Danton menacé. — Arrestation de Hérault-Séchelles et de Simond. — Saint-Just en rend compte à l'Assemblée. — Robespierre accuse le parlement d'Angleterre. — Conduite de Danton. — Avertissements inutiles. — Les trois Comités de Saint public, de Sûreté générale et de Législation se réunissent. — Arrestation des dantonistes. — Les notes de Robespierre et le rapport de Saint-Just. — Séance du germinal. — Lecture du rapport de Saint-Just la Convention. — Danton, Camille Desmoulins, Phélippeaux et Lacroix sont décrétés d'accusation. — Leur procès. — Embarras du tribunal. — Conspiration des prisons. — Nouveau rapport de Saint-Just. — Exécution des dantonistes. — Conclusion.Disons-le de suite s'il y a, pour l'historien qui s'incline avec reconnaissance et respect devant la Révolution française, un épisode douloureux étudier et pénible à retracer, c'est, à coup sûr, celui de la mort de Danton et de ses amis. Quoi ce géant de la Convention, l'orateur puissant dont la grande voix avait accompagné le tocsin dans la nuit du 10 août, et, comme un formidable écho, avait si souvent troublé le sommeil des rois ; l'homme aux paroles électriques, qui avait poussé tant de milliers de jeunes soldats aux frontières en leur criant : Faites la guerre en lions. Quoi ! cette image même du peuple dans sa majesté et ses irrésistibles élans, cette force vitale de la République, Danton enfin ! va être livré au Tribunal révolutionnaire et immolé comme traitre et conspirateur ? C'est à n'y pas croire ! Mais n'anticipons pas, et racontons quelle part Saint-Just, dans son austérité farouche et sa terrible bonne foi, prit à cette fatale immolation. La mort des hébertistes avait assombri beaucoup de patriotes. Si nuisible qu'eût été cette faction, en salissant la République par ses excès, on se demandait s'il était bien temps de réprimer aussi violemment l'exaltation révolutionnaire, et si la réaction, qui avait tant applaudi au supplice d'Hébert, n'allait pas grandir et devenir plus menaçante après ce premier triomphe. Le Comité de Salut public comprit lui-même le danger, et, comme pour tracer la route à suivre en révolution entre les deux extrêmes, il se résolut à frapper la faction des indulgents et à poursuivre la corruption, là comme ailleurs. C'était la conséquence du dernier rapport de Saint-Just. Hérault Séchelles et Simond furent les premières victimes, pour avoir enfreint le décret de la Convention interdisant, sous peine de mort, de donner asile à un émigré. Le premier s'était déjà compromis par ses relations avec Proly, Dubuisson et autres intrigants qui avaient partagé la destinée d'Hébert le second, ancien vicaire général de J'évêque de Strasbourg, avait été intimement lié avec Euloge Schneider, le trop fameux accusateur public près le tribunal criminel du Bas-Rhin, et l'éloge de Tétrell, prononcé par lui devant la Convention, éloge contre lequel protesta en masse le bataillon de l'Union du Bas-Rhin, par la bouche de Rühl[1], avait achevé de le perdre dans l'esprit des républicains austères. Il n'en fallut pas plus pour les rendre suspects l'un et l'autre. Le Comité de Sûreté générale les fit arrêter ; et, deux jours seulement après l'incarcération d'Hébert, Saint-Just, au nom des deux Comités, vint rendre compte à l'Assemblée de l'arrestation de Hérault et de Simond. Nous avons pensé, dit-il après avoir exposé les motifs de cette mesure sévère, que, dans une circonstance telle que celle où nous nous trouvons, la Convention nationale devait être inflexible, s'honorer de faire respecter ses décrets par ses membres avec la même rigueur dont elle userait envers tout autre. L'Assemblée confirma l'arrestation des deux députés. Elle continuait ainsi de se décimer. Quelques jours avant, sur un rapport d'Amar, elle avait décrété d'accusation Chabot, Delaunay (d'Angers), Jullien (de Toulouse), et Bazire. et ordonné leur renvoi devant le Tribunal révolutionnaire, On sait pourquoi Chabot, pour s'enrichir par l'agiotage, s'était associé à des banquiers étrangers, les frères Frey, dont il avait épousé la sœur ; Delaunay (d'Angers) et Jullien (de Toulouse) avaient pris part à l'association. Quant à Bazire, on ne lui avait demandé que son silence pour le faire participer aux bénéfices de l'entreprise. Son crime, disait le rapporteur, est d'avoir su ces complots et de s'être tu. Fabre d'Églantine était accusé d'avoir falsifié un décret de la Convention. Si probable que soit, dans cette affaire, l'innocence de l'auteur du calendrier républicain, on ne peut s'étonner outre mesure de sa condamnation, si l'on se rappelle l'accablante déposition de Cambon contre lui. Robespierre et Saint-Just ne voulaient souffrir aucune souillure dans l'Assemblée, rêve irréalisable, dont, cependant, il faut leur savoir gré, tout en regrettant ce qu'il y eut de farouche et de sombre dans leur honnêteté. J'appelle les tyrans de la terre, disait le premier, à se mesurer avec les représentants du peuple français j'appelle à ce rapprochement un homme dont le nom a trop souvent souillé cette enceinte, et que je m'abstiendrai de nommer ; j'y appelle ce parlement d'Angleterre, associé aux crimes liberticides du ministre que je viens de vous indiquer, et qui a, dans ce moment, ainsi que tous nos ennemis, les yeux ouverts sur la France, pour voir quels seront les résultats du système affreux que l'on dirige contre nous. Savez-vous quelle différence il y a entre eux et les représentants du peuple français ? C'est que cet illustre parlement est entièrement corrompu, et que nous comptons dans la Convention nationale quelques individus atteints de corruption. C'est qu'à la face de la nation britannique les membres du parlement se vantent du trafic de leur opinion et la donnent au plus offrant, et que, parmi nous, quand nous découvrons un traître ou un homme corrompu, nous l'envoyons à l'échafaud[2]. Et n'y avait-il pas quelque chose d'héroïque dans cette Convention, lorsque, au moment où, de l'autre côté du détroit, Pitt, avec un cynisme révoltant, déclarait, malgré les protestations de lord Stanhope[3], que, quelque somme que l'on dût dépenser, il ne faudrait rien épargner pour engager un nombre considérable de Français à se révolter contre la Convention et à allumer la guerre civile, elle mettait, sur la proposition de Saint-Just, fière et magnanime réponse la justice et la probité à l'ordre du jour. Ah s'ils avaient su tous, Comité et Assemblée, combien le procès et la mort de Danton allaient réjouir les contre-révolutionnaires du dedans et du dehors ils n'auraient pas commis cette faute immense d'envoyer ce grand homme à l'échafaud, les uns par excès de puritanisme républicain, les autres par excès de peur. Ce ne fut pas une jalousie personnelle qui anima Saint-Just contre Danton, mais une probité par trop rigide, l'amour trop âpre et trop sévère d'une République sans tache ; il le crut corrompu plus qu'il n'était, sur les renseignements qu'on lui donna, et partant coupable. Quant à la modération réactionnaire de Danton, quant à ces paroles qu'on lui prête J'aime mieux être guillotiné que guillotineur ; quant à cette longue conversation qu'il aurait eue avec Robespierre, dans un dîner à Charenton, chez Panis, leur ami commun, et qu'on a même rapportée tout entière, comme si elle eût été sténographiée[4], ce sont choses qu'il faut ranger au nombre des erreurs historiques sorties de sources peu certaines et accréditées sur la foi de quelques grands écrivains. Jusqu'au dernier moment, Danton resta le même, l'homme de la Révolution par excellence. Avec Robespierre et Saint-Just, il avait contribué à frapper l'hébertisme, comme de nature à avilir la France républicaine. Le 29 ventôse, trois jours après l'arrestation de Hérault, son ami, il disait : Le peuple et la Convention veulent que tous les coupables soient punis de mort. Et, après avoir fait l'éloge des Comités : Nous sommes tous responsables au peuple de sa liberté. Français, ne vous effrayez pas la liberté doit bouillonner jusqu'à ce que l'écume soit sortie. Plus loin, s'inspirant de Saint-Just, il demandait que le Comité de Salut public se concertât avec celui de Sûreté générale pour examiner la conduite de tous les fonctionnaires[5]. Le lendemain il prenait encore la parole afin de défendre le conseil général de la Commune de Paris, digne, selon lui, de toute la confiance du peuple et de ses représentants. Il craignait que quelques paroles de Rühl, mal interprétées, ne fussent pour les malveillants une occasion d'accuser la Commune. Après une courte explication, Rühl et Danton se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, aux applaudissements de la Convention. Ce fat le dernier triomphe de Danton. Dans les jours qui suivirent, il vint moins souvent à l'Assemblée, puis cessa tout a coup d'y paraître. Déjà l'orage s'amoncelait sur sa tête. Sans qu'on le nommât, il avait été clairement désigné, aux Jacobins par Robespierre, et à la Convention par Barère, qui, le 29 ventôse, le même jour où Canton avait une dernière fois rendu hommage au gouvernement révolutionnaire, annonça un nouveau rapport de Saint-Just sur une nouvelle faction[6]. Des amis, effrayés d'allusions trop transparentes, peut-être aussi de demi-confidences, l'avertirent du danger. Mais lui, retiré dans sa petite maison de campagne de Sèvres, avec sa jeune femme, ne voulut pas y croire. A ceux qui lui donnaient à entendre qu'on pourrait bien en venir à l'arrêter, il répondait, comme César : Ils n'oseront pas. Et, quand on lui parlait de fuir, il repoussait bien loin ce conseil, aimant mieux mourir, à tout prendre, que d'aller faire nombre au dehors avec les ennemis de la République. Elle est de lui, cette phrase, si populaire et si touchante : On n'emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers. Cependant les membres des Comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation se réunirent dans la nuit du 10 au 11 germinal (30 au 31 mars). Le Comité de Salut public n'avait pas voulu assumer sur lui seul la responsabilité de la terrible mesure qu'il allait proposer. On a tenté d'attribuer trop exclusivement à Robespierre et à Saint-Just le coup qui a frappé les dantonistes ils y contribuèrent sans doute, mais l'initiative ne vint pas d'eux, et si Saint-Just rédigea l'acte d'accusation dans cette malheureuse affaire, c'est qu'il en fut chargé par ses collègues comme l'avait d'avance annoncé Barère à la Convention. A qui d'ailleurs, persuadera-t-on de bonne foi que des hommes de la trempe de Carnot, de Prieur, d'Élie Lacoste, de Moïse Bayle, de Collot et de Billaud-Varennes aient simplement cédé à la volonté de deux de leurs collègues ? L'idée première de ce coup d'État appartient à Billaud-Varennes ; il faut lui en restituer l'honneur ou la honte[7]. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'entente fut générale ; c'est que, dans cette terrible nuit du 10 au 11 germinal, le rapport de Saint-Just, soumis à la sanction des trois Comités, reçut une approbation unanime ; c'est que pas une voix ne s'éleva pour prendre la défense des députés proscrits ; c'est que, lorsqu'on en vint à la signature de l'ordre de proscription, tous les membres présents des Comités de Salut public et de Sûreté générale, excepté Rühl et Robert Lindet, signèrent, Billaud le premier, Carnot ensuite, puis Le Bas, Louis, Collot, Barère, Saint-Just, etc. Cet ordre reçut immédiatement son exécution ; les Comités se séparaient à peine, qu'à six heures du matin, Danton, Camille Desmoulins, Philippeaux et Lacroix étaient arrêtés et conduits à la prison du Luxembourg. Elle s'ouvrit le 11 germinal, cette fatale séance, dans laquelle Danton allait être livré au Tribunal révolutionnaire. Après Delmas, qui demanda que les membres des Comités fussent invités à se rendre immédiatement dans le sein de la Convention, Legendre monta à la tribune. Il débuta brusquement par quelques paroles en faveur de son ami dont il annonça l'arrestation, ajoutant que trois autres députés, dont il ignorait les noms, avaient été également arrêtés dans la nuit. Fayau lui répondit, puis Robespierre, qui commença ainsi : A ce trouble depuis longtemps inconnu qui règne dans cette assemblée ; aux agitations qu'ont produites les premières paroles de celui qui a parlé avant le dernier préopinant, il est aisé de s'apercevoir, en effet, qu'il s'agit ici d'un grand intérêt ; qu'il s'agit de savoir si quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie. Il repoussa énergiquement, dans son discours, la proposition faite par Legendre d'entendre les accusés à la barre, ce qui certainement pouvait être un moyen de salut pour eux. Combattue aussi par Barère, cette proposition n'eut pas de suite ; et Legendre déclara, assez honteusement, il faut le dire, qu'il n'entendait défendre personne. Comment Robespierre en était-il arrivé à se montrer aussi impitoyable envers l'ancien ami qu'il avait un jour couvert de son influence, envers l'homme avec lequel il avait si longtemps marché de concert dans la carrière de la Révolution ? Non, ce ne fut point par ambition personnelle car, plus on étudie ce grand homme, plus on acquiert la conviction qu'il ne rêva jamais une dictature à son profit. Mais il était soupçonneux et méfiant à l'excès ; comme Saint-Just, il ne s'écarta jamais de la ligne d'inflexible probité qu'il s'était tracée, et une inspiration du cœur était incapable d'entrer en balance, dans son esprit, avec ce qu'il jugeait indispensable au maintien de la République. La facilité de mœurs de Danton, sa fortune récente, sa vénalité, plutôt soupçonnée que prouvée, quelques paroles imprudentes, comme celles-ci, par exemple, dites en petit comité : Qu'il prenne garde (Robespierre) que je ne lui jette le dauphin à travers les jambes ; sa popularité même, finirent par le désigner aux soupçons de Robespierre qui, une fois convaincu de la culpabilité de Danton, le sacrifia sans pitié. Saint-Just, dans sa confiance illimitée en Robespierre, accepta sans examen les soupçons de son ami. Il ne pouvait connaître, en effet, le passé de Danton, lui qui ne datait que de la Convention, et ce fut sur des notes de la main même de Robespierre, notes restées longtemps inconnues et imprimées depuis quelques années seulement[8], qu'il rédigea son rapport sur les dantonistes. On ne peut nier, au reste, qu'il n'y eut une certaine grandeur à accepter ce rôle d'accusateur, quand le nom de l'accusé était encore un prestige, quand la Convention et les Jacobins étaient présidés par deux dantonistes, lorsque Danton enfin comptait tant d'amis sur les bancs de la Montagne, dont l'opinion publique l'avait sacré chef. Un silence formidable se fit dans l'Assemblée émue quand Saint-Just entra. Lui, calme, impassible, gravit lentement les marches de la tribune et, au nom des Comités de Salut public et de Sûreté générale, commença en ces termes : La Révolution est dans le peuple, et non point dans la renommée de quelques personnages. Cette idée vraie est la source de la justice et de l'égalité dans un État libre ; elle est la garantie du peuple contre les hommes artificieux qui s'érigent, en quelque sorte, en patriciens par leur audace et leur impunité. Il y a quelque chose de terrible dans l'amour sacré de la patrie ; il est tellement exclusif, qu'il immole tout, sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, t'intérêt public ; il précipite Manlius, il immole ses affections privées, il entraîne Regulus à Carthage, jette un Romain dans un abîme et met Marat au Panthéon victime de son dévouement. Après avoir annoncé à la Convention que ses Comités venaient demander justice contre quelques membres de l'Assemblée qui, depuis longtemps, trahissaient la cause populaire, il dit : Puisse cet exemple être le dernier que vous donnerez de votre inflexibilité envers vous-mêmes Puissiez-vous, après les avoir réprimées, voir toutes les factions éteintes, et jouir en paix de la plénitude de votre puissance légitime et du respect que vous inspirez. Et ces membres, c'étaient Danton, Camille Desmoulins, Lacroix et autres, dont la Convention entendit, sans frémir et en l'approuvant, l'interminable acte d'accusation. Suivant Saint-Just, l'aristocratie disait : Ils vont s'entre-détruire ; et lui, n'y croyant pas, répondait : C'est elle que nous détruisons. Sans doute, Danton et ses amis, par leur liaison avec des royalistes connus, offraient large prise à l'accusation, mais si Saint-Just eût pressenti les applaudissements avec lesquels tous les contre-révolutionnaires devaient accueillir chacune des paroles de son rapport, il aurait ouvert les yeux, reculé devant son œuvre et déchiré ces pages où la réaction, sous ces lignes sanglantes qui la frappaient aussi, trouva cependant un concours si puissant et si inespéré. La République se déchirant de ses propres mains ! que pouvaient espérer de mieux ses ennemis ? Mais, dans ces hommes qui s'étaient écartés de sa ligne, qui avaient été liés avec des royalistes et les avaient défendus, comme avait fait Camille Desmoulins pour le général Dillon, dans ces hommes enfin dont quelques-uns avaient attaqué si violemment le Comité de Salut public, Saint-Just crut voir des traîtres et le dernier espoir de la tyrannie, et il continua Nous avons passé par tous les orages qui accompagnent ordinairement les vastes desseins. Une révolution est une entreprise héroïque dont les auteurs marchent entre la roue et l'immortalité la dernière vous est acquise, si vous savez immoler les factions ennemies... Plaise au ciel que nous ayons vu le dernier orage de la liberté, et que l'expérience nous ait appris qu'il faut une garantie aux gouvernements libres ! C'est ce que je me propose de vous démontrer encore, en vous offrant dans ses détails, dans sa marche, ses moyens et son but, la conjuration ourdie depuis plusieurs années contre la Révolution. Il énumère alors toutes les factions, toutes les intrigues qui, depuis l'ouverture des états généraux, ont désolé la Révolution. Dans ce dédale, où la lumière n'a pas encore entièrement pénétré de nos jours, s'il marche souvent à tâtons, il rencontre parfois la vérité ; il a raison évidemment lorsqu'il attribue à l'étranger, et par là il faut entendre aussi les émigrés, une partie des menées par lesquelles fut compromise la République. L'étranger, dit-il, a conspiré sans cesse au milieu de nous depuis cinq ans, en corrompant les orateurs pour nous donner des conseils funestes que les circonstances amenées ne permettaient pas de combattre, en avilissant nos monnaies, en bouleversant nos colonies, en achetant les généraux et les pouvoirs, en détruisant notre commerce, en interceptant la circulation des denrées, etc., il a moins espéré de la force des armes que de l'imprévoyance des Français... L'étranger favorisa les diverses factions ; il leur donna des armes dans la Vendée. Avec elles, il incendia les arsenaux ; par elles, il disloqua l'empire et fit tendre au fédéralisme pour en réunir les débris sous le régime monarchique ; par elles, il soutint Dumouriez ; par elles, il a tout tenté pour vous détruire, pour renverser votre gouvernement, vous amollir et vous renouveler. L'étranger employa ces factions a tous les crimes par lesquels il prétendit à relever le trône et à nous empêcher de constituer la République. Puis, mettant en scène Chaumette, qu'attendait aussi l'échafaud, il lui reproche les débordements qui d'une chose grande et sérieuse ont fait une comédie ridicule. On attaqua, poursuit-il, l'immortalité de l'âme qui consolait Socrate mourant ; on prétendait plus on s'efforça d'ériger l'athéisme en un culte plus intolérant que la superstition. On attaqua l'idée de la Providence éternelle qui, sans doute, a veillé sur nous. On aurait cru que l'on voulait bannir du monde les affections généreuses d'un peuple libre, la nature, l'humanité, l'Être suprême, pour n'y laisser que le néant, la tyrannie et le crime. Combien d'ennemis n'espéra-t-on point faire à la liberté en lui imputant ces outrages. Les partis criminels chargés par l'étranger d'attaquer la représentation nationale et de provoquer votre renouvellement vous ont présentés comme affaiblis, comme usés par dix-huit mois de travaux ; ceux-là n'en ont point dit autant des tyrans qui pèsent sur l'Europe depuis un demi-siècle ; ils ne sont point usés ceux qui conspiraient parmi nous depuis plusieurs années. Le crime lasserait-il moins que la vertu ? Est-il une puissance au monde aussi sincère, aussi amie du peuple, aussi reconnaissante envers lui que vous l'avez été ? est-il beaucoup de gouvernements dans l'histoire qui aient soutenu, comme vous, le poids de quinze armées, celui de tant de trahisons, celui d'un continent entier devenu injustement l'ennemi du peuple français ? Vous êtes usés et vous avez vaincu l'Europe, et vous avez douze cent mille combattants Vos ennemis ne sauraient payer trop cher votre destruction... Le peuple français, partout vainqueur, ordonne à sa représentation de prendre place au premier rang des puissances humaines. C'est le peuple qu'on humilie en vous vous lui êtes comptables du dépôt sacré de sa grandeur. Le peuple a reconnu la République ; sa volonté n'a pas besoin de sanction étrangère ; son mépris et la victoire sont sa réponse à tous les tyrans, ou bien : On sait ici mourir ! Quels accents ! Quelle fierté ! Comme le cœur de la République battait et tressaillait dans cet ardent et superbe jeune homme ! Ah ! pourquoi faut-il qu'après tant de belles choses, si bien exprimées, vienne cette longue énumération des crimes, plus ou moins fondés, reprochés aux dantonistes ? Fatal aveuglement ! Égarement d'une âme généreuse et stoïque qui vit des crimes là où il y eut sans doute beaucoup de légèreté et peut-être un peu de corruption. Au reste, ici ce n'est plus Saint-Just qui parle, c'est Robespierre qui, par la bouche de son jeune ami, dresse cet acte d'accusation que va tout à l'heure sanctionner la Convention tout entière. Saint-Just n'est plus qu'un écho, comme on peut s'en convaincre en comparant ces passages de son rapport aux notes laissées par Robespierre. Il reproche à Danton d'avoir servi la tyrannie ; d'avoir été le protégé de Mirabeau et d'être resté muet tant qu'avait vécu ce personnage ; d'avoir, en rédigeant avec Brissot la pétition du Champ-de-Mars, été cause du massacre de deux mille patriotes et de s'être tranquillement retiré à Arcis-sur-Aube, tandis que les signataires de la pétition étaient ou chargés de fers ou tués ; il lui reproche ses liaisons avec Lameth, et, chose inouïe ! sa tiédeur au 10 août. Il l'accuse, sans plus de raison, d'avoir défendu la Gironde, et de s'être vanté publiquement de n'avoir jamais dénoncé Gensonné, Guadet et Brissot. Et lui, Saint-Just, ne s'était-il pas proposé comme otage ? Il l'accuse d'avoir été le complice de Dumouriez, de lui avoir envoyé Fable en ambassade et d'avoir fait son éloge ; d'avoir conspiré avec Wimpfen et d'Orléans, et vu avec déplaisir la révolution du 31 mai il l'accuse d'avoir inspiré les écrits dé Camille Desmoulins et de Philippeaux, et appelé Westermann à Paris, pour que la conspiration eût une épée. Aucune de ces accusations qui ne soit dans le manuscrit de Robespierre. Saint-Just n'y a mis que son style, qui, il faut le dire, y ajoute une force et une vigueur étonnantes. Robespierre, dans son projet, pour prouver la noirceur d'âme de Danton, raconte que celui-ci, devant Laignelot, lui parla un jour de Desmoulins avec mépris, attribuant les écarts du bouillant journaliste à un vice honteux, étranger aux crimes des conspirateurs. Saint-Just s'empare de cette idée, et, dans une sorte de résumé, prenant Danton à partie, il lui dit : ... Faux ami, tu disais, il y a deux jours, du mal de Desmoulins, instrument que tu as perdu, et tu lui prêtais des vices honteux ; méchant homme, tu as comparé l'opinion à une femme de mauvaise vie ; tu as dit que J'honneur était ridicule, que la gloire et la postérité étaient une sottise. Ces maximes devaient te concilier l'aristocratie elles étaient celles de Catilina. Ainsi, suivant le rapporteur, c'est Danton qui a entraîné Camille Desmoulins. Ce dernier, dans sa lettre à Dillon et dans son Vieux Cordelier, avait lancé contre Saint-Just quelques-uns de ses traits les plus acérés, ce qui, soit dit en passant, dénotait un âme assez peu généreuse, surtout quand le journaliste, devenu pamphlétaire, s'amusait, à propos du général Dillon, à railler le jeune membre du Comité de Salut public sur le peu de succès du poème d'Organt, plus encore oublié de son auteur que de tout autre. Aussi, n'a-t-on pas manqué d'attribuer à une vengeance personnelle de Saint-Just l'accusation dirigée contre Camille Desmoulins. Eh bien, je serais tenté d'affirmer que dans cette affaire, comme dans tous les actes de sa vie, Saint-Just a agi en dehors de toute préoccupation personnelle. Mais, s'il avait voulu se venger, rendre ridicule pour ridicule, lui qui savait manier l'arme de la parole, quelle plus belle occasion ? Comme avec la lettre à Dillon et les numéros du Vieux Cordelier, qui avaient tant réjoui la réaction, il pouvait écraser Camille ! Camille qui, involontairement peut-être, mais aux applaudissements de tous les ennemis de la République, s'était laissé entraîner sur une pente au bas de laquelle était infailliblement ou la trahison, ou la désertion. Comment, néanmoins, agit Saint-Just à son égard ? S'il est un accusé pour lequel il témoigne quelque modération, c'est précisément Camille Desmoulins. Robespierre n'avait pas à se plaindre, lui personnellement, de l'auteur des Révolutions de France et de Brabant ; il en avait toujours été comblé de bénédictions, d'encens, et, disons le mot, de flatteries. Pourquoi donc le laissa-t-il sacrifier ? C'est qu'apparemment dans son implacable austérité, il crut nécessaire la perte de l'infortuné Camille. C'est lui-même qui l'accuse, et Saint-Just, dans son rapport, ne fait que paraphraser ainsi les notes du maître : Camille Desmoulins, qui fut d'abord dupe et finit par être complice, fut, comme Philippeaux, un instrument de Fabre et de Danton. Celui-ci raconta, comme une preuve de la bonhomie de Fabre, que, se trouvant chez Desmoulins au moment où il lisait à quelqu'un l'écrit dans lequel il demandait un comité de clémence pour l'aristocratie, et appelait la Convention la cour de Tibère, Fabre se mit à pleurer le crocodile pleure aussi. Comme Camille Desmoulins manquait de caractère, on se servit de son orgueil. Il attaqua en rhéteur le gouvernement révolutionnaire dans toutes ses conséquences. Il parla effrontément en faveur des ennemis de la Révolution, proposa pour eux un comité de clémence, et attaqua les représentants du peuple dans les armées ; comme Hébert, Vincent et Buzot lui-même, il les traita de proconsuls. Il avait été le défenseur de l'infâme Dillon avec la même audace que montra Dillon lui-même, lorsqu'à Maubeuge, il ordonna à son armée de marcher sur Paris et de prêter serment de fidélité au roi. Il combattit la loi contre les Anglais ; il en reçut des remercîments en Angleterre dans les journaux de ces temps-là. Avez-vous remarqué que tous ceux qui ont été loués dans l'Angleterre ont ici trahi leur patrie ? Voilà les seules lignes consacrées à Camille Desmoulins dans le foudroyant rapport de Saint-Just. Et là, rien qui ne fût rigoureusement exact. Assurément, ces griefs étaient loin de mériter la mort. Camille avait même pris soin de déclarer, dans le dernier numéro de son Vieux Cordelier, le chant du cygne qu'en réclamant un comité de clémence, il n'avait fait, en définitive, que demander, comme Saint-Just, justice pour les patriotes détenus. Mais Saint-Just n'avait pas à condamner ou à innocenter Camille Desmoulins ; ce droit appartenait au Tribunal révolutionnaire, qui seul pouvait, qui aurait dû acquitter les accusés, comme jadis il avait acquitté Marat. Une fois Saint-Just chargé de présenter un rapport sur des hommes dénoncés par le Comité du Salut public, il ne lui était guère possible de dire rien de moins sur le pauvre Camille ; il lui était-permis de dire beaucoup plus. Au reste, si l'on se rappelle quelle triste opinion Saint-Just professait sur l'auteur du Vieux Cordelier, bien longtemps avant que celui-ci songeât à lui décocher quelqu'une de ces plaisanteries amères qui entraînaient bien le droit de représailles ; si l'on n'a pas perdu le souvenir de cette phrase concernant Camille Desmoulins, dans une lettre-de Saint-Just à Daubigny, datée de : Allez voir Desmoulins... dites-lui qu'il ne me reverra jamais, que j'estime son patriotisme, mais que je le méprise, lui, parce que j'ai pénétré son âme... on conviendra que, dans l'affaire des dantonistes, l'homme d'État avait parfaitement oublié les blessures du poète. Nombre d'écrivains, amoureux d'anecdotes et de nouveau, s'efforcent de faire remonter à des causes mystérieuses certains faits logiques dont l'explication est la plus naturelle du monde. Comme quelques auteurs n'ont paru voir dans la mort de Camille Desmoulins qu'une vengeance personnelle de Saint-Just, il s'en est rencontré un qui a trouvé piquant d'attribuer à la même cause la proscription de Hérault-Séchelles. Il a donc raconté, sans dire aucunement de quelle source lui venait l'anecdote, que, dans un dîner auquel assistaient tous les membres du Comité de Salut public, Hérault, à la suite d'une discussion, aurait menacé Saint-Just de lui donner vingt coups de pied dans le ventre ; d'où la rancune de Saint-Just[9]. Mais l'accusation tombe par son absurdité même. Quoi cette dispute et cette menace auraient eu lieu devant un aussi grand nombre de témoins, et seraient ébruitées pour la première fois dans un livre à peu près inconnu et peu apprécié ? Mais, si Hérault, qui avait été très-lié avec Saint-Just, qui était, avant tout, un homme fort doux, fort affable et tout à fait incapable des grossièretés que lui prête un maladroit ami, eût cru voir dans son arrestation et dans son procès une vengeance particulière de Saint-Just, il n'aurait pas manqué de le crier par-dessus les murailles d'en faire reproche à son accusateur, comme Camille Desmoulins ; et s'il n'a pas usé de ce moyen de défense, c'est donc que le fait est de la plus insigne fausseté. C'est le pendant du coup de pied donné à madame Salles. Quelle étrange manière de procéder lorsqu'on écrit la vie d'un grand citoyen, même à un point de vue hostile, que d'aller quêter n'importe où les calomnies les plus sottes et les plus invraisemblables Mais, en matière d'histoire, quand il s'agit d'un homme dont le rôle a été considérable et utile, tout fait défavorable, ne s'appuyant pas sur des témoignages irrécusables et authentiques, doit être rejeté par l'écrivain qui se respecte. Pour Hérault, comme pour les autres dantonistes, Saint-Just se contente de développer les notes de Robespierre. Il lui reproche surtout ses liaisons avec Proly et Dubuisson ; il l'accuse d'avoir, comme membre du Comité de Salut public, mis tout en usage pour éventer les projets du gouvernement ; mais le principal grief contre Hérault était son infraction à la loi par laquelle était puni de mort quiconque serait convaincu d'avoir donné asile à un émigré. Lex dura, sed lex. A Lacroix, depuis longtemps déjà accusé de dilapidations en Belgique, il fait un crime de ses richesses, dont la source était suspecte, mais sans préciser et par réticence, moins explicite que ne l'est Robespierre dans son manuscrit. D'où vient le faste qui l'entoure ? dit-il ; et plus loin : Que ceux dont j'ai parlé nous disent d'où vient leur fortune ; que Lacroix dise pourquoi, l'été dernier, il se faisait acheter de l'or par un banquier. Certes, il n'appartenait qu'à des hommes intègres, comme Robespierre et Saint-Just, de tenir un pareil langage. Puis, après avoir amèrement reproché à Philippeaux d'avoir, dans des récits pleins de mensonges, attaqué le Comité de Salut public comme associé la trahison, après lui avoir reproché de s'être mêlé à toutes les intrigues, il termine par des considérations qu'il faut admirer sans réserve, tout en regrettant qu'elles aient été le couronnement du rapport qui a livré Danton et ses amis au Tribunal révolutionnaire. Peu importe, dit-il, que le temps ait conduit des vanités diverses à l'échafaud, au cimetière, au néant, pourvu que la liberté reste. On apprendra à devenir modeste on s'élancera vers la solide gloire et le solide bien, qui est la probité obscure. Le peuple français ne perdra jamais sa réputation ; la trace de la liberté et du génie ne peut être effacée dans l'univers. Opprimé dans sa vie, le génie opprime après lui les préjugés et les tyrans. Pour vous, après avoir aboli les factions, donnez à cette République de douces mœurs ; rétablissez dans l'état civil l'estime et le respect individuel. Français, soyez heureux et libres haïssez tous les ennemis de la République ; mais soyez en paix avec vous-mêmes. La liberté vous rappelle à la nature, et l'on voulait vous la faire abandonner. N'avez-vous point d'épouses à chérir, d'enfants à élever ? Respectez-vous mutuellement. Et vous, représentants du peuple, chargez-vous du gouvernement suprême, et que tout le monde jouisse de la liberté, au lieu de gouverner. La destinée de vos prédécesseurs vous avertit de terminer votre ouvrage vous-mêmes, d'être sages et de propager la justice sans courir à la renommée, semblables à l'Être suprême, qui met le monde en harmonie sans se montrer. Les jours du crime sont passés ; malheur à ceux qui soutiendraient sa cause ! sa politique est démasquée ! Que tout ce qui fut criminel périsse ! On ne fait point de républiques avec des ménagements, mais avec la rigueur farouche, la rigueur inflexible envers tous ceux qui ont trahi. Que les complices se dénoncent, en se rangeant du parti des forfaits ! Ce que nous avons dit ne sera jamais perdu sur la terre. On peut arracher à la vie les hommes qui, comme nous, ont tout osé pour la vérité ; on ne peut point leur arracher les cœurs ni le tombeau hospitalier sous lequel ils se dérobent à l'esclavage et à la honte de voir laisser triompher les méchants. Après la lecture de ce rapport, qui fut accueilli par les plus vifs applaudissements, l'Assemblée, à l'unanimité, décréta d'accusation Danton, Camille Desmoulins, Hérault, Lacroix et Philippeaux, et, en conséquence, ordonna leur mise en jugement, avec Fabre d'Églantine[10]. Où donc étaient alors les partisans de Danton qui plus tard reprocheront niaisement sa mort à Robespierre, après l'avoir eux-mêmes décrétée ? Où donc était ce Courtois, destiné à élever, après thermidor, le plus odieux monument qu'ait jamais imaginé la lâcheté humaine, et à écrire, un jour, de si méchants vers en l'honneur de Bonaparte ? Dans la soirée du Il germinal le rapport de Saint-Just fut lu au club des Jacobins et reçu, là aussi, par des acclamations multipliées[11]. On connaît les émouvantes péripéties du procès des dantonistes, l'indignation de ceux-ci d'être confondus, sur le banc criminel, avec Chabot et autres, accusés de vol et de concussion on connaît les virulentes apostrophes de Danton, les incertitudes des jurés, les transes de Fouquier-Tinville et du président. L'espace nous manque pour raconter ce drame immense ; notre tâche, d'ailleurs, doit se borner, autant que possible, l'histoire de Saint-Just. La fatalité voulut qu'il contribuât encore à précipiter le dénouement de cette sombre tragédie. Les paroles de Danton avaient causé une profonde impression sur l'auditoire et sur quelques membres du jury. Le tribunal était aux abois ; le troisième jour, il suspendit la séance. Fouquier-Tinville écrivit au Comité de Salut public une lettre où était dépeinte, en termes menaçants, l'agitation des accusés, et dans laquelle il demandait que la Convention prît des mesures qui armassent le tribunal d'un pouvoir extraordinaire. On a beaucoup reproché à Saint-Just de n'avoir pas lu à la Convention la lettre de Fouquier, et de s'être contenté de dire : L'accusateur public du tribunal a mandé que la révolte des coupables avait fait suspendre les débats de la justice jusqu'à ce que la Convention ait pris des mesures. Il y a là une subtilité singulière, et l'on peut affirmer, au contraire, que la simple lecture de la lettre de Fouquier eût produit beaucoup plus d'effet que les paroles de Saint-Just. Il y était dit : Un orage terrible gronde depuis l'instant que la séance est commencée des voix effroyables réclament la comparution et l'audition des députés. Il est impossible de vous tracer l'agitation des esprits, malgré la fermeté du tribunal. Il est instant que vous vouliez bien nous indiquer notre règle de conduite, et le seul moyen serait un décret, à ce que nous prévoyons. — S'il n'y avait pas de révolte, dit Billaud-Varennes dans son Mémoire justificatif, qui pouvait motiver cette demande d'un décret, précédée de ces mots : Un orage terrible gronde... Des voix effroyables réclament... Il est impossible de vous tracer l'état des esprits[12]... ? Voilà les excellentes raisons qu'on n'eût pas manqué d'invoquer s'il se fût agi d'un autre. Presque au même moment, une circonstance fatale vint prêter à l'accusation un secours inattendu. Le bruit s'étant répandu, dans la prison du Luxembourg, que l'opinion publique semblait pencher en faveur des accusés, une sorte de conspiration s'organisa aussitôt. Quelques détenus entreprenants, à la tête desquels était le général Dillon, résolurent de tenter un soulèvement au moyen de quelques mille livres jetées aux masses. En cas de succès, on devait immoler les membres du Comité de Salut public, dissoudre la Convention nationale et ouvrir les prisons. Dillon eut l'imprudence de prendre pour confident un prisonnier nommé Laflotte, ancien agent de la République à Florence ; celui-ci, dans l'espoir d'obtenir sa liberté, dévoila le complot. L'administrateur de police s'empressa de rendre compte au Comité de Salut public des révélations de Laflotte. Billaud-Varennes et Saint-Just étaient seuls présents dans les bureaux. Saint-Just rédigea aussitôt un rapport très-court, mais d'une violence inouïe, et il courut le présenter à la Convention, après l'avoir soumis à ses collègues du Comité de Salut public et aux membres du Comité de Sûreté générale. Il y dépeignait la tenue furieuse des accusés à l'audience, et la conspiration ourdie en leur faveur dans les prisons. Nous vous remercions, ajoutait-il, de nous avoir placés au poste de l'honneur ; comme vous, nous couvrirons la patrie de nos corps. Mourir n'est rien pourvu que la Révolution triomphe voilà le jour de gloire voilà le jour où le Sénat romain lutta contre Catilina ; voilà le jour de consolider pour jamais la liberté publique. Vos comités vous répondent d'une surveillance héroïque. Qui peut vous refuser sa vénération dans ce moment terrible où vous combattez pour la dernière fois contre la faction qui fut indulgente pour vos ennemis, et qui aujourd'hui retrouve sa fureur pour combattre la liberté ? Billaud-Varennes lut ensuite le procès-verbal de la déclaration de Laflotte, rédigé par l'administrateur de la police[13] ; puis l'Assemblée, obéissant à je ne sais quelle ivresse qu'expliquent seuls la fureur et l'enthousiasme de ce temps, décréta, toujours ci l'unanimité, que le président du Tribunal révolutionnaire emploierait tous les moyens fournis par la loi pour faire respecter son autorité, et que tout prévenu de conspiration qui résisterait ou insulterait à la justice nationale serait mis hors des débats sur-le-champ. C'était ôter la parole aux accusés. Amar et Voulland, deux thermidoriens qui, dans l'affaire de Danton, apportèrent un épouvantable acharnement, allèrent remettre le décret à Fouquier-Tinville. Ce fut à eux que Danton, les apercevant dans la tribune de l'imprimeur, adressa, en les menaçant du poing, cette foudroyante apostrophe Voyez-vous ces lâches assassins, ils ne nous quitteront qu'à la mort. Les dantonistes, en effet, n'avaient plus qu'à mourir. Ce décret de la Convention nationale est affreux sans doute, tous les historiens l'ont jugé ainsi ; mais enfin la passion de l'époque le justifie jusqu'à un certain point. Qui croirait cependant qu'il a passé presque tout entier- dans la loi du 9 septembre 1835, sur les cours d'assises, loi par laquelle la cour est investie du droit d'expulser tout prévenu qui troublerait l'audience, et de passer outre aux débats, nonobstant l'absence de l'accusé[14]. Le 16 germinal (15 avril), jour de funeste et de douloureuse mémoire, quatorze condamnés furent livrés au bourreau, parmi lesquels Danton, Fabre, Philippeaux, Camille Desmoulins, Hérault, Lacroix, Bazire et Westermann, le vainqueur de la Vendée. Leur mort fut héroïque personne n'ignore l'attitude de Danton à son dernier moment il atteignit au sublime. S'il eut des vices, les immenses services qu'il a rendus à la Révolution les couvrent largement à nos yeux. En laissant sacrifier un tel homme Robespierre et Saint-Juste se privèrent d'un puissant auxiliaire qui eût rendu impossible la catastrophe de thermidor. Ils ne devinèrent pas, eux qui voulaient consolider la République, qu'abattre Danton, c'était enlever une des colonnes de l'édifice je crois fermement qu'avec lui le triomphe de la République était assuré dans l'avenir ; il en eût été la force ; Robespierre, l'âme et la pensée ; Saint-Just, la puissance d'organisation. Ceux-ci le livrèrent, convaincus de sa corruption mais leur bonne foi tenait du délire, c'était l'égarement du patriotisme. Nous ne voulons plus de privilèges, nous ne voulons plus d'idoles, avait dit Robespierre ; l'idole, c'était Danton elle fut renversée, mais sa chute porta la joie au cœur de tous les ennemis de la Révolution, et leur apprit combien étaient fragiles les idoles populaires. J'entraîne Robespierre ! s'était écrié Danton ; la réaction ne s'y trompa point. Un dernier obstacle s'opposait à sa victoire Robespierre et Saint-Just ; dès lors, tous ses efforts se réunirent contre eux pour les détruire à leur tour, et elle y parvint, en quelques mois, en s'associant aux membres les plus sanguinaires et les plus vils de l'Assemblée. Soixante-quatre ans se sont écoulés depuis le jour où la Convention nationale a immolé Danton, et depuis cette époque les historiens n'ont pas cessé d'agiter les discussions autour de ce fatal holocauste. Les uns ont cherché à le justifier ; les autres se sont efforcés d'en rejeter tout l'odieux sur Robespierre ; les uns et les autres sont, je crois, hors de la vérité. La mort de Danton a été une irréparable faute ; mais elle n'a pas été le fait particulier de celui-ci ou de celui-là, elle a été le fait de la Convention entière ç'a été le crime, je me trompe, ç'a été l'erreur de tous. Quant à Saint-Just, il y a vu un acte de politique, cruel, mais indispensable ; il a obéi à des convictions morales qui ont étouffé toute pitié dans son cœur. Il s'est expliqué lui-même à cet égard : On avait beaucoup compté sur cette idée que personne n'oserait attaquer des hommes célèbres environnés d'une grande illusion ; j'ai laissé derrière moi toutes ces faiblesses ; je n'ai vu que la vérité dans l'univers et je l'ai dite. Là est son excuse. Réfugié dans la pureté de son âme, il n'a pas été assailli par le remords et, sa tâche finie dans ce grand procès, il s'est remis à son œuvre de législateur avec la sérénité du devoir accompli[15]. |
[1] Voyez le Moniteur du 10 germinal an II, n° 190.
[2] Séance du 26 ventôse an II ; Moniteur du 28, n° 178.
[3] Voici l'adresse de remercîment que la Société républicaine de Rochefort envoya à lord Stanhope : Ta voix, tonnant pour la liberté, a retenti jusque dans les ateliers où nous forgeons des foudres contre les tyrans. Nous l'avons entendu ; nos bras sont restés levés ; nous avons dit : Celui-là mériterait d'être citoyen français ! et nos enclumes ont gémi sous nos coups redoublés. LE BAS, président ; BARRAULT-ROYER, secrétaire ; RIGOUDEAU.
[4] Voyez l'Histoire des Girondins, par M. de Lamartine, t. VIII, p. 9-11.
[5] Moniteur du 30 ventôse an II, n° 180.
[6] Moniteur du 30 ventôse an II, n° 180.
[7] Cela résulte clairement de son discours du 9 thermidor, dans lequel il accuse Robespierre d'avoir pris d'abord la défense de Danton.
[8] Chez France, une brochure in-18 de 29 pages, 1841.
[9] M. Éd. Fleury a trouvé l'anecdote dans l'Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté. Quelle bonne fortune pour lui : Il s'est donc empressé de la coucher dans son libelle, sous forme hypothétique, il est vrai. Était-ce un remords ? (Voyez Saint-Just et la Terreur, t. II, p. 161.)
[10] Voyez le Moniteur du 12 germinal an II, n° 192.
[11] Voyez le Moniteur du 16 germinal, n° 196, séance des Jacobins, sous la présidence de Legendre.
[12] Voyez le Mémoire en réponse à Lecointre, p. 69-70.
[13] M. Ed. Fleury, qui n'est jamais en reste d'invention quand il s'agit de calomnier la mémoire de Saint-Just, imagine, proprio motu, que celui-ci s'était fait préparer à l'avance une dénonciation par un agent de police. Il n'y a pas à répondre à une pareille imputation, il n'y a qu'à la signaler. Voyez dans le Moniteur du 16 germinal le procès-verbal de la déclaration il l'administrateur du département de la police.
[14] Voyez la loi du 9 septembre 1833, art. 9 et 10.
[15] Ce chapitre était écrit depuis longtemps lorsque a paru le tome X de l'Histoire de la Révolution française, par M. Louis Blanc. Nous avons trop pris soin de réfuter toutes les calomnies absurdes répandues sur la mémoire des hommes que M. Louis Blanc défend avec la vigueur et le talent qu'on lui connait, pour ne pas être eu droit de protester contre le rôle qu'il a prêté à Saint-Just, à la décharge de Robespierre, dans ce 'douloureux procès des dantonistes.
D'après l'éloquent historien, il semblerait que Saint-Just a fait manœuvrer Robespierre comme un pantin Cela est tout à fait inadmissible. On a beau dire Saint-Just ne céda jamais, son discours du 9 thermidor est là pour attester que, plus que Robespierre, il était disposé à des concessions.
Sans doute, Robespierre se leva comme un furieux le jour où, pour la première fois, Billaud dénonça Danton au Comité ; mais quand il lui parut que Danton abandonnait la bonne voie et qu'il pouvait servir d'avant-garde à la contre-révolution, il n'hésita pas à le sacrifier ; et une fois décidé à ce sacrifice, il y mit une sorte d'acharnement, il faut le dire. Ne fut-ce pas lui qui, si habilement, disposa l'Assemblée à accueillir avec faveur le rapport de Saint-Just ? Et ce rapport n'était-il pas basé sur des notes de Robespierre ? Si calomnie il y a dans les accusations dont Saint-Just se fit l'écho, la responsabilité en doit bien plus peser sur Robespierre, que sur lui, qui dut croire de bonne foi à toutes les assertions de celui que, dans une lettre fameuse, il avait appelé un dieu.
Maintenant, que le lecteur compare le projet, ou, si l'on aime mieux, les notes de Robespierre avec le discours de Saint-Just il verra que toutes les accusations contenues dans le rapport émanent de Robespierre, que Saint-Just en a même négligé quelques-unes comme insoutenables, et qu'enfin il n'y a vraiment de lui que les considérations générales qui forment comme le cadre de ces notes. En conséquence, est-il permis de dire, en parlant du projet de Robespierre : La pièce n'est, à proprement parler, qu'un recueil de souvenirs personnels que Saint-Just, qui s'était chargé du rapport, demanda à Robespierre de lui fournir. (Histoire de la Révolution français, par M. Louis Blanc, t. X, p. 355.) Avouons plutôt, nous qui regrettons la mort de Danton comme impolitique, que Robespierre et Saint-Just se sont trompés, le jour où ils ont consenti à le sacrifier, et ne cherchons pas il décharger l'un au détriment de l'autre de la responsabilité d'un acte dans lequel ils ont également trempé.