HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Voyage à Paris. — Portrait de Saint-Just. — Les grandes dames de Blérancourt. — Le couvent de Picpus. — Madame Thorin. — Lettre de Thuillier. — Odieuse calomnie. — Une voix de prison. — Le beau-frère de Saint-Just. — Séjour à Chaulnes. — Une lettre de Saint-Just.

 

Après la publication de son poème, Saint-Just se rendit Paris et fut présenté à Camille Desmoulins, déjà célèbre. Celui-ci accueillit assez froidement le jeune poète, dont cependant, comme on l'a vu, il consentit à annoncer l'œuvre dans son journal des Révolutions de France et de Brabant.

On touchait à la fin de cette année 1789, date mémorable d'affranchissement et de résurrection Après avoir assisté à diverses séances de l'Assemblée nationale et du club des Jacobins, Saint-Just revint à Blérancourt, émerveillé de l'Assemblée, de ce peuple déjà fait à ses nouvelles destinées, et du roi lui-même, plein de confiance alors en cette révolution qui devait les dévorer l'un et l'autre.

Il fut dans son pays le propagateur zélé des éternels principes qui venaient d'être proclamés il les répandit partout comme une Bible nouvelle, et fut l'apôtre éloquent de cet autre Messie personnifié dans la grande Assemblée où se trouvaient réunis les plus purs et les plus illustres talents de la France. Sa foi ardente, son enthousiasme, la grâce de sa parole exercèrent un puissant effet sur ses auditeurs, et sa renommée ne tarda pas à s'étendre au loin. La nature l'avait, d'ailleurs, admirablement favorisé pour charmer et séduire les masses. La régularité de ses traits, sculptés à l'antique, le faisait ressembler à l'Antinoüs ses yeux bleus au regard profond, et jusqu'à sa tournure un peu roide lui donnaient un air de gravité imposante et attractive. Il était toujours vêtu avec une certaine recherche, et n'eut garde, comme tant d'autres le firent par calcul ou par indifférence, de négliger le soin de sa personne et de sa toilette, cette distinction extérieure qui est au corps ce que l'affabilité est à l'âme.

Au milieu de ses préoccupations politiques, il continuait de vivre en famille, près de sa mère et de ses sœurs, administrant avec la plus grande sagesse le modeste patrimoine laissé par son père, et montrant déjà l'exemple d'une austérité de mœurs dont il ne se départit jamais par la suite.

M. Fleury eût été trop désolé de laisser passer intacte cette réputation d'honnêteté domestique, si longtemps respectée par les ennemis mêmes de Saint-Just. Sur je ne sais quelle tradition, tirée je ne sais d'où, il en fait un don Juan de campagne, mainte et mainte fois compromis dans des aventures galantes, avec de grandes dames qui se seraient chargées volontiers de fermer ou de déformer le cœur d'un si charmant cavalier[1]. Mais, M. Éd. Fleury, ce sont donc ces grandes dames qui l'auraient provoqué à une chute ? Alors c'est elles qu'il eut fallu accuser.

Ce n'est pas tout descendant du château à la chaumière, l'ardent jeune homme aurait poursuivi de ses tendresses les fillettes et les paysannes de Blérancourt et des villages voisins et madame Saint-Just, toujours au dire de M. Fleury, aurait été assaillie des plaintes continuelles des mères et des maris outragés. Comme c'est vraisemblable Comment un écrivain qui se respecte a-t-il pu se livrer, de gaieté de cœur, a de pareilles fantaisies diffamatoires ? Ah ! cela nous rappelle qu'après les journées de Février, on criait aussi, dans les rues de Paris, les Amours de Louis-Philippe et de madame Adélaïde et nous qui ne comprenons pas qu'on attaque légèrement la vie privée et la mémoire de ceux dont on peut être l'adversaire, nous nous sentions pris d'un affreux dégoût pour le pamphlétaire de bas étage capable d'avoir imaginé ces indignités ! Soyez sévère envers les morts, jusqu'à l'injustice, soit mais avant tout, soyez rigoureusement vrai, votre sévérité vous y oblige.

Encore, si M. Fleury eût cité une source, bien insignifiante, bien vague même S'il eût nommé une seule des personnes auprès de qui il a puisé ses renseignements Mais non ; rien, rien. On dit, dit-on, tel est l'unique criterium auquel il a soumis les faits qu'il raconte pour le plus grand enseignement des révolutionnaires futurs. Une aussi étrange manière de procéder nous donne le droit d'affirmer que toutes ces assertions proviennent d'une imagination égarée par le délire de la haine.

Seulement, il fallait à l'impartial biographe une petite préface pour une chronique qui lui a été transmise par quelques anciens du pays, morts depuis peu, a-t-il soin d'ajouter, comme s'il craignait qu'on ne voulût aller aux renseignements.

Sur la plainte de sa famille, Saint-Just, en punition des entraînements de son cœur, aurait été enfermé, pendant quelques mois, au couvent des Picpus de Vailly. Il y a une vingtaine d'années encore, prétend M. Éd. Fleury, des contemporains connaissaient et montraient, nous dit-on, dans les bâtiments du couvent des Picpus, la chambre où avait été enfermé Saint-Just. Il avoue, pour rester sincère, qu'il a vainement cherché le nom de Saint-Just sur les registres statistiques où le directeur dressait annuellement la liste des détenus ; mais il ajoute, comme correctif, que l'état n'en a pas été fait pour l'année 1790.

L'histoire de cette détention est une pure fable ; il nous est facile de le démontrer. Mieux, au reste, que M. Éd. Fleury, j'ai pu avoir des renseignements exacts sur les habitudes et la vie privée de Saint-Just, dont la famille était alliée à la mienne, et qui, jusqu'à sa mort, a vécu dans la plus complète intimité avec mon grand-père. Nous possédions de lui une grande quantité de lettres dont, malheureusement, la plupart ont été perdues, il y a quelques années, dans un incendie. Ces lettres, adressées presque toutes à son beau-frère, Adrien Bayard, juge de paix de Chaulnes, attestaient la sainte harmonie qui régna toujours entre la mère et le fils. De celles qui nous sont restées, deux seulement peuvent offrir. Quelque intérêt, je les publierai tout à l'heure, comme de nature à donner une juste idée du cœur de Saint-Just.

Le souvenir de sa prétendue réclusion au couvent des Picpus serait certainement demeuré dans ma famille, et jamais je n'en ai entendu parler. Maintenant j'en appelle à tous les pères, à tous les maris en est-il un qui, offensé dans sa fille ou dans sa femme par un jeune homme de vingt et un ans, irait se plaindre piteusement aux parents, comme un écolier rapporteur, au lieu de s'adresser directement à l'auteur de l'outrage ? Voilà pour les preuves morales.

Quant à la preuve matérielle, je la trouve, pour les années qui précèdent 1790, dans le silence des registres sur lesquels le directeur des Picpus n'eût pas manqué de coucher le nom de Saint-Just pour l'année 1790, il me suffit de rappeler à M. Fleury qu'il a eu soin d'indiquer lui-même l'emploi du temps de Saint-Just, et que, d'ailleurs, les couvents ayant été supprimés par un décret de l'Assemblée nationale, Saint-Just n'avait pu être incarcéré dans le monastère des Picpus de Vailly.

Si M. Edouard Fleury, qui paraît être grand partisan de l'analyse en matière de biographie, eût pris la peine de passer au creuset de l'analyse ces pitoyables historiettes, il ne se serait pas fait prendre en délit de contradiction et d'erreur, pour le simple plaisir d'injurier la mémoire d'un grand citoyen.

Mon grand-père, ai-je dit, était lié d'une étroite amitié avec Saint-Just, précieuse amitié, à laquelle, pendant les plus sombres jours de la Terreur, il dut de pouvoir sauver la vie d'un assez grand nombre de ses concitoyens. Aussi garda-t-il au souvenir du vaincu de thermidor un profond attachement, et aujourd'hui, en faisant justice d'un odieux libelle, il me semble, en vérité, accomplir un acte de piété filiale.

Cela me ramène à réfuter une autre accusation de M. Édouard Fleury. Toujours avec la même bonne foi et la même absence de preuves, il accuse Saint-Just d'avoir entretenu des relations adultères avec la femme d'un monsieur Thorin, notaire du pays. De qui tient-il cette anecdote, suivant son expression ? Sans doute de la vieille brave femme de Blérancourt, qui a été sa constante Égérie ; il ne s'est pas donné la peine de nous en informer.

Peut-être, par respect pour la famille de M. Thorin, dont quelques membres peuvent encore exister, M. Fleury aurait-il bien agi en passant sous silence un fait dont il n'apporte aucune preuve ? Il n'a pas cru devoir s'arrêter devant cette considération examinons donc son roman, et, en le supposant vrai, voyons si cet entraînement du cœur, auquel Saint-Just se serait laissé emporter, ne serait pas bien excusable.

A vingt et un ans, dans le rayonnement de sa jeunesse et de sa beauté, à l'âge où l'âme est en fleur, où le cœur a besoin d'aimer, il se serait épris d'une violente passion pour une jeune fille, pleine de grâce, d'esprit et de charmes ; la jeune fille n'aurait pas été insensible à cet amour, et Saint-Just, toujours d'après M. Fleury, l'aurait demandée en mariage. Quoi de plus naturel, de plus honorable ? Les parents, foulant aux pieds le chaste et premier sentiment de leur fille, et sourds aux battements de ce jeune cœur, auraient repoussé cette demande et frayé, en quelque sorte, à leur enfant le chemin de l'adultère, en la forçant, sous prétexte de convenances barbares, d'épouser un homme qu'elle n'aimait pas.

Que si, plus tard, cette passion a fait explosion, que si les jeunes gens, se rencontrant quelques mois après la cruelle déception, n'ont pu résister à la puissance de leur tendresse et ont oublié le devoir dans un baiser adultère, à qui la faute ? aux amants qui avaient voulu légitimer leur amour, ou aux parents qui s'étaient refusés à consentir au mariage ?

Madame Thorin, ajoute M. Fleury, suivit Saint-Just à Paris, où elle excitait ses colères et lui dénonçait ses compatriotes[2]. Est-il possible de s'embourber ainsi dans la calomnie ! Mais cette liaison même a-t-elle jamais existé ? L'unique document à l'appui est cette un de lettre trouvée dans les papiers de Saint-Just, à qui elle avait été adressée en 1793 par un ami de province, au sujet de la situation de leur pays

J'ai eu des nouvelles de la femme Thérot[3], et tu passes toujours pour l'avoir enlevée. Elle demeure hôtel des Tuileries, vis-à-vis les Jacobins, rue Saint-Honoré. Il est instant, pour effacer de l'opinion publique la calomnie qu'on a fait imprimer dans le cœur des honnêtes gens, de faire tout ce qui convient pour conserver l'estime et l'honneur que tu avais avant cet enlèvement. Tu ne te fais pas une idée de tout ceci, mais il mérite ton attention. Adieu, mon ami. La poste part. Fais pour l'ami ce que tu lui as promis.

Ton sincère ami pour la vie,

THUILLIER.

 

Étrange aberration d'un esprit aveuglé par la haine ! Cette fin de lettre[4], dont M. Fleury se fait une arme terrible contre Saint-Just, est peut-être la meilleure justification de celui-ci. Madame Thorin, il paraît, se trouvait à Paris en 1793. Tu passes toujours pour l'avoir enlevée, écrit à Saint-Just son ami Thuillier. Donc, ce Thuillier, qui semble être avec Saint-Just dans les termes les plus confidentiels, sait parfaitement que cette imputation est toute mensongère. Puis il ajoute : Elle demeure à hôtel des Tuileries, vis-à-vis des Jacobins, rue Saint-Honoré ; Saint-Just ignorait donc complètement la présence de cette dame à Paris. Efface de l'opinion, poursuit Thuillier, la calomnie qu'on a fait imprimer dans le cœur des honnêtes gens — la calomnie, entendez-vous, M. Édouard Fleury ? —, afin de conserver l'estime et l'honneur que tu avais avant cet enlèvement. Donc, avant que cette calomnie eût été répandue, Saint-Just n'était pas, aux yeux de ses compatriotes, ce coureur de ruelles dépeint par le biographe. Ah ! qui ne sait, d'ailleurs, combien le monde est disposé à incriminer avec une légèreté coupable les relations les plus innocentes !

Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. M. Cuvillier-Fleury, ancien précepteur et ancien secrétaire des commandements de M. le duc d'Aumale, fait chorus, et, sans se donner la peine de vérifier les allégations de son homonyme, il les accepte comme de pures vérités ; ce qui lui fournit l'occasion d'écrire cette phrase à effet : Saint-Just débutait dans les joies du monde et dans l'amour par un de ces adultères scandaleux et tenaces qui restent attachés, comme le vautour de la fable, à la vie d'un homme. Saint-Just, pour sa part, dut regretter plus d'une fois ce premier amour qui jette, quoi qu'on fasse, un voile si sombre sur ce grand éclat épique de sa continence[5]. Ah ! messieurs, vous qui réservez toutes vos indulgences pour les adultères monarchiques, ne criez pas tant au scandale quand vos accusations ne sont pas mieux établies Si Saint-Just, une fois entré dans la vie politique, crut devoir se renfermer dans une rigidité de mœurs qu'attestent les affirmations mêmes de ceux qui l'ont renversé, de quel droit venez-vous souiller sa mémoire par d'injustifiables calomnies ?

Il est permis de s'étonner, et de regretter surtout, qu'un écrivain qui passe généralement pour sérieux, qui connaît le monde et qui devrait mieux apprécier la valeur de ces anecdotes banales, les ait, sans le moindre scrupule, si légèrement rééditées. Passe encore pour M. Éd. Fleury, qui, se laissant aller à la pente d'une imagination pleine de fiel à l'égard de tout ce qui se rapporte à la Révolution, affirme, toujours sans preuve, que Saint-Just fit jeter M. Thorin en prison, comme si Saint-Just avait été l'auteur de toutes les arrestations ordonnées pendant la Terreur, lui qui ne put empêcher son beau-frère d'être poursuivi et enfermé à la Force ! Et enfin, croyant l'avoir renversé de son piédestal, il l'accuse, dans un style d'énergumène, preuves en main, dit-il — quelles preuves !!! — de charlatanisme effronté, d'hypocrisie menteuse et d'insigne tromperie[6].

En vérité, lorsqu'on reproche tant la violence aux autres, on devrait au moins donner l'exemple de la modération et du bon ton. L'écrivain qui, égaré par la haine la plus cynique, dresse de pareilles accusations sans établir rigoureusement la preuve des faits qu'il articule, doit être condamné au blâme des honnêtes gens de tous les partis ; et, à notre tour, nous sommes fondé à retourner contre lui, preuves en mains, les brutales apostrophes qu'il a lancées contre un mort.

Hâtons-nous d'échapper à cette atmosphère d'injures, et relisons ces lignes écrites sur Saint-Just par un ami qui, après la mort du jeune conventionnel, fut jeté dans un cachot de la Conciergerie, comme coupable d'amitié pour le vaincu de thermidor, lignes touchantes d'où s'exhale la plus pure affection et où vibre l'accent de la plus entière vérité :

Je fus l'ami du conspirateur Saint-Just. Voilà donc mon acte d'accusation, mon brevet de mort, et le titre glorieux qui m'a mérité une place sur vos échafauds ! Oui, je fus l'ami de Saint-Just mais Saint-Just ne fut pas un conspirateur, et, s'il l'avait été, il serait puissant encore, et vous n'existeriez plus. Ah ! son crime, s'il en a commis, c'est de n'avoir pas formé une conspiration sainte contre ceux qui conjuraient la ruine de la liberté.

Ô mon ami ! à l'instant où le malheur t'accablait, je n'ai consenti à conserver la vie que pour plaider un jour les intérêts de ta gloire, et pour détruire les calomnies qui sont comme les morsures des vautours acharnés sur ton cadavre. Je me suis rappelé Blossius de Cumes, qui avoue hautement, devant le sénat romain, son amitié pour Tibérius Gracchus, que le sénat romain vient d'assassiner. Et moi aussi, je suis digne d'offrir au monde un pareil exemple !

Cher Saint-Just, si je dois échapper aux proscriptions qui ensanglantent ma patrie, je pourrai dérouler un jour ta vie entière aux yeux de la France et de la postérité, qui fixeront des regards attendris sur la tombe d'un jeune républicain immolé par les factions. Je forcerai à l'admiration ceux même qui t'auront méconnu, et au silence et à l'opprobre tes calomniateurs et tes assassins.

Je dirai quel fut ton courage à lutter contre les abus, avant l'époque même où l'on put croire qu'il était permis d'être impunément vertueux. Je te suivrai au sortir de l'enfance, dans ces méditations profondes qui t'occupaient tout entier sur la science du gouvernement, les droits des peuples, et dans ces élans sublimes de l'horreur de la tyrannie qui dévorait ton âme et l'enflammait d'un enthousiasme plus qu'humain. Je dirai quel était ton zèle à défendre les opprimés et les malheureux, quand tu faisais à pied, dans les saisons les plus rigoureuses, des marches pénibles et forcées pour aller leur prodiguer tes soins, ton éloquence, ta fortune et ta vie. Je dirai quelles furent tes mœurs austères, et je révélerai les secrets de ta conduite privée, en laissant à l'histoire à faire connaître ta conduite publique et tes actions dans le gouvernement, tes discours comme législateur, et tes missions immortelles près de nos armées...

C'est une atroce calomnie de l'avoir supposé méchant. La vengeance ni la haine n'ont jamais entré dans son âme. J'en appelle à vous, citoyens de Blérancourt, sous les yeux desquels son génie et ses vertus se sont développés. Il en est parmi vous dont les liaisons, les habitudes et les passions avaient corrompu les opinions politiques, et qui avez outragé, persécuté, Saint-Just, parce qu'il marchait dans une route contraire à celle où vous vous étiez jetés. Cependant, après qu'il fut devenu membre du gouvernement, quand vous vous êtes vus traduits au tribunal révolutionnaire pour des faits ou des discours inciviques, vous n'avez pas craint d'invoquer son témoignage, et par ses soins et ses efforts, vous êtes rentrés dans vos foyers, et vous avez joui des embrassements de vos proches, qui n'espéraient plus vous revoir[7].

 

Ce témoignage ne vaut-il pas toutes les calomnieuses assertions, empruntées peut-être à ces ennemis sauvés par Saint-Just ?

Nous examinerons plus tard quels étaient les vrais coupables, des vaincus ou des vainqueurs de thermidor ; nous verrons quels sont ceux qui ont versé le sang par vengeance, par cupidité, par envie, par instinct, et ceux qui l'ont laissé répandre par une inexorable fatalité, croyant qu'il n'y avait pas d'autre moyen de salut pour la France ; nous dirons enfin où étaient l'honnêteté, le désintéressement, le courage et l'inaltérable amour de la patrie. Quant à présent, nous voulons nous borner à restituer à Saint-Just son véritable caractère, et à le dépeindre tel qu'il était fils excellent, frère affectueux, ami toujours prêt au dévouement.

Une de ses sœurs avait épousé Adrien Bayard, récemment nommé juge de paix par les électeurs du canton de Chaulnes, commune assez importante, éloignée d'une dizaine de lieues de Blérancourt. Saint-Just faisait à son beau-frère de fréquentes visites et logeait à Chaulnes, dans une fort belle maison, bâtie en forme de pavillon et située à l'encoignure de la place, en face du château des anciens ducs, devant des jardins admirés et décrits par madame de Sévigné. Le château, construit par Mansard, et les jardins, dessinés par le Nôtre, ont disparu ; la maison de Saint-Just est restée debout, gardant encore la physionomie qu'elle avait au temps où il venait y écrire ses Considérations sur l'Esprit de la Révolution française et de la Constitution.

Les meilleurs jours de sa jeunesse, il les passa peut-être dans ce pays, où il s'était acquis la sympathie générale, où il noua de ces amitiés profondes qui ne cèdent pas ]a mauvaise fortune et qui devaient lui survivre. Mon grand-père, devenu par alliance le parent de la jeune sœur du conventionnel futur, était le principal confident de Saint-Just. Tous deux du même âge, ayant les mêmes principes, respirant le même enthousiasme, faisaient ensemble de longues promenades, pendant lesquelles ils s'entretenaient des nouvelles de Paris, pleins d'espérance dans l'avenir, pleins de foi dans les destinées glorieuses et pacifiques de cette révolution, qui électrisait alors tous les esprits jeunes et ardents. Saint-Just émettait de ces maximes brèves, de ces pensées fortes, de ces appréciations lumineuses, que, le soir venu, il notait sur le papier.

Une fois rentré a Blérancourt, il se rapprochait de ses amis par des lettres empreintes d'une grâce infinie et d'une intimité charmante. Nous pouvons en reproduire une, écrite à un moment où sa sœur se trouvait malade ; elle est adressée au juge de paix de Chaulnes, son beau-frère la voici :

J'ignorais, mon cher frère, que l'indisposition de notre sœur eût eu des suites ; maman nous avait dit l'avoir laissée tout à fait de retour à la santé. Prenez garde que les eaux et l'air cru de vos' montagnes ne soient la cause de son mal. Je vous conseille de lui faire prendre beaucoup de lait et de ne lui point faire boire d'eau.

Je ne puis vous promettre précisément quand je pourrai aller vous voir ; je suis accablé d'affaires, et voici des jours bien humides et bien courts. Cependant, d'ici à Noël, j'aurai le plaisir de vous embrasser tous les deux.

Si vous vous aperceviez que l'air incommodât votre femme, envoyez-nous-la quelque temps ; elle ne doute point de l'amitié tendre avec laquelle elle sera toujours reçue de nous. J'espère que son mariage ne nous aura point séparés, et que nous n'oublierons, ni les uns ni les autres, les sentiments qui nous doivent unir. Écrivez-nous, l'un et l'autre, de temps en temps, et surtout ne nous laissez point ignorer, d'ici au moment où je partirai pour vous aller voir, quelles seront les suites de la maladie de ma sœur. Il me tarde de l'avoir vue pour me rassurer. Égayez votre jeune mariée, et, surtout, veillez à ce qu'elle n'éprouve aucun chagrin domestique de la nature de ceux qu'elle n'oserait point vous confier. L'idée que j'ai conçue de votre famille me fait croire qu'ils aimeront tendrement cette nouvelle sœur et cette nouvelle fille. Rendez-la souveraine après vous, mais souveraine débonnaire ; c'est ainsi que je l'entends.

Vous êtes fait pour lui tenir lieu de tout au monde ; mais l'amour ne console point l'amour-propre, et l'amour-propre d'une femme, vous le connaissez. Elle vous rendra heureux, je l'espère et j'en suis convaincu. Je n'épouserais point ses torts à votre égard vous m'êtes également chers l'un et l'autre, et, dans toutes les circonstances, je vous montrerai le cœur d'un frère et d'un bon ami.

Adieu. Embrassez votre chère épouse, embrassez-la même de temps en temps pour moi, afin qu'elle se souvienne que je l'aime, et qu'elle vous le rende.

Je suis votre frère et votre serviteur.

SAINT-JUST.

A Blérancourt, ce 9 décembre 1791.

P. S. Je vous prie de présenter mon respect à madame Hannotier et à M. le curé, et à votre famille que j'aime comme la mienne.

On vous embrasse ici, et l'on se porte bien.

 

Non, ce n'était pas un débauché, l'homme qui a écrit cette lettre touchante, animée des plus purs et des plus doux sentiments de la famille. En la citant, j'éprouve un regret plus amer de la perte de celles qui ont été brûlées. Leur publication eût été la plus belle vengeance des odieuses imputations répandues sur le compte de Saint-Just.

Braves gens qui paraissez tant souffrir de la vertu de vos adversaires, et qui, pour le besoin de votre cause, travestissez et inventez des faits ; prétendus historiens invoquant sans cesse le témoignage de personnes que vous ne nommez jamais et qui n'ont peut-être existé que dans votre imagination complaisante ; vous qui, d'un acte, d'un geste, d'une parole et du silence même de Saint-Just, tirez les inductions les plus étranges et les plus diffamatoires, continuez votre œuvre de dénigrement les hommes impartiaux ne vous croiront pas ; ils se sentiront pris de sympathie et de compassion pour le jeune membre du Comité de Salut public, tué jadis par la calomnie et dont, par la calomnie encore, vous voulez assassiner la mémoire !

 

 

 



[1] Ed. Fleury, Saint-Just, t. I, p. 22.

[2] Saint-Just, par M. Éd. Fleury, t. I, p. 150.

[3] C'est le nom qui est imprimé dans la Collection des pièces trouvées chez Robespierre, Saint-Just, etc.

[4] M. Édouard Fleury se garde bien de donner ce passage comme une simple fin de lettre ; c'est, dit-il, une lettre sévère... (honest Iago !) — Le libelle de M. Edouard Fleury n'a pas seulement excité la verve d'un des rédacteurs du Journal des Débats, M. Cuvillier-Fleury, dont nous avons jugé convenable de réfuter les erreurs, il a eu aussi la bonne fortune de rencontrer dans M. Sainte-Beuve un trop crédule appréciateur.

Nous avons la conviction que l'éminent auteur de Volupté regrettera les pages cruelles qu'il a écrites sur Saint-Just, quand il saura que sa bonne foi a été surprise, et que la plupart des faits qui avaient motivé son indignation sont des inventions de la haine et de la calomnie.

[5] Portraits politiques et révolutionnaires, par M. Cuvillier-Fleury, t. II, p. 292.

[6] Saint-Just et la Terreur, par M. Édouard Fleury, t. I, p. 28.

[7] Extrait d'une note qui se trouve en tête de la première édition des Fragments d'Institutions républicaines, réimprimés en 1851 avec une préface de Chartes Nodier.