Un mot de Danton. — Le Comité de Salut public. — Première mission de Saint-Just. — Grandes mesures d'utilité générale et de salut public. — Rapport de Barère. — La loi des suspects. — Rapport de Saint-Just. — Le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix. — La Terreur. — Modération des amis de Saint-Just.Soyons terribles, faisons la guerre en lions ! s'écriait Danton, dans la séance du ter août 1793, en demandant à l'Assemblée d'ériger son Comité de Salut public en gouvernement provisoire. Il y avait, en effet, une nécessité absolue, au moment où la France semblait si près de sa perte, d'imprimer aux moyens de défense une direction centrale et uniforme. Si la Convention, jalouse de son autorité, Robespierre en tête, ne consentit pas, ce jour-là, à donner à son comité le nom de gouvernement, elle lui concéda, de fait, un immense pouvoir, augmenta de jour en jour ses attributions, et cessa de le renouveler afin que la marche des affaires ne fût pas compromise et l'unité rompue. Ce second Comité de Salut public, qu'il ne faut pas confondre avec celui du mois d'avril, dont Cambon, Lacroix et Danton avaient fait partie, datait du 10 juillet. Composé d'abord des. neuf membres suivants : Jean-Bon-Saint-André, Barère, Gasparin, Couthon, Thuriot, Saint-Just, Prieur (de la Marne), Hérault-Séchelles et Robert Lindet, il fut successivement porté à douze. Robespierre y était entré vers la fin du mois de juillet, à la place de Gasparin, sur la proposition de Jean-Bon-Saint-André, Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) y furent appelés peu de jours après ; enfin l'Assemblée y adjoignit plus tard Collot d'Herbois et Billaud-Varennes. Réduit à onze membres par la démission de Thuriot et par la mort de Hérault-Séchelles, il fut continué, de mois en mois, dans ses pouvoirs, sans renouvellement jusqu'au 9 thermidor, c'est-à-dire pendant une année environ. Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) s'occupèrent plus particulièrement des affaires militaires ; Jean-Bon-Saint-André eut dans ses attributions la marine. Qui ne sait avec quel zèle et avec quel talent ces grands hommes remplirent leur tâche Les relations extérieures, la correspondance générale, la correspondance avec les départements et les représentants en mission furent confiées à Billaud-Varennes, à Barère, à Robespierre, à Collot d'Herbois et à Couthon ; l'approvisionnement et les subsistances furent remis entre les mains de Robert Lindet et de Prieur (de la Marne) ; quant à Saint-Just, on le chargea surtout des institutions et des lois constitutionnelles, qui avaient été l'objet des méditations de sa studieuse jeunesse. Tel fut ce fameux comité, qui, ayant trouvé la République dans la situation la plus déplorable, la laissa grande, forte, victorieuse et respectée, quand il fut décapité, le 9 thermidor, dans la personne de ses plus illustres membres. Saint-Just était à peine entré définitivement au comité, quand, le 18 juillet, il fut chargé par ses collègues d'une première mission : Le Comité de Salut public de la Convention nationale charge Saint-Just, l'un de ses membres, de se rendre promptement dans les départements de l'Aisne, de l'Oise et de la Somme, pour y remplir un objet d'intérêt public. — Signé Couthon, Thuriot, Saint-Just, Hérault-Séchelles, Gasparin, Barère, Prieur[1]. Je n'ai trouvé aucun document officiel concernant cette mission elle fut, au reste, de très-courte durée, car, moins de dix jours après son départ, Saint-Just était de retour à Paris. Divers ordres de mise en liberté, à la date du 30 juillet, portent sa signature et, le même, jour il signait avec Prieur, Robespierre, Delamarre, Laignelot, Amar et Legendre, l'arrêté suivant : Les Comités de Salut public et de Sûreté générale réunis arrêtent que Beffroi, député de l'Aisne, et Courtois, député de l'Aube, seront amenés sur-le-champ au Comité de Salut public pour être entendus. Le maire de Paris est chargé de l'exécution du présent arrêté[2]. Courtois avait été accusé de dilapidations ; en thermidor, il se souviendra de cet arrêté. Comme l'ascendant de Saint-Just fut considérable au sein du Comité de Salut public, comme il fut son rapporteur dans les occasions les plus difficiles, il est indispensable de rappeler sommairement ici les grandes mesures d'utilité générale et de salut publie, adoptées par l'Assemblée, dans les deux mois d'août et de septembre, presque toujours sur la proposition de ce comité, mesures qui doivent lui mériter à tout jamais, ainsi qu'à la Convention, la reconnaissance des hommes. Beaucoup d'entre nous ignorent, c'est fâcheux à dire, à qui revient de droit l'honneur de tant de belles institutions qui font la gloire de notre pays. Combien, sur la foi de quelques déclamateurs, chargent d'imprécations la période de quatorze mois connue sous le nom d'ère de la Terreur, sans se douter qu'au milieu des décrets de rigueur nécessités par les circonstances, elle a vu naître les lois les plus humaines et les plus utiles. C'est l'éternel sic vos nos vobis. Rendons à la Convention et au Comité de Salut public ce qui leur appartient, et que nos enfants sachent bien à qui doivent remonter leurs remercîments. Nous avons déjà parlé de l'institution des écoles primaires, rappelons seulement ici une phrase du rapport de Lakanal : L'instituteur portera dans l'exercice de ses fonctions, et aux fêtes nationales, une médaille avec cette inscription Celui qui instruit est un second père. Dans la séance du 15 septembre 1793, le même Lakanal proposa et fit adopter l'établissement de trois degrés successifs d'instruction le premier pour les connaissances indispensables aux artistes et aux ouvriers de tous les genres ; le second pour les connaissances ultérieures, nécessaires à ceux qui se destinent aux autres professions de la société ; et le troisième pour les objets d'instruction dont l'étude difficile n'est pas à la portée de tous les hommes. Le 26 juillet, la Convention ordonna l'établissement, sur plusieurs points de la République, du télégraphe inventé par Chappe. Le lendemain, sur la proposition de Sergent, elle décréta l'ouverture d'un musée national, dans la galerie joignant le Louvre aux Tuileries, et vota une somme annuelle pour l'achat de tableaux et de statues dans les ventes particulières, répondant ainsi d'avance, par ses actes, à ceux qui devaient l'accuser d'avoir proscrit les arts. Le 1er août, création du système décimal. C'est aussi de ce mois que date le Code civil, dont le rapport et les premiers titres furent lus par Cambacérès, dans les séances des 21 et 22. Dans le courant du mois de septembre, l'Assemblée ordonna la formation du Grand-Livre, pour inscrire et consolider la dette non-viagère, rassurant, par ce décret, tous les créanciers de l'ancienne monarchie. Romme lut, dans le même mois, son projet de calendrier républicain, adopté le 5 octobre suivant. Le temps, disait-il dans son rapport, ouvre un nouveau livre à l'histoire, et, dans sa marche nouvelle, majestueuse et simple comme l'égalité, il doit graver d'un burin neuf et pur les annales de la France régénérée. A la place de l'absurde calendrier qu'on nous a fait la grâce de nous rendre, la Convention décrétait l'établissement d'un calendrier conforme à la nature et à la raison, et tout rayonnant d'une charmante poésie. En même temps, était adopté le projet d'uniformité des poids et mesures, basé sur le système décimal, et qui devait porter l'ordre et l'économie dans les transactions ; chef-d'œuvre de bon sens qu'adopteront un jour, il faut l'espérer, tous les peuples de la terre. Tout cela en quelques mois à peine ; voilà pour les grandes mesures d'utilité générale. Voici maintenant pour les grandes mesures de salut public. Après avoir, dans la fête du 10 août, consacré solennellement la nouvelle Constitution acceptée par le peuple entier, la Convention songea à' défendre son œuvre et prit, à cet effet, les déterminations les plus vigoureuses. Le 25, elle décréta, sur la proposition de son Comité de Salut public : Dès ce moment, jusqu'à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat, les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances leurs femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront les vieux linges en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, la haine des rois et l'unité de la République. Les maisons nationales seront converties en casernes ; les places publiques en ateliers d'armes ; le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre. Les armes de calibre seront exclusivement confiées à ceux qui marcheront à l'ennemi ; le service de l'intérieur se fera avec des fusils de chasse et l'arme blanche. Les chevaux de selle seront requis pour compléter les corps de cavalerie ; les chevaux de trait, autres que ceux employés à l'agriculture, conduiront l'artillerie et les vivres. Nul ne pourra se faire remplacer dans le service pour lequel il sera requis ; les fonctionnaires publics resteront à leur poste. La levée sera générale ; les citoyens non mariés, ou veufs sans enfants, de 18 à 25 ans, marcheront les premiers ils se rendront, sans délai, au chef-lieu de leur district, où ils s'exerceront tous les jours au maniement des armes, en attendant l'ordre du départ. Les représentants du peuple régleront les appels et les marches, de manière à ne faire arriver les citoyens armés au point de rassemblement qu'à mesure que les subsistances, les munitions et tout ce qui compose l'armée matérielle, se trouvera exister en proportion suffisante. Le bataillon qui sera organisé dans chaque district sera réuni sous une bannière portant cette inscription Le peuple français debout contre les tyrans, etc. Toutes ces mesures, acclamées avec un irrésistible enthousiasme, suffirent pour pousser le peuple aux frontières et contre les départements insurgés. Non, jamais on ne vit pareil élan d'une nation se levant en masse pour la défense de ses droits et de sa liberté. Au milieu des convulsions de ce terrible mois de septembre, quand la réaction, soudoyée par l'étranger, redoublait, par tous les moyens, les embarras de la situation quand les ennemis de la République croyaient assister à son agonie, comment s'étonner de sévérités excessives ? Il y avait pour la France une question de vie ou de mort, et tous les moyens semblèrent bons pour le salut. D'ailleurs, si les exagérations démagogiques furent combattues, ce fut surtout par Saint-Just et ses amis. Quand un membre de l'Assemblée proposa de décréter qu'il était permis d'assassiner Pitt, ce fut Couthon qui protesta ; et Robespierre combattit résolument le ci-devant prêtre Jacques Roux, lorsque celui-ci vint, au nom d'une section de Paris, provoquer des vengeances et menacer la Convention. On reconnaissait cependant qu'il était temps d'imposer à tous les ennemis de la République par une énergie suprême. Barère, un thermidorien ne l'oublions pas, nt, dans l'orageuse séance du 5 septembre, un rapport d'une violence inouïe, dans lequel il était dit : Plaçons la terreur à l'ordre du jour ; c'est ainsi que disparaîtront en un instant et les royalistes et les modérés, et la tourbe contre-révolutionnaire qui vous agite. Les royalistes veulent du sang, eh bien, ils auront celui des conspirateurs, des Brissot, des Marie-Antoinette... A la suite de ce rapport, furent décrétées les mesures les plus redoutables. Ainsi organisation d'une armée révolutionnaire ; autorisation des visites domiciliaires pendant la nuit et, sur la proposition de Merlin (de Douai), extension plus grande donnée au tribunal criminel extraordinaire, qui fut divisé en quatre sections ; peine de mort prononcée contre toute personne convaincue d'avoir acheté ou vendu des assignats, de les avoir refusés en payement ou d'avoir tenu des discours tendant a les discréditer ; gratification de cent livres par condamné aux citoyens dénonciateurs de ces délits, etc. Quelques jours après, Merlin (de Douai) reparut à la tribune, et, au nom du comité de législation dont Cambacérès était président, il présenta une loi relative aux gens suspects, que l'Assemblée adopta sans discussion. Si nous mentionnons ici cette dernière loi contre laquelle s'élèvent encore, aujourd'hui, les malédictions du monde, c'est pour bien démontrer qu'elle ne fut pas l'œuvre de ceux sur qui trop longtemps on a rejeté les fautes du gouvernement révolutionnaire, mais qu'elle fut conçue et proposée par des hommes dont le puritanisme facile s'est fort accommodé, depuis, des honneurs et de l'arbitraire d'un autre régime. Ainsi fut organisée la terreur, à l'établissement de laquelle, comme on le voit, le comité de législation contribua bien plus que le Comité de Salut public. Cependant les choses empiraient de plus en plus. L'égoïsme et la lâcheté de certains hommes, le mauvais vouloir des riches, le brigandage des fournisseurs, les concussions de certains administrateurs, l'infamie de quelques royalistes qui venaient de livrer Toulon aux Anglais, appelèrent d'extrêmes mesures. Les accapareurs, en tenant à un .prix trop élevé pour les classes pauvres les denrées de première nécessité, forcèrent la Convention de voter le maximum et une loi contre les accaparements. Le péril était partout, sur les frontières et dans l'intérieur. Dans ces circonstances gigantesques où la légalité pure eût perdu d'un coup la République et la France, le Comité de Salut public demanda à l'Assemblée une autorité assez grande pour lui permettre de déjouer tous les complots et de devenir le centre commun auquel dussent aboutir toutes les forces de l'État. A cet effet, il chargea Saint-Just de rédiger et de présenter à la Convention un rapport sur l'organisation d'un gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix. Saint-Just lut son rapport dans la séance du 9 vendémiaire an II (10 octobre 1793). La sombre et grandiose peinture que l'austère jeune homme fit des maux de la République dut émouvoir jusqu'aux entrailles tout ce que l'Assemblée contenait de républicains honnêtes et convaincus ; et en relisant, aujourd'hui, cet énergique rapport, nous ne pouvons nous étonner de l'universelle émotion qu'il souleva. Lois, abus du gouvernement, menées des partis, économie et subsistances, il embrasse tout. Votre sagesse et le juste courroux des patriotes, dit Saint-Just, n'ont pas encore vaincu la malignité qui, partout, combat le peuple et la Révolution. La République ne sera fondée que quand la volonté du souverain comprimera la minorité monarchique, et régnera sur elle par droit de conquête. Vous n'avez plus rien à ménager contre les ennemis du nouvel ordre de choses, et la liberté doit vaincre, à tel prix que ce soit. Après avoir énuméré les causes des malheurs publics, et flétri l'indifférence en matière de patriotisme, il s'écrie : Si les conjurations n'avaient point troublé cet empire, si la patrie n'avait pas été mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justice éternelle. Ces maximes sont bonnes entre les amis de la liberté ; mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus rien de commun que le glaive. Il faut gouverner par le fer ceux qui ne veulent pas l'être par la justice il faut supprimer les tyrans. Vous avez eu de l'énergie ; l'administration publique en a manqué. Vous avez désiré l'économie, la comptabilité n'a point secondé vos efforts tout le monde a pillé l'État, Les généraux ont fait la guerre à leurs armées. Les possesseurs des productions et des denrées, tous les vices de la monarchie enfin, se sont ligués contre le peuple et vous. Un peuple n'a qu'un ennemi dangereux, c'est son gouvernement ; le vôtre vous a fait constamment la guerre avec impunité. Nos ennemis n'ont point trouvé d'obstacles ourdir les conjurations. Les agents choisis sous l'ancien ministère, les partisans des royalistes, sont les complices-nés de tous les attentats contre la patrie. Vous avez eu peu de ministres patriotes, c'est pourquoi tous les principaux chefs de l'armée et de l'administration, étrangers au peuple pour ainsi dire, ont constamment été livrés aux desseins de nos ennemis. Il n'est peut-être point de commandant militaire qui ne fonde, en secret, sa fortune sur une trahison en faveur des rois. On ne saurait trop identifier les gens de guerre au peuple et à la patrie. Il en est de même des premiers agents du gouvernement c'est une cause de nos malheurs que le mauvais choix des comptables on achète les places, et ce n'est pas l'homme de bien qui les acheté les intrigants s'y perpétuent ; on chasse un fripon d'une administration, il entre dans une autre... Le gouvernement est une hiérarchie d'erreurs et d'attentats. Personne n'est épargné tout est passé au crible de cette critique amère et trop justifiée. La bureaucratie, cette puissance occulte, est attaquée de front ; et les gens en place durent singulièrement souhaiter la chute de cet âpre censeur, trop scrupuleux mandataire du peuple. En effet, ce que veut surtout réprimer Saint-Just, c'est la mauvaise foi et le désordre dans le gouvernement. Il faut du génie, continue-t-il, pour faire une loi prohibitive à laquelle aucun abus n'échappe les voleurs que l'on destitue placent les fonds qu'ils ont volés, entre les mains de ceux qui leur succèdent. La plupart des hommes déclares suspects ont des mises dans les fournitures. Le gouvernement est la caisse d'assurance de tous les brigandages et de tous les crimes. Tout se tient dans le gouvernement ; le mal, dans chaque partie, influe sur le tout. La dissipation du trésor public a contribué au renchérissement des denrées et au succès des conjurations, voici comment trois milliards voies par les fournisseurs et par les agents de toute espèce, sont, aujourd'hui, en concurrence avec l'État dans ses acquisitions avec le peuple sur les marchés et sur les comptoirs des marchands avec les soldats dans les garnisons avec le commerce chez l'étranger. Ces trois milliards fermentent dans la République ; ils recrutent pour l'ennemi ; ils corrompent les généraux ; ils achètent les emplois publics ; ils séduisent les juges et les magistrats, et rendent le crime plus fort que la loi. Ceux qui se sont enrichis veulent s'enrichir encore davantage celui qui désire le nécessaire est patient ; celui qui désire le superflu est cruel. De là les malheurs du peuple, dont la vertu reste impuissante contre l'activité de ses ennemis. Vous avez porté des lois contre les accapareurs ceux qui devraient faire respecter les lois accaparent ainsi les consuls Pappius et Poppæus, tous deux célibataires, firent des lois contre le célibat. Personne n'est sincère dans l'administration publique le patriotisme est un commerce des lèvres chacun sacrifie tous les autres et ne sacrifie rien de son intérêt. Vous avez beaucoup fait pour le peuple en ôtant un milliard huit cent mille francs de la circulation ; vous avez diminué les moyens de tourmenter la patrie ; mais, depuis les 'taxes, ceux qui avaient des capitaux ont vu doubler, au même instant, ces capitaux. M est donc nécessaire que vous chargiez l'opulence des tributs il est nécessaire que vous établissiez un tribunal, pour que tous ceux qui ont manié, depuis quatre ans, les deniers de la République y rendent compte de leur fortune cette utile censure écartera les fripons des emplois. Le trésor public doit se remplir des restitutions des voleurs, et la justice doit régner à son tour après l'impunité. Il conseille d'éviter les émissions d'assignats parce qu'elles ne profitent qu'aux riches, et critique, avec une grande force de logique, les taxes dont il a été constamment l'ennemi, et que cependant, ajoute-t-il, les circonstances ont rendues nécessaires. Après avoir examiné les pertes subies par l'État dans la vente des biens nationaux, il déclare que, quelles que soient ces pertes, les acquéreurs n'ont rien à craindre, car, selon lui, la perte du crédit national serait plus grande encore. La probité du peuple français, dit-il, garantit l'aliénation des domaines publics. Pour obvier à la pénurie des finances, continue-t-il, des projets d'emprunts, de banque et d'agiotages de toute espèce sur les monnaies et les subsistances, ont été proposés au Comité de Salut public qui les a rejetés, ne voulant d'autre remède qu'une rigoureuse économie et une surveillance sévère. Après avoir rapidement esquissé la déplorable situation du commerce, languissant partout ; après avoir montré l'étranger profitant du maximum et faisant concurrence à la République sur les marchés français, après avoir proposé des mesures pour empêcher l'ennemi de tirer avantage de nos propres lois, il poursuit ainsi : Dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie ; on l'immolerait par elle-même. Elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté, parce qu'elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. Le gouvernement présent est aussi trop embarrassé. Vous êtes trop loin de tous les attentats il faut que le glaive des lois se promène partout avec rapidité, et que votre bras soit partout présent pour arrêter le crime. Vous devez vous garantir de l'indépendance des administrations, diviser l'autorité, l'identifier au mouvement révolutionnaire et vous, et la multiplier. Vous devez resserrer tous les nœuds de la responsabilité, diriger le pouvoir, souvent terrible pour les patriotes, et souvent indulgent pour les traîtres. Tous les devoirs envers le peuple sont méconnus l'insolence des gens en place est insupportable ; les fortunes se font avec rapidité. Il est impossible que les lois révolutionnaires soient exécutées, si le gouvernement lui-même n'est constitué révolutionnairement. Vous ne pouvez point espérer de prospérité si vous n'établissez un gouvernement qui, doux et modéré envers le peuple, sera terrible envers lui-même par l'énergie de ses rapports ce gouvernement doit peser sur lui-même, et non sur le peuple. Toute injustice envers les citoyens, toute trahison, tout acte d'indifférence envers la patrie, toute mollesse, y doit être souverainement réprimée. Il faut y préciser les devoirs, y placer partout le glaive à côté de l'abus, en sorte que tout soit libre dans la République, excepté ceux qui conjurent contre elle et qui gouvernent mal... Aujourd'hui que la République a douze cent mille hommes à nourrir, des rebelles à soumettre et le peuple à sauver aujourd'hui qu'il s'agit de prouver à l'Europe qu'il n'est point en son pouvoir de rétablir chez nous l'autorité d'un seul, vous devez rendre le gouvernement propre à vous seconder dans vos desseins, propre à l'économie et au bonheur public. Vous devez mettre en sûreté les rades, construire promptement de nombreux vaisseaux, remplir le trésor public, ramener l'abondance, approvisionner Paris comme en état de siège jusqu'à la paix ; vous devez tout remplir d'activité, rallier les armées au peuple et à la Convention nationale. Il trace ensuite, de main de maître, les devoirs des députés envoyés en mission aux armées : Il n'est pas inutile non plus que les devoirs des représentants du peuple auprès des armées leur soient sévèrement recommandés ils y doivent être les pères et les amis du soldat ; ils doivent coucher sous la tente ils doivent être présents aux exercices militaires, ils doivent être peu familiers avec les généraux, afin que le soldat ait plus de confiance dans leur justice et leur impartialité quand il les aborde. ; le soldat doit les trouver jour et nuit prêts à l'entendre les représentants doivent manger seuls ; ils doivent être frugals, et se souvenir qu'ils répondent du salut public, et que la chute éternelle des rois est préférable à la mollesse passagère. Ceux qui font des révolutions dans le monde, ceux qui veulent faire le bien, ne doivent dormir que dans le tombeau. Après s'être plaint de l'inertie de la plupart des chefs, devenus un objet de risée pour les vieux soldats, il critique l'ancien système militaire de la monarchie, comme ne convenant plus aux temps modernes et surtout au caractère français, et développe, d'intuition, les préceptes de l'art nouveau qui, sous la République et sous l'Empire, attacha presque constamment la victoire à nos drapeaux. Le système militaire de notre nation, dit-il, doit être autre que celui de ses ennemis or, si la nation française est terrible par sa fougue, son adresse, et si ses ennemis sont lourds, froids et tardifs, son système militaire doit être impétueux. Si la nation française, poursuit-il, est pressée dans cette guerre par toutes les passions fortes et généreuses, l'amour de la liberté, la haine des tyrans et de l'oppression si, au contraire, ses ennemis sont des esclaves mercenaires, automates sans passions, le système de guerre des armes françaises doit être l'ordre du choc. L'administration suivant lui doit venir en aide à la discipline et être purgée des brigands qui volent les rations des chevaux, les vivres et l'habillement des troupes, et contre lesquels il faut user de la plus grande sévérité si l'on veut éviter la dissolution de la République. Il énumère les difficultés de toute nature dont est accablé un gouvernement nouveau la superstition des uns pour l'autorité détruite, l'ambition et l'hypocrisie des autres. La liberté a son enfance on n'ose gouverner ni avec vigueur ni avec faiblesse, parce que la liberté vient par une salutaire anarchie, et que l'esclavage vient souvent avec l'ordre absolu. Puis, après avoir dépeint tous les rois intéressés à faire la guerre à la France pour empêcher l'établissement du gouvernement républicain, et ne perdant que des esclaves tandis que le feu et les maladies déciment par milliers les défenseurs de la liberté, il termine en ces termes : Il faut donc que notre gouvernement regagne d'un côté ce qu'il a perdu de l'autre ; il doit mettre tous les ennemis de la liberté dans l'impossibilité de lui nuire à mesure que les gens de bien périssent. Il faut faire la guerre avec prudence et ménager notre sang, car on n'en veut qu'à lui, l'Europe en a soif vous avez cent mille hommes dans le tombeau qui ne défendent plus la liberté ! Le gouvernement est leur assassin ; c'est le crime des uns, c'est l'impuissance des autres et leur incapacité. Tous ceux qu'emploie le gouvernement sont paresseux tout homme en place ne fait rien lui-même, et prend des agents secondaires ; le premier agent secondaire a les siens, et la République est en proie à vingt mille sots qui la corrompent, qui la saignent. Vous devez diminuer partout le nombre des agents, afin que les gens travaillent et pensent. Le ministère est un monde de papier. Je ne sais point comment Rome et l'Egypte se gouvernaient sans cette ressource on pensait beaucoup, on écrivait peu. La prolixité de la correspondance et des ordres du gouvernement est une marque de son inertie ; il est impossible que l'on gouverne sans laconisme. Les représentants du peuple, les généraux, les administrateurs sont environnés de bureaux comme les anciens hommes de palais ii ne se fait rien, et la dépense est pourtant énorme. Les bureaux ont remplacé le monarchisme ; le démon d'écrire nous fait la guerre, et l'on ne gouverne point. Il est peu d'hommes à la tête de nos établissements dont les vues soient grandes et de bonne foi le service public, tel qu'on le fait, n'est pas vertu, il est métier. Tout enfin a concouru au malheur du peuple et à la disette l'aristocratie, l'avarice, l'inertie, les voleurs, la mauvaise méthode. Il faut donc rectifier le gouvernement tout entier pour arrêter l'impulsion que nos ennemis s'efforcent de lui donner vers la tyrannie. Quand tous les abus seront corrigés, la compression de tout mal amènera le bien ; on verra renaître l'abondance d'elle-même. J'ai parcouru rapidement la situation de l'État, ses besoins et ses maux c'est à votre sagesse de faire le reste c'est au concours de tous les talents à étendre les vues du Comité de Salut public. Il m'a chargé de vous présenter les mesures suivantes de gouvernement. Du gouvernement. Art. I. Le gouvernement provisoire de la France est révolutionnaire jusqu'à la paix. II. Le Conseil exécutif provisoire, les ministres, les généraux, les corps constitués, sont placés sous la surveillance du Comité de Salut public, qui en rendra compte tous les huit jours à la Convention. III. Toute mesure de sûreté doit être prise par le conseil exécutif provisoire, sous l'autorisation du Comité, qui en rendra compte à la Convention. IV. Les lois révolutionnaires doivent être exécutées rapidement. Le gouvernement correspondra immédiatement avec les districts dans les mesures de salut public. V. Les généraux en chef seront nommés par la Convention nationale, sur la présentation du Comité de Salut public. VI. L'inertie du gouvernement étant la cause des revers, les délais pour l'exécution des lois seront fixés. La violation des délais sera punie comme un attentat à la liberté. Subsistances. VII. Le tableau des productions en grains de chaque district, fait par le Comité de Salut public, sera imprimé et distribué à tous les membres de la Convention, pour être mis en action sans délai. VIII. Le nécessaire de chaque département sera évalué par approximation et garanti. Le superflu sera soumis aux réquisitions. IX. Le tableau des productions de la République sera adressé aux représentants du peuple, aux ministres de la marine et de l'intérieur, aux administrateurs des subsistances. Ils devront requérir dans les arrondissements qui leur auront été assignés. Paris aura un arrondissement particulier. X. Les réquisitions pour le compte des départements stériles seront autorisées et réglées par le Conseil exécutif provisoire. XI. Paris sera approvisionné au 1er mars pour une année. Sûreté générale. XII. La direction et l'emploi de l'armée révolutionnaire seront incessamment réglés de manière à comprimer les contre-révolutionnaires. Le Comité de Salut public en présentera le plan. XIII. Le Conseil enverra garnison dans les villes où il se sera élevé des manœuvres contre-révolutionnaires. Les garnisons seront payées et entretenues par les riches de ces villes jusqu'à la paix. Finances. XIV. Il sera créé un tribunal et un juré de comptabilité. Ce tribunal et ce juré seront nommés par la Convention nationale. Il sera chargé de poursuivre tous ceux qui ont manié les deniers publics depuis la Révolution, et de leur demander compte de leur fortune. L'organisation de ce tribunal est renvoyée au comité de législation. Ce décret, proposé par Saint-Just au nom du Comité de Salut public, et que nous avons cité en entier pour bien faire comprendre le mécanisme complet du gouvernement révolutionnaire fut adopté à l'unanimité par la Convention nationale[3]. Mais la fière et nerveuse philippique de Saint-Just, cette éloquente protestation contre le brigandage et les dilapidations dont certains membres du gouvernement et certains administrateurs se rendaient complices, lui suscitèrent un grand nombre d'ennemis. Certes ils ne purent écouter sans frémir la lecture de ce rapport d'une sévérité si honnête et si indignée, les Tallien, les Barras, les Fréron, les Fouché, et tous ces faux républicains pour qui la France était une riche et immense proie à partager ; et dès lors ils durent conspirer en secret la perte de cet incommode censeur contre lequel on n'a jamais pu élever, comme reproche fondé, qu'une trop rigide inflexibilité de caractère et qu'un trop farouche amour de la vertu. Saint-Just voulait évidemment épouvanter les fripons, surtout ceux qui faisaient partie de l'administration ou du gouvernement, et les forcer à l'honnêteté par la crainte du supplice. C'est dans ce sens qu'il écrivait dans ses Institutions républicaines : Un gouvernement républicain a la vertu pour principe, sinon, la terreur. Que veulent ceux qui ne veulent ni vertu ni terreur ? Au reste ce mot terreur, dont on use si complaisamment pour effrayer les imaginations faibles, comme on se sert de Croquemitaine pour faire peur aux enfants, a été singulièrement détourné de son véritable sens. Il signifiait, aux yeux de la Convention, comme il signifie encore, aux yeux de tous les gens de bonne foi Soyons terribles envers tous les ennemis de la République. Autant que qui que ce soit, nous déplorons les excès commis en ces temps fiévreux, et nous dirons quels furent surtout les auteurs de ces excès, quoiqu'ils aient essayé d'en rejeter sur d'autres la responsabilité. Mais si les lois révolutionnaires semblent empreintes d'une sévérité excessive, la faute en est à l'époque où elles furent faites plutôt qu'aux hommes. Il ne faut pas oublier qu'au moment où la Révolution saisit la France, nos codes étaient encore entachés d'une épouvantable barbarie ; et que vingt ans s'étaient à peine écoulés depuis le jour où le jeune Labarre avait été cruellement supplicié pour avoir chanté une chanson de Piron et mutilé une statue du Christ. En 1793, un blasphème contre la République devait paraître mille fois plus coupable qu'un blasphème contre la religion ; de là, des rigueurs empruntées aux temps monarchiques. Les progrès de l'humanité se font à pas lents. La Révolution à elle seule à accompli l'œuvre de plusieurs siècles ; ses sévérités, nécessaires peut-être, n'ont été qu'un accident, regrettable sans doute, mais qui ne prouve rien contre la justice et la nécessité de ce grand acte de régénération sociale. Soixante ans plus tard,-ces révolutionnaires implacables eussent, comme leurs fils, aboli la peine de mort en matière politique. Si, d'ailleurs, ce régime de la terreur, en dépit des
hommes qui voulaient le diriger par les seules règles de la justice, a été la
cause de sanglantes erreurs, il a sauvé la France, ce qui vaut bien quelque
chose. C'est une vérité reconnue par des écrivains royalistes peu suspects
d'un grand attachement pour la cause de la Révolution. Le mouvement révolutionnaire une fois établi, dit
M. de Maistre dans ses Considérations sur la France, la France et la monarchie ne pouvaient être sauvées que
par le jacobinisme. Nos neveux, qui s'embarrasseront très-peu de nos
souffrances, et qui danseront sur nos tombeaux, riront de notre ignorance
actuelle ils se consoleront aisément des excès que nous aurons vus, et qui
auront conservé l'intégrité du plus beau royaume. Et ces excès, qui
les poursuivit avec plus de rigueur que Saint-Just ? Rappelons ces mots de
lui, déjà cités : La Révolution est glacée tous
les principes sont affaiblis ; il ne reste que des bonnets rouges portés par l'intrigue.
L'exercice de la terreur a blasé le crime, comme les liqueurs fortes blasent
le palais. Nous allons le voir tout à l'heure, à Strasbourg, entrer en
lutte contre l'anarchie et l'écraser ; et cela, par la seule puissance
morale, sans faire tomber une seule tête. C'était peut-être l'homme le plus
capable, s'il eût été dictateur, de régulariser la République, de rétablir
les idées d'ordre et de justice, et d'arrêter l'effusion du sang. A
l'encontre des vampires pour qui le désordre présent n'était qu'un moyen de
fortune, Robespierre et lui n'avaient en vue que Je bien public. Écoutez le
conventionnel Levasseur, qui n'était pas leur ami : C'est à des mesures réparatrices, à un retour vers
l'ordre, qu'ils voulaient appliquer leur puissance[4]. Et
ailleurs : La différence qui existait entre
Robespierre, Saint-Just et un Carrier, un Collot, un Lebon, était celle qui
sépare un magistrat juste, mais inflexible, d'un bourreau teint du sang qu'on
l'a payé pour répandre[5]. Robespierre fit bien voir sa politique de modération dans la séance du 3 octobre, en sauvant de la proscription les soixante-treize députés auteurs d'une protestation en faveur des Girondins. Une lettre du Comité de Salut public, écrite pendant le siège de Lyon, et portant la signature de Saint-Just et de Robespierre, invitait Dubois-Crancé à user de clémence envers ceux qui se soumettraient ; parcere subjectis, et debettare superbos. Lorsque Couthon eut remplacé Dubois-Crancé, il suivit la politique de ses amis. Braves soldats, porte sa proclamation aux troupes républicaines victorieuses, braves soldats, vous avez juré de faire respecter la vie et les biens des citoyens. Ce serment solennel ne sera pas vain, puisqu'il a été dicté par le sentiment de votre propre gloire. Il pourrait y avoir hors de l'armée des hommes qui se porteraient à des excès ou à des vengeances, afin d'en attribuer l'infamie aux braves républicains ; dénoncez-les, arrêtez-les, nous en ferons prompte justice. Gardez-vous de perdre tout le mérite de la guerre que vous venez de faire avec tant de magnanimité. Restez ce que vous avez été. Laissez aux lois le droit de punir les coupables ! Des ennemis du peuple prennent le masque du patriotisme pour égarer quelques-uns d'entre vous ; ils cherchent à vous faire outrager par des actes injustes, oppressifs, arbitraires, l'honneur de l'armée et de la République. On sait comment il exécuta le terrible décret rendu par la Convention, sur le rapport de Barère, décret par lequel la malheureuse ville, pour s'être insurgée contre la République, était condamnée à une destruction complète. Incapable de marcher, à cause de ses infirmités, il se fit transporter dans un fauteuil sur la place de Bellecour, et, frappant d'un petit marteau d'argent une des maisons de la place, il dit : La loi te frappe[6]. Mais cette destruction imaginaire ne pouvait convenir à quelques membres féroces de la Convention, qui allèrent jusqu'à soupçonner Couthon de connivence avec les Lyonnais vaincus par lui. Couthon demanda son rappel ; et l'Assemblée envoya, pour exécuter sérieusement son décret, deux bourreaux, Fouché et Collot-d'Herbois, deux héros de thermidor ! |