HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, par Saint-Just.

 

S'il y eut, en cette mémorable époque de 1791, une œuvre de nature à solliciter une imagination ardente, une conscience pure, un cœur débordant de patriotisme, ce fut certainement celle qui fut tentée par Saint-Just. Définir l'esprit de la Révolution ; assigner à celle-ci ses limites, établir les rapports qui doivent exister entre l'opinion, les mœurs et la Constitution, voilà ce qu'il essaya en quelques pages où les pensées les plus fortes, les plus élevées et les plus douces sont burinées dans un style d'airain. La Révolution de France, dit-il lui-même dans une courte préface n'est point le coup d'un moment ; elle a sa cause, sa suite et son terme.

Le rédacteur de la table du Moniteur, suivi par quelques biographes qui l'ont cru sur parole, a attribué ce livre à un autre Saint-Just. Son erreur vient évidemment de ce que l'annonce du livre, dans le Moniteur, portait : Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, par Louis-Léon de Saint-Just. Or Saint-Just se nommait légalement Louis-Antoine, comme on l'a pu voir par son acte de naissance que nous avons mis sous les yeux du lecteur. Mais ce prénom d'Antoine ayant paru un peu commun et peu harmonieux dans la famille, on lui avait donné celui de Léon ; il était donc tout naturel qu'il signât ses ouvrages du prénom sous lequel il était connu. Voilà ce que sans doute ignorait le rédacteur de la table du Moniteur ; mais s'il eût attentivement pris connaissance de la qualification dont le nom de Saint-Just était suivi : Électeur au département de l'Aisne, pour le canton de Blérancourt, district de Chauny, laquelle ne pouvait laisser aucun doute sur l'auteur du livre, il n'aurait pas commis une erreur, toujours regrettable dans un recueil où l'on ne voudrait puiser que des renseignements authentiques.

Cela dit, essayons de donner une idée de ce livre, qui eut, au moment où il parut, un grand retentissement, et qui avait été inspiré à Saint-Just par une lettre d'un Anglais célèbre, adressée à son ami Thuillier, secrétaire de la municipalité de Blérancourt, quand celle-ci brûla la déclaration du clergé.

Ce qui frappe tout d'abord, à la lecture de cet ouvrage, c'est le profond respect de l'auteur pour les législateurs qui se sont imposé la tâche de résumer la Révolution en acte constitutionnel, et sa reconnaissance sans bornes pour les hommes qui ont préparé l'affranchissement du pays et posé les bases de la société moderne.

Dans la première partie, où il traite des pressentiments de la Révolution, il dépeint admirablement ces moments de crise dans la vie des peuples qui ont vécu sous de mauvaises lois, où la régénération doit sortir de la conquête ou d'une grande commotion intérieure. Si le peuple n'est point attaqué par les étrangers, dit-il, sa corruption le dévore et le reproduit. S'il a abusé de sa liberté, il tombe dans l'esclavage ; si le prince a abusé de sa puissance, le peuple est libre.

Puis il fait honneur aux philosophes du siècle et aux parlements d'avoir porté les premiers coups à la monarchie, et montre comment le peuple, accablé d'impôts, devait peu craindre une révolution. Quand il parle du roi, c'est toujours avec de grands ménagements et une politesse excessive, sans lui 'épargner pour cela de sévères vérités, tout en attribuant le mal aux intrigants dont la cour était remplie. Je ne crois pas qu'on ait porté sur Louis XVI de meilleur jugement que la courte appréciation suivante de cet écrivain de vingt-trois ans : Brusque et faible, parce qu'il pensait le bien, il croyait le faire. Il mettait de l'héroïsme aux petites choses, de la mollesse aux grandes ; chassait M. de Montbarrey du ministère pour avoir donné secrètement un somptueux repas, voyait de sang-froid toute sa cour piller sa finance, ou plutôt ne voyait rien. De la reine, il dit peu de chose et évite soigneusement de se faire l'écho, même affaibli, de tous les bruits injurieux répandus sur la pauvre femme : Plutôt trompée que trompeuse, dit-il, plutôt légère que parjure, Marie-Antoinette, appliquée tout entière aux plaisirs, semblait ne régner point en France, mais à Trianon.

Mais l'imprudence du ministre Galonné, les fautes de Brienne, de Maurepas et de Vergennes, les prodigalités de la cour, la bassesse des courtisans, le bouleversement des fortunes, l'avidité des traitants, l'élévation et la chute de la famille des Guéménée, tout cela est écrit avec une plume de maître. Flatte-t-il le peuple, cet enthousiaste, cet ami dévoué des malheureux et des classes déshéritées ? Écrit-il, comme Camille Desmoulins, à l'aide duquel on a si souvent essayé de le ravaler : Guerre aux châteaux ? Citons : La postérité se pourra figurer à peine combien le peuple était avide, avare, frivole ; combien les besoins que sa présomption lui avait forgés le mettaient dans la dépendance des grands ; en sorte que les créances de la multitude étant hypothéquées sur les grâces de la cour, sur les fourberies des débiteurs, la tromperie allait par reproduction jusqu'au souverain, descendait ensuite du souverain dans les provinces et formait dans l'état civil une chaîne d'indignités. Cherche-t-Il à excuser les cruautés qui ensanglantèrent les commencements de la Révolution et qui amenèrent des hommes honnêtes, mais timides, à déserter une cause mal servie par quelques furieux ? Citons encore : Le peuple n'avait point de mœurs, mais il était vif. L'amour de la liberté fut une saillie et la faiblesse enfanta la cruauté. Je ne sache pas qu'on ait vu jamais, sinon chez des esclaves, le peuple porter la tête des plus odieux personnages au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le cœur et le manger. On verra un jour, et plus justement peut-être, ce spectacle affreux en Amérique je l'ai vu dans Paris, j'ai entendu les cris de joie du peuple effréné, qui se jouait avec des lambeaux de chair en criant : Vive la liberté !...

Eh bien, l'homme qui flétrissait ainsi les excès des commencements de la Révolution, flétrira également ceux de 93 et de 94, et périra pour avoir voulu les réprimer. Mais, à côté de ces sombres tableaux, avec quelle effusion et quel élan il dépeint la prise de la Bastille, les embrassements prodigués aux captifs, la joie pure et fière de la liberté recouvrée et la bonne foi du peuple désavouant les meurtres dont il avait souillé ses mains ! Et comme, dans cette sorte d'exposition de principes, il est bien le même homme qui ne se démentit jamais, l'ennemi .acharné des êtres impurs qui, couverts d'un masque de patriotisme, ne voyaient dans la Révolution qu'un moyen de s'enrichir ! Quelle tendresse pour les honnêtes gens quelle âpre censure de tous les misérables qui désertent la cause populaire dès qu'elle a servi à leur fortune !

Dans son appréciation des hommes célèbres du temps, il n'a garde d'oublier le duc d'Orléans, qu'il n'aime pas, mais qu'il défend contre l'accusation de conspirer, et Necker, qu'il appelle homme à tête d'or, à pieds d'argile, et qui, dit-il, après avoir flatté le peuple sous le despotisme, et la cour, quand le peuple fut libre, devenu enfin indifférent à tout le monde, s'enveloppa de sa gloire et se rendit l'ennemi de la liberté parce qu'elle ne lui fut bonne à rien.

Sur la pénétrante sagesse de cette grande Assemblée nationale, qui s'est conduite avec tant de fermeté, de vigueur et de prudence, et dont l'œuvre ne lui paraît pécher que dans quelques détails, il écrit des pages dignes de Montesquieu. Quelle âme française n'applaudira sans réserve à ce passage ? La postérité saura mieux que nous quels mobiles animaient ce grand corps... Il faut avouer, pour peu que la reconnaissance attache du prix à la vérité, que cette compagnie, la plus habile qu'on ait vue depuis longtemps, fut pleine d'âmes rigides que dominait le goût du bien, et d'esprits exquis qu'éclairait le goût de la vérité. Le secret de sa marche toute découverte fut impénétrable, en effet ; c'est pourquoi le peuple, inconsidéré, ploya sous une raison supérieure qui le conduisait malgré lui ; tout était fougue et faiblesse dans ses desseins, tout était force et harmonie dans les lois.

Toute la seconde partie du livre est consacrée à l'examen de la nature et des principes de la Constitution française et des institutions qui en dérivent. Le républicain n'apparaît pas encore — qui songeait alors à la République ? —, mais on le pressent singulièrement, comme nous le ferons voir par quelques citations. Mais ce qui éclate à chaque ligne, c'est l'amour de la liberté, de cette liberté qu'on ne recouvre que difficilement, suivant l'auteur, quand on l'a une fois perdue. Car alors, dit-il, les âmes ont perdu leur moelle, si je puis ainsi parler, et ne sont plus assez vigoureuses pour se nourrir de liberté ; elles en aiment encore le nom, la souhaitent comme l'aisance, et n'en connaissent plus la vertu. Il croit donc que, pour conserver longtemps cette liberté, il faut surtout éviter les extrêmes ; et tout en admirant le mécanisme ingénieux de la Constitution qui a su fondre ensemble la démocratie, l'aristocratie et la monarchie, il félicite la France de s'être rapprochée de l'état populaire autant qu'elle l'a pu, et de n'avoir pris de la monarchie que ce qu'il lui avait été impossible de ne pas prendre.

Dans une brillante comparaison entre les républiques anciennes et la France moderne, régénérée par la Révolution, il accorde une immense supériorité à celle-ci, en ce que ses législateurs ont tout fait pour le citoyen, tandis que les législateurs anciens avaient tout fait pour l'État. La sévérité des lois lui répugne ; nous l'entendrons bientôt s'expliquer admirablement là-dessus. Si, dans les États dont le territoire est restreint, cette sévérité a sa raison d'être, parce que là, la faute d'un seul peut perdre tout le monde, il n'en est pas ainsi, pense-t-il, dans ceux dont le territoire est immense, et il écrit : Plus la République est étendue, plus les lois doivent être douces, parce que les périls sont rares, les mœurs calmes. Les droits de l'homme, dont un jour il rédigera lui-même une déclaration fameuse, lui paraissent parfaitement convenir à son époque, tandis qu'ils eussent tué Athènes ou Lacédémone, où l'homme était absorbé dans l'État. Les vieux républicains, dit-il, se dévouaient aux fatigues, au carnage, à l'exil, à la mort pour l'honneur de la patrie ; ici, la patrie renonce à la gloire pour le repos de ses enfants et ne leur demande que la conservation. Ce qu'il préconise, c'est la liberté modérée, l'égalité des droits, et par-dessus tout la justice, et nous le verrons, dans la suite, toujours fidèle à ces mêmes principes. Écoutez ces belles définitions :

La nature de la liberté est qu'elle résiste à la conquête et à l'oppression ; conséquemment, elle doit être passive. La France l'a bien senti ; la liberté qui conquiert doit se corrompre. La servitude consiste à dépendre de lois injustes ; la liberté, de lois raisonnables ; la licence, de soi-même.

 

Il ne veut pas de l'égalité de Lycurgue, antipathique aux mœurs modernes, de cette égalité qui consiste dans le partage des terres, dans les repas pris en commun et dans les mêmes vêtements imposés à chacun, qui serait la négation de la liberté et qui n'amènerait, en France, que la révolte ou la paresse. Et, à ce propos, nous devons dire ici que ce fut un des hommes qui s'inspiraient de Saint-Just, l'agent national Payan qui plus tard s'éleva contre les fameux repas civiques et engagea les bons citoyens à ne pas tomber dans ce piège tendu à la dignité de la République et à la liberté des citoyens. L'égalité, pour Saint-Just, c'est que chaque individu soit une portion égale de la souveraineté, c'est-à-dire du tout ; comme, pour Voltaire, c'est qu'il n'y ait d'autre différence entre les hommes que celle de la vertu et des talents.

Quant à la justice, dont nous l'entendrons bientôt parler sans cesse, et vers laquelle il essayera en vain de ramener les esprits, elle lui semble le comble de la sagesse. Sans elle tout est artifice, écrit-il, et ne peut longtemps prospérer : Le fruit le plus doux de la liberté, c'est la justice, elle est la gardienne des lois. Elle entretient la vertu parmi le peuple et la lui fait aimer ; au contraire, si le gouvernement est inique, le peuple qui n'est juste qu'autant que les lois le sont et l'y intéressent, devient trompeur et n'a plus de patrie.

Après avoir loué l'Assemblée d'avoir soumis à l'élection la plupart des fonctions administratives et judiciaires et d'avoir proscrit la publicité des suffrages, qui eût fait un peuple d'ennemis ou d'esclaves, il s'élève contre les administrations départementales qui croient devoir envoyer des commissaires dans les réunions électorales et violent ainsi le droit de souveraineté. Combien vrai le passage suivant : Tout ce qui porte atteinte à une Constitution libre est un crime affreux la moindre tache gagne tout le corps. Il n'est rien de plus doux pour l'oreille de la liberté que le tumulte et les cris d'une assemblée du peuple ; là, s'éveillent les grandes âmes ; là, se démasquent les indignités là, le mérite éclate dans toute sa force ; là, tout ce qui est faux fait place à la vérité.

Le silence des comices est la langueur de l'esprit public ; le peuple est corrompu ou peu jaloux de sa gloire.

Il approuve cette pondération des pouvoirs, favorable à la conservation de la liberté, et cette monarchie tempérée par des lois vigoureuses qui doivent l'empêcher de devenir exorbitante :

La monarchie, dit-il, au lieu d'ordres moyens dans le peuple, par où circule la volonté suprême, a divisé son territoire en une espèce de hiérarchie qui conduit les lois de la législation au prince ; de celui-ci dans les départements ; de ceux-ci dans les districts de ces derniers dans les cantons ; en sorte que l'empire, couvert des droits de l'homme comme de riches moissons, présente partout la liberté près du peuple, l'égalité près du riche, la justice près du faible...

Tout émane de la nation, tout y revient et l'enrichit ; tout coule de la puissance législative tout y retourne et s'y épure, et ce flux et reflux de la souveraineté et des lois unit et sépare les pouvoirs qui se fuient et se cherchent.

La noblesse et le clergé, qui furent le rempart de la tyrannie, ont disparu avec elle l'une n'est plus, l'autre n'est que ce qu'il doit être...

La monarchie n'aura point de sujets elle appellera Je peuple ses enfants, parce que l'opinion aura rendu le despotisme ridicule mais elle n'aura pas plus d'enfants que de sujets, le peuple sera libre. Son caractère sera la bienveillance, parce qu'elle aura la liberté à ménager, l'égalité à reconnaître, la justice à rendre.

 

Cependant à travers ces louanges prodiguées à l'œuvre de t'Assemblée constituante, il y a ça et là quelques critiques de détail qui dénotent que l'auteur a déjà dépassé les législateurs de 1789. Ainsi Saint-Just blâme la sanction royale, comme étant en contradiction avec le principe de la souveraineté populaire, et il semble fâché que la Constitution ait confié au roi le commandement des armées de terre et de mer. S'il était guerrier, politique, populaire, dit-il quelque part, la Constitution pencherait au bord d'un abîme.

Étonnez-vous donc de l'influence de ce jeune homme qui pense si bien, qui voit si clair, qui méprise l'indolence, l'orgueil et l'or, qui prêche la fraternité, la souveraineté de la nation, l'assurance entre les citoyens, chose toute nouvelle alors et dont on n'avait point encore parlé, et qui enfin est animé d'un si profond amour de l'humanité et de la justice ! Mais poursuivons l'analyse de ce livre si curieux, si honnête et si remarquable. Dans la troisième partie, l'auteur examine l'état civil de la France, ses lois et leurs rapports avec la Constitution. If commence par établir en principe que toute institution doit émaner de celle-ci, sous peine d'être tyrannique, et que les lois doivent être positives, de façon à ne rien laisser soit aux fantaisies, soit aux présomptions de l'homme. Il s'occupe ensuite de la dette publique et félicite l'Assemblée des mesures qu'elle a prises pour la garantir. Mais laissons-le parler : Les lois somptuaires, si dangereuses à établir, se sont offertes d'elles-mêmes la nécessité exigeait des réformes ; la féodalité détruite élevait le cœur du peuple et renversait la noblesse ; le peuple, si longtemps insulté, devait applaudir à sa chute. La dette publique fut un prétexte pour s'emparer des biens du clergé ; les débris de la tyrannie préparaient une république. M. de Montesquieu l'avait prévu quand il a dit : Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse, des villes, vous aurez bientôt un État populaire ou un État despotique. Un État populaire dans le cas où les privilèges seraient détruits par le peuple ; despotique, dans le cas où le coup serait porté par les rois.

Le chapitre suivant, où il est question des mœurs, est plein de passages de la plus délicate observation, tout cela dans ce style net, sobre et énergique dont Montesquieu semble lui avoir livré le secret. Selon Saint-Just, les mœurs, qui sont les rapports que la nature a établis entre les hommes, ont été dénaturées. La crainte a succédé à la piété filiale, la galanterie à l'amour, la familiarité à l'amitié, et l'intérêt domine le tout. Et qui plus que lui avait droit de flétrir cet égoïsme général, lui qui, dans un de ces accès d'enthousiasme qu'on ne saurait trop admirer, avait fait hommage de ses biens au pays ? Il s'agit donc, suivant lui, de ramener les mœurs à leur origine pour que les parents soient chéris, les inclinations pures et les liaisons sincères. En vain les déclamateurs poursuivent les mauvaises passions, suite inévitable du déplorable état dans lequel a si longtemps vécu la société française, les peintures qu'ils en font, pense-t-il, ne peuvent que servir d'aliments à la corruption. Le seul remède est dans la Constitution, si elle est bonne, car alors, dit-il, elle réprime les mœurs ou les tourne à son profit, comme un corps robuste se nourrit d'aliments vils. Sur l'âpre amour de la propriété, auquel sont subordonnés les plus doux sentiments de la nature, il y a des lignes vraiment admirables. Cette propriété, si inique telle qu'elle existait jadis, et de source si impure, la Révolution l'a relevée à ses yeux par des lois pleines de sagesse, et il écrit : L'oubli de ces lois avait fait naître la féodalité, leur ressouvenir l'a renversée ; ses ruines ont étouffé l'esclavage ; elles ont rendu l'homme à lui-même, le peuple aux lois. La suppression des règles féodales, de ces abus, de ces horreurs qui ont donné l'exemple, chez les modernes, d'une servitude inconnue à l'antiquité même, a fait pardonner à la propriété qui, dépouillée de ces abus, rend l'homme soigneux, et attache les cœurs ingrats à la patrie.

Plus loin, il applaudit à la destruction de la noblesse, incompatible avec les principes d'un peuple qui veut la liberté et l'égalité, non point l'une sans l'autre, comme chez les Anglais où la liberté est toute au profit de l'aristocratie. D'ailleurs, écrit Saint-Just, la loi n'a point proscrit la vertu sublime ; elle a voulu qu'on l'acquît soi-même, et que la gloire de nos aïeux ne nous rendît pas insouciants sur nos vertus personnelles. C'est une absurde maxime que celle de l'honneur héréditaire. Si la gloire que nous avons méritée n'est à nous qu'après notre mort, pourquoi ceux qui l'ont acquise en jouiraient-ils audacieusement pendant leur vie oisive ?

L'éducation n'est point oubliée dans ce livre, où sont effleurées toutes les questions sociales. C'est faute d'une éducation convenable, suivant Saint-Just, que la jeunesse et que l'amour prennent de si fâcheuses directions. C'est cette éducation viciée qui engendre la corruption des mœurs et qui fait conclure ces mariages imprudents, sources de tant de malheurs et aboutissant fatalement au divorce ou à la séparation. Cependant il ne peut comprendre ni l'un ni l'autre. C'est, dit-il, une infamie qui souille la dignité du contrat social que répondrai-je à mes enfants quand ils me demanderont où est leur mère ?

Mais il croit trop à la vertu humaine renforcée par l'éducation, quand il prescrit l'indissolubilité des liens. Il ne se rend pas assez compte de la différence des humeurs, des incompatibilités sociales que l'éducation est impuissante à réformer, et ne prend pas suffisamment garde aux tortures auxquelles certains êtres sont condamnés par une union indissoluble. Quant à la séparation de biens, qui lui répugne parce qu'elle n'est, le plus souvent, qu'un prétexte pour frauder les créanciers, il ne considère pas assez la triste position d'une femme réduite à la misère par l'imprudence ou les prodigalités d'un mari.

Il y a des pages charmantes sur l'infidélité des époux et sur la femme. Mais quelques citations vaudront mieux ici qu'une analyse, rendue, d'ailleurs, impossible par la sobriété de l'auteur, qui ne fait pas de phrases et ne dit rien de trop. Si quelques lectrices se risquent à feuilleter avec une certaine attention cette histoire un peu sévère, elles se prendront, j'en suis sûr, à aimer ce Saint-Just, qu'une tradition menteuse leur a dépeint si terrible.

On a dit que la dépendance naturelle de la femme rendait son infidélité plus coupable que celle du mari ; ce n'est point ici tout a fait que je veux examiner si cette dépendance est naturelle ou politique, je prie seulement qu'on y réfléchisse mais je veux une bonne fois qu'on m'explique pourquoi le mari qui met des enfants adultérins dans la maison d'un autre ou de plusieurs autres est moins criminel que la femme qui n'en peut mettre qu'un dans la sienne. Il y a un contrat entre les époux — je ne parle pas du contrat civil —. Le contrat est nul si quelqu'un y perd dire que l'époux infidèle n'est pas coupable, c'est dire qu'il s'est réservé, par le contrat, le privilège d'être mauvais... Ceux qui portent des lois contre les femmes et non contre les époux, auraient dû établir aussi que l'assassin ne serait point le criminel, mais la victime. 0 vous qui faites des lois, vous en répondez ; les bonnes mœurs peuplent les empires.

Chez les peuples vraiment libres, les femmes sont libres et adorées et mènent une vie aussi douce que le mérite leur faiblesse intéressante. Je me suis dit quelquefois dans la capitale Hélas ! chez ce peuple esclave, il n'est point une femme heureuse, et l'art avec lequel elles ménagent leur beauté ne prouve que trop que notre infamie leur a fait quitter la nature ; car, à la modestie d'une femme, on reconnaît la candeur de son époux.

Dans vingt ans, je verrai sans doute avec bien de la joie ce peuple qui recouvre aujourd'hui sa liberté recouvrer à peu près ses mœurs. Nos enfants rougiront peut-être des tableaux efféminés de leurs pères. Moins énervés que nous par la débauche et le repos, leurs passions seront moins brutales que les nôtres ; car, dans des corps affaiblis par le vice, on trouve toujours des âmes dures.

Quand les hommes n'ont plus de patrie, bientôt ils deviennent scélérats ; il faut bien poursuivre, à tel prix que ce soit, le bonheur qui nous fuit ; les idées changent, on le trouve dans le crime. Ô législateurs, donnez-nous des lois qui nous forcent à les aimer ; l'indifférence pour la patrie et l'amour de soi-même sont la source de tout mal ; l'indifférence pour soi-même et l'amour de la patrie sont la source de tout bien.

 

Il n'y a pas longtemps, un écrivain, distingué d'ailleurs, mais grand ennemi de la Révolution, répandait dans un journal, réactionnaire à outrance, un flot d'invectives contre les malheureux dont la naissance n'a pas été légitimée et qu'il rendait ainsi responsables de la faute d'une mère. Il est peu de lecteurs qui n'aient été indignés de cet anathème impie. A ces apostrophes barbares comparez ces lignes de Saint-Just : Toute patrie vertueuse se rendra la mère des infortunés à qui la honte aura refusé le lait et les caresses de la nature. Il reste à l'orphelin des mains qui l'élèvent et qu'il baise ; on lui parle quelquefois de sa mère, dont l'art a pu conserver les traits ; le bâtard, plus malheureux mille fois, se cherche dans le monde ; il demande à tout ce qu'il voit le secret de sa vie ; et, comme sa jeunesse est ordinairement trempée d'amertume, le malheur le rend industrieux dans un âge plus avancé. Est-il rien de plus intéressant que ce triste inconnu ? S'il est une hospitalité religieuse, c'est celle qui recueille celui que la nature lui envoie ; c'est le bienfait le plus sublime qui se puisse rendre dans le monde. Il est le moins intéressé ; il est perdu pour le cœur d'une mère.

Plus on lit ce livre, plus on y découvre, non pas les rêves d'un philanthrope, mais toutes les qualités qui constituent l'homme pratique, le moraliste profond. Le duel, les manières, l'armée de ligne, la garde nationale y sont successivement l'objet des plus judicieuses appréciations. Les chapitres consacrés à la religion sont d'une force singulière. Que de vues sages et élevées L'auteur, il est vrai, ne veut pas du despotisme des prêtres ; il ne veut pas qu'ils prennent part au gouvernement et que le sacerdoce devienne un moyen politique. L'Évangile, dit-il avec raison, n'a voulu former que l'homme et ne s'est pas mêlé du citoyen, et ses vertus, que l'esclavage a rendues politiques, ne sont que des vertus privées. Mais comme il comprend admirablement ce que doit être la religion parmi les hommes, une œuvre de moralisation avant tout ! Comme il remercie la Révolution et l'Assemblée d'avoir, tout en respectant la piété de nos pères, asservi le prêtre aux lois du monde ! La France n'a point démoli son Église, mais en a repoli les pierres. Comme le génie du christianisme apparaît à ses yeux sous son jour véritable et civilisateur : Les premiers Romains, les premiers Grecs, les premiers Égyptiens furent chrétiens. Ils avaient des mœurs voilà le christianisme... Si le Christ renaissait en Espagne, il serait de nouveau crucifié par les prêtres comme un factieux, un homme subtil, qui, sous l'appât de la modestie et de la charité, méditerait la ruine de l'Évangile et de l'État. En effet, ce législateur porta le coup à l'empire romain le règne de la vertu, de la patience, de la pauvreté, devait abattre l'orgueil de la monarchie en rectifiant les mœurs. Comme enfin il flétrit éloquemment le fanatisme né de la domination des prêtres européens, les attentats dont il a été la cause, et comme il bénit cette Révolution sous les coups de laquelle était tombée cette terrible théocratie qui avait bu tant de sang !Ainsi, dit-il, Dieu et la vérité furent affranchis du joug de leurs prêtres.

Saint-Just, dans la quatrième partie de son livre, traite de l'État politique. Il reproche à J.-J. Rousseau, tout sublime qu'il est, d'avoir pris la liberté pour un art de l'orgueil humain, tandis qu'à ses yeux elle a son unique source dans la simplicité et dans la vertu. De bonnes lois, des mœurs et de l'activité, voilà, selon lui, les principales conditions de conservation d'un peuple et de son indépendance. Une nation lui paraîtrait sage par excellence, qui pourrait se passer de magistrats et de soldats. Il fait cependant l'éloge de la nouvelle organisation judiciaire : Les nouveaux tribunaux de France ont brisé les plus grands ressorts de la tyrannie, en substituant aux justices irascibles des seigneurs des juridictions de paix, dont le nom seul soulage des premiers leur compétence est bornée à la nature des intérêts du pauvre, etc.

Mais il ne peut comprendre le droit dont est investi un tribunal de prononcer une peine capitale. Oh entrailles de la nature, s'écrie-t-il, nous ne vous connaissons plus ! Oui, ce jeune homme qui, un jour, exaspère par les défis jetés à la Révolution, par les machinations de toute sorte imaginées pour la terrasser, par les trahisons incessantes, demandera, lui aussi, les mesures les plus sévères contre les irréconciliables ennemis de la République, ce jeune homme, à l'heure où la Révolution ne rencontrait pas encore de ces résistances féroces qui la rendirent sanglante plus tard, n'admettait point les peines corporelles, et son cœur se soulevait à l'idée de la peine de mort. Écoutez, écoutez : Quelque vénération que m'inspire l'autorité de J.-J. Rousseau, je ne te pardonne pas, ô grand homme, d'avoir justifié le droit de mort. Si le peuple ne peut communiquer le droit de souveraineté, comment communiquera-t-il les droits sur sa vie ?... Remarquez que, lorsqu'un peuple emploie la force civile, on ne punit que les crimes maladroits, et la corde ne sert qu'à raffiner les fripons. Rousseau, tu t'es trompé ; c'est, dis-tu, pour n'être pas victime d'un assassin que tu consens à mourir si tu le deviens ; mais tu ne dois pas consentir à devenir assassin mais tu violes la nature et l'inviolabilité du contrat, et le doute du crime suppose déjà qu'il te sera possible de t'enhardir à le commettre. Quand le crime se multiplie, il faut d'autres lois ; la contrainte ne fait que le fortifier, et comme tout le monde brave le pacte, la force elle-même est corrompue il ne reste plus de juge intègre ; le peuple qui se gouverne par la violence l'a sans doute bien mérité. Je ne vois plus en France que des gendarmes, que des tribunaux, que des sentinelles ; où sont donc les hommes libres ?

Que la peine soit terrible chez les despotes ; pour lui, il la veut douce et sensible dans les gouvernements fondés sur la liberté. Dans le despotisme, dit-il, tout est délit, sacrilège, rébellion ; l'innocence se perd embarrassée dans l'autre, tout est salut, pitié, pardon.

Il y a plus loin, dans un chapitre consacré aux supplices et à l'infamie, les idées les plus neuves, les plus originales et les plus vraies. Tout supplice lui paraît en contradiction avec la loi française qui déclare les fautes personnelles, car au supplice est attachée l'infamie, qui, quoi qu'on fasse, rejaillira toujours sur les enfants du supplicié. Il imagine donc de le remplacer par l'effigie, ce qui est pousser loin, comme on voit, la douceur de la répression. Mais ce qui est horrible par-dessus tout, à ses yeux, ce sont les tourments auxquels n'est point attaché le déshonneur et qui ne sont plus alors que des cruautés juridiques et stériles pour l'opinion. Le supplice, poursuit-il avec une éloquente émotion, est un crime politique, et le jugement qui entraîne peine de mort, un parricide des lois. Qu'est-ce, je le demande, qu'un gouvernement qui se joue de la corde et qui a perdu la pudeur de l'échafaud ? Et l'on admire de semblables férocités ! Combien est barbare la politesse européenne La roue n'est point une chose honteuse, respectez-vous donc le crime ? Le coupable meurt, et meurt inutilement dans la rage et les sueurs d'une poignante agonie ; quelle indignité ! Ainsi on méprise la vertu comme le vice, on dit aux hommes Soyez traîtres, parjures, scélérats, si vous voulez, vous n'avez point à redouter l'infamie, mais craignez le glaive et dites à vos enfants de le craindre. Il faut tout dire, les lois qui règnent par le bourreau, périssent par le sang et l'infamie. La preuve que ces supplices sont indignes des hommes, c'est qu'il est impossible de concevoir les bourreaux... Je ne vois que des constitutions pétries d'or, d'orgueil et de sang, et je ne vois nulle part la douce humanité, l'équitable modération qui devraient être la base du traité social... Malheur au gouvernement qui ne peut se passer de l'idée des tortures. et de l'infamie !... Bienheureuse mille fois la contrée où la peine serait le pardon !... L'arbre du crime est dur, la racine en est tendre ; rendez les hommes meilleurs qu'ils ne sont, et ne les étranglez pas. Que le lecteur rassemble ses souvenirs, et qu'il se demande s'il a souvent entendu de telles paroles.

La liberté de la presse est célébrée par l'auteur en termes magnifiques ; c'est la sauvegarde de l'indépendance nationale et la terreur de l'oppression. Aussi écrit-il : L'impression ne se tait point, elle est une voix impassible, éternelle, qui démasque l'ambitieux, le dépouille de son artifice et le livre aux méditations de tous les hommes c'est un œil ardent qui voit tous les crimes et les punit sans retour ; elle est une arme à la vérité comme à l'imposture. Il en est de l'imprimerie comme du duel, les lois qu'on porterait contre elle seraient mauvaises, elles prendraient le mal loin de sa source. En quelques paroles, il peint admirablement les principaux écrivains et orateurs de l'époque : On ne peut s'empêcher d'admirer l'intrépidité de Loustalot qui n'est plus et dont la plume vigoureuse fit la guerre à l'ambition. De Marat, il dit : Il eut une âme pleine de sens, mais trop inquiète. De Camille Desmoulins : Quelle que soit l'ardeur et la passion de son style, il ne put être redouté que par des gens qui méritaient qu'on informât contre eux. Après un pompeux éloge des Lameth, des Mirabeau, des Robespierre, il termine ainsi ce chapitre : Ces écrivains et ces orateurs établirent une censure qui fut le despotisme de la raison et presque toujours de la vérité les murs parlaient les intrigues devenaient bientôt publiques ; les vertus étaient interrogées les cœurs fondus au creuset.

Je suis obligé de rappeler, seulement pour mémoire, les choses excellentes qu'il dit sur les administrations, sur les ministères, sur l'impôt, qu'il appelle le gouvernail du vaisseau public, sur l'aliénation des domaines, sur les rentes viagères, sur le commerce et sur l'agriculture, à laquelle manquent les bras : Laissez au paysan ses enfants, dont vous faisiez de mauvais soldats, laissez-lui les bons habitants des campagnes masqués en valets ; qu'il puisse s'enrichir par lui-même ; sa vertu engraissera bientôt ses sillons, et vous ne verrez plus de pauvres. L'agriculture, devenue une source d'abondance, sera honorée comme elle mérite de l'être...

A propos des assignats, il écrit, avec quelle vérité ! Établissez chez un peuple la vertu politique, faites en sorte que cette nation se fie à ses lois parce qu'elle sera sûre de sa liberté, mettez partout une morale à la place des préjugés habituels, et faites ensuite des monnaies de cuir ou de papier, elles seront plus solides que l'or.

Dans la cinquième et dernière partie, où il est question du droit des gens, que de fortes maximes dignes de se fixer dans la mémoire des hommes ! Où il n'est point de lois, il n'est point de patrie. Un peuple qui aime les conquêtes n'aime que sa gloire et finit par mépriser ses lois. ti est beau de ne prendre les armes que pour défendre sa liberté ; celui qui attaque celle de ses voisins fait peu de cas de la sienne. Pour qu'un peuple aime longtemps sa patrie, il faut qu'il ne soit pas ambitieux pour qu'il conserve sa liberté, -il est nécessaire que le droit des gens ne soit pas à la disposition du prince. Dans !a tyrannie, un seul homme est la liberté, un seul homme est la patrie, c'est le monarque... Il n'y avait plus de patrie à Rome, tout était César. Quand je pense où devaient aboutir la discipline et la frugalité de tant de héros ; quand je pense que ce fut le sort des plus belles constitutions, et que )a liberté perdit toujours ses principes pour conquérir, que Rome mourut après Caton, que l'excès de sa puissance produisit des monstres plus détestables et plus superbes que les Tarquins, la douleur déchire mon âme et arrête ma plume.

Saint-Just, comme nous l'avons dit, acceptait parfaitement, malgré les quelques taches signalées par lui dans la Constitution de 1791, la monarchie telle qu'elle était sortie des mains de cette grande Assemblée constituante. Cependant, çà et là, que d'aspirations républicaines : La souveraineté des nations est aussi imprescriptible que celle de t'Être suprême, quoiqu'on l'ait usurpée. A propos du club des Jacobins : Les amis de la patrie formèrent des sociétés où régnait le plus habile. Celle des Jacobins fut la plus fameuse. Elle était remplie de quatre hommes vraiment grands, et dont nous parlerons un jour ; rien n'est mûr aujourd'hui. Et plus loin, en parlant de la fédération : Si le triste honneur de la monarchie doit périr en France, on devra beaucoup l'égalité aux assemblées fédératives. Toute prétention des droits de la nature qui offense la liberté est un mal tout usage de la liberté qui offense la nature est un vertige. Un corps social a manqué ses proportions quand les pouvoirs ne sont pas suffisamment distraits l'un de l'autre ; que le peuple trop éloigné de sa souveraineté est trop près du gouvernement ou trop soumis, en sorte qu'il ressente plutôt l'obéissance que la vertu ou la fidélité...

Il y a, dans la cinquième partie, des idées tout à fait neuves et curieuses sur les rapports entre nations. L'auteur espère le jour où les peuples ne seront plus rivaux et formeront une immense famille humaine en attendant, il trace, d'après le bon sens et l'économie, les règles sur lesquelles doivent être établies leurs relations.

En terminant ce rapide aperçu sur la nouvelle société française, il recommande qu'on n'oublie pas les hommes généreux qui ont été l'honneur du monde. La piété publique, dit-il, doit aux grands hommes qui ne sont plus, quelle que soit leur patrie, des monuments qui les éternisent et entretiennent dans le monde la passion des grandes choses. Puis, en jetant les yeux sur les innombrables statues de rois et d'empereurs répandues en Europe, il ne voit que trois monuments dignes de la majesté humaine, ceux de Pierre le Grand de Frédéric et de Henri IV, et se demande avec amertume où sont les statues des d'Assas, des Montaigne, des Pope, des Rousseau, des Duguesclin et de tant d'autres. Dans leurs livres, ajoute-t-il, et dans le cœur de cinq ou six hommes par génération.

Étonnez-vous donc encore de l'influence considérable d'un homme qui écrivait : La vie active durcit les mœurs, qui ne sont altières que quand elles sont molles. Les hommes qui travaillent se respectent.

La justice sera simple quand les lois civiles, dégagées des subtilités féodales, bénéficiaires et coutumières, ne rappelleront plus que la bonne foi parmi les hommes quand l'esprit public, tourné vers la raison, laissera les tribunaux déserts.

Ce vigoureux coup d'essai d'un écrivain de vingt-trois ans eut, comme nous l'avons dit, un grand retentissement. Barère en parle ainsi dans ses Mémoires : Saint-Just publia en 1790 (c'est 91), un volume sur la Révolution française, et cet écrit fut distingué par les politiques éclairés de l'Assemblée constituante. L'édition fut épuisée en peu de jours[1]. Mais ce qui distingue particulièrement ce livre, entre toutes les choses excellentes qu'il renferme, c'est ce puissant amour de Saint-Just pour l'humanité un culte profond et sincère pour la raison, et un dévouement sans bornes à la liberté individuelle, à la liberté en dehors de toutes les exagérations. Ce livre enfin fait aimer son auteur. C'est tout ce que demandait Saint-Just par ces quelques lignes de sa préface, adressées à ses lecteurs et qui seront la conclusion de ce chapitre : Je n'ai rien à dire de ce faible essai, mais qui que vous soyez, puissiez-vous, en le lisant, aimer le cœur de son auteur ; je ne demande rien davantage et je n'ai pas d'autre orgueil que celui de ma liberté.

 

 

 



[1] Mémoires de Barère, t. IV, p. 407.