HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Modérés et ultra-révolutionnaires. — Saint-Just est nommé président de la Convention nationale. — Actes de sa présidence. — Réclamations contre la détention des patriotes. — Rapport de Saint-Just. — La Convention adopte le décret présenté par lui, — Mode d'exécution de ce décret. — La confiscation. — Les Girondins et les Montagnards. — Une lettre du roi Charles IX. — De la douceur monarchique.

 

Pendant la seconde mission de Saint-Just et de Le Bas, la scission qui s'était produite sur les bancs de la Montagne avait pris un caractère alarmant, et les commissaires trouvèrent bien changée la physionomie de la Convention. Je ne vous parlerai pas des affaires publiques, écrivait Le Bas à son père ; mes absences m'ont un peu désorienté, il faut que je me remette au courant.

Deux factions rivales s'étaient dessinées plus nettement depuis quelques semaines ; la faction modérée, ainsi nommée parce qu'elle s'était à elle-même décerné ce titre, et la faction ultra-révolutionnaire. La première marchait encore avec Robespierre, auquel s'était associé Danton pour blâmer Camille Desmoulins : la seconde s'en était complètement séparée ; elle l'avait même attaqué en ces termes, au club des Cordeliers, par la bouche de Momoro, l'un des membres de la Commune : Tous ces hommes usés en République, ces jambes cassées de la Révolution nous traitent d'exagérés, parce que nous sommes patriotes et qu'ils ne veulent plus l'être[1]. Pourquoi cette allusion à Robespierre et à ses amis ? C'est que, quelques jours avant, Robespierre avait dénoncé les enragés au sein même de la Convention, dans son discours sur les principes de morale politique qui devaient guider l'Assemblée dans l'administration intérieure de la République. Comment auraient-ils oublié de telles paroles :

Ils aimeraient mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action. Quelle différence trouvez-vous entre ces gens-là et vos modérés ?... Jugez-les, non par la différence du langage, mais par l'identité des résultats. Celui qui attaque la Convention nationale par des discours insensés et celui qui la trompe pour la compromettre, ne sont-ils pas d'accord avec celui qui, par d'injustes rigueurs, force le patriotisme à trembler pour lui-même, invoque l'humanité en faveur de l'aristocratie et de la trahison ?

 

Puis, accusant les exagérés de prendre le masque du patriotisme pour défigurer, par d'insolentes parodies, le drame sublime de la Révolution, et compromettre la cause de la liberté par des. extravagances étudiées, l'orateur ajoutait :

Faut-il agir ? ils pérorent. Faut-il délibérer ? ils veulent commencer par agir. Les temps sont-ils paisibles ? ils s'opposent à tout changement utile. Sont-ils orageux ? ils parlent de tout réformer pour bouleverser tout. Voulez-vous contenir les séditieux ? ils vous rappellent la clémence de César. Voulez-vous arracher les patriotes à la persécution ? ils vous proposent pour modèle la fermeté de Brutus. Ils découvrent qu'un tel a été noble lorsqu'il sert la République ; ils ne s'en souviennent plus lorsqu'il la trahit. La paix est-elle utile ? ils vous étalent les palmes de la victoire. La guerre est-elle nécessaire ? ils vous vantent les douceurs de la paix. Faut-il défendre le territoire ? ils veulent aller chercher les tyrans au delà des monts et des mers. Faut-il reprendre nos forteresses ? ils veulent prendre d'assaut les églises et escalader le ciel ; ils oublient les Autrichiens pour faire la guerre aux dévotes[2].

 

C'était une déclaration de guerre manifeste aux auteurs des saturnales dont le culte de la Raison était le prétexte.

Nous tracerons le tableau de ces scènes désolantes, au moment où Saint-Just se chargera de frapper l'hébertisme, comme il avait frappé Euloge Schneider pour avoir déshonoré la Révolution. Il était revenu depuis trois jours seulement, lorsque l'Assemblée, dans la soirée du 1er ventôse, le choisit pour son président.

Le premier acte de sa présidence fut de présenter à la Convention l'extrait de huit cents adresses de communes qui la félicitaient sur ses travaux et l'invitaient à rester à son poste jusqu'à la cessation des dangers de la patrie. Ce fut sous sa présidence que la loi sur le maximum fut remaniée et refaite sur des bases plus justes ; que l'exécrable Carrier, un thermidorien, présenta son rapport sur sa mission à Nantes ; que le traitement des instituteurs primaires fut augmenté que Merlin (de Thionville) invita la Convention à décréter qu'aucun noble ne pourrait servir dans les armées de la République que fut organisé le service de santé des armées et des hôpitaux militaires. Ce fut sous sa présidence que Bonaparte, alors commandant en second d'artillerie, fut dénoncé à la Convention pour avoir, sur l'ordre du général Lepoype, proposé de relever à Marseille les bastilles bâties jadis par Louis XIV dans le but d'assurer son despotisme dans le Midi, et qui avaient été détruites depuis la Révolution. Ce fut aussi sous la présidence de Saint-Just que la sœur de Mirabeau adressa à l'Assemblée une demande de secours. La Révolution avait accordé aux ci-devant religieuses une pension, à titre d'indemnité ; mademoiselle de Mirabeau, après avoir exposé, dans une supplique, son extrême détresse, ajoutait qu'il ne lui restait de ressource que dans la justice et la bienfaisance de la Convention, et terminait en sollicitant un secours provisoire, à imputer sur les arrérages de sa pension. On n'avait pas encore oublié les grands services rendus à la cause populaire par l'immortel transfuge de la noblesse, et l'Assemblée, sur la proposition d'un de ses membres, accorda à la citoyenne Riquetti une pension de six cents livres.

Dans la séance du 4 ventôse, les représentants Taillefer et Bréard s'étaient plaints vivement de ce que certains hommes à bonnet rouge, simulant un zèle exagéré, s'introduisaient dans les comités révolutionnaires et parvenaient à faire arrêter d'excellents patriotes ; sur leur proposition, la Convention avait invité ses Comités de Salut public et de Sûreté générale à lui présenter incessamment un rapport sur les moyens de mettre fin à de pareilles menées.

Chargé de porter la parole au nom des deux comités, Saint-Just descendit, le 8 ventôse, de son fauteuil de président, monta à la tribune et commença en ces termes :

Vous avez décrété, le 4 ventôse, que vos deux Comités réunis de Salut public et de Sûreté générale vous feraient un rapport sur les détentions, sur les moyens les plus courts de reconnaître et de délivrer l'innocence et le patriotisme opprimés, comme de punir les coupables.

Je ne veux point traiter cette question devant vous comme si j'étais accusateur et défenseur, ou comme si vous étiez juges ; car les détentions n'ont point leur source dans des relations judiciaires mais dans la sûreté du peuple et du gouvernement. Je ne veux point parler des orages d'une révolution comme d'une dispute de rhéteurs, et vous n'êtes point juges, et vous n'avez point à vous déterminer par l'intérêt civil, mais par le salut du peuple placé au-dessus de nous. Toutefois, il faut être juste ; mais, au lieu de l'être conséquemment à l'intérêt particulier, il faut l'être conséquemment à l'intérêt public.

 

Après cet exorde, il examine l'origine des détentions rendues nécessaires par les menées des ennemis de la Révolution. Parcourez, dit-il, les périodes qui les ont amenées on a passé, par rapport à la minorité rebelle, du mépris à la défiance, de la défiance aux exemples, des exemples à la terreur. Aux détentions tient la perte ou le triomphe de nos ennemis. Je ne sais pas exprimer à demi ma pensée ; je suis sans indulgence pour les ennemis de mon pays : je ne connais que la justice. Suivant lui, faute d'un système d'institutions qui mette l'harmonie dans la République, la société française flotte éperdue entre l'avarice et l'intérêt qui cherchent à la détruire par la corruption.

Dans une monarchie, poursuit-il il n'y a qu'un gouvernement ; dans une république, il y a de plus des institutions, soit pour comprimer les mœurs, soit pour arrêter la corruption des lois ou des hommes. Un État où ces institutions manquent n'est qu'une république illusoire ; et comme chacun y entend, par sa liberté, l'indépendance de ses passions et son avarice, l'esprit de conquête et l'égoïsme s'établissent entre les citoyens, et l'idée particulière que chacun se fait de la liberté selon son intérêt, produit l'esclavage de tous.

Nous avons un gouvernement, nous avons ce lien commun de l'Europe qui consiste dans des pouvoirs et une administration publique. Les institutions nous manquent. Nous n'avons point de lois civiles qui consacrent notre bonheur, nos relations naturelles et détruisent les éléments de la tyrannie. Une partie de la jeunesse est encore élevée par l'aristocratie ; celle-ci est puissante et opulente. L'étranger, qui s'est efforcé de corrompre les talents, s'est efforcé de dessécher nos cœurs. Nous sommes inondés d'écrits dénaturés ; la loi déifie l'athéisme intolérant et fanatique. On croirait que le prêtre s'est fait .athée et que l'athée s'est fait prêtre ; il n'en faut plus parler. Il nous faudrait de l'énergie, on nous suggère le délire ou la faiblesse.

L'étranger n'a qu'un moyen de nous perdre, c'est de nous dénaturer et de nous corrompre, puisqu'une république ne peut reposer que sur la nature et les mœurs. C'est Philippe qui remue Athènes, c'est l'étranger qui veut rétablir le trône, et qui répond à nos paroles qui s'envolent par des crimes profonds qui nous minent. C'est l'étranger qui défend officieusement les criminels. Les agents naturels de cette perversité sont les hommes qui, par leurs vengeances et leurs intérêts, font cause commune avec les ennemis de la République. Vous avez voulu une république ; si vous ne vouliez pas en même temps ce qui la constitue, elle ensevelirait le peuple sous ses débris. Ce qui constitue une république, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé. On se plaint des mesures révolutionnaires ; mais nous sommes des modérés en comparaison de tous les autres gouvernements.

 

Ainsi se trouvaient avertis du même coup et ceux qui poussaient à la haine et au mépris de la Révolution par leurs folies et leurs farces indécentes, et ceux qui, par un modérantisme d'apparat, se faisaient, sans le vouloir peut-être, l'avant-garde de la réaction. Puis, après avoir rappelé les crimes et les fautes de l'ancienne monarchie, après avoir dépeint la terreur royaliste sous laquelle gémissaient les peuples de l'Europe, cette terreur qui à l'heure présente, pour la honte de notre siècle, broie encore l'héroïque et malheureuse Italie après avoir démontré que l'Angleterre demanderait la paix le lendemain du jour où elle verrait ses partisans écrasés par la République, Saint-Just se demande avec raison pourquoi la France ne traiterait pas les partisans de la tyrannie comme on traite, ailleurs, les partisans de la liberté. Il invoque alors le souvenir de Margarot, qui venait d'être déporté à Botany-Bay et dont les biens avaient été confisqués par le Parlement d'Angleterre, parce qu'il avait commis le crime de convoquer à Édimbourg une convention nationale.

Que Margarot revienne de Botany-Bay ! s'écrie-il ; qu'il ne périsse point ! que sa destinée soit plus forte que le gouvernement qui l'opprime Les révolutions commencent par d'illustres malheureux vengés parla fortune. Que la Providence accompagne Margarot à Botany-Bay ! qu'un décret du peuple affranchi le rappelle du fond des déserts ou venge sa mémoire On arrête en vain l'insurrection de l'esprit humain, elle dévorera a tyrannie.

Rappelant ensuite les attentats renouvelés chaque jour contre la République, il examine si le temps de l'indulgence est venu, et déclare que la sévérité est commandée par la confiance même des ennemis de la Révolution.

La première loi de toutes les lois, dit-il, est la conservation de la République. Il est une secte politique, en France, qui joue tous les partis ; elle marche à pas lents. Parlez-vous de la terreur, elle vous parle de clémence ; devenez-vous clément, elle vous vante la terreur. Ainsi, dans un gouvernement où la morale n'est point rendue pratique par des institutions fortes qui rendent le vice difforme, la destinée publique change au gré du bel esprit et des passions dissimulées. Éprouvons-nous des revers, les indulgents prophétisent des malheurs sommes-nous vainqueurs, on en parle à peine. Dernièrement, on s'est moins occupé des victoires de la République que de quelques pamphlets, et, tandis qu'on détourne le peuple des mâles objets, les auteurs des complots criminels respirent et s'enhardissent. On distrait l'opinion des plus purs conseils et le peuple français de sa gloire pour l'appliquer à des querelles polémiques. Ainsi Rome sur son déclin, Rome dégénérée, oubliant ses vertus, allait voir au cirque combattre des bêtes, et, tandis que le souvenir de tout ce qu'il y a de grand et de généreux parmi nous semble obscurci, les principes de la liberté publique peu à peu s'effacent, ceux du gouvernement se relâchent, et c'est ce que l'on veut pour accélérer notre perte. L'indulgence est pour les conspirateurs, et la rigueur est pour le peuple. On semble ne compter pour rien le sang de deux cent mille patriotes répandu et oublié.

 

L'enthousiasme républicain de l'orateur lui arrache de ces paroles qui ajoutaient à la solennité et à la grandeur des circonstances je ne sais quelle sombre et sauvage majesté : La monarchie n'est point un roi, elle est le crime ; la République n'est point un sénat, elle est la vertu ; quiconque ménage le crime, veut rétablir la monarchie et immoler la liberté. Dans ce magnifique discours, il n'a garde d'oublier les fripons qui étaient alors poursuivis et traités avec la même sévérité que les traîtres. Aussi, comme ils prirent leur revanche après thermidor ! comme ils se répandirent sur les routes, tuant et pillant avec impunité, sous les auspices de la réaction, devenue la complice et l'associée des voleurs et des assassins de grand chemin !

Votre but, poursuivait Saint-Just, est de créer un ordre de choses tel, qu'une pente universelle vers le bien s'établisse ; tel, que les factions se trouvent tout à coup lancées sur l'échafaud ; tel, qu'une mâle énergie incline l'esprit de la nation vers la justice ; tel, que nous obtenions dans l'intérieur le calme nécessaire pour fonder la félicité du peuple ; car il n'y a, comme au temps de Brissot, que l'aristocratie et l'intrigue qui se remuent ; les sociétés populaires ne sont point agitées les armées sont paisibles le peuple travaille. Ce sont donc tous nos ennemis qui s'agitent seuls, et qui s'agitent pour renverser la Révolution. Notre but est d'établir un gouvernement sincère, tel que le peuple soit heureux, tel, enfin, que, la sagesse et la Providence éternelle présidant seules à l'établissement de la République, elle ne soit plus, chaque jour, ébranlée par un forfait nouveau... Il s'éleva, dans le commencement de la Révolution, des voix indulgentes en faveur de ceux qui la combattaient. Cette indulgence, qui ménagea pour lors quelques coupables, a, depuis, coûté la vie à deux cent mille hommes dans la Vendée ; cette indulgence nous a mis dans la nécessité de raser des villes elle a exposé la patrie à une ruine totale, et si, aujourd'hui, vous vous laissiez aller à la même faiblesse, elle vous coûterait un jour trente ans de guerre civile. ll est difficile d'établir une république autrement que par la censure inflexible de tous les crimes. Jamais Précy, jamais la Rouerie et Paoli n'auraient créé de parti sous un gouvernement jaloux et rigoureux. La jalousie vous est nécessaire vous n'avez le droit ni d'être cléments ni d'être sensibles pour les trahisons vous ne travaillez pas pour votre compte, mais pour le peuple. Lycurgue avait cette idée dans le cœur, lorsque, après avoir fait le bien de son pays avec une rigidité impitoyable, il s'exila lui-même.

 

Il peint alors les trahisons qui ont mis le pays en feu ; il peint la Vendée triomphante ; Toulon, Valenciennes et le Quesnoy livrés à l'ennemi l'étranger maître de nos banques et de notre industrie ; nos vaisseaux incendiés ; nos monnaies avilies ; et il continue en ces termes :

Vous maîtrisâtes la fortune et la victoire, et vous déployâtes enfin contre les ennemis de la liberté l'énergie qu'ils avaient déployée contre vous car, tandis qu'on vous suggérait des scrupules de défendre la patrie, Précy, Charette et tous les conjurés brûlaient la cervelle à ceux qui n'étaient pas de leur avis et refusaient de suivre leurs rassemblements, et ceux qui cherchent à nous énerver ne font rien et ne proposent rien pour énerver nos ennemis. On croirait, à les entendre, que l'Europe est tranquille et ne fait point de levées contre nous. On croirait, à les entendre, que les frontières sont paisibles comme nos places publiques. On croirait que chacun, épouvanté de sa conscience et de l'inflexibilité des lois, s'est dit à lui-même Nous ne sommes pas assez vertueux pour être si terribles législateurs philosophes, compatissez à ma faiblesse je n'ose point vous dire Je suis vicieux j'aime mieux vous dire Vous êtes cruels.

Ce n'est point avec ces maximes que vous acquerrez de la stabilité. Je vous ai dit qu'à la détention de l'aristocratie le système de la République était lié. En effet, la force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n'avons point encore pensé. L'opulence est dans les mains d'un assez grand nombre d'ennemis. Concevez-vous qu'un empire puisse exister si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme du gouvernement ? Ceux qui font des révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau. La Révolution nous conduit à reconnaître ce principe, que celui qui s'est montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire. Serait-ce donc pour ménager des jouissances à ses tyrans que le peuple verse son sang sur les frontières, et que toutes les familles portent le deuil de leurs enfants ? Vous reconnaîtrez ce principe, que celui-là seul a des droits dans notre patrie, qui a coopéré à l'affranchir. Abolissez la mendicité qui déshonore un État libre. Les propriétés des patriotes sont sacrées mais les biens des conspirateurs sont là pour tous les malheureux. Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent. Ces principes sont éversifs des gouvernements corrompus ; ils détruiraient le vôtre si vous le laissiez corrompre. Immolez donc l'injustice et le crime si vous ne voulez pas qu'ils vous immolent.

 

Il insiste alors sur la nécessité de réprimer tous les abus, et surtout ceux commis par les fonctionnaires qui bravent leurs devoirs et que la justice épargne trop souvent.

Que rien de mai ne soit pardonné ni impuni dans le gouvernement, dit-il en terminant ; la justice est plus redoutable pour les ennemis de la République que la terreur seule. Que de traîtres ont échappé à la terreur qui parle et n'échapperaient pas à la justice qui pèse les crimes dans sa main La justice condamne les ennemis du peuple et les partisans de la tyrannie parmi nous à un esclavage éternel ; la terreur leur en laisse espérer la fin. La justice condamne les fonctionnaires à la probité ; la justice rend le peuple heureux et consolide le nouvel état de choses ; la terreur est une arme à deux tranchants, dont les uns se sont servis à venger le peuple et d'autres à servir la tyrannie. La terreur a rempli les maisons d'arrêt ; mais on ne punit point les coupables : la terreur a passé comme un orage. N'attendez de sévérité durable dans le caractère public que de la force des institutions... Il s'est fait une révolution dans le gouvernement elle n'a point pénétré l'état civil le gouvernement repose sur la liberté l'état civil sur l'aristocratie qui forme un rang intermédiaire d'ennemis de la liberté entre le peuple et vous. Pouvez-vous rester loin du peuple, votre unique ami ? Forcez les intermédiaires au respect rigoureux de la représentation nationale et du peuple. Si ces principes pouvaient être adoptés, notre patrie serait heureuse, et l'Europe serait bientôt à nos pieds...

Épargnez l'aristocratie, et vous préparez cinquante ans de troubles. Osez ! ce mot renferme toute la politique de notre Révolution. L'étranger veut régner chez nous par la discorde étouffons-la en séquestrant nos ennemis et leurs partisans rendons guerre pour guerre nos ennemis ne peuvent plus nous résister longtemps. ils nous font la guerre pour s'entre-détruire. Pitt veut détruire la maison d'Autriche, et celle-ci la Prusse, tous ensemble l'Espagne. Pour vous, détruisez le parti rebelle ; bronzez la liberté ; vengez les patriotes, victimes de l'intrigue mettez le bon sens et la modestie à l'ordre du jour ; ne souffrez point qu'il y ait un malheureux ni un pauvre dans l'État. Eh qui vous saurait gré du malheur des bons et du bonheur des méchants ?

 

L'Assemblée, après la lecture de ce rapport, se leva par acclamation, et, au milieu d'unanimes applaudissements[3], adopta un décret par lequel le Comité de Sûreté générale fut investi du pouvoir de mettre en liberté les patriotes détenus, à la condition, pour toute personne détenue, de rendre compte de sa conduite depuis 1789. Le même décret ordonnait la séquestration, au profit de la République, des biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution, lesquelles devaient être emprisonnées jusqu'à la paix et bannies ensuite à perpétuité.

Quelques jours après, Saint-Just reparut à la tribune pour soumettre à la Convention, au nom du Comité de Salut public, un mode d'exécution du précédent décret. Il s'exprima ainsi :

C'est une idée très-généralement sentie, que toute la sagesse du gouvernement consiste à réduire le parti opposé à la Révolution, et à rendre le peuple heureux aux dépens de tous les vices et de tous les ennemis de la liberté. C'est le moyen d'affermir la Révolution que de la faire tourner au profit de ceux qui la défendent. Identifiez-vous par la pensée aux mouvements secrets de tous les cœurs ; franchissez les idées intermédiaires qui vous séparent du but où vous tendez. Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que de la suivre et d'en être entraîné. C'est à vous d'en déterminer le plan et d'en précipiter les résultats pour l'avantage de l'humanité.

Que le cours rapide de votre politique entraîne toutes les intrigues de l'étranger ; un grand coup que vous frappez d'ici retentit sur le trône et sur le cœur de tous les rois. Les lois et les mesures de détail sont des piqûres que l'aveuglement endurci ne sent pas. Faites-vous respecter en prononçant avec fierté les destins du peuple français. Vengez le peuple de douze cents ans de forfaits contre ses pères. On trompe les peuples de l'Europe sur ce qui se passe chez nous. On travestit vos discussions mais, on ne travestit point les lois fortes elles pénètrent tout à coup les pays étrangers comme l'éclair inextinguible. Que l'Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français que cet exemple fructifie sur la terre ; qu'il y propage l'amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe.

 

Après avoir entendu Saint-Just, la Convention décida que les biens des ennemis de la Révolution serviraient à indemniser tous les patriotes indigents dont les communes de la République dresseraient un état, avec leurs noms, leur âge, leur profession, le nombre et l'âge de leurs enfants qu'en conséquence, le Comité de Sûreté générale présenterait et rendrait public le tableau des personnes hostiles à la Révolution, et qu'il donnerait des ordres précis pour que dans un délai fixé par lui à chaque district, suivant son éloignement chaque comité de surveillance de la République eût à fournir des renseignements sur la conduite de tous les détenus depuis le 1er mai 1789.

Avant de s'exclamer sur la rigueur d'un pareil décret, il ne faut pas oublier que la confiscation n'était pas d'invention révolutionnaire. Son origine est toute monarchique, ce que les historiens réactionnaires mettent trop de bonne volonté à ne pas se rappeler. Ce fut un des rares abus que la Révolution ne détruisit point[4]. Elle tourna contre ses ennemis, contre l'aristocratie et les émigrés, cette arme terrible dont nos rois avaient tant usé pour enrichir des grands seigneurs et des courtisanes en sorte que l'on peut dire que beaucoup perdirent leurs richesses par le moyen même qui les leur avait données.

La Révolution eût mieux fait sans doute, au lieu de concéder gratuitement les biens nationaux ou de les vendre, système qui a favorisé l'usure et la paresse, suivant la très-judicieuse remarque de M. Michelet[5], de les affermer à très-bas prix, de façon en favoriser peu à peu l'achat aux hommes laborieux et économes ; les lois agraires, même par exception, n'aboutiront jamais lt des résultats satisfaisants. Mais ne faut-il pas remercier la Convention de la persistance avec laquelle elle chercha à déraciner la mendicité, ce fléau que la France républicaine avait hérité de la monarchie, et lui savoir gré des efforts qu'elle tenta pour y parvenir ? Abolissez la mendicité, qui déshonore un État libre, lui avait dit Saint-Just. Il y avait autrefois, en France, des armées de mendiants qui vivaient des aumônes des seigneurs. L'Assemblée, sous la présidence de Saint-Just, décréta que les autorités constituées seraient tenues, sous leur responsabilité, de veiller à ce que les individus valides ne mendiassent pas et s'occupassent de travaux utiles à la société. En même temps, elle chargea son comité de secours de présenter, dans le plus bref délai, un rapport sur les mesures à prendre pour éteindre la mendicité dans toute l'étendue de la République[6].

On sait quels étaient alors des dangers de la République, menacée par la faim, la coalition et la révolte. Saint-Just s'occupa constamment des subsistances. Tous les arrêtés relatifs aux approvisionnements sont signés de lui et de Robert Lindet, et presque tous écrits de sa main. En voici quelques-uns, que nous copions au hasard :

Le Comité de Salut public, sur le compte qui lui a été rendu du danger où Paris se trouve, en ce moment, de manquer de pain, et après avoir délibéré, arrête ce qui suit :

Le ministre de l'intérieur tiendra trois millions à la disposition du corps municipal de Paris.

Signé : SAINT-JUST.

 

Le Comité de Salut public invite le citoyen Cambon à examiner incessamment et à apurer en particulier les comptes de la Commune de Paris sur l'emploi des trois millions qui lui ont été avancés à diverses époques pour l'approvisionnement de Paris en subsistances. Le citoyen Cambon fera connaître le résultat de son examen au Comité de Salut public.

Signé : SAINT-JUST, BARÈRE, BILLAUD, CARNOT, C.-A. PRIEUR.

 

Le Comité de Salut public arrête que le maire de Paris lui remettra, chaque jour, l'état des arrivages sur les ports de Paris arrête, en outre, que le maire de Paris fera faire le recensement des magasins en gros.

Signé : SAINT-JUST.

 

L'année avait été mauvaise ; les denrées étaient rares ; on arrêtait sur les routes les voitures de farines destinées à Paris, et plusieurs arrêtés sévères, signés de Saint-Just, enjoignent aux administrations de département de faire relâcher les voitures et de les envoyer promptement leur destination. Ce fut alors que, pour parer aux éventualités d'une seconde mauvaise année et se mettre en garde contre la famine, on eut l'idée de planter en pommes de terre les pelouses des jardins publics. Voici l'arrêté du Comité de Salut public concernant cette mesure, en date du 1er ventôse de l'an II il est de la main de Barère

Le Comité de Salut public arrête que le ministre de l'intérieur donnera des ordres nécessaires pour faire planter des pommes de terre dans les carrés du jardin national et dans les carrés du jardin du Luxembourg.

Signé : BARÈRE, SAINT-JUST, CARNOT, PRIEUR.

 

Cette mesure, tant critiquée par les écrivains contrerévolutionnaires, était pourtant bien simple et bien logique il fallait vivre. Aussi ces difficultés de la vie matérielle étaient-elles de nature à irriter profondément la Convention contre tous ceux qui tentaient de s'opposer à ses grandes mesures de salut.

Faut-il s'étonner maintenant de la sévérité des paroles de Saint-Just contre les ennemis de la Révolution ? Ce serait singulièrement oublier quels étaient les périls de la situation, au moment où il les prononça : Si, sous l'Assemblée législative, à une époque où l'émigration n'en était encore qu'aux menaces, on rendit contre elle des lois formidables, comment s'étonner qu'on les ait mises à exécution, quand les émigrés, après avoir sonné le tocsin contre la patrie, en furent venus à tirer l'épée ? La terreur fut la conséquence nécessaire et fatale du système des Girondins. Marquons à l'avance une place aux traîtres, s'était écrié Guadet[7], et que cette place soit l'échafaud ! Elles sont d'Isnard ces paroles passionnées

Nous ne punissons pas les chefs des rebelles, et nous avons détruit la noblesse Il est temps, il est temps que le grand niveau de l'égalité, placé sur la France libre, prenne son aplomb. La colère du peuple, comme celle de Dieu, n'est trop souvent que le supplément terrible du silence des lois. Je vous dirai que, si nous voulons vivre libres, il faut que la loi gouverne, que sa voix foudroyante retentisse et qu'elle ne distingue ni rangs, ni titres, aussi inexorable que la mort quand elle tombe sur sa proie. On vous a dit que l'indulgence est le devoir de la force. et moi je dis que la nation doit veiller sans cesse, parce que le despotisme et l'aristocratie n'ont ni mort ni sommeil, et que si les nations s'endorment un instant, elles se réveillent enchaînées ; et moi je soutiens que le moins pardonnable des crimes est celui qui a pour but de ramener l'homme à l'esclavage, et que, si le feu du ciel était au pouvoir des hommes, il faudrait en frapper ceux qui attentent à la liberté des peuples[8].

 

Est-ce Isnard ou Saint-Just qui parle ainsi ? Et cette loi, votée sur les inspirations des Girondins, quelle était-elle ?

Les Français rassemblés au delà des frontières du royaume sont, dès ce moment, déclarés suspects de conjuration contre la patrie.

Si, au 1er janvier prochain ils sont encore en état de rassemblement, ils seront déclarés coupables de conjuration, poursuivis comme tels et punis de mort.

Seront coupables du même crime et frappés de la même peine les princes français et les fonctionnaires publics absents à l'époque ci-dessus citée du 1er janvier 1790.

Tout Français qui, hors du royaume, embaucher et enrôlera des individus pour qu'ils se rendent aux rassemblements énoncés dans les art. I et II du présent décret, sera puni de mort. La même peine aura lieu contre toute personne qui commettra le même crime en France[9].

 

N'était-ce pas là de la terreur en maximes et en articles de loi ? Quand nous disons terreur, il est bien entendu que nous ne parlons pas des abominables atrocités commises par les Carrier, les Fouché et autres thermidoriens, qui tuèrent Robespierre et ses amis. Devant de pareilles horreurs, qu'elles soient commises par des républicains, comme en 1793[10], ou par des royalistes, comme dans la Vendée en 1793 et dans le Midi en 1814, toute âme humaine s'indigne et proteste. Loin de nous, au reste, la pensée de faire le procès aux Girondins pour ces grandes et légitimes colères qu'ils laissèrent éclater contre les ennemis de la Révolution nous avons seulement voulu démontrer qu'entre eux et les Montagnards il y eut une guerre de personnes et non pas une guerre de principes[11]. Les uns et les autres furent animés des mêmes sentiments républicains du même patriotisme, déployèrent la même énergie contre l'aristocratie et les rois ; c'est ce qui doit les réconcilier dans l'histoire.

Comme pour attester la douceur des mœurs monarchiques, tant vantée de nos jours, ce fut sous la présidence de Saint Just que Grégoire, au nom du Comité d'Instruction publique, vint lire, à la tribune de la Convention, cette curieuse et atroce lettre de Charles IX :

A mon frère le duc d'Alençon,

Mon frère, pour le signalé service que m'a fait Charles de Louviers, seigneur de Montrevel, présent porteur, étant celui qui a tué Mouy de la façon qu'il vous dira, je vous prie, mon frère, de lui bailler de ma part le collier de mon ordre, ayant été choisi et élu par les frères compagnons dudit ordre pour y être associé, et faire en sorte qu'il soit, par les manants et les habitants de ma bonne ville de Paris, gratifié de quelque honnête présent selon ses mérites, priant Dieu, mon frère, qu'il vous tienne en sa sainte et digne garde.

Écrit au Plessis-lès-Tours, le 10e jour d'octobre 1569.

Votre bon frère,

CHARLES[12].

 

Nous n'avons pas à dresser ici l'inventaire des crimes et des brigandages de la monarchie, et si nous avons cité la lettre du triste auteur de la Saint-Barthélemy, c'est uniquement parce qu'elle fut lue sous la présidence de Saint-Just. Il faut cependant bien dire à ceux qui reprochent tant à la Révolution ses excès, que nos rois ont été cruels et impitoyables sans nécessité, sans cause plausible, par caprice et par fantaisie, sans presque jamais avoir été dans le cas de légitime défense, comme le fut la République. Où était la raison de la révocation de l'édit de Nantes et des dragonnades des Cévennes, pour citer un exemple entre mille ? Que celui-là parle qui ose de bonne foi se faire l'apologiste de ces infamies de la royauté. Saint-Just devait donc à bon droit les flétrir. Ah ! dans tous ses discours, d'une si mâle éloquence, sans doute il y a de sombres et terribles maximes, mais combien plus il y en a où éclatent à chaque mot, avec une rare vigueur d'expression, l'amour de la patrie, la pitié pour le malheur, le culte de la justice Toutes, il les a puisées dans une âme, à coup sûr inflexible envers les traîtres et les ennemis de la République, mais souverainement honnête et profondément convaincue.

 

 

 



[1] Voyez le Moniteur du 28 pluviôse an II, n° 148.

[2] Voyez le Moniteur du 19 pluviôse an II, n° 139

[3] Voyez le compte rendu de cette séance dans le Moniteur du 9 ventôse un à, qui reproduit, en entier, le discours de Saint-Just.

[4] Abolie en 1790, rétablie en 1792, la confiscation ne disparut de nos Codes qu'à la chute de l'empire.

[5] Histoire de la Révolution, par Michelet, t. VII, p. 150.

[6] Séance du 16 ventôse an II. La mendicité est le mal chronique des pays d'aristocratie ; voyez l'Angleterre.

[7] Voyez le Moniteur du 15 janvier 1792, n° 15, séance du 13.

[8] Voyez le Moniteur du 2 novembre 1791, n° 306, séance du 31 octobre.

[9] Voyez le Moniteur du 10 novembre 1791, séance du 9 novembre.

[10] A propos des atrocités commises par Carrier, on oublie trop celles de Charette et des autres chefs vendéens.

[11] M. Lanfrey parait ne pas se douteur de cela, dans son Essai sur la Révolution. Laubardemont disait : Donnez-moi six lignes de l'écriture d'un homme, et je me charge de le faire pendre. M. Lanfrey a pris çà et là quelques paroles de Saint-Just et de Robespierre, et il a pendu l'un et l'autre. Il défend la Révolution à peu près comme l'ours de la fable défend son maître. Combien plus justes sont les appréciations de Chateaubriand sur les Montagnards, si hostile qu'il leur soit En vérité, ce n'était pas la peine de commencer par invectiver M. Joseph de Maistre.

[12] Voyez le Moniteur du 15 ventôse an II, n° 165.