HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE TROISIÈME (SUITE)

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

État des armées dans le département du Bas-Rhin. — Saint-Just et Le Bas à Strasbourg. — Proclamation aux soldats. — Mesures extraordinaires. — La redoute d'Hohenheim. — Destitution de l'adjudant général Perdieu. — Les troupes vêtues et soignées. — La discipline rétablie. — Affaire de Reschfeld. — Héroïque réponse des représentants à un parlementaire prussien. — Précautions prises à l'intérieur. — Emprunt sur les riches. — Arrestation des administrateurs du Bas-Rhin et de Strasbourg. — Le maire Monet. — Lettre à la société populaire. — Nouveaux commissaires nommés par la Convention. — Fondation des écoles primaires dans le département du Bas-Rhin. — Succès de nos armes. — L'ennemi contraint de lever le siège de Bitche. — Lettre de Le Bas à sa femme. — Voyage à Paris.

 

Vers la fin de l'année 1793, c'est-à-dire au mois de brumaire an II, au moment où Saint-Just et Le Bas furent envoyés dans le département du Bas-Rhin, notre frontière de l'Est était dans la situation la plus déplorable.

Sur les bords de la Sarre et du Rhin, les troupes républicaines, abandonnées et trahies, étaient en proie au plus amer découragement ; une infâme perfidie avait livré à l'Autriche les lignes de Wissembourg, et, depuis le fort Vauban jusqu'à Saverne, depuis Landau jusqu'à Strasbourg, le territoire français était inondé de hordes ennemies.

Il y avait déjà, dans ce département et près des armées du Rhin et de la Moselle, un assez grand nombre de représentants en mission. Milhaud, Guyardin, Ruamps, Soubrany et quelques autres faisaient de leur mieux afin de réprimer l'audace des contre-révolutionnaires, qui, enhardis par les succès faciles de Wurmser, ne dissimulaient plus leurs projets et mettaient tout en œuvre pour livrer l'Alsace à l'étranger. Mais le défaut d'unité et de centralisation paralysait les efforts des commissaires de l'Assemblée, et le mal était au comble, quand la Convention jugea à propos d'investir Saint-Just et Le Bas de pouvoirs extraordinaires et illimités.

Dès lors, tout changea de face en peu de jours. Saint-Just, dit M. Michelet[1], apparut, non comme un représentant, mais comme un roi, comme un dieu. Armé de pouvoirs immenses sur deux armées, cinq départements, il se trouva plus grand encore par sa haute et fière nature.

Le fait est que les deux nouveaux commissaires frappèrent de suite les imaginations par leur gravité, par leurs manières exemptes de faste et d'affectation et par la rigide austérité de leur mœurs. Les autorités constituées s'empressèrent de leur rendre visite. A l'accueil sévère des représentants, elles durent comprendre que les choses allaient prendre une autre tournure, qu'il était temps de mettre fin à l'anarchie démagogique ou réactionnaire, et qu'il fallait assurer le triomphe de la République ou périr à l'œuvre.

D'un coup d'œil, Saint-Just et Le Bas embrassèrent les périls et les embarras de la situation. A peine arrivés, le 3 brumaire, ils adressèrent la proclamation suivante aux soldats de l'armée du Rhin :

Nous arrivons et nous jurons, au nom de l'armée, que l'ennemi sera vaincu. S'il est ici des traîtres et des indifférents même à la cause du peuple, nous apportons le glaive qui doit les frapper. Soldats, nous venons vous venger et vous donner des chefs qui vous mènent à la victoire. Nous avons résolu de chercher, de récompenser, d'avancer le mérite et de poursuivre tous les crimes, quels que soient ceux qui les aient commis. Courage, brave armée du Rhin, tu seras désormais heureuse et triomphante avec la liberté !

Il est ordonné à tous les chefs, officiers et agents quelconques du gouvernement de satisfaire dans trois jours aux justes plaintes des soldats. Après ce délai, nous entendrons nous-mêmes ces plaintes, et nous donnerons des exemples de justice et de sévérité que l'armée n'a point encore vus.

 

Cette énergique proclamation produisit le meilleur effet dans l'armée ; les soldats se sentirent encouragés et soutenus ; l'enthousiasme de la liberté et l'espérance de la victoire se réveillèrent dans leurs cœurs et le même jour, Saint-Just et Le Bas purent écrire à leurs collègues :

Nous adressons à la Convention nationale un drapeau prussien, pris par le brave capitaine du 11e régiment de dragons, qui le remettra lui-même. Nous espérons que l'avantage que vient de remporter l'armée du Rhin sera suivi de plus considérables. Nous partons pour l'armée ; nous enverrons demain un courrier à la Convention nationale, avec les détails de cette affaire. Nous ferons ici notre devoir.

 

Ce capitaine, qui fut admis aux honneurs de la séance, au milieu des applaudissements de l'Assemblée, était le citoyen Donadieu ; devenu lieutenant général sous la Restauration, il se fit remarquer, à la chambre des députés, par le plus ardent royalisme.

Les plans indiqués par Saint-Just pour repousser l'invasion dénotent en lui un véritable génie militaire. Prévoyant l'intention où était l'ennemi de se fortifier dans les gorges de Saverne, pour dominer la Lorraine et l'Alsace, il conseille de combiner les mouvements des deux armées de la Moselle et du Rhin, de façon à l'en chasser peu à peu, et à reprendre le terrain jusqu'à Landau. Il cherche, avant tout, pour mettre à la tête des troupes, un général habile et qui croie à la victoire. Apprenant la présence de Pichegru à Huningue, il lui dépêche un courrier et lui mande de venir en toute hâte. Pour renforcer les armées, appauvries par la désertion et le feu de l'ennemi, il incorpore dans les camps les jeunes gens de la première réquisition et demande au Comité de Salut public de faire passer de puissants renforts à Sarrebruck et à Saverne. Faites partir en poste, écrit-il, des sabres, des pistolets, des carabines pour les dépôts de cavalerie, et que, dans douze jours, deux mille hommes de cavalerie soient rendus à Strasbourg... Déployez dans ce moment-ci toute l'énergie dont vous êtes capables. Il n'y aura pas de seconde campagne si l'Alsace est sauvée[2].

La prise des lignes de Wissembourg était due à la désorganisation des troupes, au défaut d'ordre et de discipline qui s'était glissé dans leurs rangs ; l'indiscipline des soldats tenait à la mauvaise conduite des chefs mille abus déplorables avaient envahi les diverses administrations de l'armée. Le mal était arrivé à un tel point, qu'il devait paraître sans remède. Saint-Just et Le Bas vinrent à bout de ce qui était considéré comme impossible. La situation des affaires n'est pas belle, à cette armée, écrivait Le Bas à sa femme, nous ferons notre possible pour qu'elle change promptement. Tout céda bientôt à leur inflexible volonté. Une commission militaire extraordinaire, composée de cinq membres, fut établie par eux au sein même de l'armée, à Saverne, où était le quartier général, jusqu'à ce que l'ennemi soit repoussé, dit l'arrêté, afin de réprimer les crimes, les désordres, les abus de toutes sortes ; et l'arrêté suivant avertit les traîtres, les dilapidateurs et les malveillants que le jour de l'inexorable justice était arrivé :

Les représentants du peuple envoyés extraordinairement à l'armée du Rhin, convaincus que la mauvaise administration, l'impunité des vols et les intelligences de l'ennemi avec les mauvais citoyens ont été l'une des causes des désastres de l'armée du Rhin ; convaincus en même temps de la nécessité de punir promptement et sur les lieux, arrêtent ce qui suit :

ART. I. Les agents prévaricateurs des diverses administrations de l'armée du Rhin et les agents ou partisans de l'ennemi seront fusillés en présence de l'armée.

ART. II. Le tribunal militaire près l'armée du Rhin est érigé en commission spéciale et révolutionnaire pour la punition de ces sortes de délits il ne sera, dans ce cas, astreint à aucune forme de procédure particulière.

ART. III. Il pourra se faire représenter, sans les déplacer, les registres des administrations et les autres pièces qui seront nécessaires à la connaissance du délit.

ART. IV. Il ordonnera la détention des prévenus qui ne seront que suspects et les fera conduire dans les maisons d'arrêt de Mirecourt.

ART. V. Le tribunal ne sera pareillement astreint à aucune forme de procédure particulière pour l'exécution de la proclamation des représentants du peuple, du troisième jour de ce mois ; mais, lorsque les chefs militaires paraîtront être dans le cas de la destitution prononcée par cette proclamation, ils en référeront aux représentants du peuple.

ART. VI. Le tribunal continuera d'exercer ses autres fonctions conformément aux lois existantes.

Fait à Strasbourg, le cinquième jour du deuxième mois de l'an second de la République une et indivisible.

LE BAS, SAINT-JUST.

 

Ces mesures, si rigoureuses qu'elles fussent, étaient d'une nécessité absolue, et les résultats ont pleinement donné raison aux envoyés extraordinaires de la Convention. Que la postérité leur sache gré de cette excessive sévérité, sans laquelle la France républicaine eût été infailliblement démembrée. De terribles exemples sanctionnèrent bientôt les arrêtés des commissaires et apprirent qu'il fallait s'y soumettre, bon gré mal gré. Le colonel, un capitaine et l'adjudant du 12e régiment de cavalerie, ayant suscité la désorganisation parmi les troupes, et tenu des propos offensants contre la République, furent condamnés à mort par la commission militaire et fusillés à la tête de l'armée[3]. Le commandant Lacour, chef du 1er bataillon des grenadiers de Saône-et-Loire, fut dégradé et incorporé comme simple fusilier dans un régiment de l'avant-garde, pour s'être trouvé en état d'ivresse lors de l'attaque du pont de Kehl, et avoir frappé un de ses hommes.

L'ineptie des généraux parut un crime, tant on redoutait la trahison qui s'infiltrait partout. Le général Eisenberg s'étant laissé, par une imprévoyance impardonnable, surprendre et battre à Bischwiller, et s'étant soustrait par la fuite, avec quelques officiers supérieurs, à la poursuite des Autrichiens, il fut cité, par Saint-Just indigné, devant la Commission militaire, condamné à mort et exécuté, ainsi que ses compagnons, dans la redoute d'Hohenheim.

Pour prévenir de semblables surprises, Saint-Just et Le Bas imposèrent l'obligation à toute l'armée, sous peine de mort, de coucher tout habillée ; ils contraignirent les généraux et les chefs à manger et à dormir sous la tente, et défendirent expressément à tout militaire d'entrer en ville sans en avoir la permission. La proclamation suivante fit voir qu'ils entendaient faire respecter leurs décisions :

Les représentants du peuple près l'armée du Rhin, informés que le 5 du présent mois, plusieurs officiers ont été arrêtés à la comédie de Strasbourg, au nombre desquels était Perdieu, adjudant général, servant à l'avant-garde

Considérant que l'avant-garde fut attaquée le même jour et bivaqua la nuit suivante pendant laquelle Perdieu était à la comédie ;

Considérant aussi que la discipline qui défend de sortir du camp est égale pour les soldats et pour les chefs ; que ceux-ci surtout doivent aux premiers le bon exemple, et que des hommes assez lâches pour se rendre dans les théâtres quand l'armée bivaque et quand l'ennemi est aux portes, sont indignes de commander des Français :

Arrêtent ce qui suit :

Perdieu est destitué du titre d'adjudant général, et servira quinze jours à la garde du camp, à peine d'être considéré et traité comme déserteur.

Le présent arrêté sera imprimé et distribué à l'armée.

A Strasbourg ; le huitième jour du deuxième mois.

SAINT-JUST, LE BAS.

 

La sévérité de Saint-Just, touchant la discipline militaire, était passée, dans l'armée, à l'état de légende ; on en citait complaisamment un mémorable exemple. Le jeune représentant, qui ne se reposait guère et qui, par sa présence, cherchait sans cesse à animer le courage des troupes, visitait, par une froide nuit de brumaire, les hauteurs de Brumpt, où, la veille, avait eu lieu une glorieuse affaire. Apprenant qu'un jeune officier de Noyon, son compagnon d'études, se trouve à peu de distance, il se fait conduire, dit la légende, à la tente de son ami, c'est-à-dire à l'un de ces trous que les soldats creusaient péniblement dans la terre, à la pointe du sabre, pour se garantir du froid. Il appelle son ami celui-ci vient se jeter dans ses bras sans avoir pris le temps de revêtir le moindre vêtement ; il avait ainsi, en se déshabillant, contrevenu a l'arrêté formel des commissaires. Saint-Just le presse contre son cœur et lui dit : Le ciel soit loué doublement, puisque je t'ai revu et que je puis donner, dans un homme qui m'est si cher, une leçon mémorable de discipline et un grand exemple de justice, en t'immolant au salut public. Puis il ordonne aux soldats de son escorte de passer par les armes le malheureux officier qui, l'embrassant de nouveau, profère un dernier vœu pour la République, donne le signal du feu et tombe mort.

Ce conte, dont nous n'avons pas besoin de faire ressortir toute l'invraisemblance, fut, dit-on, adroitement répandu parmi les troupes, sur le moral desquelles il influa très-avantageusement. Charles Nodier, qui le rapporte dans ses Souvenirs de la Révolution, ajoute qu'une anecdote exactement semblable se trouve dans la Vie de Frédéric le Grand, et il pense que l'une et l'autre ne sont que d'habiles mensonges ; c'est ce dont nous sommes parfaitement convaincu, quant à nous.

Au reste, cette sévérité à l'égard des officiers coupables ou négligents ne rendit pas les commissaires plus indulgents envers les simples soldats oublieux de leurs devoirs. II fallait sauver la discipline, avant tout, pour assurer la victoire. Leurs rigueurs n'étaient cependant pas entièrement inflexibles, comme l'atteste le fait suivant, bien mal à propos cité en exemple de l'inflexibilité de Saint-Just, par un écrivain[4] qui a précisément prouvé ainsi le contraire de ce qu'il prétendait démontrer. Un soldat du 7e régiment de cavalerie, nommé Deschamps, ayant perdu son cheval dans une rencontre, reçut de son colonel l'ordre de se rendre au dépôt pour y être remonté. Ce brave homme, désolé de quitter son corps au moment où des engagements journaliers avaient lieu entre les troupes républicaines et l'ennemi, refusa d'obéir et alla réclamer auprès des représentants. Saint-Just, sentant qu'il ne pouvait donner tort au colonel en cette circonstance sans affaiblir la discipline, enjoignit à Deschamps de se désister de ses prétentions, et lui remit l'ordre, écrit de sa main, d'avoir à se rendre au dépôt. L'imprudent cavalier, oubliant le respect dû aux commissaires de la Convention, s'emporta en invectives et déchira l'ordre qu'il venait de recevoir. Saint-Just, irrité à bon droit, voulait le faire fusiller ; mais, sur l'intercession de Le Bas, qui lui rappela les services rendus par Deschamps, il se départit de sa rigueur et pardonna[5]. Il s'agissait d'une insulte personnelle ; peut-être aurait-il été inflexible si l'intérêt public eût été en jeu.

Comment, d'ailleurs, les soldats se seraient-ils plaints d'une sévérité qui atteignait leurs chefs aussi bien qu'eux-mêmes, et à laquelle présidait la plus stricte justice ? Ils en estimaient plus Saint-Just et Le Bas, et les aimaient parce qu'ils les voyaient prendre part à leurs dangers et s'occuper, avec une rare sollicitude, de procurera l'armée un bien-être dont elle était complètement privée. Les troupes se trouvaient, en effet, dans le plus déplorable dénuement. L'avidité des comptables, le brigandage des fournisseurs, le mauvais vouloir des riches, hostiles à la Révolution, avaient empiré la situation au dernier point. Les fourrages avariés faisaient périr les chevaux en grand nombre ; les soldats, malades par suite de la mauvaise qualité des vivres, encombraient les hôpitaux, où la malpropreté et l'incurie, jointes à la maladie, ajoutaient encore aux chances de mortalité ; les hommes valides, découragés, commençaient à désespérer d'une république qui les laissait dans un tel abandon ; ils méritaient bien le nom de sans-culottes, qu'ils ont gardé comme un titre de gloire. Des soldats vendaient leurs uniformes, et la désertion causait, dans les rangs de l'armée, plus de ravages que la mort.

Tel était l'état de choses lorsque Saint-Just et Le Bas arrivèrent à l'armée du Rhin. Ils engagèrent aussitôt le maire de Strasbourg à exciter tous les citoyens à fournir aux troupes des souliers, des habits et des chapeaux ; ils arrêtèrent ensuite que les biens de ceux qui auraient acheté des effets d'un soldat seraient confisqués au profit de la République. Mais les appels à la générosité publique ne furent guère entendus ; force fut bientôt aux commissaires de procéder par voie de réquisition. Tous les manteaux des citoyens de la ville de Strasbourg durent être déposés dans les magasins de l'État, pour le service des troupes. En même temps, Saint-Just et Le Bas envoyèrent aux officiers municipaux l'invitation suivante, dont la forme laconique et brusque témoigne de la pressante nécessité à laquelle on était réduit.

Dix mille hommes sont nu-pieds dans l'armée, il faut que vous déchaussiez tous les aristocrates de Strasbourg et que demain, à dix heures du matin, dix mille paires de souliers soient en marche pour le quartier général.

 

Le lendemain, ils rendirent l'arrêté suivant :

Sur le compte rendu de la malpropreté des hôpitaux, les représentants du peuple arrêtent que la municipalité de Strasbourg tiendra deux mille lits prêts dans vingt-quatre heures, chez les riches de Strasbourg, pour être délivrés aux soldats ; il y seront soignés avec le respect dû à la vertu et aux défenseurs de la liberté. Il sera fourni aux chirurgiens des chevaux pour faire leurs visites.

 

Quand les commissaires eurent ordonné toutes les mesures indispensables pour assurer le bien-être du soldat, ils résolurent de pousser activement les opérations de la guerre, et de prendre l'offensive sur toute la ligne, afin de chasser au plus vite du territoire français les Prussiens et les Autrichiens. Aux généraux commandant les diverses divisions de l'armée, ils adressèrent cette énergique circulaire

Général, jusqu'à présent nous nous sommes occupés de l'administration de votre armée ; maintenant il s'agit de vaincre ; vous voudrez bien mettre à l'ordre du jour que toutes les troupes désormais s'exercent aux évolutions militaires, que les soldats demeurent sous les armes et se préparent à la victoire, et que tous les chefs restent près des soldats.

 

Les proclamations de Saint-Just et de Le Bas à l'armée sont, à bon droit, demeurées célèbres. Elles sont le modèle original d'autres proclamations, tant admirées depuis, et qui n'ont pas plus d'éloquence martiale et d'énergie militaire. Les unes comme les autres ont électrisé les troupes et les ont forcées au triomphe.

La Convention commençait alors à recueillir les fruits de son indomptable fermeté. Au Midi, dans l'Ouest et au Nord, les armes de la République avaient le dessus ; l'Europe voyait ses efforts s'épuiser en pure perte ; et, à l'intérieur, la rébellion, si menaçante en juillet, rentrait dans l'ombre, frémissante et subjuguée. Saint-Just et Le Bas ne manquèrent pas de mentionner, dans leurs proclamations, ces grands événements si bien de nature à exciter l'émulation de l'armée du Rhin.

Soldats, disaient-ils, les Espagnols sont en fuite. Les 24 et 25 .du mois dernier, l'armée du Nord a délivré Maubeuge et mis en déroute les Autrichiens. L'armée du Nord doit cet avantage à sa discipline.

Chollet et Mortagne sont en notre pouvoir ; partout la République et la liberté triomphent.

Soldats de l'armée du Rhin, méprisez l'ennemi que vous avez devant vous. Il ne vous a point vaincus il vous a trahis. De faux déserteurs vous ont tendu les bras. Vous les avez embrassés. On n'embrasse pas les tyrans, on les tue.

Soyez donc sur vos gardes. Aimez la discipline qui fait vaincre. Exercez-vous au maniement des armes ; demeurez dans vos camps et préparez-vous à vaincre à votre tour...

 

Les troupes, enthousiasmées par de telles paroles, ne tardèrent pas à prendre la revanche des revers subis avant l'arrivée des commissaires généraux. Attaquées les 5 et 6 brumaire, non loin de Saverne, par un ennemi de beaucoup supérieur en nombre, elles accomplirent des merveilles, quoique n'ayant que des pièces de quatre et de huit à opposer à de la grosse artillerie l'infanterie française, mal armée, soutint sans reculer d'un pas le choc d'une puissante cavalerie ; et l'armée austro-prussienne, culbutée et rompue, fut forcée de fuir, en laissant sur le terrain plus de cinq cents cadavres.

Saint-Just et Le Bas annoncèrent en ces termes ce succès à la Convention :

L'ennemi a attaqué les troupes de la République près Saverne, et les a chassées du bois de Reschfeld ; mais nos braves républicains sont revenus à la charge, ont chassé l'ennemi à leur tour, et lui ont tué cinq cents hommes. Notre perte a été très-peu considérable. Le général qui doit commander cette armée est arrivé. De cet instant, les affaires iront beaucoup mieux. Nous nous occupons sans relâche à épurer les officiers ; le nombre des patriotes est bien petit parmi eux. Si cet épurement eût eu lieu avant l'affaire de Wissembourg, l'ennemi n'aurait pas passé les lignes.

 

Quelques jours après cet engagement, un parlementaire prussien fut envoyé à Strasbourg auprès des commissaires extraordinaires pour demander une suspension d'armes. Il n'obtint de Saint-Just et de Le Bas que cette fière.et héroïque réponse : La République française ne reçoit de ses ennemis et ne leur envoie que du plomb[6]. Il apparut, dès lors, à l'ennemi qu'il n'avait plus à compter sur les trahisons et les infamies auxquelles étaient dus ses premiers succès, et les représentants du peuple dont les actes avaient amené ce changement, reçurent les félicitations enthousiastes du Comité de Salut public.

Les mesures prises par eux, à l'intérieur, pour rétablir la tranquillité et assurer le triomphe de la République, furent tout aussi nécessaires et aussi énergiques. Les émigrés étaient rentrés en foule à la suite de Wurmser, et les nobles de l'Alsace, la plupart du moins, car il y eut de généreuses exceptions, ne songeaient à rien moins qu'à livrer Strasbourg à l'ennemi. Partout ils essayèrent de restaurer l'ancien régime, sous la protection des baïonnettes étrangères. Ils soumirent aux plus indignes traitements les citoyens connus comme patriotes ; les mariages et les baptêmes durent être renouvelés, et l'on vit les couleurs nationales disparaître pour faire place à la cocarde blanche. Qu'on s'étonne donc des représailles

Saint-Just et Le Bas ordonnèrent des visites domiciliaires dans toute la ville, et invitèrent le comité de surveillance de Strasbourg à se concerter avec le commandant de la place, Dietche pour l'arrestation des citoyens suspects, sans que la tranquillité publique en fût troublée. Il y avait, en effet, à Strasbourg, un grand nombre d'étrangers et d'individus aux allures douteuses, que la plus simple prudence commandait de surveiller de près. En conséquence, on arrêta une certaine quantité de personnes, dont le chiffre a été exagéré à plaisir par les historiens ennemis de la Révolution. Beaucoup, d'ailleurs, furent bientôt relâchées par ordre du comité de surveillance et avec l'approbation des représentants, examen fait des motifs qui avaient donné lieu à leur arrestation[7]. Assurément, c'est une chose malheureuse quand un pays en est arrivé à un tel état de crise, que, pour le sauver, il faille absolument employer des moyens de rigueur ; mais la responsabilité en doit remonter à ceux qui les ont provoqués, et lorsque des hommes chargés du salut commun ont su concilier les droits de l'humanité avec les devoirs de leur mission, il faut leur en savoir un immense gré. La postérité n'oubliera jamais que, durant le proconsulat de Saint-Just et de Le Bas, pas une tète ne tomba, à Strasbourg, sous le couteau de la guillotine.

Que si, au milieu des émotions de la lutte et des fureurs de parti, quelques innocents furent atteints, si, parmi les incarcérés, se trouvèrent des citoyens sortis des rangs du peuple, cela prouve que les magistrats chargés de dresser les listes de suspects se trompèrent, sciemment ou non, et que, dans toutes les causes, il y a des apostats ; mais cela ne prouve rien contre les commissaires de la Convention, qui, ne connaissant, pour ainsi dire, personne à Strasbourg, étaient obligés de laisser aux officiers municipaux le soin de rechercher les ennemis de la République. A qui fera-t-on croire de bonne foi que Saint-Just et Le Bas aient pris, de gaieté de cœur, des mesures contraires à l'intérêt général ou à l'intérêt des classes populaires et laborieuses, à l'amélioration du sort desquelles tendaient tous leurs efforts ?

C'est ainsi que, pour venir au secours de l'armée et soulager les indigents réduits à la dernière extrémité par le manque de travaux et le prix excessif des denrées, ils se virent dans la nécessité de lever un emprunt forcé sur les riches. Comme il arrive toujours en pareille circonstance, comme nous en avons été témoins à une époque moins éloignée de nous, certaines familles opulentes, les unes mues par un véritable sentiment de patriotisme, les autres cédant à la pression de la peur, s'empressèrent d'offrir des avances à la République. Mais ce généreux élan ne fut pas suivi, et, le 10 brumaire, Saint-Just et Le Bas rendirent l'arrêté suivant :

Les représentants du peuple, informés de la bonne volonté des citoyens du Bas-Rhin pour la patrie ; convaincus par les démarches et les sollicitations faites auprès d'eux pour provoquer les moyens de repousser l'ennemi commun, que la patrie n'a point fait d'ingrats dans ces contrées touchés de la sensibilité avec laquelle les citoyens fortunés de Strasbourg ont exprimé leur haine des ennemis de la France et le désir de concourir à les subjuguer ; frappés des derniers malheurs de l'armée que les riches de cette ville se sont offerts de réparer ; plus touchés encore de l'énergie de ces riches qui, en sollicitant un emprunt sur les personnes opulentes, ont demandé des mesures de sévérité contre ceux qui refuseraient de les imiter ;

Voulant, en même temps, soulager le peuple et l'armée, arrêtent ce qui suit :

Il sera levé un emprunt de neuf millions sur les citoyens de Strasbourg dont la liste est ci-jointe.

Les contributions seront fournies dans les vingt-quatre heures.

Deux millions seront prélevés sur cette contribution pour être employés aux besoins des patriotes indigents de Strasbourg. Un million sera employé à fortifier la place. Six millions seront versés dans la caisse de l'armée.

Le comité de surveillance est chargé de l'exécution du présent arrêté.

 

Le comité de surveillance, chargé d'établir la répartition de l'emprunt, choisit parmi les riches ceux dont le civisme et l'attachement à la République étaient douteux. L'ancien maire Diétrich, qui jouissait d'une grande fortune, et dont la conduite avait déjà été l'objet d'un blâme public en 1790, sous la Constituante, fut taxé à la somme de trois cent mille livres. Sur les fonds provenant de cet emprunt, six cent mille livres furent immédiatement employées à soulager les patriotes indigents, les veuves et les enfants orphelins des soldats morts pour la cause de la liberté.

La contribution ne fut pas perçue sans résistance ; beaucoup cherchèrent à s'en affranchir ; d'autres essayèrent de se libérer au moyen d'assignats démonétisés. En conséquence, le 16 brumaire, l'ordre de n'accepter en payement qu'une monnaie ayant cours fut enjoint aux receveurs par Saint-Just et Le Bas, qui, le lendemain, pour effrayer les récalcitrants par un exemple, firent afficher cette proclamation :

Les représentants du peuple arrêtent que le particulier le plus riche imposé dans l'emprunt des neuf millions, qui n'a point satisfait dans les vingt-quatre heures à son imposition, sera exposé demain, 18 du deuxième mois, depuis six heures du matin jusqu'à une heure, sur l'échafaud de la guillotine. Ceux qui n'auront point acquitté leur imposition dans le jour de demain, subiront un mois de prison par chaque jour de délai, attendu le salut impérieux de la patrie.

 

Le comité de surveillance, dans la répartition de l'emprunt, put, sans doute, commettre quelques erreurs, mais il est juste de dire qu'il admit les réclamations qui lui parurent fondées ; des citoyens sur la fortune desquels on s'était trompé, furent entièrement déchargés de la taxe ; d'autres obtinrent une réduction considérable[8]. Ajoutons que les mesures réparatrices, prises par le comité de répartition, le furent sur l'ordre même de Saint-Just.

Tous les arrêtés et proclamations de Saint-Just et de Le Bas reçurent la consécration légale de la Convention. Plus tard, après thermidor, aux plus beaux jours de cette sanglante réaction dont les contre-révolutionnaires surent tirer un si déplorable profit, les citoyens de Strasbourg imposés en vertu de l'arrêté des commissaires généraux, eurent l'idée d'adresser une réclamation à l'Assemblée. Leurs prétentions, soutenues, dans la séance du 21 nivôse an III, par Dentzel et Enguerrand, furent vivement combattues par Charlier, et surtout par Duhem, qui s'éleva avec force contre ces demandes, chaque jour renouvelées, de réviser tous les actes de la Révolution pour ramener le peuple à l'esclavage. Ehrmann, faisant une petite concession, répondit qu'on ne réclamait pas contre les taxes révolutionnaires, mais contre leur inégale répartition. Il raconta alors qu'un aubergiste, taxé à quarante mille livres, avait offert sur une assiette les clefs de sa maison à Saint-Just, en le priant de se charger de ses créances. Cette absurde allégation, à l'appui de laquelle aucune preuve n'était apportée, fut dédaigneusement accueillie par l'hilarité générale, et l'Assemblée, sur la proposition de Clauzel, décréta la question préalable, donnant ainsi gain de cause .à la mémoire des deux illustres députés, qu'à une autre époque elle avait proclamés les sauveurs du département du Bas-Rhin[9].

Grâce à cet emprunt forcé sur les riches, grâce à ces assignats auxquels leurs mains ne touchèrent point, Saint-Just et Le Bas donnèrent du pain à des milliers d'indigents que le désespoir aurait soulevés d'un moment à l'autre et portés à de déplorables extrémités vêtirent les soldats qui, pieds nus ou chaussés de mauvais sabots, étaient incapables de supporter de longues fatigues, et rendirent aux troupes ce bien-être si nécessaire au maintien de l'ordre et de la bonne discipline. Ils n'avaient qu'un but, but glorieux et atteint faire triompher la cause républicaine à l'intérieur et au dehors, et Le Bas pouvait écrire à sa femme ces lignes, dignes de son grand cœur :

..... Si, comme je l'espère, nous rendons d'importants services à la patrie dans ce pays, je retournerai à toi avec une double satisfaction, et tu m'en aimeras mieux. Je suis très-content de Saint-Just ; il a des talents que j'admire et d'excellentes qualités. Il te fait ses compliments. On te dira que nous prenons toutes les mesures nécessaires pour forcer promptement l'ennemi à quitter l'Alsace, et faire triompher la cause du patriotisme. Voilà ce qui me console d'être éloigné de toi. Prends du courage, chère amie ; embrasse ma sœur pour moi. Je vous aime toutes deux pour la vie. Saint-Just te fait ses compliments ; il espère t'apaiser.

 

Ces derniers mots ont singulièrement intrigué certain biographe, et il n'a pas manqué de bâtir là-dessus des hypothèses fantastiques. En voici l'explication bien simple c'était sur la demande expresse de Saint-Just que son collègue Le Bas avait été désigné, pour l'accompagner dans sa mission. Ce ne fut donc pas Robespierre qui le lui fit adjoindre, afin de tempérer son trop de fougue, comme on l'a écrit sans aucune espèce de preuve. Saint-Just était assez calme, assez maître de lui-même pour n'avoir pas besoin de modérateur. La femme de Le Bas, enceinte de deux mois à cette époque, fut désespérée du départ de son mari ; elle en garda contre Saint-Just une petite rancune, que celui-ci n'eut pas de peine à effacer entièrement, et madame Le Bas a conservé jusqu'à ce jour, pour la mémoire du fidèle ami de son mari, le culte le plus profond et la plus touchante affection. Il y avait alors à Strasbourg, comme nous l'avons dit, une foule d'émigrés rentrés à la suite de l'invasion. Nous avons dit aussi quelle y fut leur conduite. Aux premiers succès des armes républicaines, ils reprirent précipitamment le chemin de l'Allemagne, en laissant dans la ville des agents et des complices. Il était de notoriété publique que l'ennemi entretenait des intelligences dans la place. Des lettres saisies aux avant-postes compromirent gravement plusieurs administrateurs du département, entre autres un artiste distingué nommé Edelmann, grand ami du trop fameux Schneider, dont nous nous occuperons bientôt[10]. Les accusations portées contre l'auteur d'Ariane dans l'île de Naxos, qui avait été lui-même un des plus acharnés. accusateurs de l'ancien maire Diétrich, ont été, depuis, attribuées à l'ancien pasteur de Gries, connu pour être son ennemi personnel, et condamné plus tard à quatre ans de fers avoir fabriqué la lettre dont il va être question. Toujours est-il que, déjà produites avant l'arrivée des commissaires généraux, ces accusations se renouvelèrent après. L'arrestation d'un neveu du général autrichien Wurmser, à Strasbourg, aggrava encore les soupçons et les défiances. Enfin une lettre d'un marquis de Saint-Hilaire, émigré combattant dans les rangs ennemis, fut surprise aux avant-postes et envoyée, par. le général Michaud, aux représentants du peuple Milhaud et Guyardin elle donna la certitude d'un- complot formé pour livrer la ville à l'étranger.

Cette lettre était adressée à Monsieur, monsieur le citoyen en c D. 17. 18., place d'Armes, à Strasbourg, et commençait ainsi :

Tout est arrangé, mon ami ; ils danseront, suivant leur expression, la Carmagnole Strasbourg est à nous dans trois jours au plus tard j'espère vous y embrasser tenez bon, n'épargnez ni or ni argent, ni adresse, enfin employez tout pour gagner du monde...

Puis on lit ces lignes caractéristiques :

Vous avez dû voir hier le marquis de la Vilette et le comte de Sône. Ils ont trouvé singulièrement le moyen d'entrer dans Strasbourg — Dieu les y maintienne sains et saufs ! —, ils vous aideront de tout leur possible. Comme j'ignore si vous les avez vus, je vais vous conter comment ils ont pu tromper la vigilance de vos crapauds. Nous savons, et vous savez de même, qu'il faut une permission signée de leur général pour entre à Strasbourg ; eh bien nous avons trouvé le moyen de vous faire passer au moins deux cents hommes, petit à petit, sans qu'ils puissent s'en apercevoir. Vous savez qu'il entre journellement des caissons en ville ; nos deux amis, habillés en gardes nationaux, ont feint d'être blessés et ont demandé à y entrer en donnant la pièce aux conducteurs ces derniers y ont consenti et nos gens sont chez notre trésorier. En partant, nous leur avons recommandé de ne point se montrer et d'être prudents. Retenez-les tant que vous pourrez ; sans votre prudence, je vois notre -projet échoué ; vous êtes notre espérance. Ces maudits Jacobins veillent, tenez-les en haleine faites-leur faire des bévues tant que vous pourrez ; ils se fient à vous, moyen de plus pour les tromper...

Et plus loin :

Deux mille hommes, habillés en nationaux (nous en avons déjà se présenteront à la porte de Strasbourg, environ quatre heures du soir vous pouvez compter sur eux. C'est tout ce que nous. avons de meilleur, c'est l'élite de la noblesse française. Leur costume seul les fera entrer. Ils ne s'empareront que des derniers postes. Je veux dire dans la dernière enceinte. S'ils éprouvaient quelque retard, n'oubliez pas un jour, un instant, de nous envoyer le mot d'ordre c'est d'une grande ressource. Deux cents d'entre eux se porteront chez les commissaires de la Convention et les égorgeront sans coup férir, ainsi que tous leurs suppôts. Tous vos honnêtes gens n'auront pour cri de ralliement que le nom du Roi et une cocarde blanche, seul signe qui sera respecté. Les municipaux dont nous avons les noms seront poignardés ; les autres, nos amis, seront respectés. lls mettront leur écharpe blanche sur-le-champ.

Une bonne partie de nos camarades sont dans la forêt d'Haguenau ; ils y sont retranchés ; ils y tiendront bon. La taxe qui a lieu met notre projet plus à même d'être exécuté. Il y a, suivant les rapports, deux mille mécontents de plus.

Nous sommes surpris, nous recevons toujours leur mot d'ordre toujours tôt ou tard le plus tôt est à trois heures ; tâchez que nous puissions, par ce moyen, le surprendre de meilleure heure. Le prince vous promet tout. Employez contre ces monstres tous les moyens. Regardez-les comme des animaux plutôt que comme des hommes.

J'oubliais de vous demander des nouvelles de grand nombre de nos prêtres qui se sont rendus chez vous. Je crois que c'est le seul des moyens, et le meilleur qu'on pût employer ; ils sont de Strasbourg et le connaissent parfaitement. Faites trotter ces bougres-là et sans relâche ils ont la finesse du diable, ils vous seconderont infiniment. Il nous paraît que nous sommes sûrs de votre ville. Décriez tant que vous pourrez les assignats ; les treize millions que vous avez sont destinés pour cela, ou plutôt prodiguez l'or, c'est une grande ressource. Notre bon ami Pitt vient de nous faire passer par la Hollande dix-huit millions pour compléter le discrédit ; notre victoire est assurée.

Cette lettre[11] se terminait ainsi :

Vous ferez donner au porteur trente mille livres ; nous le croyons encore à bon compte. Il sacrifie sa vie pour nous ; vous le reconnaîtrez à ses lunettes ; il est bègue et il vous dira 19, 27, 1, 32, 7 28, 22, 54, 68[12]. Vous savez ce que je veux dire. Ne leur dites pas le domicile du trésorier ; ne nous fions à personne.

Que tous vos agents se tiennent prêts au signal. On me charge de vous demander ce que c'est que cette armée révolutionnaire dont on parle tant ; tonnez aux Jacobins contre le poids qu'elle pourrait avoir, ce mot seul pourrait intimider nos gens.

Adieu, mon cher ami, je suis pour la vie.

Signé : le marquis de SAINT-HILAIRE.

Et en post-scriptum

Réponse prompte, à quel prix que ce soit ; vous reconnaissez mes pieds de mouche, mais je suis pressé. On me recommande de vous demander des renseignements sur celui qui commandait ces gueux-là à Brumpt ; donnez-nous-en des plus clairs.

Enveloppez, comme de coutume, vos dépêches dans des chiffons.

Pour copie conforme à l'original resté entre nos mains,

Signé : J.-B. MILHAUD et GUYARDIN, représentants du peuple.

 

Ces lignes dépeignaient exactement la situation de la ville à cette époque. On ne peut donc aucunement s'étonner que Saint-Just et Le Bas n'aient pas songé à révoquer en doute l'authenticité d'une lettre qui avait paru si grave au général Michaud et aux représentants J.-B. Milhaud et Guyardin.

Cette authenticité, un écrivain de nos jours l'a contestée, en se fondant uniquement sur quelques lignes d'une longue dénonciation écrite et signée par un certain Blanié, et trouvée dans les papiers de Saint-Just. Cette dénonciation, dont Saint-Just et Le Bas ne firent aucun usage paraît être l'œuvre d'un ultra-révolutionnaire, sinon d'un traître ; elle est entièrement dirigée contre le maire Monet. On y lit, en effet, ces lignes :

Que Monet, maire de Strasbourg, ce patriote d'apparence, nous dise ce qu'il a fait depuis la Révolution, et ce qu'il est... On peut le regarder comme un de ces patriotes flottant entre le patriotisme et l'aristocratie, qui s'accrochent par hasard à un rameau de la liberté, de crainte de faire naufrage ; mais qu'on ne croie pas pour cela qu'il en soit moins dangereux pour elle[13].

 

Singulière destinée de cet homme ! Il a été accusé de complicité avec l'aristocratie par les ultra-révolutionnaires, accusé de complicité avec la démagogie par les contre-révolutionnaires ; voici maintenant le passage bien insignifiant dont on s'est servi pour prétendre que la lettre du chevalier de Saint-Hilaire était fausse ou supposée.

Il faut savoir enfin si Monet, maire de Strasbourg, a fait son devoir envers les Comités de Sûreté générale et de Salut public, s'il n'a pas voulu se soustraire à leur surveillance, et s'il a redouté la peine qui pouvait l'atteindre. A-t-il dressé procès-verbal de la lettre qu'il a reçue, signée du chevalier de Saint-Hilaire, ou a-t-il voulu faire une plaisanterie de la conspiration de Strasbourg ? Qu'il ne pense pas nous endormir par ses paroles quoique maire, il ne mérite pas moins notre scrupuleuse vigilance[14].

 

En vérité, cet argument nous semble d'une valeur bien négative pour établir la fausseté d'une pièce qui motiva l'arrestation de plusieurs administrateurs du département.

D'un autre côté, et longtemps après les événements auxquels il avait pris part, Monet a raconté qu'étant allé trouver-les commissaires généraux pour leur adresser des observations au sujet de cette arrestation, il avait reçu de Saint-Just la réponse suivante : Vous pouvez avoir raison sur quelques individus, mais il existe un grand danger, et nous ne savons où frapper. Eh bien, un aveugle qui cherche une épingle dans un tas de poussière saisit le tas de poussière[15]. Je ne sais trop ce qu'il y a de vrai là dedans ; quant à moi, je ne serais pas loin de penser qu'au moment où la réaction triomphait, l'ancien maire, en qui Saint-Just et Le Bas avaient eu pleine confiance, et qui, hâtons-nous de le dire, s'était conduit en excellent patriote, essaya de décliner la responsabilité d'une mesure à laquelle il me paraît bien difficile qu'il n'ait pas contribué en toute connaissance de cause. La fausseté de la lettre du marquis de Saint-Hilaire semble, en effet, résulter de la condamnation de l'ancien pasteur de Gries mais, au moment où elle fut saisie aux avant-postes, il était impossible, en présence de ces termes si précis et si concluants, que la bonne foi de Saint-Just et de Le Bas ne fût pas surprise.

Quoi qu'il en soit, en face des menées de toutes sortes dont le département du Bas-Rhin était le théâtre, les envoyés extraordinaires, qui n'avaient pas envie de laisser subir à la ville de Strasbourg le sort de Toulon, crurent devoir agir vigoureusement ; ils rendirent, en conséquence, le 12 brumaire, l'arrêté dont voici la teneur :

Les représentants du peuple, envoyés extraordinairement près l'armée du Rhin, informés que les ennemis ont pratiqué des intelligences dans Strasbourg parmi les autorités constituées, considérant l'imminence du danger, arrêtent ce qui suit

ART. I. L'administration du département du Bas-Rhin est cassée ; les membres seront arrêtés sur-le-champ, à l'exception des citoyens Neumann, Didier, Mougeat, Berger, Telerel, et seront conduits de suite en arrestation à Metz.

ART. II. Les citoyens Neumann, Mougeat et Telerel, formeront une commission provisoire pour l'expédition des affaires.

ART. III. La municipalité de Strasbourg est également cassée, à l'exception du citoyen Monet, maire. La société populaire remplacera la municipalité par une commission de douze membres, pris dans son sein, dont le plus âgé remplira les fonctions de procureur de la Commune. Les membres de la municipalité seront conduits en arrestation à Chatons ;

ART. IV. L'administration du district de Strasbourg est également cassée ; cinq membres, élus par le comité de surveillance de ladite ville, en rempliront provisoirement les fonctions. Les membres du district de Strasbourg seront conduits en arrestation à Besançon.

ART. V. Le commandant de Strasbourg et le comité de surveillance de ladite ville, sont chargés d'exécuter le présent arrêté, de manière à ce que les membres des autorités cassées soient hors de la ville demain, à huit heures du matin.

 

Disons de suite que Saint-Just et Le Bas recommandèrent expressément qu'on traitât les membres arrêtés avec tous les égards dus à l'humanité[16].

Cet arrêté causa quelque émotion dans la ville ; la société populaire, dont les administrateurs compromis faisaient partie, demanda leur appel et leur mise en liberté, en déclarant qu'elle ne les regardait point comme conspirateurs, mais en convenant, néanmoins, que les membres n'avaient pas le patriotisme nécessaire aux fonctions dont ils avaient été investis. Saint-Just et Le Bas répondirent à cette réclamation par une lettre que nous reproduisons, d'après le Moniteur, qui l'inséra dans son numéro du 7 frimaire an II, en la faisant précéder de ces courtes réflexions : Voici ce que ces deux représentants ont répondu. On trouve dans cette lettre l'instruction jointe à la fermeté. Nous la publions ici, parce qu'elle donne une idée de l'état déplorable dans lequel l'égoïsme des riches, les trahisons et l'apathie criminelle des administrateurs avaient laissé cette frontière.

Strasbourg, le 24 brumaire an II.

Frères et amis, nous sommes convaincus qu'il s'est tramé une conspiration pour livrer la ci-devant Alsace, comme il s'en est tramé pour livrer les autres parties du territoire de la République ; nous sommes convaincus qu'après la prise de Wissembourg, l'ennemi a fait sur Strasbourg les mêmes tentatives pour s'y procurer des intelligences et surprendre la ville.

Quand nous arrivâmes, l'armée semblait désespérée, elle était sans vivres, sans vêtements, sans discipline, sans chefs. Il ne régnait dans la ville aucune police ; le pauvre peuple y gémissait sous le joug des riches, dont l'aristocratie et l'opulence avaient fait son malheur, en dépréciant la monnaie nationale et en disputant à l'enchère les denrées à l'homme indigent.

Les portes de la ville se fermaient tard le spectacle, les lieux de débauche, les rues étaient pleines d'officiers, les campagnes étaient couvertes de soldats vagabonds.

Quand donc le peuple était malheureux, quand l'armée était trahie et périssait de misère, quand le crime et la contre-révolution marchaient en triomphe dans cette ville, que faisaient ses autorités constituées ? Le compte qu'elles ont à rendre au peuple français est terrible. Elles négligeaient les réquisitions des grains, celles des charrois, des bois de chauffage ; elles passaient des marchés de chandelle à sept francs la livre ; les soldats de la liberté pourrissaient dans les hôpitaux ; elles négligeaient tellement leurs devoirs, qu'il est impossible de se procurer le témoignage d'aucun acte de surveillance et d'énergie patriotique de leur part. Quelle âme fut sensible dans un pays où tout est malheureux ?

Cependant, on surprend des lettres qui annoncent les intelligences de l'ennemi et cet ennemi est aux portes Nous bannissons, au nom du salut public, les autorités constituées ; nous imposons les riches pour faire baisser les denrées. Le tribunal militaire fait fusiller plusieurs conspirateurs sur lesquels on trouve deux cocardes blanches. On surprend des postes où il manque jusqu'à vingt et un hommes de garde, par la faute du chef de légion, qui nous est conduit par le commandant de la place. On trouve dans les guérites des remparts des couronnes empreintes sur des étoffes. On arrête dans la ville des émigrés, des scélérats, des partisans du fédéralisme qui jusqu'alors y avaient vécu dans la plus profonde sécurité.

Nous prenons diverses mesures de police le peuple rentre dans ses droits l'indigence est soulagée ; l'armée est vêtue ; elle est nourrie ; elle est renforcée ; l'aristocratie se tait ; l'or et le papier sont au pair.

Pourquoi ce bien n'a-t-il pas été fait ? De quels hommes publics peut-on dire qu'ils sont innocents du malheur du peuple ? Or, étiez-vous heureux ? Avait-on versé une larme, une seule larme sur la patrie ?

Tous les hommes se doivent la vérité ; nous vous la dirons. Vous êtes indulgents pour des magistrats qui n'ont rien fait pour la patrie. Votre lettre nous demande leur retour ; vous nous parlez de leurs talents administratifs vous ne nous dites rien dé leurs vertus révolutionnaires, de leur amour du peuple, de leur dévouement héroïque à la liberté !

Nous avons eu confiance en vous ; nous vous avons demandé de vos membres pour veiller à la sûreté des portes, pour remplacer les autorités expulsées ; nous avons écouté, jour et nuit, les soldats et les citoyens nous avons soutenu le faible contre le fort. Ce sont les mêmes cœurs qui vous parlent en ce moment ce n'est pas du retour de vos magistrats indifférents que vous devez vous occuper, mais de l'expulsion d'un ennemi qui dévore vos campagnes, et de la découverte des conspirateurs cachés sous toutes les formes.

Il a existé une conspiration pour livrer Strasbourg. Nous venons de recevoir la dénonciation qu'il existait deux millions en or entre les mains de l'administration du département ; celait .doit vous surprendre. Nous en donnons avis la Convention nationale.

Frères et amis, c'est la patrie, c'est le peuple qu'il faut plaindre ; c'est l'ennemi qu'il faut poursuivre. La pitié pour le crime est faite pour ses complices, et non point pour nous. Le temps démêlera peut-être la vérité ; nous examinons tout avec sang-froid, et nous avons acquis le droit d'être soupçonneux.

Notre devoir est d'être inflexibles dans les principes. Nous vous devons de l'amitié ; nous ne nous devons point de faiblesse. Nous devons tout à la patrie, nous persistons, jusqu'après le péril, dans notre arrêté.

Salut et fraternité.

Les représentants du peuple, envoyés extraordinairement à l'armée du Rhin,

SAINT-JUST, LE BAS.

 

Cependant Saint-Just, après plus ample examen, céda aux représentations qui lui furent faites, et modifia sa décision du 12 brumaire par l'arrêté suivant, signé de lui seul :

Les citoyens de Strasbourg qui ont été nommés, depuis peu, à l'administration du département, à la municipalité, au district ; ceux de l'administration ou département qui ont été nommés membres de la commission révolutionnaire de Saverne Rosières, membre du département, Sarré, membre du district, ne sont point compris dans l'arrestation ; Anstett, Nestlin, Jecki, Hamann sont adjoints à Teterel, Mongeat et Neumann pour la commission départementale ; Schatz, officier municipal, Jung, aussi officier municipal, ne seront point compris dans l'arrestation.

 

Il y avait aussi à Strasbourg, comme commissaires de la Convention, les représentants Milhaud et Guyardin, à qui la lettre du marquis de Saint-Hilaire avait été remise et qui ne négligèrent rien, de leur côté, pour déjouer les complots et les machinations des traîtres dont cette malheureuse ville était infestée. Tandis que Saint-Just et Le Bas chargeaient la municipalité de faire arrêter, sous vingt-quatre heures, les présidents et secrétaires des sections lors du 31 mai, et tous ceux qui avaient manifesté quelques connivences avec les fédéralistes, ils déportaient à Dijon l'état-major de la garde nationale et ordonnaient l'arrestation de tous les individus contre lesquels s'élevait quelque suspicion. Rappelés à Paris par la Convention, ils ne quittèrent Strasbourg que lorsque les plus grands dangers furent passés, et partirent après avoir écrit à leurs collègues : Nous nous empressons de retourner à la Montagne de la Convention nationale, et nous laissons à d'autres le plaisir du triomphe que nous partagerons tous en vrais républicains[17].

Les commissaires Ruamps, Soubrani, Mallarmé, Borie et Cusset furent rappelés, en même temps, par un décret rendu dans la séance du 43 brumaire. La Convention devançait ainsi le désir de Saint-Just et de Le Bas, qui, avant de pouvoir connaître cette décision, et pour des motifs dont nous n'avons pas à examiner ici la valeur, écrivaient, le 15, à Robespierre :

Pourquoi ceux qui étaient ici lorsqu'on força les lignes de Wissembourg ne sont-ils pas remplacés, et pourquoi laisser ici des représentants forcés par la nature de leur mission à s'isoler de leurs collègues ? Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage ; mais j'espère que vous voudrez bien nous écrire vos idées là-dessus. Je vous embrasse.

Signé : LE BAS.

Et plus bas, de l'écriture de Saint-Just :

La confiance n'a plus de prix lorsqu'on la partage avec des hommes corrompus alors on fait son devoir par le seul amour de la patrie, et ce sentiment est plus pur. Je t'embrasse, mon ami.

 

Pour remplacer les représentants rappelés, la Convention nomma Lémann et Baudot, et maintint Ehrmann et J.-B. Lacoste comme commissaires près les armées du Rhin et de la Moselle[18]. Envoyés avec des pouvoirs moins étendus que ceux de Saint-Just et de Le Bas, ils en conçurent contre leurs collègues une jalousie à laquelle il faut attribuer les petites divisions qui s'élevèrent entre eux et dont nous parlerons dans le chapitre suivant. Disons de suite que le succès de leur mission n'en fut pas compromis et qu'ils contribuèrent glorieusement, pour leur part, aux victoires de nos armées.

Chargés seuls désormais de surveiller l'administration intérieure, Saint-Just et Le Bas eurent l'œil à tout. Malheur aux fripons et aux traîtres les commissaires étaient pour eux impitoyables. En revanche, ils se montraient doux et affables envers les patriotes sincères, les amis dévoués de la République, toujours prêts à les entendre et à accueillir leurs justes réclamations. Dans l'intérêt commun ils tâchèrent d'établir l'équilibre entre les exaltés et les modérés qui se partageaient la ville. C'est ainsi qu'au moment où florissait l'hébertisme que Saint-Just devait plus tard contribuer à abattre, Saint-Just et Le Bas, qui avaient horreur des saturnales dont le culte de la déesse Raison était le prétexte, ne voulant pas, cependant, irriter les Jacobins extrêmes, chargèrent la municipalité de faire entretenir un drapeau tricolore sur le temple de la Raison et abattre les statues qui l'entouraient. Mais ces statues ne furent point brisées ; par l'ordre même des représentants du peuple, elles furent couvertes de planches sur lesquelles on afficha les actes de l'autorité publique.

L'Alsace, quoique française depuis cent cinquante ans[19], avait, en grande partie, conservé les mœurs, le costume et la langue germaniques ; de nos jours encore, nous voyons les candidats à la députation obligés de publier leurs proclamations en allemand pour être compris des habitants des campagnes. N'est-il pas singulièrement triste d'entendre parler une langue étrangère dans ces riches contrées, si françaises par le cœur ? Saint-Just et Le Bas résolurent de changer cet état de choses, contraire à l'unité de la République, et, pour arriver à leur but, ils ne reculèrent pas devant les plus petits détails. Par un arrêté en date du 28 brumaire, ils invitèrent les citoyennes de Strasbourg à quitter les modes allemandes. Quelques semaines après, ils prirent une mesure autrement féconde et autrement importante. Ce ne sera pas une des moindres gloires de notre Révolution que d'avoir généralisé l'instruction par toute la France et établi un instituteur dans chaque commune. Si le décret de la Convention obligeant, sous certaines peines, les parents d'envoyer leurs enfants à l'école primaire, eût été exécuté à la lettre, un Français ne serait pas exposé à n'être point compris dans son propre pays, et nous ne rencontrerions plus aujourd'hui tant de malheureux ne sachant ni lire ni écrire. Ceux qui préconisent cette ignorance vulgaire sont des égoïstes, des insensés et des impies. Le pain de l'intelligence est aussi nécessaire, aussi sacré que celui qui nourrit le corps. Combien plus nobles, plus généreux et plus grands étaient Saint-Just et Le Bas, lorsque, en attendant l'établissement définitif de l'instruction publique, ils ordonnaient la formation d'une école gratuite de langue française dans chaque commune du département du Bas-Rhin[20] ! Ils arrêtèrent, en même temps, qu'une somme de six cent mille livres, provenant de l'emprunt sur les riches, serait affectée à la prompte organisation de ces écoles ; on ne pouvait employer ces fonds d'une manière plus avantageuse à la patrie. Quant aux dons patriotiques des citoyens et aux objets précieux dont les églises de Strasbourg avaient été dégarnies, ils chargèrent la municipalité de choisir deux de ses membres pour aller les remettre à la Convention nationale.

Saint-Just et Le Bas se multipliaient ; ils étaient partout. Depuis huit jours, nous courons, écrivait Le Bas à sa femme, nous ne nous reposerons plus guère jusqu'au moment de notre, départ. Nous avons vu beaucoup de fripons et de gueux, mais aussi beaucoup de braves gens. Grâce à leurs mesures énergiques et prévoyantes, grâce au plan de Saint-Just, l'ennemi commençait à être battu sur tous les points. L'armée du Rhin, ayant Pichegru à sa tête, celle de la Moselle, commandée par Hoche, avaient partout pris l'offensive. Le Comité de Salut public écrivait à Saint-Just : Il faut que votre génie se crée des ressources nouvelles. Il faut que votre énergie double vos forces, nous attendons tout de la sagesse et de la fermeté de vos mesures. Dieu sait si Saint-Just justifia largement cette confiance ! Après avoir réorganisé l'armée, rempli ses cadres incomplets, pourvu à ses besoins, après avoir aguerri les troupes par des fatigues et des combats journaliers, il répondait, certain d'une victoire définitive, ces lignes prophétiques au Comité de Salut public Nous marcherons de tous côtés, comme le tonnerre, sans nous arrêter, sans laisser respirer l'ennemi. Nous nous fortifierons de toutes les garnisons de Bitche, du fort Vauban, de Landau, etc. ; nous dévorerons le Palatinat, et nous aurons retrouvé nos cent mille hommes qui sont unis maintenant par la bassesse de ceux qui ont régi les affaires.

Carnot, dans sa réponse, lui témoigna toute la satisfaction qu'éprouvaient ses collègues des grands résultats déjà obtenus. Il lui marquait que tous les regards de la France se tournaient vers les bords du Rhin et vers Toulon comme si le salut devait venir de là. La France ne fut point trompée. L'ennemi avait déjà perdu beaucoup de terrain sur certains points, il avait reculé de dix lieues. Battu par Pichegru et par Hoche, dans diverses rencontres, il fut contraint d'abandonner le siège du fort de Bitche, dont il avait tenté de s'emparer, et ce fut de cette dernière ville qu'à la date du 1er frimaire, Saint-Just et Le Bas écrivirent à leurs collègues la lettre suivante, lue par Barère à la Convention, dans la séance du 5 :

Citoyens nos collègues, la République est victorieuse sur toute la ligne de mouvement, depuis Sarrebruck jusqu'aux bords du Rhin. L'armée, sous les murs de Strasbourg, a repris Vantzenau et Brumpt ; la division de Saverne a repris Boxviller, et nous l'avons laissée hier se portant sur Haguenau ; nous sommes à Bitche aujourd'hui, avec une partie du rassemblement de Bouquerons, occupés à suivre le plan et à surveiller les opérations. Nous ne vous apprendrons point les premiers la tentative de l'ennemi sur le château de Bitche. Il avait pratiqué des intelligences dans le fort et il connaissait tous les détours. Déjà l'ennemi avait brisé les portes. Le commandant que nous vous envoyons avait laissé les ponts-levis baissés six mille hommes environnaient la place. Le seul bataillon du Cher a sauvé le fort ; chaque soldat ne prit de commandement que de son courage ; les artilleurs se conduisirent de même l'ennemi fut écrasé par les grenades et assommé par les soldats du Cher à coups de bûche. Nous avons vu les fossés, les glacis, les murs et les escaliers par où l'ennemi avait pénétré, teints de son sang. Une commission militaire va juger sur l'heure les émigrés faits prisonniers. Les autres prisonniers, au nombre de deux ou trois cents, seront conduits dans l'intérieur... L'ennemi avait choisi pour ce coup de main ce qu'il avait de plus robustes soldats. Un volontaire de seize ans, du bataillon du Cher, en a désarmé quinze. Nous avons demandé les noms des braves qui ont sauvé le fort. Nous vous les ferons passer afin que la Convention nationale récompense une des plus belles défenses que l'on ait vues depuis la guerre. Vous jugerez de quelle importance était pour l'ennemi la possession du fort de Bitche et surtout dans le plan qui s'exécute.

Nous allons nous rendre à Harnback, à l'armée du général Lapronier ; de là, nous irons à Deux-Ponts, où l'armée de Hoche, dirigée en chef par Pichegru, est entrée hier. La République a la fortune de César et la mérite mieux. Vous voyez qu'elle est victorieuse partout. Nous espérons que les armées ne se retireront point. Nous ne sommes point restés un demi-jour dans le même endroit depuis le mouvement. La surveillance la plus rigide est exercée. Nous vous tiendrons parole ; nous tâcherons qu'on ne s'arrête point que l'ennemi ne soit exterminé. La retraite doit être dans le Rhin, si tout le monde fait son devoir.

 

Après trois jours de courses non interrompues, après s'être montrés à tous les corps d'armée, après avoir communiqué à toutes les troupes l'électrique enthousiasme qui brûlait en eux, Saint-Just et Le Bas revinrent à Strasbourg où ils défendirent rigoureusement à toute personne n'exerçant pas de fonction militaire de se promener sur les fortifications et sur les remparts de la ville. Le 7 frimaire, ils allèrent à Saverne d'où, le lendemain, Le Bas écrivit à sa femme une lettre qui mérite d'être citée :

Je profite, ma chère Élisabeth, d'un moment de loisir pour causer avec celle qui m'est plus chère.que la vie. Combien de fois n'ai-je pas souhaité de te revoir ! Avec quel déplaisir ne vois-je pas s'éloigner le moment de mon retour à Paris ! Le pays où je suis est superbe. Nulle part je n'ai vu la nature plus belle, plus majestueuse ; c'est un enchaînement de montagnes élevées, une variété de sites qui charment les yeux et le cœur.

Nous avons été ce matin, Saint-Just et moi, visiter une des plus hautes montagnes, au sommet de laquelle est un vieux fort ruiné, placé sur un rocher immense. Nous éprouvâmes tous les deux, en promenant nos regards sur tous les alentours, un sentiment délicieux. C'est le premier jour que nous avons quelque relâche. Mais moi, il me manque quelque chose ; j'aurais voulu être à côté de toi, partager avec toi l'émotion que je ressentais, et tu es à plus de cent lieues de moi' ! Cette idée m'a déjà bien des fois attristé jusqu'au fond de l'âme, et, certes, il faut tout le dévouement dont le véritable patriotisme est capable pour supporter une aussi cruelle privation que la tienne. Il n'est guère d'instants, même au milieu des occupations les plus graves, que je ne songe à toi mais enfin il faut se soumettre à la nécessité. Le plus fort est fait. Bientôt je serai dédommagé d'un aussi pénible sacrifice. Encore quelques jours, et j'espère aller revoir pour longtemps mon Élisabeth j'espère augmenter le plaisir de notre réunion par la nouvelle d'un avantage décisif sur nos ennemis.

Nous ne cessons, Saint-Just et moi, de prendre les mesures nécessaires pour l'assurer de la manière la plus prompte ; nous courons toute la journée, et nous exerçons la surveillance la plus suivie. Au moment où il s'y attend le moins, tel général nous voit arriver et lui demander compte de sa conduite. Nous approchons de Landau ; bientôt, sans doute, il sera délivré ; voilà le terme de notre mission ; tout nous invite à le hâter. Saint-Just est presque aussi empressé que moi de revoir Paris. Je lui ai promis à dîner de ta main. Je suis charmé que tu ne lui en veuilles pas ; c'est un excellent homme ; je l'aime et je l'estime de plus en plus tous les jours. La République n'a pas de plus ardent, de plus intelligent défenseur. L'accord le plus parfait, la plus constante harmonie ont régné parmi nous. Ce qui me le rend encore plus cher, c'est qu'il me parle souvent de toi et qu'il me console autant qu'il peut. II attache beaucoup de prix, à ce qu'il me semble, à notre amitié, et il me dit, de temps en temps, des choses d'un bien bon cœur.

Adieu, chère amie ; je vais écrire quelques lignes à Henriette. Je présume que vous vous aimez toujours bien. Quel trio charmant nous allons faire en attendant que la partie devienne plus nombreuse ! Pour Dieu, prends soin de ta santé. Adieu, ma chère femme ; reçois l'assurance du tendre et invariable attachement de ton fidèle.

LE BAS.

 

Quelque temps après l'envoi de cette lettre, Saint-Just et Le Bas, qui depuis six semaines n'avaient pas pris un seul instant de repos, demandèrent et obtinrent un congé de quelques jours. Tout était tranquille à Strasbourg la contre-révolution vaincue à l'intérieur, l'ennemi tenu en échec au dehors, la confiance ranimée, l'espérance dans tous les cœurs ils pouvaient s'absenter. Ils partirent donc et revinrent à Paris où les attendaient avec impatience, l'un sa femme, toujours inquiète et tremblante, l'autre sa fiancée, tout entière alors à ces beaux rêves d'avenir et de bonheur qui devaient bientôt disparaître comme un brillant et rapide éclair.

 

 

 



[1] Michelet, Histoire de la Révolution française, t. VII, p. 16.

[2] Presque toutes les lettres et arrêtés que nous citons sont tirés soit des archives de la guerre, soit des archives nationales.

[3] Moniteur du 25 brumaire an II, n° 57.

[4] M. Éd. Fleury, Saint-Just et la Terreur, p. 84, t. II.

[5] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XXXV, p. 347.

[6] Voyez le Moniteur du 15 brumaire an II, n° 45.

[7] Voyez le Recueil des pièces authentiques, p. 69 et suiv., t. I.

[8] Voyez le Recueil des pièces authentiques pour servir à l'histoire de la Révolution à Strasbourg, t. I, p. 51 et suiv.

[9] Voyez Moniteur du 24 nivôse an III, n° 114.

[10] Voyez Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. XXXI, p. 31.

[11] Elle est citée en entier dans le Recueil des pièces authentiques pour servir l'histoire de la Révolution à Strasbourg. Voyez t. I, p. 130.

[12] Edelmann était bègue et portait lunettes, c'est ce qui fit penser que ce signalement s'appliquait a lui.

[13] Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payen, etc., t. II, p. 270 et 271.

[14] Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payen, etc., t. II, p. 280.

[15] M. Edouard Fleury, en reproduisant ces paroles citées par les auteurs de l'Histoire parlementaire de la Révolution française (t. XXXI, p. 52), les applique, avec intention, à une toute autre circonstance. Voyez Saint-Just et la Terreur, t. II, p. 66. Aux lecteurs de bonne foi d'apprécier.

[16] Voyez l'arrêté à ce sujet, cité dans un de nos derniers chapitres.

[17] Moniteur du 27 brumaire an II, n° 57.

[18] Moniteur du 15 brumaire an II, n° 45.

[19] Traité de Munster.

[20] Arrêté du 9 nivôse an II (Archives nationales).