HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE CINQUIÈME

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Retour à l'armée du Nord. — Saint-Just et Bonaparte. — Les lettres de Le Bas. — Prise de Landrecies. — Premières mesures des commissaires. — Désorganisation de l'armée. — Arrêtés sévères de Saint-Just et de Le Bas. — La discipline est rétablie. — Lettre de Carnot. — Combat sur la Sambre. — Échec et succès. — Lettre au Comité de Salut public. — Le représentant Levasseur (de la Sarthe). — Combats des 2 et 5 prairial. — Nos troupes repassent la Sambre. — Décret de la Convention. — Inquiétudes du Comité de Salut public. — Retour de Le Bas. — Apparition de Saint-Just à Paris.

 

Retournons à l'armée du Nord, où, dans les derniers jours d'avril, le Comité de Salut public crut devoir envoyer de nouveau Saint-Just et Le Bas pour rétablir la discipline altérée, écraser la trahison sans cesse renaissante et forcer les troupes républicaines à la victoire. Aussi bien ces grandes missions, qui suffiraient à immortaliser ceux qui les ont remplies, servent-elles à prouver notre ingratitude envers ces hommes tant décriés. Ah ! s'ils n'ont pu nous léguer cette république digne, libre et forte que la fureur des partis ne leur a pas permis de fonder, ils nous ont du moins conservé une patrie intacte et glorieuse.

De toutes nos frontières, la plus importante, la plus vulnérable et la plus menacée était certainement celle du Nord. En donnant à Saint-Just des pouvoirs illimités sur l'armée chargée de défendre cette partie du territoire, les membres du Comité de Salut public témoignaient de la haute idée qu'ils avaient de leur collègue. Que si plus tard, dans son lâche et mensonger rapport, le représentant Courtois traite d'écolier le héros de Charleroi et de Fleurus, il ne faut voir dans cette niaise injure que la boutade d'un envieux se vengeant après coup d'une influence qui lui avait longtemps pesé. C'était le coup de pied de l'âne.

Saint-Just avait près de 27 ans lorsqu'il accomplit sa seconde mission dans le Nord, l'âge de Bonaparte courant la conquête de l'Italie, et, certes, le génie de l'un ne le cédait pas à celui de l'autre. Si celui-ci avait une spécialité militaire plus accentuée et plus étendue, celui-là s'entendait autrement aux institutions civiles et aux rapports sociaux qui doivent exister entre les hommes. Le second réorganisa merveilleusement le monde ancien, à l'aide de quelques-uns des principes révolutionnaires le premier eût résolument constitué le monde nouveau sur les bases de l'égalité, de la morale et de la justice.

Au reste, Carnot, qui n'a pas laissé la mémoire d'un flatteur et d'un courtisan, et dont l'opinion fait autorité en pareille matière, appréciait alors hautement Saint-Just toute sa correspondance avec son jeune collègue en fait foi.

Le départ pour l'armée du Nord dut être plein d'amertume cette fois. Un dissentiment s'était élevé entre Henriette Le Bas et Saint-Just, dont la délicatesse s'était offusquée pour ce futile motif dont nous avons déjà parlé. Dans ce moment de découragement, il s'était écrié : Je vais me faire tuer ! S'il ne mourut pas de la mort du soldat, ce ne fut certainement pas de sa faute. Il faut regretter qu'il ne soit pas tombé sur un champ de bataille. Frappé par l'ennemi, il eût été chanté comme un héros, et tout un peuple fût accouru à ses funérailles ; mais la destinée lui réservait le martyre, qu'il accepta avec tant de dignité et de stoïcisme, sans forfanterie et sans faiblesse.

La brouille entre Henriette et Saint-Just avait légèrement rejailli sur Le Bas, et un peu de froideur s'était glissé entre les deux amis ; ce fut un nuage à peine sensible et qui ne tarda pas à s'effacer. Ils quittèrent ensemble Paris le 10 floréal, et arrivèrent à Noyon dans la matinée du 12. Saint-Just profita de son passage dans cette ville pour courir embrasser sa mère, à Blérancourt, comme nous l'apprenons par une lettre de Le Bas.

Nous sommes arrivés hier ici, écrit-ce dernier à sa femme, le 12 floréal. Saint-Just et Thuillier nous ont quittés, l'un pour aller voir sa mère, l'autre pour aller voir sa femme qui demeurent peu loin de Noyon. Ils reviennent ce matin, et nous comptons aller tous aujourd'hui à Réunion-sur-Oise. Nous avons rencontré en chemin une personne qui se rendait de l'armée à Paris, pour y porter de bonnes nouvelles que sûrement tu connais déjà. J'espère, ma chère Élisabeth, n'avoir que des choses agréables à t'annoncer nous supporterons bien mieux l'un et l'autre notre séparation en voyant la République prospérer. Nous sommes actuellement très-bons amis, Saint-Just et moi ; il n'a été question de rien. Recommande à Henriette de ne plus être si triste ; mais il est possible qu'une voix plus puissante que la mienne ait parlé. Tant mieux ! Mille amitiés à toute la famille et à notre bon frère Robespierre.

 

Mais cette voix plus puissante n'avait pas encore parlé, et l'on peut suivre, dans les lettres de Le Bas, la trace de ces blessures du cœur, si douloureuses et si cuisantes.

Nous sommes tous à quelques lieues de Maubeuge, ma chère Elisabeth, écrit-il le 25 floréal, nous suivons l'armée qui agit de ce côté. Nous avons beaucoup de mal et menons une vie très-dure. Ma position n'est pas agréable ; les chagrins domestiques viennent se mêler aux peines inséparables de ma mission. Que je sois le plus malheureux des hommes pourvu que la République triomphe ! Nos affaires, de ce côté-ci, vont assez bien. Mille amitiés à Henriette. Je n'ose parler d'elle à Saint-Just.

Et deux jours après :

Je suis toujours, ma chère Élisabeth, dans les environs de Maubeuge, dans un village à trois lieues de cette ville ; il s'appelle Colsore... Comment va ta santé, pauvre Elisabeth ? Qu'il m'en coûte d'être loin de toi, dans la position où tu te trouves ! Mais enfin, je n'ai pu faire autrement. Souviens-toi, ma chère amie, de ce dont nous sommes convenus, en dernier lieu, pour notre enfant ; je tiens absolument à mon idée, tu peux le dire. Annonce à Lanne mon intention, et dis-lui que je suis toujours son bon ami[1]. Je n'ai avec Saint-Just aucune conversation qui ait pour objet mes affections domestiques ou les siennes. Je suis seul avec mon cœur. Embrasse Henriette pour moi.

 

Le lendemain du jour où Le Bas écrivait ainsi à sa femme, une lettre d'Henriette arriva, adressée à Le Bas et à Saint-Just. Celui-ci l'ouvrit, et après l'avoir parcourue, la rendit il son ami en lui disant : Elle est pour toi seul. Cette indifférence affectée dont Saint-Just souffrait cruellement, plus qu'il ne voulait en avoir l'air, dura pendant toute cette mission dans le Nord, et quand, au retour, la bonne harmonie se rétablit entre les deux fiancés, il n'était plus temps déjà de la sceller par un mariage la mort allait les séparer pour jamais. L'entente cordiale de Le Bas et de Saint-Just, au sujet des affaires de la République, ne se ressentit aucunement de ce petit orage domestique ; leur dévouement à la patrie fut à la hauteur des circonstances. Comme nous l'avons dit, ils avaient quitté Paris le 10 floréal de l'an II (29 avril 1794). Que si, postérieurement à cette date, quelques pièces émanées du Comité de Salut public portent encore la signature de Saint-Just, ce n'est pas, comme le pense un biographe de Saint-Just, que quelqu'un de ses collègues ait signé pour lui[2], les choses se passaient plus gravement au sein du Comité de Salut public, c'est tout simplement que ces pièces préparées et imprimées, avec la date en blanc, lors de la présence de Saint-Just, n'ont été datées à la plume qu'après son départ[3]. Elles sont, au reste, en fort petit nombre et de très-médiocre importance.

Le Bas et Saint-Just arrivèrent à l'armée du Nord au moment où les troupes républicaines, sous les ordres de Moreau et de Souham, venaient d'emporter Courtrai et Menin. Mais presque en même temps nous perdions Landrecies, malgré les efforts tentés pour conserver cette ville. Ce revers tenait à la fois et à la trahison et à la dissémination de nos forces sur une trop grande étendue de terrain. Aussi, dans une première dépêche, en date du 11 floréal, adressée à Saint-Just et à Le Bas, Carnot recommanda-t-il de concentrer les troupes et d'agir en masse. Du reste, la prise de Landrecies n'affecta que médiocrement le grand organisateur des armées de la République.

Nous ne croyons pas que ce revers puisse avoir des suites bien funestes, écrit-il à Saint-Just et à Le Bas, le 12 floréal. On nous assure que l'ennemi se porte sur Cambrai ; c'est de toutes ses manœuvres celle qui nous donne le moins d'inquiétude, cette ville étant très-forte. Nous ne craignons pour cette place que la trahison mais nous espérons que votre présence saura la déjouer. Défendez à présent les passages de la petite Elpe et de la Sambre, et poursuivez invariablement le projet de cerner l'ennemi et de l'enfermer dans la trouée qu'il a faite. Il y a sous les murs d'Avesnes, du côté de la Capelle, une position qui pourrait devenir excellente et garantir la ville d'un siège, avec une seule redoute qu'on pourrait exécuter dans très-peu de jours ; il serait bon que Pichegru reconnût ou fît reconnaître cette position. Nous allons vous parler d'une autre idée dont vous ferez J'usage qui vous paraîtra convenable. Nous vous invitons seulement à la peser attentivement, Si, comme on l'assure, Landrecies ne s'est rendue qu'après la destruction entière de son artillerie, l'ennemi ayant mené la sienne devant Cambrai pour en faire le siège, il ne doit plus y en avoir pour défendre cette première ville, si elle se trouvait brusquement attaquée par vous. Nous pensons donc qu'il serait possible de la reprendre par un coup de main bien préparé, si lé secret est bien gardé. Dites à Pichegru que Jourdan doit marcher, dans peu de jours, vers la Belgique, avec 25.000 ou 30.000 hommes, pour seconder ses opérations mais, s'il peut les faire sans attendre Jourdan, il ne faut pas qu'il perde un instant[4].

 

Comme on le voit, les plans d'opérations imaginés par le génie de Carnot, étaient spécialement adressés à Saint-Just et à Le Bas ; ceux-ci, dans des conseils de guerre, fréquemment tenus, les communiquaient aux généraux et veillaient à leur exécution sur le terrain. Suivant les jeunes représentants, la prise de Landrecies ne tenait pas seulement à l'éparpillement des troupes, et, le 14 floréal, ils écrivaient, de Réunion sur-Oise, à leurs collègues du Comité de Salut public

Nous avons appris la nouvelle de la reddition de Landrecies. Ce malheur vient du désordre extrême qui règne dans cette partie de l'armée du Nord, depuis Maubeuge jusqu'à Cambrai. L'administration n'est pas meilleure ; il manque une grande quantité d'effets de campement, et surtout des patriotes pour administrer. La division d'Avesnes occupe encore Marcottes, près Landrecies. Les régiments de cavalerie sont bons ; mais la réquisition, ayant été incorporée tard, manque d'instruction. Nous avons trouvé de l'abattement parmi les généraux ; aucun plan n'existait. II faut à tout un but déterminé ; l'on n'en a point ici. Hâtez-vous de nous envoyer un plan des mouvements depuis Cambrai jusqu'à Beaumont. L'ennemi n'est point en force ; nous pourrions avancer dans la Flandre maritime, cerner Valenciennes, le Quesnoy, Landrecies, et marcher en avant. Répondez-nous sur-le-champ, ne perdez pas une heure. Nous allons essayer de rétablir l'ordre.

Salut et amitié.

 

L'intrigue et la trahison ne cessaient, en effet, de se dresser partout contre la République et la poussaient, malgré elle, à des mesures extrêmes. Quelquefois, au plus fort d'un combat, des cris de sauve qui peut partaient du milieu des troupes ; assurément, ce n'étaient pas des bouches patriotes qui prononçaient ces honteuses paroles. Le général Goguet, ayant essayé de rallier ses soldats pour les ramener contre l'ennemi, après une panique causée par quelques traîtres, fut assassiné par un de ces misérables revêtus de l'uniforme français[5]. Ces faits, retracés à la tribune de la Convention, avaient excité au sein de l'Assemblée une indignation et une fureur bien naturelles. Qu'on s'étonne donc, après cela, qu'un jour Saint-Just se soit écrié à Réunion-sur-Oise : Il faut que les cimetières plus que les prisons regorgent de traîtres ![6]

Les Autrichiens étaient entrés à Landrecies, accompagnés d'un corps d'émigrés, et ils avaient horriblement maltraité les magistrats patriotes et les défenseurs de la ville, dont plusieurs furent lâchement massacrés, après la reddition. Saint-Just et Le Bas ordonnèrent, en manière de représailles, l'arrestation des nobles et des anciens magistrats de Menin, de Courtrai et de Beaulieu, comme nous l'apprend cette lettre de Pichegru au général Moreau[7] :

Je reçois à l'instant, général, un arrêté des représentants Saint-Just et Le Bas, par lequel il m'est enjoint de faire arrêter les nobles et les magistrats de Menin, Courtrai et Beaulieu. Tu voudras bien, en conséquence, faire arrêter ceux de Menin et des environs, et les faire conduire à Lille sous bonne et sûre garde. Tu auras l'attention de ne point faire comprendre, dans cette disposition, ceux des magistrats ou municipaux nommés depuis notre arrivée dans le pays. J'écris au général Souham d'en faire autant du côté de Courtrai. C'est une représaille envers les Autrichiens, qui ont, dit-on, assassiné les magistrats du peuple à Landrecies.

Salut et fraternité.

PICHEGRU.

 

Pour remédier aux désordres et réprimer la licence dont les camps étaient le théâtre, les représentants prirent des mesures sévères, sans doute, mais qui furent. le salut de l'armée et de la France. Avant leur arrivée, les soldats quittaient leurs postes pour venir à Réunion-sur-Oise et s'y livrer à la débauche ; l'arrêté suivant mit fin à cet abus :

Les représentants près l'armée du Nord voulant fortifier la discipline qui fait vaincre, interdisent jusqu'à nouvel ordre, sous peine de mort, à tout militaire qui n'est point de la garnison et de l'état-major, l'entrée des quartiers généraux après la publication du présent arrêté.

Il ne sera donné chaque jour que deux permissions par corps pour porter les demandes au quartier général. Dans aucun cas, les militaires porteurs de permissions ne peuvent coucher dans la ville, et devront en être sortis à cinq heures après midi, à peine d'un mois de prison.

Nul ne peut quitter son drapeau et son quartier.

Les tribunaux militaires sont chargés de poursuivre les infractions au présent ordre qui sera publié et imprimé dans l'armée.

Les tribunaux militaires répondent de l'impunité de tous ceux, quels qu'ils soient, chefs ou soldats, qui auront violé la discipline, et seront poursuivis eux-mêmes.

 

De plus, l'entrée des camps fut sévèrement interdite aux femmes, et les officiers qui donnaient aux soldats l'exemple d'une vie licencieuse en introduisant leurs maîtresses dans leurs tentes, furent obligés de revenir à des mœurs plus rigides et plus pures. Pour donner plus de force à ces arrêtés, et prévenir les conséquences désastreuses de la débauche, Saint-Just et Le Bas décrétèrent des peines assez rigoureuses contre les hommes atteints de maladies vénériennes. Les soldats et les officiers furent donc obligés, sous peine de mort, de renvoyer sur-le-champ les femmes de mauvaise vie qu'ils menaient avec eux, et un soldat de la 36e division de gendarmerie ayant gardé sa maîtresse, malgré l'arrêté des représentants, la commission militaire le fit fusiller.

Mais il ne suffisait pas de rétablir la discipline, il fallait encore délivrer l'armée du brigandage des fournisseurs, et empêcher les traîtres de se faufiler parmi les troupes en conséquence, le 15 floréal, les commissaires généraux arrêtèrent que les agents ou partisans de l'ennemi qui pouvaient se trouver soit dans l'armée du Nord, soit dans les environs de cette armée, et les agents prévaricateurs des diverses administrations militaires, seraient fusillés en présence de l'armée. Le tribunal militaire séant à Réunion-sur-Oise fut érigé en commission spéciale et révolutionnaire et, pour juger dans les cas ci-dessus mentionnés, dispensé de la formalité du jury et des autres formes de la procédure ordinaire.

Ces mesures ne tardèrent pas à produire d'excellents résultats. Elles étaient, d'ailleurs, parfaitement conformes aux instructions que presque chaque jour les commissaires recevaient de leurs collègues.

Nous ne doutons pas, leur écrivait Carnot à la date du 15 floréal, que la perte de Landrecies ne soit l'effet de la trahison ou de l'ignorance, au moins, de plusieurs des chefs. Nous vous invitons à prendre, à ce sujet, des renseignements exacts, et à les remplacer le plus promptement possible par des hommes dignes de votre confiance. Hâtez-vous de remettre l'ordre dans cette partie de l'armée du Nord, dont vous vous plaignez avec tant de raison. Il faut que la désorganisation ait été bien grande pour n'avoir pu exécuter une opération qui parait aussi facile que l'était la levée du siège de Landrecies. Ce qu'il faut faire, c'est de rétablir l'ordre dans l'armée ; d'empêcher toujours le passage de la Sambre depuis Beaumont jusqu'à Landrecies ; de presser l'ennemi sur son flanc gauche pour empêcher qu'il ne puisse se porter du côté de la Capelle, et assurer vos communications qui sont, en ce moment, de la plus haute importance couvrir Cambrai, pousser l'ennemi, s'il est possible, comme vous le proposez, jusque sous les murs de Valenciennes, et marcher sur Bavay. Comment parviendrez-vous au quartier général de l'armée ennemie si vous n'enlevez d'abord les postes avancés ? Commencez donc par ceux-ci ; mettez les Autrichiens en déroute, et poussez-les ensuite aussi loin que vous pourrez aller. Il est certain que ce n'est pas à nous d'attendre l'ennemi, que c'est à nous de l'attaquer sans cesse ; mais il faut que vos opérations soient fortement secondées par celles qui sont entamées dans la Flandre maritime et celles qui doivent s'exécuter par l'armée des Ardennes. Celle-ci est trop faible et à peine en état de rester sur la défensive. Il faut que Pichegru tâche de la renforcer. Nous croyons qu'il le peut avec les forces immenses qui sont à sa disposition. Conférez-en avec lui prévenez-le que nous avons donné l'ordre à Jourdan de marcher sur Namur avec toutes ses forces disponibles. La prise de Landrecies n'est qu'un échec qui sera bientôt réparé par l'impétuosité des troupes républicaines réorganisées et encouragées par vous. Nous ne croyons pas vous flatter en comptant sur les succès les plus certains et les plus prompts.

 

Saint-Just et Le Bas, impatients de justifier la confiance de leurs collègues et d'obtenir des résultats décisifs, résolurent de hâter le passage de la Sambre par les divisions de la droite de l'armée du Nord et celles de la gauche de l'armée des Ardennes, à la tête desquelles étaient les généraux Charbonnier, Desjardins, Schérer, Kléber et Marceau. Franchir la Sambre pour bloquer ensuite Namur et se porter sur !\Ions, tel était le plan du Comité de Salut public dont les commissaires extraordinaires poursuivaient l'exécution.

Toutes les troupes sont rassemblées, mandaient-ils à Carnot le 20 floréal ; l'attaque aura lieu demain, à deux heures du matin. Nous allons délibérer sur le mouvement que pourraient faire les troupes du camp retranché pendant demain et après pour faire diversion. Nous vous envoyons copie de la lettre que nous écrivons à Pichegru.

Dans cette lettre, ils informaient Pichegru de l'attaque décidée pour le lendemain et l'invitaient à les prévenir des mouvements qu'il ordonnerait à l'aile gauche de l'armée.

Le 21 floréal (10 mai), tandis que, sous les ordres de Souham et de Moreau, les divisions de la gauche refoulaient les Autrichiens sur la chaussée et dans les faubourgs de Bruges, et contraignaient Clerfayt à se retirer en désordre, les troupes de la droite tentaient le passage de la Sambre. Malgré d'héroïques efforts, cette opération échoua complètement. Recommencée quelques jours après, par les ordres exprès de Saint-Just, elle fut d'abord couronnée de succès, comme on peut s'en convaincre par la dépêche suivante que Saint-Just et Le Bas adressèrent à leurs collègues du Comité de Salut public.

Au quartier général de Hautes, le 3 prairial, l'an II de la Répu6lique une et indivisible.

Chers collègues,

Nous vous transmettons le compte rendu par les généraux de l'armée où nous sommes.

D'après les mouvements concertés, en vertu de vos ordres, avec le général en chef Pichegru, et la réunion de l'armée des Ardennes avec la droite de l'armée du Nord, l'objet du général Desjardins étant de déborder l'aile gauche de l'ennemi et de le presser sur son flanc, d'intercepter ses convois et de gêner en tous sens ses communications, l'avis unanime de tous les généraux a été de passer la Sambre sur plusieurs points, de s'emparer des bois de Bonne-Espérance, de former une pointe sur la ville de Binche et de l'occuper.

Cette expédition a réussi au delà de nos souhaits. Deux divisions partirent, le 1er prairial, de l'abbaye de Lobbes, que nous avions conservée malgré les efforts de l'ennemi, et se dirigèrent l'une sur les bois de Bonne-Espérance, l'autre sur le mont Sainte-Geneviève. Deux autres divisions passèrent la Sambre sur plusieurs ponts que l'on avait jetés sur cette rivière.

Le mouvement général ayant commencé à onze heures du matin, les quatre colonnes se trouvèrent, vers les cinq heures, à la même hauteur. Les troupes légères qui précédaient les colonnes, ayant successivement débusqué les postes avancés de l'ennemi, trois divisions commandées par les généraux Dépeaux, Fromentin et Mayer, marchèrent au bois qu'occupaient les ennemis, et après une résistance assez vigoureuse, l'emportèrent au bout d'une demi-heure. Une forte pluie qui survint empêcha qu'on ne poursuivît l'ennemi plus loin. L'armée bivouaqua tout entière sur le champ de bataille.

La position que l'on venait de prendre, inquiétant singulièrement l'ennemi, le força à prolonger sa gauche jusque du côté de Rouvoix, et, le lendemain prairial, l'ennemi résolut d'attaquer la position que notre armée avait prise. Pour cet effet, il dirigea plusieurs corps de cavalerie, tant sur notre droite que sur notre gauche, pour chercher à nous débusquer, par la vivacité de ses attaques, des points essentiels dont nous nous étions emparés la veille. L'attaque de l'ennemi fut soutenue par de très-fortes batteries qu'il avait placées très-avantageusement.

Le feu commença à huit heures du matin. L'ennemi poussa alors dans la plaine une cavalerie nombreuse qui fit plusieurs charges sur la nôtre, commandée par le général de brigade d'Hautpoul. L'ennemi songea alors à tourner le village d'Erquelines pour prendre en flanc notre gauche. Le général de division Dépeaux ordonna à trois bataillons de chasser l'ennemi de ce village et de se mettre en position. Ces trois bataillons exécutèrent cet ordre, et l'ennemi se retira.

Le but de l'ennemi était sans doute de nous attirer hors de notre position, dans la plaine, pour nous accabler ensuite par une nouvelle cavalerie, soutenue de toute son infanterie. La bonté des dispositions nous empêcha de donner dans ce piège. Le général d'Hautpoul, avec sa cavalerie, repoussa toute celle de l'ennemi. Notre cavalerie légère lit trois charges vigoureuses dans lesquelles un régiment de chevau-légers fut presque entièrement sabré. Deux pièces qui avaient été enveloppées furent dégagées à l'instant.

Les généraux Kléber et Fromentin, présentant partout des têtes formidables d'infanterie qui brûlaient de l'ardeur de charger, et les faisant soutenir par des batteries habilement placées, rendirent nuls les efforts de l'ennemi qui, après un combat de six heures, fut obligé de se retirer dans sa position.

La dernière brigade, composée des 49e bataillon du Calvados et 2e de Mayenne et Loire, sous les ordres du général Ponset, montra la plus grande intrépidité dans une sortie que lui fit faire le général Kléber pour prendre en flanc une batterie ennemie qui nous incommodait beaucoup sur le centre, et qu'elle parvint à déloger malgré la mitraille qui la criblait de toutes parts.

Les généraux de division Mayer et Marceau attaquèrent de leur côté et repoussèrent l'ennemi de toutes parts.

La position dont notre armée s'est emparée dans la journée du 1er prairial, et qu'elle a maintenue dans celle du 2, a fait connaître aux ennemis que, si les républicains savent attaquer avec vigueur au besoin, ils savent tout aussi bien modérer leur impétuosité lorsqu'il s'agit de conserver une position avantageuse. Les redoutes dont nous nous sommes emparés le 1er prairial nous servent comme si elles avaient été faites pour nous, les ennemis ne s'attendant guère à être attaqués de ce côté-ci.

Notre perte se monte à trois cents hommes tant tués que blessés celle de l'ennemi peut s'évaluer à douze à quinze cents hommes au moins. L'artillerie légère a fait un prodigieux effet sur l'ennemi.

Nous avons organisé l'armée de la manière suivante Desjardins commande en chef, dans cette partie, sous le général Pichegru. Nous lui avons adjoint Kléber et Schérer, qui ont montré des talents dans la dernière journée. Ces trois généraux se concertent ensemble et se distribuent le centre et les ailes dans les combats. Les généraux de division sont sous eux. La plus grande harmonie règne ; tout présage d'heureux succès.

LE BAS, SAINT-JUST.

 

Lisez cette lettre à la Convention c'est nécessaire qu'elle soit publiée pour encourager de braves gens[8].

 

Conformément à la recommandation des commissaires, cette dépêche fut lue à la Convention, dans la séance du 5 prairial, par Barère le même jour, il donna lecture d'une lettre du général Charbonnier, confirmant le succès annoncé par Saint-Just et par Le Bas.

Les écrivains qui ont rédigé le Manuel des braves et les Victoires et conquêtes des Français sont donc tombés dans une grave erreur en reprochant à Saint-Just d'avoir, à cinq reprises différentes, ordonné infructueusement le passage de la Sambre et sacrifié inutilement le sang français[9]. Si nos troupes ne purent se maintenir dans les positions dont elles s'étaient emparées dans les journées des 1er et 2 prairial, ce fut par des circonstances indépendantes de la volonté de Saint-Just et contre lesquelles échoua toute son énergie ; les événements postérieurs ont, d'ailleurs, justifié la nécessité d'occuper les deux rives de la Sambre. Mais au moins ces écrivains, très-réactionnaires du reste, ont-ils rendu pleine justice au courage obstiné de Saint-Just, et serviraient-ils, au besoin, à prouver à quel point il prenait part aux opérations militaires, si ses arrêtés, ses rapports, ceux des généraux, et sa correspondance suivie avec Canot, n'étaient là pour en témoigner. Il est donc étrange que Levasseur (de la Sarthe), qui parle si favorablement de Saint-Just chaque fois qu'il s'agit des affaires de l'intérieur, se soit montré, dans ses Mémoires, si injuste envers lui lorsqu'il y est question de la guerre et de l'armée. Il va même jusqu'à l'accuser d'avoir manqué de bravoure. Il raconte, en effet, qu'un jour de combat, ayant rencontré Saint-Just avec les généraux Schérer, Kléber et Desjardins, il leur reprocha de venir du quartier général au lieu d'être sur le champ de bataille. Croyez-vous, dit Kléber d'un ton fort dur et d'un air fâché, que nous ayons peur[10]. Je ne veux pas d'autre justification pour Saint-Just que cette brève réponse du vainqueur d'Héliopolis.

M. Edouard Fleury, animé cette fois d'un esprit de justice dont il faut lui savoir d'autant plus de gré qu'il est plus rare chez lui, a pris chaudement fait et cause pour Saint-Just, et il a accumulé preuves sur preuves afin de bien établir l'héroïsme de l'austère ami de Robespierre. Il est seulement à regretter qu'il ait commencé cette défense par une grossière erreur que je tiens à signaler pour démontrer une fois de plus avec quelle déplorable légèreté ce farouche ennemi de la Révolution a écrit son livre. Un jour, raconte-t-il, Pichegru voulut présenter Levasseur à Saint-Just, et Levasseur dit à celui-ci ! Il me semble que tu devrais bien plutôt me présenter le général[11]. M. Fleury veut dire que ce fut Saint-Just qui présenta Levasseur à Pichegru, au lieu de présenter ce dernier à Levasseur, suivant la hiérarchie qui mettait un représentant du peuple au-dessus d'un général ; sa plume n'a pas rendu sa pensée ; mais là n'est point la grande erreur. Lisons les Mémoires de Levasseur :

Pendant que j'étais à Thuin, le général Pichegru vint visiter notre armée ; je me rendis à l'abbaye de Lobbes, où était le quartier général. Un de mes collègues, qui accompagnait Pichegru, s'avança vers moi, m'embrassa, me prit par la main et dit au général Pichegru : Général, j'ai l'honneur de vous présenter mon collègue Levasseur (de la Sarthe). Je reculai trois à quatre pas, et je répliquai avec fierté : Il me semble que tu devrais plutôt me présenter le général. Pichegru me témoigna le plaisir qu'il avait de faire ma connaissance. Le soir, il rejoignit son armée. Après son départ, les généraux tinrent un conseil de guerre. Saint-Just et Le Bas s'y trouvèrent ; c'était la première fois que je voyais ces deux députés à l'armée[12].

 

Donc, si Levasseur a vu Saint-Just pour la première fois à l'armée du Nord dans ce conseil tenu après le départ de Pichegru, il n'a pu être présenté par lui au général, et M. Édouard Fleury a eu grand tort d'attribuer à un manque d'observation d'étiquette, auquel Saint-Just a été entièrement étranger, les injustices de Levasseur envers son collègue.

En essayant de rabaisser le rôle de Saint-Just, Levasseur a cédé uniquement à ce petit sentiment de jalousie qui, dans les missions, animait les commissaires ordinaires contre les envoyés du Comité de Salut public, dont l'influence effaçait la leur. Comme le Moniteur, les rapports des généraux et les pièces officielles parlaient beaucoup de Saint-Just et assez peu de lui, Levasseur, avec cet amour-propre irritable dont les quelques lignes citées plus haut ont donné un échantillon, entreprit de faire le contraire, quand, plus tard, et bien vieux, il écrivit les notes sur lesquelles on a rédigé ses Mémoires. Alors il se met amplement en scène, gagne les batailles et sauve la patrie mais il faut pardonner ce léger écart de l'orgueil froissé à l'honnête vieillard qui supporta avec tant de stoïcisme les douleurs de l'exil.

Il s'est, d'ailleurs, contredit lui-même et s'est montré plus juste en d'autres passages de ses Mémoires, comme par exemple, lorsqu'il a écrit :

On admirait chez les commissaires conventionnels un dévouement sans bornes qui ne connaissait ni obstacles, ni dangers. C'est ainsi que la plupart d'entre nous devenaient militaires au moment du combat et chargeaient sur les ennemis en entonnant l'hymne Marseillaise. J'ai oublié ma plume et n'ai apporté que mon épée, répondait Saint-Just à je ne sais plus quel chef des coalisés qui sommait les Français de capituler[13].

 

Et ce brave Levasseur, qui se battait comme un lion, avait lui-même une si haute opinion de son jeune collègue, comprenait tellement la supériorité de celui-ci sur les autres commissaires de la Convention, et sentait si bien combien la présence de Saint-Just, qui se multipliait et allait sur tous les points menacés, était indispensable, que, le 13 prairial, il lui écrivait de Marchienne-au-Pont :

... L'armée a été deux jours sans pain ; les mauvais chemins arrêtent les convois. Il y a aussi bien de la faute des généraux et des commissaires. Ta présence, mon cher collègue, est ici très-nécessaire. Viens le plus tôt possible ; ce sera un bon renfort[14].

 

L'incessante coopération de Saint-Just et la part prise par lui à cette admirable campagne dans le Nord nous semblent trop clairement établies pour qu'il soit nécessaire d'apporter de plus amples preuves à l'appui, et il serait souverainement injuste de ne pas faire remonter à lui la meilleure partie des succès de nos troupes. Non que je veuille dépouiller ses collègues de l'honneur qui leur revient, à bon droit, d'avoir utilement et glorieusement servi la République ; les Guyton-Morveau, les Gillet, les Laurent, les Levasseur, les Choudieu et autres, commissaires comme Saint-Just et Le Bas à l'armée du Nord, rendirent aussi d'immenses services, et leurs noms doivent être inscrits également au Panthéon de l'histoire. Mais Saint-Just, avec des pouvoirs plus étendus, avait plus qu'eux je ne sais quelle puissance de fascination qui lui donnait sur les généraux et sur les soldats un immense ascendant et qui faisait dire à un parlementaire autrichien : Ce M. de Saint-Just est un bien grand homme.

Les auteurs des Victoires et conquêtes ont raconté avec une impardonnable négligence les combats acharnés livrés sur la Sambre, cinq fois passée et repassée. Sans doute, ces divers passages furent mêlés d'alternatives de succès et de revers mais n'a-t-on jamais vu les meilleures dispositions et des efforts désespérés échouer contre des forces supérieures ? Saint-Just comprenait parfaitement, avec cette intuition de la guerre dont il était doué, la nécessité de s'établir sur les deux rives de la Sambre, avant d'attaquer Charleroi qu'il montrait sans cesse aux généraux comme le but de la campagne. Et si cette ville, clef de la Belgique, fut emportée enfin, ce fut grâce à l'énergie et l'obstination de Saint-Just.

Les succès obtenus par nos troupes dans les journées des 1er et 2 prairial n'amenèrent pas immédiatement les résultats qu'il en avait espérés, et voici en quels termes il annonça au Comité de Salut public l'échec dont ils furent suivis trois jours après[15] :

Le 5, avant le jour, les avant-postes ont été attaqués au-dessus de Merbes ils ont été surpris. La gauche a lâché pied et s'est repliée précipitamment sur la Sambre et l'a repassée. Au même instant, l'ennemi parut sur les hauteurs, il descendit même une pièce de 7 au bord de la Sambre, sur le pont de Solre, vraisemblablement pour nous empêcher de le détruire et pour tenter le passage. La pièce de 7 fut démontée ; ceux qui la conduisaient mis en fuite et le pont a été défait.

Le général Kléber, en ce moment, conduisait quinze mille hommes au delà de Lobbes pour faire une pointe au-dessous de Mons, et faciliter les mouvements de la gauche sur le camp de Grivelle. Il fut obligé de revenir sur ses pas ; il n'était encore que cinq heures du matin, et nos divisions de droite couraient risque d'être coupées. Duhem commandait à Lobbes, Mayer à Binche ; ils opérèrent heureusement leur jonction. Je leur donne de justes éloges ils ont soutenu toute la journée le feu à mitraille de huit ou dix pièces de gros calibre. Trois heures d'un feu roulant de mousqueterie et de bonnes manœuvres ont tellement couvert leurs troupes, que, quoique plus faibles, ils ont perdu peu de monde, se sont emparés, au pas de charge, de quelques positions de l'ennemi, lui ont tué ou blessé plus de douze cents hommes, encloué une pièce de canon et fait deux cents prisonniers. En sorte que nous avons conservé le cours de la Sambre, et que la journée a fini par être funeste à l'ennemi.

Le 6, l'ennemi a tenté le passage de la Sambre sur plusieurs points, et il a partout été repoussé avec perte. Le soir, il est descendu des hauteurs de la Tombe, sous Charleroi, et a fait une attaque assez vive sur Montigny il a perdu du monde, mais il a pris le village.

Le 7, tout s'est mis en mouvement pour attaquer Montigny et le camp redoutable de la Tombe la journée s'est passée en une canonnade assez vive et en marches. L'ennemi a cependant tellement souffert, qu'aujourd'hui 8, il a abandonné son camp. On le poursuit.

De grâce, veillez à l'approvisionnement de cette armée ; ses combats continuels épuisent beaucoup de munitions. Nous sommes obligés, en ce moment, de prendre sur l'approvisionnement de Maubeuge remplacez le tout promptement.

Je ferai faire tout ce que je pourrai. Je vous préviens que je crois que l'ennemi se porte dans la pointe d'entre Sambre et Meuse pour couvrir Namur et nous inquiéter par Charleroi. Réglez là-dessus des considérations que vous pourriez présenter à Jourdan sur sa marche. Il est, dans ce moment, à Neufchâteau. Je vous demande des munitions des chevaux d'artillerie et des conseils. Comptez sur mon cœur.

J'ai fait rassembler 1.600 hommes a Maubeuge pour attaquer Grivelle 20.000 hommes à Lobbes comme colonne intermédiaire ; 30.000 hommes, ce soir, attaquent Charleroi. J'écris à Jourdan, avec qui, s'il prend Dinant, nous irons sur Bruxelles et Mons[16].

 

Ce léger échec dut étonner médiocrement les membres du Comité de Salut public, car, trois jours auparavant, Pichegru leur avait annoncé que l'ennemi venait de recevoir un renfort de trente mille hommes, en ajoutant, avec ce style militaire qui le caractérise Si cela est, ils vont nous donner de la tablature. Néanmoins, l'exaspération fut grande au sein de la Convention laquelle, après avoir entendu un rapport de Barère, décréta, dans la séance du 7 prairial, qu'il ne serait fait aucun prisonnier anglais ou hanovrien. De son côté, Saint-Just crut devoir sévir contre ceux dont la négligence ou l'imprudence avaient jeté le trouble dans l'armée, et, de concert avec ses collègues Guyton et Laurent, il arrêta, le 10 prairial, que le tribunal militaire prendrait connaissance de la conduite des chefs du 22e régiment de cavalerie, prévenus d'avoir ordonné, dans la retraite du 5, des manœuvres qui avaient culbuté l'infanterie, exposé l'artillerie, rompu les rangs et entraîné les soldats à une espèce de déroute qu'en outre ce tribunal étendrait ses recherches aux généraux de brigade coupables de ne s'être point conformés à l'ordre qu'ils avaient reçu de tenir leurs troupes en bataille pendant la nuit, et d'avoir occasionné, par cette infraction à leurs devoirs, la surprise qui avait eu lieu dans la matinée du 5.

Tandis qu'à la voix de Saint-Just, la discipline, mère du succès, se rétablissait dans les camps ; tandis que, grâce à ses énergiques mesures, les troupes ennemies étaient refoulées sur leur territoire et que la République d'envahie devenait envahissante, Paris continuait d'être, un foyer d'intrigues et de conspirations, et, dans le sein des comités, commençaient à germer de funestes divisions. De nouveaux rassemblements dont la cherté des vivres était le prétexte, des tentatives d'assassinat pratiquées contre quelques représentants du peuple inquiétèrent les membres du Comité de Salut public, qui désirèrent le retour de Saint-Just. Dans une lettre datée du 6 prairial et signée de Prieur, Carnot, Barère, Billaud-Varennes et Robespierre, on lui disait

Le Comité a besoin des lumières et de l'énergie de tous ses membres. Calcule si l'armée du Nord, que tu as puissamment contribué à mettre sur le chemin de la victoire, peut se passer quelques jours de ta présence. Nous te remplacerons jusqu'à ce que tu y retournes par un représentant patriote.

 

Saint-Just ne crut pas devoir se rendre immédiatement à cette invitation l'importance des opérations commencées sous sa surveillance, la nécessité de ramener les troupes sous un commandement uniforme et de leur imprimer une impulsion plus centrale et plus rapide, rendaient sa présence indispensable. Le Bas revint seul, laissant à son ami le soin d'achever l'œuvre qu'ils avaient si bien commencée ensemble. Depuis lors, il ne retourna plus en mission mais il n'en rendit pas moins les plus grands services. Nommé représentant de la Convention près l'école de Mars, établie dans la plaine des Sablons, par un décret de l'Assemblée en date du 15 prairial, il consacra, jusqu'au 9 thermidor, tous ses soins à l'organisation de cette école, qui devint une pépinière d'héroïques soldats.

Saint-Just n'arriva à Paris que neuf jours après le retour de son ami, le 14 prairial. Avant son départ, il avait, de concert avec ses collègues à l'armée du Nord, pris un arrêté des plus importants, par lequel l'armée de la Moselle était réunie à celle des Ardennes et à la droite de l'armée du Nord, sous le commandement du général Jourdan, lequel, toutefois, demeura subordonné à Pichegru.

Saint-Just quitta à regret cette armée si bien préparée par lui à accomplir les grandes choses qui, sous peu, allaient étonner l'Europe, et il se promit d'en demeurer éloigné le moins longtemps possible. J'ai pu constater rigoureusement, à l'aide des registres du Comité de Salut public, la date précise de son arrivée et de son départ. II resta en tout cinq jours à Paris[17].

A peine descendu de voiture, il se rendit au Comité, et demanda les motifs qui avaient inspiré la lettre si pressante de ses collègues. S'il faut en croire le Mémoire des anciens membres des comités, dont le témoignage est infiniment suspect chaque fois qu'il est question de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon, Robespierre aurait répondu qu'on l'avait rappelé pour qu'il rédigeât un rapport sur les factions nouvelles menaçant la Convention nationale[18]. Il n'y a rien là que de très-probable, attendu qu'on était au lendemain des tentatives d'assassinat dont avaient été l'objet certains représentants, et que la lettre de rappel écrite à Saint-Just, lettre dont nous avons désigné les signataires, portait exclusivement sur les dangers que courait la liberté de l'Assemblée. Mais ce qui est beaucoup plus douteux, pour ne pas dire tout à fait, c'est le silence avec lequel les membres du Comité auraient accueilli la proposition de leur collègue ; d'abord parce qu'à cette époque. la scission n'existait pas encore, ensuite parce qu'un rapport sur les factions fut, en effet, rédigé, une quinzaine de jours après, au nom des deux comités, par un ennemi de Robespierre et de Saint-Just, par un thermidorien, par Élie Lacoste. Il est donc à peu près certain que Saint-Just, sentant la nécessité de sa présence à l'armée, déclina l'offre qui lui fut faite. Il quitta Paris précipitamment le 19 au soir, et retourna à son poste.

 

 

 



[1] Le Bas avait prié Lanne de servir de témoin pour l'acte civil de la naissance de son enfant.

Ancien juré au Tribunal révolutionnaire et, plus tard, adjoint à la commission de l'administration civile et des tribunaux, Lanne a été une des plus regrettables victimes de la réaction thermidorienne. Voici la lettre touchante qu'au moment d'aller l'échafaud, il écrivit à sa femme

Ma Flavie, je vais à la mort, mais non pas à l'ignominie ; car il n'y en a que pour les ennemis du peuple. Mes juges m'ont condamné. Pourquoi ? Parce qu'ils sont plus égarés que coupables ; parce que ce qui était vertu, il y a un an, est un crime aujourd'hui. Aimer le peuple, il y a un an, poursuivre ses ennemis, poursuivre les ennemis de l'égalité, était une vertu. Aujourd'hui insulter au peuple, insulter à sa misère est une vertu. Ne perds pas de vue ces vérités. Jamais tu ne cesseras de conserver l'estime et l'attachement que ton époux mérite.

Ne pleure pas sur sa mort va, elle est digne d'envie. Un jour viendra, si notre pays n'est pas gouverné par un roi, où la mémoire de ton mari sera vengée. Élève toujours tes enfants dans les sentiments de la liberté. Dis-leur qu'après toi ce sont eux que j'aime le plus. Dis à mou fils, quand il sera capable de servir sa patrie, que son père est mort pour la cause de la liberté. Dis-lui qu'il suive mon exemple, dût-il mourir aussi en défendant la cause du peuple.

Dis à mes sœurs, dis à leurs maris, que ma mort seule est le terme de mon attachement pour eux. Dis-en autant à mes amis. Et pour toi, tu sais combien je t'aime ; et si je regrette la vie, c'est pour toi, mes enfants et mes sœurs, mais plus encore pour ma patrie. Adieu, mon amie ; je ne serai plus il l'instant où tu liras ma lettre. Je serai enseveli dans le sommeil de lu paix. Adieu aime toujours mes enfants et conserve-toi pour eux.

Ton frère va à la mort, chère Rose, et mérite toujours ton estime et ton attachement. Je recommande à ton amitié ma femme et mes enfants. Console-les, ou plutôt consolez-vous ensemble. Conservez-vous l'une pour l'autre, pour mes enfants que je vous recommande. Élevez-les dans le sentier de l'honneur et de la liberté. Dis à ....., dis à Henriette, dis à leurs maris que je les ai aimés jusqu'à la mort. Dis-leur que je meurs pour la liberté.

Adieu, chère sœur ; console-toi. Va, la mort est le commencement de l'immortalité.

LANNE.

[2] Saint-Just et la Terreur, par 51. Éd. Fleury, t. II, p. 235.

[3] J'ai vérifié le fait aux archives de la guerre.

[4] Toute la correspondance de Saint-Just et de Le Bas avec le Comité de Salut public et les divers arrêtés pris par eux, que nous avons cités dans les chapitres consacrés aux missions, sont tirés des archives de la guerre ou des archives nationales.

[5] Voyez le Moniteur du 12 floréal an II, séance du 11, n° 222.

[6] Ces paroles sont, assure M. Éd. Fleury, consignées sur le registre des délibérations du club de Guise.

[7] Voici, au reste, l'arrêté de Saint-Just et de Le Bas :

Des magistrats du peuple, à Landrecies, ont été assassinés par les troupes autrichiennes, au mépris du droit des gens.

Le général Pichegru fera arrêter sur l'heure, par représailles, les nobles et magistrats de Menin, Courtrai et Beaulieu, et les enverra, sous bonne garde, à Péronne pour y être détenus et gardés, sous la responsabilité du commandant.

A Réunion-sur-Oise, le 14 floréal an II de la République française une et indivisible.

SAINT-JUST, LE BAS.

(Archives nationales.)

[8] Cette importante pièce, dont la minute, de la main de Le Bas, est aux archives de la guerre, se trouve insérée dans le Moniteur du 6 prairial an II, no 246.

[9] Voyez Manuel des braves, t. III, p. 199, et Victoires et conquêtes des Français, t. II, p. 261.

[10] Mémoires de Levasseur, t. II, p. 240.

[11] Voyez Saint-Just et la Terreur, par M. Éd. Fleury, t. II, p. 251.

[12] Mémoires de Levasseur, t. II, p. 237-238.

[13] Mémoires de Levasseur, t. II, p. 11.

[14] Lettre de Levasseur à Saint-Just (archives de la guerre).

[15] Archives de la guerre.

[16] Lettre au Comité ne Salut public, de la main de Saint-Just, et signée par lui et par Levasseur (archives de la guerre).

[17] Cela était resté parfaitement dans la mémoire de Billaud-Varennes, qui, dans sa réponse à Lecointre, s'exprimait ainsi : Saint-Just s'en alla, comme il était venu, cinq ou six jours après. (Mémoires de Billaut, p. 29.)

[18] Mémoire des anciens membres des comités, note 5, p. 102.