HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Élection des députés à l'Assemblée législative. — Lettre à Daubigny. — Le 10 août. — Saint-Just est nommé représentant du peuple a la Convention. — Lettre à son beau-frère. — Les massacres de septembre. — Une erreur de M. de Lamartine. — Les enrôlements volontaires en 1792.

 

Ce fut ce livre à la main que Saint-Just se présenta aux suffrages de ses concitoyens lorsque furent convoqués les collèges électoraux pour la nomination des députés à l'Assemblée législative. La loi exigeait l'âge de vingt-cinq ans accomplis comme condition d'éligibilité ; Saint-Just n'en avait que vingt-quatre. Malgré cela, ses partisans étaient en grande majorité, et il eût été certainement élu, sans les réclamations d'un petit nombre d'électeurs qui parvinrent à le faire rayer de la liste des citoyens actifs, dans laquelle il avait été compris jusqu'à ce jour.

Nonobstant son désir d'être utile et les grands services qu'il rendait, Saint-Just n'avait pu éviter de se faire des ennemis. Qui donc est assez heureux pour n'en point avoir ? Eussiez-vous les plus hautes qualités du monde, fussiez-vous le meilleur, le plus pur des hommes, vous aurez toujours contre vous la cohue des envieux et des méchants, vous aurez toujours à subir la morsure de certains êtres que toute supériorité exaspère et qui font le mal par nature, par plaisir, semblables à ces animaux qui détruisent et ravagent sans besoin, sans but, obéissant seulement à leur instinct de férocité native. Il venait sans doute d'être cruellement froissé lorsqu'il adressa à son ami Daubigny[1], qui fut depuis secrétaire du ministre Bouchotte, la lettre suivante, écrite sous l'empire d'une profonde irritation ; cette lettre a été retrouvée chez Saint-Just, après sa mort, ce qui nous fait penser qu'elle était restée dans ses papiers et n'avait pas été envoyée à son destinataire.

Je vous prie, mon cher ami, de venir à la fête je vous en conjure. Mais ne vous oubliez pas toutefois dans votre municipalité. J'ai proclamé ici le destin que je vous prédis vous serez un jour un grand homme de la République. Pour moi, depuis que je suis ici, je suis tourmenté d'une fièvre républicaine qui me dévore et me consume. J'envoie, par le même courrier, à votre frère la deuxième. Procurez-vous-la dès qu'elle sera prête. Donnez-en à MM. de Lameth et Barnave j'y parle d'eux. Vous m'y trouverez grand quelquefois. Il est malheureux que je ne puisse rester à Paris je me sens de quoi surnager dans le siècle. Compagnon de gloire et de liberté, prêchez-la dans vos sections ; que le péril vous enflamme. Allez voir Desmoulins, embrassez-le pour moi, et dites-lui qu'il ne me reverra jamais ; que j'estime son patriotisme, mais que je le méprise, lui, parce que j'ai pénétré son âme et qu'il craint que je ne le trahisse. Dites-lui qu'il n'abandonne pas la bonne cause, et recommandez-le lui, car il n'a point encore l'audace d'une vertu magnanime. Adieu ; je suis au-dessus du malheur. Je supporterai tout, mais je dirai la vérité. Vous êtes tous des lâches qui ne m'avez pas apprécié. Ma palme s'élèvera pourtant et vous obscurcira peut-être. Infâmes que vous êtes, je suis un fourbe, un scélérat, parce que je n'ai pas d'argent à vous donner. Arrachez-moi le cœur et mangez-le, vous deviendrez ce que vous n'êtes point grands.

J'ai donné à Clé un mot par lequel je vous prie de ne lui point remettre d'exemplaire de ma lettre. Je vous le défends très-expressément, et si vous le faisiez, je le regarderais comme le trait d'un ennemi. Je suis craint de l'administration, je suis envié, et tant que je n'aurai point un sort qui me mette à l'abri de mon pays, j'ai tout ici à ménager. Il suffit ; j'espère que Clé reviendra les mains vides, ou je ne vous ne le pardonnerais pas.

Ô Dieu ! faut-il que Brutus languisse oublié loin de Rome ! Mon parti est pris cependant si Brutus ne tue pas les autres, il se tuera lui-même. Adieu ; venez.

SAINT-JUST.

Noyon, 20 juillet 1792[2].

 

L'ouvrage auquel Saint-Just fait allusion dans cette lettre est, sans nul doute, son livre sur l'esprit de la Révolution et de la Constitution, dans lequel il est, en effet, question de Lameth et de Barnave en termes très-dignes et favorables. L'opinion marchait vite en ce temps, et l'on peut voir combien les idées de Saint-Just se sont progressivement modifiées depuis l'année précédente. La Constitution de 1791, mal exécutée, ne lui suffit plus. Un gouvernement monarchique lui paraît désormais incompatible avec la liberté et l'égalité ; le voici décidément républicain. Dans sa méfiance farouche, il craint que les premiers apôtres de la Révolution n'abandonnent la bonne cause ; peut-être lui semblent-ils trop aimer cette vie facile et luxueuse, si peu en harmonie avec le puritanisme qu'il rêvait. Son jugement très-défavorable sur Camille Desmoulins prouve la médiocre estime qu'il en avait dès l'année 1792. Sans partager entièrement son opinion sur l'auteur du Vieux Cordelier, dont la physionomie a des côtés si sympathiques et si séduisants, nous tenons à constater que, bien longtemps avant d'avoir été l'objet d'une épigramme de Camille Desmoulins, il se sentait pour lui une sorte de mépris.

A cette même époque, l'Assemblée législative, où dominait la Gironde républicaine, irritée du mauvais vouloir de la cour, faisait au gouvernement royal une opposition menaçante. D'un côté les tendances contre-révolutionnaires des serviteurs de Louis XVI, les menées des émigrés, la coalition étrangère, de l'autre, les soupçons des patriotes, l'impatience des fédérés accumulés dans Paris, tout annonçait une catastrophe imminente ; on était à trois semaines à peine du jour où le tocsin allait sonner le glas funèbre de l'antique monarchie des Capétiens.

Tout à coup, la nouvelle de l'insurrection victorieuse du 10 août se répandit dans les départements, et y causa un enthousiasme presque universel. On n'était pas encore blasé de la Révolution, et l'espérance de voir sortir de toutes ces grandes commotions un gouvernement rationnel, pur et fort, était alors dans tous les cœurs. En même temps, on apprit le décret du lendemain, par lequel l'Assemblée législative convoquait les collèges électoraux pour nommer une Convention nationale.

Saint-Just se présenta de nouveau aux suffrages des électeurs de son département. De là ce reproche d'ambition que des biographes de mauvaise foi n'ont pas manqué de lui jeter à la tête. Que ces messieurs daignent nous expliquer pourquoi les candidats qui ont le malheur de ne pas épouser leurs opinions sont, à leurs yeux, de purs ambitieux, tandis que les candidats de leur parti sont tous des gens tout à fait désintéressés ? Quiconque sollicite le mandat de législateur a l'ambition d'être nommé ; cela est évident, mais cette ambition est plus ou moins honnête. Ceux qui, sous le couvert d'un libéralisme chanté sur toutes les gammes, demandent les voix de leurs concitoyens au nom d'un drapeau qu'ils jurent de tenir d'une main ferme, et qui, une fois élus, répudient sans pudeur ce qu'ils appelaient leurs convictions, et se font de leur mandat un marchepied pour les honneurs et la fortune, apostats d'une religion qui était sur leurs lèvres, mais qui n'a jamais été dans leurs cœurs, ceux-là sont des ambitieux dignes de l'universel mépris ; quant à ces utopistes qui, pour le triomphe de leurs principes, pour l'amélioration des lois de leur pays, pour le soulagement des classes souffrantes, cherchent à entrer dans une Assemblée législative, et meurent quelquefois à leur poste sans avoir dévié de leur chemin, ils sont animés d'une ambition peut-être, mais d'une ambition loyale et que le blâme ne peut atteindre.

Telle était l'ambition de Saint-Just quand il se proposa comme candidat à la Convention nationale, pour !'élection de laquelle les scrutins s'ouvrirent le 2 septembre 1792. Ji venait d'atteindre sa vingt-cinquième année. Les idées dont il était la personnification triomphaient cette fois, et ses ennemis, qui avaient si bien cabalé contre lui quand la réaction paraissait l'emporter, n'osèrent pas élever la voix. C'eût été cependant un acte de courage de leur part ils jugèrent plus prudent de garder le silence. L'opinion, d'ailleurs, était pour Saint-Just, qui fut élu aux applaudissements unanimes ; et les électeurs qui avaient voté contre lui furent peut-être les premiers à le féliciter et à lui serrer la main. Le triomphe nous fait tant d'amis ! Et son triomphe fut grand dans la salle où son élection venait d'être proclamée ; on lit les lignes suivantes au procès-verbal de la réunion électorale : M. le président lui a dit deux mots sur ses vertus qui ont devancé son âge. M. Saint-Just a répondu en marquant à l'Assemblée toute sa sensibilité et la plus grande modestie il a en outre prêté le serment de maintenir la liberté et l'égalité, et le son des cloches a annoncé sa nomination.

Ces simples paroles ne sont-elles pas une nouvelle preuve bien concluante de la grande réputation d'honnêteté dont il jouissait, à juste titre, parmi ses concitoyens, réputation que des biographes, peu dignes de ce nom, cherchent à ternir aujourd'hui, au moment où l'impartiale postérité doit juger, de sang-froid et sans prévention, les hommes de cette grandiose époque, et diminuer la part de responsabilité trop lourde qu'on a fait peser sur leur mémoire ?

Saint-Just ne pouvait être étonné de son élection ; il avait la foi la plus profonde en ses destinées, et sa place lui semblait marquée d'avance au sein de cette Convention, où il allait briller d'un si vif éclat, et qui devait être le théâtre de ses succès et de sa chute. Aussi annonça-t-Il sa victoire à son beau-frère, le juge de paix de Chaulnes, dans les termes les plus simples

Frère, je vous annonce que j'ai été nommé, lundi dernier, député à la Convention par l'assemblée électorale du département de l'Aisne. Faites-moi le plaisir de me mander, dans le courant de la semaine, si je puis disposer, pour une quinzaine, de votre logement, en attendant que j'en aie trouvé un. Dans le cas où cela se pourrait, donnez-moi une lettre pour le concierge.

Donnez-nous des nouvelles de votre épouse ; envoyez-la-moi, si vous voulez, quand je serai installé.

Je vous embrasse tous les deux de tout mon cœur.

Votre frère et ami,

SAINT-JUST.

Soissons, ce 9 septembre 1792.

P. S. Je pars lundi prochain.

 

Pendant que les élections pour la nouvelle Constituante se faisaient, en pleine révolution, avec un calme qu'on ne retrouve pas toujours sous un gouvernement régulier, Paris était témoin d'une épouvantable orgie sanguinaire. Des hommes qui semblent prendre à tâche de déshonorer les plus belles causes, se livraient à cette horrible boucherie de septembre, qui, dans les temps modernes, n'a eu de précédent que les tueries de la Saint-Barthélemy, les dragonnades des Cévennes, et n'a été dépassée depuis que par les assassinats commis lors de la réaction de thermidor et les massacres du Midi, après la chute de l'empire... Ah ! ces affreuses journées, ne cessons pas de le redire, elles furent spontanées comme la foudre, et terribles comme elle, mais elles ne furent point préméditées ; c'est au moins une consolation pour l'humanité.

Comme on l'a vu, Saint-Just s'occupait de son élection tandis que s'accomplissaient ces événements qu'il flétrira si éloquemment plus tard, à la tribune de la Convention. Il est donc à regretter que M. de Lamartine, dans son épopée des Girondins, ait cru devoir lui faire jouer un rôle, si inoffensif qu'il soit, pendant la nuit qui précéda le massacre. Suivant l'auteur des Girondins, Robespierre et Saint-Just seraient sortis ensemble des Jacobins, à onze heures du soir, tandis qu'on préparait le grand égorgement du lendemain — M. de Lamartine suppose la préméditation — Robespierre ayant accompagné, tout en conversant, Saint-Just jusqu'à la maison où demeurait celui-ci, serait monté dans la chambre du jeune homme pour continuer l'entretien ; mais laissons parler l'illustre poète

Saint-Just jeta ses vêtements sur une chaise et se disposa pour le sommeil. — Que fais-tu donc ? lui dit Robespierre. — Je me couche, répondit Saint-Just. — Quoi ! tu peux dormir dans une nuit pareille ! n'entends-tu pas le tocsin ? Ne sais-tu pas que cette nuit sera peut-être la dernière pour des milliers de nos semblables, qui sont des hommes au moment où tu t'endors, et qui seront des cadavres au moment où tu te réveilleras ?

Hélas ! répondit Saint-Just, je sais qu'on égorgera peut-être cette nuit, je le déplore, je voudrais être assez puissant pour modérer les convulsions d'une société qui se débat entre la liberté et la mort, mais que suis-je ? Et puis, après tout, ceux qu'on immolera cette nuit ne sont pas les amis de nos idées. Adieu. Et il s'endormit[3].

Si M. de Lamartine avait réfléchi qu'on était alors au moment des élections, et qu'un candidat à la députation devait être nécessairement sur les lieux où se débattait son sort s'il s'était rappelé surtout en quels termes Saint-Just, dans son rapport fait au nom du Comité de Salut public, dans la séance du 9 juillet 1793, a reproché aux Girondins de ne pas s'être interposés entre les assassins et les victimes de septembre, alors qu'ils étaient au pouvoir, il n'aurait pas raconté cette anecdote erronée et se serait bien gardé de faire jouer ce rôle à Saint-Just, qui, à la date du 9 septembre, se trouvait encore à Soissons. Mais cette erreur, très-involontaire sans doute, n'entache en rien la mémoire de Saint-Just ; dans tous les cas, ce n'était pas à M. Édouard Fleury à la reprocher à M. de Lamartine, en termes d'où l'urbanité est exclue et où le mot mensonge est prononcé.

Saint-Just, avant de quitter Soissons, voulut présider en personne au recrutement des volontaires qui allaient courir aux frontières défendre le pays entamé par l'étranger. On sait avec quel enthousiasme se firent ces enrôlements de 1792. Ce fut au point que, dans beaucoup de localités, il y eut nécessité de mettre un frein à l'ardeur du peuple, qui répondait avec un si noble empressement à ce cri sinistre La patrie est en danger ! Ah c'était un beau spectacle Et, certes, toutes les cours de l'Europe durent tressaillir en voyant avec quel fier héroïsme la France se disposait à braver leur coalition. Sur l'autel de la patrie, dressé soit dans l'église, soit sur la place publique de chaque commune, des citoyens de tout âge, de toutes conditions, désertant les champs ou les ateliers, jetant leurs plumes, leurs pinceaux, leurs robes, ou s'arrachant aux loisirs d'une vie dorée, ouvriers, artistes, hommes de lettres, avocats, commerçants, venaient en foule inscrire leurs noms sur le registre des enrôlements. Les femmes, ces douces natures, furent à la hauteur de la situation ; les mères, les sœurs, les fiancées, surmontant leur douleur, encourageaient au départ le fils, le frère ou l'amant qu'elles ne devaient plus revoir. Hélas ! il en revint si peu de ces braves gens qui furent le rempart et le salut de la France républicaine ! Mais leur mort n'a pas été stérile sur tous les points du sol ennemi où ils sont tombés, ils ont laissé, comme un germe fécond pour l'avenir, l'empreinte éternelle de leurs idées et de leurs principes.

Soissons fournit, pour sa part, un chiffre respectable d'enrôlements, et ce dut être pour Saint-Just un jour à jamais sacré que celui où, du sein de la vieille cathédrale, il électrisa par sa parole le cœur de tous ces volontaires qui allaient devenir des héros, et qui, comme lui, quittaient, pour toujours peut-être, le pays où avait grandi leur enfance et où dormaient leurs aïeux. Quant à Saint-Just, ils devaient le revoir, l'année suivante, aux armées.

 

 

 



[1] C'est ce même Daubigny qui, accuse faussement de complicité dans le vol du garde-meuble, fut noblement défendu à la tribune de la Convention par Robespierre et par Saint-Just, à la protection desquels il dut sa nomination de secrétaire au ministère de la guerre. Il paya sa dette de reconnaissance à la mémoire de ses protecteurs en devenant, après thermidor, un de leurs plus lâches détracteurs.

[2] On sait que le conventionnel Courtois fit trafic des papiers trouvés chez Robespierre, Saint-Just et antres. L'original de la lettre à Daubigny faisait partie de la collection de M. Failly, et appartient aujourd'hui à la fille de ce dernier, madame des Bordes.

[3] Lamartine, Histoire des Girondins, t. III, p. 533.