En publiant cette nouvelle édition de mon livre, je dois au public quelques explications. Il m'avait semblé qu'on était assez éloigné des passions et des tourmentes de la grande époque révolutionnaire, pour qu'un historien, guidé par le seul amour de la vérité, put enfin dénoncer hautement à ses concitoyens et au monde entier toutes les calomnies, tous les mensonges jetés à pleines mains, depuis soixante-quatre ans, par une réaction sans conscience, sur les principaux acteurs de la Révolution française. Il y avait, dans le choix de mon sujet, un intérêt de famille suffisant à justifier aux yeux de mes lecteurs ce que j'ai mis parfois de vivacité dans la réfutation de ces écrivains de bonne compagnie, complaisants serviteurs des haines et des rancunes de la réaction, que j'ai eu l'irrévérence de prendra en flagrant délit de mensonge. Le livre avait paru depuis deux mois ; il avait même fait assez bien son chemin, et déjà nous songions à une seconde édition, quand, par les ordres de M. le ministre de la justice Delangle, il fut saisi tout à coup. Ceux qui lisent sérieusement le Moniteur ont du garder le souvenir de la phrase suivante, prononcée déjà par M. le procureur impérial de la Seine dans un procès célèbre, et insérée depuis dans la feuille officielle : Jamais la liberté du livre n'a été aussi incontestée et incontestable qu'aujourd'hui ; en conséquence leur étonnement n'a pas été médiocre en apprenant la saisie dont une œuvre purement historique était l'objet. La nouvelle de cette saisie de l'Histoire de Saint-Just rencontra donc de nombreux incrédules. On assure, disait, le 24 septembre dernier, un rédacteur de l'Indépendance belge, que la vente de ce livre est interdite ; moi qui m'étais risqué à le lire, j'ai peine à croire à cette interdiction... Cette sévérité, qui n'est peut-être pas authentique, restera donc un mystère si elle se confirme... Et, dans la Revue européenne du 1er octobre, M. Léopold Monty, ancien chef du cabinet de M. le général Espinasse, au ministère de l'intérieur, s'écriait triomphalement, après avoir cité quelques phrases du livre habilement découpées : Et dites, je vous prie, que la pensée n'est pas libre en France ! J'ai dû donner à M. Léopold Monty des explications de nature à altérer quelque peu ses illusions. J'ignorais absolument, me répondait-il, le 12 octobre, que ce livre dût être saisi et son auteur poursuivi. C'est vous qui me l'apprenez. Si je l'avais su, monsieur, ou si j'avais soupçonné seulement que cela pût arriver, pas une ligne, pas un mot n'auraient été écrits sur votre publication ni par moi, ni par qui que soit à la Revue. L'ancien chef du cabinet de M. le général Espinasse avait mille fois raison de ne pas soupçonner que cela pût arriver, et cette douce confiance dans le respect qu'il s'imaginait qu'on avait eu pour la liberté de la pensée, l'honore, à coup sûr, et témoigne de la libéralité de son esprit. Comment un homme de sens, un honnête homme, un lettré pouvait-il croire, en effet, qu'on eût méconnu les droits sacrés de l'histoire au point de jeter l'interdit sur un livre où les faits les plus simples ont été étudiés avec le plus entier scrupule et le plus sévère contrôle ? Il devait naturellement penser qu'un gouvernement si sûr de sa force aurait reculé devant ce crime de lèse-histoire. Mais la révélation des stratagèmes plus ou moins loyaux à l'aide desquels les écrivains de la contre-révolution sont parvenus à faire prendre le change sur les hommes et les choses de la Révolution française, dérangeait trop de calculs et d'adroites combinaisons pour que les intéressés ne jetassent pas les hauts cris. Il a paru notamment à M. le garde des sceaux que toute vérité n'était pas bonne à dire, et, de par son expresse volonté, main basse a été faite sur le livre. Assurément ce n'est pas M. Delangle qui pourra jamais s'écrier : Amicus Plato, sed magis amica veritas. Cette saisie fut un coup de foudre pour mes éditeurs, MM. Poulet-Malassis et de Broise, ainsi menacés dans leur existence même. Je reçus d'eux une lettre désespérée, dans laquelle ils me suppliaient d'amortir le coup. Je me décidai alors à aller voir M. le procureur général Chaix-d'Est-Ange, lequel, après avoir bien voulu m'apprendre à qui je devais la rigueur dont je venais me plaindre, me plaça dans cette alternative ou de consentir à la suppression des exemplaires saisis ou d'être jugé ; cela, je dois le )&connaitre, avec la plus grande affabilité. La situation était grave. J'avais rencontré dans MM. Poulet-Malassis et de Broise deux hommes pleins de cœur, qui m'avaient accueilli avec une cordialité dont le souvenir m'est précieux, et qui s'étaient empressés de mettre à ma disposition leur imprimerie, la plus ancienne de France, fondée en 1515, à Alençon, par Marguerite de Valois. Condamnés deux fois déjà pour délit de presse, ils se voyaient, en vertu de la législation qui régit la librairie en France, exposés, en cas d'une troisième condamnation, à un retrait de brevet, c'est-à-dire à une ruine complète. Pouvais-je assumer sur moi la responsabilité de cette ruine de deux familles ? Je ne le crus pas ; et, aujourd'hui encore, je m'applaudis d'avoir agi comme je l'ai fait. Je fus bientôt cité à comparaître devant M. le juge d'instruction Rohaux de Fleury, et je puis enfin connaître les motifs de la poursuite dirigée contre moi. Ils étaient nombreux, car MM. les substituts du parquet sont ingénieux à trouver des délits là où il n'y en a pas t'ombre. Il faut croire cependant, pour l'honneur de leur intelligence, qu'ils ne lisent pas bien sérieusement les couvres qu'ils ont mission d'incriminer autrement, ils ne m'eussent pas jeté à la tête, comme premier chef d'accusation, celui d'outrage à la morale publique. S'il est, en effet, un livre où l'amour de Dieu et du prochain, la sainte tendresse pour la patrie, le respect de la famille, l'observation des lois, la notion du devoir, le désintéressement, la probité, l'abnégation et la tolérance amie de la concorde, où, en un mot, toutes les vertus sur lesquelles doivent reposer les institutions divines et humaines, soient sincèrement préconisées, je le dis avec orgueil, c'est le mien. Mais je me console de reste en pensant que cette banale et bouffonne accusation d'outrage à la morale publique, le jeune et spirituel substitut qui l'a trouvée, ne manquerait pas de la dresser contre Christ lui-même, si le grand réformateur apparaissait de nouveau et faisait entendre tout à coup sa voix retentissante à ce monde tout souillé encore des vices qu'il était venu réformer. Tandis que l'inquisition judiciaire ne reculait pas devant un reproche si peu fondé, un honorable prêtre du diocèse de Paris, auteur de grands et beaux ouvrages théologiques, m'écrivait ceci : ... Il y a des gens qui ont soin de garder leurs félicitations pour les beaux jours, je ne suis pas de ces gens-là ; par les temps qui passent, mes jours opportuns sont les jours d'orage... Votre travail me paraît être le produit d'une plume honnête et intelligente, à tel point que je serais bien aise de l'avoir fait, tout prêtre que je suis et sincère défenseur de la foi religieuse. Vous avez raison dans votre défense des grands caractères dont vous vous portez l'avocat avec la loyauté d'une âme jeune et indépendante, et cette défense est d'autant plus solide qu'elle est empreinte, du commencement à la fin, d'une philosophie théiste et d'une morale sans reproche. Je vous avoue, d'ailleurs, que, sans la présence, dans votre ouvrage, de ces deux dernières conditions, je ne vous écrirais pas, car elles sont pour moi la qualité toujours indispensable. Il y a là de quoi se consoler amplement de la petite calomnie du jeune substitut. Parlerai-je des autres chefs d'accusation ? Ils sont presque tous basés sur des phrases tirées des discours de Saint-Just, en sorte qu'on faisait, en ma personne, le procès à l'histoire, à une histoire que le Moniteur, réimprimé, répand aujourd'hui avec illustrations, par milliers d'exemplaires, vendus à un bon marché fabuleux, qui court les rues depuis soixante et dix ans, et en faveur de laquelle la plus longue prescription peut être deux fois invoquée. Il y avait donc lieu d'espérer que le bon sens des magistrats ferait justice de cette incroyable accusation et qu'un renvoi pur et simple des fins de la plainte y répondrait victorieusement. Toutefois, en présence d'un procès correctionnel dont les débats ne peuvent aujourd'hui dépasser l'enceinte du tribunal, ni recevoir la sanction de l'opinion publique, malgré ma confiance dans l'impartialité bien connue de la magistrature de mon pays, et bien que j'eusse la conscience de n'avoir, dans une œuvre consacrée à la réfutation des calomnies publiées plus ou moins récemment contre Saint-Just, de n'avoir, dis-je, ni outragé la morale publique, ni altéré la vérité historique, ni attaqué les lois fondamentales de !a société, ni porté atteinte à la Constitution qu'il a plu à la France d'accepter, je me suis rappelé les méfiances de ce premier président qui disait : Si on m'accusait d'avoir emporté les tours de Notre-Dame, je commencerais par prendre la fuite. J'ai donc cru devoir, sans pour cela engager l'avenir, et dans l'unique but de ne pas compromettre l'existence de deux familles, signer, chez M. le juge d'instruction, au bas même de la feuille contenant mon interrogatoire, mon consentement à la suppression des exemplaires saisis. Ce sacrifice consenti, il m'a paru nécessaire, à titre de protestation, d'en appeler au chef de l'État de la décision de son ministre de la justice. Je l'ai fait dignement. Ce n'est pas, disais-je, ce n'est pas l'héritier de Napoléon qui s'étonnera qu'un membre d'une famille alliée à celle de Saint-Just ait pu conserver la tradition républicaine, et se soit imposé la tâche de répondre aux écrivains de mauvaise foi qui n'ont pas craint d'appeler le mensonge et la calomnie à leur aide afin de ternir la mémoire d'un grand citoyen qui a rendu à la France de si éclatants services. Cet appel, j'en étais certain d'avance, ne pouvait, ne devait pas être entendu. Voilà les explications que je tenais à donner à mes lecteurs, et surtout aux amis inconnus qui m'ont adressé de si sympathiques félicitations. Ceux qui me connaissent savent qu'aucun sentiment de faiblesse n'a pu entrer en balance dans la détermination de ma conduite. J'ai vu avec regret quelques personnes ne pas comprendre le scrupule de conscience auquel j'ai obéi. Ajouterai-je que le blâme venait, en générât, de gens peu disposés à se compromettre ? Il faut se méfier de ces stoïciens acharnés dont la prudente opposition a toujours eu soin de se mettre à t'abri des rigueurs du pouvoir. Quant à moi, j'ai accompli un devoir d'honnête homme. Je viens aujourd'hui demander asile pour mon livre à un pays qui a le bonheur de vivre sous des institutions libérales, et je ne saurais trop le remercier de me permettre de replacer sous les yeux du public, notre souverain juge, une œuvre à laquelle j'ai consacré de si patientes et de si consciencieuses études. 25 janvier 1860. |