HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Premières discussions sur la Constitution. — Évènements du 10 mars. — Établissement du tribunal révolutionnaire. — Discours de Saint-Just sur la Constitution à donner à la France. — La Constitution de Saint-Just. — Il discute la division politique de la République. — Son opinion sur les fonctions des municipalités. — Il défend Paris.

 

Ce qui sera l'éternel honneur de la Convention nationale, c'est que, au milieu des déchirements de la guerre civile, au milieu des plus formidables crises que jamais peuple ait eu à traverser, elle n'a pas un seul instant douté du salut de la patrie ; c'est qu'elle fut constamment à la hauteur du péril, et fit face à tous les dangers c'est que, pressée par la Vendée, par les intrigues de l'intérieur et par la coalition étrangère, elle discutait, dans un calme solennel, la Constitution à donner au pays, décrétait d'admirables institutions civiles et jetait les fondements de tout ce qu'il y a encore en France de plus grand, de plus noble et de plus utile. Imposant spectacle, unique dans les fastes du monde !

Presque en même temps, elle votait la levée de trois cent mille hommes, et, sur la proposition de Brissot, déclarait solennellement la guerre à l'Angleterre, pour répondre aux violences et aux perfidies du gouvernement britannique (1er février 1793).

Tout cela ne la détournait point de son but principal. Dans le cours de ce même mois de février, Condorcet prononça, au nom du comité de Constitution, un immense discours sur la Constitution élaborée par le comité, dont il lut ensuite le projet. Nous en parlerons lorsque nous analyserons l'acte constitutionnel adopté par l'Assemblée, acte auquel Saint-Just travailla activement.

Ce fut quelques jours après la séance où Condorcet avait pris la parole, qu'eurent lieu, dans Paris, les troubles occasionnés par la rareté et le haut prix des objets de première nécessité, et que commencèrent les mouvements hostiles d'une partie de la population contre les principaux membres de la Gironde. J'en dirai quelques mots pour établir d'une manière certaine que Saint-Just y demeura complètement étranger. Homme de gouvernement avant tout, il voyait d'un mauvais œil ces soulèvements populaires, qu'il regardait avec raison comme compromettants pour la liberté.

Ce qu'on a appelé l'insurrection morale du 10 mars — elle fut, en effet, bien pacifique —, nous paraît avoir été surtout le résultat de la fermentation et de l'enthousiasme produits par les décrets que rendit la Convention nationale, à la nouvelle de nos revers en Belgique, pour pousser toute la France aux frontières. Les presses du journaliste girondin Gorsas brisées ; quelques attroupements aux Champs-Elysées ; des chants patriotiques entonnés dans la rue Saint-Honoré, par les volontaires de la Halle au blé qui venaient de fraterniser dans un banquet, au moment de partir pour l'armée, et qui, le sabre à la main, faisaient retentir l'air de ce cri mille fois répété et longuement prolongé : Vaincre ou mourir ! une motion sanguinaire de deux ou trois violents clubistes, aussitôt réprimée par quelques députés montagnards, au milieu desquels figurait Marat ; l'arrestation des Girondins demandée par la section Bon-Conseil, voilà, en définitive, à quoi se réduisit, dans Paris, la journée du 10 mars, que Louvet présente comme une immense conspiration de la Montagne, d'accord avec Pitt et Cobourg, pour renverser la République et provoquer le massacre des patriotes du côté droit. Garat, beaucoup plus juste, attribua les troubles à la dissension des représentants, qui s'accusaient réciproquement. Somme toute, la Commune resta parfaitement en dehors de ce mouvement, causé, suivant le journaliste Prudhomme, par les menées des émigrés ; elle le fit même avorter par son énergie, et la Convention décréta que le maire de Paris, Pache, et le commandant général Santerre avaient bien mérité de la patrie.

Dans l'Assemblée, les choses se passèrent plus pacifiquement encore l'invasion dont on la prétendait menacée ne reçut pas le moindre commencement d'exécution. Mais la séance du 10 restera à jamais fameuse par l'institution du Tribunal révolutionnaire, à l'établissement duquel ni Robespierre ni Saint-Just ne contribuèrent en aucune façon. Il avait été décrété en principe, la veille, sur la proposition de Levasseur et d'Isnard, pour connaître de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tout attentat contre la liberté, l'égalité, l'unité, l'indivisibilité de la République, la sûreté intérieure et extérieure de l'État, et de tous les complots tendant à rétablir la royauté ou à constituer toute autre autorité attentatoire à la liberté, à l'égalité et à la souveraineté du peuple. Le 10, Cambacérès, dont le républicanisme paraissait bien sincère alors, insista pour que le tribunal révolutionnaire fût organisé séance tenante. Son vœu fut exaucé. Le projet de Robert Lindet, combattu par Barère et Cambon, appuyé par Danton et Phélippeaux, fut définitivement adopté par la Convention, dans la séance du soir.

Que faisait Saint-Just tandis que se forgeait cette arme terrible, qui bientôt frappera aveuglément les ennemis, tes fondateurs et les plus purs soutiens de la République ? Il songeait à la Constitution, son rêve éternel, l'objet de toutes ses préoccupations. Absorbé tout entier dans le travail d'un projet qu'il devait bientôt soumettre à la Convention. il ne prit aucune part à l'établissement du Comité de Salut public, dont la première idée appartient au Girondin Isnard, et dont plusieurs membres furent d'abord choisis dans le parti de la Gironde.

Dans ces deux mois de mars et d'avril, remplis de tant de scènes tumultueuses au sein de la Convention, il y a une chose digne de remarque, c'est que les discussions auxquelles la Constitution donna lieu se firent toujours dans le plus grand calme. Toutes les querelles particulières semblaient avoir disparu devant les grands intérêts qu'on traitait, et Danton pouvait dire : Nous avons paru divisés entre nous ; mais, au moment où nous nous occupons du bonheur des hommes, nous sommes tous d'accord.

De tous les discours prononcés sur les principes et les bases de la Constitution, celui de Saint-Just fut certainement un des plus remarquables. Condorcet, Vergniaud, Robespierre prirent tour à tour la parole. Fuyez, disait ce dernier, la manie ancienne des gouvernements,. de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler leurs propres affaires, en tout ce qui ne tient pas à l'administration générale de la République ; rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas essentiellement à l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire.

Belles paroles, que les législateurs devraient éternellement se rappeler pour en faire l'application. Si, dans notre opinion, le discours prononcé par Saint-Just l'emporte sur les autres, c'est qu'en même temps qu'il est également empreint du plus sage et du plus énergique amour de la liberté, il contient, au point de vue de la pratique et de la science du gouvernement, des idées beaucoup plus fortes.

Saint-Just monta à la tribune le 24 avril, le jour même où, par l'imprudence des Girondins, Marat triomphait avec tant d'éclat au Tribunal révolutionnaire.

Que la Constitution, dit-il en commençant, soit la réponse et le manifeste de la Convention sur la terre. Le jour où elle sera donnée au peuple français, poursuit-il, les divisions cesseront, les factions accablées ploieront sous le joug de la liberté, les citoyens retourneront a leurs ateliers, à leurs travaux, et la paix, régnant dans la République, fera trembler les rois.

Soit que vous fassiez la paix ou que vous fassiez la guerre, vous avez besoin d'un gouvernement vigoureux ; un gouvernement faible et déréglé qui fait la guerre, ressemble à l'homme qui commet quelques excès avec un tempérament faible : car, en cet état de délicatesse où nous sommes, si je puis parler ainsi, le peuple français a moins d'énergie contre la violence du despotisme étranger, les lois languissent, et la jalousie de la liberté a brisé ses armes. Le temps est venu de sevrer cette liberté et de la fonder sur ses bases la paix et l'abondance, la vertu publique, la victoire, tout est dans la vigueur des lois hors des lois tout est stérile et mort.

Tout peuple est propre à la vertu et propre à vaincre ; on ne l'y force pas, on l'y conduit par la sagesse. Le Français est facile à gouverner ; il lui faut une Constitution douce, sans qu'elle perde rien de sa rectitude. Ce peuple est vif et propre à la démocratie ; mais il ne doit pas être trop lassé par l'embarras des affaires publiques ; il doit être régi sans faiblesse, il doit l'être aussi sans contrainte.

En général, l'ordre ne résulte pas des mouvements qu'imprime la force. Rien n'est réglé que ce qui se meut par soi-même et obéit à sa propre harmonie. La force ne doit qu'écarter ce qui est étranger à cette harmonie. Ce principe est applicable surtout à la constitution naturelle des empires. Les lois ne repoussent que le mal ; l'innocence et la vertu sont indépendantes sur la terre.

Suivant lui, un gouvernement fort n'est nullement incompatible avec la liberté, que les peuples recouvreront quand les rapports de justice seront parfaitement établis entre les hommes, ce qui lui paraît plus facile qu'on ne le pense. II faut, pour cela, que le gouvernement soit plutôt un ressort d'harmonie que d'autorité.

L'origine de l'asservissement des peuples, reprend-il, est la force complexe des gouvernements ; ils usèrent contre les peuples de la même puissance dont ils s'étaient servis contre leurs ennemis.

L'altération de l'âme humaine a fait naître d'autres idées. On supposa l'homme farouche et meurtrier dans la nature, pour acquérir le droit de l'asservir.

Les anciens Francs, les anciens Germains n'avaient presque point de magistrats le peuple était prince et souverain ; mais quand les peuples perdirent le goût des assemblées pour négocier et conquérir, le prince se sépara du souverain, et le devint lui-même par usurpation.

 

Plus la Constitution est forte, pense-t-il, plus grande et plus durable doit être la liberté d'un peuple. Qu'elle soit donc telle, qu'il soit impossible au gouvernement de l'ébranler ; qu'elle soit propre surtout à la nation française, si longtemps soumise aux mauvaises lois d'un régime absolu. Il songe surtout à l'affermir par les mœurs, et développe ainsi son système :

Plus il y a de travail ou d'activité dans un État, plus cet État est affermi ; aussi la mesure de la liberté et des mœurs est-elle moindre dans le gouvernement d'un seul que dans celui de plusieurs, parce que, dans le premier, le prince enrichit beaucoup de gens à ne rien faire, et que, dans le second, l'aristocratie répand moins de faveurs et de même, dans le gouvernement populaire, les mœurs s'établissent d'elles-mêmes, parce que le magistrat ne corrompt personne, et que tout le monde y travaille.

Si vous voulez savoir combien de temps doit durer votre république, calculez la somme de travail que vous y pouvez introduire, et le degré de modestie compatible avec l'énergie du magistrat dans un grand domaine.

Il critique ensuite le projet du comité :

Dans la Constitution qu'on vous a présentée, ceci soit dit sans offenser le mérite, que je ne sais ni outrager ni flatter, il y a peut-être plus de préceptes que de lois, plus de pouvoir que d'harmonie, plus de mouvement que do démocratie elle est l'image sacrée de la liberté, elle n'est point la liberté même.

Il ne veut pas de cette étrange représentation générale, formée des représentations particulières de chacun des départements, ce qui romprait l'unité de la République et en ferait une fédération ; il ne veut pas de ces ministres, confondus dans un conseil dont le pouvoir serait supérieur à celui de l'Assemblée nationale, qui lui semble amoindrie dans le projet du comité.

Le conseil des ministres, dit-il, est, en quelque sorte, nommé par la République entière ; la représentation est formée par départements. N'aurait-il pas été plus naturel que la représentation, gardienne de l'unité de l'État et dépositaire suprême des lois, fût élue par le peuple en corps, et le conseil de toute autre manière, pour sa subordination et la facilité des suffrages ?

 

Après avoir, en terminant, blâmé certains articles du projet de Condorcet qui, suivant lui, devaient vicier l'expression de la volonté générale, il fit lecture d'un essai de Constitution, bien peu connu, je crois, dont nous allons esquisser rapidement les parties les plus saillantes.

Au milieu de toutes les causes de dissolution dont nous avons parlé, tandis que les Girondins semblaient vouloir, en quelque sorte, isoler les diverses portions du territoire, en donnant à chacune d'elles une part d'importance beaucoup trop grande relativement à l'ensemble qui forme la patrie commune, le parti dont Saint-Just était un des chefs poussait à la centralisation et poursuivait l'application d'une idée hors de laquelle il n'y avait pas de grandeur et de salut possibles pour la France l'unité et l'indivisibilité de la République.

Il voulait imprimer à cette nation régénérée un caractère de puissante homogénéité faire disparaître par les lois, par l'instruction, par les mœurs et l'éducation, ces énormes variétés de langages, d'habitudes et de costumes, qui rendaient l'homme du midi complètement étranger a celui du nord ; il voulait enfin, continuant en cela l'œuvre de l'Assemblée nationale de 1789, effacer à jamais les dernières traces de l'asservissement et de la conquête.

La Constitution de Saint-Just est toute composée à ce point de vue. Elle respire un tel parfum de modération, de douceur, de vénération pour la vieillesse, de sollicitude pour les enfants, qu'on la pourrait croire écrite par la plume de Fénelon.

Saint-Just consacre en principe que si la puissance légitime est dans les lois seules, la dignité est dans la nation qu'en conséquence, les représentants du peuple et les magistrats ne sont point au-dessus des citoyens, inviolables et sacrés entre eux. Il déclare ensuite choses sacrées les étrangers, la foi du commerce et des traités, la paix, la souveraineté des peuples.

La République est une et indivisible ; elle est représentative toutes les fonctions militaires ou civiles y sont temporaires et électives. Le peuple français est représenté par une assemblée législative nommée immédiatement par le peuple, et dont la durée est de deux ans il est gouverné par un Conseil élu par des assemblées secondaires et renouvelé tous les trois ans.

Saint-Just maintient Indivision de la France en départements seulement, il établit cette division non dans le territoire, mais dans la population, pour l'exercice des droits du peuple. Il divise la population de chaque département en trois arrondissements, département et arrondissements ayant chacun un chef-lieu central. Enfin, il divise en communes de six à huit cents votants, ayant également un chef-lieu central, la population de chaque arrondissement. Cette dernière division est assurément beaucoup plus logique et offre bien plus de garantie à l'indépendance et a la liberté des citoyens que celle de nos communes actuelles, où nous voyons, dans les petites, par exemple, les électeurs agir sous l'influence directe et forcée du maire.

Dans cette Constitution, la qualité de citoyen actif n'est pas donnée légèrement. Il faut, pour avoir droit de voter, être âgé de vingt et un ans d'abord, puis être domicilié depuis un an et un jour dans la même commune. L'exercice de ce droit est suspendu pour tous les fonctionnaires publics, les militaires hors de leurs foyers, les représentants du peuple, les membres du Conseil et les ministres. La Constitution de Saint-Just sauvegarde rigoureusement la dignité humaine ; elle ne reconnaît point de domesticité, mais seulement un engagement égal et sacré de soins entre l'homme qui travaille et celui qui le paye.

Le droit de pétition est formellement reconnu l'Assemblée ne peut, sans forfaiture, y porter atteinte. Les élections sont, en quelque sorte, une chose sainte. Saint-Just établit deux sortes de collèges électoraux les communes, formées de l'universalité des électeurs, et les assemblées secondaires, composées d'électeurs choisis par les communes et se réunissant au chef-lieu du département. L'abstention d'un électeur, sans cause légitime, est considérée comme un déshonneur et punie d'une amende.

Tous les deux ans, au premier jour de mai, les communes s'assemblent de droit pour renouveler l'Assemblée nationale, laquelle est nommée par un seul scrutin du peuple ; chaque citoyen donne à haute voix son suffrage pour l'élection d'un seul représentant. En cas de partage, le plus âgé est préféré. Toujours même déférence pour la vieillesse. Les plus anciens d'âge président les assemblées électorales et remplissent les fonctions de scrutateurs.

Le 20 mai, les citoyens élus se réunissent au lieu de leurs séances, qui sont publiques. Toute fonction civile ou militaire est incompatible avec la qualité de représentant à l'Assemblée nationale, dont les membres ne peuvent être réélus qu'après un intervalle de deux ans.

Le pouvoir exécutif est confié à un Conseil composé d'un membre et de deux suppléants par chaque département, et nommé par les assemblées secondaires ; ces dernières se réunissent à cet effet tous les trois ans, le 15 novembre. Les séances de ce Conseil sont également publiques. Saint-Just veut que rien ne se fasse hors de la présence du souverain, qui est le peuple entier.

Fidèle aux principes énoncés par lui dans ses discours sur le ministère de la guerre et l'organisation des armées, il investit ce Conseil de fonctions purement civiles. S'il lui laisse la direction des opérations de la guerre, il ne lui permet de nommer ni de destituer aucun chef militaire chargé de l'administration générale, ce Conseil ne doit agir qu'en vertu des lois et des décrets de l'Assemblée nationale. Ses délibérations sont exécutées par des ministres qu'il nomme à la majorité absolue des voix et qui sont au nombre de neuf, savoir :

Un ministre des armées de terre ;

Un ministre des armées de mer ;

Un ministre des affaires étrangères ;

Un ministre du commerce et des subsistances ;

Un ministre de la police générale ;

Un ministre des suffrages et des lois ;

Un ministre des finances ;

Un ministre des comptes ;

Un ministre du trésor public.

Ces ministres n'exercent aucune autorité personnelle.

Le Conseil ne peut, en aucune façon, suspendre l'exécution des lois mais, en certains cas, il doit servir de contre-poids à l'Assemblée nationale. Si donc un décret, une loi adoptés par le pouvoir législatif se trouvent contraires à la Constitution, le Conseil a le droit de les renvoyer au peuple, qui refuse ou accorde sa sanction.

Dans le cas où quelque changement dans la Constitution serait réclamé par les communes, l'Assemblée nationale doit convoquer une convention qui n'a mission de statuer que sur le changement proposé, et est dissoute au bout d'un mois.

 

Chaque vœu d'une commune légalement assemblée est transmis par le président aux directoires d'arrondissement. Le ministre des suffrages et des lois les reçoit du directoire, et en rend compte à l'Assemblée nationale. Pour compléter le gouvernement, Saint-Just place dans chaque arrondissement un directoire composé de huit membres et d'un procureur-syndic, chargés seulement de l'administration politique, et agissant sous la surveillance du Conseil.

Dans chaque commune, il établit un conseil de communauté, composé de mandataires nommés par les habitants des diverses communautés dont l'ensemble forme la commune. La répartition des contributions directes, la confection et la réparation des routes, l'entretien des ouvrages publics, la levée des troupes, etc., sont confiés aux soins et à la vigilance de ce Conseil.

L'institution de la justice, dans la Constitution de Saint-Just, est d'une extrême simplicité. Les fonctions judiciaires y sont également électives. Comme Montesquieu, son maître, Saint-Just pense que le peuple est excellent pour le choix de ceux qui il délègue certaine .partie de son autorité, parce qu'il se détermine par des choses qu'il ne peut ignorer et qui tombent sous les sens. Il sait qu'un juge est assidu, que beaucoup de gens se retirent de son tribunal contents de lui, qu'on ne l'a pas convaincu de corruption en voilà assez pour qu'il élise un préteur[1].

La justice civile est rendue par des arbitres jugeant sans appel au-dessous de cent livres.

Dans chaque communauté, il y a un maire chargé de la salubrité, des cérémonies publiques, etc., et des fonctions de juge dans les contestations de police ; il lui est adjoint un procureur de la commune et un greffier ; tous trois sont élus pour un an. Un jury de sûreté, composé de citoyens tirés au sort tous les mois, est chargé de qualifier le délit devant le tribunal de police.

Dans chaque arrondissement, un juge de paix, nommé par les assemblées secondaires, et un jury de paix, composé de cinq citoyens tirés au sort et renouvelés tous les mois, prononcent sur l'appel des sentences des arbitres, sans jamais juger au fond ; ils renvoient, s'il y a lieu. les parties devant d'autres arbitres, dont ie jugement est définitif. Le juge de paix est, de plus, chargé de constater les délits et de livrer les coupables aux accusateurs publics des cours criminelles.

Ces cours, composées de quinze juges nommés par les assemblées secondaires, sont divisées en trois tribunaux formés de cinq membres chacun et assistés d'un accusateur public, d'un censeur et d'un greffier, également élus par les assemblées secondaires.

Le premier, qui n'applique que la peine de mort, connaît des assassinats ; le second connaît des délits contre les citoyens et les propriétés il ne prononce que la peine des fers ; le troisième connaît des contraventions aux jugements des juges et jurés de paix, lesquelles sont punies de peines infamantes.

Quand un fonctionnaire public est accusé par l'Assemblée nationale, il est traduit devant la cour criminelle, formée de la réunion des trois tribunaux.

Des jurés sont chargés d'instruire la procédure. Quant aux censeurs, ils requièrent l'application de la loi, parlent en faveur de l'innocence et défèrent les jugements irréguliers à un tribunal de cassation, qui est le sommet de l'ordre judiciaire.

La Constitution de Saint-Just renferme une disposition touchante au sujet des séditions qui peuvent troubler la tranquillité publique. Six vieillards, nommés tous les deux ans par les communes, ont la mission spéciale d'apaiser les séditions. Ils paraissent dans le tumulte, ceints d'une écharpe tricolore ; leur aspect, le peuple doit garder le silence et les prendre pour arbitres. Les vieillards ne se retirent que lorsque le rassemblement est dissipé. Ceux qui les insultent sont réputés méchants, et sont déchus de la qualité de citoyens. Si l'un de ces vieillards est assassiné, il y a deuil et cessation de travaux dans la République, pendant tout un jour.

Ridicule institution ! diront peut-être les partisans des répressions violentes. Tan pis pour ceux qui ne la comprennent point ! Ils nous accorderont toutefois que l'homme qui en a eu l'idée n'était point un sauvage et un barbare. Aussi avons-nous dû nous étendre un peu sur cet essai de Constitution, parce qu'il doit contribuer à faire connaître le jeune conventionnel dont nous écrivons la trop courte vie.

Pour maintenir l'autorité des lois et repousser une attaque imprévue, la République entretient une force suffisante ; mais toute la jeunesse française doit être élevée au maniement des armes et se tenir prête à marcher, en cas de besoin.

Cette Constitution, dont nous avons essayé de donner une 'idée, se termine par quelques articles généraux d'une admirable pureté. Ainsi, le peuple français se déclare l'ami de tous les peuples, il offre asile dans ses ports à tous les vaisseaux du monde, son hospitalité est promise aux vertus malheureuses de tous les pays, et. je cite textuellement :

Les orphelins de père et mère étrangers, morts en France, seront élevés aux dépens de la République, et rendus à leurs familles si elles les réclament :

La République protège ceux qui sont bannis de leur patrie pour la cause sacrée de la liberté.

Elle refuse asile aux homicides et aux tyrans.

La République française ne prendra point les armes pour asservir un peuple et l'opprimer.

Elle ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire.

Elle ne conclura point de traités qui n'aient pour objet la paix et le bonheur des nations.

Le peuple français vote la liberté du monde.

 

Tel est, dans son ensemble, cet essai dont la lecture, suivant le journaliste Prudhomme, fut fort applaudie par t'Assemblée. Cette Constitution est, comme nous le verrons, très-proche parente de celle qui fut votée quelque temps après ; en les comparant, nous rendrons compte de la part que Saint-Just dut apporter à l'œuvre de cette dernière.

Il revient souvent sur cette grande idée de l'unité française son discours du 15 mai, sur la division politique de la République, y est presque entièrement consacré. Là, il développe de nouveau l'opinion qu'il a mise en pratique dans sa Constitution il veut que la division repose sur le peuple même, fractionné par tribus d'électeurs, et non sur le territoire, parce que le gouvernement peut trouver dans ce dernier mode un moyen plus facile d'oppression.

Les États-Unis d'Amérique, qui n'ont point établi cette distinction, dit-il, n'ont pas reconnu non plus, par une suite nécessaire, que l'unité de la République était dans la division du peuple, dans l'unité de la représentation nationale, dans le libre exercice de la volonté générale.

Cet État confédéré n'est point, en effet, une république aussi, les législateurs du nouveau monde ont-ils laissé dans leur ouvrage un principe de dissolution. Un jour — et puisse cette époque être éloignée —, un État s'armera contre l'autre, on verra se diviser les représentants, et l'Amérique finira par la confédération de la Grèce.

Si chaque département, ajoute-t-il plus loin, s'entend d'une portion du territoire, la souveraineté en est demeurée à la portion du peuple qui l'habite, et le droit de cité du peuple en corps n'étant point consacré, la République peut être divisée par le moindre choc.

C'est en vertu de ce droit de cité du peuple en corps que le reste de la République marche aujourd'hui dans la Vendée, et que le souverain maintient son domaine contre l'usurpation et l'indépendance d'une partie de lui-même. Je regarde donc la division des départements comme une division de quatre-vingt-cinq tribus dans la population, et non comme une division de territoire en quatre-vingt-cinq parties. La Constitution doit être dépositaire de ces principes.

 

Après avoir parfaitement établi la distinction qui existe entre la monarchie agissant par voie d'autorité et la République n'obéissant qu'aux suffrages du peuple, il soutient, avec beaucoup d'habileté, son système de division de la France, tel qu'il l'a conçu dans son essai de Constitution, et le propose à l'adoption de l'Assemblée comme de nature à affermir les fondements de la République, en ce qu'il fait résider dans les communes la souveraineté de la nation.

Ah s'écrie-t-il en terminant, puisse un jour l'Europe, éclairée par votre exemple et par vos lois, être jalouse de notre liberté autant qu'elle en fut l'ennemie ! Puisse-t-elle se repentir d'avoir outragé la nature en répandant le sang d'un peuple qui fut le bienfaiteur de l'humanité !

Mais si, pour avoir négligé les principes de la liberté, votre édifice s'écroule, les droits de l'homme sont perdus, et vous devenez la fable du monde.

 

Quelques jours plus tard, le 24 mai, poursuivant son rêve d'unité systématique, il reprit la parole pour combattre le plan du comité, qui proposait, par la bouche de son rapporteur, de distribuer la population en juridictions municipales. Après avoir regretté que la dénomination de cantons, qui appartient à la terre, ait été préférée à celle de communes, qui désigne les hommes, il cherche à éclairer l'Assemblée sur le danger de toutes ces administrations séparées et puissantes. La crainte du fédéralisme l'occupe toujours.

Je prévois, dit-il, par ce que nous avons fait jusqu'à ce jour, quel doit être notre destin. L'autorité, dans chaque département, se constitue en indépendance ; et, par l'indépendance de son territoire et par sa rectitude, chaque département aura dés représentants distincts ; et si la représentation se divise par le choc des intérêts ou des passions, la République française est dissoute. Avec quelle facilité le poids du gouvernement en masse n'écrasera-t-il pas le peuple ainsi épars en petites municipalités !

N'a-t-il pas raison dans ces dernières paroles ? Plus loin, comme prévoyant l'anathème insensé que le fougueux Girondin Isnard va bientôt lancer contre la capitale de la France, il réfute avec une rare éloquence les accusations dont Paris est l'objet.

Vous craignez l'immense population de quelques villes, de celle de Paris ; cette population n'est point redoutable pour la liberté. 0 vous, qui divisez Paris, sans le vouloir vous opprimez ou partagez la France. Que la nation tout entière examine bien ce qui se passe en ce moment. On veut frapper Paris pour arriver jusqu'à elle. On a dit que cette division de Paris touchait à son intérêt même, et qu'elle fixerait dans son sein les législatures. Cette raison même doit vous déterminer à ne point diviser Paris ; si les législatures étaient divisées comme nous, Paris bientôt serait armé contre lui-même. Paris n'est point agité ; ce sont ceux qui le disent qui l'agitent ou qui s'agitent seuls. L'anarchie n'est point dans le peuple, elle est dans l'amour ou la jalousie de l'autorité.

Paris doit être maintenu ; il doit l'être pour le bonheur commun de tous les Français il doit l'être par votre sagesse et votre exemple. Mais quand Paris s'émeut, c'est un écho qui répète nos cris la France entière les répète. Paris n'a point soufflé la guerre dans la Vendée ; c'est lui qui court l'éteindre avec les départements. N'accusons donc point Paris, et, au lieu de le diviser et de le rendre suspect à la République, rendons à cette ville, en amitié, les maux qu'elle a soufferts pour nous. Le sang de ses martyrs est mêlé parmi le sang des autres Français ; ses enfants et les autres sont enfermés dans le même tombeau. Chaque département veut-il reprendre ses cadavres et se séparer ?

 

Saint-Just démontra ensuite, avec une grande force de raisonnement, que l'administration municipale, administration populaire, paternelle et domestique de son essence, doit être, en quelque sorte, étrangère au gouvernement. C'est le peuple en famille qui régit ses affaires, dit-il. Il redoute, faute d'un centre commun d'harmonie, d'éternels débats, une mauvaise répartition des impôts, l'immixtion arbitraire et violente du gouvernement dans les affaires de la cité. Enfin, à la dénomination de municipalités, vide de sens, selon lui, il propose de substituer celle de conseils de communautés, dont il s'est servi dans son plan de Constitution et qui s'applique plus spécialement aux citoyens. Il dit encore en terminant :

On a voulu diviser Paris pour tranquilliser le gouvernement, et je pense qu'il faut un gouvernement équitable pour tranquilliser toute la France et réunir toutes les volontés à la loi, comme les étincelles de la terre s'unissent pour former la foudre. Il ne faut point diviser Paris, ni nous en prendre à lui de nos propres erreurs, et le rendre le prétexte de ces cris éternels.

 

Pour accuser Saint-Just d'avoir songé à la dictature en prononçant ce discours, il faut être bien aveugle ou de bien mauvaise foi. Défendons-te donc, puisque la vérité elle-même a besoin d'être défendue. Nous verrons plus tard si un tel reproche peut être applicable à ce jeune législateur qui n'a cessé de réclamer contre le despotisme les précautions les plus minutieuses.

Soixante-cinq ans se sont écoulés depuis le jour où Saint-Just, se faisant, pour ainsi dire, citoyen de Paris, a pris sous sa sauvegarde la grande capitale. Les accusations injustes et banales se sont bien souvent reproduites contre elle. Hier encore, ne les entendions-nous pas retentir sur tous les tons ? Ils oublient, les envieux et les jaloux ! que Paris, c'est la France en raccourci ; que toutes les familles françaises s'y rattachent par quelqu'un de leurs membres ; qu'abaisser Paris, ce serait amoindrir la France ! Si les forces vitales du pays entier affluent à Paris, elles lui sont renvoyées avec usure, comme le sang qui revient au cœur est refoulé aux extrémités, plus jeune, plus puissant et plus riche. Cité radieuse, reine du monde, si splendidement assise sur les deux rives de ton beau fleuve, comme si Dieu même l'eût choisie pour être le cœur et la tête de la France, sainte patrie des arts, des lettres et des sciences, ville généreuse, si largement arrosée du sang des martyrs de la liberté, depuis le temps d'Étienne Marcel jusqu'à nos jours, garde un pieux et éternel souvenir à ce Saint-Just qui, à l'heure des formidables attaques, s'est fait le champion de ta cause, et qui, à la face des départements injustement irrités contre toi, l'a si éloquemment défendue. Sa mémoire a droit de cité dans ton sein.

 

 

 



[1] Montesquieu, Esprit des lois, t. I, liv. II, p. 150, éd. Dalibon.