Préliminaires. — La famille de Saint-Just. — Son établissement à Blérancourt. — Premières années. — Madame de Saint-Just. — Le collège des oratoriens à Soissons. La mémoire de Saint-Just. — Malheur aux vaincus ! — Caractère de Saint-Just. — Le poème d'Organt. — Les historiens de Saint-Just. — Préface du poème d'Organt.J'entreprends d'écrire l'histoire d'un homme qui, jeté à vingt-cinq ans sur la scène de la Révolution, s'est fait, en quelques mois, par la rigueur de ses principes, l'inflexibilité de son caractère, l'austérité de sa vie, son courage à toute épreuve et la dignité de sa mort, une réputation immense, diversement appréciée encore, mais qui grandira et qui s'épurera dans l'avenir. Il serait souverainement injuste de juger les acteurs de nos grands drames populaires comme nous pouvons juger les hommes d'État qui, ayant pris part aux affaires publiques dans les temps de concorde et de tranquillité, doivent à la postérité un compte plus sévère de leurs paroles et de leurs actions. Avant de condamner absolument les premiers, il faut se rappeler avec quelles difficultés ils ont été aux prises, à quels périls ils ont été exposés, contre quels ennemis ils ont eu à lutter et si, dans l'ardeur de la bataille, quelques-uns ont dépassé le but ; si, croyant assurer une victoire définitive. ils se sont laissé entraîner à une violence quelquefois regrettable, souvenons-nous qu'en cela ils sont encore en reste avec leurs adversaires, ne craignons pas enfin d'honorer la mémoire de ceux qui n'ont été guidés que par une entière bonne foi, par un profond amour de la patrie, par un désintéressement sans égal, et qui sont tombés victimes de leur dévouement à leurs principes. De tous ces jeunes hommes que la Révolution fit sortir de la foule et mit à sa tête, comme pour lui tracer sa voie, Louis-Antoine de Saint-Just fut certainement un des plus remarquables à tous les titres. Né le 25 août 1767, a Décize, petite ville du Nivernais, rude pays qui a produit plus d'un homme de forte trempe, il était issu d'une ancienne famille plébéienne et non noble, comme certains biographes l'ont avancé par erreur, sur la foi sans doute de quelques mauvaises plaisanteries de Camille Desmoulins et de Louvet[1]. Son père, vieux soldat, avait longtemps végété dans les grades inférieurs, et avait été décoré de la croix de Saint-Louis, distinction qui n'était accordée qu'en récompense d'une importante action d'éclat ou qu'après vingt-huit ans de service comme officier, mais qui ne conférait pas la noblesse. Mécontent d'une profession où les nobles seuls avaient quelque chance d'avancement et de fortune, il avait pris sa retraite, en se promettant bien de ne pas inspirer à son fils le goût d'une carrière dans laquelle il avait vécu obscurément et sans profit. Il ne se doutait guère alors qu'on n'était pas éloigne du jour où allait cesser cette injurieuse inégalité, et que bientôt, des profondeurs de ce peuple si longtemps méprisé, devait sortir une nuée de glorieux généraux, destinés à promener par toute l'Europe le drapeau de la France régénérée. Après avoir réalisé quelques économies, il avait quitté le Nivernais et était venu s'établir dans les environs de Noyon. Vers l'année 1773, il se fixa à Blérancourt, où il acheta quelques biens et vécut simplement de son modeste revenu, joint à ses pensions de retraite et de chevalier de Saint-Louis. On voit encore, dans une rue étroite, sa petite maison, derrière laquelle se trouve un jardin plein d'ombre, où, chaque jour il se promenait en surveillant les jeux de ses enfants. La Providence ne lui permit pas d'être témoin du grand mouvement révolutionnaire auquel il se serait certainement associé ; il mourut en 1777, laissant une femme jeune encore, deux filles en bas âge et Louis-Antoine de Saint-Just, âgé alors de dix ans. Madame de Saint-Just, charmante et charitable personne, qui survécut de quelques années à son fils, était d'une nature triste et comme résignée ; c'est d'elle que Saint-Just tenait cette mélancolie un peu maladive qui se reflétait sur son visage, et cette aménité de manières dont il ne départit jamais, en dehors de ses emportements politiques et de sa fougue révolutionnaire. Elle aimait d'un amour excessif ce fils prédestiné, qui, jusqu'au dernier jour, lui rendit en adoration filiale sa tendresse maternelle. Ce fut donc avec une profonde douleur qu'elle se sépara de lui pour le mettre, a Soissons, au collège de Saint-Nicolas, dirigé par les oratoriens. Cette instruction de collège, faite à coups de pensums par des maîtres souvent indifférents, cette éducation en commun, si incomplète et si funeste parfois, convenaient peu au jeune Saint-Just, dont le caractère avait besoin d'égards et de prévenances. Aussi prit-il en haine ces murs sombres et tristes, cet enseignement incertain et ces agrégations de prêtres, contre lesquelles il tonnera un jour. Nous ferons grâce au lecteur de quelques anecdotes plus ou moins apocryphes, racontées sur Saint-Just pendant son séjour au collège de Soissons, par un écrivain de nos jours, qui a pieusement saisi l'occasion de jeter le plus de défaveur possible sur la mémoire de l'homme dont il a cru écrire l'histoire. Dans un intérêt de réaction fougueuse, cet écrivain a parsemé son récit de petites historiettes dont la naïveté doit faire sourire de pitié le lecteur sérieux. Tantôt c'est un honorable vieillard, condisciple de Saint-Just chez les oratoriens, qui lui a dépeint le caractère sombre et emporté de son camarade de classe. Malheur à quiconque eût osé troubler, dans ses méditations solitaires, le futur membre du Comité de Salut public ! Voyez-vous cet écolier de douze ans qu'on ne pouvait approcher sans danger quand, loin du tumulte des jeux, il se promenait rêvant, non pas au renversement de la monarchie, qui paraissait bien solide encore, mais sans doute à sa mère absente et à ses sœurs, dont il aimait tant la douce société Il était donc bien timide au collège, l'honorable vieillard de qui M. Edouard Fleury tient ces graves renseignements[2] ! Tantôt c'est une vieille femme de Blérancourt qu'il a longuement interrogée, et que Saint-Just, enfant et prophète, avait enrayée d'une terrible façon en lui prédisant tous les bouleversements à venir. Nous savons ce que valent ces appréciations de condisciples jaloux et haineux quelquefois, ces contes de vieilles femmes, dont la mémoire incertaine peut être complaisante, et avec qui l'on cause habilement sur des événements accomplis depuis soixante années, événements dont, la plupart du temps, elles n'ont pu apprécier ni la portée ni la valeur. A coup sûr, les détails sur l'enfance et la première jeunesse des hommes qui ont marqué dans l'histoire sont d'un grand intérêt mais encore faut-il qu'ils découlent d'une source certaine ; car, pour la satisfaction d'une opinion, imaginer quelques petites anecdotes à effet ou se faire l'écho de commérages suspects, c'est toujours en imposer à l'histoire, c'est quelquefois commettre une mauvaise action. Nous aussi, à Blérancourt et à Chauny, où nous rattachent des relations de famille, nous avons essayé de recueillir des renseignements exacts sur la vie intime de Saint-Just dans ses premières années ; aucun de ceux qui nous ont été transmis ne nous a paru assez bien établi pour être digne de la publicité. Au reste, la commune de Blérancourt a été, depuis longtemps déjà exploitée au profit de la réaction, dont les écrivains ont habillé, à leur manière, les faits insignifiants qu'ils sont parvenus à recueillir. Aussi, jusqu'en 1848, la mémoire de Saint-Just ne fut guère en vénération parmi ses compatriotes, et sa famille elle-même osait à peine avouer sa parenté avec un scélérat qui avait eu l'idée de dépouiller ses héritiers en faisant hommage de son patrimoine à la République. La mémoire de Calvin avait eu le même sort à Noyon il y a, quelques cents ans. A la chute du gouvernement de Juillet, on se souvint, dans Blérancourt, qu'on avait quelques titres à la protection des républicains, et l'on essaya de les produire ; mais les événements ultérieurs étonnèrent bientôt ces velléités de zèle, et, grâce aux odieuses calomnies répandues sur la mémoire de Saint-Just, son nom, si puissant jadis dans cette froide contrée, y est redevenu comme un épouvantail. C'est le cas de répéter le mot du Gaulois Malheur aux vaincus ! Réussissez, vous êtes un dieu ; succombez, vous êtes un monstre. Dans le cours de cette histoire, au fur et à mesure des événements, nous réfuterons sévèrement et nous flétrirons de toute notre indignation d'honnête homme les calomnies éditées, plus ou moins récemment, sur le compte de Saint-Just. Chacun peut blâmer ses actes ou ses paroles, personne n'a le droit de travestir sa conduite par des imputations sciemment erronées. Ce que nous pouvons dire de ses premières études, c'est qu'elles furent sérieuses et solides. Écolier laborieux, quoique impatient de ce joug du collège, il fut un élève remarquable, et, comme il le prouva plus tard, il acquit très-jeune une forte somme de connaissances sur toutes les matières. Platon, Montesquieu et Rousseau étaient ses auteurs favoris, et le souvenir de ses lectures est resté profondément gravé dans ses écrits et dans ses discours. Il devança la Révolution par ses idées ; il avait l'instinct de la liberté, et les odieuses inégalités sociales qui désolaient la France le blessaient justement, comme tous les hommes qui avaient en eux la conscience de la dignité humaine. Initié de bonne heure à toutes les questions politiques, économiques et sociales, possédant un esprit apte aux plus hautes conceptions, haïssant le despotisme et la noblesse dans ce qu'ils avaient d'avilissant et d'intolérable pour le reste de la nation, doué d'un coup d'œil sûr et prompt, d'une énergie et d'une volonté inflexibles, d'une rare intrépidité, il était prêt quand la Révolution éclata. En sortant du collège de Soissons, il fut envoyé à Reims pour y étudier le droit ; mais il n'acheva pas ses études et revint bientôt dans son village, où il se livra tout entier à la littérature, vers laquelle l'entraînait une irrésistible vocation. C'est à cette époque qu'il composa son poème d'Organt, œuvre d'écolier, sans importance, mais à laquelle des écrivains haineux ont essayé de donner des proportions démesurées. Cet ouvrage parut à la fin de 1789, sans nom d'auteur, et produisit quelque sensation, s'il faut en croire Barère[3]. Il fut annoncé en ces termes par Camille Desmoulins, dans son n° 6 des Révolutions de France et de Brabant : ORGANT, poème en vingt chants, avec cette épigraphe : Vous, jeune homme, au bon sens avez-vous dit adieu ?... Dans tous les cas, il était parfaitement oublié quand il reparut trois ans après, sous ce nouveau titre : Mes passe-temps ou le nouvel Organt, par un député à la Convention nationale. Cette sorte de résurrection eut lieu sans la participation de Saint-Just ; elle fut l'œuvre de quelque spéculation anonyme, qui accapara toute l'édition restée enfouie dans le magasin du libraire, espérant sans doute vendre, à l'aide d'un titre plus piquant, un grand nombre d'exemplaires de ce poème et réaliser de gros bénéfices. En comparant l'exemplaire que je possède, et qui porte le millésime de 1789, à celui de la Bibliothèque impériale, dont le millésime est de 1792, j'ai pu me convaincre qu'il n'y a eu qu'une édition de ce livre, celle de 1789 ; le titre seul fut changé en 1792, mais l'ouvrage ne fut pas réimprimé, comme on semble le croire généralement. Au reste, Saint-Just ne se préoccupa jamais beaucoup de son poème ; il n'en est question dans aucune de ses lettres de famille, et MM. Édouard Fleury et Cuvillier-Fleury, en écrivant que Camille Desmoulins paya de sa vie le crime d'avoir remarqué ironiquement que le Petit Almanach des Grands Hommes, publié par Rivarol, ne fait même pas mention du livre de Saint-Just, ont avancé une odieuse calomnie. Nous dirons plus tard quelle part Saint-Just prit à la condamnation de l'auteur du Vieux Cordelier, et nous prouverons tout à l'heure que, bien avant la publication de la brochure où se trouve l'épigramme de Camille Desmoulins contre Saint-Just, celui-ci professait une sorte de mépris pour cet enfant terrible de la Révolution, qui porta de si rudes coups à !a République, en cherchant à couvrir de ridicule ses plus purs et ses plus ardents défenseurs. M. Éd. Fleury a minutieusement disséqué ce poème d'Organt et a cité avec soin tous les passages qui lui ont paru de nature à donner quelque poids aux puériles accusations qu'il a portées contre Saint-Just. Nous ne le suivrons pas dans sa laborieuse analyse il serait cependant bien facile de le réfuter victorieusement dans les inductions qu'il en a tirées, mais nous craindrions de fatiguer le lecteur par une dissertation inutile ; ce n'est pas, d'ailleurs, dans cette œuvre d'écolier que nous devons chercher Saint-Just. L'Organt, inspiré peut-être par le souvenir de la Pucelle, est surtout une œuvre satirique ; mais, a part quatre ou cinq passages d'une violente crudité, ce n'est pas un ouvrage libertin. Pourquoi donc crier si vite au scandale ? Qui donc songe à incriminer Montesquieu pour avoir écrit les Lettres Persanes ou le Temple de Gnide ? Et si nous remontons plus haut, si nous fouillons dans les ouvrages de poètes chéris et souvent lus par vous, M. Cuvillier-Fleury, ne trouverons-nous pas dans Horace, dans Tibulle, et même dans Virgile, quelques petits passages dont la pudeur s'effaroucherait à bon droit ? Ces grands poètes, il est vrai, n'ont guère songé à ressusciter la pauvre république romaine couchée dans son cercueil, et tout leur souci était de s'attirer la bienveillance d'Auguste. Mais de quelle manière se traduirait donc votre dégoût, si, dans la maturité de l'âge, quand les débauches de l'esprit ne sont plus pardonnables, Saint-Just avait, par aventure, composé quelques-unes de ces chansons obscènes que chantent, après boire, les femmes de bonne volonté, et dont notre littérature est redevable à la verve égrillarde d'un académicien qui fut de vos amis ? Avouez que l'Organt est bien pâle auprès de ces œuvres de haut goût. Saint-Just a fait précéder son poème d'une préface qui n'a qu'une ligne : J'ai vingt ans ; j'ai mal fait, je pourrai faire mieux. Vous croyez peut-être, lecteur, dans votre candide simplicité, que cette courte phrase est une phrase bien modeste ; vous y voyez, comme moi, peut-être, un acte de contrition de l'auteur, qui vous prie d'excuser ses fautes et vous témoigne l'espérance de mieux faire un jour ? Hélas ! vous et moi nous nous trompons étrangement. Cette préface, s'écrie avec une emphase comique M. Ed. Fleury, est orgueilleuse à stupéfier l’orgueil ! Voilà, il faut l'avouer, une singulière appréciation. Oh soyez sérieux, serais-je tenté de dire à M. Fleury ; ne voyez-vous pas que vous lancez là le telum imbelle sine ictu ? Voilà pourtant de quelle force sont les traits décochés contre Saint-Just par ce véridique biographe ; mais ce qui n'est ici qu'une naïveté pardonnable prendra bientôt les proportions des plus sanglantes calomnies c'est surtout pour répondre à ces dernières que nous avons pris la plume ; nous accomplirons notre tache avec dignité, mais sans ménagements et sans faiblesse. |
[1] La particule n'a jamais impliqué la noblesse, non plus que le nom d'une terre ajouté à un nom patronymique. Une foule de gens dont le nom est précédé de la particule de ou du n'ont aucun titre ni aucune prétention à la noblesse, tandis que nombre de familles de la plus haute noblesse, comme les Molé, les Séguier, etc., ont un nom sans particule. Les biographes ont fait naître Saint-Just les uns en 1768 les autres en 1769 ; pour les mettre d'accord, nous croyons devoir reproduire ici son extrait de naissance :
Extrait du registre des actes de baptême de la paroisse de Décize pour l'année 1707.
Le vingt-cinquième août mil sept cent soixante-sept, a été baptisé Louis-Antoine, né aujourd'hui, fils légitime de messire Louis-Jean de Saint-Just de Richebourg, chevalier de l'ordre royale militaire de Saint-Louis, capitaine de cavalerie, ancien maréchal des logis de gendarmerie, compagnie d'ordonnance de monseigneur le duc de Berry, et de dame Jeanne-Marie Robinet. Son parrain a été Me Jeanne-Antoine Robinot. curé de Verneuil, et sa marraine dame Françoise Ravard, qui ont signé avec nous.
Le registre est signé Saint-Just de Richebourg ; Robinot, curé de Verneuil ; fme Ravard ; Renault, maréchal des logis des gendarmes d'Orléans, et Robinot.
[2] M. Édouard Fleury, Saint-Just et la Terreur, 2 vol. in-18, 1852.
[3] Voyez les Mémoires de Barère, t. IV, p. 406.