Le nouvel empire allemand et l'Europe. — M. de Bismarck et la politique intérieure française. — Le système de la paix armée. — Le kulturkampf et l'unité germanique. — La politique blanche et l'Allemagne. — L'empereur Guillaume à Saint-Pétersbourg. — Le tsar à Vienne. — Victor-Emmanuel à Vienne et à Berlin. — une quadruple entente ? — L'Allemagne et la campagne monarchique. — Guillaume Ier à Vienne. — Le duc Decazes, ministre des affaires étrangères. — Les affaires de Rome et le kulturkampf international. — L'incident des mandements épiscopaux. — Craintes de guerre. — Le septennat militaire allemand. — Élections pour le Reichstag, en Alsace-Lorraine. — Protestation contre l'annexion. — Nouvelles appréhensions provoquées par les armements de l'Allemagne. — Les affaires d'Espagne. — L'empereur d'Autriche à Saint-Pétersbourg. — L'Europe et la paix armée. — Avènement du cabinet Disraëli. — Changement dans la politique britannique. — Voyage du tsar en Europe. — L'Allemagne et la question d'Orient. — Le prince de Hohenlohe nommé ambassadeur à Paris. — La situation européenne au mois de mai. — Premiers mouvements de la politique mondiale. — La Russie en Asie centrale. — Les incidents de l'Annun et du Tonkin. — Affaires de Chine. — La guerre des Ashantis. — La Grande-Bretagne et le canal de Suez. — Les grands travaux internationaux. I Ces années 1873, 1874 et 1855 furent des années de liquidation et de gestation. L'Europe se transforme : à l'intérieur, la politique des masses se substitue à la politique des classes : à l'extérieur, let politique de l'espace succédera bientôt à la politique des nationalités, comme celle-ci a succédé à la politique de l'équilibre. Les grands empires, il peine constitués, dénombrent leurs forces et s'arment pour les puissantes défensives et les aventures lointaines. La paix européenne, bardée de fer, se tasse et s'apprête pour la conquête du monde. Cette paix est onéreuse et lourde, longue à s'établir et, dans sa naissance même, violente. La période anxieuse où elle se fonde est celle où la France se débat dans le travail de son organisme constitutionnel. Celte dramatique destinée de la France retient encore l'attention universelle. Elle reste en spectacle, alors qu'on rat crue en sommeil. A Paris, des hommes d'Étal, successeurs antagonistes du passé qu'ils représentent, derniers descendants — encore grands — des grands aristocrates, opèrent, de leurs mains adroites et fines, les liquidations et les transformations. Leur politique transitoire et transactionnelle accommode timidement leurs principes, leurs idées, leurs préjugés, aux exigences nouvelles ; ils ouvrent ainsi, parfois malgré eux, les voies de l'avenir. lis sont impopulaires : impopulaires par leur résistance, impopulaires par leurs initiatives. Génération sacrifiée d'avance, vouée aux insultes contradictoires, utile pourtant dans son avatar indécis, inquiet et éphémère. Au dehors, la France, abîmée par ses défaites, affaiblie par ses déchirements, a gardé son renom, sinon la place qu'elle occupait parmi les nations. Ni les peuples ni les gouvernements n'ont oublié les services qu'elle a rendus et ne font fi de ceux qu'elle rendrait encore. Située, comme elle l'est, au bout de l'Europe ; il faudrait que cette extrémité du continent s'écroulât pour qu'on pût faire abstraction d'un tel contrepoids. Et puis ce n'est pas sa nature de se laisser oublier : à peine sortie de son évanouissement, elle veille. Les choses ne se passèrent pas comme en 1815 : les vainqueurs connaissaient cette histoire. On s'était arrangé pour que la France fît défaut à la conférence de Londres. Cependant les modifications profondes qui s'étaient produites en sou absence sur la face politique et territoriale de l'Europe, étaient encore mal assurées. La Russie avait bien obtenu l'abolition des clauses de la paix de Paris qui l'éloignaient de la mer Noire ; mais ce n'était pas un succès pour la politique anglaise et ce n'était pas une sécurité pour la paix de l'Orient. En Italie, en Autriche, vers le Danemark, dans l'Allemagne même, des entreprises récentes restaient inachevées et pouvaient, un jour ou l'autre, donner prise à la diplomatie[1]. En Orient, en Asie, la solidarité des puissances européennes les liait tontes aux mêmes lendemains. Si bien que la France, le voulût-elle, ou le voulût-on contre elle, ne pouvait entièrement s'abstenir ou être écartée. Avec ou sans congrès, elle était nécessaire et présente parmi les peuples. Le shah de Perse, quand il avait exprimé à M. de Gontaut-Biron le désir de venir à Paris, avait fait allusion aux liens de sympathie qui unissaient la France à son empire : Ils remontent, disait-il, aux ambassades du roi Louis XIV et aux bons offices que la France nous a rendus lors de la guerre de 1856. Ce n'était pas sans raison que la foule avait acclamé le souverain asiatique : avec lui, c'était l'histoire et délit un peu l'influence qui rentraient il Paris. D'autres puissances : la Russie, l'Angleterre, les Etats-Unis, l'Autriche elle-même, avaient assisté avec une surprise sympathique au prompt relèvement de la France. On se souvient du mol de l'empereur Alexandre à Berlin : Soyez forts. En Angleterre, on commençait à se dire que le cabinet Gladstone avait appliqué bien strictement la doctrine du laissez faire. Il y avait donc du jeu dans le système un peu simpliste de domination diplomatique que le prince de Bismarck avait, cru imposer à l'Europe au lendemain de la guerre[2]. La machine n'allait pas toute seule ; une résistance latente, que le nerveux chancelier devinait sous les sourires, l'inquiétait. Il désirait d'autant plus faire sentir son autorité récente qu'il n'avait pas encore en elle une entière confiance. L'intimidation devint l'arme naturelle de ce vainqueur. Tant qu'il tint le gouvernement français par l'occupation d'une partie du territoire, il ne se préoccupait guère que du versement intégral de l'indemnité[3]. Une fois les derniers versements faits et l'évacuation terminée, — non sans les difficultés que l'on sait, — il avait laissé naître d'autres querelles. L'affaire des lettres de créance avait été un ennui grave pour le duc de Broglie à peine installé au ministère des affaires étrangères : la prompte soumission du cabinet français au caprice du chancelier n'avait pas fait disparaître tout le venin. M. de Bismarck ne se montrait pas mieux disposé, s'il s'agissait d'une restauration monarchique. Avant tout, ce qu'il craignait, en France, c'était le fonctionnement normal d'institutions régulières. La Commune l'avait mis en goût. On sait que. dans les lettres polémiques qu'il échangeait avec le comte d'Arnim, prenant le contre-pied de celui-ci, qui inclinait vers la restauration bourbonienne, il insistait sur les avantages qu'offrait à l'Allemagne l'établissement de la République : Nous n'avons certainement pas pour devoir, écrivait-il[4], de rendre la France puissante, en consolidant sa situation intérieure et en y établissant une monarchie en règle, ni de rendre ce pays capable de conclure des alliances avec les puissances qui ont, jusqu'à présent, avec nous, des relations d'amitié... Il écrivait encore, en faisant allusion l'experimentum in anima vili fait par la Commune sous les veux de l'Europe[5] : La France est pour nous un salutaire épouvantail[6]. Il faisait écrire par son ministre, M. de Balan, à M. d'Arnim : En aucun cas, nous ne pouvons marcher avec les légitimistes, attendu qu'ils seront toujours acquis à la cause du pape. Sous main, il avait plutôt une tendance à favoriser l'élément bonapartiste : Le parti bonapartiste est peut-être encore celui avec l'aide duquel on pouvait se flatter le plus raisonnablement d'établir des rapports tolérables entre la France et l'Allemagne[7]. Mais, au fond, il était contre toute stabilité, quelle qu'elle fût, craignant davantage la stabilité
monarchique parce qu'il la croyait plus proche et qu'il appréhendait une
intervention dans la lutte engagée par lui contre l'Église catholique. Il
saisit une occasion de montrer une mauvaise humeur calculée à l'égard d'un
prince de la famille d'Orléans, le duc d'Aumale, lorsque celui-ci, président
du conseil de guerre chargé de juger Bazaine, avait manifesté, par
l'intermédiaire du duc de Broglie, le désir de visiter les champs de bataille
près de Metz. La demande, formulée à titre particulier, avait été durement
repoussée et livrée à une ironique publicité[8]. Le nouveau gouvernement qui se donnait à lui-même pour mission de restaurer la monarchie française, devait donc éprouver les effets de cette disposition singulière où M. de Bismarck s'échappait en boutades nerveuses dont il n'avait pas ménagé, d'ailleurs, les témoignages à M. Thiers. Ces humeurs de M. de Bismarck furent, pour les ministres français de cette période, de véritables cauchemars. Ou ne savait sur quel pied le prendre avec lui. Tout le fâchait. Sa santé rie lui laissait pas de repos. Il se renfermait dans sa solitude de Varzin, sentant qu'il abandonnait aux événements une partie de son œuvre, inquiet pour elle et impuissant à lui consacrer plus de soins. Auprès de l'empereur Guillaume, sa position ne lui semblait pas assurée : l'attitude de l'impératrice Augusta lui donnait ce genre de soucis agaçants qu'il a dépeints lui-même dans ses Souvenirs. Elle était, dit-il[9], de tendances catholiques, vieille Europe, françaises ; elle n'était pas facilement de l'avis d'un autre. Il incriminait ses relations avec l'ambassadeur Gontaut-Biron, son entourage français et son lecteur, l'habile Gérard, qu'il signalait comme un œil et un ennemi dans la place. Il avait une cause d'irritation personnelle plus vive encore et plus inquiétante : c'était le rôle joué ou désiré par son ambassadeur à Paris, le comte d'Arnim. Celui-ci ayant démasqué ses batteries, s'était posé en rival, et le chancelier était d'autant plus mécontent que la conduite du comte d'Arnim faisait contraste avec le flegme, le sang-froid, le tact du représentant de la France à Berlin, M. de Gontaut-Biron. Celui-ci maniait adroitement les esprits, était à l'aise sur le terrain difficile de la cour : ses bonnes façons, sa simplicité groupaient, sans en avoir l'air, tout ce qui avait échappé à l'autorité ou à la fascination du prince-chancelier. Ces misères de la Nie quotidienne labouraient les veilles du prince de Bismarck, tandis que sa sciatique lui faisait endurer des douleurs à grimper au mur. Mais rien ne le détournait de la double tâche à laquelle, avec la netteté et la force de son génie, il avait résolu de consacrer son inlassable activité : d'une part, faire accepter le nouvel empire par l'Europe ; d'autre part, constituer l'empire au dedans. Il ne lui suffisait pas d'avoir mis au monde ce difficile nouveau-né : il voulait lui assurer, pour l'avenir, la sécurité, des organes sains et des moyens d'existence. L'Allemagne se trouvait alors dans une exaltation de patriotisme telle qu'elle laissait à un homme le temps et la confiance nécessaires pour concevoir et poursuivre de pareils desseins ! L'empire allemand était, en Europe, un nouveau venu, passablement encombrant. Rien que par sa présence, ce gros garçon touchait à tout, pesait sur tout. L'habileté avec laquelle M. de Bismarck avait tiré parti des mécontentements européens contre la politique napoléonienne, lui avait permis de vaincre la France et de conclure la paix de Francfort sous l'œil méfiant des cabinets. Mais il ne pouvait se faire l'illusion de croire que ceux-ci ne reviendraient pas, un jour ou l'autre, de leur surprise et qu'ils n'essaieraient pas de lui faire payer la place ; Au fond, tous les gouvernements européens avaient été joués, et tout le monde s'en voulait un peu de l'avoir été. Le prince de Bismarck établit rapidement son plan de conduite à l'égard des puissances : Il faut, d'abord, que l'Allemagne soit forte, la plus forte des nations européennes, capable de tenir tête non seulement à un ennemi, mais à une coalition ; pour cela, elle ne doit pas hésiter à continuer pendant la paix les sacrifices de la guerre : Si l'on veut être maître chez soi, il faut balayer soi-même le devant de sa porte. Cela ne suffit pas : la peau du lion doit s'allonger d'un morceau de la peau du renard : donc, l'Allemagne emploiera l'activité, l'influence, les ressources que lui assure sa position éminente dans le monde, à donner aux autres puissances des satisfactions telles qu'elles les lient presque indissolublement à sa fortune. En se faisant le courtier honnête de toutes les ambitions inquiètes ou non assouvies, elle obtient pour elle-même la seule satisfaction qu'elle réclame dans le moment : la consolidation par la paix. La politique étrangère, c'est l'art de promettre ou de vendre au plus cher ce qui ne nous coûte rien. M. de Bismarck ne veut pas la guerre : il dit et répète qu'il a toujours appréhendé les guerres d'anticipation, faites pour prévenir l'attaque plus ou moins probable d'un adversaire : Il ne faut pas essayer de deviner le jeu de la providence[10]. Mais il prépare toujours la guerre et, en prouvant qu'il ne la craint pas, il prétend être l'arbitre de la paix. C'est le système connu sous le nom de paix armée. Il rassurerait les peuples s'il ne les comprimait et les épuisait. Résumons : dans ce système, il y a une part de réalité et une part de manifestation, de facia feroce ; les réalités, ce sont les sacrifices accablants imposés pour de longues années aux populations. La facia feroce, c'est la manière de se servir des forces ainsi constituées pour éviter la terrible et suprême conséquence, le choc, la guerre. Voilà toute la politique bismackienne. Elle a imposé à l'Europe trente ans d'une paix pareille à la pensée qui la conçut, énervante et écrasante. Il dit été plus simple et probablement plus avantageux de s'en tenir à la simple équité. Cette politique visait d'abord la France. Celle-ci était vaincue, non réduite. Le désespoir de la défaite, la douleur du déchirement, la plainte qui vient de l'autre revers des Vosges ne s'apaisent pas. Le mot de revanche, s'il ne monte pas jusqu'aux lèvres, est gravé au fond des cœurs : ils n'ont pas souscrit à la paix imposée. La France reste un adversaire qui se lèverait, au premier signal. Sa puissance renaît et, même isolée, peut devenir redoutable. La guerre a prouvé qu'on ne s'est pas trompé sur la valeur de la nation : La bravoure du troupier français, la force du sentiment national et de l'amour-propre blessé ont été absolument ce que je croyais qu'elles seraient en cas d'une invasion allemande en France. Je me figurais seulement que la discipline, l'organisation et l'habileté de la direction seraient meilleures qu'elles ne l'ont été en 1870... Je n'ai jamais trouvé aisée une guerre contre la France, même sans parler des alliés qu'elle pourrait, trouver dans l'Autriche, désireuse de marcher, ou dans la Russie, inquiète de maintenir l'équilibre européen[11]. Donc, il faut mater la France vaincue, la dompter, la briser, tandis qu'on le peut. Il faut qu'elle sente longtemps le mors et la main du vainqueur. Pour elle, nul ménagement. Le 2 septembre 1873, jour anniversaire de la bataille de Sedan, l'Allemagne célèbre, par une fête nationale, la gloire de ses armes. Des feux de joie sont allumés d'un bout à l'autre de l'empire. Une colonne de la victoire est inaugurée à Berlin, au Thiergarten. Le Sedanstag sera désormais un jour consacré. Pour la première fois après une victoire complète, on arme au lieu de désarmer. Le parlement allemand (Parlement de la Confédération du Nord) n'avait pas voulu abandonner son droit de vote annuel du budget, même en ce qui concernait les dépenses militaires. Le compromis de 1867, qui maintenait les forces allemandes sur le pied oh elles avaient fait la guerre, touchait ii son terme en décembre 1871. Le ministère en demanda le renouvellement intégral pour trois ans encore : Ce qui importe, s'écrie M. Delbrück, au nom du prince de Bismarck malade et empêché, c'est de faire en sorte que la revanche ne soit même pas tentée Avant que les trois années fussent écoulées, le gouvernement avait déposé, devant le nouveau parlement de l'empire, un projet de loi réorganisant de fond en comble le système militaire et avant surtout pour objet de fixer, une fois pour toutes, les grandes lignes d'une constitution permanente de l'arillée, l'effectif du recrutement étant arrêté à 401.659 hommes chiffre de 1871. Quant à la dépense, les pactes impériaux y pourvoyaient en obligeant les différents gouvernements à mettre à la disposition de l'empereur une somme fixe et annuelle par chaque homme[12]. En février 1874, le projet de loi est réintroduit devant le Reichstag, élu pour la seconde fois depuis la guerre, et le gouvernement, pour qui c'est l'affaire principale, réclame le vote d'urgence d'une loi imposée par la nécessité d'accroître la force de l'armée allemande, indispensable l'indépendance de la nation. C'est la volonté de briser toute résistance à ce sujet, c'est la résolution d'obtenir, coûte que coûte, de l'Allemagne, même au moment oh une crise financière grave sévit sur elle, de tels sacrifices, qui oriente la politique intérieure du prince de Bismarck pendant de longues années. Il saura faire peur à tout le monde, même aux siens. Il recherchera, où qu'elle soit, dans son parlement, la majorité qui votera ces crédits et il ne lui marchandera, pour la satisfaire et la maintenir, aucune concession. Le parti national libéral, sous la haute direction de M. de Bennigsen, fait, de son attitude dans les questions de crédits, son instrumentum regni. La politique du kulturkampf et celle du septennat militaire son t ainsi étroitement liées. L'Allemagne porte, comme la France le poids de la défaite, celui de sa victoire[13]. Le prince de Bismarck constate que les résistances s'affermissent autour de certaines tendances particularistes, s'appuyant à leur tour sur les divergences religieuses. Dans les entrailles de l'Allemagne moderne, il reste des traces de ces fureurs confessionnelles qui l'ont ravagée lors de la guerre de Trente ans. Le prince de Bismarck, malgré la hauteur de son esprit, ressent lui-même quelques atteintes du mal. L'unité de l'empire lui apparaît comme prussienne et, par conséquent, protestante. Il poursuit le rêve de l'Unité morale. Moins prudent que le cardinal de Richelieu, auquel on le compare, il ne s'est pas guéri entièrement de la doctrine du XVIe siècle, mère de toutes les inquisitions : ubi regno ibi religio. En raison des dangers que nos guerres avaient fait naître... la première condition de toute politique était pour moi l'indépendance de l'Allemagne sur la base d'une unité assez forte pour qu'elle pût se défendre elle-même... A ce point de vue et à cause des dangers de guerre et de coalition, il ne m'importait pas plus qu'aujourd'hui de savoir si nous serions libéraux ou conservateurs : mais je plaçais au-dessus de tout l'autonomie de la nation et de son souverain. Toutes les questions à traiter dans l'empire se résument donc, pour lui, en cette conception maîtresse : l'Unité. Il faut voir, dans ses Souvenirs, comment un merveilleux travail de coordination et de subordination des problèmes se faisait, d'un seul trait, dans sa puissante réflexion. C'est le problème confessionnel qui devait être sa pierre de touche, comme il servira. pendant longtemps encore, d'essai à la valeur des hommes d'État en Europe. Li réunion à l'empire des nombreuses populations catholiques du Sud et l'exclusion de l'Autriche remettaient à un gouvernement protestant la mission de résoudre les affaires toujours nombreuses entre les fidèles, le clergé et Rome. La bureaucratie prussienne et même le prince de Bismarck étaient de main un peu lourde pour ces délicates tractations. Le prince-chancelier avait d'abord cherché avec le Saint-Siège, un convenio qui associât celui-ci à ses visées diplomatiques[14] : Pie IX s'était dérobé. Il avait essayé alors d'une action sur les fidèles par l'organisation d'un catholicisme allemand, détaché de Rome, — d'un germanisme comme il y avait eu un gallicanisme : — les fidèles s'étaient dérobés. Ces fautes n'avaient pas nui au progrès étonnant d'un puissant parti parlementaire, le centre catholique, dont l'origine remontait à 1860. Au moulent où le chancelier engageait sa campagne pour l'unité de l'empire, il se heurtait à ce parti et à ces dissidences irritées. Il les retrouvait partout. Il les retrouvait au parlement, il les retrouvait à la cour, il les retrouvait dans les pays récemment annexés ou réunis, en Bavière, dans les provinces du Rhin, en Alsace, en Lorraine, en Pologne. Il dit lui-même : Quand j'engageai le kulturkampf, j'y étais principalement porté par le ailé polonais de la question. Il s'agissait donc bien d'une conquête à achever. Le diplomate ouvrait la voie au juriste. Cette politique du kulturkampf se rattachait, en effet, par ses deux pouls, à la double préoccupation intérieure et extérieure du prince de Bismarck. Il craignait le catholicisme dans l'empire ; il le craignait au dehors. En Europe, les circonstances pouvaient devenir favorables à une politique blanche, que le prince de Bismarck considérait comme devant lui être contraire et redoutable. En France, une restauration bourbonienne paraissait imminente, et si le comte de Chambord venait à régner, les influences cléricales l'emporteraient pour longtemps autour du prince et dans le pays. L'Espagne traversait une crise des plus graves et qui pouvait avoir une issue analogue. Depuis la proclamation de la République (11 février 1873), la péninsule était livrée à la lutte des partis. Fédéralistes au sud, carlistes au nord bravaient les faibles gouvernements de Pi y Margall, de Salmeron et de Castelar. Le 2 juillet 1873, don Carlos, réfugié à Bayonne, passe la frontière, fixe son quartier général à Estella et fait de rapides progrès dans le nord de l'Espagne. Le ministère français est accusé ouvertement de prêter la main aux tentatives du prétendant. En Italie, la question du pouvoir temporel reste en suspens ; le pape en appelle aux gouvernements et aux peuples. Le nœud de cette politique possible est en Autriche. Il suffirait d'une volonté suivie de la part des ministres de François-Joseph pour que la fortune de l'Allemagne, encore si précaire, fût en péril. L'Autriche, en se rapprochant de la Russie et en renonçant, provisoirement du moins, à son rêve danubien, ferait, en quelque sorte, sa rentrée en Allemagne. Entretenant en Italie la politique pontificale, elle appuierait en France la restauration du comte de Chambord. Elle se mettrait ainsi, comme elle l'avait fait du temps de Metternich et de Napoléon, à la tête de toutes les oppositions, enrôlerait tous les mécontentements. La Russie n'a pas intérêt à voir l'Allemagne grandir sans cesse. Une Allemagne divisée lui convient. Donc, de partout, un orage dangereux peut s'amasser. Le
prince de Bismarck le pressent, le prévoit ; il le dépeindra clairement, une
fois sa crainte dissipée : Si, après le traité de
Francfort, un parti catholique, d'opinion soit royaliste, soit républicaine, était
resté au pouvoir en France, il aurait fallu craindre le rapprochement des
cieux puissances voisines que nous avions combattues, l'Autriche et la France...
Il n'était guère facile de prévoir si nous pouvions
trouver des alliés de notre côté ; en tout cas, il eût dépendu de la Russie
de transformer l'alliance de la France et de l'Autriche en une coalition
toute-puissante grâce à son adhésion ou à nous tenir en tutelle par la
pression diplomatique il laquelle cet état de choses semblait l'autoriser. Cette politique qu'appréhendait M. de Bismarck et qui rift été si dangereuse pour l'Allemagne, il semble qu'un ministre autrichien, le comte de Benst, en ait conçu, un moment, le dessein. Mais le prince de Bismarck avait été assez habile ou assez heureux pour gagner ou écarter cet homme d'Etat. Le comte de Benst disparu, il ne restait plus en Europe, ni en Autriche[15], ni en France, d'homme capable de la concevoir et de l'exécuter. En tout cas, ou ne peut qu'admirer l'art avec lequel le prince de Bismarck s'applique il conjurer le péril avant même qu'il soit né. II Immédiatement après la guerre, le prince de Bismarck, dans son avide désir d'imposer à l'Europe la reconnaissance des résultats acquis par la paix de Francfort, avait, on s'en souvient, cherché son point d'appui dans une entente avec l'Autriche et la Russie. La rencontre de François-Joseph et de l'empereur Alexandre il Berlin, lui avait permis de faire sonner un peu haut l'autorité de la nouvelle Triple alliance. Ce rapprochement, où il y avait quelque artifice, était présenté à l'opinion comme un succès effectif et le chancelier en jouait habilement pour peser sur les affaires de France : Cette triple entente, disait un article visiblement d'inspiration officieuse allemande, marche bien sur les traces et se nourrit des souvenirs de l'alliance contractée en 1813 par les souverains des trois grands États. Elle est aussi intime qu'elle l'était à cette époque mémorable... L'entente actuelle a un but purement défensif et n'est qu'un acte de précaution éventuelle : mais elle prendrait la forme d'une alliance offensive et défensive si les circonstances venaient à l'exiger[16]. Au fond, le prince de Bismarck n'était pas aussi satisfait qu'il voulait le paraître. L'accord des trois empereurs se réduisait à de bonnes paroles : les diplomates se disaient à l'oreille que, malgré le désir du chancelier allemand, on n'avait rien écrit. Selon le mot cruel du comte d'Arnim, la fameuse entrevue des trois empereurs n'avait été qu'un fiasco. Le prince Gortschakoff avait gardé toute sa liberté : peut-être même n'avait-il pas entendu, sans quelque humeur, les plaisanteries un peu grosses et les vantardises un peu fortes de l'homme qu'il avait tant contribué à grandir en Europe. Le prince de Bismarck convient lui-même qu'il eut une confirmation de ces dispositions de Gortschakoff au cours de la visite que l'empereur Guillaume rendit au tsar, à Saint-Pétersbourg, le 27 avril 1873. Cette visite devait sceller l'entente ; elle eut pour effet d'élargir la fissure. Pourtant, les deux empereurs s'aimaient : ils étaient résolus à rester unis ; on savait que, tant qu'ils vivraient le lien ne se briserait pas[17]. Mais les deux chanceliers n'avaient, plus de goth l'un pour l'autre. Gortschakoff, qui se sentait débordé, avait la rancune du passé qu'il n'avait su deviner et l'appréhension d'un avenir qu'il prévoyait obscurément. L'empereur Guillaume s'était fait accompagner par le prince de Bismarck et par le maréchal de Moltke ; tout était calculé pour frapper l'opinion. Le séjour de l'empereur d'Allemagne se prolongea pendant douze jours ; ce ne fut qu'une longue suite de triomphes et d'ovations. Pourtant, le prince de Bismarck est inquiet ; il rit un peu haut des manières oratoires et des mesquineries séniles de l'autre chancelier ; celui-ci lui rend dédain pour dédain, moquerie pour moquerie : piques d'amour-propre, pugilat de diplomates à mains plates et à bouches closes, dont les peuples périssent. Le portrait que la plume acérée du prince de Bismarck a
laissé du prince Gortschakoff découvre l'esprit des deux hommes et leur
antagonisme de nature. Gortschakoff était éminemment vieille
carrière, Bismarck nouveau jeu. Les
manières de l'un offusquaient l'autre, et réciproquement : Gortschakoff était vaniteux, envieux, fâché par la
résistance qu'il m'avait fallu opposer à ses idées de suprématie universelle.
Dans une conversation confidentielle, je m'étais vu contraint de lui dire :
— Vous ne nous traitez pas comme une puissance
amie, mais comme un domestique qui ne monte pas assez vite quand on a sonné. Gortschakoff était un orateur spirituel et brillant et
aimait à se montrer comme tel... Ce qui le charmait surtout, c'était d'avoir
un auditoire de diplomates étrangers ou de jeunes chargés d'affaires à
l'esprit ouvert ; sa haute situation de ministre des affaires étrangères
ajoutait à l'impression oratoire qu'il produisait sur eux. Il arrivait que Gortschakoff me fit parvenir l'expression de sa volonté sous une forme qui rappelait le fameux Roma locuta est. Je me plaignis, par lettre privée, de cette manière de traiter les affaires et du ton de ses ouvertures, et le priai de ne plus me considérer comme l'élève diplomate, plein de bonne volonté, qu'il avait connu à Saint-Pétersbourg, mais de tenir compte du fait que j'étais, pour lui, un collègue responsable de la politique de mon empereur et d'un grand empire[18]. Si c'était pour faire au chancelier russe de ces communications obligeantes que le prince de Bismarck était venu à Saint-Pétersbourg, il eût pu rester à Berlin. Parmi les manifestations officielles et les effusions des familles impériales, ce levain de discorde se glissait. On se sépara bons amis. L'empereur Alexandre veut faire preuve jusqu'au bout de bonne volonté et d'une sorte de condescendance à l'égard de son oncle vénéré. Il se décide à venir à Vienne et à s'aboucher personnellement, avec l'empereur François-Joseph et avec ses ministres. Cette entrevue avait une importance exceptionnelle. Depuis vingt ans, depuis que l'Autriche avait étonné le monde par son ingratitude on n'avait pas vu d'empereur de Russie, à Vienne. Mais on signalait déjà de nouveaux troubles dans les Balkans. La Bosnie, l'Herzégovine, la Serbie, la Bulgarie s'agitaient. On ne parlait que de réformes en Turquie ; c'est signe de guerre. Les deux empires pouvaient, être jetés l'un contre l'autre par l'antagonisme de leurs intérêts et de leurs clientèles en Orient. M. de Bismarck remplit, une fois encore, son rôde de courtier honnête : sans se faire d'illusion peut-être, il tente un rapprochement entre les deux cours. D'ailleurs, le prince Gortschakoff n'est pas fâché de se rendre compte par lui-même de ce qu'on pense à Vienne sur les prochains événements balkaniques. De part et d'autre, on s'aborde avec réserve : Les hommes d'État dirigeants de Russie et d'Autriche n'ont pas hérité d'un bien grand penchant l'un pour l'autre, déclare la Nouvelle Presse libre. Le comte Andrassy est entre les mains de M. de Bismarck. Raison de plus pour qu'il ne soit pas dans le cœur du prince Gortschakoff. C'est dans ces conditions qu'a lieu l'entrevue (1er juin 1873). Le tsar parti, la presse officieuse enregistre docilement la noie optimiste : L'entente la plus complète s'est établie sur les affaires d'Orient, à la suite des entrevues de Berlin et de Saint-Pétersbourg, entre les cours impériales d'Allemagne, d'Autriche et de Russie... L'entrevue des empereurs François-Joseph et Alexandre a définitivement scellé cette entente, mais non sans des concessions importantes et réciproques aux dépens de la politique traditionnelle de l'Autriche comme de la Russie, relativement à l'empire ottoman. Avec l'assentiment du cabinet de Berlin, les deux cours impériales agiront désormais d'accord politiquement et, au besoin, militairement, dans toutes les affaires de l'Orient. Le prince de Bismarck serait donc l'intermédiaire et l'arbitre de cet accord inespéré. Le dernier qui dût se faire illusion, c'était le prince de Bismarck lui-même. Déjà, il cherchait autre chose. Il y avait, en Europe, une puissance que son calcul ne perdait pas de vue, l'Italie. Il est vrai que le roi Victor-Emmanuel avait été l'ami de l'empereur Napoléon Ill et que Garibaldi avait combattu pour la France. Mais, par suite de l'occupation de Rome, l'Italie, encore incertaine sur les conséquences de son entreprise, avait besoin d'appui. En somme, tout était entre commun, maintenant, entre l'Italie et l'Allemagne prussienne : la nouveauté des résultats, les souvenirs de 1866, la fragilité de certaines réalisations, les dispositions à l'égard du Saint-Siège. En juin 1873, le gouvernement italien avait promulgué la loi des corporations religieuses, et le pape venait de protester contre cet acte dans le consistoire du 25 juillet 1873. Presque au même moment (7 août 1873), le pape adressait à l'empereur d'Allemagne une lettre solennelle, où il en appelait à l'empereur mieux informé des mesures prises contre les catholiques dans l'empire. La lettre pontificale, qui réclamait une sorte d'autorité sur tous les pouvoirs chrétiens, froissait vivement les sentiments piétistes et la foi protestante de l'empereur[19]. Ce fut à ce moment précis que le prince de Bismarck saisit l'anse. Les évêques français, et notamment le cardinal Guibert, archevêque de Paris, ayant élevé la voix en réponse à ce double appel du pape et s'étant associés aux plaintes du souverain pontife sur les dernières iniquités consommées à Rome contre les institutions religieuses, une initiative de Berlin invita le roi Victor-Emmanuel à venir saluer l'empereur d'Allemagne pour manifester, aux yeux de tous, l'union des deux monarchies. L'invitation fut acceptée ; mais il restait une difficulté. Le roi Victor-Emmanuel, pour se rendre à Berlin, devait passer par Vienne : or, on en était encore aux événements de 1859 et de 1866. Le prince de Bismarck se charge d'arranger les choses et de mettre lin à la querelle, qui remontait à la constitution même du nouveau royaume italien. L'Autriche était, à cette époque, en difficulté avec le Saint-Siège au sujet de l'abrogation du concordat ; la politique du comte Andrassy, fortement influencée par la Hongrie, abandonnait toute visée en Allemagne ; les ambitions danubiennes absorbaient déjà les facultés de la diplomatie austro-hongroise ; elle ne demandait que la paix sur ses frontières allemande et italienne. Le prince de Bismarck pesa de toute sa force, et il fut entendu que le roi Victor-Emmanuel s'arrêterait à Vienne en allant à Berlin. C'était un coup de maître. Le prince de Bismarck, par cette habile intervention, engageait l'Autriche contre la papauté, la liait, bon gré mal gré, au sort de l'Italie, enlevait sa plus belle carte la politique blanche. Enfin, en compromettant tout le monde, il tenait tout le monde. De loin, il préparait cette combinaison de la Triple Alliance qui devait mettre l'Europe sous le joug pendant de longues années. L'Autriche, liée à sa fortune, le suivrait désormais. Quant à la Russie, au besoin, on se passerait d'elle. Comme l'a dit le prince de Bismarck lui-même, il changeait de cheval au milieu de la mêlée. Le roi Victor-Emmanuel, accompagné de son ministre des affaires étrangères, M. Visconti-Venosta, quitta Turin le 16 septembre. Il était à Vienne le 17. La réception fut glaciale, cependant sans incident fâcheux. Le 21, le roi quitte Vienne ; il arrive à Berlin le 22. L'accueil fut autre. Les toasts eurent plus d'expression. Au banquet de gala, le 23 septembre, l'empereur dit : A la santé de mon frère et de mon ami le roi d'Italie ! et le roi Victor-Emmanuel dit : A la santé de mon ancien allié, de Sa Majesté l'Empereur ! La revue eut lieu le 21, et le roi d'Italie quitta Berlin le 26. Quels étaient les résultats immédiats de cette double entrevue ? Une note d'un caractère demi officieux, qui partit à ce moment même, s'exprime ainsi : L'entrevue de Vienne et de Berlin a eu pour but spécial de confirmer formellement au roi Victor-Emmanuel l'intégrité du royaume d'Italie dans ses limites actuelles, contre les gouvernements et les partis à l'étranger qui voudraient troubler la paix extérieure de la péninsule. Les cours de Vienne et de Saint-Pétersbourg, conformément aux résolutions qu'elles avaient prises antérieurement dans leur réunion à Berlin en faveur du maintien des traités, du statu quo et de la paix de l'Europe, adhèrent implicitement aux engagements convenus dans le sens indiqué avec le gouvernement italien[20]. Plus tard, des indiscrétions se produisirent. En mai 1874, le correspondant parisien du Times, M. de Blowitz, affirma que le chancelier allemand avait offert au roi Victor-Emmanuel, en cas de conflit avec la France, le comté de Nice et la Savoie. Le roi Victor-Emmanuel aurait décliné ces ouvertures. En Italie et eu Allemagne, on protesta contre ces révélations, dont M. de Blowitz confirma l'authenticité. La note exacte semble avoir été donnée par ce passage
d'une correspondance, parue dans le journal l'Italie : Le voyage du roi est considéré comme nécessaire dans
l'intérêt de l'Italie qui acquiert, par ce fait même, une plus grande
importance, et, à ce point de vile, il peut aussi servir d'avertissement à ta
réaction eu prouvant que non seulement nous ne sommes pas isolés, mais que
nous avons de puissants amis. Telle était, moins, l'impression des principaux intéressés : quelque temps après, le duc Decazes, dans une lettre particulière, résumait le résultat de son enquête (22 décembre 1873) : ... Quant à ce qu'on appelle les conventions intervenues entre la Russie, l'Autriche et l'Allemagne d'abord et l'Italie ensuite, elles ne nous troublent guère. J'aime mieux les conventions à quatre qu'à deux. Puis, s'il ne s'agit que d'assurer la paix, — le maintien de la paix que nous n'entendons pas troubler, — pourquoi en serions-nous émus ?... Ces conventions ont-elles été écrites, signées ? Orloff déclare que non. Nigra, sans attendre ma question, a mis une extrême vivacité à donner au duc Decazes sa parole de galant homme que l'Italie n'avait rien signé avec l'Allemagne... Je lui ai répondu : — Je ne vous le demande pas et je vous avouerai que je n'ai aucun intérêt à le savoir ; écrit ou non, le traité a existe, il est dans la vérité des situations respectives, dans la force des choses ; mais il n'est que défensif. Vous êtes trop habiles pour vous être engagés au delà, sous n'importe quelle forme[21]. Toute cette politique de manifestations et d'entrevues était arrangée avec beaucoup d'art, elle visait toujours la France : tantôt c'était la revanche, tantôt c'était l'ultramontanisme, tantôt c'était la restauration monarchique. On voulait intimider Paris ; Paris n'était qu'en partie intimidé. Seulement la situation était difficile, délicate. N'oublions pas la coïncidence des dates. Cette partie se joue au moment où la campagne monarchique bat son plein. Un mot court dans les chancelleries à propos du voyage du roi Victor-Emmanuel à Berlin : Réponse à la fusion. Le ministère du 25 mai est directement visé. Si on l'avait ignoré à Paris, le langage de la presse allemande eût rappelé l'opinion au sentiment de la réalité. Et bientôt les faits eux-marnes prennent une tournure plus inquiétante. Le 16 octobre, le comte d'Arnim, sur l'ordre formel de son gouvernement, se rend auprès du duc de Broglie et lui fait une harangue en trois points sur les passions constamment aiguillonnées et qui compromettent directement la paix, sur l'affectation du gouvernement français à ne pas réprimer des polémiques propres à entretenir des dispositions hostiles à l'égard de l'Allemagne, et sur certaines manifestations de personnes autorisées et, notamment, sur une lettre pastorale de l'évêque de Nancy[22]. Le comte d'Arnim priait le duc de Broglie de se rendre compte de la situation une bonne fois. J'invitai le duc de Broglie à se demander lui-même si les dispositions des partis dominants en ce moment répondaient aux conditions par lesquelles la paix entre la France et l'Allemagne était possible. Je fis observer qu'en réalité, la situation ressemblait plutôt à un armistice que la France se réservait de dénoncer au premier moment favorable... Si la France veut rappeler ses anciens rois, c'est son affaire, ajoutait le comte d'Arnim. Mais s'il ne s'agissait pas seulement d'une restauration à l'intérieur de la France, si la restauration de la France à l'intérieur devait, bien au contraire, devenir le signal d'une activité politique dont le but serait le renversement de tout ce qui avait été créé dans les dix dernières années (et cette allusion se référait à l'Italie comme à l'Allemagne), alors la question devenait internationale et l'on ne pouvait s'étonner en France des inquiétudes qui se trahissaient en tous lieux. Le comte d'Arnim mêla adroitement ses ressentiments personnels à sa plainte officielle. Exposant au duc de Broglie la situation que la société parisienne faisait à l'ambassadeur d'Allemagne, il sollicite, avec une hauteur dédaigneuse, un peu plus d'indulgence pour le vainqueur. Dans le récit qu'il fait de cette scène, le comte d'Arnim montre le ministre français inquiet, expliquant avec émotion la situation difficile de son gouvernement et apaisant, par des paroles douces, le ressentiment officiel qui lui était déclaré. Le duc de Broglie exprima sa reconnaissance pour la franchise avec laquelle j'avais appelé son attention sur la gravité de la situation. — J'en suis profondément impressionné, aurait-il dit, et j'en tiendrai le plus grand compte[23]. Le duc de Broglie, qui, dans un récit postérieur, a fait allusion à cet entretien, atténue, au contraire, la portée des paroles échangées. Il raconte qu'il répondit spirituellement et finement à son interlocuteur : — Mais si la République vous parait si bonne, pourquoi ne la prenez-vous pas chez vous ? — L'ambassadeur sourit, ajoute M. de Broglie, et il n'y revint pas[24]. L'avantage de ces passes d'armes diplomatiques, c'est qu'elles laissent généralement les deux adversaires satisfaits. Le duc de Broglie n'en restait pas moins attentif et, comme il le dit, l'œil ouvert et l'âme émue. Dans le message du 5 novembre, dans la circulaire du 25
novembre, il saisit toutes les occasions d'affirmer les sentiments pacifiques
de la France : A l'extérieur, la ligne de conduite
suivie par le maréchal de Mac Mahon depuis son avènement à la présidence de
la République est déjà connue et rien n'y sera changé. Le respect scrupuleux
des traités, le désir de vivre en bonne harmonie avec les différentes
puissances, tels en sont les caractères déjà appréciés par les gouvernements. On entend là comme un écho de la conversation du 16 octobre et comme un discret appel aux gouvernements. Mais ceux-ci paraissent insensibles à ces paroles, circonvenus qu'ils sont par la puissante et pressante diplomatie du chancelier allemand. On dirait que le prince de Bismarck veut mettre lui-même la dernière main à l'œuvre de rapprochement qu'il a si heureusement entreprise entre l'Italie et l'Autriche-Hongrie. Peut-être aussi n'est-il pas fiché de surveiller de près ce qui se fait à Vienne au sujet de la fusion. C'est le moment où le comte de Chambord reçoit à Salzbourg, M. Chesnelong ; c'est le moment où le duc de Broglie, dans son discours de Bernay, affirme le caractère libéral de la prochaine restauration. Les journaux viennent de publier la note suivante : Nous apprenons de bonne source que M. le comte de Chambord a l'ait savoir aux grands cabinets européens qu'il n'a nullement l'intention, dans le cas où il remonterait sur le trône, de troubler la politique des grandes puissances ni le statu quo territorial de l'Europe. Le prince ne pense pas plus au rétablissement du pouvoir temporel du pape qu'à des restaurations en Italie et en Espagne, et il proteste péremptoirement contre des projets de cette nature, qu'un parti de l'Assemblée ne cesse de lui prêter[25]. Cette note parait à la veille de la lettre du 27 octobre, au moment même où le comte de Chambord a, dit-on, un entretien avec l'empereur François-Joseph[26]. Or, précisément à cette époque l'empereur Guillaume, accompagné de M. de Bismarck, s'est rendu à Vienne (17 octobre). La visite prend un caractère solennel. Toutes les graves questions européennes sont sur le tapis. On parle de Paris et on parle de Rome ; on parle de l'Occident et on parle de l'Orient. L'empereur Guillaume reste à Vienne du 17 au 23. De nombreuses conférences ont lieu avec le comte Andrassy, avec le ministre d'Italie, le ministre de Russie. Le prince royal de Danemark est arrivé. La question de l'article 5 du traité de Prague, seule difficulté subsistante entre l'Autriche et l'Allemagne, est discutée[27]. Les bases de l'entente entre l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie sont précisées. On aborde d'autres questions encore ; une note livrée à la presse lait allusion aux affaires d'Orient et aux principautés danubiennes. Au dire de la presse officieuse, une entente est intervenue, à ce sujet, entre les quatre cabinets de Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg et Rome, qu'on appelle les quatre cabinets alliés. Il y a une chaleur communicative dans les toasts échangés par les deux souverains. M. de Bismarck enregistre donc à Vienne un nouveau succès ! III A Paris, la fusion échoue ; le comte de Chambord écrit la lettre du 27 octobre. Au cabinet du 25 mai succède le deuxième cabinet de Broglie : c'est le moment où le duc de Broglie quitte le ministère des affaires étrangères et en confie la direction au duc Decazes. Le duc de Broglie reconnaît lui-même que le duc Decazes, moins engagé que lui dans la mêlée des partis, lui était, d'un secours précieux dans la période critique que l'on traversait. Il loue le duc Decazes, vante la fine souplesse de son intelligence, le charme et la grâce de ses manières, son adresse à manier les hommes[28]. Le duc Decazes apportait aux affaires un système conforme à son tempérament et qui, à défaut d'autres mérites, avait, du moins, celui de ne rien exposer et de ne rien compromettre : l'effacement. Il faut beaucoup d'art pour savoir se dérober avec dignité : le duc Decazes met un raffinement, une coquetterie à ne jamais prêter le flanc. Bientôt court sur lui, dans les chancelleries, un propos qu'on attribue au prince de Bismarck : Decazes, c'est une boule ; j'ai beau le piquer ; il roule ; ça n'entre pas. Tout système a du bon pourvu qu'il soit soutenu. Une heure vint où ces retraites, habiles et voulues, surprirent en flagrant délit la perpétuelle offensive du prince de Bismarck et où celui-ci, rompant à faux, dévoila sa feinte et fut obligé de prendre du champ. Jeu discret d'abord et peu remarqué, mais qui, en se prolongeant, finit par intéresser la galerie attentive. Le duc Decazes adresse, le 7 décembre, une circulaire aux agents diplomatiques : Sans s'isoler des graves questions qui s'agitent autour d'elle, la France se recueille et elle attend, avec la conscience de sa force et de sa grandeur, que l'ordre et le travail lui aient permis de panser ses plaies, et que le temps, qui seul, peut permettre aux événements de l'histoire de porter leurs fruits, ait effacé l'amertume de ces jours funestes qui ont si profondément troublé le monde[29]. Huit jours à peine écoulés, le nouveau ministre subit son premier orage. Cet orage naît à Rome, grossit en France, éclate à Berlin ; un moment, il couvre toute l'Europe de sa dangereuse obscurité. C'est la crise aiguë du kulturkampf international. Le concile du Vatican, la proclamation de l'infaillibilité pontificale, l'occupation de Rome, l'abolition du pouvoir temporel, la loi des garanties, tous ces faits, qui avaient modifié si brusquement la situation de la papauté, avaient été comme étouffés dans le bruit de la guerre franco-allemande. Dès que le silence se fit, Rome parla. Le vieux pape sentait qu'à sa vie si fragile, le sort de l'Église était comme suspendu. Il avait bitte de pourvoir à l'avenir, de protester solennellement, s'il n'y avait plus d'autres ressources, d'apaiser les angoisses des fidèles, de montrer l'étoile brillant toujours dans le ciel au-dessus de la barque apostolique qui ne doit pas périr. Les gouvernements lui manquaient, les uns trop faibles ou vaincus, les autres enrôlés derrière les adversaires triomphants. L'Église ne devait plus compter ici-bas que sur elle-même et sur l'opinion : la croyance étant une opinion, soulever l'opinion c'est, en somme, recourir au principe même de l'Église. Le pape Pie IX avait été sur le point de quitter Rome. Il avait hésité entre plusieurs séjours qui lui étaient offerts : Pau, Monaco, la Corse, Alger, Malte. Toutes les dispositions avaient été prises. Pendant plusieurs semaines, mie frégate anglaise avait croisé devant Civita-Vecchia, en prévision d'un départ pour Malte. S'habituant peu à peu à sa réclusion, le pape avait, cependant, prévu l'éventualité d'une vacance soudaine du Saint-Siège. Le bruit s'était répandu qu'il avait rédigé, dans le plus grand secret, une bulle autorisant les cardinaux soit à procéder immédiatement, avant les obsèques, presente cadavere, à l'élection du nouveau pape, soit même, s'ils le jugeaient utile, à se réunir et à tenir le conclave hors de Rome. Une polémique très vive s'engagea, à ce sujet, dans la presse internationale et, notamment, dans la presse allemande[30]. En Allemagne, en Suisse, en Italie, les déchirements, qui, même au sein de l'Église, ont suivi le concile du Vatican, ont leurs conséquences sur les rapports de l'État et de l'Église. En Italie, la loi qui abolit les congrégations religieuses et dispose de l'accumulation des biens leur appartenant est promulguée, le 19 juin 1873. Le pape proteste dans un consistoire tenu le 25 juillet. La visite du roi d'Italie à Berlin avait été la réponse à cette protestation. Le 21 novembre, le pape publie l'encyclique Etsi multa luctuosa. Il déplore les malheurs récents de l'Église et du Saint-Siège, dépeint sous les traits les plus sombres la situation des catholiques en Italie, en Suisse, en Allemagne[31]. Catholiques et adversaires sont debout à ce signal. La question est posée : il faut qu'elle soit résolue. Quelle sera désormais la situation du Saint-Siège, privé du pouvoir temporel, à l'égard des puissances catholiques, à l'égard de l'Europe Dans le consistoire secret tenu le 22 décembre, le pape nomme douze cardinaux, six étrangers et six italiens. L'allocution prononcée par le pape fait allusion aux raisons qui le portent à augmenter le nombre des cardinaux étrangers. Il veut éviter qu'en cas de conclave, les ennemis de l'Église puissent exercer une influence illégitime sur le choix de son successeur à la chaire de Saint-Pierre. L'effort fait pour arracher l'Église l'influence italienne est manifeste. On sent combien les circonstances sont favorables au prince de Bismarck. Il use et abuse de ses avantages. Le gouvernement suisse rompt ses rapports diplomatiques avec le Saint-Siège[32]. Le gouvernement italien adresse aux puissances, le 1er janvier 1874, une circulaire où le marquis Visconti-Venosta, ministre des affaires étrangères, confirme et commente la loi des garanties. Il déclare que l'indépendance du Saint-Siège est absolue : faisant allusion à la captivité du pape, il dit : Les faits parlent plus haut que toutes les déclamations, et, envisageant habilement, dès lors, la politique transactionnelle qui restera dans les vœux du gouvernement italien, il conclut : La fonction éventuelle du Sacré-Collège pourra s'exercer à Rome dans les formes canoniques avec la même sécurité, la même dignité, le même calme que dans les conclaves antérieurs[33]. Entre les cabinets, un échange de vues très actif se produit au sujet de l'éventualité d'un conclave, et c'est l'Autriche qui prend l'initiative de ces pourparlers. Quant à l'Allemagne, elle pousse à l'extrême rigueur sa politique confessionnelle. L'épiscopat allemand, qui s'unit à la papauté, est l'objet de toutes les sévérités bismarckiennes : c'est le moment où Mgr Micislas Ledochowski, archevêque de Gnesen et de Posen, est déclaré déchu de son siège, condamné à deux ans de détention et incarcéré dans la prison d'Ostrowo (3 février 1874)[34]. Par contre, en Belgique, en Angleterre, en France, un grand nombre de prélats répondent à l'appel du Saint-Siège. Déjà, les évêques français, suivant l'exemple de l'archevêque de Paris, Mgr Guibert, avaient protesté en août et septembre contre la loi italienne des congrégations religieuses. Cette fois, le mouvement gagne tout l'épiscopat. Des mandements, écrits dans un style amer et véhément, s'élèvent en faveur du Saint-Siège et incriminent la politique du prince de Bismarck[35]. On affirme que les évêques de France se préparent à adresser à leurs collègues d'Allemagne une lettre collective pour les féliciter de leur attitude. Mgr Plantier, évêque de Nîmes, écrit : Quoi de plus abject que cette haine des césars-pontifes pour tous les prélats et les ecclésiastiques honnêtes... L'Allemagne de Bismarck a voulu continuer cette tradition de bassesse et d'immoralité. Ces lettres sont publiées, paraphrasées, envenimées dans la polémique des journaux ultramontains et notamment de l'Univers. D'autre part, les journaux républicains dénoncent la faction cléricale dont le gouvernement du maréchal est l'instrument. Confine d'ordinaire, la violence de la polémique passe le but, sans souci de diminuer le patrimoine du pays. Le duc de Broglie et le vicomte de Meaux reprochent à la gauche, qui insiste sur ces manifestations, d'avoir fourni des armes aux ennemis de la France. Ils reconnaissent, pourtant, l'imprudence des évêques : On voit bien, dit mélancoliquement le duc de Broglie[36], qu'ils ne portaient pas le poids du jour. Le ministère croit parer aux conséquences probables en se jetant dans la mêlée ; une circulaire signée par M. de Fourtou, le 26 décembre, rappelle aux évêques qu'il y a, entre les États, des égards mutuels qui ne se peuvent oublier. Par ce blâme mesuré, on espérait dégager, du moins, la responsabilité du gouvernement français. Un moment, on pense que l'incident n'aura pas de suite. M. de Gontaut-Biron a communiqué la circulaire de M. de Fourtou à M. de Bülow, ministre des affaires étrangères prussien ; celui-ci n'insiste pas. Mais le prince de Bismarck tient une arme : il ne veut pas la lâcher. Il fait prier M. de Gontaut-Biron de venir chez lui, et alors, sur le ton d'une sérénité parfaite, dans les formes les plus courtoises, il dit à l'ambassadeur tout ce qui peut le frapper et l'impressionner : il reprend l'incident ab ovo, comme un homme sûr de son fait ; la circulaire est insuffisante, le gouvernement français a des armes plus efficaces pour mettre un terme à la campagne épiscopale : l'appel comme d'abus, sinon la poursuite devant les tribunaux. Si on l'y contraint, le gouvernement allemand invoquera les articles de la loi française de 1819, qui l'autorise à poursuivre lui-même, directement, devant les tribunaux français. Il enfle la voix : C'est, pour nous, une question de sécurité. On fomente la révolte chez nous, dans l'empire. Eh bien ! nous serons obligés de vous déclarer la guerre avant que le parti clérical, s'emparant du pouvoir, la déclare l'Allemagne au nom de l'Église catholique persécutée. Il revient sur la campagne monarchique et dit que cette combinaison ne lui a pas plu parce qu'il redoutait l'influence que les cléricaux prendraient sur le comte de Chambord. Il affecte, en un mot, de transformer la querelle franco-allemande en une querelle religieuse. M. de Gontaut-Biron, très ému, ne peut que plaider assez mollement la cause du gouvernement français. Il se retire pour rendre compte à Paris. Paris est prévenu, d'ailleurs. La presse officieuse s'est
chargée de répandre l'alarme. La Gazette de l'Allemagne du Nord écrit
: Un gouvernement français qui s'abaisserait jusqu'à
se mettre au service de la politique cléricale de Home serait un gouvernement
hostile à l'Allemagne et avec lequel il nous serait impossible de vivre en
paix. C'est pourquoi les menées des évêques français contribuent, pour leur
part, à amener entre la France et nous des différends que nous ne cherchons
point... Du moment où la France s'identifie
avec Rome, elle devient notre ennemie jurée... Une France soumise à la théocratie papale est inconciliable avec la
paix du monde. Où veut-on en venir ? Il n'y a pas d'heures plus pénibles pour un gouvernement, que celles où, pressé entre la double exigence des passions intérieures et extérieures, il n'a d'autre lumière pour se guider que l'intérêt incertain du pays. D'autres incidents coïncident avec l'affaire des mandements épiscopaux et la compliquent encore. Le stationnaire l'Orénoque, qui reste à Civita-Vecchia, à la disposition du pape, est dans les eaux italiennes. Les officiers reçoivent, comme en 1872, l'ordre d'aller, au jour de l'an, rendre visite au roi Victor-Emmanuel en sortant du Vatican. Dans le récent mouvement diplomatique, le marquis de Noailles a été nommé ministre à Rome ; c'est un pas de plus vers la reconnaissance des faits accomplis. La droite de l'Assemblée, les journaux d'extrême droite, le clergé, tout ce qui est attaché aux principes catholiques, s'exalte à l'envi et dénonce la faiblesse du ministère. M. du Temple, député de l'extrême droite, demande à interpeller le gouvernement. Et c'est le moment où le prince de Bismarck a fait à M. de Gontaut-Biron la communication solennelle qui renferme une menace à peine déguisée ! M. de Bismarck insiste. Dans un discours public, il fait
allusion à une guerre prochaine avec la France, celle-ci ayant à sa tête Henri, comte de Chambord[37]. Dans une
circulaire adressée à ses agents diplomatiques, — circulaire confidentielle
que tout le monde tonnait le lendemain, — il déclare
que si le cabinet de Berlin vient à constater qu'un choc est inévitable entre
les deux pays, il ne saurait attendre que la France choisit le moment qui lui
convient le mieux[38]. Un parti pris si persistant ébranle les plus calmes. On apprend à Paris que le nouveau fusil allemand, le fusil Mauser a été distribué secrètement à tous les régiments de la garde. L'inquiétude se répand. Les fonds baissent. Les gouvernements eux-mêmes commencent à s'émouvoir. Le ministère français, sous la pression du prince de Bismarck, qui réclame toujours la plainte comme d'abus ou les poursuites contre les évêques, ne sait comment sortir d'embarras. Le nouveau Reichstag se réunit. Le gouvernement lui demande, avant tout, le vote d'urgence de la loi militaire, destinée à assurer la prééminence de l'armée allemande. Le 10 janvier, l'Univers publie un nouveau mandement : qui émane de l'évêque de Sarlat et de Périgueux : il reproduit, dans des termes non moins acerbes, les premières protestations épiscopales c'est une bravade calculée, en réponse à la circulaire de M. de Fourtou. On attend un ultimatum de Berlin. Or, c'est précisément cet incident qui fournit à l'esprit ingénieux du duc Decazes l'issue qu'il cherche. L'Univers a publié la lettre épiscopale ; c'est l'Univers qui sera frappé. L'état de siège donne autorité sur la presse. Un arrêté pris par le général de Ladmirault suspend pour deux mois le journal de M. Veuillot qui, soit par les articles qu'il contient, soit par les documents qu'il publie, est de nature à créer des complications diplomatiques[39]. Cette satisfaction paraitra-t-elle suffisante à Berlin ? Le duc Decazes en doute encore : La suspension de l'Univers, que nous venons de décider, écrit-il le jour même, pourra peut-être simplifier la situation. Je n'en jurerais pas cependant. M. de Bismarck ne prétend à rien moins qu'à nous entraîner de force à sa suite dans la croisade contre le catholicisme ; nous ne l'y suivrons pas. Mais il faut lui ôter toute occasion et jusqu'au prétexte de nous faire un grief[40]. C'est dans cette disposition d'esprit que le duc Decazes répondra à l'interpellation de M. du Temple. Dans les circonstances délicates, les ministres, sûrs de leur bon droit, ne doivent pas craindre la lumière ; la déclaration publique est souvent la plus précieuse des armes diplomatiques. Donc le duc Decazes accepte, pour le 20 janvier, la discussion de l'interpellation du Temple. Au jour dit, avant que la parole soit donnée à l'interpellateur, le ministre des affaires étrangères monte à la tribune et lit, au nom du gouvernement, une déclaration sur les relations de la France et de l'Italie ; en plus, il saisit cette occasion de s'expliquer sur les mandements épiscopaux : La France, dit-il, entourera d'un pieux respect, d'une sollicitude sympathique et filiale le souverain pontife, en étendant cette protection et cette sollicitude à tous les intérêts qui se relient à l'autorité spirituelle, à l'indépendance et à la dignité du Saint Père... Mais elle entretiendra, sans arrière-pensée, avec l'Italie, telle que les circonstances l'ont faite... les relations pacifiques et amicales... Nous voulons la paix... Pour l'assurer, nous travaillerons sans relâche à dissiper les malentendus, à prévenir tous les conflits, et nous la défendrons aussi contre les vaines déclamations, d'où qu'elles viennent. Ces paroles sont prononcées dans le silence de l'Assemblée. Le ministre des affaires étrangères termine par ces mots : Si l'Assemblée voulait considérer ces explications, les seules que je puisse donner, comme répondant suffisamment à ses préoccupations actuelles, je crois qu'elle le pourrait, avec grand profit pour la chose publique... Il est d'ailleurs de mon devoir de le répéter : il me serait impossible de rien ajouter aux éclaircissements que vous venez de me permettre de vous donner. M. du Temple veut rouvrir le débat. Il insiste : on a toujours le droit de répondre à un ministre. Mais l'Assemblée lui oppose la question préalable. Ce silence en dit assez : une page de l'histoire du monde vient d'être tournée. M. de Bismarck se déclara satisfait de la suspension de l'Univers
et du discours du duc Decazes. Il reconnut que la procédure de l'appel comme
d'abus n'aboutirait à rien. Il promit d'étudier la
question. M. de Gontaut-Biron écrit : Les
choses tendent à s'apaiser. Mais il ajoute aussitôt : Plus que jamais, on assure que la question militaire est
le principal motif de l'importance donnée à l'incident. Et, en effet, voici maintenant que les réalités se découvrent. Les élections pour le Reichstag ont lieu du 10 au 25 janvier, dans la période même où cette vaste rumeur s'est répandue. On a escompté la fidélité à l'empire de l'électeur allemand, soldat d'hier. Malgré tout, le parti socialiste gagne 7 voix, le parti ultramontain, 40. En Alsace-Lorraine, tous les protestataires sont élus. Ce n'était pas trop d'une telle pression pour obtenir une majorité. Le Reichstag se réunit le ter lévrier. Dans le discours du trône, l'empereur demande le vote immédiat du projet de loi organique militaire. La discussion s'ouvre, le 16 février. Le maréchal de Moltke prononce un retentissant discours : il réclame l'éducation virile de la nation ; il proclame la vertu moralisatrice de l'armée ; il raille l'arbitrage ; il présente un tableau émouvant des dispositions de l'Europe à l'égard de l'Allemagne : Ce qui nous arrive de l'autre côté des Vosges, c'est un cri sauvage de revanche pour la défaite que l'on s'est attirée soi-même... Il ne suffit pas d'une armée de milices ; il faut une armée de métier. La question de l'armée ne peut pas se rapetisser à une question de budget. Il s'agit de la vie de la nation. Nous pouvons être appelés à faire face, à l'est et à l'ouest, des deux côtés à la fois. Les membres de la députation d'Alsace-Lorraine, qui, entrent pour la première fois au Reichstag, apportent devant lui leur triste protestation (18 février) ; c'est une motion demandant que la population des provinces annexées soit consultée sur l'incorporation à l'empire. L'acte avait été rédigé à Berlin, dans l'appartement de Mgr Raes, évêque de Strasbourg, et celui-ci l'avait signé le premier. M. Teutsch, avocat, était chargé de le produire à la tribune. M. Teutsch veut s'exprimer en français, mais il est forcé de lire en allemand. Ayant déclaré que la cession de l'Alsace-Lorraine n'avait pas été légitime, parce que la France n'avait pas été libre de la refuser, que cette cession était un acte de violence et que l'Allemagne avait manqué au devoir des nations civilisées, M. Teutsch est rappelé à l'ordre. Les cris, les rires couvrent sa voix. C'est alors que l'évêque de Strasbourg, Mgr Raes croit devoir déclarer que les Alsaciens-Lorrains de sa confession n'avaient aucune intention de mettre en question le traité de Francfort[41]. La motion est repoussée par le Reichstag : mais le débat comportait une suite. II reprend (3 mars) sur une nouvelle motion des abbés Guerber et Winterer, demandant l'abolition du régime dictatorial en Alsace-Lorraine. Cette fois, le prince de Bismarck expose lui-même sa pensée. Il faut relire ce discours, après trente ans, pour s'imaginer tout ce que durent éprouver ceux qui l'entendirent et ceux qui en eurent l'écho de l'autre côté de la récente frontière. Ces messieurs d'Alsace se plaignent de ce que, pendant ces trois années, nous ne les ayons pas rendus heureux, comme ils l'ont été sans doute sous la domination française... mais ce n'était pas proprement le but de l'annexion... Je prierais ces messieurs d'Alsace, pour adoucir leur colère, de se rappeler aussi un peu la manière dont nous sommes arrivés à l'annexion... Ils ont, chacun d'eux, leur trente millionième de complicité et de responsabilité dans la guerre qui nous a été déclarée... Les railleries portent au delà de l'enceinte du parlement. Elles vont s'en prendre au gouvernement français, au parlement français : Si ces discours, en cas de victoire de la France, avaient été tenus à l'Assemblée de Versailles, nous pouvons être certains que sinon la majorité, du moins M. le président Buffet, avec la façon tranchante-qui lui est propre, aurait bientôt rendu illusoire pour-les plaignants la liberté de la parole... Inutile d'ajouter que le prince de Bismarck concluait au maintien du régime dictatorial comme seul système pratique à l'égard d'une population dont on ne demande pas l'attachement, mais l'obéissance. La motion fut donc rejetée. Elle le fut par 196 voix contre 138. Avec les Alsaciens-Lorrains, avaient voté le centre catholique, les Polonais, les Danois, les démocrates socialistes et un grand nombre de progressistes. Ce vote n'était fait pour apaiser ni les-inquiétudes, ni les colères du prince-chancelier. IV Voilà donc la politique du prince de Bismarck, avec ses deux faces intérieure et extérieure, avec ses deux procédés : à la fois rusée et violente, passionnée et réaliste. Obtient-elle tout le succès qui justifierait une pareille dépense d'intelligence et d'activité ? Au dedans, le kulturkampf se heurte à des résistances morales non prévues. Au dehors, le trouble jeté constamment dans les relations internationales cause tout au moins de l'embarras, de la surprise. Et puis le fond des choses — c'est-à-dire les armements, sans cesse accrus de l'Allemagne, — n'échappe à personne. Ces armements sont dirigés contre la France ; du moins, c'est le thème habituel des articles et des discours officieux. Mais ils peuvent servir contre tout le monde. L'Allemagne est bien forte, la France bien faible. Ce n'est pas seulement contre elle et le maréchal de Moltke n'a pas mâché les mots — que l'on se munit à Berlin. S'il en est ainsi et si la paix doit être armée jusqu'aux dents d'une part, pourquoi ne le serait-elle pas d'autre part ? Le système tend à se développer, en même temps que l'anxiété se répand et devient, en quelque sorte, l'état chronique de l'Europe. Entre diplomates, des confidences se font à l'oreille : Tous les princes, toutes les personnes de famille royale liées avec la cour de Prusse laissent percer partout leurs secrètes inquiétudes. L'impression s'est faite ainsi que la paix serait troublée au printemps. On va jusqu'à dire que le chancelier de l'empire d'Allemagne veut conquérir la Belgique et le nord de la France pour s'ouvrir la voie jusqu'à l'Océan. Ces bruits se propagent en Angleterre et, de là, dans l'opinion universelle. En Espagne, les événements graves se précipitent ; autres rumeurs non moins alarmantes. L'Allemagne s'occupe toujours beaucoup des affaires d'Espagne. En août 1873, le capitaine Werner, commandant la frégate allemande, le Frédéric-Charles, s'empare dans les eaux de Malaga, de deux navires, l'Almanza et la Victoria, appartenant aux insurgés fédéralistes, les conduit à Carthagène, les désarme et garde comme otage le général insurgé. Werner, il est vrai, est désavoué ; mais l'incident a paru suspect. Au point de vue politique, la péninsule est en pleine anarchie. Elle serait une proie facile pour des aventuriers ou des ambitieux. Le 2 janvier 1874, Castelar est battu par Salmeron devant les Cortès. Le général Pavia somme l'Assemblée de se dissoudre. Les députés sont expulsés par la force et le maréchal Serrano est proclamé dictateur. Cependant les cantonalistes luttent toujours à Carthagène. Ils capitulent seulement le 12 janvier. Dans le Nord, l'armée carliste tient la campagne. Elle assiège Bilbao. Il est vrai que don Carlos aura affaire bientôt à la vigoureuse offensive du général Coucha. L'Allemagne suit avec une grande attention ces événements. Le comte de Hatzfeld arrive à Madrid en mission extrêmement confidentielle. Il est entendu en audience secrète par le conseil des ministres (22 mai 1874). On parle d'une candidature du prince Frédéric-Charles au trône d'Espagne. Alors, ce serait la situation de 1870 qui se reproduirait, aggravée ? A Berlin, l'impératrice Augusta ne cache pas son inquiétude : — Est-ce qu'on n'est pas convenable avec vous ? dit-elle à M. de Gontaut-Biron. Je vous avais bien averti que vous n'étiez pas au bout de vos peines et que des difficultés vous attendaient plus graves encore que celles que vous aviez éprouvées[42]. — Je ne le suivrai pas dans cette voie, dit l'empereur d'Autriche à notre ambassadeur, en parlant du prince de Bismarck. La reine Victoria adresse directement à l'empereur Guillaume une lettre qui, sans qu'on en connaisse le texte, devient la rumeur de toutes les chancelleries. L'empereur de Russie provoque un entretien avec l'ambassadeur de France : — Quelles sont les nouvelles ? dit-il au général Le Flô ? Et celui-ci se croit autorisé à répondre, en faisant allusion à l'ensemble des incidents récents : — On nous tourmente beaucoup à Berlin, on nous cherche de mauvaises querelles. — Oh ! c'est fini ! répond le tsar. On s'est calmé ! — Mais non, Sire ! Sous prétexte de quelques mandements isolés, réprouvés par le gouvernement, on nous accuse de fomenter et d'entretenir le trouble en Allemagne et on nous fait la guerre. — Entre nous, je crois que c'est une ruse de M. de Bismarck. — Mauvaise ruse, Sire. Un dérivatif alors ? — Oui, c'est cela, c'est le mot : un moyen de détourner l'attention pour échapper aux embarras intérieurs. — C'est un jeu dangereux... — Rassurez-vous ; personne ne veut la guerre. — Je veux le croire, Sire. Pas plus le prince de Bismarck que nous-mêmes ? — Non, personne : il n'y en aura pas[43]. Si le mot eût été entendu à Berlin, il aurait peut-être, dès lors, donné à réfléchir. L'incident décisif qui se produira en 1875, et qui fut l'origine du rapprochement franco-russe, est en germe dans cette parole. Justement, l'empereur d'Autriche doit se rendre à Saint-Pétersbourg et y séjourner du 11 au 15 février. C'est par les échos de cette entrevue que l'on saura si le prince de Bismarck a, décidément, gagné la partie. La France a sur les lieux non pas un, mais trois observateurs attentifs : c'est l'ambassadeur, le général Le Flô, que l'empereur Alexandre tient en haute estime, c'est M. de Gontaut-Biron, autorisé à passer quelques jours à Saint-Pétersbourg, et M. de Bourgoing qui y négocie un traité de commerce. Les renseignements recueillis à des sources diverses sont plutôt, rassurants. On interprète d'une manière favorable les paroles publiques prononcées par Alexandre II. Le tsar a dit que qui unit les trois empereurs et la reine Victoria est la plus sûre garantie de la paix si désirée par tous, si indispensable pour tous. On donne à cette formule le sens suivant : Si le cabinet de Saint-Pétersbourg est opposé à une guerre de revanche, il entend aussi que, de la part d'aucune autre puissance, la paix ne soit troublée. M. de Gontaut-Biron rapporte un mot du prince Gortschakoff
: — On vous a cherché querelle... M. de Bismarck ne pourrait faire la guerre, car il aurait
l'opinion morale de l'Europe contre lui. Le même ambassadeur constate
des dispositions bienveillantes pour la France.
Le chancelier m'a surtout parlé du toast et m'a dit
qu'il était à l'adresse de M. de Bismarck, dont il blâme très nettement les
petitesses et le manque de générosité... Le général Le Flô est plus affirmatif encore : Ma conviction est que l'Allemagne n'a rien gagné au rapprochement qui s'est produit entre la Russie et l'Autriche, au contraire ! et que nous, nous avons gagné en sympathies plus vives ce qu'elle a perdu en influence. Les derniers incidents de Berlin ont produit une très mauvaise impression, et il en est résulté une réaction tout en notre faveur. L'ensemble de la situation est résumé dans une lettre particulière du duc Decazes : L'entrevue de Saint-Pétersbourg n'a pu nous laisser qu'une impression de satisfaction, et j'ajouterai même que nous devons en tirer un heureux augure pour l'avenir. Je ne dirai pas, comme le général Le Flô, qu'il s'est fait là un déplacement d'influence ; mais il est évident que la prédominance de la Prusse, son action unique et exclusive ont subi une atteinte profonde et que si l'influence n'est pas déplacée, elle est tout ou moins désormais partagée. Voilà pour l'avenir ! Pour le moment, patience, patience, patience ! Je ne puis me dissimuler que nous vivons à la merci du moindre incident et de la moindre faute. Nos jours sont sans repos, nos nuits sans sommeil, mon cher ami ![44] On ne dort guère à Paris. On ne dort guère plus à Berlin. Le prince de Bismarck est malade. Le bruit circule, en mars, que sa sciatique le met en danger. Il est enfermé à Varzin, plus isolé que jamais. Il sent qu'il se fait, en Europe, de ces déplacements d'impondérables sur lesquels il ne peut rien. Les apparences sont pour lui : le fond n'est pas aussi sûr. Le 22 mars, l'empereur, en recevant la députation de l'armée à l'occasion de son soixante-dix-huitième anniversaire, exprime son mécontentement du retard apporté au vote de la loi militaire. On demandait au parlement de fixer le contingent jusqu'à ce qu'une nouvelle loi en disposât autrement. Or, le parlement ne veut pas céder sur ce qu'il considère comme son droit constitutionnel : le vote annuel du budget. On se débat dans cette difficulté. L'empereur songe il mie nouvelle dissolution. Mais le prince de Bismarck est trop mal pour qu'on puisse recourir à une pareille mesure. Enfin, on aboutit, le 20 avril 1874, à un compromis dû à l'initiative de M. de Bennigsen. Au lieu d'être établi jusqu'à une nouvelle loi en disposant autrement, le chiffre du contingent est fixé pendant sept ans à 401.659 hommes. Le vote est acquis en troisième lecture par 214 voix contre 123. C'est ce qu'on a appelé le septennat militaire. Pour obtenir un tel résultat, il a encore fallu une intervention personnelle de l'autre héros impérial, le maréchal de Moltke. Sept ans ! 400 mille hommes ! c'est la population virile de l'Allemagne offrant la fleur de sa jeunesse ; ce sont les ressources les plus claires de l'empire consacrées à ce devoir suprême ! C'est aussi, pour les autres peuples, la leçon des sacrifices corrélatifs ; en un mot, c'est, pour la civilisation européenne, une diminution volontaire de prospérité et de force inscrite comme sanction, au bas du traité de Francfort ! Partout, l'exemple est suivi. La France va bientôt compléter sa loi militaire, en présence des nécessités nouvelles. En Italie, à partir du 3 mars 1874, la Chambre des députés poursuit la discussion d'un projet sur la défense du royaume (armement et fortification), déposé par le général Ricotti, ministre de la guerre. La dépense est évaluée à 152 millions. C'est le premier bénéfice du rapprochement italo-allemand. Le Ier-13 janvier 1874, le Journal de Saint-Pétersbourg publie un ukase de l'empereur Alexandre, instituant le service obligatoire pour toute la population masculine, sans admettre ni rachat, ni remplacement. Les hommes sont incorporés pour quinze ans ; ils resteront six ans sous les drapeaux : certaines dispenses partielles sont accordées en faveur des études. La mobilisation de la Russie, que l'Europe a tant d'intérêt à voir pacifique, est un contrecoup inévitable de la politique d'armement à outrance instaurée par les puissances voisines. Il n'est pas jusqu'à la Belgique et à la pacifique Suisse
qui ne prennent leurs précautions. A la suite des événements d'Italie et
d'Allemagne, un mouvement dans le sens unitaire se produit dans les cantons
helvétiques. Un nouveau projet de constitution est délibéré par le conseil
fédéral le 31 janvier 1874, et soumis au referendum
le 19 avril 1874. Il est adopté par 340.186 voix contre 198.182. C'est une
œuvre de concentration du pouvoir fédéral en matière militaire, religieuse,
commerciale. Dans le manifeste adressé au peuple, le président de la
Confédération s'exprime en ces termes : Notre
organisation militaire demande une réforme fondamentale, si l'on veut que la
Suisse soit en état de défendre sa liberté, son indépendance, et de répondre
victorieusement à toute prétention injuste ou offensante. La Belgique, qui s'inquiète des visées allemandes et qui craint d'être le champ de bataille et le prix des futures rencontres, modifie son organisation défensive. Le pays est divisé en deux circonscriptions militaires, afin de former, en cas de conflit, deux armées qui assureront l'inviolabilité de la frontière aussi bien du côté de la France que du côté de l'Allemagne. Donc, la nouvelle Europe se conforme aux exemples qui lui viennent de Berlin. Elle se couvre de forteresses, se hérisse de baïonnettes. La physionomie du citoyen perd sa tranquille placidité bourgeoise. Les favoris cèdent à la moustache et la toge aux armes. Le port de l'uniforme sera, pendant de longues années, le devoir patriotique de l'âge viril. Dans la politique internationale, c'est un retour marqué vers les antagonismes, les méfiances et les jalouses susceptibilités. V Né des mêmes circonstances, un autre esprit de conquête emportera bientôt l'Europe hors d'elle-même, et, non satisfait des querelles de frontière, s'exercera au partage des espaces. Tant de forces soigneusement entraînées ne peuvent rester inactives : ce ne sont plus seulement les aspirations nationales qui tourmentent les peuples ; l'impérialisme va naître. Le fait le plus significatif se produit en Angleterre : le cabinet Gladstone est remplacé par un cabinet tory, ayant à sa tête Disraëli. Les quinze années qui venaient de s'écouler avaient été, pour l'Angleterre, des années de réformes intérieures et d'abstention extérieure. Le peuple anglais, en train de modifier son système gouvernemental par l'accession des masses au suffrage et d'accumuler les réserves de la prodigieuse prospérité matérielle qu'il doit à Cobden et à ses disciples, avait, pour ainsi dire, désappris les affaires du dehors. Selon la loi alternative de son histoire, une période pacifique avait succédé à la période militaire des guerres de Crimée et de Chine. Même pendant la guerre de Sécession, l'Angleterre était restée neutre : elle avait accepté avec résignation des blessures d'amour-propre, comme la solution de l'affaire de l'Alabama, qui, en d'autres temps, eussent enfiévré l'amour-propre national. Sa politique, habituellement plus vigilante et plus jalouse, avait laissé croitre des puissances qui pouvaient être, un jour. de redoutables concurrentes : les États-Unis, la Russie, l'Allemagne. Le peuple anglais avait assisté d'un œil indifférent à la chute du meilleur ami qu'il ait eu parmi les souverains de l'Europe, Napoléon III ! Cependant, ce régime de froide abstention et de sévère abstinence, auquel le dernier cabinet Gladstone avait soumis le Royaume-Uni, finissait par lasser tout le monde. Les mécontents ne manquaient pas, d'ailleurs : Gladstone avait porté la main sur l'Église, sur l'armée, sur la marine, sur l'enseignement, sur la cour ; il avait fait la chasse aux prodigalités et aux sinécures : vigilant correcteur des abus, censeur rigide des mœurs politiques, il avait diminué les frais de la vie publique, non sans lui enlever de sa grâce et de son agrément. Une longue paix avait accumulé une énorme richesse et un profond ennui. C'est un état que le tempérament énergique de l'Anglais ne peut supporter longtemps. L'Anglais aime à gagner, moins pour amasser que pour jouir, moins pour se reposer que pour agir. Il a besoin de mouvement. L'homme de sport qui est en lui se fatigue du repos. Tout à coup, le besoin le prend de se donner de l'air et, si j'ose dire, de secouer son brouillard. Une telle disposition des esprits coïncide avec la fin de l'année 1873. La diminution de la France, l'accroissement relatif des autres puissances continentales, ce sont là des faits qui finissent par émouvoir le génie inquiet de la race la plus politique et la plus imaginative du monde, toujours embusquée d'ordinaire sur les perspectives de l'avenir. Gladstone n'était pas l'homme de ce courant d'opinion : Disraëli en était la personnification même. Une crise économique grave précipite cette évolution intime. La politique anglaise suit un graphique où les hauts et les bas de son activité extérieure se succèdent selon les alternatives décroissantes ou croissantes de son commerce[45]. Quand les affaires vont, l'Angleterre trouve que le monde est bien ; mais il a besoin de remèdes dès que la prospérité commerciale s'arrête. Il y avait donc, vers 1873, de l'ennui, du mécontentement, de l'humeur et une certaine cupidité des choses nouvelles. Cela, au moment même où des horizons plus larges s'ouvraient pour les autres peuples européens. J.-A. Froude dit spirituellement que les Anglais veulent quelquefois la guerre parce que la guerre les amuse. Sans aller aussi loin, Disraëli, dilettante, brillant, hardi, aventureux, n'avait qu'à suivre ce mouvement de l'opinion et son propre tempérament pour reprendre la formule de lord Palmerston : a spirited foreign policy : une politique étrangère énergique[46]. Disraëli constitue son cabinet en février 1874. Il est encore obligé de laisser les affaires étrangères à lord Derby, qui reste un peu, pour lui, un mentor : mais le monde sent, pourtant, qu'il y a quelque chose de changé. La politique interventionniste succède à la politique abstentionniste. Bientôt on va voir passer un bout de l'oreille du jingö. C'est Disraëli qui ajoutera le grand nom d'empereur aux titres traditionnels de la royauté britannique. La rentrée de l'Angleterre dans les affaires européennes se manifeste dans la séance de la Chambre des lords du 4 mai 1874. Le comte Russell demande communicati6n de la correspondance
échangée par la Grande-Bretagne avec les autres puissances pour le maintien
de la paix en Europe. La question est posée dans ces termes, à la fois
ambigus et significatifs : Si les symptômes
d'agitation et d'hostilité que l'on perçoit actuellement sont des signes
d'orage, il serait bon de savoir si le gouvernement de Sa Majesté serait prêt
à prendre des mesures pour le maintien de la paix en Europe. Le comte
Russell croit que l'on peut compter sur le
gouvernement de Sa Majesté pour s'en tenir strictement à fous les engagements
et à tous les traités qui lient la couronne britannique envers ses alliés. Lord Derby, qui répond, insiste, non sans lourdeur, sur l'existence de sujets de crainte et d'anxiété. Il vise le conflit possible entre la France et l'Allemagne. Il dit encore : Je crois que ce n'est pas la peine d'essayer d'empêcher la guerre, puisqu'elle arrivera un peu plus tôt, un peu plus tard, quoi que nous fassions... Et il ajoute cette phrase non moins énigmatique que la question : Si, par une raison quelconque, un traité international ou une convention devient inapplicable à l'époque, c'est assurément le devoir du gouvernement d'en faire part aux parties contractantes : mais si vous acceptez les obligations d'un traité et donnez aux autres parties lieu de croire que vous vous considérez comme liés, vous êtes tenus, d'honneur et de bonne foi, de les respecter. De quoi s'agit-il ? Et quels sont ces traités mystérieux qui lient l'Angleterre ? Ce qui était en cause, ce n'était pas tant le conflit possible entre la France et l'Allemagne, qu'une autre difficulté intéressant bien plus directement l'Angleterre : la question des Balkans. On savait que le tsar quittait Saint-Pétersbourg pour se rendre à Londres, où il venait voir sa fille, récemment mariée avec le duc d'Édimbourg et on savait aussi qu'en venant à Londres, il s'arrêterait à Berlin. Précisément, le 4 mai, jour de la discussion à la Chambre des lords, le prince Gortschakoff avait une longue conférence avec le prince de Bismarck ; les deux empereurs assistaient à la délibération. Et personne n'ignorait, non plus, que les affaires de l'Orient étaient l'objet de ces entretiens réitérés. Le tsar profiterait probablement de la circonstance du voyage pour prendre la mesure de son adversaire éventuel, l'Angleterre, au cas où les événements le forceraient à intervenir dans les Balkans. Il n'était pas inutile qu'il fût d'avance et discrètement averti. Tel était le sens de la phrase mystérieuse et qui -visait probablement les traités proclamant l'intégrité de l'empire ottoman, Alexandre II débarqua en Angleterre le 13 mai. Il fut à Windsor l'hôte de la reine Victoria : il rendit visite à l'impératrice Eugénie, à Chislehurst. A la revue de Woolvich, il fit sortir du rang le prince impérial pour qu'il assistât au défilé à côté de lui. D'autre part, le comte de Paris, ayant été informé officieusement que le tsar serait heureux de le rencontrer, était allé en Angleterre et avait été reçu à Buckingham par l'empereur, qui s'était rendu ensuite à Clarige-Hôtel, effaçant ainsi le souvenir du refroidissement remontant à 1830 entre la cour de Russie et la famille d'Orléans. Au déjeuner du Guildhall, l'empereur prononça des paroles pacifiques. Mais on eut dans le public le sentiment que rien d'important ne s'était accompli. Le tsar quitta Londres le 2 1, et s'embarqua à Gravesend pour Flessingue ; il traversa Bruxelles, et de là se rendit en Allemagne. Le gouvernement français s'était efforcé d'obtenir que le tsar passât par Boulogne. Mais celui-ci ne crut, pas devoir acquiescer à ce désir. De Bruxelles, Alexandre II se rend à Ems où il rencontre plusieurs souverains, notamment l'empereur d'Allemagne, le 26 mai. Les satisfactions qu'il n'avait pas obtenues à Londres, l'empereur de Russie les recevrait-il à Ems ? Tout le monde était aux écoutes. Quelle ligne de conduite adopteraient les trois cours du Nord en présence du danger nouveau que courait la paix ? Cette fameuse entente des trois empires était mise à l'épreuve. M. de Bismarck est aux prises avec le grave problème qui pèse depuis si longtemps sur la paix européenne, la question d'Orient[47]. Est-ce trop dire qu'il est embarrassé ? L'heure des échéances approche. Le prince chancelier appréhende l'écroulement rapide de l'édifice diplomatique qu'il a si laborieusement construit. Entre la Russie et l'Autriche, il faudra bien choisir. Et ce choix, il faudra le faire, tandis qu'une France irritée se relève, à demi reconstituée. Vaut-il mieux attendre les événements ou les précipiter ? Peut-être aurait-on et n'ore le délai nécessaire pour engager le duel en tête à tête avec la France, avant qu'elle soit sur pied. Mais les puissances sont-elles dans les mêmes dispositions qu'en 1870 ? Que pensent Saint-Pétersbourg, Londres et même Vienne ? Le prince de Bismarck, plongé dans des réflexions infinies, se prépare pour les deux issues. D'une part, il montre à Paris une figure plus adoucie. Le septennat militaire est voté ; sa situation à l'intérieur s'est consolidée. C'est l'époque où il est au plus vif de ses démêlés avec le comte d'Arnim ; il prend son parti, rappelle l'ambassadeur, fait perquisitionner chez lui, le traduit devant les tribunaux pour recel de papiers diplomatiques. Grosse affaire et qui aura, dans le monde spécial et à demi international qui juge les coups, un énorme retentissement. Disraëli dit, dans un banquet public, aux éclats de rire de la galerie, que les Anglais, ses compatriotes, n'ont craindre ni arrestations politiques ni visites domiciliaires. C'est un premier coup d'épingle dans le ballon du prince de Bismarck. En remplacement du comte d'Arnim. le gouvernement allemand envoie à Paris le prince de Hohenlohe, très haut personnage, portant le titre d'Altesse, dont on ignore les tendances, mais qui se montrera, en fait, par la suite, sage, souple et conciliant. En somme, plutôt une détente. Pourtant. le problème reste obscur, même dans la pensée, habituellement si claire du prince-chancelier. Sa voix et son geste hésitent : sa volonté est en suspens et l'Europe est suspendue à cette volonté. Les alarmes renaissent et retombent : de Vienne, on écrit qu'on n'est nullement rassuré sur les sentiments de l'Allemagne envers la France et sur ce qui pourrait se passer très prochainement. A Munich, les impressions de M. Lefebvre de Béhaine sont des plus sinistres. En Belgique, on remarque en nombre des agents allemands. On est inquiet pour le Luxembourg. A Londres, toute la famille royale est aux aguets. On fait savoir en France qu'il faut redoubler de prudence et de vigilance. Le duc Decazes a les yeux fixés sur ces obscurités. Il écrit familièrement le 23 mars 1874 : Je m'attends à tout ; mais j'estime qu'il vaut mieux, les voyant tous si inquiets, redoubler de prudence sans laisser éclater mes appréhensions, mon cri d'alarme pouvant être, au moment donné, mieux entendu s'il n'a pas été poussé trop tôt, et si je n'ai pu être accusé de prendre pour des abîmes tous les fossés de mon chemin[48]. Il a, dans cette parole, une arrière-pensée qui commence à se préciser. Le duc Decazes, replié sur lui-même, silencieux et inquiet, attend son heure. Cependant., les empereurs de Russie et d'Allemagne délibèrent à Ems. Ils cherchent. un accord, qui fuit devant, eux. L'Autriche n'est pas la, mais sa pensée est constamment présente à l'esprit de M. de Bismarck. Si les physionomies restent bienveillantes et souriantes, les regards s'évitent. Son de cloche : fit la séance de clôture des délégations autrichiennes, le comte Andrassy remercie, au nom de l'empereur, la délégation du zèle patriotique qu'elle a mis à accorder au gouvernement, malgré des circonstances financières très difficiles, les sommes dont il a besoin pour maintenir le pied militaire existant. Le président de la délégation eût été plus économe des deniers publics, si la situation européenne n'était pas aussi tendue qu'elle l'est. Donc l'Autriche, malgré sa lenteur habituelle, entre il son tour dans le train de la paix armée. Elle se tient prête et le fait savoir. Quand l'Autriche arme et s'alarme, c'est que les événements sont proches. On en est là, au mois de mai 1874, au moment où tombe le deuxième cabinet de Broglie. Obscurité, incertitude partout ! Entre la France et l'Allemagne, rapports mal définis qui peuvent, du jour au lendemain, précipiter les événements. Entre les puissances, des suspicions, des appréhensions et, sous le masque de la cordialité, des sentiments violents. Les passions politiques et religieuses sont déchainées ; les conflits latents menacent de toutes parts ; les peuples souffrent sous le poids d'armures écrasantes ; de graves complications sont en perspective et l'Europe est menée par des hommes qui, enivrés de leurs succès, n'hésiteraient pas à risquer la guerre pour maintenir l'œuvre réalisée par le sang et par le fer. A Paris, cependant, des dispositions ternes, prudentes, effacées. Une inquiète vigilance combine les retraites honorables ou prépare les feintes adroites qui découvriront l'adversaire. Tout compte fait, on dirait cependant que le poids s'allège. Certaines préoccupations grandissent, d'autre part, qui dispersent l'attention et les humeurs ; elles dégagent quelque peu la France de l'obsession qui, depuis de si longues années, l'étouffe. D'Occident en Orient, du Rhin au Bosphore, du Bosphore en Asie, en Afrique, les problèmes se retournent. Une volte-face se dessine. Des esprits clairvoyants devineraient déjà les événements plus lointains qui forceront, à bref délai, l'attention des hommes d'État et modifieront les conditions de l'équilibre. Bientôt, l'Europe se répandra sur le monde. Si la France gagne cette époque, elle verra de nouvelles destinées s'ouvrir devant elle. VI Voici les premiers indices du vaste mouvement de conversion qui va bientôt s'accomplir en Asie centrale. La Russie poursuit sa pénétration en Asie centrale. Patiemment, méthodiquement, elle a imposé sa domination aux Kirghizes nomades des steppes et poursuivi la conquête du Turkestan. Pour assurer la soumission des nomades du désert, de la mer d'Aral aux monts Tien-Chan, il lui restait à se rendre maîtresse de la vaste oasis de Khiva, située à l'embouchure de l'Amou-Daria, à la tête de la grande voie de communication qui se dirige du Caucase vers la Boukharie, le Thibet et l'Indus supérieur. Plusieurs expéditions antérieures avaient échoué, en raison des rigueurs du climat. En 1873, la Russie lance contre Khiva une armée de 14.000 hommes, commandée par le général Kauffmann. La marche du corps expéditionnaire, divisé en cinq colonnes, est si heureusement calculée quo les plus fortes arrivent le même jour sous les murs de la ville. Khiva est pris, le 10 juin 1373. Par traité du 24 août suivant, Seid Mohammed Babilla khan reconnaît la suzeraineté de la Russie et lui cède ses territoires sur la rive droite de l'Amou-Daria ; ils sont abandonnés à l'émir de Boukhara, en récompense de ses bons offices pendant la campagne. Un traité, passé le 10 octobre suivant avec celui-ci, consacre cette cession et ouvre la Boukharie, centre de l'islamisme asiatique, au commerce russe, accordant le droit de libre transit à ses caravanes[49]. Le conflit séculaire de l'Angleterre et de la Russie en Asie centrale n'est pas rouvert par ces événements. On en était alors à la politique d'entente et d'atermoiement. Une dépêche, du 17 octobre 1872, adressée par lord Granville, ministre des affaires étrangères, à lord Loftus, ambassadeur en Russie, et à laquelle le prince Gortschakoff avait acquiescé, établissait, provisoirement du moins, la sphère d'influence des deux puissances : l'Afghanistan formait un état-tampon entre le Turkestan russe et les Indes britanniques. A l'extrémité orientale du continent asiatique, vers la même époque, se produisent des incidents graves et qui devaient amener, un jour, l'intervention de la France au Tonkin et en Annam. Un négociant français, M. Jean Dupuis, établi sur le Yan-tsé-kiang, avait cherché une voie d'accès vers le Yunnan et avait reconnu la navigabilité du fleuve Rouge. Trois fois, M. Dupuis remonte de Hanoï à Mang-Hao, ville frontière du Yunnan, nouant d'excellentes relations avec les mandarins chinois et avec les Tonkinois. Ce succès inquiète la cour de Hué, avec laquelle le gouverneur de la Cochinchine, l'amiral Dupré, négociait précisément un traité de commerce. Les mandarins annamites multiplient les difficultés autour de l'entreprise de M. Dupuis et insistent à Saïgon pour que le négociant français soit éloigné du Tonkin. L'amiral Dupré envoie à Hanoï le lieutenant de vaisseau Francis Garnier. Celui-ci était déjà célèbre par ses admirables explorations de l'Indochine et de la Chine méridionale, sur le cours du fleuve Mékong, en collaboration et en continuation de la mission Doudart de Lagrée. Garnier part de Saïgon, le 11 octobre 1873, avec deux canonnières et 180 hommes. Il emmène avec lui MM. Balny d'Avricourt, enseigne de vaisseau ; Haute-feuille, aspirant de marine et de Trentinian, lieutenant d'infanterie de marine. Il espérait obtenir un règlement pacifique des difficultés entre M. Dupuis et les mandarins annamites. Il échoue. L'attitude du maréchal Nguyen, commandant à Hanoï, le force à recourir aux armes. Le 20 novembre 1873, Garnier enlève la citadelle de Hanoï et, fait prisonniers un millier d'Annamites qui la défendaient. En moins d'un mois, Garnier et sa petite troupe s'emparent du delta du fleuve Rouge. Les mandarins annamites font appel aux Pavillons-Noirs, débris de l'armée insurgée des Taï-Pings et qui, depuis la répression, au nombre de 4.000 environ, battent les provinces méridionales de la Chine, vivant de pillage et de rapine. Hanoï est attaquée par eux, le 21 décembre 1873. Garnier les repousse et se lance témérairement à leur poursuite, avec M. Balny d'Avricourt. Les deux officiers tombent dans une embuscade et sont massacrés à peu de distance de la ville. De Versailles, le gouvernement du duc de Broglie, à la nouvelle des difficultés nées des tentatives commerciales de M. Dupuis, avait donné les pouvoirs pour traiter à son commissaire près de la cour de Hué, familier du roi Tu-Duc, M. Philastre. L'expédition Garnier s'était rendue au Tonkin contre les ordres formels du duc de Broglie[50]. Le Journal officiel du 11 janvier 1874 annonce la mort de cet officier et celle de Balny d'Avricourt, puis poursuit en ces termes : Garnier et Balny avaient été envoyés en mission au Tonkin, par le gouverneur de la Cochinchine, sur la demande de la cour de Hué, dans le but d'exiger d'un voyageur français, M. Dupuis, la stricte observation des dispositions insérées dans nos traités avec le roi Tu-Duc. Les instructions données à M. Philastre étaient conçues dans le même esprit. A peine arrivé à Hanoï, le nouveau commissaire désavoue Francis Garnier, restitue aux Annamites les villes occupées par les marins français et ramène ceux-ci à Haï-Kong. Leur départ fut le signal du massacre des Tonkinois qui étaient venus en aide à Francis Garnier et à sa troupe. On évalue à 25.000 le nombre de ceux qui périrent on qui furent contraints de s'enfuir dans les forêts. M. Philastre assista sans protester à ces malheureux événements. Après avoir intimé à M. Dupais l'ordre de quitter le Tonkin sous peine d'en être expulsé, il retourne à Hué pour reprendre les négociations. Le 15 mars 1874, il signe un traité par lequel la France reconnaît la souveraineté et l'entière indépendance du roi d'Annam s'engage à lui donner gratuitement l'appui nécessaire pour maintenir dans ses États l'ordre et la tranquillité, pour le défendre contre toute attaque et pour détruire la piraterie qui désole une partie des côtes du royaume. La France remet à Tu-Duc cinq bâtiments à vapeur, d'une force totale de 5oo chevaux, dont les deux canonnières de Francis Garnier, 100 canons, 1.000 fusils, 500.000 cartouches, etc. Le roi Tu-Duc s'engage, de son côté, à conformer sa politique extérieure à celle de la France, à ouvrir le fleuve Rouge à la navigation et reconnaît la souveraineté de la France sur la colonie de Cochinchine. C'était un traité de protectorat, mais un protectorat sans autorité et sans force. gros de complications et de difficultés. La situation éminente que nous avions occupée un instant au Tonkin était abandonnée. M. Dupuis rentra en France, ruiné[51]. En Chine, les conséquences de la guerre de 186o se déroulaient. Le 29 juin 1873 avait lieu, pour la première fois, la réception par l'empereur des ministres étrangers. En vertu des traités de Pékin des 24 et 26 octobre 1860, la France et l'Angleterre pouvaient établir à Pékin une mission diplomatique permanente. Le 23 janvier 1861 avait été créé le Tsoung-li-yamen ou ministère des affaires étrangères ; le 22 mars suivant, les légations de France et d'Angleterre s'installaient à Pékin, bientôt suivies par celles des autres puissances. Mais la situation intérieure de la Chine empêchait les ministres de présenter leurs lettres de créance à l'empereur. En effet, le 22 août 1861, mourait l'empereur Hien-Foung, auquel succédait aussitôt. Toung-liché, son fils aîné, âgé de cinq ans. La régence était confiée aux deux impératrices douairières et au prince Kong. Les représentants des puissances profitèrent de l'occasion de la majorité de l'empereur pour adresser, le 24 février 1873, au Tsoung-li-yamen une note collective demandant nue audience impériale. Celle-ci, malgré la résistance du gouvernement chinois, fut fixée au 29 juin et eut lieu avec un cérémonial minutieusement réglé à l'avance. Un témoin oculaire rend compte en ces termes : Dans le fond de la salle
d'audience, une plate-forme en bois, d'environ trois mètres carrés, élevée de
près d'un mètre, avait été construite ; elle était entourée d'une balustrade
également en bois, peinte de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Sur cette
plateforme s'élevait une chaise plutôt large, faite de simple bois noir et
dépourvue d'aucun ornement et, sur cette chaise, avec les jambes croisées,
était accroupi l'empereur de Chine, le chef suprême de quatre cents
millions d'âmes. L'empereur est âgé d'environ dix-huit ans, mais son
apparence extérieure justifierait peine une estimation plus élevée que
quatorze. Pâle et d'une figure blafarde, ses traits ont une expression, s'ils
en ont une, enfantine et inoffensive, et ses yeux semblent regarder cette
cérémonie sans précédent, dont il est le principal objet, avec une curiosité
mêlée d'anxiété. Son costume, autant que nous pouvons l'assurer, était simple
au plus haut degré ; une tunique de gaze lilas foncé, sans ornement, était le
seul vêtement visible, et la tête était couverte d'un bonnet de jolie paille
tressée jaune, couronné d'un gland rouge, et d'un petit bouton de soie rouge,
le seul insigne distinctif de la maison impériale[52]. En Afrique, la prise de possession par les Anglais de la colonie de la Côte de l'Or, qui leur avait été cédée, le 2 novembre 1871, par la Hollande, contre les droits britanniques sur Sumatra, fut le signal d'un soulèvement des Ashantis, indigènes de l'hinterland. Pendant un an, les Anglais se tiennent sur la défensive. Mais l'insurrection gagnait du terrain, et en juin 1873, les Ashantis assiègent, aux portes de Cape-Coast, le fort d'Elmina, défendu par 100 hommes. Guerre des Ashantis. Une expédition, forte de 4.000 hommes et commandée par sir Gamet Wolseley, est dirigée contre eux. Arrivé en octobre 1873 à Cape-Coast, le général Wolseley fait construire une route vers Coomassie, son objectif, et organise minutieusement son corps expéditionnaire. Il se met en marche seulement à la fin de décembre. Le 30, ayant avec lui 3.000 hommes, il atteignait Agamassie, où les Ashantis, au nombre de 20.000, étaient massés. Il donne le signal de l'attaque, le 31 au matin. La bataille dure jusqu'à la nuit. Les Ashantis, battus, continuent à disputer le terrain. Après un sanglant combat à Ordahsu, le 4 janvier 1874, le général Wolseley entre à Coomassie, capitale ashantie, abandonnée par le roi Coffée et par ses troupes. Les Anglais avaient 300 hommes hors de combat. La saison des pluies approchant, sir Gamet Wolseley regagne la côte. Il est rejoint en route par des émissaires du roi Garée, qui proposent la paix. Le 13 février, le traité est signé, et, le 19, l'armée anglaise fait une entrée triomphale à Cape-Coast. La Grande-Bretagne acquérait ainsi une nouvelle, colonie dans 1-Afrique occidentale. Elle avait également les yeux fixés sur la route des Indes, ouverte, depuis le 17 novembre 1369, à la navigation internationale, par le percement de l'isthme de Suez. Maintenant que l'œuvre de M. Ferdinand de Lesseps est un fait accompli, le gouvernement anglais exerce une étroite surveillance sur cette nouvelle artère du commerce du monde. Une difficulté s'élève entre la compagnie concessionnaire et les armateurs à propos de l'interprétation des mots tonneau de capacité, inscrits dans l'acte de concession. Des décisions favorables à l'interprétation de la compagnie avaient été rendues par la Cour d'appel de Paris et par la Cour de cassation. Sur la demande de la Grande-Bretagne, une conférence technique internationale se réunit à Constantinople et impose un nouveau mode de jaugeage. Malgré l'insistance du duc Decazes, le président de la société, M. de Lesseps, essaie de résister. Mais, le 25 avril 1874, le khédive informe M. de Lesseps que la Porte ottomane maintient au 29 avril la date d'application du tarif et ordonne à son gouvernement d'exécuter cette résolution, même au moyen de la force, dût-il, au besoin, prendre possession du canal. Dès le lendemain 26, les mesures militaires commencent. M. de Lesseps cède, tout en protestant contre la violence qui lui est faite. La polémique née de ce conflit aura bientôt des conséquences internationales qu'il est déjà permis de prévoir. Le succès du canal de Suez ouvre l'ère des grands travaux internationaux. Au commencement de 1874, une mission américaine, ayant à sa tête le major Mac Farland, traverse l'isthme de Darien pour étudier la possibilité de creuser un canal interocéanique par la route du Nicaragua. M. de Lesseps lance, à la même époque, un projet de chemin de fer qui, s'il eût été exécuté, aurait singulièrement précipité les événements : c'est le grand central asiatique. Partant d'Orenbourg, sur le fleuve Oural, cette voie ferrée devait aller jusqu'à Peschaver, à la frontière des Indes et relier, à travers l'Asie centrale, le réseau russe au réseau anglo-indien. M. de Lesseps fait, à ce sujet, une communication à la Société de géographie de Paris et à l'Académie des sciences. C'eût été une solution intermédiaire entre le Transsibérien, d'une part, et le chemin de fer de Bagdad, d'autre part. Le but était le raccordement des chemins de fer européens avec les chemins de fer anglo-indiens et, au delà, avec le futur réseau chinois. M. de Lesseps se heurte à des difficultés internationales qui empêcheront son projet d'aboutir. Mais, ici, encore une fois, son audace donne l'impulsion, et les événements qui décideront du sort de l'Asie, par la suite, sont en germe dans le remarquable avant-projet dont son génie clairvoyant et énergique prend sitôt l'initiative. L'influence française se signale encore, jusqu'à l'extrémité de l'Asie, au Japon. La révolution qui a renversé le régime des Taïkouns, la coïncidence des événements de la guerre franco-allemande avaient porté atteinte il l'autorité que, par souvenir de ses anciens services, la France exerçait encore dans l'empire. Cependant, dès 1872, le mikado, de son propre mouvement, congédie les instructeurs allemands et fait de nouveau appel aux instructeurs français[53]. Une mission d'ingénieurs et, d'officiers de marine construit les docks maritimes, les chantiers, les usines d'armes de l'arsenal de Yokoska, près de Yokohama. Des jurisconsultes français sont appelés également pour élaborer la nouvelle législation et la jurisprudence japonaises[54]. C'est ainsi que, même dans sa défaite, la France conserve, au loin, quelque chose de ce renom et de cette ancienne autorité qui ouvriront bientôt des destinées nouvelles à sa grandeur renaissante. |
[1] Voir, dans le chapitre XXI des
Pensées et Souvenirs du prince DE BISMARCK, les détails si précis qu'il
consacre à la liquidation des petits États de la vieille Allemagne.
[2] Lettre de TAINE du 23 mai 1871, d'Oxford : Odo Russell avoue qu'à Versailles les représentants des
puissances neutres étaient traités en petits garçons. La Prusse agit à la façon
de Napoléon et sent sa force. On ne pourrait lui résister que par une
coalition, et cette coalition n'existe même pas en herbe. Tant que vivra le
tsar, elle l'aura pour allié... — Document inédit.
[3] M. de Gontaut-Biron écrivait,
en septembre 1873, au duc de Broglie : L'impératrice
Augusta m'a dit un mot d'où je pouvais conclure que ma situation dans l'avenir
serait plus délicate et plus difficile qu'elle n'a été jusqu'à présent,
c'est-à-dire tant que nous avons été en compte avec l'Allemagne... — Duc
DE
BROGLIE,
La Mission de M. de Gontaut-Biron (p. 139).
[4] Procès d'Arnim (p. 79).
[5] Procès d'Arnim (p. 68).
[6] Procès d'Arnim (p. 81).
[7] TAINE écrit de Londres, le 23 mai
1871 : Déjeuné chez M. Russell avec Odo Russell,
l'ambassadeur d'Angleterre à Berlin. Selon M. Odo Russell, M. de Bismarck
aurait bien mieux aimé traiter avec l'empereur Napoléon rétabli, même en
demandant moins de milliards ; il aurait été bien plus sûr de son jeu ; il
aurait eu un gendarme et un allié sur le trône de France. — Lettres
inédites.
[8] BROGLIE, La Mission de M. de
Gontaut-Biron (p. 118).
[9] Pensées et Souvenirs
(t. II, p. 155).
[10] Souvenirs (t. II, p.
110).
[11] Prince DE BISMARCK, Pensées et Souvenirs
(t. I, p. 62).
[12] Eugène SIMON, Histoire du prince de
Bismarck (p. 365).
[13] Le Vaterland de Munich
écrit, en septembre 1873 : La France a fini de payer
les cinq milliards, et nous les avons touchés, si l'on entend par nous
l'insatiable caisse militaire... La nation n'en
a rien senti, si ce n'est que l'agiotage a pris des dimensions inouïes et qu'il
s'est produit une cherté générale qui n'a pas encore cessé !... Il n'a jamais été question de diminuer les impôts, et nous
pouvons, au contraire, nous attendre, à tout moment, à les voir augmenter !...
La Gazelle de Francfort : Nulle part les impôts n'ont été diminués... La partie de beaucoup la plus considérable de cet argent a
été affectée à des dépenses militaires... Cette
forte saignée n'a pas fait un grand mal à la France ; il est fort douteux
qu'elle devienne un bienfait pour l'Allemagne. — Mémorial
diplomatique, 1873 (p. 602).
[14] Souvenirs (t. II, p.
146).
[15] Le duc DECAZES écrivait, le 6 mai 1874, à un
de ses amis, ce mot qui résume la situation : Tant que
nous ne serons plus de ce monde, l'Autriche restera le satellite obligé de la
Russie et de l'Allemagne. Il faut le savoir et nous y résigner. — Document
privé inédit.
[16] Mémorial diplomatique,
17 mai 1873 (p. 305).
[17] Voir Louis SCHNEIDER, L'Empereur Guillaume
(t. III, p. 312).
[18] Pensées et Souvenirs
(t. II, p. 205).
[19] Voir les deux incidents et les
lettres échangées entre le pape et l'empereur, dans le Mémorial diplomatique,
1873 (pp. 509 et 666).
[20] Mémorial diplomatique,
4 octobre 1873 (p. 626).
[21] Document privé inédit.
[22] Le 26 juillet 1873, Mgr
Foullon, évêque de Nancy, fit publier dans les églises de son diocèse (en
France et en Alsace-Lorraine, la délimitation des diocèses, prévue par le
traité de Francfort, n'ayant pas encore été effectuée), une lettre pastorale
invitant les fidèles aux fêtes du couronnement de Notre-Dame de Sion (9
septembre) et les conviant à prier pour que la patrie
méritât de voir bientôt se lever des jours meilleurs... Le souvenir de la patrie mutilée et de l'Église en deuil,
disait encore l'évêque, nous interdira longtemps un
sentiment de joie ; mais, du moins, il est permis d'accomplir, enfin, les
solennités religieuses différées jusqu'à ce jour, et de porter à Sion nos
douleurs, nos vœux et nos indomptables espérances... Après une guerre formidable qui a désolé notre chère
Lorraine et une paix désastreuse qui l'a mutilée, au lendemain du départ des
soldats étrangers qui foulaient, depuis trois ans, notre sol, qu'il sera à
propos de mêler aux chants de la délivrance les prières du repentir et de se
prosterner dans la douleur, afin de se relever dans l'espérance !... A côté des bannières de Nancy, marcheront, — douloureux souvenir ! — celles
de nos infortunées sœurs : Metz et Strasbourg. — VALFREY (t. II, p. 200) ; — Abbé KLEIN, Vie de Mgr Dupont des
Loges (p. 312).
Ce
langage de l'évêque de Nancy irrita fort M. de Bismarck. Après la fête
anniversaire de Sedan, dans une audience accordée au général de Manteuffel, il
s'emporta contre les évêques, le pape, les catholiques de Pologne et des bords
du Rhin, de l'Alsace-Lorraine, imputa, avec véhémence, aux évêques français
d'entretenir contre l'Allemagne la haine des provinces annexées, désignant
l'évêque de Nancy surtout, dont les propos et même les
sermons, dans sa dernière tournée pastorale, ont prêché une sorte de croisade
contre les conquérants. M. de Bismarck concluait en laissant entendre
qu'il se défiait du gouvernement de Versailles, qu'il le soupçonnait de soutenir sous main les résistances du clergé catholique
d'Alsace-Lorraine, par l'entremise des évêques français. — Lettre du comte
de Saint-Vallier au duc de Broglie, 5 septembre 1873, dans DONIOL (p. 415).
[23] Procès d'Arnim (pp.
106-111).
[24] Duc DE BROGLIE, La Mission de M. de
Gontaut-Biron (p. 126).
[25] Mémorial diplomatique,
25 octobre 1873 (p. 674).
[26] Une influence extérieure
s'est-elle exercée, par l'intermédiaire de l'Autriche, sur les décisions du
comte de Chambord ? On n'a pas remarqué jusqu'ici les synchronismes indiqués
dans le texte, notamment la présence de l'empereur Guillaume et du prince de
Bismarck à Vienne, au moment où le comte de Chambord écrit la lettre du 27
octobre.
Il
y a là un point d'histoire bien délicat qui sera éclairci un jour. Le duc de
Broglie dit : Ce qui empêcha le prince, naturellement
appelé au trône, de s'entendre avec les représentants de la majorité parlementaire,
ce ne fut nullement, comme j'en ai entendu faire parfois la supposition, la
crainte d'exposer la France à de graves difficultés diplomatiques...
etc. — Mission Gontaut-Biron (p. 149). — J'ai cité ci-dessus par contre
deux témoignages importants : celui du général DU BARAIL, écrivant : Le maréchal était convaincu que le prince céda à une
considération patriotique et à la crainte d'attirer sur son pays l'animosité et
même les armes de l'Allemagne ; et l'allusion, faite par le maréchal DE MAC MAHON dans ses Mémoires inédits,
à un entretien qui aurait eu lieu entre l'empereur d'Autriche et le comte de
Chambord.
[27] La Prusse et l'Autriche
s'étaient emparées, après la guerre du Danemark (août 1864), des trois duchés
du Schleswig, d'Holstein et de Lauenbourg. L'Autriche, vaincue à Sadowa, signa,
le 23 août 1866, le traité de Prague, dont l'article 5 spécifiait, suivant la
suggestion de Napoléon III, que, si les populations
des districts nord du Schleswig donnaient à connaître, par un libre vote, le
désir d'être unies au Danemark, elles seraient cédées à ce royaume.
Le
prince de Bismarck éluda la consultation des habitants du Schleswig. L'Autriche
renonça, en 1878, à demander l'exécution de l'article 5 du traité de Prague.
[28] Le duc DECAZES, dans une lettre familière,
datée du 1er décembre 1873, explique en ces termes ce qui s'est passé : De Broglie était condamné à prendre le ministère de
l'intérieur, du moment où Bocher ne pouvait accepter, empêché qu'il était par
sa santé, parce que là est l'effort, là le salut.
Il faut, en effet, pour donner à l'administration préfectorale une
impulsion énergique et décisive, que la direction vienne de haut, qu'elle émane
d'un homme ayant une autorité propre, une énergie et une situation dominantes.
De Broglie aurait voulu me faire accepter l'intérieur ; je ne me
reconnaissais pas les qualités nécessaires et j'étais, d'ailleurs, paralysé par
les théories décentralisatrices dont j'ai peut-être un peu abusé.
J'avais tellement insisté auprès de notre ami pour vaincre ses
hésitations que je n'ai pu lui marchander le concours qu'il me demandait en
échange pour prix de son sacrifice, et c'est ainsi que, bien malgré moi, je me
trouve au quai d'Orsay. Je regrette Londres plus que je ne saurais vous le dire... — Document inédit.
[29] Mémorial diplomatique,
année 1873 (p. 824).
[30] Voir les faits et les
documents réunis ou publiés pour la première fois dans Lucius LECTOR, Le Conclave, Paris,
1894 (pp. 716 et suivantes). — V. aussi les appendices (p. 799 et s.).
[31] Mémorial diplomatique
du 20 décembre 1873 (p. 807).
[32] Année politique, 1874
(p. 70).
[33] Le duc DECAZES avait prévu l'attitude du
gouvernement italien. Le 22 décembre, il écrivait finement : Je ne compte pas plus que vous sur des déclarations précises
et complètes de l'Italie ; cependant, je doute qu'elle se refuse
catégoriquement à fournir aux puissances catholiques toute espèce
d'éclaircissements. Je crois le gouvernement italien plus maitre chez lui qu'on
ne le suppose. Je dirai volontiers qu'il exploite les ardeurs démocratiques
plutôt qu'il ne les subit ; et, enfin, je pense qu'il a, sur les questions
catholiques et sur le conclave, des vues très différentes de celles du prince
de Bismarck. L'heure n'est évidemment pas venue pour lui de s'en expliquer ;
mais il y a toute prudence à le savoir et à ne pas l'oublier. — Document
privé inédit.
[34] Le 15 mars 5875, Mgr
Ledochowski, encore en prison, était élevé à la dignité cardinalice par le pape
Pie IX. — Furent également condamnés et emprisonnés : l'archevêque de Cologne,
les évêques de Paderborn et de Trèves, le coadjuteur de Mgr Ledochowski.
L'évêque de Breslau évita l'incarcération en raison de son grand âge. Plus de
2.500 catholiques furent traduits devant les tribunaux allemands en 1874.
[35] V. vicomte DE MEAUX, Correspondant du 25
mai 1903 (pp. 618 et suivantes).
[36] La Mission de M. de
Gontaut-Biron (p. 159).
[37] Mémorial diplomatique,
1874 (p. 57).
[38] Ed. SIMON, Histoire du prince de
Bismarck (p. 438). — Au prince Orloff, ambassadeur de Russie à Paris, de
passage à Berlin, le chancelier disait que si la
France ne cessait pas ses armements, l'Allemagne serait amenée à occuper Nancy,
comme gage de la paix. — V. Ed. SIMON, L'Allemagne et la Russie
au XIXe siècle (p. 262).
[39] Quelques jours après la
suppression de son journal, M. Louis Veuillot recevait une lettre du pape... Pendant que d'autres, — disait Pie IX poursuivant
encore les catholiques libéraux, — par la crainte
d'une violente tempête, courbent inconsidérément la tête devant la fausse
sagesse du siècle, croyant à tort d'éviter ainsi d'être renversés par la
violence de l'orage, vous, mon cher fils, d'un cœur ferme, confiant et
tranquille, vous attendez, avec tous les bons, les temps que le Père céleste a
assignés dans sa puissance... — V. A. DE SAINT-ALBIN, Histoire de Pie IX (t.
III, p. 449).
[40] Document privé inédit.
[41] Le lendemain du jour où Mgr
Raes lut sa déclaration. M. Pouguet, député de Sarreguemines, attesta, par une
lettre publique, que l'évêque de Strasbourg avait parlé en son nom et non pas
au nom de ses coreligionnaires. Une vive polémique s'engagea dans les journaux
des pays annexés. Mgr Raes crut devoir s'expliquer par une lettre insérée dans
le Journal d'Alsace du 21 février. Voici le principal passage de cette
lettre : Ne pouvant taxer purement et simplement de
non avenu le traité de Francfort, et ne voulant l'accepter purement et
simplement dans toutes ses conséquences, j'ai, pour conserver à la discussion
le champ ouvert et libre, choisi un moyen terme et une expression qui, tout en
respectant le traité, ne nous empêchait pas d'en faire ressortir et d'en
attaquer les conséquences déplorables pour l'Alsace-Lorraine, et nous
permettrait de rester au Reichstag pour défendre nos droits et présenter
fructueusement nos griefs et nos vœux. De cette manière, je suis resté dans la
doctrine chrétienne et catholique, qui nous enseigne, dans ses livres de
morale, dans les constitutions apostoliques et (sit vertia) dans le Syllabus
(dont tout le monde sait le nom et dont peu de personnes connaissent le contenu
et la valeur) qu'un chacun ne peut pas, à sa volonté,
déchirer des traités régulièrement conclus entre individus, villes et nations.
Tout cela ne prouve pas que l'annexion de l'Alsace ait jamais eu nies
sympathies... — Mémorial diplomatique, 1871 (p. 152). — Cf. D'ELSTEIN, L'Alsace-Lorraine sous la
domination allemande (p. 155) : — KLEIN, Vie de Mgr Dupont des
Loges (p. 376) ; — J. CLARETIE, Cinq ans après (p. 3).
[42] BROGLIE, La Mission de
Gontaut-Biron (p. 167).
[43] Document privé inédit.
[44] Document privé inédit.
— Voir duc DE BROGLIE, La Mission de M. de
Gontaut-Biron (pp. 180 et s.). La présence de M. de Gontaut-Biron à
Saint-Pétersbourg, et ses entretiens avec le prince Gortschakoff inquiétaient
M. de Bismarck. Il a laissé trace de sa mauvaise humeur dans ses Souvenirs
(t. II, p. 204).
[45] CHEVALLEY, Victoria (pp. 261 et
suivantes), et J. BARDOUX, Périodicité des crises belliqueuses dans l'Angleterre
contemporaine (Revue Bleue, avril et mai 1903).
[46] Voici l'appréciation du duc
Decazes : L'avènement au pouvoir du cabinet tory nous
a causé une vive satisfaction : non point que nous croyions à l'esprit
d'initiative et d'entreprise de lord Derby, non point même que nous le
supposions disposé à réagir très énergiquement contre les tendances de la reine
; mais parce que porté au pouvoir par un courant d'opinion relativement hostile
à l'abstention systématique de l'Angleterre dans les affaires du continent,
présidé par M. Disraëli qui rêve les gloires palmerstoniennes, il doit
fatalement subir la conséquence de cette situation qui se développera sous la
pression des circonstances... — Document privé inédit.
[47] Voir, dans le volume suivant,
un exposé de la question d'Orient et des événements qui amenèrent la guerre
russo-turque.
[48] Document privé inédit.
[49] V. La Pénétration russe en
Asie, par le colonel comte YORCK DE WARTENBURG, traduit par le capitaine BEGOUEN, Paris, 1900, in-8°, (p. 40).
[50] Duc DE BROGLIE, Histoire et Politique
(p. 133).
[51] V. Jean DUPUIS, L'ouverture du Fleuve
Rouge au commerce et les événements du Tonkin (1872-73) ; — Paul DESCHANEL, La question du Tonkin (1883),
in-12° ; — Jules FERRY, Le Tonkin et la mère-patrie, in-12°, 1890 ; — BILLOT, L'affaire du Tonkin,
in-8°. — NOLTE, L'Europe diplomatique et militaire au XIXe siècle
(t. IV, pp. 87 à 148).
[52] Henri CORDIER, Histoire des relations de
la Chine avec les puissances occidentales (t. I, pp. 480-481).
[53] La mission militaire française
a dirigé l'exécution d'importants travaux au Japon. Le colonel Meunier et le
capitaine Jourdan ont étudié le système des fortifications de l'empire, le
capitaine Lebon a fondé, en 1892, l'arsenal militaire de Yedo ; à la même
époque, le capitaine Orcel a élevé, près de Yedo, une importante poudrerie,
etc.
[54] M. Georges Bousquet a été, de 1872 à 1876, conseiller légal du gouvernement du Mikado. — V. G. BOUSQUET, Le Japon de nos jours (2 vol. in-8°, 1877).