HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE TROISIÈME

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Vie privée de Saint-Just. — Ses relations. — La famille Duplay. — Philippe le Bas. — Projets de mariage entre Henriette le Bas et Saint-Just. — Départ pour Strasbourg.

 

Avant de raconter l'étonnante mission de Saint-Just dans le département du Bas-Rhin, disons quelles étaient, à Paris, ses relations et sa manière de vivre.

Il demeurait rue de Gaillon, à l'hôtel des États-Unis. Son hôtesse, femme très-aimable et très-distinguée, était, 'en même temps, une artiste fort remarquable. C'est d'elle, ce beau portrait dont nous avons déjà parlé ; elle le vendit à la veuve de le Bas après le 9 thermidor, n'osant pas le garder, de peur d'être compromise, tant la modération et la justice des thermidoriens inspiraient de confiance. Le jeune conventionnel y est représenté dans une tenue d'une simple et sévère élégance ; il porte un habit bleu de ciel, à boutons d'or, entièrement boutonné sur la poitrine, et dont le collet à large revers monte très haut par derrière, suivant la mode du temps. La vaste cravate blanche, d'où s'échappe un col négligemment rabattu, ne lui donne point cet air de roideur empesée que lui prêtent la plupart de ses biographes. A coup sûr, ceux qui s'imaginent que l'amour du peuple et le sentiment républicain ne peuvent exister que sous des haillons, ne soupçonneraient guère, dans ce grave et beau jeune homme, aux cheveux poudrés et aux grands yeux bleus, d'une mélancolie si expressive, l'apôtre le plus fervent et le plus dévoué de la démocratie.

Saint-Just était, dans ses relations, d'une grande politesse et d'une exquise urbanité. Il pensait avec raison qu'il faut donner aux masses l'exemple des convenances et de la distinction, et que c'est mal servir le peuple que d'essayer de le séduire par certaines habitudes grossières de costume ou de langage, comme le faisaient hypocritement quelques membres de l'Assemblée, au lieu de se fondre entièrement avec lui par la communauté des principes et un dévouement sans bornes à ses intérêts. Telle était aussi l'opinion de Robespierre, qui, un jour, reprocha à Léonard Bourdon d'avoir avili la Convention en introduisant !a coutume de parler le chapeau sur la tête, et d'autres formes indécentes[1].

Il était, quant au reste, d'une extrême simplicité. On ne le vit pas, dans ses missions, afficher le luxe et les mœurs d'un satrape, comme ces Tallien, ces Fouché, ces Barras et ces Fréron, qui se coalisèrent contre Robespierre, Couthon et Saint-Just, lorsqu'ils les soupçonnèrent de vouloir leur faire demander compte des deniers de la République. Les membres du Comité de Salut public n'avaient droit, comme les autres représentants, qu'à l'indemnité de dix-huit livres par jour ; cela suffisait à Saint-Just pour vivre dignement et obliger quelques malheureux. On n'imaginait pas alors que la prospérité d'une nation pût reposer sur les gros traitements de ceux qui sont chargés de la gouverner ou de l'administrer. On se rappelait encore avec indignation ce qu'avaient inutilement coûté à la France les prodigalités des derniers règnes, les maîtresses royales et les courtisans si largement pensionnés. Les plus riches familles de France les Broglie, les Polignac, les Montmorency, les Noailles, entre autres, touchaient, avant la Révolution, des pensions qui variaient entre quarante mille et cent mille livres, sommes exorbitantes à cette époque[2].

Les chefs du gouvernement, pensaient les républicains comme Saint-Just, doivent donner l'exemple de la simplicité et ne pas pousser à cet amour effréné du lucre, qui fait qu'on déserte les professions honorables, dont les profits sont lents et peu considérables, pour courir à la fortune par des voies tortueuses, mais plus rapides. Nous entendrons bientôt Saint-Just tonner à la tribune nationale contre le jeu et l'agiotage, et flétrir énergiquement ceux qui s'y livraient sans prendre garde au détriment et aux périls qui en résultaient pour le pays. Et certes il avait droit d'agir ainsi, lui, si honnête et si probe que les calomniateurs, si ingénieux d'ordinaire, n'ont pas osé jeter l'ombre d'un doute sur son désintéressement bien connu. Barère, qui s'est vanté de l'avoir dénoncé, lui a rendu cette justice : Son caractère était austère, ses mœurs politiques sévères ; quel succès pouvait-il espérer ?[3] D'un sang-froid impassible, toujours maître de lui-même, il ne prit jamais conseil que de sa conscience et de sa raison. Il disait à Robespierre un jour que celui-ci s'emportait dans une discussion : Calme-toi donc ; l'empire est au flegmatique. Quant à ses mœurs privées, elles étaient d'une pureté irréprochable, et les calomnies des libellistes s'useront en vain sur elles, comme les dents du serpent sur la lime.

Ils étaient si purs aussi, ses amis et ses hôtes ! Nous avons déjà parlé de la famille Duplay, dans laquelle il avait été présenté par Robespierre, dès son arrivée à Paris. Cette famille, toute patriarcale, était le foyer même des vertus républicaines rêvées par le sage. Le respectable Duplay, brave et loyal patriote, joignait à une grande énergie une modération sans égale juré au Tribunal révolutionnaire, où, du reste, il siégea très-rarement, il fit preuve, dans ces redoutables fonctions, de l'impartialité la plus rare ; et lorsque les thermidoriens l'envoyèrent devant ce même tribunal, ses juges, malgré l'esprit réactionnaire dont ils étaient animés, ne purent se résoudre à rendre contre lui un verdict de condamnation ils l'acquittèrent sur le double chef de fait et d'intention. Ceux qui ont écrit que, par lui, Robespierre était entré au Tribunal révolutionnaire, se sont étrangement trompés. Duplay suivait les seules inspirations de sa conscience, et Robespierre le connaissait et le respectait assez pour ne pas chercher à lui imposer les siennes. Un soir, à table, en famille, celui-ci demanda à son hôte ce qu'il avait fait, dans la journée, au tribunal. Robespierre, lui répondit gravement Duplay, je ne vous demande jamais ce que vous faites au Comité de Salut public. Robespierre prit alors la main de son hôte et, pour toute réponse, la lui serra affectueusement. Toute cette famille partageait les opinions et les sympathies de son chef, et ceux de ses membres qui ont survécu a l'époque révolutionnaire n'ont jamais compris les anathèmes des masses ingrates ou ignorantes contre les vertueux amis de leur jeunesse.

Dans cette maison, où les intrigants n'étaient pas admis, se réunissaient les plus purs et les meilleurs républicains. On s'y délassait des rudes travaux de la vie politique par la musique ou des lectures littéraires. Là, venait l'illustre et honnête Buonarroti, qui, après avoir échappé, comme par miracle, à une condamnation capitale, disait en mourant, pauvre et respecté, quarante-neuf ans après la chute de Robespierre et de Saint-Just Je vais rejoindre les hommes vertueux qui nous ont donné de si bons exemples. Là venaient Lannes qui, moins heureux, expia son amitié sur l'échafaud, et Couthon qui, marié lui-même, retrouvait au sein de cette honnête famille les vertus cultivées dans la sienne. Saint-Just y avait rencontré son collègue Philippe le Bas, et s'était lié avec lui d'une inséparable amitié. Tous deux jeunes, intègres, dévoués aux intérêts populaires, ils devaient se comprendre et marcher étroitement unis jusqu'à la mort, n'ayant en vue que la fortune de la France, non la leur.

Il faut dire quel fut ce compagnon de Saint-Just, cet héroïque le Bas, qui s'est immortalisé par un de ces traits sublimes pour lesquels il n'y a pas assez de couronnes. Il était né à Frévent, dans le département du Pas-de-Calais, où son père exerçait la profession de notaire. Envoyé de bonne heure à Paris, il fit ses études au collège Montaigu. Reçu avocat au parlement, en 1789, après avoir passé quatre ans chez un procureur, il débuta au barreau par des succès qui étaient une promesse d'avenir. Mais, rappelé par son vieux père dont le bonheur était sa principale ambition, comme il le dit dans une de ses lettres si touchantes, il alla s'établir à Saint-Pol, où un procès célèbre le mit bientôt en lumière. Député, comme Saint-Just, à la Fédération du 14 juillet 1790, membre de l'administration centrale de son département en 1791, il fut élu l'année suivante, par le collège électoral du Pas-de-Calais, député à la Convention nationale. S'il parla peu à la tribune de l'Assemblée, et s'il ne chercha pas à monter au premier rang, où ses talents lui eussent permis d'atteindre, il se fit remarquer par des travaux qui, pour être obscurs, n'en étaient pas moins utiles à la République, dont le triomphe était son seul but. Dans des lettres presque journellement adressées à son père, et où éclate le plus tendre amour filial, il notait avec une scrupuleuse fidélité les discussions et les événements dont l'Assemblée et la capitale étaient le théâtre. Ces pages, heureusement pour l'histoire, ont été conservées et sont un précieux document. Les collègues de le Bas appréciaient ses hautes qualités aussi, dans les premiers jours du mois d'août 1793, l'envoyèrent-ils en mission à l'armée du Nord, où il rendit d'éclatants services. Ce fut pour lui un grand chagrin d'être obligé de quitter Paris à cette époque, car il était au moment de conclure un mariage souhaité depuis longtemps. Introduit par Robespierre dans la famille Duplay, il avait aimé la plus jeune des filles de cet honnête patriote, Élisabeth Duplay, et avait eu le bonheur de voir sa tendresse partagée. II venait d'obtenir la main de cette douce et charmante jeune fille, lorsqu'il fut désigné par la Convention pour aller surveiller les opérations des armées du Nord et de la Moselle. Si pénible que dût être pour lui cette absence, il n'hésita point, et fit à sa patrie le sacrifice de ses affections. Ses lettres à sa chère Élisabeth témoignent à la fois de la douleur de cette séparation et de son ardent patriotisme.

Nous avons beaucoup travaillé, lui écrit-il, et il me paraît que nous aurons encore beaucoup à faire pour remplir l'objet de notre mission. J'ai néanmoins l'espoir d'être libre vers le 10 de ce mois. Oh qu'il sera doux pour moi, le moment où je te reverrai ! Que l'absence est cruelle quand on aime comme moi Mon père n'ira sûrement pas à Paris avant mon retour, et je compte l'emmener avec moi lorsque cette époque sera arrivée. Je dois aller demain à Dunkerque. Adresse-moi tes lettres ici. Mille amitiés à ta famille, que je regarde aussi comme la mienne... Des affaires imprévues, l'envie de savoir l'état de nos armées du côté de Cambrai, m'ont amené aujourd'hui avec Duquesnoy à Arras. On m'y a remis deux paquets ils renfermaient des lettres de mon père, une de ta sœur, ma bonne amie Victoire, et deux lettres de mon Élisabeth. Juge de ma joie, de mon ravissement Je les ai lues, je les ai relues ; je viens de les lire encore, ces deux lettres. Oh quel bien elles ont fait à mon cœur ! Que je bénis mon aimable amie, le jour, l'heureux jour où j'eus la douceur d'apprendre que ton âme si sensible, si tendre, partageait les sentiments que tu m'as inspirés Pourquoi faut-il qu'a l'instant où j'allais unir ma destinée à la tienne, nous nous soyons vus si cruellement séparés ?... Une lettre de toi... c'est sans doute une grande consolation, mais ce n'est pas toi rien ne peut te suppléer, et je sens à chaque instant que tu me manques. Tu m'as parlé du jardin, tu m'as demandé si je m'en souvenais. Pourrais-je l'oublier, ma chère Élisabeth ? Oh non Tous les lieux où j'ai pu librement causer avec toi, t'exprimer ma tendresse et m'entendre dire par toi-même que tu m'aimais, mon imagination ne cesse de les revoir, de s'y reposer. Lorsque notre voiture nous conduit, et que mon collègue, fatigué, ou cesse de parler ou s'endort, moi je songe à toi ; si je m'endors aussi, je pense encore à toi. Toute autre idée, lorsque les affaires publiques ne m'occupent plus, m'est importune. J'ai reçu .plusieurs lettres de toi. Le sentiment qu'elles m'ont fait éprouver a été mêlé de douleur et de plaisir. Elles ont redoublé mon impatience de revoler vers toi. Fais tout préparer pour notre mariage. Peut-être, après un court séjour, faudra-t-il que je reparte. Mais au moins nous nous arrangerons de manière à n'être plus éloignés l'un de l'autre. Je n'ai que le temps de t'écrire ce peu de mots. Mille embrassades à toute la chère famille et à nos amis communs.

 

On peut juger, par ces quelques citations prises au hasard, de la candeur d'âme, de la simplicité de cœur et des hautes qualités de ce grand citoyen.

Le Bas revint a Paris après une absence de près de trois semaines, et, quelques jours après son retour, il épousa cette Élisabeth, à qui il avait voué une si ardente et si profonde affection. Toute sa famille était venue assister à ce mariage, conclu sous les plus riants auspices, et que les tempêtes politiques devaient si fatalement et si rapidement briser.

Dans le courant de septembre le Bas fut nommé membre du Comité de Sûreté générale. En raison de ces nouvelles fonctions, qui l'occupaient jour et nuit, et aussi en prévision des missions dont il pourrait encore être chargé, il garda près de lui la plus jeune de ses sœurs, Henriette, pour en faire la compagne de sa femme, devenue enceinte dès le premier mois de son mariage, et qu'il ne voulait pas abandonner à des soins mercenaires. Henriette le Bas, sans être d'une beauté remarquable, était assez jolie elle plut à Saint-Just, pour qui elle éprouva elle-même un vif penchant. Un projet d'union fut arrêté entre eux, à la satisfaction des deux familles mais la célébration en fut ajournée à un temps plus calme. On espérait alors la fin prochaine des calamités publiques ; et Saint-Just, ce grand ambitieux, n'enviait, après avoir aidé à l'affranchissement et à la grandeur de son pays régénéré, que quelques arpents de terre à la campagne, une femme aimée, et des livres pour occuper ses loisirs. Son amour pour Henriette fut pendant quelques mois l'unique occupation de son cœur, et dut être bien souvent, dans les circonstances difficiles où il se trouva, sa consolation et son soutien. Cependant le rêve des deux fiancés ne devait point se réaliser, et ce ne fut pas le 9 thermidor qui en fut la seule cause. Quelques mois avant cette funeste catastrophe, la passion de Saint-Just s'évanouit pour un motif des plus futiles. Henriette avait contracté la mauvaise habitude de prendre du tabac. La délicatesse de Saint-Just s'offusqua de ce petit défaut qu'il avait surpris chez la jeune fille. La rupture qui s'ensuivit entre les fiancés fut un sujet de désolation pour les deux familles, et jeta sur l'amitié de le Bas et de Saint-Just un nuage presque imperceptible, mais dont nous trouverons cependant la trace dans la correspondance du frère d'Henriette.

Mais cet amour était dans toute sa force et dans tout son rayonnement quand Saint-Just et le Bas furent envoyés à Strasbourg. Nous raconterons comment ces illustres jeunes gens accomplirent leur mission ; et ii est à croire que si tous les commissaires de la Convention avaient usé de la fermeté et de la modération qui furent la règle de leur conduite, on eût évité bien des remords, conjuré bien des périls, et assuré dans un temps très-court l'affermissement de la République.

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] Mémoires de Levasseur, t. II, p. 197 ; Rapport de Courtois, p. 192.

[2] Consulter l'Almanach nominatif des pensions sur le Trésor royal (novembre 1789).

[3] Mémoires de Barère, t. IV, p. 408.