HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Coup d'œil sur l'hébertisme. — Du respect du peuple. — L'évêque Gobel et l'évêque Grégoire. — Le culte de la Raison. — Ses vrais adorateurs. — Séance des Cordeliers. — Vigilance du Comité de Salut public. — Rapport de Saint-Just. — Décret à la suite. — Enthousiasme de Legendre. — Arrestation des hébertistes. — Leur supplice.

 

Il nous faut retourner un peu en arrière pour expliquer le plus brièvement possible les faits qui amenèrent le Comité de Salut public à charger Saint-Just de présenter à la Convention un rapport sur la conspiration dite de l'étranger.

Dans toutes les révolutions, il se trouve des hommes qui, sous prétexte de patriotisme, se complaisent à fomenter et à entretenir le désordre. Ils sont quelquefois de bonne foi, et n'en deviennent pas moins les pins dangereux ennemis de la cause qu'ils croient servir le plus souvent, ce sont des misérables aux gages d'un parti, payés pour pousser a tous les excès imaginables, et jeter ainsi une révolution hors de ses limites naturelles et légitimes. On voit alors se produire les effets les plus désastreux ; l'oppression de la rue est substituée à l'oppression du pouvoir ; un fanatisme en remplace un autre ; la liberté dégénère en licence, et les timides amis de l'indépendance se réfugient involontairement dans la réaction.

Cette faction des ultra-révolutionnaires reçut le nom d'hébertisme, non que tous ceux qui en étaient fussent des amis ou des partisans d'Hébert, mais parce que la feuille de ce dernier, d'un si dégoûtant cynisme, résumait à peu près toutes les tendances du parti. Hébert était peut-être sincère dans ses exagérations, mais il causa un mal immense en flattant les bas instincts de la multitude, au lieu de faire appel ses généreux sentiments, qu'on n'invoque jamais en vain. Ce n'est pas honorer un peuple que de lui parler en termes de tripot, au lieu de le relever dans l'estime de lui-même par la convenance et la dignité du langage. L'égalité, telle que l'a affirmée la Révolution, doit être dans la décence et non dans la boue ; elle n'est pas dans l'égale répartition des fortunes, qui ne se maintiendrait pas vingt-quatre heures, en dépit de toutes les lois du monde ; mais elle est dans l'égalité des droits, dans la faculté pour chacun d'arriver à toutes les positions de l'État ; dans l'absence de distinctions sociales, présupposant priori la supériorité de certaines familles ; elle est surtout dans la distinction personnelle, qui, du plus modeste ouvrier, peut moralement faire l'égal, sinon le supérieur, d'un premier ministre. Ce fut par le respect grave, courageux et désintéressé que Robespierre, Le Bas, Saint-Just, Couthon, Carnot, Grégoire et quelques autres portaient au peuple, qu'ils eurent sur la plupart de leurs collègues une immense supériorité. Aussi réprouvèrent-ils sévèrement toutes les extravagances qui compromettaient les grands travaux de l'Assemblée, comme ils s'élevèrent contre les criailleries d'un faux modérantisme servant à masquer la contre-révolution.

Nul doute que la destruction violente du culte catholique, provoquée par Chaumette, n'ait été très-funeste à la République. Quel spectacle que celui de l'évêque Gobel venant, avec ses vicaires, abjurer ses croyances en pleine Convention et déposer ses lettres de prêtrise ! Ah ! combien plus digne et plus vrai l'illustre Grégoire, lorsque, invité à imiter J'exemple de J'évêque de Paris, il s'écria : On me parle de sacrifices, j'y suis habitué. S'agit-il d'attachement à la cause de la liberté ? Mes preuves sont faites ; s'agit-il du revenu attaché aux fonctions d'évêque ? Je l'abandonne sans regret ; s'agit-il de religion ? Cet article n'est pas de votre domaine... J'invoque la liberté des cultes[1]. Et cette liberté des cultes, c'est-à-dire la liberté de conscience, qui l'avait défendue et fait proclamer ? N'était-ce pas Robespierre ? n'était-ce pas Saint-Just, qui, dans ses Institutions républicaines, la reconnaissait formellement comme une nécessité sociale ? Et pourtant l'un et l'autre étaient de libres penseurs. Mais le fanatisme de l'athéisme ne leur semblait pas plus respectable que celui du catholicisme, et je comprends parfaitement que le jour où, sous les traits d'une actrice de l'Opéra, la déesse Raison vint étaler ses charmes au sein même de l'Assemblée, Robespierre soit sorti de dégoût. Saint-Just en aurait certainement fait autant s'il eût été à Paris[2], car une telle parade était indigne de la représentation nationale. Cette fatale séance, dit Levasseur[3], valut aux Vendéens plus qu'un renfort de dix mille hommes.

Sans doute, en décrétant le culte de la Raison, la Convention ne put prévoir les scandales dont il allait devenir le prétexte, scandales que le Comité de Salut public dut attribuer aux ennemis de la Révolution, eux seuls ayant intérêt à la tuer par le ridicule. Quel parti, en effet, ils surent tirer des folies et des farces indécentes dont les principales églises de Paris furent le théâtre ! L'église de Saint-Eustache fut transformée en cabaret ; on y dansa, on y fit l'amour ; ce fut une épouvantable orgie.

Nous pourrions citer plusieurs ecclésiastiques — et dans ce nombre, il en est qui ont occupé, depuis, des sièges épiscopaux et ont été élevés au cardinalat — qui poussaient le civisme au point de se servir des vases sacrés pour satisfaire des besoins profanes. Nous pourrions citer également des laïques, remplissant (depuis 1814) de hautes fonctions dans l'État, qui se livraient publiquement d'aussi exécrables sacrilèges ; tous ces gens-là, royalistes purs depuis la Restauration, dénonçaient alors et envoyaient aux échafauds les partisans, les amis de la maison de Bourbon[4].

 

En présence de ces désolantes turpitudes, quel homme sensé pourrait refuser son approbation à ces belles paroles de Robespierre :

... Vous craignez les prêtres, et ils abdiquent. Ah ! craignez non leur fanatisme, mais leur ambition ; non l'habit qu'ils portaient, mais la peau nouvelle dont ils sont revêtus. Que des citoyens renoncent à telle et telle cérémonie et adoptent l'opinion qui leur semble la plus conforme à la vérité, la raison et la philosophie peuvent applaudir à leur conduite ; mais de quel droit l'aristocratie et l'hypocrisie viendraient-elles mêler leur influence à celle du civisme et de la vertu ? De quel droit des hommes inconnus jusqu'ici dans la carrière de la Révolution viendraient-ils chercher au milieu de ces événements les moyens d'usurper une popularité fausse, jetant la discorde parmi nous, troublant la liberté des cultes au nom de la liberté, attaquant le fanatisme par un fanatisme nouveau, et faisant dégénérer les hommages rendus à la vérité pure en farces ridicules ? Pourquoi leur permettrait-on de se jouer ainsi de la dignité du peuple et d'attacher les grelots de la folie au sceptre même de la raison ?[5]...

 

Danton vint en aide à Robespierre, et, scandalisé des mascarades antireligieuses qui venaient incessamment se pavaner au sein de la Convention, il s'écria, un jour, de sa grande voix, qui retentissait si fort : Si nous n'avons pas honoré le prêtre de l'erreur et du fanatisme, nous ne voulons pas plus honorer le prêtre de l'incrédulité. L'Assemblée, suivant les inspirations de Robespierre et de Danton, frappa de réprobation ces saturnales indignes d'un grand peuple, et le Comité de Salut public fit cesser des scènes qui déshonoraient la Révolution, et dont les ennemis de la République essayaient de rejeter la responsabilité sur la Convention elle-même. Comment donc l'éminent auteur du livre la Justice dans la Révolution et dans l'Église a-t-il pu être injuste au point d'écrire avec tant d'amertume : La raison déifiée fut, par l'imbécile Messie de Catherine Théot, déclarée suspecte[6]. Quoi ! c'était déclarer la raison suspecte que de vouer au mépris ces farces odieuses qui, à une époque de régénération, venaient rappeler les bacchanales antiques ? Qu'y avait-il de plus contraire à la raison que ces mascarades obscènes, au milieu desquelles se ruait une foule égarée ? C'était un carnaval immonde, une imitation des mystères de la Bonne Déesse, tout ce qu'on voudra, mais point le culte de la raison. Et ceux qui eurent le courage de la débarrasser de telles parades furent certainement ses plus purs, ses plus fervents adorateurs, et lui rendirent un éclatant hommage.

Les ultra-révolutionnaires devinrent furieux. Pour mettre un frein à leurs excès, le Comité de Sûreté générale crut devoir faire incarcérer Vincent et Ronsin comme fauteurs de troubles. C'était décapiter le parti. Mais les hébertistes étaient puissants alors, très-puissants ; ils comptaient sur Collot d'Herbois, dont Ronsin avait été le lieutenant à Lyon, et presque toute la Commune de Paris, à l'exception du maire, Pache, dévoué à Robespierre et à Danton, leur appartenait. Aussi leur audace s'accrut-elle quand Chabot, si souvent attaqué par le Père Duchesne, quand Fabre d'Églantine, qui les avait dénoncés à la tribune de la Convention, eurent été arrêtés. Ils réclamèrent et obtinrent la mise en liberté de Vincent et de Ronsin ; puis, ainsi renforcés, ils continuèrent de plus belle leur guerre contre tous ceux qui, suivant eux, n'étaient pas à la hauteur de la situation. Exclus des Jacobins, ils se réfugièrent au club des Cordeliers, dont la plupart d'entre eux étaient membres. Là, Robespierre et même Danton furent le point de mire de leurs attaques. Hébert reprocha au premier d'avoir sauvé les soixante-treize députés girondins que, selon lui, on aurait dû envoyer à l'échafaud ; d'avoir pris la défense de Camille Desmoulins et fermé la bouche aux patriotes dans les sociétés populaires. Espérant l'appui du commandant général Henriot, comptant sur Rossignol, récemment arrivé de la Vendée, et sur l'armée révolutionnaire, dont Ronsin était le chef, ils en vinrent à prêcher ouvertement la révolte contre la Convention et le Comité de Salut public, accusés par eux de modérantisme. Un beau jour, ils voilèrent d'un crêpe noir, au club des Cordeliers le tableau des Droits de l'homme, ce qui excita tant les sarcasmes de Camille Desmoulins[7] ; et Carrier, les poussant au crime, leur cria : L'insurrection, une sainte insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux scélérats[8].

Toutes ces intrigues, toutes ces machinations avaient éveillé la vigilance du Comité. de Salut public, réduit alors à quelques membres. Robespierre et Couthon étaient malades, Jean-Bon-Saint-André était retourné à Brest, Billaud-Varennes venait d'être envoyé en mission dans le Nord ; mais Barère, Saint-Just, Robert Lindet, Carnot et Collot d'Herbois lui-même, forcé d'abandonner ses amis, veillaient et suivaient d'un œil attentif les menées des conspirateurs. Des placards incendiaires et royalistes, affichés aux coins des rues ; dans les halles et dans les marchés, ne permettaient plus de douter de la connivence de l'émigration et de l'étranger, intéressés à entretenir le trouble et l'inquiétude dans Paris et à dépopulariser la Convention et le Comité de Salut public. Barère, dans un rapport préliminaire, dénonça toutes ces manœuvres à l'Assemblée, et annonça que le Comité avait chargé Saint-Just de présenter prochainement des vues sur les moyens d'assurer définitivement la représentation, le gouvernement et toutes les autorités légitimes contre les atteintes des conspirateurs et les intrigues des stipendiaires de l'étranger[9].

Le 13 ventôse, Saint-Just, au nom du Comité de Salut public, monte à la tribune. Il débute par des considérations générales sur la nécessité de prémunir le peuple contre la corruption dans laquelle on essaye de le plonger pour le distraire de la justice et de la vertu.

Je viens, dit-il avec sa grande bonne foi, acquitter le tribut sévère de l'amour de la patrie et vous dire, sans aucun ménagement, des vérités âpres voilées jusqu'aujourd'hui. La voix d'un paysan du Danube ne fut point méprisée dans un sénat corrompu ; on peut donc tout vous dire, à vous les amis du peuple et les ennemis de la tyrannie !

Puis, insistant sur la légitimité de l'énergie que doit déployer un gouvernement républicain pour se conserver, il demande qu'une guerre impitoyable soit faite à la corruption, parce que c'est elle qui, flattant les vices et les mauvaises passions, doit fatalement relever le trône et servir l'étranger.

Quelque rude que soit ce langage, poursuit-il, il ne peut déplaire qu'à ceux à qui la patrie n'est pas chère, qui veulent ramener le peuple à l'esclavage et détruire le gouvernement libre. Il y a dans la République une conjuration ourdie par l'étranger, dont le but est d'empêcher par la corruption que la liberté ne s'établisse. Le but de l'étranger est de créer des conjurés de tous les hommes mécontents, et de nous avilir, si c'était possible, dans l'univers par le scandale des intrigues. On commet des atrocités pour en accuser le peuple et la Révolution ; mais c'est encore la tyrannie qui fait tous les maux que l'on voit c'est elle qui en accuse la liberté.

Il faut donc, suivant lui, faire la guerre à toute espèce de perversité connue, et, dans ces convulsions menaçantes, frapper sans pitié tous ceux qui veulent le renversement de la démocratie. Il ajoute alors :

Nous ne trahirons point le peuple dans cette occasion où nous lui répondons de son salut. Qui plus que vous est intéressé à le sauver et à ne point le trahir ? Qui plus que vous est intéressé à son bonheur ? Votre cause est inséparable vous ne pouvez être heureux sans lui, vous ne pouvez survivre à la perte de la liberté ; la cause populaire et vous devez avoir ou le même char de triomphe ou le même tombeau. C'est donc une politique insensée que celle qui, par des intrigues, ravit au peuple l'abondance pour vous en accuser vous-mêmes. Seriez-vous les amis des rois, ô vous qui les avez fait tous pâlir sur leur trône ! vous qui avez constitué la démocratie ; vous qui avez vengé le meurtre du peuple par la mort du tyran, et avez pris l'initiative de la liberté du monde ? Quels amis avez-vous sur la terre, si ce n'est le peuple, tant qu'il sera libre, et la ciguë quand il aura cessé de l'être ?

 

Saint-Just accuse ensuite le gouvernement anglais d'être le principal auteur des complots et des intrigues. L'ardeur avec laquelle l'étranger poussa à la démoralisation de la République ne fait aujourd'hui doute pour personne. J'en trouve une nouvelle preuve dans ces paroles de Pitt à M. de Narbonne révélées depuis peu : Le patriotisme même consisté à abréger par tous les moyens la durée de la guerre et de l'oppression qui pèse sur la France. Que devons-nous faire pour cela ? Vous savez les ardeurs d'espérances d'émigrés je suis de leur part accablé d'avis et de projets sans noms, ou trop signés ; mais vos vues, vos moindres conjectures nous seraient d'un bien grand prix[10].

Dans ces étrangers de tous pays, encombrant Paris et se disant persécutés dans leur patrie, l'orateur voit de nouveaux Sinons chargés de tout épier et de tout bouleverser. L'affaire de Chabot lui fournit des arguments.

Les nobles, dit-il, les étrangers, les oisifs, les orateurs vendus, voilà les instruments de l'étranger ; voilà les conjurés contre la patrie, contre le peuple. Nous déclarons la guerre à ces tartufes en patriotisme ; nous les jugerons par leur désintéressement, par la simplicité de leurs discours, par la sagesse des conseils, et non par l'affectation. L'esprit imitatif est le cachet du crime. Les contre-révolutionnaires d'aujourd'hui, n'osant plus se montrer, ont pris plus d'une fois les formes du patriotisme...

Plus loin, il lance ce trait sanglant contre ceux qui s'étaient affublés de noms grecs ou romains :

Il en est de même de ceux qui ont la modestie d'usurper les noms des grands hommes de l'antiquité ; cette affectation cache un sournois dont la conscience est vendue. Un honnête homme, qui s'avance au milieu du peuple avec l'audace et l'air tranquille de la probité, n'a qu'un nom, comme il n'a qu'un cœur.

Le lendemain de cette critique si profonde et si vraie, beaucoup de ceux qui avaient donné dans ce travers s'empressèrent d'abandonner leurs noms d'emprunt.

Le simple bon sens, continue Saint-Just, l'énergie de l'âme, la froideur de l'esprit, le feu d'un cœur ardent et pur, l'austérité, le désintéressement, voilà le caractère du patriote ; au contraire, l'étranger a tout travesti. Un patriote de ce jour a rougi du nom de son père et a pris le nom d'un héros qu'il n'imite en rien ; le héros tua un tyran et vécut modeste, il défendit le peuple, il sortit pauvre des emplois ; son imitateur est un effronté dont la vie est dégoûtante d'indignités, qui cache son nom pour échapper la mémoire de ses attentats. Que veut-il ? Faire parler de lui, acquérir du pouvoir, et se vendre demain plus cher. Il semble qu'on voudrait introduire parmi nous ce trafic de quelques membres du parlement anglais qui se font insolents pour devenir ministres. Parmi nous, une classe d'hommes prend un air hagard, une affectation d'emportement, ou pour que l'étranger l'achète, ou pour que le gouvernement le place. Quoi ! notre gouvernement serait humilié au point d'être la proie d'un scélérat qui a fait marchandise de sa plume et de sa conscience, et qui varie, selon l'espoir et le danger, ses couleurs, comme le reptile qui rampe au soleil...

Il est dans les desseins de l'étranger de diviser Paris contre lui-même, d'y répandre l'immoralité, d'y semer un fanatisme nouveau, sans doute celui des vices et de l'amour des jouissances insensées. Les Jacobins ont renversé le trône par la violence généreuse du patriotisme ; on veut combattre le gouvernement libre par la violence de la corruption aussi la conspiration devait-elle égorger les Jacobins. Les prétextes de cet abominable attentat étaient le bien public, comme cet affreux Anne Montmorency qui, priant Dieu, faisait égorger les citoyens pour la plus grande gloire du ciel. Ce funeste projet avait surpris le patriotisme trompé !

 

Dans cet immense rapport, personne n'est nommé, excepté Chabot, mais combien durent se reconnaître en frémissant sous les allusions trop transparentes A ceux qui, comme Ronsin, Hébert et Vincent, avaient prêché la révolte, l'orateur disait : Si vous voulez faire contre l'ordre présent des choses ce que le peuple a fait contre la tyrannie, vous êtes des méchants qu'il faut démasquer. Aux étrangers qui couraient dans les sociétés populaires, criant et gesticulant plus fort que les plus ardents patriotes : Il est artificieux le parti de l'étranger qui, sous le prétexte d'une plus grande sévérité que vous contre les détenus, n'attend qu'un moment de tumulte pour leur ouvrir les prisons. Je vois les imitateurs de Précy, qui mit Lyon en révolte contre la liberté ; les imitateurs de Charette qui souleva la Vendée contre le peuple français. Puis il déplore de nouveau l'influence démesurée des fonctionnaires son thème favori ; et dénonce, en passant, la faction des indulgents, derrière laquelle s'abrite la réaction menaçante et irritée, comme jadis elle s'était cachée derrière les Girondins. Sans doute, lorsqu'il invoque la simplicité des mœurs antiques, lorsque, dans un accès de réminiscence classique, il rappelle à la France du XVIIIe siècle le bonheur de Sparte et d'Athènes dans leurs beaux jours, il oublie trop les nécessités d'une civilisation vieillie et raffinée, mais que de belles choses au milieu de tout cela profondes et vraies !

Voulez-vous des emplois ? Défendez les malheureux dans les tribunaux. Voulez-vous des richesses ? Sachez vous passer du superflu. Le bonheur que nous vous offrîmes n'est pas celui des peuples corrompus. Ceux-là se sont trompés, qui attendaient de la Révolution le privilège d'être, à leur tour, aussi méchants que la noblesse et que les riches de la monarchie.

Que voulez-vous, vous qui courez les places publiques pour vous faire voir et pour faire dire de vous Vois-tu, voilà un tel qui parle, voilà un tel qui passe ! Citoyens, je reviens à cette cruelle idée, qu'après que nous eûmes parlé du bonheur, le parti de l'étranger s'efforça d'incliner l'idée du bonheur vers l'infamie, vers l'égoïsme, vers l'oubli, le mépris de l'humanité, vers la haine d'un gouvernement austère qui peut seul nous sauver. Que l'on oublie le bien général pour tuer la patrie avec un mieux particulier, c'est une lâcheté, c'est une hypocrisie punissable. C'est ainsi qu'on assiège la liberté ; toutes les idées se confondent. Dites au méchant Nous avons remporté vingt batailles l'année dernière ; nous avons douze cent mille combattants cette année. Cela n'est rien répondra-t-il j'ai un ennemi particulier dont il faut que je me délivre. Ainsi sont conduites nos affaires ; tout est renversé.

Je ne sais si quelqu'un oserait dire toutes ces choses s'il se sentait en rien coupable ou complice des maux de son pays. Je vous parle avec la franchise d'une probité déterminée à tout entreprendre pour le salut de la patrie ; la probité est un pouvoir qui défie tous les attentats.

 

Après cette fière déclaration, il déclare qu'il ne reconnaîtra qu'une révolution a été accomplie que si la pudeur et la justice rentrent dans la cité, les contre-révolutionnaires et les fripons, dans la poussière si les malheureux sont indemnisés des dépouilles de tous les ennemis de la République, si les fonctionnaires s'assujettissent à faire le bien, et si enfin une aristocratie nouvelle ne vient pas prendre la place de celle qui a été détruite. Dans les gens qui ne font rien et qui ont une foule de valets inutiles, tandis qu'il y a des vaisseaux à construire, des manufactures, à accroître et des terres à défricher, il voit le dernier appui de la monarchie.

Il est, dit-il, une autre classe corruptrice : c'est le ménage des fonctionnaires. Le lendemain qu'un homme est dans un emploi lucratif, il met un palais en réquisition il a des valets soumis ; son épouse se plaint du temps ; elle ne peut se procurer l'hermine et les bijoux à juste prix ; elle se plaint qu'on a bien du mal à trouver des délices. Le mari est monté du parterre aux loges brillantes des spectacles, et tandis que ces misérables se réjouissent, le peuple cultive la terre, fabrique les souliers des soldats qui défendent ces poltrons indifférents. Ils vont le soir dans les lieux publics, se plaindre du gouvernement. Si j'étais ministre, dit celui-ci, si j'étais le maître, dit celui-là, tout irait mieux. Hier, ils étaient dans l'opprobre et déshonorés la compassion les a comblés de biens, ils ne sont point assouvis il leur faut une révolte pour leur procurer les oiseaux du Phase.

Puis, mettant en scène ceux que dévore une insatiable soif de réputation, il reprend :

Il est tel homme qui, comme Érostrate le fit à Delphes, brûlerait plutôt le temple de la Liberté que de ne point faire parler de lui ; de là, ces orages soudain formés. L'un est le meilleur et le plus utile des patriotes ; il prétend que la Révolution est finie, qu'il faut donner une amnistie à tous les scélérats. Une proposition si officieuse est accueillie par toutes les personnes intéressées, et voilà un héros ! L'autre prétend que la Révolution n'est point encore à sa hauteur. Chaque folie a ses tréteaux l'un porte le gouvernement à l'inertie, l'autre veut le porter à l'extravagance. Un œil hagard, un écrit sans naïveté, mais sombre et guindé, est-ce donc là tout le mérite du patriotisme ? C'est l'étranger qui sème ces travers. Et lui aussi est révolutionnaire contre le peuple, contre la vertu républicaine ; il est révolutionnaire dans le sens du crime ; pour vous, vous devez l'être dans le sens de la probité et du législateur.

 

Il faut donc poursuivre l'immoralité sous toutes ses formes et se hâter de châtier les conspirateurs, parce que, dit-il

Les rois d'Europe regardent à leur montre. En ce moment où la chute de notre liberté et la perte de Paris leur est promise, vous adhérerez aux mesures sévères qui vous seront proposées ; vous soutiendrez la dignité de la nation, vous serez dignes de vous-mêmes dans cette circonstance, et par la sagesse, et par la force que vous déploierez.

Il montre l'étranger cherchant à s'emparer des hommes faibles et corrompus par la promesse de la fortune ou du pouvoir ; ceux-ci travaillant pour l'Angleterre, ceux-là pour les Bourbons, disposés à adhérer à tout ce qu'on leur propose. Et avec quelle vérité, avec quelle voix de prophète, il s'écrie :

La réaction de la tyrannie contre une révolution qui aurait tout osé pour établir le bien, serait de tout oser pour rétablir le mal et le peuple viendrait un jour pleurer sur les tombeaux de ses amis inutilement regrettés.

Il démontre ensuite que toute faction est criminelle parce qu'elle tend à diviser les citoyens et à neutraliser la puissance de la République.

Les partis divers ressemblent à plusieurs orages dans le même horizon, qui se heurtent et qui mêlent leurs éclairs et leurs coups pour frapper le peuple. L'étranger créera donc le plus de factions qu'il pourra ; peu lui importe quelles elles soient, pourvu que nous ayons la guerre civile ; l'étranger soufflera même la discorde entre les partis qu'il aura fait naître, afin de les grossir et de laisser la Révolution isolée.

Mais, continue-t-il,

Ceux qui font des révolutions ressemblent au premier navigateur instruit par son audace. L'étranger ne sait pas où nous sommes susceptibles de porter l'intrépidité. Il fera chaque jour, et aujourd'hui même, après ce rapport, la triste expérience des vertus et du courage que sa férocité nous impose.

 

Enfin, après avoir prédit que l'Europe, entraînée par l'exemple de la France, prendrait aussi, un jour, son vol vers la liberté et se débarrasserait de ses gouvernements despotiques ; après avoir annoncé que des émigrés avaient été arrêtés dans Paris, les mains pleines d'or et de proclamations insurrectionnelles ; après avoir assuré à la Convention que son Comité de Salut public était à la piste de tous les conspirateurs, et déclaré qu'il venait lui demander, pour couper court à toutes ces intrigues, une loi sévère, mais juste, il termine en ces termes avec une imposante solennité et une irrésistible éloquence :

Nous vous rendrons compte des périls dont nos devoirs nous auront environnés. Les conjurés bravent la vertu, nous les bravons nous-mêmes. Agrandissons nos âmes pour embrasser toute l'étendue du bonheur que nous devons au peuple français, tout ce qui porte un cœur sensible sur la terre respectera notre courage. On a le droit d'être audacieux, inébranlable, inflexible, lorsqu'on veut le bien.

Peuple, punis quiconque blessera la justice ; elle est la garantie du gouvernement libre. C'est la justice qui rend les hommes égaux ; c'est le droit du plus fort qui fait la loi entre les méchants. Que la justice et la probité soient à l'ordre du jour dans la République ; le gouvernement désormais ne pardonnera plus de crimes.

Peuple, n'écoute plus les voix indulgentes. ni les voix insensées ; chéris la morale ; sage par toi-même, soutiens tes défenseurs élève tes enfants dans la pudeur et dans l'amour de la patrie sois en paix avec toi-même, en guerre avec les rois ; c'est pour te ralentir contre les rois qu'on veut te mettre en guerre avec toi-même. Quoi l'on a pu te destiner à languir sous une régence de tyrans qui t'auraient rendu les Bourbons ! Quoi ! tout le sang de tes enfants morts pour la liberté aurait été perdu Quoi tu n'aurais plus osé les pleurer ni prononcer leurs noms ! La statue de la Liberté aurait été détruite, et cette enceinte souillée par le reste impur des royalistes et des rebelles de la Vendée Les cendres de tes défenseurs auraient été jetées au vent ! Loin de toi ce tableau, ce n'est plus que le songe de la tyrannie la République est encore une fois sauvée ; prenez votre élan vers la gloire ! Nous appelons à partager ce moment sublime tous les ennemis secrets de la tyrannie qui, dans l'Europe et dans le monde, portent le couteau de Brutus sous leurs habits.

 

A la suite de ce rapport accueilli par des applaudissements frénétiques, Saint-Just lut un décret d'une excessive sévérité. Étaient déclarés traîtres à la patrie et devaient être punis comme tels, ceux qui seraient convaincus d'avoir favorisé dans la République un plan de corruption des citoyens, de subversion des pouvoirs et de l'esprit public, d'avoir excité des inquiétudes pour empêcher l'arrivage des denrées à Paris d'avoir donné asile aux émigrés et aux conspirateurs ; tenté d'ouvrir les prisons, d'ébranler ou d'altérer la forme du gouvernement républicain.

Il y était dit :

La Convention nationale étant investie par le peuple français de l'autorité nationale, quiconque usurpe son pouvoir, quiconque attente à sa sûreté ou à sa dignité, directement ou indirectement, est ennemi du peuple, et sera puni de mort.

La résistance au gouvernement révolutionnaire et républicain, dont la Convention nationale est le centre, est un attentat contre la liberté publique ; quiconque s'en sera rendu coupable, quiconque tentera, par quelque acte que ce soit, de l'avilir, de le détruire ou de l'entraver, sera puni de mort, etc.

 

Ce décret, dont j'ai donné les dispositions les plus impitoyables, fut voté à l'unanimité par la Convention, et de toutes parts on réclama l'impression du rapport de Saint-Just. Legendre, renchérissant sur l'enthousiasme général, réclama, outre l'impression, l'envoi du rapport aux municipalités, aux armées et aux sociétés populaires. Je demande, ajouta-t-il, que les fonctionnaires publics, désignés par les autorités constituées, soient tenus de le lire, les jours de décadi, dans le temple de la Raison. Il était difficile de pousser plus loin l'admiration ; la proposition de Legendre fut immédiatement adoptée par acclamation.

Il fallait donc que les circonstances fussent bien graves et bien impérieuses pour qu'une Assemblée comme la Convention, composée de plus de six cents membres, votât avec le plus complet accord sans qu'aucune voix dissidente protestât, une loi aussi rigoureuse ; bien coupables ont été les ennemis acharnés qui la portèrent à de telles extrémités.

Le lendemain du jour où fut prononcé le discours de Saint-Just, Fouquier-Tinville écrivit au Comité de Salut public que, par suite d'une instruction qui avait eu lieu au tribunal il avait cru devoir ne pas différer un instant de faire mettre en arrestation et incarcérer à la Conciergerie, Ronsin, Hébert, Vincent, Momoro, Ducroquet et le général Laumur, et qu'un banquier hollandais, nommé Knoff, ne tarderait pas à être également arrêté. Je vous promets, disait-il en terminant, qu'il ne sera rien négligé par le tribunal pour parvenir à assurer enfin la tranquillité et la liberté du peuple et la sûreté de la Convention.

Le même jour, Couthon, après avoir déclaré, sur la foi de l'agent de France en Suisse, que, depuis un mois, les émigrés comptaient sur le massacre d'une partie de la Convention, lut, à la tribune de l'Assemblée, deux lettres saisies sur des étrangers, lettres qui, sans prouver qu'Hébert et ses amis fussent aux gages de l'étranger, donnaient, au moins, la certitude que leur système d'exagération était regardé comme une aide puissante pour les ennemis de la Révolution.

En les envoyant au Tribunal révolutionnaire, le Comité de Salut public céda donc au désir de mettre un peu d'ordre dans une république autant compromise par les enragés que par ses plus implacables adversaires.

Dans ce procès des hébertistes, furent englobés quelques intrigants faisant de la révolution par métier, et ce malheureux Anacharsis Clootz, digne d'une autre destinée. Parmi les accusés, qui étaient au nombre de vingt, le médecin Laboureau fut le seul acquitté. Condamnés à mort, les dix-neuf autres furent conduits à l'échafaud le 4 germinal : Le peuple, dont Hébert, Ronsin et Vincent avaient été les flatteurs désespérés, parut indifférent à leur sort, comme s'il eût compris que sa véritable force n'était pas dans ces énergumènes impuissants et sanguinaires et les Cordeliers, en applaudissant au rapport de Saint-Just, dont lecture fut donnée au club, dans la séance du 26 ventôse, semblèrent eux-mêmes renier leurs principaux chefs. Terrible leçon pour ceux qui courent après la popularité par des moyens extravagants que réprouvent la dignité humaine qu'ils oublient, et la raison qu'ils foulent aux pieds, en prétendant l'adorer !

Eh bien, malgré cela, malgré la haute idée morale à laquelle Robespierre, Saint-Just et le Comité de Salut public obéirent, en détruisant une faction désorganisatrice et corrompue, je me demande si la mort des hébertistes n'a pas été une grande faute, et si la République n'en a pas reçu un coup fatal. Si Camille Desmoulins et ses amis s'en réjouirent, combien plus encore les royalistes Le bourreau gagné, et, assurément, ce ne fut pas par des républicains, apporta au supplice d'Hébert et de ses malheureux compagnons de hideux raffinements les applaudissements et les risées qui, dans la foule, répondirent aux complaisances du sanglant exécuteur, ne vinrent, certes, pas des patriotes. Quel avertissement pour le Comité de Salut public et comme il est regrettable qu'il ne l'ait pas compris ! En France et en Europe, la contre-révolution fut en joie à la nouvelle de cette exécution. Que sera-ce quand il s'agira de Danton ?

 

 

 



[1] Ces paroles, citées par MM. Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 195-194, différent légèrement de celles qui sont rapportées au Moniteur. Voyez, au surplus, dans le Moniteur du 19 brumaire an II, la suite de la séance du 17 brumaire (7 novembre).

[2] M. Éd. Fleury, sur la foi de je ne sais quel témoin oculaire qu'il ne nomme pas (c'est Vilate, je crois), fait assister Saint-Just cette séance. (Voyez Saint-Just et la Terreur, t. II, p. 196.) Il lui était bien facile de constater qu'à cette époque Saint-Just se trouvait à Strasbourg. Cette séance eut lieu le 28 brumaire an II (10 novembre). Saint-Just et Le Bas, en mission dans le Bas-Rhin, depuis le 1er brumaire, ne vinrent à Paris que le 15 frimaire (5 décembre), c'est-à-dire près d'un mois après cette séance, et en repartirent le 20. Il est bon de remarquer avec quelle déplorable légèreté M. Éd. Fleury raconte les faits, quand il ne bâtit pas sur des on-dit les hypothèses les plus calomnieuses.

[3] Mémoires de Levasseur, t. II, p. 291.

[4] Montgaillard, Histoire de France, t. IV, p. 89.

[5] Séance des Jacobins, du 21 novembre 1793. Voyez ce magnifique discours cité en entier, par MM. Buchez et Roux, dans l'Histoire parlementaire, t. XXX, p. 274-288 ; voyez également les Mémoires de Levasseur, t. II, p. 304-312.

[6] Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l'Église, t. II, p. 398.

[7] Voyez le n° 9 du Vieux Cordelier.

[8] Séance des Cordeliers du 14 ventôse.

[9] Voyez le moniteur du 17 ventôse an II, n° 167, séance du 16.

[10] Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, par M. Villemain, t. I, p. 66, éd. in-18.