HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE CINQUIÈME

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Les repas civiques. — La pétition Magenthies. — Morale de Saint-Just et de ses amis. — Comment il défendit Robespierre. — Ce qu'a été leur dictature. — Fausse accusation de Barère. — Sous quelle impression il l'a intentée. — Réunion générale des Comités. — Attitude de Saint-Just. — Menées des thermidoriens. — Inaction de Robespierre et de Saint-Just. — Versatilité de Barère. — Le 8 thermidor. — Discours de Robespierre. — Effet produit. — Imprudente attaque contre Cambon. — Les Jacobins. — Nuit du 8 au 9 thermidor. — Saint-Just lutte seul au Comité contre ses collègues.

 

Quel homme sur la terre a jamais défendu impunément les droits de l'humanité ?... Je trouve, au reste, pour mon compte, que la situation où les ennemis de la République m'ont placé n'est pas sans avantage ; plus la vie des défenseurs de la liberté est incertaine et précaire, plus ils sont indépendants de la méchanceté des hommes. Entouré de leurs complots et de leurs assassins, je vis d'avance dans la nouvel ordre de choses où ils veulent m'envoyer ; je ne tiens plus à mon existence passagère que par l'amour de la patrie et par la soif de la justice. Plus ils sont empressés de terminer ma carrière ici-bas, plus je sens le besoin de la remplir d'actions utiles au bonheur de mes semblables, et de laisser au moins au genre humain un testament dont la lecture fera pâlir les tyrans.

Ainsi s'exprimait Robespierre, dans son discours du 7 prairial, œuvre de moralisation, s'il en fut jamais, dans laquelle, en essayant de rattacher la République à la religion naturelle des Voltaire et des Rousseau, il demandait hautement le rappel de la justice et 8e la liberté exilées. Ces sentiments si élevés, si dignes, si profondément civilisateurs, Saint-Just et Le Bas les avaient professés dans leurs missions ; pas une de leurs paroles qui ne soit la glorification éclatante de ce système d'honnêteté et de bonne foi dont ils étaient les apôtres, dont ils devaient être les martyrs. Ils n'allaient pas, séduisant la foule par des promesses chimériques et inexécutables. Rien d'imaginaire dans leurs conceptions, rien de fallacieux, rien d'impossible, rien qui ressemble à ces utopies désastreuses où la liberté humaine est sacrifiée à un désir immodéré d'égalité mal entendue. Tout est pratique chez Robespierre et Saint-Just ; le roman dans la Révolution n'arrivera que plus tard, bien plus tard. Ils ne pouvaient concevoir l'égalité sans la liberté, et réciproquement. Aussi combattaient-ils tout ce qui, dans l'avenir, quand le gouvernement régulier eût fonctionné, aurait pu gêner l'une ou l'autre. La sévérité même avec laquelle ils n'ont cessé de poursuivre toutes les excentricités fatales à la Révolution, est une preuve qu'ils ne croyaient la République possible qu'autant qu'elle serait assise sur la raison, la décence et la modération. N'était- — ce pas un des leurs, l'agent national Payan, qui, dans ce mois de messidor, engageait ses concitoyens à ne pas prendre part à ces absurdes repas civiques, imaginés par quelques rêveurs en délire, ou peut-être par une poignée d'intrigants salariés pour verser le ridicule sur la Révolution[1] ? N'était-ce pas sous leur inspiration que, le 7 thermidor, une députation de la société des Jacobins venait dénoncer à l'Assemblée les misérables qui persécutaient les patriotes et la liberté, au nom même de la patrie, afin qu'elle ne parût puissante et formidable que contre ses enfants, ses amis et ses défenseurs ; s'élevait avec indignation contre une pétition insensée, signée du nom de Magenthies, ou, entre autres énormités, on demandait la peine de mort contre tout individu qui oserait prononcer ces mots : Sacré nom de Dieu ; et exprimait le vœu qu'en faisant trembler les traîtres, les fripons et les intrigants, la justice consolât et rassurât l'homme de bien[2].

Ces austères républicains, ennemis de tous les excès, marchaient entre l'aveugle indulgence qui aurait remis à des mains hostiles les destinées de la République, et les passions désorganisatrices de certains énergumènes dont les instincts destructeurs ne connaissaient pas de bornes. Ah ce n'étaient pas des courtisans du peuple les hommes qui avaient frappé le Père Duchesne, qui avaient si rudement châtié l'insolence et les folies d'Euloge Schneider et qui poursuivaient dans quelques représentants les continuateurs de ces déplorables révolutionnaires. L'âme de Saint-Just était trop fortement trempée pour se laisser saisir par l'enivrement d'une  popularité de carrefour. Plus haut tendaient ses aspirations et était son but. Rien n'était méprisable à ses yeux comme cette méthode facile de s'attirer la faveur de la multitude, en flattant ses bas instincts. Et quand ils se dévouaient, ses amis et lui, pour fixer sur cette vieille terre gauloise ces institutions qui devaient assurer les droits de tous et amener pacifiquement, dans l'avenir, une plus juste répartition de la richesse nationale, ils prétendaient non pas abaisser les sommités de la nation, mais élever les masses à la hauteur des grandes destinées qu'ils leur préparaient. De cette plèbe si méprisée jadis, et qu'ils avaient faite plus glorieuse et plus forte que ne le fut jamais aristocratie au monde, ils entendaient former la démocratie par excellence, le premier peuple de l'univers, marchant en tète des autres comme cette colonne de feu que la légende nous représente guidant les Hébreux dans le désert. Ces ouvriers, ces paysans, tous ces prolétaires oubliés, au sein desquels se retrempent incessamment les forces vives de la nation, ils voulaient les instruire, les moraliser, leur donner la conscience de leurs nouveaux droits et des devoirs qui s'y trouvaient rattachés ; ils les aimaient, en un mot, et c'est pour cela que le peuple gardera à leur mémoire un profond et éternel attachement.

S'il y eut un moment où Robespierre jouit, en effet, d'une sorte de dictature, ce fut à l'époque où il prononça les paroles placées en tête de ce chapitre, quand Boissy d'Anglas, homme d'indépendance et de courage, l'appelait l'Orphée de la France. Mais cette dictature était toute morale ; pour imposer à l'Assemblée il n'avait pas un soldat à sa disposition, et il fit bon marché de son ascendant, le jour où, désespéré de la ligue des intrigants et des fripons, ligue formidable et menaçante, il déserta si imprudemment la Convention et les Comités. Pendant qu'il était resté à l'écart, entièrement retiré des affaires publiques, et laissant à ses ennemis l'usage de l'arme terrible qu'il eût fallu manier avec tant de discrétion et de sagesse, la loi du 22 prairial, les accusations de tyrannie n'avaient cessé de pleuvoir sur lui. Avec quelle délicatesse d'expression, avec quelle élévation de sentiments, Saint-Just, qui, durant tout un mois, avait lutté contre les véritables dictateurs, défendait, dans son discours du 8 thermidor, son ami outragé et calomnié :

L'homme éloigné du Comité par les plus amers traitements, lorsqu'il n'était plus, en effet, composé que de deux ou trois membres présents, cet homme se justifie devant vous ; il ne s'explique point, à la vérité, assez clairement, mais son éloignement et l'amertume de son âme peuvent l'excuser en quelque sorte ; il ne sait point l'histoire de sa persécution, il ne connaît que son malheur. On le constitue en tyran de l'opinion. Il faut que je m'explique là-dessus et que je porte la flamme sur un sophisme qui tendrait à faire proscrire le mérite. Et quel droit exclusif avez-vous sur l'opinion, vous qui trouvez un crime dans l'art de toucher les âmes ? Trouvez-vous donc mauvais que l'on soit sensible ? Êtes-vous donc de la cour du roi Philippe, vous qui faites la guerre à l'éloquence ? Un tyran de l'opinion ! Qui vous empêche de disputer l'estime de la patrie, vous qui trouvez mauvais qu'on la captive ? Il n'est point de despote au monde, si ce n'est Richelieu, qui se soit offensé de la célébrité d'un écrivain. Est-il un triomphe plus désintéressé ? Caton aurait chassé de Rome le mauvais citoyen qui eût appelé l'éloquence, dans la tribune aux harangues, le tyran de l'opinion. Personne n'a le droit de stipuler pour elle ; elle se donne à la raison, et son empire n'est pas le pouvoir des gouvernements.

Le droit d'intéresser l'opinion publique est un droit naturel imprescriptible inaliénable et je ne vois d'usurpateurs que parmi ceux qui tendraient à opprimer ce droit. Avez-vous des orateurs sous le sceptre des rois ? Non, le silence règne autour des trônes ; ce n'est que chez les peuples libres qu'on a souffert le droit de persuader ses semblables ; n'est-ce point une arène ouverte à tous les citoyens ? Que tous se disputent la gloire de se perfectionner dans l'art de bien dire, et vous verrez rouler un torrent de lumière qui sera le garant de notre liberté, pourvu que l'orgueil soit banni de notre République. Immolez ceux qui sont les plus éloquents, et bientôt on arrivera jusqu'à celui qui les enviait, et qui l'était le plus après eux... On dit aujourd'hui à un membre du souverain : Vous n'avez pas le droit d'être persuasif...

 

Cette banale accusation de tyrannie, qui fut le cri de ralliement des thermidoriens, enveloppait aussi Saint-Just et Couthon. Étranges dictateurs, en effet, que ces hommes dont toute l'influence consistait dans la faveur de l'opinion publique, cette opinion si inconstante et qui, il leur égard, changea si brusquement du jour au lendemain. Étranges dictateurs, qui, pouvant former un pouvoir au sein du Comité de Salut public, puisqu'il suffisait de trois signatures, ce qui paraissait monstrueux à Saint-Just, n'ont pas essayé de contre-balancer l'autorité extrême de quelques membres, restés seuls[3]. Sur les innombrables arrêtés du Comité de Salut public, il n'y en a pas dix qui portent les trois seules signatures de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon réunies Cependant, le triumvirat est passé, pour ainsi dire, en force de chose jugée, et de longues années se passeront, sans doute, encore avant qu'on parvienne à extirper ce préjugé si profondément enraciné.

Quelques historiens ont vu dans Saint-Just l'étoffe d'un despote plutôt que celle d'un républicain ; ils se sont étrangement trompés. Sa roideur était toute républicaine et n'avait rien de monarchique ; sa fierté était celle dé ce représentant de Genève, qui répondait à je ne sais plus quel ambassadeur de France, se vantant de représenter le roi, son maître : Et moi, je représente mes égaux. Quoi qu'il en soit, on s'est très-gratuitement imaginé que Saint-Just, ne se sentant pas de taille à poser sur sa tête la couronne dictatoriale, tenta de la placer sur le front de Robespierre et demanda purement et simplement au Comité de Salut public d'abdiquer tous ses pouvoirs et de les résigner entre les mains du seul homme capable de sauver la France. La moindre étude du caractère de Saint-Just, et surtout de la situation des partis à cette époque, eût empêché ces historiens de tomber dans une pareille erreur ; mais on voulait dramatiser son œuvre, intéresser le lecteur, et, sur la foi d'un ancien membre du Comité, on a accepté le fait sans discuter. Examinons donc le pitoyable roman de Barère ; il n'en restera rien, absolument rien, quand nous l'aurons passé au creuset d'une courte et rapide discussion.

Un jour, bien longtemps après thermidor, cet astucieux Barère s'est, à coup sûr, demandé ce que la postérité penserait de son attitude dans cette journée, ce qu'elle penserait de l'appui qu'il avait prêté aux thermidoriens, quand, la veille encore, il faisait un si magnifique éloge de Robespierre et disait à Couthon : Si l'on t'attaque, je te défendrai. Il écrivit alors les pages de ses Mémoires, où, se drapant dans une farouche incorruptibilité républicaine et un stoïcisme de parade, il dépeint l'indignation dont ils furent tous saisis à une proposition faite par Saint-Just d'investir Robespierre d'une dictature suprême. Il cite même un petit discours qu'aurait tenu Saint-Just, effort de mémoire fort étonnant de la part d'un homme qui a dénaturé les faits les plus simples et les mieux connus. Mais il a le tort de commencer par une erreur matérielle et grossière, en plaçant la scène dans les premiers jours de messidor, quand Saint-Just était alors à l'armée, fort ignorant de ce qui se passait Paris puis, par une inconséquence inouïe, il ajoute : Trois jours après, le 8 thermidor, les dictatoriaux dressèrent leurs batteries à la Convention[4]. Évidemment, il fait allusion à la réunion des Comités dont parle Saint-Just dans son dernier discours, réunion qui eut lieu peu de temps avant le 9 thermidor, et sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure. Mais, si Saint-Just s'était exprimé comme l'a écrit Barère, et s'il avait prononcé le mot de dictature, comment les thermidoriens qui criaient tant à la tyrannie, n'en auraient-ils rien dit ? Comment ne se seraient-ils pas fait une arme de cette parole mal sonnante, quand c'eût été la légitimation de leur coup d'État et leur absolution devant l'histoire ? Mais c'eût été une bonne fortune pour eux ! et Barère, qui parla si longuement après le crime accompli, et Billaud-Varennes, et Collot-d'Herbois et tous les autres conjurés de thermidor n'eussent pas manqué de rappeler cette imprudente proposition. Or, ils n'en ont pas parlé, et pourtant ils ont arrangé le Moniteur après coup, à leur fantaisie. Enfin, quand le 3 germinal de l'an m, Prieur (de la Côte-d'Or) et Rühl, qui avaient été présents à cette réunion, en évoquèrent le souvenir, ils dirent seulement que Saint-Just avait fait un pompeux éloge de Robespierre attaqué par Amar et par Vadier[5]. On le voit donc, cette idée de dictature proposée par Saint-Just n'a germé que longtemps après dans la tête de Barère, qui s'en est servi comme du plus honorable moyen d'expliquer sa conduite au 9 thermidor.

Il y eut, en effet, le 4 ou le 5, une réunion extraordinaire des Comités de Salut public et de Sûreté générale ; et, d'après les assertions mêmes de plusieurs membres de ces Comités, comparées au dernier discours de Saint-Just, on peut se rendre parfaitement compte de ce qui s'y passa. Le témoignage du Moniteur, organe des thermidoriens, est suffisant ici, et, par conséquent, irrécusable. Il y eut, de part et d'autre, des récriminations pleines d'amertume. Robespierre était présent c'était la première fois, depuis plus d'un mois, qu'il assistait à une séance des Comités. En se rendant à la convocation de ses collègues, il espérait, sans doute, qu'une réconciliation serait le résultat de cette réunion, et qu'on éviterait ainsi un nouveau déchirement, fatal à la République sans cela, il se serait abstenu. Mais il fut l'objet des attaques très-vives de quelques-uns des membres du Comité de Sûreté générale, dont il avait dénoncé les impurs agents à la tribune des Jacobins ; il se défendit avec beaucoup d'acrimonie ; les haines s'envenimèrent davantage. Saint-Just prit alors la parole en faveur de Robespierre, et termina en disant : Tout ce qui ne ressemblera pas au pur amour du peuple et de la liberté aura ma haine.

Le lendemain eut lieu une seconde réunion générale. Saint-Just parla de nouveau. Il adjura ses collègues de s'expliquer avec franchise, et fit un appel à la conciliation. Ah si ce noble appel avait été entendu, trop heureuses eussent été les destinées de la République ! Du nord au midi, de l'est à l'ouest, elle était partout triomphante, et le drapeau tricolore flottait à Anvers et à Bruxelles. C'était l'heure où Chénier, dans un élan de patriotique enthousiasme, trouvait cette magnifique inspiration qui s'appelle le Chant du départ, et qu'a immortalisée la musique de Méhul. C'était alors qu'on pouvait dire, avec plus de vérité que jamais : La République est comme le soleil aveugle qui ne la voit pas ! Hélas, tout fut remis en question par de déplorables malentendus ; et cette République, invincible sur ses frontières, allait se déchirer de ses propres mains. C'est bien sur quoi comptait l'ennemi. Saint-Just ne manqua pas d'en avertir ses collègues. Il leur dit qu'un officier suisse, fait prisonnier devant Maubeuge et interrogé par Guyton-Morveau, par Laurent et par lui, les avait informés que les souverains étrangers n'espéraient plus, pour triompher, que dans la destruction de ce gouvernement révolutionnaire qui, en quatorze mois, avait accompli tant de prodiges. Puis, comme certains membres persistaient à diriger de perfides allusions à de prétendus projets de dictature prêtés à Robespierre, il ajouta que, la République manquant de ces institutions d'où résultaient les garanties, on tendait à dénaturer l'influence des hommes qui donnaient de sages conseils, pour les constituer en état de tyrannie ; que c'était sur ce plan que marchait l'étranger, d'après les notes mêmes qui étaient sur le tapis ; qu'il ne connaissait point de dominateur qui ne.se fût emparé d'un grand crédit militaire, des finances et du gouvernement, et que ces choses n'étaient point dans les mains de ceux contre lesquels on insinuait des soupçons[6].

Couthon, Le Bas et David appuyèrent les paroles de Saint-Just. Un moment on put croire à une réconciliation. Billaud-Varennes lui-même s'approcha de Robespierre, et lui dit : Nous sommes tes amis, nous avons toujours marché ensemble. Mais ces paroles furent comme le baiser de Judas. Elles firent tressaillir mon cœur, avouait Saint-Just dans son discours du 9 thermidor, et il ajoutait : La veille, il le traitait de Pisistrate, et avait tracé son acte d'accusation ! Il est des hommes que Lycurgue eût chassés de Lacédémone sur le sinistre caractère et la pâleur de leur front ; et je regrette de n'avoir plus vu la franchise ni la vérité céleste sur le visage de ceux dont je parle.

Les espérances de raccommodement furent anéanties dès le lendemain de cette seconde réunion. Saint-Just avait bien été chargé par ses collègues de rédiger un rapport sur la situation, mais ce fut précisément ce qui inquiéta les quatre ou cinq députés désignés à la vindicte publique par Robespierre et ses amis. Aussi les Tallien, les Rovère, les Fouché, les Fréron, les Carrier, tous ceux qui se sentaient la conscience chargée de crimes, tous ceux dégouttant de meurtres ou de rapines, s'empressèrent d'aller chez l'un, chez l'autre, criant qu'on voulait sacrifier une partie de l'Assemblée, et variant leurs discours suivant l'opinion des membres auxquels ils s'adressaient. Cependant Robespierre et Saint-Just restaient inactifs. Tandis que l'orage grondait ainsi autour d'eux et s'avançait comme une marée montante, ils attendaient patiemment l'heure du combat légal, n'ayant pour alliés que quelques amis dévoués, pour armes que leur parole et leur conscience, se reposant du reste sur la sagesse de l'Assemblée et la justice de leur cause. Car tout leur espoir était dans la Convention pour laquelle ils professaient le plus profond respect ; la preuve en est dans ces paroles de Barère, dont le témoignage ici ne saurait être suspect, quand, le 7 thermidor, faisant allusion à quelques propos tenus la veille dans un groupe de citoyens réunis autour de l'Assemblée, entre autres à celui-ci : Il faut faire un 31 mai, il disait : Un représentant du peuple, qui jouit d'une réputation patriotique méritée par cinq années de travaux et par ses principes imperturbables d'indépendance et de liberté, a réfuté avec chaleur les propos contre-révolutionnaires que je viens de vous dénoncer il a prouvé dans la société populaire que c'était bien mériter de la patrie d'arrêter les citoyens qui se permettraient des propos aussi intempestifs[7].

Mais Barère changea avec le succès. Comme il arrive trop souvent, la puissance de l'intrigue l'emporta sur la vertu. Des hommes qui jouissaient d'une grande importance craignirent de la perdre, et ils prirent fait et cause pour les ennemis de Robespierre, dont ils jalousaient la popularité. Depuis quatre décades que celui-ci leur avait laissé le champ libre, ils avaient trop subi l'empoisonnement du pouvoir pour ne pas s'unir contre l'homme qui allait demander à la Convention de reprendre en main la direction suprême du gouvernement. Et ils redoutaient tant l'influence que cet homme, en se montrant, devait retrouver sur l'Assemblée et sur le peuple, qu'ils ne purent espérer de l'abattre qu'en le sapant à force de calomnies et de mensonges. Tel était l'état des choses, quand, le 8 thermidor, Robespierre reparut à la Convention et monta à cette tribune où depuis si longtemps sa parole n'avait pas retenti.

Citoyens, dit-il en commençant, que d'autres vous tracent des tableaux flatteurs, je viens vous dire des vérités utiles. Je ne viens point réaliser des terreurs ridicules répandues par la perfidie ; mais je veux étouffer, s'il est possible, les flambeaux de la discorde par la seule force de la vérité. Je vais défendre devant vous votre autorité outragée et la liberté violée. Je me défendrai aussi moi-même ; vous n'en serez point surpris ; vous ne ressemblez point aux tyrans que vous combattez. Les cris de l'innocence outragée n'importunent point votre oreille, et vous n'ignorez pas que cette cause ne vous est pas étrangère.

 

Après cet exorde, l'orateur démontre la supériorité de la Révolution française, dont l'unique but était l'établissement de la morale et de la justice, sur toutes les révolutions mentionnées dans l'histoire, et dont l'ambition avait presque toujours été l'unique mobile. Démasquant ensuite les ennemis de la République, qui essayaient de la déshonorer par des excès, sous prétexte de la servir, il montre le triomphe des scélérats condamnant les bons citoyens au silence. Sa pensée n'est point d'intenter d'accusation particulière loin de là, il veut étouffer les ferments de discorde, et demande à l'Assemblée de réprimer les abus qui les ont fait naître. Il proteste de son ardent dévouement pour la Convention ; et rappelle qu'il a toujours été comme elle le point de mire de tous les partis hostiles à la Révolution. Cependant on les peint comme redoutables aux patriotes, ses amis et lui, quand ils ne cessent de réclamer la liberté des patriotes injustement détenus.

Est-ce nous, qui les avons plongés dans les cachots ? Est-ce nous qui avons porté la terreur dans toutes les conditions ? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Est-ce nous qui, oubliant les crimes de l'aristocratie et protégeant les traîtres, avons déclaré la guerre aux citoyens paisibles érigé en crimes ou des préjugés incurables, ou des choses indifférentes, pour trouver partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même ? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Est-ce nous qui, recherchant des opinions anciennes, fruit de l'obsession des traîtres, avons promené le glaive sur la plus grande partie de la Convention nationale, demandions, dans les sociétés populaires, la tête de six cents représentants du peuple ? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Aurait-on déjà oublié que nous nous sommes jetés entre eux et leurs perfides adversaires ?

 

Robespierre faisait allusion ici aux soixante-treize députés girondins qu'il était parvenu à sauver de la fureur des enragés. Et que répondaient les Amar, les Vadier et les Voulland-à cette vive et amère critique de la terreur ? Que parmi les milliers d'individus emprisonnés, il n'y avait pas un patriote sur douze cents. Mais ce que reprochaient avec tant de raison Robespierre, Saint-Just et Couthon à tous ces suppôts de la terreur, c'était de trouver partout des coupables et d'incarcérer avec une déplorable légèreté une foule de gens inoffensifs.

Puis, l'orateur se plaignait de ce système affreux de calomnie à l'aide duquel on était parvenu à effrayer un certain nombre de représentants en leur persuadant que leur perte était résolue ; et, revenant alors sur les soixante-treize Girondins dont le salut lui était imputé à crime, il disait :

Ah ! certes, lorsque, au risque de blesser l'opinion publique, ne consultant que les intérêts sacrés de la patrie, j'arrachais seul à une décision précipitée ceux dont les opinions m'auraient conduit à l'échafaud, si elles avaient triomphé ; quand, dans d'autres occasions, je m'exposais à toutes les fureurs d'une faction hypocrite, pour réclamer les principes de la stricte équité envers ceux qui m'avaient jugé avec plus de précipitation, j'étais loin, sans doute, de penser que l'on dût me tenir compte d'une pareille conduite ; j'aurais trop mal présumé d'un pays où elle aurait été remarquée et où l'on aurait donné des noms pompeux aux devoirs les plus indispensables de la probité mais j'étais encore plus loin de penser qu'un jour on m'accuserait d'être le bourreau de ceux envers qui je les ai remplis, et l'ennemi de la représentation nationale que j'avais servie avec dévouement ; je m'attendais bien moins encore qu'on m'accuserait à la fois de vouloir la défendre et de vouloir l'égorger. Quoi qu'il en soit, rien ne pourra jamais changer ni mes sentiments ni mes principes. Je ne connais que deux partis celui des bons et des mauvais citoyens ; le patriotisme n'est point une affaire de parti, mais une affaire de cœur ; il ne consiste ni dans l'insolence, ni dans une fougue passagère, qui ne respecte ni les principes, ni le bon sens, ni la morale, encore moins dans le dévouement aux intérêts d'une faction. Le cœur flétri par l'expérience de tant de trahisons, je crois à la nécessité d'appeler surtout la probité et tous les sentiments généreux au secours de la République. Je sens que partout où l'on rencontre un homme de bien, en quelque lieu qu'il soit assis, il faut lùi tendre la main, et le serrer contre son cœur. Je crois à des circonstances fatales, dans la Révolution, qui n'ont rien de commun avec les desseins criminels ; je crois à la détestable influence de l'intrigue et surtout à la sinistre puissance de la calomnie. Je vois le monde peuplé de dupes et de fripons ; mais le nombre des fripons est le plus petit ce sont eux qu'il faut punir des crimes et des malheurs du monde.

 

Après ce morceau d'une si mâle et si entraînante éloquence, Robespierre repousse de toutes ses forces, et avec des arguments sans réplique, cet absurde reproche de dictature que ne cessent de lui, jeter à la tète tous les ennemis avoués ou secrets de la Révolution, reproche moins injurieux pour lui, qui le dédaigne, que pour la Convention, qu'on paraît croire soumise aux volontés d'un seul homme.

Comment croire, dit-il, qu'un citoyen français, digne de ce nom, puisse abaisser ses vœux jusqu'aux grandeurs coupables et ridicules qu'il a contribué à foudroyer ?... Ah elle existe, poursuit-il, je vous l'atteste, âmes sensibles et pures, elle existe, cette passion tendre, impérieuse, irrésistible, tourment et délices des cœurs magnanimes ; cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour sacré de la patrie ; cet amour plus sublime et plus saint de l'humanité, sans lequel une grande révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre crime ; elle existe, cette ambition généreuse de fonder sur la terre la première république du monde ; cet égoïsme des hommes non dégradés qui trouvent une volupté céleste dans le calme d'une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur public. Vous le sentez, en ce moment, qui brûle dans vos âmes ; je le sens dans la mienne. Ils m'appellent tyran. Si je l'étais, ils ramperaient à mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes, et ils seraient reconnaissants ! Si je l'étais, les rois que nous avons vaincus, loin de me dénoncer — quel tendre intérêt ils prennent à notre liberté ! — me piéteraient leur coupable appui ; je transigerais avec eux. Dans leur détresse, qu'attendent-ils, si ce n'est le secours d'une faction protégée par eux, qui leur vende la gloire et la liberté de notre pays ? On arrive à la tyrannie par le secours des fripons ; où courent ceux qui les combattent ?Au tombeau et à l'immortalité. Quel est le tyran qui me protège ; quelle est la faction à qui j'appartiens ? C'est vous-mêmes, c'est le peuple, ce sont les principes. Voilà la faction à laquelle je suis voué, et contre laquelle tous les crimes sont ligués.

 

11 se demande ensuite quels sont les hommes qui doivent l'emporter, de ceux qui parlent sans cesse au nom de la raison, ou de ceux qui poursuivent le peuple dans la personne de ses défenseurs, corrompent la morale ; publique, sont toujours en deçà ou au delà de la vérité et prêchent tour à tour la modération perfide de l'aristocratie et la fureur des faux démocrates ; et, après avoir tracé le tableau des outrages dont il est abreuvé depuis quelque temps, il pousse ce cri douloureux du juste calomnié : Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux des hommes. Nous avons cité déjà les passages de son discours où il dépeint les manœuvres affreuses employées pour le présenter comme l'auteur de toutes les atrocités commises par ses ennemis mêmes. Ce qui en ressort clairement, c'est qu'il ne veut pas, non plus que Saint-Just, l'abolition du gouvernement révolutionnaire et des mesures sévères commandées par la fatalité des circonstances ; mais il veut, il le répète sans cesse, que la justice nationale ne s'égare pas et frappe à tort et à travers, trompée par des ennemis couverts d'un masque de patriotisme.

Après avoir fait, avec lyrisme, l'éloge du décret relatif à l'Être suprême, et rappelé que l'intrigue et les factions s'étaient plus remuées depuis ce jour, que de cette époque dataient les tentatives d'assassinat et les plus criminelles calomnies, il se plaint amèrement d'avoir été l'objet de grossières insultes, de la part de quelques représentants du peuple, le jour même de la fête ordonnée par ce décret. Suivant lui, l'affaire de cette malheureuse Catherine Théot n'a été imaginée que pour jeter du ridicule sur cette fête célèbre. Il blâme énergiquement alors la persécution aussi atroce qu'impolitique dirigée contre les esprits faibles ou crédules, imbus de quelque ressouvenir superstitieux. Puis il accuse, avec une vérité qui n'est pas contestable quand on songe que, sous la Restauration,. certains hommes se sont vantés d'avoir poussé à tous les excès pour abîmer plus vite la Révolution, il accuse les auteurs de ces excès d'être les mêmes que ceux qui déclament contre le gouvernement et qui prodiguent les attentats pour en accuser le Comité de Salut public. Il se plaint ensuite de ce que la trésorerie nationale a suspendu les payements, et dénonce le nouveau système de finances comme de nature à mécontenter les petits créanciers de l'État. Après avoir peint, comme s'il avait la prescience de l'avenir, tous les lâches qui tantôt lui prêtaient les vertus de Caton et tantôt étaient prêts à le dénoncer comme un Catilina ; après avoir établi que depuis six semaines il avait été absolument étranger à tous les actes du gouvernement, il ajoute :

En voyant la multitude des vices que le torrent de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai craint quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisent parmi les sincères amis de l'humanité, et je m'applaudis de voir la fureur des Verrès et des Catilina de mon pays tracer une ligne profonde de démarcation entre eux et tous les gens de bien. J'ai vu dans l'histoire tous les défenseurs de la liberté accablés par la calomnie ; mais leurs oppresseurs sont morts aussi. Les bons et les mauvais disparaissent de la terre, mais à des conditions différentes.

 

Il déclare ensuite qu'il faut ramener le gouvernement révolutionnaire à son principe ; diminuer la foule innombrable de ses agents ; les épurer surtout, de façon à rendre la sécurité au peuple, non à ses ennemis, par l'intégrité de ceux à qui est confiée la justice nationale ; qu'en conséquence, il faut punir sévèrement ceux qui abusent des principes révolutionnaires pour vexer les citoyens. Selon lui, il y a eu conspiration de la part de tous ceux qui, soit par ambition personnelle, soit par haine déguisée, sont parvenus à exaspérer une foule de citoyens contre le gouvernement et la Convention, et leurs complices sont tous les agents criminels dont on se sert pour causer le mal. Il engage donc l'Assemblée à reprendre en main la direction suprême de la République.

Laissez flotter un moment les rênes de la Révolution, dit-il, vous verrez le despotisme militaire s'en emparer et le chef des factions renverser la représentation nationale avilie. Un siècle de guerre civile désolera notre patrie, et nous périrons pour n'avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l'histoire des hommes pour fonder la liberté ; nous livrerons notre patrie à un siècle de calamités, et les malédictions du peuple s'attacheront à notre mémoire, qui devait être chère au genre humain. Nous n'aurons pas même le mérite d'avoir entrepris de grandes choses par des motifs vertueux. On nous confondra avec les indignes mandataires du peuple qui ont déshonoré la représentation nationale, et nous partagerons leurs forfaits en les laissant impunis. L'immortalité s'ouvrait devant nous, nous périrons avec ignominie... Quelle justice avons-nous faite envers les oppresseurs du peuple ? poursuit Robespierre. Quels sont les patriotes opprimés par les plus odieux abus de l'autorité nationale qui ont été vengés ? Que dis-je ? quels sont ceux qui ont pu faire entendre impunément la voix de l'innocence opprimée ? Les coupables n'ont-ils pas établi cet affreux principe que dénoncer un représentant infidèle, c'est conspirer contre la représentation nationale ? L'oppresseur répond aux opprimés par l'incarcération et de nouveaux outrages. Cependant, les départements où les crimes ont été commis, les ignorent-ils, parce que nous les oublions ? et les plaintes que nous repoussons ne retentissent-elles pas avec plus de force dans les cœurs comprimés des citoyens malheureux ?...

On comprend qu'à ces accents accusateurs de la vertu indignée, les Tallien, les Fréron, les Barras, les Bourdon, les Fouché, les Dumont et tous ceux qui se sentaient atteints par ces brûlantes paroles, aient frémi et dès lors conspiré la mort de celui qui leur reprochait si énergiquement leurs infamies.

Peuple, disait Robespierre en terminant, souviens-toi que si, dans la République, la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot ne signifie pas l'amour de l'égalité et de la patrie, la liberté n'est qu'un vain mot. Peuple, toi que l'on flatte et que l'on méprise toi, souverain reconnu, qu'on traite toujours en esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes et non de destinées.

Souviens-toi qu'il existe dans ton sein une ligue de fripons, qui lutte contre la vertu publique, qui a plus d'influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens. Sache que tout homme qui s'élèvera pour défendre ta cause et la morale publique, sera accablé d'avanies et proscrit par les fripons sache que tout ami de la liberté sera toujours placé entre un devoir et une calomnie ; que ceux qui ne pourront être accusés d'avoir trahi, seront accusés d'ambition ; que l'influence de la probité et des principes sera comparée à la force de la tyrannie et à la violence des passions que ta confiance et ton estime seront des titres de proscription pour tes amis. Tel est l'empire des tyrans armés contre nous, telle est l'influence de leur ligue avec tous les hommes corrompus, toujours portés à les servir. Ainsi donc les scélérats nous imposent la loi de trahir le peuple, à peine d'être appelés dictateurs. Souscrirons-nous à cette loi ? Non ; défendons le peuple, au risque d'en être estimés ; qu'ils courent à l'échafaud par la route du crime, et nous par celle de la vertu...

 

Il concluait enfin, sans nommer personne — ce fut là son plus grand tort —, en disant qu'il existait une coalition criminelle au sein même de la Convention ; que cette coalition avait des complices dans le Comité de Sûreté générale, dans les bureaux de ce Comité et que des membres du Comité de Salut public y étaient également entrés. Il proposait donc de punir les traîtres, de renouveler les bureaux du Comité de Sûreté générale, d'épurer le Comité lui-même et de le subordonner au Comité de Salut public ; d'épurer ce dernier Comité, et de constituer l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention nationale, centre et juge de tout, pour élever sur les ruines des factions la puissance de la justice et la liberté[8].

Tel est, en résumé, cet immense et important manifeste. Nous avons dû l'analyser avec quelques détails, parce que le discours prononcé le lendemain par Saint-Just n'en fut que le développement pratique, et que, d'ailleurs, au moment ou nous en sommes, l'existence de Saint-Just et celle de Robespierre se trouvent unies par des liens si étroits, qu'il est impossible de séparer leurs actes et leurs paroles.

La sensation fut profonde dans l'Assemblée, et l'agitation prolongée. La demande d'impression du discours, proposée par Lecointre (de Versailles), fut vivement discutée. Combattue par Bourdon (de l'Oise) et Billaud- Varennes, soutenue par Barère et par Couthon, elle fut enfin votée à une immense majorité. Mais le décret d'envoi aux communes, qui avait été rendu en même temps, fut rapporté à la fin de la séance.

Il ne faut pas chercher dans le Moniteur une appréciation exacte des débats qui eurent lieu dans les journées du 8 et du 9 thermidor ; les thermidoriens, nous l'avons dit déjà, ont arrangé à leur guise le compte rendu qui eût été tout autre si Robespierre l'avait emporté. Mais il résulte de la lecture des journaux qui ont parlé de cette séance du 8, avant qu'on supposât qu'elle dût être si rapidement suivie de la chute de Saint-Just et de Robespierre, qu'elle fut pour celui-ci un dernier triomphe ; triomphe qui aurait été complet, sans nul doute, si son discours n'eût pas été plein de ce vague fatal que, le lendemain, Saint-Just ne manqua pas de lui reprocher. Une autre faute non moins grave fut d'avoir critiqué trop amèrement le système de finances adopté. Ce n'était pas là le lieu. Un sentiment d'amour-propre froissé jeta Cambon dans les rangs des thermidoriens, dont il devint involontairement l'auxiliaire. Sous l'attaque intempestive de Robespierre, il bondit comme un lion blessé, et sa vive défense, bien plus que les déclamations de quelques représentants, méprisables et méprisés, contribua à faire rapporter le décret d'envoi du discours de Robespierre à toutes les communes de France.

Dans une telle situation, sans précédents dans l'histoire, et où une question de vie ou de mort était en jeu, il eût été indispensable de laisser de côté toute réticence, et de désigner clairement, hautement les quelques députés qui avaient démérité de la patrie, de la justice et de l'humanité. Les membres qui se savaient menacés profitèrent habilement de cette faute irréparable, ils colportèrent de prétendues listes de proscription ; parvinrent à mettre dans leur ligue les membres des comités dont la conduite avait été l'objet des critiques de Robespierre, et passèrent toute la nuit à recruter des alliés dans cette masse de représentants incolores composant ce qu'on appelait le marais, toujours prête à se donner au parti qui paraissait le plus fort, et dont le vote seul pourtant pouvait décider la victoire.

Tandis que ses ennemis se préparaient ainsi, non à la lutte, mais à l'assassinat du lendemain, Robespierre se contentait de relire son discours aux Jacobins qui l'accueillaient avec un indescriptible enthousiasme. Et ensuite, comme s'il eût été saisi par un funèbre pressentiment, et s'il faut en croire une tradition très-accréditée, il leur dit : Frères et amis, c'est mon testament de mort que vous venez d'entendre. Jamais je ne me suis senti plus ému en vous parlant, car il me semble que je vous adresse mes adieux... Vous verrez avec quel calme je boirai la ciguë[9]. — Je la boirai avec toi ! s'écria alors David. Mais le lendemain, la ciguë parut amère, et l'on repoussa le calice.

Hâtons-nous de dire que ces appréhensions ne sont guère d'accord avec la réponse faite par Robespierre a son hôte Duplay, qui lui témoignait quelque inquiétude au sujet de la prochaine séance de la Convention : La masse de l'Assemblée est pure ; rassure-toi, je n'ai rien à craindre. Robespierre, en effet, devait compter sur la sagesse et l'impartialité de la majorité de la Convention et celle-ci ne tourna contre lui et ses amis que par un de ces retours subits et inexplicables qui dérangent toutes les prévisions humaines. Ce qu'il y a de certain, au témoignage même des thermidoriens, c'est qu'il fut, aux Jacobins, l'objet d'une bruyante ovation, et que Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois, qui assistaient la séance, en furent honteusement chassés.

Furieux, ces derniers se rendirent au Comité de Salut public, où se trouvaient en séance presque tous leurs collègues des Comités de Salut public et de Sûreté générale. Saint-Just était présent ; indifférent au bruit qui se faisait autour de lui, il achevait de rédiger son rapport. Il était alors près de minuit. Que se passa-t-il ? Nous n'en savons que ce qu'ont bien voulu dire les thermidoriens qui ne se sont pas fait faute de peindre les choses sous le jour le plus favorable pour eux. A cette heure, ils devaient être assurément fort inquiets ; car rien, dans la journée du 8, n'avait été de nature à leur présager leur triomphe inespéré du lendemain. En voyant Saint-Just écrire, leur crainte dut s'accroître encore, et il fut tout naturel de leur part de lui demander communication du rapport qu'il préparait. Tout cela est fort croyable jusqu'ici voici qui l'est moins. Suivant quelques-uns des vainqueurs de thermidor, Collot-d'Herbois aurait pris Saint-Just à partie, l'aurait accusé de vouloir les faire assassiner et lui aurait dit avec un doute plein d'anxiété, ce qui est assez remarquable et prouve que les thermidoriens redoutaient encore le bon sens de la Convention : Peut-être, nous parviendrons à vous démasquer. Barère se prête des paroles superbes qu'il n'a certainement pas prononcées. Sur quoi, Saint-Just, interdit, aurait tiré de sa poche et déposé sur la table quelques papiers que chacun se serait refusé à lire ; chose tout à fait invraisemblable. Reprenant alors son rapport, il aurait promis de le soumettre le lendemain à ses collègues, avant d'en donner lecture à la Convention, et de le sacrifier s'ils ne l'approuvaient pas. Je cite, pour mémoire seulement, de prétendues voies de fait auxquelles Collot-d'Herbois se serait livré sur Saint-Just, et dont celui-ci, dans son rapport, n'eût pas manqué de faire un texte d'accusation contre son collègue, si, en effet, ce dernier s'en était rendu coupable.

Ce qu'il y a de probable, ce qu'il y a de vrai, suivant nous, c'est que Saint-Just, qui était de marbre, au dire de Collot-d'Herbois, et qui n'était pas d'un caractère il se laisser intimider, refusa net de communiquer à ses collègues un rapport dans lequel deux d'entre eux étaient sérieusement inculpés. Le contraire eût été certainement plus prudent, car, en lisant son discours au Comité, Saint-Just aurait calmé l'inquiétude de plusieurs membres qui se croyaient menacés ; il eût apaisé ainsi bien des colères. Mais il ne voulut que prendre la Convention pour juge, et, à cinq heures du matin, il se retira afin d'aller prendre un peu de repos.

Eh bien, dans cette orageuse séance, dans cette lutte inégale d'un homme seul, n'ayant pour lui que sa bonne foi, son courage et sa conscience, contre dix de ses collègues dont la crainte doublait l'irritation, de quel côté avaient été le sang-froid, la convenance et la modération ? Demandons-le aux thermidoriens eux-mêmes.

Il y a, dans une des notes faisant suite au Mémoire des anciens membres des Comités, notes auxquelles nous avons emprunté les détails précédents, il y a, dis-je, un aveu précieux, sur lequel nous appelons la sérieuse attention de tous nos lecteurs impartiaux. Nous avons soutenu, à l'aide des preuves les plus péremptoires, que Saint-Just avait été l'adversaire constant des mesures exagérées qui tendaient à exaspérer une foule de gens inoffensifs ; qu'il avait lutté, au sein des Comités, contre les membres qui, arbitrairement, persistaient dans un système de proscription en masse qu'enfin, tout en maintenant la justice sévère et inflexible contre les ennemis de la République, il avait toujours réclamé l'abolition de cette terreur exercée sans frein, et dont l'exercice était livré aux mains les plus impures. Or, en voici une nouvelle preuve, tirée du témoignage même des hommes qui ont essayé de le rendre responsable des rigueurs dont ils ont été les suprêmes ordonnateurs : ... Lorsqu'on faisait le tableau des circonstances malheureuses où se trouvait la chose publique, chacun de nous cherchait des mesures et proposait des moyens. Saint-Just nous arrêtait, jouait l'étonnement de ne pas être dans la confidence de ces dangers, et se plaignait de ce que tous les cœurs étaient fermés ; suivant lui, qu'il ne connaissait rien, qu'il ne concevait pas cette manière prompte d'improviser la foudre à chaque instant, et il nous conjurait, au nom de la République, de revenir à des idées plus justes, à des mesures plus sages. C'est ainsi, ajoute Barère, par une interprétation singulière de la conduite de Saint-Just, c'est ainsi que le traître nous tenait en échec, paralysait toutes nos mesures, et refroidissait note zèle[10].

 

Et maintenant, n'est-il pas clair comme le jour que, dans cette veille du 9 thermidor, Saint-Just, fidèle à ses principes, parla au nom de la sagesse, du bon sens et de la modération ? Quelles preuves plus convaincantes en veut-on que les paroles mêmes de ses ennemis, que nous venons de citer ? Et voilà l'homme, qu'ainsi que que Robespierre, Le Bas et Couthon, on se disposait à attaquer comme ayant ourdi une conspiration contre la République et la liberté. Singuliers conjurés, qui, au lieu de profiter de leur popularité, de se concerter avec la Commune, d'essayer de gagner des partisans parmi leurs collègues, s'en vont, l'un relire son discours aux Jacobins, l'autre rédiger son dernier rapport, le plus net et le plus modéré qui soit sorti de la main des hommes de la Révolution Singulier conjuré que ce prétendu dictateur qui, seul contre tous, ne craint pas de s'élever contre cet intolérable système d'improviser la foudre à chaque instant, qui supplie les membres des Comités de revenir à des idées plus justes, à des mesures plus sages, et qui, enfin, laissant la place à ses ennemis, libres de dresser leurs batteries dans le secret, et d'organiser leur complot homicide, quitte le Comité à cinq heures du matin, pour aller prendre quelques heures de sommeil Les conspirateurs, eux, ne dormirent pas !

 

 

 



[1] Discours de Payan au conseil général de la Commune, séance du 27 messidor.

[2] Voyez le Moniteur du 8 thermidor de l'an II, n° 507, séance du 8.

[3] Dernier discours de Saint-Just.

[4] Mémoires de Barère, t. II, p. 213 et suiv.

[5] Voyez le Moniteur du 7 germinal de l'an III, n° 187.

[6] Discours de Saint-Just du 9 thermidor.

[7] Voyez le Moniteur du 8 thermidor an II, n° 308, et le t. XXXIII de l'Histoire parlementaire, p. 404 et 405.

[8] Ni ce discours, ni celui de Saint-Just ne se trouvent au Moniteur. Ils sont, l'un et l'autre, reproduits dans l'Histoire parlementaire de la Révolution française, par MM. Buchez et Roux ; le premier, dans le t. XXXIII, p. 406 et suiv. ; le second, dans le t. XXXIV, p. 6 et suiv.

[9] Nous devons prévenir le lecteur que ces détails ne se trouvent dans aucun document de l'époque ; ils ont été transmis sur la foi de quelques témoins. Quant la célèbre exclamation de David, c'est parce qu'elle n'a jamais été démentie, je crois, par l'illustre peintre, que nous lui avons donné place dans cette histoire.

[10] Voyez la note 7, à la suite de la Réponse des membres des deux anciens Comités de Salut public et de Sûreté générale, p. 105-108.