HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE CINQUIÈME

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

Le 9 thermidor. — Saint-Just commence à la Convention un discours qui est interrompu par Tallien. — Analyse de ce discours. — Robespierre, Saint-Just et Couthon sont décrétés d'accusation. — Dévouement de Robespierre jeune et de Le Bas. — Les vaincus à la barre. — Attitude de la Commune. — Elle se réunit en séance extraordinaire. — Les prisonniers délivrés. — On délibère au lieu d'agir. — Triomphe des thermidoriens. — Saint-Just au Comité de Sûreté générale. — Le 10 thermidor. — Exécution de Robespierre, de Saint-Just el de Couthon. — Épilogue.

 

Il se leva, radieux comme pour un jour de fête, ce soleil du 9 thermidor, dont les derniers rayons devaient éclairer la chute des plus sûrs appuis de la République. Dès la matinée, une vague inquiétude circula dans Paris, ému encore des impressions de la veille ; mais on était loin de présager l'effroyable tempête qui allait éclater dans l'Assemblée. Rien, d'ailleurs, n'annonçait au dehors le .drame dont la Convention devait être le théâtre. Aucune mesure n'avait été prise par la Commune, avec laquelle ni Robespierre, ni Saint-Just, ni Couthon, quoi qu'on en ait dit, n'avaient eu un seul instant l'idée de se concerter. Cela est si vrai, et les thermidoriens étaient si loin de penser qu'elle pourrait faire alliance avec leurs adversaires, que nous les verrons bientôt charger le maire Fleuriot-Lescot et l'agent national Payan, de l'exécution des, décrets rendus dans la journée.

Eux seuls étaient à peu près certains de l'issue de la bataille qui était sur le point de s'engager. Mais, que parlé-je de bataille ? C'était à un guet-apens que couraient Saint-Just et ses amis. Les thermidoriens, en effet, étaient parvenus à s'adjoindre les membres les plus marquants du côté droit ; et ceux-ci, après de longues hésitations pourtant, avaient promis leur appui, sachant bien que tout dépendait d'eux, et qu'une fois le parti de Robespierre abattu, ils auraient facilement raison de la République. Peu avant l'ouverture de la séance, Bourdon (de l'Oise), apercevant Durand-Maillane dans la galerie, courut à lui et lui prit la main en s'écriant : Oh ! les braves gens que les gens du côté droit ![1] De cette monstrueuse alliance des membres les plus sanguinaires et les plus impurs de la Convention, avec cette masse de réactionnaires déguisés, dévorés, eux aussi, d'une soif ardente de pouvoir, naquit la force brutale qui écrasa Saint-Just et ses amis. Vadier, Amar, Collot-d'Herbois, Tallien, Courtois, Carrier, Rovère et Fréron, ce fou furieux qui, dans le Midi, s'en était pris aux monuments publics, et qui, dès le lendemain de thermidor, demandait qu'on rasât l'hôtel de ville de Paris tels étaient les principaux meneurs.

Tels étaient, dit Charles Nodier, les chefs de cet exécrable parti des thermidoriens, qui n'arrachait la France à Robespierre que pour la donner au bourreau, et qui, trompé dans ses sanguinaires espérances, a fini par la jeter à la tête d'un officier téméraire, de cette faction, à jamais odieuse devant l'histoire, qui a tué la République au cœur dans la personne de ses derniers défenseurs, pour se saisir sans partage du droit de décimer le peuple, et qui n'a pas même eu la force de profiter de ses crimes ![2]

 

Les acteurs sont connus levons maintenant le rideau sur cette sombre tragédie.

L'injustice a fermé mon cœur, je vais l'ouvrir tout entier à la Convention nationale[3]. C'est en ces termes que, par je ne sais quel sentiment chevaleresque, Saint-Just prenait soin d'avertir ses collègues réunis au Comité de Salut public, qu'il se disposait à monter à la tribune et à prendre le pays pour juge entre eux et lui. 11 était midi environ quand il commença de parler.

Je ne suis d'aucune faction, dit-il, je les combattrai toutes. Elles ne s'éteindront jamais que par les institutions qui produiront les garanties, qui poseront la borne de l'autorité, et feront ployer sans retour l'orgueil humain sous le joug de la liberté publique.

Le cours des choses a voulu que cette tribune aux harangues fût peut-être la roche Tarpéienne pour celui qui viendrait vous dire que les membres du gouvernement ont quitté la route de la sagesse. J'ai cru que la vérité vous était due, offerte avec prudence, et qu'on ne pouvait rompre avec pudeur l'engagement pris avec sa conscience de tout oser pour le salut de la patrie.

Quel langage viens-je vous parler ? Comment vous peindre des erreurs dont vous n'avez aucune idée ? et comment rendre sensible le mal qu'un mot décèle, qu'un mot corrige ?

Vos Comités de Sûreté générale et de Salut public m'avaient chargé de vous faire un rapport sur les causes de la commotion sensible qu'avait éprouvée l'opinion publique dans ces derniers temps. La confiance des deux Comités m'honore mais quelqu'un, cette nuit, a flétri mon cœur, et je ne veux parler qu'à vous...

 

Au moment où il prononçait ces derniers mots, Tallien l'interrompit brusquement et demanda la parole pour une motion d'ordre. C'était le premier coup de poignard. Malgré la protestation de Saint-Just, Thuriot, complice des hommes de thermidor, et dont la mémoire sera souillée dans l'avenir pour sa conduite dans cette journée, Thuriot, qui occupait le fauteuil, donna la parole à Tallien. Mais, avant de poursuivre la description de cette lamentable séance, arrêtons-nous un moment sur la dernière production où palpita le génie de Saint-Just. Bien que, dans les chapitres précédents, nous ayons déjà fait connaître les plus importants passages de ce discours, il nous reste à l'analyser dans son ensemble. Nos lecteurs pourront se rendre compte ainsi de l'impression qu'il eût produite sur l'Assemblée si la voix décorateur n'avait pas été étouffée dès le début.

Saint-Just continuait ainsi :

J'en appelle à vous de l'obligation que quelques-uns semblaient m'imposer de m'exprimer contre ma pensée. On a voulu dire que le gouvernement était divisé ; il ne l'est pas. Une altération politique que je vais vous rendre a seulement eu lieu.

Ils ne sont point passés tous les jours de gloire, et je préviens l'Europe de la nullité de ses projets contre le gouvernement.

Je vais parler de quelques hommes que la jalousie me paraît avoir portés à accroître leur influence et à concentrer dans leurs mains l'autorité, par l'abaissement ou la dispersion de ce qui gênait leurs desseins. C'est au nom de la patrie que je vous parle ; j'ai cru servir mon pays et lui éviter des orages, en n'ouvrant mes lèvres sincères qu'en votre présence. C'est au nom de vous-mêmes que je vous entretiens, puisque je vous dois compte de l'influence que vous m'avez donnée dans les affaires... La circonstance où je me trouve eût paru délicate et difficile à quiconque aurait eu quelque chose à se reprocher ; on aurait craint le triomphe des factions qui donnent la mort. Mais certes ce serait quitter peu de chose qu'une vie dans laquelle il faudrait être le complice ou le témoin muet du mal.

J'ai prié les membres dont j'ai à vous entretenir de venir m'entendre ; ils sont prévenus à mes yeux de fâcheux desseins contre la patrie, je ne me sens rien sur le cœur qui m'ait fait craindre qu'ils ne récriminassent, je leur dirai tout ce que j'ai sur le cœur, sans pitié !

 

Après cet exorde d'une rare convenance et d'une grande dignité, il déclare qu'il y a eu un projet de détruire le gouvernement révolutionnaire, qu'un membre du Comité de la section du Muséum avait été arrêté comme complice de ce complot, et se trouvait en ce moment détenu à la Conciergerie ; qu'on répandait dans toute l'Europe le bruit que la royauté allait être rétablie, et que le gouvernement était divisé. On se trompe, ajoute-t-il, les membres du gouvernement étaient dispersés. Puis, comme pour répondre d'avance à ceux qui devaient l'accuser un jour d'avoir proposé la dictature, il s'écrie :

Dieu vous avez voulu qu'on tentât d'altérer l'harmonie d'un gouvernement qui eut quelque grandeur, dont les membres ont sagement régi, mais n'ont pas voulu toujours en partager la gloire ; vous avez voulu qu'on méditât la perte des bons citoyens. Je déclare avoir fait tout mon possible pour ramener tous les esprits à la justice et avoir reconnu que la résolution ardente de quelques membres s'y était opposée. Je déclare qu'on a tenté de mécontenter et d'aigrir les esprits pour les conduire à des démarches funestes, et l'on n'a point espéré de moi, sans doute, que je prêterais mes mains pures à l'iniquité. Ne croyez pas au moins qu'il ait pu sortir de mon cœur l'idée de flatter un homme je le défends parce qu'il m'a paru irréprochable, et je l'accuserais lui-même, s'il devenait criminel.

 

Ensuite il dépeint les manœuvres employées pour faire croire aux membres du Comité de Sûreté générale qu'on veut les dépouiller de l'autorité dont ils ont été investis par la Convention il dépeint les terreurs qu'on a cherché à inspirer à certains représentants, terreurs telles, que ceux-ci avaient pris le parti de ne plus coucher chez eux. Après avoir attesté que Robespierre avait toujours été le ferme appui de la Convention et n'avait jamais parlé qu'avec ménagement de porter atteinte à quelques-uns de ses membres, il présente Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes comme livrés depuis quelque temps à des intérêts et à des vues plus particulières. Quand celui-ci prend la parole, dit-il, c'est pour déclamer contre Paris, contre le Tribunal révolutionnaire, contre les hommes dont il paraît souhaiter la perte[4]. Il lui reproche sa dissimulation et son amour de dominer ; il lui reproche d'avoir appelé tel homme absent Pisistrate, tandis qu'il le flattait présent.

Mais, poursuit-il, si on examine ce qui pourrait avoir donné lieu à la discorde, il est impossible de le justifier par le moindre prétexte d'intérêt public. Aucune délibération du gouvernement n'avait partagé les esprits ; non pas que toutes les mesures absolument eussent été sages, mais parce que ce qu'il y avait de plus important, et surtout dans la guerre, était résolu et exécuté en secret. Un membre s'était chargé, trompé peut-être, d'outrager sans raison celui qu'on voulait perdre, pour le porter apparemment à des mesures inconsidérées, à se plaindre publiquement, à s'isoler, à se défendre hautement, pour l'accuser ensuite des troubles dont on ne conviendra pas qu'on est la première cause. Ce plan a réussi, à ce qu'il me paraît, et la conduite rapportée plus haut a tout aigri.

 

Puis, après avoir critiqué la manière dont, à l'intérieur, avaient été dirigées certaines parties de l'administration militaire après s'être plaint de l'ordre donné, sans l'avertir, lui ni ses collègues, de détacher dix-huit mille hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse, ordre qui eût été si fatal s'il avait été exécuté ; après s'être plaint de la façon dont avait été reçu au Comité un agent envoyé pour demander des munitions, alors que les soldats étaient sans pain, sans poudre et sans canons, et avoir rendu cette justice à Prieur, qu'il avait paru sensible aux besoins de l'armée, il s'écriait :

Il fallait vaincre, on a vaincu !

La journée de Fleurus, continuait-il, a contribué à ouvrir la Belgique. Je désire qu'on rende justice à tout le monde, et qu'on honore les victoires, mais non point de manière à honorer davantage le gouvernement que les armées ; car il n'y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent, et il n'y a que ceux qui sont puissants qui en profitent. Il faut donc louer les victoires et s'oublier soi-même. Si tout le monde avait été modeste et n'avait point été jaloux qu'on parlât plus d'un autre que de soi, nous serions fort paisibles on n'aurait point fait violence à la raison pour amener des hommes généreux au point de se défendre pour leur en faire un crime.

Il dépeint alors, en traits d'une sombre éloquence, les factions, nées de l'orgueil, et le plus terrible poison de l'ordre social.

Lorsqu'elles règnent dans un État, dit-il, personne n'est certain de l'avenir, et l'empire qu'elles tourmentent est un cercueil. Elles mettent en problème le mensonge et la vérité, le vice et la vertu, le juste et l'injuste ; c'est la force qui fait la loi. Si la vertu ne se montrait parfois, le tonnerre à la main, pour rappeler tous les vices à l'ordre, la raison de la force serait toujours la meilleure. Ce n'est qu'après un siècle que la postérité plaintive verse des pleurs sur la tombe des Gracques et sur la roue de Sydney. Les factions, en divisant un peuple, mettent la fureur de parti à la place, de la liberté ; le glaive des lois et le poignard des assassins s'entrechoquent on n'ose plus ni parler, ni se taire les audacieux qui se placent à la tête des factions, forcent les citoyens à se prononcer entre le crime. et le crime. C'est pourquoi le vœu le plus tendre pour sa patrie que puisse faire un bon citoyen, le bienfait le plus doux qui puisse descendre des mains de la Providence sur un peuple libre, le fruit le plus précieux que puisse recueillir une nation généreuse, de sa vertu, c'est la ruine, c'est la chute des factions. Quoi ! l'amitié s'est-elle envolée de la terre ? La jalousie présidera-t-elle aux mouvements du corps social ? et par le prestige de la calomnie perdra-t-on ses frères parce qu'ils sont plus sages et plus magnanimes que nous ? La renommée est un vain bruit. Prêtons l'oreille sur les siècles écoulés,. nous n'entendrons plus rien. Ceux qui, dans d'autres temps, se promèneront parmi nos urnes, n'en entendront pas davantage. Le bien, voilà ce qu'il faut faire à quelque prix que ce soit, en préférant le titre de héros mort, à celui de lâche vivant !

 

Que doit donc faire, suivant lui, la Convention, pour empêcher le crime de triompher et tout le monde de trembler sans distinction ? Garder pour elle la suprême influence ; réduire tout à la règle froide de la justice ; dicter des lois impérieuses à tous les partis, en sorte que personne n'entreprenne de s'élever sur les débris de la liberté publique par les lieux communs de Machiavel. Puis il demandait quelques jours encore à la Providence pour appeler sur les institutions républicaines les méditations du peuple français et de tous les législateurs, et il disait :

Tout ce qui arrive aujourd'hui au gouvernement, n'aurait point eu lieu sous leur empire ; ils seraient vertueux peut-être, ceux dont j'accuse ici les prétentions orgueilleuses. Il n'y a pas longtemps, peut-être, qu'ils ont laissé la route frayée par la vertu.

 

Ensuite il rappelait l'état du gouvernement à son dernier retour de l'armée, exposait qu'on l'avait, pour ainsi dire, laissé à l'écart, et se plaignait que l'autorité eût été alors exercée par deux ou trois membres seulement, les autres étant ou en mission ou ensevelis dans leurs bureaux. Il parlait aussi des tentatives de conciliation infructueusement faites par lui. Les membres des deux Comités l'avaient bien honoré de leur confiance en le chargeant d'un rapport, mais on s'opposait à ce qu'il parlât de l'immortalité de l'âme, de la sagesse, de la Providence seul espoir de l'homme isolé.

C'était au même instant poursuivait Saint-Just que la pétition de Magenthies parut, tendant à caractériser comme blasphème et à punir de mort des paroles souvent entendues de la bouche du peuple. Ah ! ce ne sont point la des blasphèmes. Un blasphème est l'idée de faire marcher devant Dieu les faisceaux de Sylla ; un blasphème, c'est d'épouvanter les membres de la Convention par des listes de proscription, et d'en accuser l'innocence.

Puis, après avoir, en quelques phrases énergiques et fières, réfuté les niaises calomnies répandues sur Robespierre, il blâmait son ami du vague qui régnait dans son discours de la veille.

Le membre qui a parlé longtemps hier à cette tribune, ne me paraît point avoir assez nettement distingué ceux qu'il inculpait. Il n'a pas à se plaindre et ne s'est pas plaint non plus des Comités, car ces Comités me semblent toujours dignes de votre estime ; et les malheurs dont j'ai tracé l'histoire sont nés de l'isolement et de l'autorité extrême de quelques membres restés seuls.

 

Saint-Just lui, avec sa franchise stoïque, précisait nettement, sans pitié, son accusation. Les membres qui, suivant lui, sous le masque de désintéressement, avaient tenté de tout ramener à eux, étaient Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois. Contre deux autres membres qu'il ne nommait pas, il se contentait de diriger quelques épigrammes, comme celle, par exemple, où il reprochait à Barère de mettre trop de pompe en annonçant des victoires et des combats auxquels il n'avait pris aucune part.

Les affaires publiques, disait-il en terminant, ne souffriront point de cet orage la liberté n'en sera pas alarmée, et le gouvernement reprendra son cours par votre sagesse... Les membres que j'accuse ont commis peu de fautes dans leurs fonctions... Je ne conclus pas contre ceux que j'ai nommés, je désire qu'ils se justifient et que nous devenions plus sages.

Je propose le décret suivant La Convention nationale décrète que les institutions qui seront incessamment présentées, présenteront les moyens que le gouvernement, sans rien perdre de son ressort révolutionnaire, ne puisse tendre à l'arbitraire, favoriser l'ambition et opprimer ou usurper la représentation nationale.

 

Il n'était guère possible d'être plus convenable, plus habile, plus modéré, et de dire avec moins de fiel ce qu'on avait sur le cœur. Là, point d'attaques intempestives point de ces critiques acerbes de nature à indisposer certains membres dont le caractère pouvait ne pas sympathiser avec celui de l'orateur, mais dont le républicanisme était pur, ardent et convaincu nul fanatisme tout était pesé au poids de la raison et du bon sens, et dénotait l'admirable génie pratique de Saint Just. Ah ! s'il eût été permis à la Convention d'entendre ce noble discours, tout autres, sans nul doute, auraient été les résultats de la séance. Les membres des deux Comités, étonnés de la modération de leur jeune collègue, ne se seraient pas montrés sourds à cet appel à la concorde ; quelques représentants impurs ; honte de l'humanité, auraient été sacrifiés ; mais d'une immense réconciliation, acclamée par tout ce que la France comptait de généreux citoyens, serait sortie la certitude d'un avenir de liberté et de dignité dont l'espérance allait bientôt s'enfouir dans d'épaisses et sanglantes ténèbres. Car les thermidoriens prévoyant l'effet des paroles de Saint-Just, résolurent d'étouffer la voix de ceux qu'ils voulaient perdre ; tel était leur plan ; il eut, hélas ! trop de succès.

Billaud-Varennes succéda à Tallien, à ce Tallien à la face de qui, deux mois auparavant, il avait craché cette flétrissante insulte : Tallien ment avec une impudence extrême[5]. Le Bas, dont le cœur s'était soulevé d'indignation en écoutant les calomnies articulées par les deux membres précédents, demande vivement la parole ; on la lui refuse il insiste : un rappel à l'ordre et des cris sauvages lui ferment la bouche. Alors se précipitent dans l'arène Delmas, Vadier, Collot-d'Herbois, Bourdon (de l'Oise), Élie Lacoste, Charles Duval, Fréron. Tout ce que la lâcheté humaine peut enfanter déborde de toutes parts comme une écume impure. Contre cette masse de furieux, dont les gens de la plaine se firent ce jour-là les serviles exécuteurs, que pouvaient, malgré leur courage, les deux Robespierre, Saint-Just, Couthon et Le Bas ? En vain ils tentèrent de lutter, tentative héroïque, mais vaine ! Trop nombreux étaient les assaillants. Le malheur voulut que les meilleurs républicains et les plus énergiques fussent alors en mission. Parmi ceux qui se trouvaient dans la Convention, les uns, aveuglés, approuvèrent ou restèrent muets ; les autres se turent, il faut bien le dire, par peur.

Ah ! Romme, Duquesnoy, Goujon, Soubrany, Bourbotte, Duroy, pauvres martyrs, vous vous souviendrez de thermidor quand, victimes à votre tour de la réaction, vous tournerez contre vos nobles poitrines le poignard de Caton. Vous vous souviendrez de thermidor, vous tous que la contre-révolution emportera à Cayenne ou à Sinnamary, et qui passerez sur la terre d'exil les restes d'une vie consacrée pourtant au-triomphe de la plus sainte et de la plus juste des causes. Ne sentiez-vous donc pas qu'on battait en brèche la République elle-même, quand on s'acharnait ainsi contre ses plus dévoués défenseurs ?

Ce fut un tumulte indescriptible, une orgie sans frein et sans nom. Au milieu d'injures niaises et plates, se croisaient les accusations les plus contradictoires. Tandis que Billaud-Varennes reprochait à Robespierre de s'être levé comme un furieux, le jour où lui, Billaud, avait, pour la première fois, dénoncé Danton au Comité, et de s'être écrié qu'on voulait perdre les meilleurs patriotes, Garnier (de l'Aube) criait au membre ainsi inculpé : Le sang de Danton l'étouffe ! Lui, cependant, s'usait en efforts désespérés pour obtenir la parole ; mais chaque fois qu'il ouvrait la bouche, la masse compacte des conjurés entonnait son refrain sinistre : Non, non, à bas le tyran !

Barère vint ensuite qui, dans un discours habilement modéré, se ménageait une porte de sortie, au cas où le vent viendrait à changer. Il ne nommait ni Saint-Just, ni Couthon, ni Robespierre ; il est vrai qu'il prit amplement sa revanche, quand ceux-ci furent définitivement abattus. Sur la proposition des Comités, l'Assemblée décréta qu'il n'y aurait plus, dans la garde nationale, de grade supérieur à celui des chefs de légion, lesquels commanderaient en chef à tour de rôle. La Convention chargeait en même temps le maire de Paris et l'agent national de veiller à la sûreté de la représentation, et les rendait responsables, sur leurs têtes, des troubles qui pourraient survenir dans Paris.

Mais le but des thermidoriens n'était pas atteint. Après la lecture d'une insignifiante proclamation au peuple français, Tallien recommence l'attaque, encouragé par le rire bienveillant avec lequel l'Assemblée venait d'accueillir quelques lâches sarcasmes du vieux Vadier. Robespierre essaye encore de répondre. Voyant toute la Montagne l'abandonner, il se tourne vers la droite, qui lui devait quelque reconnaissance : C'est à vous, hommes purs, que je m'adresse, et non pas aux brigands. Il est violemment interrompu. Alors, apostrophant le président : Pour la dernière fois, président d'assassins, je te demande la parole. Mais, efforts superflus le président, continuant de jouer son rôle infâme, lui répond ironiquement ; Tu ne l'auras qu'à ton tour. Enfin, sur la proposition d'un montagnard obscur, un décret d'arrestation est rendu contre Robespierre, par cela seul qu'il a été dominateur, avait dit l'auteur de la proposition. Robespierre jeune, indigné, déclare qu'il est aussi coupable que son frère ; qu'il a partagé ses vertus et qu'il veut partager son sort. Quelques membres s'émeuvent à peine à ce dévouement magnanime, qui est lâchement accepté. En vain Maximilien veut protester contre ce dévouement fraternel, et sauver l'innocente victime ; on ne l'écoute pas. Rien d'humain n'était resté dans le cœur de ces bourreaux. Et, comme la salle retentissait des cris de Vive la Liberté ! vive la République ! poussés par les thermidoriens, ivres de leur triomphe : La République, dit amèrement Robespierre, elle est perdue, car les brigands triomphent. Ah ! comme il pressentait bien l'avenir !

Cependant on déclare qu'on a entendu décréter à la fois l'arrestation des deux Robespierre, de Saint-Just et de Couthon. Alors, au milieu de cette épouvantable scène, et pour l'honneur de la France, une voix fière et fermement accentuée s'éleva, dominant le tumulte, et fut à elle seule l'écho de tout ce qu'il y avait encore de courageux et d'honnête dans l'Assemblée. Je ne veux pas partager l'opprobre de ce décret ! s'écria Le Bas, l'ami, le frère de Saint-Just, je demande aussi l'arrestation. Jamais pareil cri de la conscience n'était sorti d'une poitrine humaine. Cherchez dans les âges héroïques, cherchez dans les temps modernes, cherchez partout l'exemple d'un acte semblable, vous ne le trouverez pas. Tout ce que la terre promet de sérénité et de bonheur attachait ce jeune homme à la vie. Ni l'amour d'une jeune femme adorée, ni les premiers sourires de son fils, de cet enfant destiné à devenir une des illustrations de notre pays, ne purent entrer en balance contre ce qu'il considérait comme un devoir, ni l'empêcher de provoquer un décret qui équivalait à un arrêt de mort. Certes, il fallait que la cause à laquelle il se dévouait ainsi fût bien celle de la vertu, de la justice et de la patrie l'amitié ne venait qu'en seconde ligne. Ce dévouement ne sera pas perdu pour l'avenir, et la postérité, ratifiant la conduite de ce doux et illustre Philippe Le Bas, refusera comme lui de partager l'opprobre d'un décret qui a conduit au tombeau les grands citoyens à la vie desquels tenait le triomphe de la République.

Saint-Just, Couthon, Le Bas, Maximilien Robespierre et son frère, décrétés d'accusation, descendirent à la barre ; la première partie de l'horrible tragédie était jouée.

S'il faut en croire le compte rendu du Moniteur, arrangé par les thermidoriens, et par conséquent plus que suspect, Saint-Just n'ouvrit plus la bouche depuis le moment où il fut interrompu par Tallien jusqu'à la fin de la séance. Supposons donc que, en présence de la formidable coalition, il jugea son parti perdu, qu'il ne voulut pas s'abaisser à réfuter des calomnies auxquelles leurs auteurs mêmes ne croyaient pas, et rappelons seulement l'attitude calme, altière et méprisante que lui a prêtée la tradition ; aussi bien, quand la lutte est impossible, le dédain convient-il mieux que d'inutiles et violentes apostrophes. Après avoir déposé sur le bureau le manuscrit de son discours, il se rendit à la barre, la tête haute, le regard assuré et serein, s'honorant d'une telle défaite, et n'opposant à ses implacables adversaires que le bouclier du mépris.

Ainsi triomphaient à la fois, dans des vues si différentes, et les misérables pour qui la France était, avant tout, une immense proie à dévorer, prêts à mettre au service de la réaction leurs sanglants instincts, et ceux qui allaient être l'avant-garde de cette réaction furibonde, et enfin d'aveugles républicains que poursuivra longtemps le remords de cette fatale victoire. Tout le secret de la conduite de ces derniers est dans ces paroles de Barère : Il ne faut pas, dans une république, qu'un homme s'élève au-dessus d'un autre homme[6]. Le 9 thermidor n'eut pas d'autre signification à leurs yeux ce fut l'ostracisme d'Aristide.

Dès que ces nouvelles parvinrent à la Commune, l'agent général Payan et le maire Fleuriot-Lescot qui, après la chute des hébertistes, avait remplacé Pache à la mairie, se rangèrent sans hésiter du parti des vaincus, préférant mille fois la défaite et la mort avec ceux-ci à l'infamie de la victoire avec les thermidoriens. Malgré le décret de la Convention qui les chargeait de veiller à la sûreté de l'Assemblée et les rendait responsables des troubles qui pourraient survenir, ils convoquèrent tous les membres du conseil général et se réunirent en séance extraordinaire ; il était cinq heures et demie du soir. Immédiatement, les mesures les plus vigoureuses furent proposées et adoptées. On connaît l'histoire de cette dramatique séance le cadre dans lequel nous sommes obligé de nous restreindre ne nous permet que d'en décrire les scènes les plus saillantes. Des commissaires furent dépêchés pour délivrer les représentants décrétés d'arrestation et qui avaient été déposés dans les différentes prisons de la ville. Robespierre, refusé au Luxembourg par le concierge, avait été, sur sa demande expresse, conduit à l'administration de police. Ce fut là que Coffinhal le délivra presque de force. Son frère était à Saint-Lazare, Couthon à la Bourbe, Le Bas à la maison de justice du département, et Saint-Just aux Écossais.

Robespierre jeune parut le premier. En quelques mots, il raconta ce qui s'était passé dans la journée à la Convention nationale, rejetant sur quelques scélérats seulement la responsabilité de la persécution qui les atteignait. Peu d'instants après, Maximilien Robespierre, Saint-Just et Le Bas furent amenés en triomphe au sein du conseil général où les accueillirent les plus chaudes et les plus sincères acclamations. Un moment on put croire que le sort allait pencher en faveur des vaincus et que la cause de la justice l'emporterait. D'instant en instant des députations de la société des Jacobins se rendaient à la Commune et promettaient de déjouer les coupables manœuvres des membres perfides de la Convention qui se répandaient dans les sections et essayaient de les tromper sur la véritable cause des événements du jour. D'autre part, une proclamation de la Commune invitait les bons citoyens à se réunir à leurs magistrats et à les aider à sauver la patrie et la liberté. Mais il eût fallu, pour soulever les faubourgs pour réveiller le patriotisme de la multitude et lui montrer ses vrais ennemis, des hommes jouissant d'une haute influence populaire, et surtout un chef militaire qui inspirât une grande confiance. Payan, Fleuriot-Lescot et Coffinhal déployèrent une rare énergie, mais ils ne purent suffire à tout, et Henriot n'était pas à la hauteur des circonstances. Le peuple, qui semblait avoir donné sa démission, et qui pour longtemps se trouva frappé avec Robespierre et Saint-Just, ne bougea guère. D'ailleurs, des émissaires du Comité de Sûreté générale étaient allés colporter dans les faubourgs le bruit que les députés proscrits étaient des conspirateurs royalistes et qu'on avait trouvé chez eux des cachets à fleurs de lis. Une colonne du faubourg Saint-Marceau, se rendant à l'appel de la Commune, avait rétrogradé, trompée par cet ignoble mensonge. C'est ce qu'Amar appelait éclairer le peuple. Quant à la garde nationale, composée d'une foule de gens dès longtemps fatigués de la Révolution, il ne fallut pas grand effort aux thermidoriens pour qu'elle abandonnât son général et se donnât tout entière à la réaction.

Cependant la Convention était rentrée en séance à sept heures du soir ; elle venait de mettre hors la loi les officiers municipaux et tous ceux qui, décrétés d'arrestation ou d'accusation, se seraient soustraits au décret. Tandis que Léonard Bourdon et Barras, à la tête des forces imposantes qu'ils étaient parvenus à gagner, se rendaient à la Commune pour là faire sauter de vive force, la délibération continuait, ardente et animée, au sein du conseil général qu'entouraient de rares défenseurs. Au lieu de délibérer, il eût fallu agir. Au moment où les assassins montaient, Robespierre donnait une dernière preuve de son respect pour la Convention. Couthon, qui, rentré chez lui en sortant de la Bourbe, s'était, malgré les instances de sa femme, rendu à la Commune sur un billet très-pressant de Robespierre et de Saint-Just, venait de proposer d'adresser une proclamation au peuple et à l'armée. Au nom de qui ? demanda Robespierre. Au nom de la Convention, elle est partout où nous sommes, répondit Saint-Just. Lui, au moins, voulait mourir en combattant, et il engagea son ami à signer un appel rédigé par un des membres de la Commune. Mais, dans sa déférence pour une assemblée qui les avait condamnés, lui et ses amis, sans les entendre, Robespierre refusa, après une courte hésitation, et rejeta la plume avec laquelle il avait commencé de signer trois lettres de son nom. Nous n'avons plus qu'à mourir ! s'écria alors Couthon.

Au même instant des pas précipités se font entendre, des crosses de fusil retentissent sur les marches des escaliers, et bientôt une foule de gens armés pénètrent dans la salle de l'Égalité où siégeait le conseil général de la Commune. Aussitôt Le Bas, ne voulant pas tomber vivant au pouvoir des assassins, arme un de ses pistolets et se tue. Ce fut la mort de Caton. Robespierre jeune se jette par une fenêtre ; mais, moins heureux que son ami, il se blesse seulement, et est ramassé tout sanglant sur le pavé. Un gendarme du nom de Merda, à qui l'on avait désigné Maximilien Robespierre, venait de lui tirer à bout portant un coup de pistolet, et lui avait brisé la mâchoire. Au milieu de cette inexprimable confusion, Couthon et Saint-Just étaient restés immobiles ; ils se laissèrent. prendre sans résistance par ceux qui étaient chargés de les arrêter au nom de la Convention. Saint-Just leur remit même un petit couteau dont il était porteur, aimant mieux léguer la honte de sa mort à ses lâches ennemis, que de leur éviter un nouveau crime en se frappant.

Les blessés, jetés sur des brancards, furent transportés au Comité de Sûreté générale ; Saint-Just, les mains liées, avait suivi à pied les corps mutilés de ses amis, fier et impassible comme s'il se fût agi d'une victoire. On connaît les derniers outrages dont fut abreuvé Robespierre, tandis qu'agonisant il gisait sur une table du Comité ; on sait aussi avec quelle sérénité d'une conscience qui se sent pure, il .affronta ces insultes. Ah quand les honnêtes gens triomphent, ils ne déshonorent pas ainsi leur victoire ! Il était deux heures du matin. Saint-Just fut déposé dans la salle d'audience du Comité. Ses regards se portèrent sur le tableau des Droits de l'Homme, placé dans cette salle alors apparut à sa pensée le souvenir de tout ce qu'il avait fait pour cette Révolution, dont il avait été l'incarnation même et qui le laissait périr aujourd'hui, et à la vue de ce tableau, qui se trouvait là comme une dérision du sort, il ne put retenir cette exclamation amère : C'est pourtant moi qui ai fait cela. Ce furent les seules paroles qu'il prononça.

Vers les dix heures, tous ces grands proscrits furent transférés à la Conciergerie. On dit qu'en entrant sous les voûtes de la sombre prison, Saint-Just rencontra le général Hoche, et que celui-ci, attendri, serra affectueusement la main du jeune représentant avec qui, six mois auparavant, il avait sauvé la République sur le Rhin.

Les thermidoriens avaient hâte de boire le sang de leurs victimes. Justement le Tribunal révolutionnaire vint en aide à leur impatience. Il parut à la barre dans la matinée du 10 thermidor, félicita l'Assemblée sur la gloire dont elle s'était couverte et se déclara prêt à exécuter ses ordres. On peut voir par là comme ce Tribunal était dévoué à Robespierre et à Saint-Just. Deux de ses membres seulement, Dumas et Coffinhal, s'étaient associés à la fortune des vaincus. Quant à Fouquier-Tinville, un petit scrupule l'arrêtait il n'y avait plus, pour mettre à mort les proscrits, qu'à constater leur identité devant deux officiers municipaux de la Commune ; or, la Commune en masse ayant été enveloppée dans le décret de mise hors la loi, l'accusateur public demanda à l'Assemblée de lever la difficulté[7]. Elle fut bientôt aplanie par l'entremise du Comité de Sûreté générale, qui dispensa purement et simplement le Tribunal des formalités ordinaires. Puis Thuriot fit décréter que la tète de Robespierre et les têtes de ses complices tomberaient dans la journée même. Jamais assassinat ne fut combiné et accompli avec autant de cynisme. Nous touchons au dernier acte de cette sombre tragédie, où le bouffon le dispute à l'horrible.

Après l'identité constatée devant le Tribunal révolutionnaire, l'exécution du décret de mise hors la loi fut requise par Fouquier-Tinville, et vers quatre heures, vingt-deux victimes, parmi lesquelles Saint-Just, Robespierre et son frère, Couthon, Payan, Fleuriot-Lescot et Dumas, premier holocauste offert à la réaction, furent conduites sur la place de la Révolution, où, ce jour-là, avait été rétabli l'échafaud. Une foule immense d'enragés, composée d'ultra-révolutionnaires et de contre-révolutionnaires, suivit les charrettes fatales en couvrant d'imprécations les généreux patriotes qui allaient mourir. Autour des chariots funèbres dansèrent, plus joyeuses que de coutume, les furies de la guillotine là, vinrent parader ces gens sans aveu et sans foi, lie de l'humanité, qu'aux jours néfastes la société vomit de tous ses rangs pour aboyer après les grandes infortunes.

Saint-Just, debout, la tète découverte, contemplait d'un œil stoïque ce spectacle immonde. Pas une plainte, pas un mot de reproche ne sortit de sa bouche ; il ne démentit pas un instant la dignité dont sa courte vie avait offert un si bel exemple ; la pitié et le mépris furent sa seule réponse aux stupides anathèmes dont ses amis et lui étaient l'objet.

Arrivés au lieu du supplice, les vaincus montèrent d'un pas ferme les degrés de l'échafaud ; tous moururent gravement, sans forfanterie et sans faiblesse, en hommes qui avaient la conscience de la sainteté de la cause pour laquelle ils périssaient. Ah ! quand Saint-Just livra au bourreau cette tête où rayonnait tant de génie, de jeunesse et de beauté, plus d'une larme furtive fut sans doute essuyée dans la foule ; mais il fallait cacher sa douleur, car les larmes étaient criminelles et pouvaient devenir un arrêt de mort. Saint-Just avait vingt-sept ans moins un mois.

Le lendemain, la boucherie recommença. Cent et quelques victimes, immolées en trois jours, dont la plupart étaient entièrement inconnues à Robespierre et à Saint-Just, et n'avaient même pas pris part aux délibérations de la Commune : la femme de Duplay, étranglée par d'odieuses mégères ; la veuve de Le Bas, durement emprisonnée avec son enfant à la mamelle ; son père, plus qu'octogénaire, jeté dans un cachot, comme complice des émigrés ; tous les amis et les parents des proscrits, persécutés, traqués et embastillés, tels furent les préludes du prétendu système de modération qui allait s'établir sur les ruines de la Révolution abattue.

 

———————————————

 

Tandis que le peuple voyait avec une sorte d'indifférence l'immolation de ses plus chers amis, de ceux qui lui avaient consacré tout ce que la nature leur avait départi de talent et décourage, il se passait, à quelques lieues de Paris, un fait presque inconnu jusqu'à ce jour, et que l'histoire ne doit pas dédaigner. M. Laromiguière, depuis professeur de philosophie à la faculté des lettres de Paris, membre de l'institut, ancien membre du Tribunal, ayant appris la mort de Robespierre, alla l'annoncer à son fière aîné, qui était en ce moment à la campagne, occupé à visiter une ferme. Du plus loin qu'il aperçut son frère, il s'écria : Robespierre a été guillotiné ! Cette nouvelle était à peine annoncée, que la jeune fermière, qui se trouvait alors assise dans la basse-cour, ayant un petit enfant sur ses genoux, se leva d'un mouvement extrêmement rapide, comme électrique, laissa tomber dans ce mouvement son jeune enfant à terre et s'écria, en levant les yeux et les mains vers le ciel : O qu'os nes finit pot bounheur del paourné pople. On a tuat o quel que l'aimabo tant. — Oh ! c'en est fini pour le bonheur du pauvre peuple ; on a tué celui qui l'aimait tant.

Ainsi une pauvre fermière fut à elle seule, en ce jour, la conscience du peuple ; seule, elle comprit la signification des événements qui venaient de s'accomplir. En effet, avec Robespierre et Saint-Just finit la grande période révolutionnaire, pendant laquelle la France, deux doigts de sa perte, avait accompli, pour son salut, ces prodiges qui forceront éternellement à l'admiration tous les hommes à qui la patrie est chère. Du grandiose terrible, la République allait tomber dans le grotesque terrible ; du sublime dans l'intrigue ; aux passions les plus pures, les plus désintéressées et les plus élevées allaient succéder les passions jalouses, étroites, personnelles et meurtrières de la réaction, et l'ère des vengeances particulières al lait remplacer l'ère des vengeances nationales.

Saint-Just, Robespierre et son frère, Couthon et Le Bas avaient été les continuateurs de ces bourgeois du XIVe siècle et de 89 qui ne séparaient point la bourgeoisie du peuple, et qui voulaient entre elle et lui cette alliance intime, si logique entre hommes dont le sang et les intérêts sont les mêmes et que l'ancien régime avait confondus dans un égal mépris.

Les thermidoriens, ultra-révolutionnaires ou réactionnaires, excepté deux ou trois peut-être, représentèrent la bourgeoisie dans ce qu'elle a de passions viles égoïstes et mesquines. Du peuple, il n'en sera plus question, si ce n'est pour lui reprendre, une à une, les conquêtes de et de 93 et pour le décimer quand il s'avisera de réclamer la Constitution votée par ses représentants et sanctionnée par lui. Alors, pour courir sus à tous les citoyens suspects d'être attachés aux grands principes professés par les Robespierre et les Saint-Just, vont s'organiser ces compagnons de Jéhu et du Soleil, ramassis d'assassins et de voleurs salariés par la réaction et trafiquant avec elle.

Alors allait commencer cet épouvantable système .d'agiotage dont le résultat devait être l'entier discrédit des assignats qui étaient encore au pair au 9 thermidor alors bourgeois et ci-devant allaient- se ruer à la curée des biens nationaux, sans plus se soucier de l'intérêt général et de la République que si la France n'avait jamais existé. Et lorsque chacun se sera bien gorgé et repu, on cherchera à mettre à l'abri le produit des rapines ou des bonnes affaires et l'on applaudira à outrance, de la voix et du geste, quand un général, jadis protégé par Robespierre jeune, couvrira du manteau d'un despotisme constellé de gloire, tant de honte et d'ignominie.

Voilà quelles furent les conséquences de la mort de Saint-Just et de ses amis.

Avant de fermer le livre auquel depuis quinze mois nous avons consacré tant de veilles et tant d'efforts, arrêtons-nous un moment encore sur la grande figure de l'homme qui eût été assez puissant pour prévenir ce débordement d'impuretés, et qui, une fois la République fondée, n'eût demandé qu'à s'ensevelir dans le calme et dans l'oubli d'une laborieuse retraite.

Né dans une condition modeste, sorti d'une de ces familles où les mœurs sont austères, presque patriarcales, et où le sang bouillonne de sève, Saint-Just avait eu de bonne heure la conscience de sa force et de son génie. Je me sens de quoi surnager dans le siècle, avait-il écrit, à l'aurore de la Révolution, dans une lettre confidentielle. Dès qu'il fut en âge de comprendre cet exécrable ancien régime, dont il devait être un des plus fougueux adversaires, son cœur frémit, son bon sens s'indigna, et il lui jura cette haine vertueuse qui, depuis, dirigea tous les actes de sa vie.

Aussitôt que le combat fut engagé entre le monde ancien et le monde nouveau, il se précipita dans l'arène, en combattant passionné, décidé à faire triompher le droit ou à périr l'œuvre. Insensé ! disaient les uns, qui laisse la vie facile et riante de la jeunesse pour s'aventurer dans les voies perdues de la politique et tenter de diriger la Révolution vers le port ! Héros, diront les autres, qui, dédaignant les plaisirs de son âge et les séductions auxquelles l'exposaient un esprit charmant et une rare beauté, préféra l'étude aride, et sacrifia sa vie à quelques idées de justice, de grandeur et d'honnêteté

Député à la Convention nationale, il se fit remarquer, dès le début, par l'inflexibilité de ses principes, dont il ne dévia jamais ; poursuivant avec une égale âpreté et les ennemis de la Révolution et ceux qui la poussaient aux excès ; anathématisant sans relâche l'arbitraire ; flétrissant tous ces vils agents du gouvernement, qu'on voit, sous tous les régimes, s'ériger en tyrans subalternes, et ne laissant aucune trêve aux fripons.

Membre du Comité de Salut public, il prit part aux mesures les plus vigoureuses auxquelles la République dut son triomphe ; mais, <à travers le fanatisme qui éclate çà et là dans ses Rapports, quel amour de l'humanité ! quelle affection pour les classes souffrantes quelle pitié pour les malheureux ! quelle science des rapports sociaux comme le bon sens et la raison y circulent, et comme il devine et embrasse l'avenir du monde ! Chargé par ses collègues des missions les plus importantes et les plus difficiles qui aient été accomplies, il y fut ce que la sagesse, la justice et l'impérieux salut de la patrie lui commandèrent d'être ; là surtout brillèrent dans tout leur éclat les admirables qualités dont l'avait doué la Providence. Il fut l'étonnement de ses ennemis mêmes, et ses missions resteront comme un monument de gloire impérissable. Saint-Just fut enfin une de ces puissances de la création que la nature enfante dans ses jours de prodigalité, et je ne saurais mieux terminer l'histoire de sa vie que par ces paroles d'un illustre historien : La France ne se consolera jamais d'une telle espérance ; il était grand d'une grandeur qui lui était propre, ne devait rien à la fortune, et seul il eût été assez fort pour faire trembler l'épée devant la loi[8].

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Mémoires de Durand- Maillane, ch. X.

[2] Souvenirs de la Révolution, éd. Charpentier, t. I, p. 296.

[3] Réponse des membres des anciens Comités à Lecointre, note 7, p. 108.

[4] Quand Billaud parlait contre le Tribunal révolutionnaire, c'était évidemment pour lui reprocher son modérantisme. Que voulait-il de plus ? M. Michelet a pensé le contraire. (T. VII, p. 407.) Mais il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à se rappeler la fameuse discussion de la nuit, dans laquelle Saint-Just reprochait à ses collègues d'improviser la foudre à chaque instant. (Voyez le chapitre précédent.)

[5] Voyez le Moniteur du 26 prairial de l'an II, n° 566.

[6] Voyez le Moniteur du 12 thermidor ; séance du 10, n° 312.

Il faut dire qu'il y eut un moment où la conscience revint à Barère, moment solennel où rarement le mensonge s'échappe des lèvres de l'homme ce fut dans les souffrances d'une longue maladie. Il dit à l'illustre David (d'Angers), en lui parlant de Robespierre : Depuis, j'ai réfléchi sur cet homme ; j'ai vu que son idée dominante était l'établissement du gouvernement républicain ; qu'il poursuivait, en effet, des hommes dont l'opposition entravait les rouages de ce gouvernement. C'était un homme pur, intègre, un vrai républicain. Ce qui l'a perdu, c'est sa vanité, son irascible susceptibilité et son injuste défiance envers ses collègues. Ce fut un grand malheur ! (Notice sur Barère, par MM. Carnot et David (d'Angers), t. I des Mémoires, p. 119.

[7] Voyez le Moniteur du 12 thermidor, séance du 10, n° 312.

[8] Michelet, Révolution française, t. VII, p. 250.