HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Discussion sur les subsistances. — Opinion de Saint-Just sur les principes de l'économie française et la libre circulation des grains. — Impression de son discours sur l'assemblée. — Le Patriote de Brissot et la Biographie universelle.

 

Durant le procès du roi, une importante question avait été discutée à la Convention, c'était celle des subsistances, question vitale et épineuse qui déjà, à plusieurs reprises, avait été une grande cause de discorde et de troubles, et à la solution de laquelle tous les talents devaient leur contingent de lumière.

Dans la séance du 39 novembre 1792, une députation du conseil général de la Commune avait été admise dans l'Assemblée, et avait présenté une pétition au sujet des subsistances. L'orateur de la députation, après avoir décrit les grandes et légitimes inquiétudes du peuple, la cruelle misère dont il était menacé, par suite de la coalition. des riches capitalistes et de la cupidité des accapareurs et de certains industriels qui, non contents d'entretenir la cherté des subsistances, les dénaturaient en falsifiant les boissons, avait demandé que l'Assemblée, au nom du salut public, rendît aux autorités constituées le droit de taxer les denrées de première nécessité.

A cette occasion, Saint-Just monta à la tribune et prononça un admirable discours, -qu'interrompirent fréquemment les applaudissements de la Convention tout entière.

Je ne suis point de l'avis du Comité, dit-il en commençant, je n'aime point les lois violentes sur le commerce. On peut dire au peuple ce-que disait un soldat carthaginois à Annibal Vous savez vaincre, mais vous ne savez point profiter de la victoire. Les hommes généreux qui ont détruit la tyrannie, ignorent-ils l'art de se gouverner et de se conserver ?

Suivant lui, tous les maux proviennent d'un mauvais système d'économie et d'administration ; il faut, avant tout, porter la lumière dans le dédale où elles se sont égarées, et faire triompher les saines doctrines au milieu de la vigueur et de l'indépendance de l'esprit public. De telles pensées dénotaient, à coup sûr, un ami du peuple, qui n'était point son servile courtisan. Après s'être plaint de la trop longue durée d'un gouvernement provisoire dans lequel tout est confondu, dans lequel les purs éléments de la liberté se font la guerre, comme on peint le chaos avant la nature, il examine le déplorable état de la société présente, où le désordre général naît de l'absence de tout frein légitime et de toute garantie.

Il est dans la nature des choses, poursuit-il, que nos affaires économiques se brouillent de plus en plus, jusqu'à ce que la République, établie, embrasse tous les rapports, tous les intérêts, tous les droits, tous les devoirs, et donne une allure commune à toutes les parties de l'État.

Un peuple qui n'est pas heureux n'a point de patrie ; il n'aime rien ; et si vous voulez fonder une république, vous devez vous occuper de tirer le peuple d'un état d'incertitude et de misère qui le corrompt. Vous voulez une république, faites en sorte que le peuple ait le courage d'être vertueux. On n'a point de vertus politiques sans orgueil ; on n'a point d'orgueil dans la détresse. En vain demandez-vous de l'ordre ; c'est à vous de le produire par le génie de bonnes lois.

On reproche souvent à quelques hommes de trop parler de morale ; c'est que l'on ne voit pas que la morale doit être la théorie des lois, avant d'être celle de la vie civile. La morale qui gît en préceptes isole tout ; mais fondue, pour ainsi dire, dans les lois, elle incline tout vers la sagesse, en n'établissant que des rapports de justice entre les citoyens.

 

Grand partisan de la liberté du commerce, qui est, selon lui, la mère de l'abondance, il cherche ensuite d'où peuvent venir les entraves mises à cette liberté. Il pense que rémission déréglée du signe représentatif de la valeur a jeté la perturbation dans le commerce des grains ; il y voit un abus qui peut devenir funeste, en dépréciant les assignats. Hélas ! il n'était que trop prophète Mais ce ne fut qu'après la catastrophe de thermidor que les assignats tombèrent à un taux dérisoire.

L'abolition du luxe, la rareté des métaux qui manquent à l'industrie, la diminution du commerce, nos ressources épuisées, lui paraissent d'effrayants symptômes.<' Lorsque je me promène au milieu de cette grande ville, ajoute-t-il, je gémis sur les maux qui l'attendent, et qui attendent toutes les villes, si nous ne prévenons la ruine totale de nos finances. Notre liberté aura passé comme un orage, et son triomphe comme un coup de tonnerre.

Si les subsistances ont disparu en raison de l'accroissement de notre liberté, fille de la misère, c'est, pense-t-il, parce que les principes du gouvernement ont été trop négligés. Il faut de bonnes lois pour prévenir le retour de la servitude qui reviendrait à la suite de l'ambition, de l'erreur et de la famine.

La cherté des subsistances et de toutes choses, continue-t-il, vient de la disproportion du signe ; les papiers de confiance augmentent encore cette disproportion car les fonds d'amortissement sont en circulation. L'abîme se creuse tous les jours par les nécessités de la guerre. Les manufactures ne font rien ; on n'achète point ; le commerce ne roule guère que sur les soldats. Je ne vois plus, dans le commerce, que notre imprudence et notre sang. Tout se change en monnaie. Les produits de la terre sont accaparés ou cachés. Enfin, si vous ne prenez des mesures grandes et décisives, qui peuvent encore vous sauver, et je me permettrai de vous en indiquer quelques-unes, bientôt on ne verra plus dans l'État que de la misère et du papier. Je ne sais pas de quoi vivent tant de marchands ; on ne peut pas s'en imposer là-dessus ils ne peuvent plus subsister longtemps, si vous ne réformez notre législation financière. Une trop grande abondance de signes numériques détruirait tout équilibre, toute économie politique. Il n'est pas possible que l'on reste longtemps dans cette situation, il faut lever le voile. Personne ne s'en plaint ; mais que de familles pleurent solitairement !

 

Les salaires avaient été augmentés en proportion du prix des denrées. — Augmentation dérisoire ! l'ouvrage manquait. Saint-Just touche du doigt la plaie. Il dépeint cette multitude qui vivait jadis des superfluités du riche, et qui doit périr, entraînant le commerce avec elle, si l'équilibre n'est pas rétabli. Alors il cherche les moyens de sauver cette société qui, dévorée d'une activité fiévreuse, ne peut vivre, à la façon des Scythes ou des Indiens, dans la paresse et la fainéantise. Puis, faisant allusion à l'Angleterre, à laquelle la guerre n'était pas encore déclarée, il montre cette nation nous combattant avec son or, et attendant, d'un cœur avide, la ruine prochaine de notre commerce, pour se partager nos dépouilles.

Il se trompe peut-être en anathématisant trop rigoureusement l'assignat qu'il accusait d'être, en partie, la cause des périls de la situation, et qui cependant, il ne faut pas l'oublier, a été le salut de nos finances.

La disproportion du signe, dit-il, tend, au contraire, à détruire notre commerce et l'économie. Autrefois, le signe était moins abondant ; il y en avait toujours une partie de thésaurisée, ce qui baissait encore le prix des choses. Dans un nombre d'années donné, l'on voyait, au milieu de la même abondance, varier le prix des denrées ; c'est que, dans ce temps donné, par certaines vicissitudes, le signe thésaurisé sortait des retraites et rentrait en circulation, en plus ou moins grande quantité. Aujourd'hui l'on ne thésaurise plus. Nous n'avons point d'or, et il en faut dans un État ; autrement, on amasse ou l'on retient les denrées, et le signe perd de plus en plus. La disette des grains ne vient point d'autre chose. Le laboureur, qui ne veut point mettre de papier dans son trésor, vend à regret ses grains. Dans tout autre commerce, il faut vendre pour vivre de ses profits. Le laboureur, au contraire, n'achète rien ses besoins ne sont point dans le commerce. Cette classe était accoutumée à thésauriser tous les ans, en espèces, une partie du produit de la terre ; aujourd'hui, elle préfère de conserver ses grains à amasser du papier. Il résulte de là que le signe de l'État ne peut point se mesurer avec la partie la plus considérable des produits de la terre qui sont cachés, parce que le laboureur n'en a pas besoin, et ne met guère dans le commerce que la portion des produits nécessaire pour acquitter ses fermages.

Après avoir amèrement déploré l'égoïsme général, et flétri éloquemment tous les vices qu'il fallait vaincre pour faire triompher l'état républicain à l'intérieur, il ajoute :

Ceux qui nous proposent une liberté indéfinie de commerce, nous disent une très-grande vérité, en thèse générale ; mais il s'agit des maux d'une révolution, il s'agit de faire une république d'un peuple épars, avec les débris, les vices de sa monarchie ; il s'agit d'établir la confiance ; il s'agit d'instruire à la vertu les hommes durs qui ne vivent que pour eux. Ce qu'il y a d'étonnant dans cette révolution, c'est qu'on a fait une république avec des vices ; consolidez-la sur les vertus, si vous voulez qu'elle puisse subsister longtemps ; la chose n'est pas impossible. Un peuple est conduit facilement aux idées vraies. Je crois qu'on a plus tôt fait un sage peuple qu'un homme de bien.

 

Selon lui, la Constitution pourra donner au peuple des mœurs politiques en harmonie avec elle ; il faut, en conséquence, se hâter de la faire. Quant aux mœurs d'une autre sorte, il laisse au temps et aux lois d'ensemble le soin de les améliorer ; mais les moyens de coercition lui répugnent. Pour fonder la République, disait-il souvent, il faut la faire aimer. Il veut surtout calmer l'incertitude du crédit public, et adoucir des maux qui font douter de la bonté d'un gouvernement.

Vous avez juré, dit-il aux représentants, de maintenir l'unité ; mais la marche des événements est au-dessus de ces sortes de lois, si la Constitution ne les consacre point. Il faudrait l'interroger, deviner les causes de tous les maux, et ne point traiter comme un peuple sauvage un peuple aimable, spirituel et sensible, dont le crime est de manquer de pain.

Après avoir habilement traité la question des défrichements, des pâturages, des troupeaux si nécessaires aux engrais ; après avoir comparé le prix ancien de la viande, des draps, du pain, avec le prix actuel, accru dans de menaçantes proportions après s'être étonné qu'on fût obligé de tirer les cuirs de l'Angleterre, et qu'on n'eût. en quelque sorte, travaillé que pour l'Europe, il reprend :

On est devenu plus avare et plus fripon les travaux excessifs des campagnes ont produit des épidémies ; les économistes ont perfectionné le mal ; le gouvernement a trafiqué. Les seigneurs avaient tiercé trois fois depuis quarante ans ; et, pour conserver leurs entreprises par un acte de possession, ils plantaient ces tiercements en mauvais bois qui multipliaient le gibier, occasionnaient le ravage des moissons et diminuaient les troupeaux en sorte que la nature et le loisir n'étaient plus faits que pour les bêtes, et le pauvre ne défrichait encore que pour elles. La révolution est venue, et, comme je l'ai dit, les produits étant cachés, le signe a perdu sa valeur.

Il insiste donc pour qu'on porte, sans retard, assistance aux manufactures, au commerce, à l'industrie et à l'agriculture ; il demande qu'on encourage par des primes l'exportation des denrées ouvrées en France. Si l'on ne coupe le mal dans sa racine, il prévoit le jour où il faudra d'énormes sommes pour représenter les moindres valeurs commerciales ; où le peuple gémira dans une immense détresse ; où les rentes fixes seront réduites à rien où enfin l'État ne pourra plus honorablement payer ses dettes avec des monnaies discréditées.

Le vice de notre économie étant l'excès du signe, poursuit-il, nous devons nous attacher à ne pas l'augmenter, pour ne pas en accroître la dépréciation. Il faut créer le moins de monnaie qu'il nous sera possible. On peut y parvenir sans augmenter tes charges du trésor public, soit en donnant des terres à nos créanciers, soit en affectant les annuités à leur acquittement alors nous ne chercherons plus des ressources dans des créations immodérées de monnaies, méthode qui corrompt l'économie, et qui, comme je l'ai démontré, bouleverse la circulation et la proportion des choses. Si vous vendez, par exemple, les biens des émigrés, le prix anticipé de ces fonds, inertes par eux-mêmes, sera en circulation et se mesurera contre les produits qui représentent trente fois moins. Comme ils seront vendus très-cher, les produits renchériront proportionnellement, comme il est arrivé des biens nationaux, et vous serez toujours en concurrence avec vous-mêmes. Au contraire, les annuités étant de simples contrats, qui n'entrent point comme signes dans le commerce, elles n'entreront point non plus en. concurrence avec les produits. L'équilibre se rétablira peu à peu. Si vos armées conquièrent la liberté pour les peuples, il n'est point juste que vous vous épuisiez pour ces peuples ; ils doivent soulager notre trésor public, et dès lors nous avons moins de dépenses à faire pour entretenir nos armées. Enfin, le principal et le seul moyen de rétablir la confiance et l'augmentation des denrées, c'est de diminuer la quantité du papier en émission et d'être avare d'en créer d'autre.

Les dettes de l'État seront acquittées sans péril par ce moyen. Vous attacherez tous les créanciers à la fortune de la République ; le payement de la dette n'altérera point la circulation naturelle ; au lieu que, si vous payez par anticipation, le commerce sera tout à coup noyé, et vous préparerez la famine et la perte de la liberté par l'imprudence de l'administration.

 

Ce qu'il veut comme palliatif à tous les maux, à tous les abus, c'est que la quantité de papier n'augmente point ; que le laboureur puisse vendre librement ses grains ; que le gouvernement ait des greniers pour les temps malheureux que les charges du trésor public diminuent. Pour arriver à ce résultat, il propose le décret suivant, dont il demande le renvoi aux comités de finance et d'agriculture réunis :

ART. I. Les biens des émigrés seront vendus les annuités seront converties en contrats, qui serviront à rembourser la dette.

ART. II. L'impôt foncier sera payé en nature et versé dans les greniers publics.

ART. III. Il sera fait une instruction sur la libre circulation des grains ; elle sera affichée dans toutes les communes de la République.

ART. IV. La Convention nationale déclare que la circulation des grains est libre dans l'intérieur.

ART. V. Qu'il soit fait une loi, qui nous manque, concernant la liberté de la navigation des rivières, et une loi populaire qui mette la liberté du commerce sous la sauvegarde du peuple même, selon le génie de la République.

ART. VI. Cette dernière loi faite, je proposerai que l'on consacre ce principe, que les fonds ne peuvent point être représentés dans le commerce.

Telles sont, dit-il en terminant, les vues que je crois propres à calmer l'agitation présente ; mais, si le gouvernement subsiste tel qu'il est, si l'on ne fait rien pour développer le génie de )a République, si l'on abandonne la liberté au torrent de toutes les imprudences, de toutes les immoralités que je vois, si la Convention ne porte point un œil vigilant sur tous les abus, si l'orgueil et l'amour de la sotte gloire ont plus de part aux affaires que la candeur et le solide amour du bien, si tous les jugements sont incertains et s'accusent, enfin, si les bases de la République ne sont pas incessamment posées, dans six mois la liberté n'est plus[1].

 

La Convention vota à l'unanimité l'impression de ce remarquable discours, dont quelques erreurs, suivant nous, l'impôt en nature entre autres, vieux remède déjà proposé par Vauban, n'altèrent point la haute portée.

L'homme qui le prononça, à un âge où si peu de nous se sont familiarisés avec ces grandes questions économiques, avait dû faire de sérieuses études, et n'était point le frivole écolier du XVIIIe siècle dont parle je ne sais plus quel biographe.

Des hommes éminents, contraires à Saint-Just, lui ont rendu cependant une meilleure justice. Le lendemain même du jour où avait été prononcé ce discours, Brissot, dans le Patriote, l'apprécia en ces termes :

Saint-Just traite la question à fond, et sous tous les rapports politiques et moraux il déploie de l'esprit, de la chaleur et de la philosophie, et honore son talent en défendant la liberté du commerce.

Ce juge législateur de vingt-quatre ans, s'est écrié un écrivain royaliste, discutait dans un même temps à la tribune les questions les plus importantes et les plus difficiles de l'administration et de la politique. Dans un discours du 29 novembre 1792, il avait dit des choses véritablement étonnantes sur les assignats et les subsistances[2].

 

Quant à nous, lorsque nous lisons de tels éloges échappés à des adversaires de Saint-Just, nous déplorons plus amèrement encore la destinée cruelle qui le frappa si jeune, et nous songeons avec tristesse aux services qu'eût rendus à la République ce talent si énergique, si élevé et si pur.

 

 

 



[1] Voyez ce magnifique discours dans le Moniteur du 1er décembre 1792, n° 336.

[2] Biographie universelle à l'article Saint-Just.