Examen rapide de l'Organt. — Citations ; allusions satiriques. — État de la société française à l'époque où l'Organt fut publié. — Marie-Antoinette. — Rambouillet et Trianon. — Affaire du Collier. — Impression sur la province. — Un mot de Saint-Just au club des Jacobins.Dans l'étrange poème d'Organt, au milieu de descriptions fastidieuses, d'allégories à la façon de l'Arioste, de fades lieux communs et de passages obscurs, il y a çà et là des éclairs ; de temps en temps on sent tressaillir l'âme d'un poète qui débute, mais qui, en des jours plus calmes et sous un ciel moins orageux, eût pu devenir un grand poète. Quelques citations, prises au hasard, donneront une idée de la manière de l'auteur. Le fond du poème est la guerre de Charlemagne contre les Saxons, commandés par Vitikin : Il prit envie, un jour, à Charlemagne De baptiser les Saxons mécréants. Intervention des saints et du diable, moines débauchés, soldats pillards, miracles, vierges éperdues, forêts mystérieuses, enlèvements, combats singuliers, rien n'y manque. Sornit, amant d'Adeline et chevauchant avec elle, rencontre un guerrier tout bardé de fer et lui crie : Arrêtez, Chevalier preux, si n'êtes pour la France. Je suis pour moi, dit l'autre avec fierté, Et sur-le-champ remets à ma puissance Ce palefroi, cette jeune beauté, Si n'aimes mieux mourir pour leur défense. —Vain chevalier, la perdrai, s'il le faut, Dit le Picard, mais périrai plutôt. Et tout à coup leurs yeux bleus s'arrondissent Et l'un sur l'autre ils fondent tous les deux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Plein de fureur, l'un et l'autre guerrier En cent détours et de taille et de pointe Multipliaient le volatil acier. Partout la force à l'adresse était jointe. Tantôt le fer étendu mollement Du fer rival suivait le mouvement, Puis tout à coup leur fougue redoublée D'un bras soudain allongé, raccourci, Cherche passage au sein de l'ennemi Et fait frémir la forêt ébranlée. Sornit, plus brave qu'heureux, succombe dans la lutte, et Adeline est enfermée dans un château, où elle se lamente en ces termes : C'est donc ici que le ciel rigoureux Fixe à jamais mon destin amoureux Que deviendrai-je en ces déserts sauvages ? J'entends la mer se briser sur ces plages, Tout est brûlé des feux ardents du jour, Ainsi mon cœur est brûlé par l'amour. Ô mon amant, quel effroyable espace En ce moment te sépare de moi ! Que dis-je, hélas mon cœur est près de toi, Le tien peut-être a volé sur ma trace ! Ces vieux châteaux forts, dont il reste aujourd'hui si peu de traces, mais que, pour le plus grand dommage des pauvres habitants des campagnes, on rencontrait a chaque 'pas dans la France du moyen âge, semblent faire impression sur Saint-Just. Il y revient souvent ! Ce pont-levis, sur son axe rouillé, Rappelle au cœur les pas qui l'ont foulé. Dans les langueurs d'une amoureuse absence Quelque beauté, du haut de cette tour, Chercha des yeux l'objet de son amour ; Cette terrasse a vu rompre la lance Il gît peut-être en ces débris moussus Quelques beautés qui ne souriront plus. Cette déserte et tranquille tourelle Vit soupirer un amant et sa belle, Elle entendit leurs baisers, leurs soupirs. Las ! où sont-ils ces moments, ces plaisirs ? Je remarque une description de la Folie faisant son tour de France : Elle parcourt les rivages gaulois, Bords fortunés et soumis à ses lois. Là de tout temps elle fut adorée, Comme Phœbus à Delphes autrefois, Et le soleil, de la voûte éthérée, N'éclaire pas, dans ce fol univers, A son amour des rivages plus chers. Il y a quelques réminiscences du Paradis perdu de Milton. Dieu me garde de comparer un essai d'écolier à cette œuvre gigantesque du poète anglais on sent pourtant que Saint-Just a dû s'en inspirer quelquefois. Au moment de dépeindre le combat de l'ange et du démon.-il s'écrie Ô Dieu de paix, vous le permîtes donc ! Satanias, en bon général d'armée, harangue de la façon suivante sa légion de diables : Fiers ennemis de Dieu, Voici le ciel, autrefois votre place ; De mon forfait je n'ai point de remord, Par un nouveau couronnons notre audace, Et vengeons-nous de l'injure du sort. Il l'a voulu ; par un coup de tonnerre Précipité du séjour de lumière, Le noir Ténare, en ses flancs odieux, Servit d'asile à l'élite des dieux. J'ai tout perdu, ma dignité suprême, Mon sceptre d'or et ce trône immortel Qui dominait les puissances du ciel ; Mais, malgré tout, je suis encor moi-même, Indépendant des arrêts du destin J'étais un dieu, je le serai sans fin Et les sillons de la foudre éclatante, Et les tourments de la Géhenne ardente Ne peuvent point arracher à mon cœur Ni repentir, ni l'aveu d'un vainqueur. Je fus jadis, dans l'Olympe céleste, Le dieu du bien ; le mal et la fierté Sont mon essence et ma divinité. J'ai tout perdu, mon courage me reste Pour triompher ici de mes rivaux Ou pour braver des supplices nouveaux. Plus loin, sa verve railleuse s'exhale contre les trafics scandaleux de l'Église, qu'à une autre époque avait flétris la grande voix prophétique de Luther : Icelle mit à l'Olympe un portier, Lequel portier sa peine fit payer. Il repoussa durement.de l'entrée Toute vertu qui n'était pas dorée. On acheta, on vendit les miracles, Et l'avarice inspira des oracles. Le dieu d'amour, le dieu de pauvreté Au poids de l'or vendit la charité. Il s'enrichit, et la chèvre Amalthée Vint habiter l'étable de Judée. On sent dans les veines de sa muse un peu de ce vieux sel gaulois qui pétille dans les ouvrages de Rabelais et de Regnier. Après la description d'un orage, suit cette comparaison : Telle, en hiver, après ces nuits palpables Où d'Éolus les sifflets importuns Semblent vouloir éveiller les défunts, Un dévote, en conjurant les diables, Quitte son lit où les fils de Vénus Nichaient jadis à côté des agnus, Puis, endossant sa maternelle cape, Au premier bruit des cloches dans les airs, Vole à l'église avec son chien qui jappe Et son missel qu'elle tient à l'envers. Elle aperçoit débris de cheminées, Par Boréas à moitié ruinées, Débris de saint dans sa niche ébranlé, Débris de toits où le vent a sifflé. Un pauvre hère a couché dans la rue La vieille prie et n'en est pas émue, Et cependant d'indécents aquilons, En folâtrant dans les saints cotillons, Laissent lorgner au plaisant qui chemine D'autres débris sur lesquels il badine. Dans un voyage à Paris, Organt visite les théâtres, les promenades, te Palais, l'Académie, et il en fait une revue critique. Il décrit longuement le Palais-Royal, qui, à cette époque, était un assez mauvais lieu. Le trait suivant est décoché à l'Académie, que, du reste, plusieurs de ses membres n'ont eu garde d'épargner avant d'en faire partie : Figurez-vous les quarante assembles. Au milieu d'eux paraissait la Science, Cent fois plus sotte encor que l'Ignorance. Organt se rend ensuite au Palais, et la plaidoirie de quelque avocat braillard lui inspire cette boutade : Il s'agissait d'un cas très-important. Si l'on en croit des chroniques certaines, C'était, messieurs, pour un licou volé Que l'on avait tant et si bien hurlé ; Or, vous saurez que depuis six semaines On ne parlait, grand, petit, sage et fou, Que du licou, du licou, du licou. On en parlait à la table du prince, Dans les boudoirs de toute la province, Et ce licou fit lui seul plus d'éclat Que n'auraient fait mille crimes d'État ; Sur ce licou l'on fit un nouveau code, Et les licous devinrent à la mode. Au reste, en frappant le côté ridicule d'une profession à laquelle je me fais gloire d'appartenir, Saint-Just n'avait pas la pensée d'injurier les membres du barreau dont un grand nombre étaient de ses amis, pas plus que Racine n'avait eu l'idée d'insulter les avocats de son temps quand il écrivit son immortelle comédie des Plaideurs. Saint-Just, après avoir fustigé tous les ridicules de l'époque, stigmatise les mauvaises passions, causes des malheurs du monde : Jaloux de voir son œuvre trop parfait, Dieu sur la terre envoya l'Intérêt ; L'enfer ouvrit son gouffre épouvantable Et nous vomit ce monstre impitoyable. Dans ces beaux jours, écoutés à jamais, Et dont nos cœurs conservent la chimère, Jours fortunés de candeur et de paix Où Dieu sans doute habitait sur la terre, L'indépendance avec l'égalité Gouvernaient l'homme, enfant de la nature, Et destiné par son essence pure A la vertu comme à la liberté. L'autorité de criminelles lois De ses penchants n'étouffait point la voix, Les cœurs égaux, d'un accord unanime, Brûlaient sans honte et se damnaient sans crime. Mais dans le monde arrive l'Intérêt ; L'égalité tout coup disparaît, L'ambition dresse sa tête immonde, L'amour en pleurs abandonne le monde, La tyrannie invente les serments, Le désespoir égare les amants, L'or fait des lois et l'intérêt amène Le déshonneur, les forfaits et la haine. Ah ! fallait-il, ô ciel, dans ta rigueur, Captiver l'homme et lui donner un cœur Et plus loin : L'orgueil humain de son haleine impure De la raison détournant le flambeau, Par les erreurs d'une aimable imposture Promène l'homme et l'amène au tombeau. Il fait aussi l'éloge des vertus, dont l'une des plus belles, à ses yeux, est la discrétion ; De tous les dons que le destin avare A fait à l'homme, à mon sens, le plus rare Et moins brillant est la Discrétion. Cette inconnue arriva sur la terre Apparemment du séjour du tonnerre Elle amenait l'amitié, l'union, L'art de régner, l'art d'aimer, l'art de vivre. On s'aperçoit, à la lecture de ce livre, qu'on est au siècle de l'Encyclopédie et de Diderot. Tous les préjugés, toutes les vieilles idées, cet édifice usé d'un monde assis depuis treize cents ans sur des bases incertaines, sont impitoyablement et avec raison raillés dans ce poème ; la noblesse n'y est point oubliée ; Les Paladins suivaient confusément ; Les uns montaient un point d'honneur ardent, D'autres un char attelé de l'envie, Chacun était perché sur sa folie Fortune faite en pays étrangers, Songes brillants enfumés de lauriers, Prestiges vains, caprices, héritages, Projets déçus, fidélité, bonheur, Honneur enduit de la crasse des âges, Protection, dettes de grand seigneur, La chimérique et brillante cohue Formait en l'air une profonde nue. A propos de Charlemagne, Saint-Just écrit : Il oublia par mégarde, je croi, Qu'il était homme, et ne fut plus qu'un roi. Ce n'était rien. Eh ! qu'est-ce donc qu'un trône ? Ce n'est qu'un bloc où chacun peut s'asseoir. L'esprit philosophique circule au milieu de tout cela et se répand en vers souvent heureux : Le cœur de l'homme est l'énigme du sphinx, Si l'on pouvait, avec les yeux du lynx, De ses replis éclairer fa souplesse, L'œil étonné, de maints hauts faits vantés, Démêlerait tes ressorts effrontés Dont un prestige a fardé la bassesse. L'homme, ce grand orgueilleux, ce dieu déchu, est sévèrement traité : Il n'est, au plus, que la première bête De ce séjour dont il se dit le roi. Maître du monde, esclave de lui-même, Il creuse tout et ne sait ce qu'il est. Son cœur, pétri d'orgueil et d'intérêt, Craint ce qu'il hait, méprise ce qu'il aime Impudemment il appelle vertu Le crime sourd d'un sophisme vêtu. Je ne voudrais pas fatiguer le lecteur par des citations trop nombreuses ; il y a cependant quelques passages encore que je veux mettre sous ses yeux. Cette étude, d'ailleurs, ne manque pas d'un certain intérêt, et quelques vers, marqués au bon coin, me feront pardonner de m'y être arrêté plus longtemps peut-être que je ne l'aurais voulu. Lisez cette description du Temps : Père, vautour et tombeau de lui-même, Le Temps, un pied dans l'éternelle nuit, A chaque instant meurt et se reproduit. Sa longue faux, triste et cruel emblème, Par un des bouts offre un fer émoussé, Languissamment tourné vers le passé, Et l'autre bout frappe, renverse et foule De l'avenir le trône qui s'écroule. Comme on le voit, l'auteur abandonne assez souvent Charlemagne et les Saxons. La cause d'un peuple qui lutte pour son indépendance lui inspire cependant une vive sympathie il aime ces martyrs de la liberté et ce noble chef qui tailla une si rude besogne au grand empereur d'Occident : Vaincus toujours et toujours invincibles, Chaque revers les rendait plus terribles Ils renaissaient de leurs propres débris, Et Vitikin, maître de leurs esprits, Aux noms sacrés de dieux et de patrie Les enflammait du mépris de la vie. Guerrier habile et guerrier malheureux, Ame et soutien de la cause commune, Il maîtrisa quelquefois la fortune, Et sa vertu lutta contre les dieux. Parmi les glorieux soldats qui préfèrent la mort au joug des Francs, se trouve une jeune guerrière, belle et charmante, comme la Clorinde du Tasse. Victorieuse d'un chevalier ennemi, elle L'épargne et lui dit : Mon Dieu, plus grand sans doute que le tien, Me dit de plaindre et d'aimer le chrétien ; Jamais le sang dans ses temples ne fume ; Par la nature il a dicté sa loi : Elle nous dit que le bien est la foi, Que l'innocence et la pitié du sage Sont un encens plus pur que le carnage ; Et ce Dieu saint ne veut être adoré Que par un cœur où ce culte est sacré. Saint-Just se complaît dans le récit des combats singuliers et des batailles sanglantes. Les luttes désespérées, les cris des mourants, les blasphèmes des vaincus, les chants joyeux des vainqueurs, tout cela est minutieusement décrit. On devine dans le poète le futur conventionnel en mission, qui, à la tête des volontaires, s'élancera au travers des bataillons ennemis et décidera la victoire. Il met dans la bouche d'un officier de Charlemagne ces paroles, dont ses proclamations aux soldats républicains seront plus tard un écho : Le plus beau poste est celui du soldat Bravant la mort dans le feu du combat. Vous vous devez à l'honneur de la France, Chefs ou soldats, rien n'y fait mes enfants, Soyez Français, vous serez assez grands ; Sachez mourir, voilà la récompense. Ne croirait-on pas qu'il songeait déjà à ses destinées futures lorsqu'il s'écriait : Le Rhin sanglant m'appelle sur ses bords. Comme contraste à ces chants de guerre, a ces peintures de meurtres, il y a des vers d'amour d'une délicatesse exquise et qui révèlent un cœur plein de tendresse : Oh ! qu'un cœur tendre, au moment du retour, Sait bien payer les ennuis de l'absence ! Récits divers, épanchements d'amour, Larmes, baisers, enfin tout ce qu'on pense. Est-ce que ces quatre vers ne sont pas empreints de la plus douce et de la plus touchante mélancolie ? Les paroles suivantes, d'un amant à sa maîtresse, n'ont pas moins de grâce : Mon éternelle mie, Mon univers et ma divinité, Toi seule au monde es la félicité, Mon cœur, ma vie expire sur ces rives ; Ah ! profitons des heures fugitives ! Et ce chœur de nymphes, n'a-t-il pas aussi quelque charme ? Le vent se tut, les oiseaux préludèrent, Et ces accents dans les plaines votèrent Qui que tu sois, aimable chevalier, Que le hasard conduit sur cette rive, Vois-tu le Temps ? sa course fugitive Nous avertit de jouir et d'aimer. Écoute bien la vie est une rose Qu'épanouit et fane le zéphyr, Le char du Temps ne fait aucune pose Que celle-là qu'il fait pour le plaisir. Tout nous le dit oui, la vie est un songe ; Les yeux fermés, rêvons tranquillement ; Par les erreurs le plaisir se prolonge Et le sommeil est moins indifférent. Ne croirait-on pas que M. de Lamartine s'est inspire de ces vers, en les embellissant et en leur imprimant le cachet de son génie, lorsqu'il s'écrie, dans sa belle élégie du Lac : Aimons-nous, aimons-nous, de l'heure fugitive, Hâtons-nous, jouissons ; L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive, Il coule et nous passons. Ce poème, avons-nous dit, est rempli d'allusions aux mœurs du temps. Tout le monde sait quel était l'état pitoyable de la France au moment où Louis XVI, qui avait hérité d'une position désespérée, ne sachant plus à qui se vouer, fut contraint de convoquer les États généraux. La vieille société tout entière chancelait sur ses bases, elle était comme ivre et ne croyait plus à rien. Les caisses de l'État étaient vides, les ministres, aux abois, s'ingéniaient en vain pour combler un déficit qui s'augmentait de jour en jour. Turgot, pour avoir proposé le seul remède possible, une économie rigoureuse et l'abolition du privilège en matière d'impôts, avait été renversé par les privilégiés. Necker n'avait pas trouvé d'autre expédient, et de Calonne, qui lui succéda, laissa le gouffre se creuser de plus en plus, tout en essayant de rassurer la reine, à qui il devait sa nomination. Au milieu de cette détresse générale, la cour présentait un curieux spectacle. Si la charité y était à l'ordre du jour, on s'y laissait entraîner par un amour effréné des plaisirs. Il semblait que cette royauté, ces courtisans, cette noblesse, eussent comme un pressentiment de la suppression prochaine de toutes ces joies dont ils avaient hâte d'user. La reine elle-même, par ses dépenses excessives et sa conduite souvent imprudente, donnait lieu aux plus tristes suppositions. On s'étonnait, peut-être à juste titre, de voir, tandis que la misère était au comble, tant d'argent sacrifié en pure perte dans les jardins de Rambouillet et de Trianon. Les fêtes multipliées, les promenades aux flambeaux dans les bosquets de Versailles, prêtaient à d'injurieuses conjectures, et d'infâmes libelles couvraient de boue la pauvre Marie-Antoinette. La scandaleuse affaire de ce collier acheté par l'imbécile cardinal de Rohan, n'était guère de nature à affaiblir les accusations dont la reine de France était poursuivie. Et puis la froide réserve de Marie-Antoinette à l'égard du roi, son mari, était de notoriété publique. On connaissait son opposition à tous les projets de réforme. Son boudoir était le refuge du parti du passé ; on nommait ses préférés et enfin ses courtisans, qui poussaient le pays à un abîme, contribuaient à entretenir, autour de la fille de Marie-Thérèse, une atmosphère de haine. Ces bruits répandus sur son compte étaient de pures calomnies, je veux le croire la reine était la personne la plus innocente du monde, pourquoi ne pas le supposer ? mais toutes ces clameurs, en s'éloignant de la cour, prenaient des proportions étranges ; l'envie, la malignité les grossissaient, la bonne foi les acceptait telles quelles, et elles arrivaient ainsi à la province, toute frémissante et indignée encore des scandales du dernier règne. Quoi d'étonnant alors, quand nous voyons un biographe, qui a des prétentions au titre d'écrivain sérieux, accepter si légèrement et sur des on dit des faits dénués de toute espèce de preuve, quoi d'étonnant, dis-je, qu'un jeune homme de dix-neuf ans, échappé à peine des bancs du collège, ait écrit, sous l'impression de ces clameurs et sous le poids de l'indignation dont parle Horace, des vers comme ceux-ci, adressés à Organt par son ange gardien : Mon filleul cher, je plains votre patrie De tout mon cœur, et j'ai t'âme marrie De voir Charlot insensé comme il est. Par des tyrans la France est gouvernée, L'État faiblit, et les lois sans vigueur Respectent l'or du coupable en faveur. Dans ses écarts, la reine forcenée Foule, mon fils, d'un pied indifférent Et la nature et tout le peuple Franc. Son avarice, et cruelle, et prodigue, Pour amasser, partout cabale, intrigue, Dissipe ensuite, et sans s'embarrasser, Crache le sang qu'elle vient de sucer Cruel vautour dont la faim irritée Du peuple entier fait un vrai Prométhée ! Le malheureux pousse sous ces débris De vains soupirs étouffés par ses ris, Et les sueurs et les pleurs des provinces Moussent dans l'or à la table des princes. La loi recule, et le crime insultant Broie en triomphe un pavé gémissant. D'un bras débile et flétri de misère, Le laboureur déchire en vain la terre Le soir, il rentre, et l'affreux désespoir Est descendu dans son triste manoir. Ces vers sont certainement l'écho bien affaibli de ce qui se disait partout et très-haut. Toutefois, si transparente que soit l'allusion, l'auteur semble vouloir se défendre du reproche prévu d'avoir dépeint son époque ; après avoir esquissé, d'un trait rapide, le portrait de nos rois jusqu'à Louis XV inclusivement, il ajoute : Quelque censeur reprendra ma palette Pour achever cette image imparfaite ; Le temps présent est une tendre fleur, Fleur délicate et qu'une main sensée Ne doit cueillir qu'après qu'elle est passée. Nous citerons un dernier passage qui ressemble à une page de Fénelon, et dont, à coup sûr, l'auteur de Télémaque n'aurait pas répudié la morale : Je veux bâtir une belle chimère, Cela m'amuse et remplit mon loisir. Pour un moment, je suis roi de la terre. Tremble, méchant, ton bonheur va finir Humbles vertus, approchez de mon trône, Le front levé, marchez auprès de moi Faible orphelin, partage ma couronne. Mais à ce mot mon erreur m'abandonne, L'orphelin pleure !... Ah ! je ne suis point roi ! Si je l'étais, tout changerait de face ; Du riche altier qui foule l'indigent, Ma main pesante affaisserait l'audace, Terrasserait le coupable insolent, Élèverait le timide innocent, Et pèserait, dans sa balance égale, Obscurité, grandeur, pauvreté, rang. Pour annoncer la majesté royale, Je ne voudrais ni gardes, ni faisceaux Que Marius annonce sa présence Par la terreur et la clef des tombeaux, Je marcherais sans haches, sans défense, Suivi de cœurs et non pas de bourreaux. Si mes voisins me déclaraient la guerre, J'irais leur dire : Écoutez, bonnes gens, N'avez-vous point des femmes, des enfants ? Au lieu d'aller ensanglanter la terre, Allez vous rendre à leurs embrassements ; Quittez ce fer et ces armes terribles, Et, comme nous, allez vivre paisibles. Il y a là comme le germe de toutes les grandes questions développées plus tard et discutées par Saint-Just ; et il se peint tout entier dans ces vers, l'homme qui, dans une mémorable séance du club des Jacobins, fera entendre ces belles paroles : Quel gouvernement que celui qui plante l'arbre de la liberté sur l'échafaud ! Paroles sublimes, qu'il refoulera un jour dans son cœur, quand la Convention nationale, voyant la France impitoyablement harcelée au dedans et au dehors, se trouvera forcée de décréter les plus terribles mesures que jamais peuple ait prises pour son salut. |