pouvait dire plus clairement, et plus imprudemment que, dans cette loi libérale, la liberté n'était pas seule en cause.

La polémique provoque la polémique. Les Français ont des impressions vives ; aux passions excitées, l'invective parait trop souvent une raison. Que de temps perdu à la recherche du mot mordant ou seulement du dernier mot !

Un professeur laïc répond au professeur épiscopal ; un orateur non moins passionné occupe la tribune et y expose une thèse non moins exclusive. L'évêque d'Orléans a affaire à forte partie. M. Challemel-Lacour a de la dignité, de la véhémence, de l'amertume. Sa physionomie congestionnée à froid laisse deviner ses passions intérieures : elle fait un singulier contraste avec la personne animée et tout en dehors de l'évêque. Dans la troupe brillante des protagonistes républicains, M. Challemel-Lacour joue, d'une manière un peu tendue, un rôle qui convient à son tempérament, — il joue les jacobins. Ce normalien éminent, que la destinée, tout en le comblant, ne satisfit jamais, trouve dans sa réplique à Mgr Dupanloup l'occasion d'un de ses plus brillants succès.

Il dénonce les entreprises de cette prétendue liberté, telle que l'organise la proposition et raille la passion soudaine de ses nouveaux et impétueux amants. La loi projetée attente à l'unité morale de la France, à la sécurité du gouvernement civil, à la sécurité extérieure du pays. L'intérêt qui est en question, c'est celui de l'Église catholique. Il ne pourra s'établir aucune association laïque pour profiter de cette liberté nouvelle. La seule qui puisse en profiter, c'est aussi la seule association qui existe, libre, riche, autorisée, puissante, toujours conquérante, jamais rassasiée, c'est l'Église catholique... Le péril est grand, puisqu'il s'agit de former l'esprit de ce qu'on appelle improprement les classes moyennes, les classes dirigeantes. Dans ces universités, on préparera non seulement des hommes de science, mais de futurs médecins, de futurs avocats, de futurs professeurs, qui entretiendront indéfiniment, dans le pays, la pire des discordes, la discorde des âmes.

L'évêque a fait le procès de la Révolution. Le républicain fait le procès de l'Église. Le Syllabus s'est prononcé contre les libertés modernes, donc contre les principes de tous les gouvernements civils sur lesquels repose notamment la société française. Il faut choisir. M. Challemel-Lacour adjure l'Assemblée de ne pas laisser s'ouvrir devant elle un pareil débat : qu'on l'ajourne au temps où cette Assemblée aura fait place il une autre qui aura le recueillement nécessaire pour aborder de telles questions et la sécurité d'esprit indispensable pour les résoudre.

C'était frapper au cœur l'Assemblée elle-même. Il fallait l'autorité, le talent, la pureté de forme et de diction de l'orateur pour faire écouter un tel discours.

L'effort avait été considérable, l'émotion fut profonde. Il y eut, parmi les partisans de la loi, une sorte de tension électrique qui les souleva contre ces affirmations irritantes, mais dont l'évêque d'Orléans ne sut pas profiter... Il opposa, le lendemain, à la harangue de M. Challemel-Lacour une réplique qui parut, à la Ibis, violente et pénible et ne fit qu'aggraver le dissentiment. De ces fameuses journées oratoires, il ne reste, souvent, qu'un durable venin dans les cœurs.

M. Laboulaye, rapporteur de la loi, parla, une fois de plus, eu homme sage et en libéral convaincu. M. Bardoux précisa le débat politique en déposant un amendement qui réservait à l'État seul la collation des grades, et l'Assemblée, par 5,3f voix contre 124, décida, le 5 décembre, qu'elle passerait à une seconde délibération. La fraction libérale de la gauche avait voté avec la droite.

La seconde délibération vint quinze jours après, le 21 décembre. Les esprits avaient eu le temps de s'apaiser. MM. Pascal Duprat et Jules Ferry ont signé un amendement que le premier défend : L'enseignement supérieur est libre sous la surveillance de l'État, qui reste seul investi du droit de conférer les grades. Il faut louer le discours de M. Pascal Duprat ; dans ce conflit d'idées, il prononce avec bon sens et simplicité des paroles qui méritent d'être reproduites. Il se place entre les deux thèses extrêmes, qui se réclament l'une et l'autre, l'une contre l'autre, de l'unité morale.

Je veux la liberté complète, dit-il, sous l'autorité, bien entendu, des lois et de la police de l'État. Quelles objections oppose-t-on au principe de la liberté complète ?... Il est évident que l'Église, le clergé, qui est l'Église organisée, profitera et cherchera à profiter de la liberté de l'enseignement. Je ne m'en ange pas ; l'Église usera d'un droit ; qu'on use d'un droit, je n'ai pas à me plaindre, pourvu que ce droit ne soit pas un monopole et un privilège... L'unité des esprits ? elle n'a jamais existé... Saint Paul disait lui-même : il faut qu'il y ait des hérétiques : Oportet autem hæreses esse... On peut même dire que les dogmes chrétiens, dans leur développement historique, n'ont été qu'une protestation plus ou moins heureuseje n'ai pas à la juger icicontre les hérésies... Il y a des divisions nécessaires, fatales, qui sont dans la nature même de l'homme... Ce que nous pouvons espérer sans trop d'illusion, c'est que, la liberté étant reconnue et pratiquée, une tolérance réciproque s'établisse et que nous arrivions peu à peu, non pas à l'unité qui ne parait guère possible, mais une fraternité morale qui suffirait à la grandeur de la patrie.

A M. Pascal Duprat, à M. Jules Ferry, à M. Bardoux, l'autorité laïque parait sauvegardée si l'État, au nom des intérêts généraux qu'il représente, se réserve la collation des grades. Cette modification au projet de la commission va eu altérer le caractère. D'autre part, le monopole catholique, menacé dans sa revendication, tend à la défendre par un amendement déposé par MM. Adnet, Buisson et fleuri Fournier, qui dévoile le fond du système : Les établissements libres devront être administrés par trois personnes au moins. Ils devront comprendre au moins une faculté ayant le même nombre de chaires que l'une des facultés similaires de l'État. Les professeurs devront être pourvus du grade de docteur.

Évidemment, l'Église catholique seule est assez forte et assez riche pour remplir ces conditions : c'est donc le monopole ecclésiastique qui se dresse en face du droit de l'État. L'Assemblée vote le paragraphe Ier qui affirme le principe : L'enseignement supérieur est libre. Puis, embarrassée du dilemme, elle remet à une autre session la suite d'un si grave débat.

 

Si passionnantes que soient ces discussions, elles ne détournent pas les esprits, dans l'Assemblée, de leur préoccupation constante, le conflit constitutionnel. Les partis se mesurent du regard, en vue de la session de janvier qu'on sait devoir être décisive. Les deux fractions du royalisme ont usé leurs forces l'une contre l'autre : il reste, dans la majorité du 24 mai, un troisième groupement, peu nombreux au parlement, mais puissant par les attaches qu'il a conservées dans l'administration, dans l'armée, parmi les électeurs ruraux, c'est le parti bonapartiste. Son influence croissante inquiète les adversaires si nombreux qui le combattent dans l'Assemblée. Le nom du prince impérial, ses chances de retour font l'objet des conversations[50].

Quand la France appréhende l'anarchie, c'est au césarisme qu'elle songe. Si même on s'exagère le péril, la crainte est déjà une demi-défaite et on a peur d'avoir peur. Cette Assemblée, qui a voté la déchéance, tant d'hommes, qui se sont prononcés si catégoriquement contre le régime impérial, voient avec terreur grandir de nouveau l'ombre napoléonienne.

L'échec de la fusion, les divisions intestines des royalistes lui faisaient le chemin. Vers cette époque, M. Amédée Lefèvre-Pontalis disait à la tribune : Vous avez renversé l'empire, vous ne l'avez pas remplacé. Et J.-J. Weiss, qui cite ce mot, ajoute : C'est la parole caractéristique de cette période de notre histoire. Elle exprimait une pensée qui troublait les esprits sincères et qui, par ce trouble même, les ramenait vers l'empire.

Si le parti bonapartiste eût été dirigé avec vigueur et décision, s'il se fût réclamé uniquement de la volonté nationale, peut -être eût-il rapproché son heure. L'Assemblée, par ses tergiversations, fatiguait tout le monde. Il faut rappeler une autre remarque de J.-J. Weiss[51] : Quel manque profond d'initiative et d'invention ne faut-il pas supposer dans les groupes monarchiques et leurs chefs pour que, trois ans après les élections de 1871, le seul parti qui fût innocent des désastres de la France restât le plus dénué de chances d'avenir ?

Mais une impuissance analogue frappait le bonapartisme lui-même. Son chef dans l'Assemblée, le président de ses comités, le principal conseiller de l'impératrice, M. Rouher, était un orateur robuste, un esprit avisé, et même un judicieux calculateur des forces et des chances politiques : mais il était, pour tous et pour lui-même, l'homme du passé ; il trainait un lourd bagage ; il n'avait pas la foi. Autour de lui, au-dessous de lui, les chefs manquaient. Pour constituer le fameux comité directeur révélé par le document Girerd et dont on faisait tant de bruit alors, il avait fallu recourir à des collaborateurs singuliers, à des comparses étranges. M. Pietri, ancien préfet de police, l'homme le plus actif du parti sous M. Rouher, avait amené là un certain Lagrange, un certain Rouille, des personnages louches. Les secrets étaient, déposés en de bien mauvaises mains et les actes du parti ressemblaient plus à des filages de policiers qu'à une propagande d'apôtres.

En plus, la famille impériale n'était pas unie. Aux élections d'octobre 1874, le prince Jérôme avait été candidat au conseil général dans le canton d'Ajaccio ; or, il avait rencontré contre lui le veto du prince impérial et l'opposition de tout le bonapartisme officiel. Élu avec une majorité de 300 voix, il avait, dans sa lettre de remerciements, raillé de très haut les fautes de l'empire, rejeté la tradition de la dictature, célébré la véritable foi napoléonienne en invoquant les idées révolutionnaires, anticléricales, antimonarchiques, démocratiques, en un mot, il avait rompu brutalement, avec la tactique prudente et un peu cauteleuse du vice-empereur.

M. Rouher était donc resserré dans un étroit défilé, au moment où, devant l'Assemblée, il était obligé de s'expliquer au sujet de ce fameux comité dont il avait nié l'existence et qu'une indiscrétion — peut-être une trahison — avait révélé à ses adversaires.

Ceux-ci le tenaient à la gorge et n'entendaient pas le lâcher. Le 22 décembre, avant que l'Assemblée se séparât, un membre de la gauche, sur les menées bonapartistes. M. Goblet, interpelle le gouvernement sur la suite donnée par lui aux engagements pris dans la séance du 9 juin, relativement au comité central de l'appel au peuple.

L'instruction ouverte au sujet de l'existence du comité avait abouti à une ordonnance de non-lieu.

Le juge d'instruction, M. Delahaye, avait bien constaté l'existence d'un comité à Paris et d'un comité dans la Nièvre : mais ces comités n'étaient composés ni l'un ni l'autre de plus de vingt membres : ils n'avaient pas de relations entre eux : ils ne tombaient pas, dès lors, sous le coup de la loi.

Cependant, la validation de l'élection du baron de Bourgoing était toujours en suspens. Sur le désir  du garde des sceaux, répondant à M. Goblet, l'affaire du comité fut jointe à la discussion de la validation ; le lendemain 23, l'Assemblée entendit le rapport de  M. Horace de Choiseul, concluant à une enquête parlementaire permettant à l'Assemblée de se saisir de la procédure judiciaire. L'engagement fut vif. M. Raoul  Duval combattit l'enquête. M. Ricard soutint la proposition en déclarant qu'il résultait des documents versés au dossier que le comité, malgré les allégations de M. Rouher, fonctionnait réellement et que M. Rouher lui-même en était le président.

Celui-ci, mis en présence de sa propre déclaration, ne pouvait se refuser à l'enquête. Il l'accepta,  en protestant contre la mesure qui soumettait obliquement à une assemblée politique une question judiciaire  intéressant un des partis au sein de l'Assemblée elle-même. La majorité décida l'enquête sur l'élection du baron de Bourgoing et confirma ainsi ses sentiments anti-bonapartistes ; de vieilles rancunes, le souvenir des désastres qui avaient. frappé la France, un fond de libéralisme et, par-dessus tout, la crainte de rivaux délestés, dictaient ce vole à la veille du jour où l'Assemblée avait se prononcer sur le système constitutionnel.

Le 24 décembre, l'Assemblée s'ajourne au 5 janvier 1875.

 

 

 



[1] Sur 1.530 millions prèles par la Banque à l'Etat en 1871, ce dernier devait encore, en 1874, une somme de 867 millions.

[2] MATHIEU-BODET, Les Finances françaises (t. I, pp. 278 et suivantes).

[3] La discussion générale de la loi des cadres fut renvoyée, d'un commun accord, à la deuxième délibération. Le gouvernement déposa, le 30 novembre 1874, un nouveau projet qui donna lieu à de nombreuses délibérations de la part de la commission.

[4] Le prix n'a jamais été décerné.

[5] Voir le livre de M. BARRAL, La lutte contre le phylloxéra, 1882, in-12°.

[6] Voir, sur tous ces faits, et sur l'état des esprits dans l'Assemblée : Eug. TALLON, La Vie morale et intellectuelle des ouvriers, Plon, 1877, in-12°, notamment chap. IV. Cf. sur les dispositions générales au sujet des questions ouvrières, entre 1870 et 1880, le remarquable ouvrage de M. René LAVOLLÉE, Les Classes ouvrières en Europe, Paris, Guillaumin, 2 vol. in-8°.

[7] V. Jules SIMON, la Réforme de l'enseignement secondaire, in-8°, 1874 ; Th. FERNEUIL, la Réforme de l'Enseignement public en France, in-16°, 1879. — V. pour les précédents, notamment la brochure de F. BASTIAT, Baccalauréat et Socialisme, 1850, et le livre de Victor DE LAPRADE, le Baccalauréat et les Éludes classiques, in-8°, 1869.

[8] In-12°, 1872.

[9] Document privé inédit.

[10] Les Mémoires du prince Clovis DE HOHENLOHE, dont la Deutsche Revue a publié quelques fragments, confirment cette impression. — Note écrite à Varzin, le 20 octobre 1874 : J'avais déjà pris congé, quand le prince de Bismarck vint me trouver dans ma chambre. Il me dit qu'il avait fait un discours du trône ou plutôt une phrase concernant les affaires étrangères. Il ajouta qu'on lui avait télégraphié de Berlin que l'empereur considérait cette phrase comme une menace. — Ce n'est pas le cas, ajouta le prince de Bismarck ; mais, en donnant l'assurance qu'on ne veut pas la guerre, il ne faut pas revêtir cette affirmation d'une forme qui trahisse la peur...

[11] Document privé inédit.

[12] Voir le volume II de l'Histoire contemporaine.

[13] Discours du prince DE BISMARCK (t. II, p. 78).

[14] Mémorial diplomatique, 1874 (p. 414).

[15] La décision fut publiée au Journal officiel du 13 octobre (p. 6995).

[16] Mgr BESSON, Vie du cardinal de Bonnechose (t. II, pp.193 et suivantes).

[17] Duc DE BROGLIE, La mission de M. de Gontaut-Biron à Berlin (p. 175). — V. HANSEN, Les coulisses de la diplomatie (p. 280).

[18] Document privé inédit.

[19] Maurice BUSCH, Les Mémoires de Bismarck (t. II, p. 132).

[20] Voir tout un chapitre des Mémoires de Bismarck (t. II, p. 171), et, dans les Souvenirs, le chapitre Intrigues (t. II).

[21] Document privé inédit.

[22] Souvenirs de BISMARCK (t. II, p. 208).

[23] Document privé inédit.

[24] Le prince DE HOHENLOHE écrit dans ses Mémoires, au sujet de ce discours : Aujourd'hui (25 octobre), audience chez l'empereur... Il me cite de mémoire un passage du discours du trône et exprime la crainte qu'on pourrait en déduire Lille nous voulions de nouveau commencer la guerre contre la France. Il ajoute qu'il ne voulait rien de pareil, qu'il était trop vieux polir entreprendre encore la guerre, qu'il craignait que Bismarck ne voulût le conduire petit à juif à celle guerre. Je dis à l'empereur que je n'avais nulle connaissance d'une pareille intention de la part du chancelier, que le prince me l'eût certainement fait connaitre. L'empereur tira sa barbe et dit, sans répondre à mes remarques : — Je me disputerai encore à ce sujet avec le prince de Bismarck, et il me serait agréable que vous parliez au prince dans le sens qui est le mien... Fragments publiés par M. CURTIUS, dans la Deutsche Revue.

[25] Il écrivait à M. de Jarnac, le 11 novembre 1874 : Les paroles de M. Disraëli, les meilleures qui aient été prononcées depuis cinq années sur notre pauvre France et sur son gouvernement, feront le tour du monde, laissant partout une impression favorable et bienfaisante... — Document privé inédit.

[26] C. DE FREYCINET, La Question d'Égypte (p. 119).

[27] Discours de lord ELLENBOROUGH à la Chambre des lords, 6 mai 1861.

[28] Exactement 432.807.000 francs au lieu de 200 millions. Voir le détail financier dans Ch. Roux, L'Isthme et le Canal de Suez (t. II, chap. X et XI). — Voir surtout, le très intéressant article de M. Ch. LESAGE dans la Revue de Paris du 15 novembre 1905.

[29] Ces pourparlers furent signalés, dès les 27-29 décembre 1870, par la Vérité, journal de M. Portalis. La correspondance de M. Lange fut publiée dans un Livre bleu, au début de l'année 1876 et donna lieu à au incident au parlement britannique.

[30] Document privé inédit.

[31] DE FREYCINET (p. 147), et les deux Livres Jaunes : Négociations relatives à la réforme judiciaire en Egypte, janvier 1875 et novembre 1875.

[32] V. tome II. — Cf. DUPUY, Les Origines de l'affaire du Tonkin. — Georges PÉRIN, Discours politiques et Notes de voyage, 1 vol. in-8°, 1905 (p. 410).

[33] Sur la politique des États-Unis dans la question cubaine, voir un article de M. DE OLIVART, Revue générale de Droit international public, 1897 (p. 577). — V. aussi CH. BENOIST, L'Espagne, Cuba et les États-Unis (p. 73).

[34] Le 27 novembre 1874, la deuxième Chambre des Pays-Bas vote une motion favorable à l'arbitrage international.

[35] Document privé inédit.

[36] V. la correspondance anglaise avec les puissances dans le Mémorial diplomatique, 1874 (p. 536-760 et s.) ; Correspondance belge, idem (p. 683) ; — V. encore VALBERT (CHABULIEZ), La Conférence de Bruxelles ; Revue des Deux Mondes (15 mars 1875) : DE LAVELEYE, Les Actes de la Conférence de Bruxelles ; LUCAS, La Conférence internationale de Bruxelles.

[37] V. PROUST, La Défense de l'Europe, in-8° (p. 351).

[38] Document privé inédit.

[39] Le procès intenté au comte Harry d'Arnim, ancien ambassadeur d'Allemagne en France, visait le détournement de papiers d'État des archives de l'ambassade de Paris. Le comte d'Arnim fut condamné, le 19 décembre 1874, à trois mois de prison. — V. FIGUREY et CORBET, Le Procès d'Arnim, in-8°.

[40] Document privé inédit.

[41] Document privé inédit.

[42] 22 décembre 1874. — Document privé inédit.

[43] Il y a dans le moment, chez toutes les Parisiennes brunes, nue passion de devenir blondes, et toutes travaillent, non sans succès, obtenir cette coloration... Le docteur Tardieu avait été visiter une fabrique de potasse, avait été frappé du ton de la chevelure des ouvriers. C'était le blond flamboyant vénitien. La chose racontée à Paris devant un cercle de femmes a fait faire des essais, et la potasse est entrée, d'une manière officielle, dans la toilette de la Parisienne de ces années... — Journal des GONCOURT (t. V, p. 126).

[44] 10 août 1874.

[45] Les radiations commandées car les prescriptions de cette loi ont atteint, dans certaines villes, des chiffres importants. À Lyon, notamment, le nombre des électeurs n'ayant pas deux ans de domicile s'est élevé à 20.000.

[46] Le comte de Chambord disait, ces jours passés, à Bontoux, qu'avant peu de temps l'Allemagne entraînerait l'Autriche dans une guerre contre la Russie, et ferait bien vite la paix avec cette dernière aux dépens de la seconde qui y perdrait ses provinces slaves au profit du tsar et ses provinces allemandes au profit de l'empereur Guillaume. Le prince, dans cette même conversation a dit à son interlocuteur qu'il comptait bien le suivre de près à Paris et y rentrer sans avoir fait l'ombre d'une concession. (1er février 1875.) — Document privé inédit.

Peut-être, en faisant cette confidence, le comte de Chambord pensait-il au conseil qu'un prélat éminent, le cardinal LAVIGERIE, lui avait donné le 25 août 1871, jour de la fête de saint Louis : Hélas ! Sire, écrivait le cardinal, ce n'est pas seulement l'Afrique qui a besoin de vous en ce moment, c'est la France, c'est le monde chrétien tout entier. Jamais je n'eu avais eu le sentiment comme ce matin, jour de la fête de votre illustre aïeul, le défenseur de l'Église, en célébrant à votre intention le saint sacrifice. C'est ce même sentiment extraordinaire qui me donne le courage d'écrire à Votre Majesté comme je vais le faire, pour lui dire nia pensée tout entière, celle du clergé de France, de tous les vrais amis du roi.

Sire, il est inutile de se le dissimuler, la France, voire France, va sombrer. Encore quelques mois, et sa tombe sera scellée. On ne peut rien attendre de l'Assemblée actuelle et moins encore de celle qui lui succédera. Aussi le pays tout entier commence à se ruer vers l'empire avec une force en apparence irrésistible ; et l'empire, s'il dure, c'est la fin de la royauté ; s'il est encore une fois écrasé par l'étranger, c'est la fin de la France.

Ce que le pays cherche au fond, c'est un sauveur ; et, pensant que l'empire seul a l'énergie nécessaire pour s'emparer du pouvoir, il va à lui. Mais si le roi, qui, lui, a le droit et par conséquent aussi le devoir de prendre cette virile initiative, se présentait au moment favorable, après avoir tout préparé d'avance, le pays l'acclamerait avec transports.

Il ne faut, en ce moment, Sire, que trois choses pour rétablir la royauté comme elle doit l'être, c'est-à-dire sans diminution, sans concessions parlementaires, et ces trois choses, par une disposition providentielle, ne dépendent que de vous.

La première, c'est le refus de l'Assemblée d'organiser le septennat ;

La seconde, c'est le vote de la dissolution, immédiatement après, et dans les premiers joncs de décembre ;

La troisième, c'est la vienne du roi, dans les jours d'épouvante qui s'écouleront entre le vole de la dissolution et les élections nouvelles, pour proclamer la royauté dans une de nos villes, avec le concours d'un de nos chefs d'armée, qui y commanderait et dont ou se serait assuré d'avance. Il y en a qui sont prêts, je le sais. Il y aura une lutte des rues dans quelques villes. Elle vous servira et ne durera qu'un jour.

La lettre se terminait ainsi : En traçant ces lignes si étrangères aux pensées habituelles de mon ministère, j'obéis à une impulsion qui ne vient pas de moi seul : ce sera l'excuse de l'homme auprès de Votre Majesté. L'évêque n'en a pas besoin, car il remplit un devoir. Il demande seulement à celui qui tient entre ses mains le cœur des rois de donner comme toujours à Votre Majesté la lumière et la force. — Mgr BAUNARD, Le Cardinal Lavigerie (t. I, p. 447).

[47] V. Les débats de la commission de 1849, Par M. DE LACOMBE, 1879, in-12°.

[48] Abbé LAGRANGE, Vie de Monseigneur Dupanloup (t. III, p, 306).

[49] Sur la proposition de M. Le Royer et sur le rapport de M. Paul Bert, l'Assemblée vota en troisième lecture, le 8 décembre, une loi créant à Bordeaux et à Lyon des facultés mixtes de médecine et de pharmacie.

[50] FIDUS, Journal ; J. RICHARD, Le Bonapartisme sous la République, etc.

[51] Combat constitutionnel (pp. 101-110).