HISTOIRE DE ROBESPIERRE

TOME DEUXIÈME — LES GIRONDINS

 

LIVRE SIXIÈME. — OCTOBRE 1791 - FÉVRIER 1792.

 

 

Premiers actes de l'Assemblée législative. — Voyage triomphal de Robespierre à Arras. — Lettre à Duplay. — Travaux de l'Assemblée. — La Gironde. — Premiers pas vers la Terreur. — Les émigrés et les prêtres réfractaires. — Robespierre et la Chronique de Paris. — Voyage à Béthune. — Retour à Paris. — Souper avec Pétion. — Enthousiasme causé par sa présence au sein de la société des Amis de la Constitution. — La question de la guerre. — Liberté électorale. — Sur la permanence des sections. — Le directoire du département de Paris jugé par Robespierre. — Adresse à l'Assemblée législative. — Contre-pétition de Camille Desmoulins. — État des partis. — Les partisans de la guerre. - Enthousiasme belliqueux. — Résistance de Robespierre à l'entraînement général. — Critique historique. — Séances des 11 et 12 décembre aux Jacobins. — Le roi à l'Assemblée nationale. — Réponse à Biauzat. — Narbonne et les Girondins. — Premier discours de Brissot sur la guerre. — Fête aux Jacobins. — Réponse modérée de Robespierre. — Opinion de Réal et de Carra. — Il recommande Anthoine et Buzot aux électeurs de Paris. — Second discours de Brissot. — Réclamation et nouvelle réponse de Robespierre. — Une lettre de madame de Chalabre. — La Source et Robespierre. — Carra et la maison de Brunswick. — Les Feuillants. — Robespierre défenseur de Pétion. — Observations sur la nécessité de la réunion des hommes de bonne foi contre les intrigants. — L'auteur de Faublas. — Nouveau discours de Robespierre. — Son prodigieux succès. — Modération de Robespierre à l'égard de Brissot. — Coup d'œil sur l'Assemblée législative. — Menaces de Guadet. — Incident aux Jacobins. — Encore Louvet. — Vive émotion de Brissot. — Le traducteur de Juvénal. — Accolade fraternelle. — Réserves de Robespierre. — Sa lettre au Courier des quatre-vingt-trois départements. — Dernier discours sur la guerre. — Querelle entre Brissot et Camille Desmoulins. — Violence des Girondins contre Camille. — Pierre-Jean Brissot démasqué. — Critique historique. — Robespierre et ses admirateurs, le vicaire Simond, l'Anglaise Shepen, Deschamps. — Les gardes françaises. — Contributions publiques. — Le patriote Cérutti. — Peuple et bourgeoisie. — Moyens de sauver la patrie développés par Max. Robespierre au club des Jacobins. — Le droit de grâce. — Installation du tribunal criminel.

 

I

L'Assemblée nationale, en se retirant, laissait à ses successeurs un bien lourd héritage. Ses derniers actes, on l'a vu, avaient été des tentatives de réaction au profit du pouvoir exécutif. Législateurs inconséquents, ses membres, après avoir, dans la Déclaration des droits, proclamé le principe de la souveraineté nationale, et garanti au peuple l'exercice de toutes les libertés qu'elle implique, portant sur leur œuvre une main sacrilège, on peut le dire, avaient, malgré les efforts de Robespierre, frappé d'incapacité politique une partie de la nation et porté atteinte aux droits les plus précieux des citoyens. Et à quels hommes était confiée la garde de cette constitution si laborieusement enfantée, qui semblait consacrer d'une façon définitive les conquêtes de la Révolution échappées aux attentats des réacteurs ? A la tête de l'armée étaient des chefs dont les sentiments purement royalistes n'étaient un mystère pour personne, et dont les amis, les parents, allaient incessamment rejoindre les bandes d'émigrés réunies à quelques lieues de nos frontières. L'acceptation de l'acte constitutionnel par le roi avait été- en effet le signal d'une recrudescence d'émigration ; toutes les routes étaient sillonnées de fuyards, de conspirateurs, de traîtres, impatients de voir l'étranger déchirer le sein de la patrie.

Tandis qu'au dehors l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse se préoccupaient de mettre à exécution les mesures convenues entre eux et les comtes d'Artois et de Provence, dès le mois d'août précédent, à Pillnitz, pour arrêter l'essor de la Révolution française, les partisans de la cour à l'intérieur, les prêtres non assermentés, répondaient aux tolérances de cette Révolution par de continuelles agressions. Sur tous les points de la France ils cherchaient à exciter des troubles, à fomenter le désordre, et à la perspective de l'invasion étrangère se joignait la menace d'une guerre civile. Mais, ô chère patrie ! combien la conscience de votre droit vous donna de force pour conjurer ce double fléau, et quelle reconnaissance ne devons-nous pas aux citoyens immortels dont le patriotisme indomptable et l'énergie suprême vous firent sortir triomphante de tant de combats et de périls !

Voilà sous quels sombres auspices l'Assemblée législative ouvrit ses séances. Son premier soin fut de rendre un éclatant hommage à la constitution, qu'elle était chargée de compléter par des lois organiques.

C'est Robespierre lui-même qui nous l'apprend : Ce code, dit-il, fut apporté en triomphe par des vieillards, comme un livre sacré[1]. Puis tous jurèrent de rester fidèles à ce contrat national, dont cependant, à moins d'un an de là, ils devaient ratifier la destruction.

Toutefois, dès les premiers jours, on put voir de quels sentiments étaient animés à l'égard de la royauté ces députés inconnus pour la plupart, et combien peu considérable déjà était la distance qui séparait la monarchie de la république. Parmi les nouveaux venus, il en était un bien reconnaissable à une grave infirmité des jambes et à la douceur de sa physionomie ; il s'appelait Georges Couthon. Né au Grand-Orcet, en Auvergne, il exerçait la profession d'avocat à Clermont au moment où éclata la Révolution, dont il avait embrassé avec ardeur les principes. Élu président du tribunal de Clermont lors de la réorganisation du pouvoir judiciaire, il avait été nommé député à l'Assemblée législative par le collège électoral du Puy-de-Dôme.

Pénétré d'admiration pour Robespierre, il s'était fait présenter à lui en arrivant à Paris, peu de jours avant la clôture de l'Assemblée constituante ; il n'avait pas tardé à se lier étroitement avec lui, et était devenu tout de suite un des hôtes assidus de la maison Duplay. Présent à la séance d'adieux dans laquelle Louis XVI était venu prendre congé de l'Assemblée nationale, il n'avait pas trouvé le cérémonial usité pour la réception du chef de l'État en rapport avec la dignité des représentants d'un peuple libre. Aussi, lorsque, dans la séance du mercredi 5 octobre 1791, on annonça que le roi devait se rendre à l'Assemblée législative le vendredi suivant, il se leva aussitôt et demanda qu'il fut interdit au président de se servir de termes proscrits en s'adressant au monarque. Pourquoi, dit-il, employer de telles expressions : Majesté, Sire ? Y avait-il donc d'autre majesté que la majesté divine et celle du peuple ? Quant au mot sire, il signifiait seigneur, et le roi n'était que le premier fonctionnaire public. Il fallait donc se borner à lui donner le titre de roi des Français, prescrit par la constitution[2]. Interrompue à diverses reprises par des applaudissements, la motion de Couthon fut immédiatement convertie en décret. L'Assemblée, il est vrai, à l'instigation des Constitutionnels, qui se voyaient, avec terreur, singulièrement distancés par leurs successeurs, revint le lendemain sur son décret, et malgré les efforts de Vergniaud, de Bazire, de Chabot, noms destinés à une prochaine célébrité, ajourna la question. Mais on n'en jugea pas moins tout de suite combien la nouvelle Assemblée était, plus que sa devancière, disposée à se montrer hostile à la royauté.

 

II

Cependant, après tant de fatigues, de luttes et d'efforts, Robespierre, lui aussi, éprouva le besoin de se reposer, de se recueillir, de se retremper dans le silence et dans l'isolement pour d'autres combats, trop prévus, hélas ! Il résolut donc, après avoir assisté aux débuts de l'Assemblée législative, et pu apprécier le degré de patriotisme des 'nouveaux élus du peuple, d'aller passer quelques semaines dans sa ville natale, qu'il n'avait pas revue depuis plus de deux ans, et où l'appelaient les vœux ardents de ses amis.

Dans les premiers jours d'octobre, nous le voyons occuper quelquefois encore la tribune des Jacobins. Chargé, avec Pétion, de rédiger une adresse destinée à expliquer à toutes les sociétés affiliées le sens du décret rendu le 29 septembre par l'Assemblée constituante au sujet des sociétés populaires, il en donna lecture dans la séance du 5. Frères et amis, continuons notre sainte entreprise, y était-il dit, montrons-nous toujours les fermes soutiens de la constitution, laissons l'intrigue serpenter, la calomnie s'agiter. Restons fermes, inébranlables, nous serons invincibles, et la postérité nous vengera des tracasseries et des persécutions des mauvais citoyens de notre temps[3]. Le même jour, une importante discussion s'ouvrit à propos d'une pétition qu'on était dans l'intention d'adresser à l'Assemblée législative pour lui demander d'exclure de son sein la foule d'hommes à épaulettes dont elle était inondée, de réformer les abus des places privilégiées, occupées durant ses séances par une foule de personnes contraires à la Révolution, et d'ordonner qu'à l'avenir les actes législatifs fussent datés de l'année de la liberté française. Coroller, Rœderer et Robespierre prirent successivement la parole. Ce dernier s'éleva surtout contre l'usage adopté par les Constituants, à qui l'on avait réservé une tribune particulière, de faire passer des billets aux députés pendant la discussion, afin d'influencer leurs votes[4].

La veille de son départ, le 12 octobre, Maximilien recevait du peuple de Paris un nouvel hommage. Une députation du faubourg Saint-Antoine, dans l'enceinte même des Jacobins, témoigna sa reconnaissance à Robespierre et aux députés patriotes qui n'avaient cessé, comme lui, de défendre la liberté et l'égalité. La société venait précisément de décider que désormais ses séances seraient publiques. Brissot, qui présidait, invita les délégués du faubourg à assister, le vendredi suivant, avec leurs concitoyens, à la séance du club[5]. Ce jour-là, Robespierre était parti. Il avait écrit à Charlotte, sa sœur, pour lui annoncer son arrivée, et en même temps il lui avait recommandé de garder le secret là-dessus, désirant éviter toute manifestation en sa faveur. Mais le secret ne fut pas très-religieusement observé ; la nouvelle fut bientôt connue de tout le monde, et l'on se disposa à recevoir magnifiquement ce député de l'Artois dont le nom était dans toutes les bouches, et dont l'illustration rejaillissait sur le pays qui l'avait choisi pour représentant.

Parti de Paris dans la matinée du 13, Robespierre se trouvait le lendemain à Bapaume, petite ville distante d'Arras de cinq ou six lieues environ. C'était un vendredi. Les gardes nationales de Paris et celles du département de l'Oise, arrivées le même jour dans cette ville, se joignirent aux patriotes de l'endroit pour lui offrir une couronne civique[6]. Les membres du directoire, ceux du district et de la municipalité, emportés par le mouvement, ne dédaignèrent pas, quoique peu favorables à la Révolution, de venir lui rendre visite en corps. Robespierre remarqua avec peine combien étaient mal armés les soldats de la garde nationale envoyés en observation sur les frontières ; et un peu plus tard, dans les grandes discussions auxquelles donnera lieu la question de la guerre, nous le verrons singulièrement préoccupé du souvenir de ces gardes nationaux sans armes, chargés de tenir tête aux troupes les mieux équipées et les plus disciplinées de l'Europe.

A Bapaume, il eut la joie d'embrasser sa sœur et son jeune frère récemment appelé par la confiance de ses concitoyens aux fonctions d'administrateur du département. L'un et l'autre, déjà venus la veille en vain, l'attendaient impatiemment, en compagnie de la femme de son ami, de son intime confident Buissart. Avant de quitter cette petite ville, il ne put se dispenser de prendre place à un grand banquet préparé en son honneur. Une partie de la garde nationale d'Arras et plusieurs officiers de la garnison étaient accourus également au-devant de lui, de sorte que de Bapaume à Arras ce fut une véritable marche triomphale. Le peuple en foule était sorti de la ville pour aller à la rencontre de son glorieux compatriote, qu'il accueillit avec les démonstrations d'un attachement auquel Robespierre ne pouvait songer sans attendrissement, en racontant à son hôte Duplay les incidents de son voyage[7]. Ses concitoyens ne négligèrent rien pour lui témoigner leur reconnaissance du dévouement avec lequel il avait défendu la cause populaire : l'enthousiasme revêtit toutes les formes. Là une nouvelle couronne civique lui fut présentée, et, par une attention délicate, le peuple en joignit une pour Pétion ; car, dans leurs vives acclamations, ses concitoyens mêlaient à son nom celui de son compagnon d'armes et de son ami[8]. Alors se renouvela une scène qui s'était passée une quinzaine de jours auparavant aux portes de l'Assemblée constituante, à l'issue de la dernière séance. Plusieurs citoyens se mirent en devoir de dételer les chevaux de la voiture de Robespierre pour la traîner eux-mêmes ; mais Maximilien descendit aussitôt, comme il l'avait fait lors de la clôture de l'Assemblée nationale, ne voulant pas se prêter à une action qu'il considérait comme indigne d'un peuple libre[9].

Il entra donc à pied dans la ville. C'était à qui verrait, toucherait, embrasserait le premier cet intrépide champion de la liberté. On était en automne, la nuit était déjà venue. Grande fut sa surprise de voir toutes les maisons illuminées sur son passage ; il y avait eu un entraînement général, irrésistible. Jusqu'à son habitation un concours immense de peuple lui fit cortège, et quand il se retrouva dans cette petite maison f paternelle de la rue des Rapporteurs, d'où il était sorti si ignoré, si inconnu, et où il revenait en triomphateur, au bruit des acclamations de ses concitoyens, de la France entière, il entendit longtemps encore retentir les cris de bénédiction dont il avait été salué partout : Vive Robespierre ! Vive le défenseur du peuple !

Ces hommages tout spontanés et si désintéressés, rendus à un grand patriote, ne furent pas, on le pense bien, sans indisposer un certain nombre de personnes envieuses, ou plus ou moins ouvertement hostiles aux principes de la Révolution. Plusieurs des membres de la municipalité notamment, tous dévoués aux Feuillants, ne purent pardonner à Robespierre l'éclatante ovation dont il avait été l'objet, et à laquelle, paraît-il, ils avaient vainement tenté de s'opposer. Comment ! disaient-ils avec dépit, quand ce serait le roi, on n'en ferait pas davantage ! ne comprenant pas ce qu'il y avait de grandeur et de dignité dans ces honneurs rendus à un simple citoyen qui avait bien mérité de la patrie. Obéissant à un sentiment de haine, de mesquine jalousie, ils enjoignirent aux agents de la police, quand Robespierre fut rentré chez lui, d'aller dans les maisons porter l'ordre d'éteindre les lampions ; mais presque tout le monde résista à cette injonction incompréhensible, et la ville continua d'être illuminée. Il n'en fallut pas davantage pour exaspérer contre Robespierre quelques gros personnages de la ville ; à Arras, comme à Paris, on ne manqua pas de lui imputer à crime l'amour que si justement lui avait voué le peuple.

Le lendemain arrivèrent, en chantant des chants patriotiques, les gardes nationales de l'Oise ; elles se rendirent aussitôt chez lui en faisant retentir les airs d'acclamations enthousiastes. Tant de marques de bienveillance et d'affection lui étaient bien dues d'ailleurs en compensation de la froideur, de l'ingratitude qu'il rencontra auprès de plusieurs de ses anciens amis qui, attachés à l'ordre de choses aboli, lui gardaient une mortelle rancune de son dévouement à la Révolution. Un d'entre eux, auquel il avait jadis rendu d'importants services, demeurait à sept lieues de la ville ; il s'empressa d'aller le voir, mais il en reçut un accueil glacial, et revint l'âme navrée. Il lui fallut cette expérience pour juger combien la justice, l'équité, la reconnaissance, sont peu de chose chez la plupart des hommes, en comparaison de l'intérêt privé[10].

Retiré dans une campagne des environs d'Arras, il passa, en partie, dans la retraite les six semaines qu'il déroba à la vie publique ; ce furent les derniers instants de calme et de repos de son orageuse existence, si l'on peut appeler repos l'état de travail intellectuel auquel il était constamment livré, au milieu des inquiétudes morales qui l'assiégeaient. Jusqu'à lui en effet montait chaque jour l'écho retentissant des furieuses discussions suscitées au sein de l'Assemblée législative par les menées des prêtres réfractaires et les désordres résultant de l'émigration. Déjà les discours des orateurs se coloraient de teintes sanglantes ; et dans ses flancs, il était bien facile de le pressentir, la nouvelle Assemblée recélait la Terreur.

Robespierre put du reste se rendre compte par lui-même des maux incalculables dont la persistance de l'émigration et les insinuations perfides d'une portion du clergé menaçaient le pays. Il avait trouvé sur sa route les auberges pleines d'émigrants, et partout les aubergistes lui marquaient leur étonnement de la multitude de gens qu'ils avaient à loger depuis quelque temps[11]. De plus, il était chaque jour témoin des criminelles machinations des ecclésiastiques ; et, certes, quand il juge sévèrement la conduite des gens d'Église, il ne saurait être suspect, car personne plus que ce libre penseur n'avait réclamé la tolérance à leur égard. Toutes les armes leur étaient bonnes pour exciter les esprits, pour semer la discorde. Partout les prêtres réfractaires présentaient comme un intrus le prêtre assermenté ; ses prières, disaient-ils, n'avaient aucune efficacité ; nuls étaient les sacrements conférés par lui ; et cet inutile serment, qui pourtant ne touchait pas au dogme, ils le présentaient comme un acte d'impiété de sa part. Cela suffisait amplement pour épouvanter des âmes faibles et superstitieuses. Il arriva que, des enfants ayant été baptisés par des prêtres assermentés, leurs mères les firent baptiser de nouveau par des prêtres réfractaires, le premier baptême n'ayant aucune valeur à leurs yeux, tant nos mères, hélas ! étaient encore imbues des superstitions antiques. Les miracles, comme on pense, ne furent pas oubliés pour battre en brèche la Révolution. Heureusement il n'en fut point partout comme en Vendée, où l'influence du clergé s'accrut de toute l'horreur que la réquisition inspirait aux jeunes gens du pays. L'Artois vit donc aussi des prodiges, à l'aide desquels on se flattait d'arrêter l'essor des idées nouvelles. Mais laissons Robespierre nous en citer lui-même un exemple. Il vient de s'opérer ici un miracle, écrit-il à Duplay, ce qui n'est pas étonnant, puisqu'il est dû au Calvaire d'Arras, qui, comme on sait, en a déjà fait tant d'autres. Un prêtre non assermenté disait la messe dans la chapelle qui renferme le précieux monument. Des dévotes comme il faut l'entendaient. Au milieu de la messe un homme jette deux béquilles qu'il avait apportées, étend les jambes, marche ; il montre la cicatrice qui lui reste à la jambe, déploie des papiers qui prouvent qu'il a eu une grave blessure. Au miracle la femme de cet homme arrive, elle demande son mari ; elle reprend ses sens pour rendre grâces au ciel et pour crier au miracle. Cependant il fut résolu dans le sanhédrin dévot que ce ne serait point dans la ville qu'on ferait beaucoup de bruit de cette aventure, et qu'on la répandrait dans la campagne. Depuis ce temps, plusieurs paysans viennent en effet brûler de petits cierges dans la chapelle du Calvaire.

Telle était la nature des stratagèmes dont on se servait pour incendier le pays. Le spectacle de pareilles jongleries contristait singulièrement Robespierre. Aussi, ajoute-t-il, je me propose toujours de ne pas rester longtemps dans cette terre sainte ; je n'en suis pas digne[12]. Tout en se montrant sévère à l'égard des prêtres perturbateurs, il n'en demeura pas moins fidèle à son système de tolérance envers le clergé en général, parce qu'à ses yeux le domaine de la conscience était tout à fait en dehors des attributions du législateur, et surtout parce que, les ecclésiastiques étant une force avec laquelle il fallait compter, il lui paraissait au moins inutile de les irriter contre la Révolution, quand peut-être on pouvait les attirer à elle en les ménageant.

Robespierre resta éloigné de Paris plus longtemps qu'il n'en avait l'intention, retenu sans doute par les nombreux témoignages d'affection qu'il recevait et qui, il l'avoue lui-même, lui procuraient les plus douces jouissances. Pourtant il avait laissé, en partant, des hôtes bien chers, car la famille Duplay était devenue la sienne propre : dans madame Duplay il avait trouvé une véritable mère ; dans ses filles, des sœurs dévouées. Aussi, songeant à la douleur qu'il éprouverait en quittant de nouveau son pays natal et de tendres amis, écrivait-il à ses hôtes : Je me consolerai en vous embrassant[13]. Au reste, on ne manquait pas d'insister pour qu'il se hâtât de revenir : la patrie avait besoin de lui ; on s'étonnait de ne plus l'entendre ; mais lui, sous un prétexte ou sous un autre, différait toujours. Le 17 novembre, répondant à une lettre affectueuse de Duplay, il lui disait : Je me propose sérieusement cette fois de retourner dans quelques jours à Paris. Le plaisir de vous revoir ne sera pas le moindre avantage que j'y retrouverai... Mais son absence se prolongea encore jusqu'à la fin du mois. On mettait tout en œuvre d'ailleurs pour le garder le plus longtemps possible ; et lui, il semblait hésiter à quitter le sol natal, comme s'il eut senti qu'il jouissait là de ses dernières heures de calme, et que désormais il n'aurait d'autre repos que celui de la mort.

 

III

Tandis qu'au milieu des siens, de ses amis d'enfance, Robespierre essayait d'oublier peut-être pour un moment les orages de la vie politique, et cherchait, dans les joies douces de la famille, ce rafraîchissement d'esprit si nécessaire après de longues agitations, que se passait-il à Paris, au sein de la nouvelle Assemblée et du club des Jacobins ? Nous croyons indispensable d'en rendre rapidement compte à nos lecteurs, afin qu'ils sachent bien quel fut le mouvement révolutionnaire pendant l'absence de Maximilien, et à quel degré d'irritation on était arrivé quand il reparut sur la scène.

On a vu avec quel sans-façon, dès le début de ses séances, l'Assemblée législative avait traité la royauté. Il y avait là de quoi épouvanter les Constitutionnels, mais ils allaient assister à de bien autres spectacles ! Parmi les députés à qui se trouvaient confiées les destinées de la France, s'était formée une phalange d'hommes presque tous jeunes, ardents, hardis, éloquents, qu'on appela les Girondins, parce que les principaux d'entre eux venaient des bords de la Gironde. Natures impétueuses, cœurs bouillants, reflétant les ardeurs du soleil du Midi, nous allons les voir prendre en quelque sorte possession de l'Assemblée, diriger ses actes, et bientôt imposer à la cour des ministres de leur choix. On a dit d'eux, avec quelque vérité, que c'étaient des artistes fourvoyés dans la politique, et en effet ce qui les séduisit surtout dans la Révolution française, ce fut son côté sonore et brillant. Ils aimeront la liberté, mais cette liberté nécessaire au développement des arts, des sciences, des lettres ; ils aimeront l'égalité, mais afin que l'intelligence ne soit pas écrasée par le hasard aveugle de la naissance. Il leur faudra une république de convention. Ils n'en banniront pas les poètes, comme faisait Platon ; et combien ils auront raison ! — car la poésie, c'est la nourriture divine, l'ambroisie des âmes supérieures, — mais ils ne chercheront nullement à en extirper le prolétariat par de bonnes lois sociales. Ne leur demandez pas cet âpre amour de Robespierre pour les classes souffrantes, son excessive tendresse pour les déshérités de ce monde ; en général ils se soucient assez peu des masses. Et cela est si vrai que, après Thermidor, lorsqu'ils seront parvenus de nouveau à dominer la Convention, on les verra, détruisant l'œuvre de la Montagne, commettre la même faute que les Constitutionnels de l'Assemblée constituante, et rétablir des catégories de citoyens, les uns actifs, les autres passifs.

Certes, nous sommes loin de nier leurs grandes qualités. Vergniaud avait des mouvements qui rappelaient Mirabeau dans ses belles inspirations ; l'impétuosité de Guadet, quoique l'entraînant trop souvent dans des voies contraires aux vrais principes, n'en était pas moins nerveuse et communicative ; de la poitrine d'Isnard sortaient des paroles embrasées, comme d'un volcan, des laves ardentes ; mais leur éloquence, il faut le dire, était un peu déclamatoire et théâtrale : trop souvent chez eux, dans les luttes personnelles, la passion tint lieu de raisonnement et de justice.

Ces hommes, dont les emportements, les erreurs et les fautes ont amené tant d'irréparables malheurs, ont été présentés cependant par un trop grand nombre d'écrivains comme des modérés. Quel singulier usage on a fait de ce mot ! Robespierre et ses amis, il est vrai, descendirent dans-la tombe sans qu'il fût possible aux hommes impartiaux de les défendre et de protester contre les calomnies sans nom dont on avait chargé leur mémoire. Au contraire, les nombreux survivants Àe la Gironde, unis aux Thermidoriens et aux royalistes, se sont acharnés à mettre toutes les sévérités de la Révolution sur le compte de l'homme qui cependant les avait sauvés de l'échafaud. Nous verrons plus tard par quel étrange machiavélisme, par quelles infernales inventions, par quels mensonges abominables on est parvenu à fausser la conscience du pays et à donner le change à l'opinion. Heureusement l'impartiale histoire est là, qui aux prétendus Souvenirs des uns, aux Mémoires arrangés des autres, oppose d'irréfragables documents et des preuves sans réplique. Ce qu'il est essentiel d'établir dès à présent, c'est qu'aux Girondins appartient l'initiative des lois terribles. Faut-il leur en faire un crime irrémissible ? Je ne le pense pas. En présence des coupables menées de tous les partisans de l'ancien régime, comment s'étonner que des législateurs chargés de sauvegarder les légitimes conquêtes de la Révolution se soient laissé entraîner à des mesures réprouvées par l'humanité, mais commandées par une situation sans précédents dans l'histoire ? Pour ma part, je suis extrêmement porté à l'indulgence en toutes choses, mais j'admire volontiers, je l'avoue, la fausse sensibilité de certaines gens, nullement tendres au fond, et qui jettent les hauts cris contre ce qu'ils appellent les cruautés des révolutionnaires, sans se demander ce qu'ils auraient fait eux-mêmes en semblable circonstance, eux qui, en général, se montrent si peu indulgents pour les opinions d'autrui, et sacrifieraient sans pitié quiconque froisse un tant soit peu leurs intérêts. Quoi qu'il en soit, il nous paraît d'une importance extrême de démontrer que Robespierre fut complètement étranger à l'enfantement de cette Terreur, dont plus tard il combattra les excès, et que, quand il revint à Paris, les premières lois de colère et de vengeance étaient votées.

C'est au nom de l'intérêt général et de la raison qu'il faut repousser toute loi contre les émigrations, avait-il dit un jour au sein de l'Assemblée constituante ; nos lecteurs ne l'ont pas oublié sans doute[14]. Depuis, il est vrai, l'émigration avait pris contre la Révolution un caractère d'hostilité beaucoup plus marqué : les officiers de terre et de mer désertaient en masse, se promettant de rentrer en triomphateurs. En vain Louis XVI somma les émigrants de venir reprendre le poste où l'honneur leur commandait de rester[15] ; on savait à Coblentz ce qu'au fond valait cette sommation. Et quelques mois après, les défenseurs de la Révolution apprirent, sans beaucoup d'étonnement, qu'une foule de déserteurs attachés à la maison du roi continuaient à toucher leurs appointements, et que l'or de la liste civile faisait une partie des frais de l'émigration[16]. Réunis à quelques lieues de nos frontières, les émigrés mettaient tout en œuvre pour grossir leur nombre : aux bourgeois on promettait la noblesse s'ils venaient se ranger sous les drapeaux de la coalition ; on menaçait les nobles de déchéance s'ils refusaient de s'associer aux complots ourdis contre la France. Aux uns et aux autres on montrait la perspective d'une large part dans les dépouilles de la France.

Dans de telles conjonctures, et pour répondre aux menaces et aux défis lancés chaque jour au peuple par les émigrants, l'Assemblée législative crut qu'il était temps de prendre une mesure énergique. Dès le 30 octobre Brissot poussa le cri d'alarme, et dans un discours dont la modération contrastait avec les violences des ennemis de la Révolution, il demanda que les princes et les fonctionnaires émigrés fussent poursuivis criminellement, et leurs biens confisqués, si, passé un certain délai, ils ne rentraient dans le royaume ; pour les émigrants ordinaires, on devait, selon lui, se contenter de frapper leurs biens d'une triple imposition. Mais ces moyens parurent tout à fait insuffisants à Vergniaud et à Isnard. Contre les émigrants, misérables pygmées parodiant l'entreprise des Titans contre le ciel, disait le premier, il n'était point besoin de preuves légales[17]. Autrement terrible et violent fut le second : Je pense, comme M. Brissot, qu'il faut porter les grands coups sur les chefs, s'écria-t-il aux Jacobins dans la séance du 30 octobre. Les têtes des Launey, des Flesselles, des Berthier, ont plus accéléré la Révolution que n'aurait fait la mort de plusieurs milliers de petits brigands ; mais la dégradation civique, le séquestre de leurs biens serait peu ; le salut du peuple, la justice et nos lois veulent que les deux frères du roi et MM. de Bourbon soient condamnés à mort... Que ceux de l'intérieur du royaume qui seraient convaincus d'intelligence avec les rebelles et de leur faire passer de l'argent et des munitions subissent le même châtiment. Quant aux autres crimes et délits contre la sûreté intérieure de l'État, il rappelait qu'une loi punissait de mort quiconque était convaincu de conspiration ou de complots tendant à armer les citoyens les uns contre les autres ou contre l'exercice de l'autorité légitime, et il ajoutait d'un ton sinistre : Voilà pour les prêtres fanatiques et les autres boutefeux de l'intérieur du royaume. Quelques têtes tranchées par la justice, et vous verrez pâlir tous nos ennemis[18]. On aurait cru entendre comme un écho des plus furieux articles de Marat, lequel, par une inconséquence inexplicable de son esprit bizarre, avait récemment écrit sur la noblesse des pages qu'aurait pu signer le royaliste le plus exalté[19]. Il y avait néanmoins cette différence, que cette fois de telles paroles tombaient du haut d'une tribune française, et de la bouche plus autorisée d'un législateur.

Le lendemain, à l'Assemblée législative, Isnard se montra plus véhément encore. Il est souverainement juste, dit-il en parlant des émigrés, des conspirateurs, d'appeler au plus tôt sur ces têtes coupables le glaive des lois. Et au milieu d'applaudissements frénétiques, — car le sombre enthousiasme de l'orateur s'était communiqué à l'Assemblée, — on entendit retentir des phrases d'une irrésistible, mais aussi d'une lugubre éloquence : Il est temps que ce grand niveau de l'égalité qu'on a placé sur la France libre prenne enfin son aplomb. Ne vous y trompez pas, c'est la longue impunité des grands criminels qui a pu rendre le peuple bourreau. Oui, la colère du peuple, comme celle de Dieu, n'est trop souvent que le supplément terrible du silence des lois. Si nous voulons être libres, il faut que la loi, la loi seule, nous gouverne ; que sa voix foudroyante retentisse dans le palais du grand comme dans la chaumière du pauvre, et qu'aussi inexorable que la mort lorsqu'elle tombe sur sa proie, elle ne distingue ni les rangs ni les titres[20]. L'Ami du peuple, transporté, entonna l'éloge d'Isnard, le seul député qui jusqu'à ce jour eût montré, selon lui, dans la nouvelle Assemblée, des lumières et de l'audace[21]. A la suite d'une discussion dont les Girondins portèrent presque tout le poids, l'Assemblée législative adopta un décret rédigé par Guadet, et en vertu duquel tous les Français rassemblés au delà des frontières devaient être poursuivis comme coupables de conjuration, et punis de mort, si au 1er janvier prochain ils se trouvaient encore en état de rassemblement. Devait être également puni de mort tout Français convaincu d'avoir dans le royaume ou au dehors embauché des individus pour le compte de l'émigration[22].

Le temps était bien changé depuis le jour, — il y avait quelques mois à peine, — où Robespierre s'était déclaré l'adversaire d'une loi contre les émigrations. Ce ne furent donc pas les lois terribles qui déterminèrent tant de Français à déserter leur pays pour s'insurger contre lui, mais bien l'émigration armée qui fut cause de l'enfantement de ces lois. Seulement elles furent loin d'atteindre le but qu'en espéraient leur sauteurs, et l'émigration, au lieu de diminuer, sembla croître en proportion des décrets rendus contre elle. On voit maintenant à qui appartient l'initiative de la Terreur, quels hommes en sont comptables devant l'histoire. Et, chose singulièrement remarquable ! ceux-là qui entraînèrent le pays dans cette voie funeste, et le poussèrent à exagérer les mesures de sévérité contre les conspirateurs et tous les ennemis actifs de la Révolution, furent les mêmes qui plus tard, changeant de drapeau, déchaînèrent contre les patriotes cette Terreur, autrement odieuse, connue sous le nom de terreur blanche, et dont nous prenons l'engagement de présenter un jour les fastes sanglants.

 

IV

La colère de l'Assemblée législative ne s'appesantit pas seulement sur les émigrés, elle atteignit aussi les prêtres. Nous avons dit comment, en imposant à ces derniers l'inutile obligation de prêter serment à la constitution civile du clergé, laquelle, on le sait de reste, ne touchait au dogme en aucune façon, l'Assemblée constituante leur avait fourni l'occasion de couvrir hypocritement du manteau de la religion leur haine contre les nouveaux principes, qui pourtant n'étaient autres que ceux du Maître dont ils se prétendaient les disciples. Toutefois, aux ecclésiastiques refusant le serment, on avait permis de dire la messe dans les églises mêmes desservies par les prêtres assermentés. Mais de cette tolérance, le haut clergé n'entendait guère profiter. Que lui importait en réalité l'intérêt de la religion ? Il fallait, avant tout, exciter contre la Révolution les consciences timorées ; et pour cela, quel moyen plus puissant que de transformer en martyrs les ministres de l'autel ?

Une véritable croisade s'organisa donc. Ordre fut donné aux prêtres réfractaires de rompre toute communication avec le clergé assermenté, et aux fidèles de refuser son ministère. Un rapport de Gallois et de Gensonné, chargés d'aller rechercher sur les lieux mêmes la cause des troubles religieux dont la Vendée et les départements voisins commençaient à être le théâtre, apprit à l'Assemblée législative, dans les premiers jours d'octobre, combien déjà le mal était profond. Les contrerévolutionnaires avaient bien vite deviné quel parti magnifique ils pourraient tirer de la religion faussement présentée comme en péril, et sur tous les points de la France ils agitaient cette arme formidable. La lettre de Robespierre à Duplay signale vivement les insinuations dangereuses des prêtres réfractaires ; cependant il se garde bien de pousser aux mesures de rigueur extrême, sachant que ce serait mettre de l'huile sur le feu.

L'Assemblée législative sembla également animée des plus grands sentiments de tolérance, dans les premières discussions auxquelles donna lieu la question des troubles religieux. L'évêque du Calvados, Fauchet, ayant, à la suite d'un discours violent, proposé à l'Assemblée de refuser tout traitement aux prêtres non assermentés, en exceptant les vieillards et les infirmes, et de condamner à cinq ans de gêne ceux qui seraient convaincus de tentatives de troubles, eut pour contradicteur l'évêque de Bourges, Torné, cet autre partisan passionné de la Révolution, qui, admirateur enthousiaste de Maximilien, ambitionnait, on se le rappelle sans doute, le glorieux surnom de petit Robespierre. Au nom de la liberté des cultes, Torné engagea ses collègues à ne voter aucune mesure de rigueur contre les prêtres insermentés, à moins qu'ils n'eussent excité le peuple à la rébellion. Son discours, empreint d'une haute philosophie et d'un véritable amour de la liberté, obtint un immense succès, et l'Assemblée en décréta l'impression[23].

On pouvait croire dès lors que l'esprit de tolérance l'emporterait complètement, et que, aux fureurs des prêtres égarés, on répondrait par une pitié dédaigneuse. La meilleure chose, à coup sûr, eût été de séparer radicalement l'élément religieux de l'élément civil, d'isoler tout à fait l'Église de l'État, de n'imposer aux membres du clergé aucune espèce de serment. Mais à la nouvelle de quelques troubles suscités par des prêtres réfractaires, par les intolérants de l'Église, les intolérants de l'Assemblée revinrent à la charge. Fauchet reprit la thèse si victorieusement combattue par l'évêque de Bourges, et Isnard, de sa voix destinée à soulever tant d'orages, s'écria, le 6 novembre, que le système de tolérance était bon pour les temps de calme[24]. Le 14, dans un discours plein de passion, et où, parmi les exagérations auxquelles semblait voué le génie de l'orateur, se rencontrent d'étincelantes beautés, il fit contre les prêtres réfractaires une véritable charge à fond de train. Parlant des contre-révolutionnaires du dedans et du dehors, qui poursuivaient le même but, les uns et les autres, et qui, selon lui, voulaient forcer la Révolution à les vaincre, il prononça ces paroles que l'avenir devait se charger de vérifier : Il faut que vous les vainquiez ou que vous soyez vaincus. Tout homme à qui cette vérité échappait était, à ses yeux, un aveugle en politique. Il fallait, poursuivait-il, RAMENER LES COUPABLES PAR LA CRAINTE, OU LES SOUMETTRE PAR LE GLAIVE. Une pareille rigueur ferait peut-être couler le sang, mais il était nécessaire de couper la partie gangrenée pour sauver le reste du corps. Ce qu'il y avait de sauvage dans de telles paroles, on le comprendra de reste, si l'on songe qu'à cette époque les conspirations de l'aristocratie étaient encore à l'état latent, et que l'Assemblée législative n'avait pas, comme la Convention nationale, à lutter contre l'insurrection de l'intérieur, la guerre étrangère, et l'émigration recrutant par tous les moyens ses alliés. Voilà ce que trop peu d'historiens ont mis pleinement en lumière.

Après avoir frappé les émigrés, il restait, suivant Isnard, à dompter les prêtres réfractaires, afin d'assurer le triomphe de la Révolution. A l'égard de ces pestiférés, il proposait l'expulsion pour le cas où des plaintes seraient formulées contre eux. Et quant à la constatation du délit reproché, il ne s'en embarrassait guère : IL NE FAUT PAS DE PREUVES ! Que se dira-t-il de plus fort aux plus sombres jours de la Terreur ? Les prêtres assermentés eux-mêmes n'étaient pas beaucoup mieux traités : s'ils venaient à troubler le moins du monde la tranquillité publique. chassés également. Enfin, contre ceux qui se trouveraient dans les cas où le code pénal prononcerait des peines plus sévères que l'exil, Isnard demandait... la mort[25].

Cependant l'Assemblée ne se rendit pas tout de suite. Elle semblait hésiter à adopter les mesures de rigueur, comme si un secret pressentiment l'eût avertie qu'une fois entré dans la voie des sévérités excessives, on était condamné à n'en plus sortir. Enfin, après une discussion qui se prolongea jusqu'au 29 novembre, elle vota, sur le rapport de François de — Neufchâteau — parlant au nom du comité de législation civile et criminelle, un décret qui, sans contenir toutes les dispositions rigoureuses réclamées par Isnard, prescrivit cependant à tous les ecclésiastiques de prêter, dans le délai de huit jours, le serment civique, sous peine d'être privés de tous traitements ou pensions, déclarés suspects de révolte à la loi et soumis à la surveillance de toutes les autorités constituées. Il était enjoint à chaque municipalité d'adresser au directoire du département un tableau contenant la liste des ecclésiastiques domiciliés sur son territoire, en distinguant soigneusement les assermentés des non assermentés. Si des troubles venaient à éclater, ayant pour cause ou pour prétexte des motifs religieux, les réfractaires pouvaient être éloignés de leurs domiciles, et, en cas de contravention à l'arrêté du directoire, condamnés à l'emprisonnement. A tout prêtre convaincu d'avoir provoqué la désobéissance à la loi ou aux autorités constituées, dix ans de détention étaient réservés. Enfin, voulant avoir sous les yeux les noms de tous les ecclésiastiques ayant ou n'ayant pas prêté serment, l'Assemblée législative ordonna au conseil général de chaque département de lui en envoyer la liste et d'y joindre des observations sur la conduite de ces prêtres et les rapports qu'ils pouvaient avoir avec les émigrés[26].

La presse n'avait pas manqué, de son côté, de prendre part à la discussion relative aux troubles suscités par la question religieuse ; et aux efforts d'une partie des orateurs de la Gironde, s'ajoutèrent les pressions extérieures. Parmi les feuilles qui se montraient le plus hostiles au clergé on remarquait la Chronique de Paris, rédigée alors par Charles Villette et Condorcet, deux marquis de l'ancien régime, l'un et l'autre grands ennemis des prêtres. Condorcet était loin de montrer pour eux la modération dont il avait paru animé à l'égard des émigrés, et il ne se passait guère de jour où son journal ne contînt contre les premiers quelque article violent. Un habitant des environs de Bapaume ayant été trouvé percé de coups dans une ruelle de son village, la Chronique n'hésita pas à accuser les prêtres de l'avoir assassiné, parce que cet homme se serait un jour expliqué énergiquement sur les moyens indignes employés par eux pour combattre la Révolution[27]. Punir les fanatiques qui, au nom de la religion, cherchaient à jeter la perturbation dans le pays, était assurément le droit et le devoir du législateur ; mais encore fallait-il apporter dans la répression une excessive réserve, car il était à craindre qu'on ne finît par demander à tous les prêtres compte des troubles occasionnés par une partie d'entre eux, et que la répression ne dégénérât en persécution.

Ce fut précisément ce qui arriva, et c'était là sans doute ce qui rendait l'Assemblée indécise entre les violents avis d'Isnard et de Fauchet, et les sages conseils de l'évêque de Bourges, Torné.

Or, au moment où elle hésitait, les rédacteurs de la Chronique de Paris imaginèrent de faire intervenir dans le débat un homme dont l'opinion était de nature à influencer singulièrement l'opinion publique, et devait être d'un grand poids, selon eux, sur le Corps législatif. Ils usèrent pour cela d'un stratagème odieux, inconcevable, de la part de gens si vantés pour leur philosophie, leur modération, et que nous saisissons en flagrant délit de mauvaise foi. Le mardi, 9 novembre 1791, parut dans la Chronique de Paris un extrait d'une prétendue lettre de Robespierre sur le fanatisme des ecclésiastiques. On y lisait que les orateurs de l'Assemblée constituante avaient donné à gauche dans la question des prêtres et disserté en rhéteurs sur la tolérance et la liberté des cultes ; qu'il fallait protéger tous les cultes, excepté celui qui déclarait lui-même la guerre aux autres, et qui n'était qu'une arme dont on se servait pour attaquer la liberté mal affermie ; enfin que l'on connaissait mal, à Paris, le pouvoir des prêtres ; qu'ils suffiraient seuls à ramener le despotisme, et que la cour n'avait qu'à les laisser faire, sûre de recueillir bientôt le fruit de leurs manœuvres[28]. Pour qui conque connaissait Robespierre, le mensonge était par trop grossier ; en effet, rien de plus contraire à sa manière, à ses sentiments, que cet article en forme d'extrait de lettre dirigé contre les membres du clergé, sans distinction pour ainsi dire, et qui reflétait si bien les opinions des rédacteurs de la Chronique, opinions auxquelles on espérait sans nul doute donner plus facilement cours en les répandant sous le couvert de l'homme le plus populaire de l'époque. Dans sa lettre à Duplay, Robespierre disait bien un mot du mal causé dans les campagnes par les prêtres réfractaires ; mais en même temps il indiquait en quelque sorte le meilleur remède, en montrant les gardes nationales parcourant les villages afin de prémunir les habitants contre les insinuations perfides de ces prêtres[29]. Il savait bien que le martyre était l'arme la plus puissante qu'on pût mettre entre leurs mains, et qu'ils seraient plus forts et plus nuisibles persécutés que tolérés. D'ailleurs, à était partisan de la liberté absolue des cultes. C'était, selon lui, mal prêcher la tolérance que d'entreprendre une sorte de croisade contre ceux-là mêmes qui, durant tant de siècles, avaient torturé les consciences. Les libres penseurs, en raison surtout de la supériorité et de la grandeur de leurs principes, étaient tenus de se montrer beaucoup plus larges que leurs adversaires ; et toute personne ne professant pas, sur ce point, des sentiments pareils à ceux de Robespierre est certainement presque aussi fanatique que les plus fougueux sectaires.

Nous avons entendu Maximilien, à la tribune de l'Assemblée constituante, blâmer énergiquement, au nom de la raison et de la liberté, d'inutiles mesures de rigueur proposées contre les prêtres, notamment à l'occasion des troubles dont la ville de Douai avait été le théâtre ; nous le verrons plus tard, quand des énergumènes d'un autre genre seront parvenus à renverser les autels et à en poursuivre les ministres, sans distinguer entre les innocents et les coupables, protester courageusement, presque seul, contre cette intolérance nouvelle et ces abus renouvelés de l'inquisition, et l'article xi du fameux décret portant reconnaissance de l'Être suprême proclamera hautement la liberté de tous les cultes. Punir les prêtres conspirateurs, réprimer les manœuvres de ceux qui, abusant du caractère sacré dont ils étaient revêtus, cherchaient à égarer les âmes faibles et se mettaient en révolte ouverte contre la constitution, c'était bien, c'était équitable ; mais aller au delà, jeter inutilement le trouble dans les consciences, déclarer suspecte toute une catégorie de citoyens dont une partie étaient dévoués, en définitive, aux principes de la Révolution, lui paraissait impolitique d'abord, et, en second lieu, souverainement inique. Il s'émut donc singulièrement à la lecture de la lettre publiée par la Chronique de Paris, et ressentit une légitime indignation du rôle qu'on lui faisait jouer.

Voulant donner à sa réclamation le plus de retentissement et de publicité possible, il écrivit à la société des Amis de la Constitution pour protester, en présence du peuple même pour ainsi dire, contre une indigne supercherie, et dénier hautement les lignes publiées sous son nom[30]. Un de ses plus chers amis, Couthon, présidait précisément les Jacobins le jour où lecture de sa réclamation fut donnée (16 novembre 1791).

La lettre faussement attribuée à Robespierre, et dont l'esprit concordait si bien avec celui des rédacteurs de la Chronique de Paris, était-elle de l'invention de Condorcet, ou celui-ci fut-il dupe lui-même d'une mystification ? Je voudrais en vérité m'arrêter à cette dernière hypothèse, mais il est bien permis de supposer le contraire, quand on voit la Chronique de Paris garder le silence, malgré la réclamation publique de Robespierre. Autre chose digne de remarque : jusqu'alors ce journal s'était montré l'ardent panégyriste du député d'Arras, il avait même enregistré avec complaisance, comme on le verra tout à l'heure, les ovations dont Maximilien avait été l'objet à Béthune ; eh bien ! à partir de ce moment, il va devenir son adversaire implacable. Quand le philosophe Condorcet, le patriote par excellence, suivant Brissot, et qui en effet, je le reconnais volontiers, fut un des grands esprits de notre Révolution, voudra lui jeter quelque grosse injure à la face, il l'appellera prêtre[31], et l'on ne devra pas oublier le démenti donné par Robespierre au journal de l'ex-marquis, quand plus tard on lira dans la Chronique de Paris : Robespierre prêche. il parle de Dieu et de la Providence. Robespierre est un prêtre et ne sera jamais que cela.

Quelle amertume dans ces quelques mots si profondément injustes adressés à l'homme qui, de tous les acteurs de la Révolution française, sans exception, a le plus obstinément défendu la liberté des cultes et la liberté de conscience !

 

V

Dans les premiers jours du mois de novembre, Robespierre était allé à Béthune, où demeuraient quelques personnes de son intimité, notamment cette amie de sa sœur avec laquelle, avant la Révolution, il avait échangé une correspondance non sans charme, et dont nous avons cité quelques extraits. Prévenus de sa visite, les habitants tinrent à lui donner un éclatant témoignage de leur attachement, et lui préparèrent un de ces accueils comme jadis pouvaient en recevoir les princes. Seulement, cette fois, rien d'officiel, tout venait de l'initiative des citoyens. Et quelle différence entre les réceptions de commande ménagées aux grands de la terre, et ces ovations magnifiques dues à l'enthousiasme, à la reconnaissance populaire ! On allait en juger.

Robespierre était attendu à trois lieues de la ville par une députation de ses compatriotes. Oh avait orné de fleurs et de feuillages la voiture qui lui était destinée, et comme ces branches étaient de chêne, une paysanne lui dit : Nous n'avons pas de lauriers, mais le chêne dure plus longtemps. A mi-chemin à peu près, un certain nombre de citoyens à cheval, précédés d'un trompette du 13e régiment de cavalerie, vinrent lui présenter leurs compliments. Quand il entra dans le faubourg de Béthune, toute la garde nationale se mit sous les armes pour lui servir d'escorte, et le long des rues, les femmes attendries le montraient à leurs enfants. C'était un dimanche. Après avoir accepté un dîner qui lui fut offert au milieu de la journée, suivant l'habitude du pays, il se rendit à la maison commune où se tenait la séance publique de la société des Amis de la Constitution, et là sa présence fut saluée par les plus frénétiques applaudissements. Une couronne civique lui avait été préparée ; les femmes réclamèrent l'honneur de la lui décerner, et il la reçut de leurs mains. Toute la séance se serait passée en félicitations ; mais, dit la Chronique de Paris, à laquelle nous empruntons ces détails, il témoigna lui-même le désir qu'on ne s'occupât plus de lui. Seulement, ajoute-t-elle, les orateurs ne se méprirent point dans cette soirée sur le sens des battements de mains qui interrompirent fréquemment la délibération.

A la fin de la séance, Robespierre prit place à un banquet auquel toute la ville aurait bien voulu assister ; malheureusement la salle était trop petite ; elle ne désemplit pas pendant tout le temps du souper, et cependant beaucoup de personnes ne purent se procurer le plaisir de contempler le sublime défenseur des droits et de la dignité du peuple, ajoute encore la feuille de Condorcet[32]. Qui croirait, en lisant ces lignes, qu'à quelque temps de là elle poursuivrait d'incessantes calomnies l'homme dont elle parlait alors d'une façon si élogieuse, et du triomphe duquel elle se faisait l'historiographe ? Nous avons indiqué déjà une des causes de ce changement subit. Ah ! certains philosophes ont aussi de terribles rancunes !

Robespierre coucha à l'hôtel du Lion-d'Or. L'hôtelier, un digne homme nommé Bouthilier, aurait eu à loger Louis XVI en personne qu'il n'aurait été ni si heureux, ni si fier. Si je n'avais qu'un et qu'il me fût demandé pour le roi ou pour Robespierre, disait-il, le brave député aurait la préférence. Après être resté trois jours à Béthune, Robespierre retourna dans sa retraite des environs d'Arras, suivant de là les discussions orageuses de l'Assemblée législative, où semblait s'être concentrée alors toute l'ardeur révolutionnaire.

Pendant son absence, un grand changement s'opéra dans la municipalité parisienne. Bailly ayant donné sa démission de ses fonctions de maire de Paris, Pétion fut nommé à sa place, dans la journée du 16 novembre. Il avait eu pour concurrent le feuillant d'André, et La Fayette, qui, en vertu d'une loi de l'Assemblée constituante, par laquelle chacun des six chefs de division de la garde nationale devait, à tour de rôle, commander pendant un mois, avait dû déposer ses insignes de commandant général. Un certain nombre de voix s'étaient réparties entre Robespierre, Camus, Fréteau, Thouret et d'Ormesson. Le lendemain même du jour où l'homme qu'il regardait encore comme son meilleur ami était appelé à la tête de la municipalité parisienne, Robespierre écrivait à Duplay : Je pense avec une douce satisfaction que mon cher Pétion a peut-être été nommé maire de Paris au moment où j'écris. J'éprouverai plus vivement que personne la joie que doit donner à tout citoyen ce triomphe du patriotisme et de la probité franche sur l'intrigue et sur la tyrannie[33]. Mais Pétion, qui venait de passer quelque temps en Angleterre, où il s'était trouvé avec madame de Genlis, femme du girondin Sillery, n'inspirait pas à tous les patriotes la même confiance. Si nombre de journaux démocratiques célébrèrent sa nomination comme une victoire des Jacobins, quelques sceptiques hochèrent la tête, et l'Ami du peuple, entre autres, ne le jugeant pas homme à rompre des lances avec les agents du pouvoir exécutif, témoigna hautement la crainte de voir bientôt le nouveau maire gauchir par faiblesse et se laisser aller aux cajoleries de la cour. Il s'en faut de beaucoup, disait-il, qu'il ait les qualités requises pour un chef de la municipalité, place qui exige une extrême activité, un grand courage, un zèle ardent pour la liberté, un saint respect pour l'équité et un caractère inflexible. Robespierre, voilà l'homme qu'il nous fallait[34]. Et cette appréciation, sortie de la plume de Marat, a d'autant plus d'importance que Robespierre, comme on le verra bientôt, éprouva toujours pour l'Ami du peuple le plus grand éloignement, une sorte de répulsion, tout en rendant justice à son patriotisme. Il n'avait point quant à lui, cela est bien constaté, de telles appréhensions à l'égard de son cher Pétion. Nous dirons prochainement comment, subissant à son tour l'enivrement du pouvoir, Pétion se sépara de son ami, de son compagnon d'armes, avec une facilité dont ne sauraient s'étonner d'ailleurs les gens qui ont étudié le caractère de cet homme, et passa sans scrupule dans le camp de ses plus acharnés détracteurs. Et pourtant, avec quelle joie, avec quelle douce émotion Robespierre le revit, se jeta dans ses bras, le jour même de son retour à Paris ! Elles partent bien du cœur, et n'ont pas été écrites pour tromper l'opinion publique, comme la plupart des Mémoires où on le peint si défiant, où on le présente comme un envieux de Pétion, ces lignes d'une lettre que nous avons sous les yeux, adressée le 30 novembre à son ami Buissart : Mon cher ami, je suis arrivé avant-hier à Paris. J'ai soupé le même jour avec Pétion. Avec quelle joie nous nous sommes revus ! Avec quels délices nous nous sommes embrassés ! Pétion/habite le superbe hôtel qu'habitaient les Crosne, les Lenoir ; mais son âme est toujours simple et pure. Ce choix seul suffirait pour prouver la Révolution. Le fardeau dont il est chargé est immense, mais je ne doute pas que l'amour du peuple et ses vertus ne lui donnent les moyens nécessaires pour le porter. Et maintenant que des déclamateurs s'évertuent à propager contre lui les accusations d'envie, de jalousie[35], parce que plus tard il ne crut pas devoir se laisser attaquer sans se défendre, et répondit assez vertement à de perfides insinuations de son ancien ami, sa justification est dans ces quelques lignes d'une lettre écrite dans l'abandon de l'intimité et conservée par des mains pieuses !

 

VI

Ainsi, quand Robespierre revint à Paris (28 novembre), l'horizon politique s'était prodigieusement obscurci, et, on l'a vu, l'Assemblée législative, poussée par les orateurs de la Gironde, était entrée dans la voie des sévérités terribles. La sanction royale avait été refusée au décret rendu contre les émigrés, et pourtant le ministère comptait alors dans son sein quelques membres qui passaient pour attachés à la Révolution. Cahier de Gerville, procureur-syndic adjoint de la commune de Paris, homme austère et rude, qu'on regardait comme ayant des opinions républicaines, avait remplacé au département de l'intérieur de Lessart, appelé au ministère des affaires étrangères ; et Narbonne avait, pour ainsi dire, reçu des mains de la fille de Necker, de madame de Staël, le portefeuille de la guerre enlevé à Duportail.

Le message du roi, portant signification du refus de sa sanction, avait été accueilli par de violents murmures au sein du Corps législatif ; on put dès lors présager quel sort était réservé au décret rendu sur les prêtres. Robespierre attribua à ce veto le réveil de l'esprit public, fort engourdi depuis la fin de l'Assemblée constituante. L'opinion, toutefois, lui paraît avoir fait sourdement de grands progrès pendant son absence. Le nom de Feuillants, écrit-il, n'excite plus que le rire. Les Barnave, les Duport, les d'André, lui semblent avoir perdu tout crédit[36]. Et il ne se trompe pas, car, aux élections municipales, d'André, compétiteur déclaré de Pétion, n'avait, malgré les démarches actives de ses amis, obtenu que 77 voix. C'était un échec irréparable, et l'on peut dire que le parti des Constitutionnels, ce parti intrigant et remuant, qui, après avoir donné tant de gages à la Révolution, s'était soudainement retourné contre elle, sombra tout à fait dans cette dernière élection. Cependant de bons citoyens n'étaient pas sans inquiétude sur les projets des ennemis de la liberté, et, dès son arrivée, Robespierre reçut la confidence de leurs craintes. Mais, ajoute-t-il dans cette lettre à son ami Buissart, e trouve de grandes ressources dans l'Assemblée nationale actuelle, que je regarde, contre l'opinion de tout le monde, comme très-supérieure à celle qui l'a précédée. Je pense ainsi quant à présent ; le temps éclaircira tout et ne changera jamais rien à l'amitié que je vous ai vouée[37]. Cette Assemblée était dominée par les hommes de la Gironde : Robespierre n'avait donc aucune prévention contre eux, puisque, contrairement à l'opinion généralement admise alors, il les jugeait supérieurs aux membres de la précédente Assemblée. Parmi les nouveaux venus, un compatriote de Pétion, le rédacteur du journal le Patriote français, Brissot, était devenu une puissance ; il apparaissait comme un de leurs principaux chefs, et les Girondins se rangeront de son côté, le suivront aveuglément dans la scission qui ne va pas tarder à éclater entre lui et Robespierre, sans beaucoup se préoccuper de quel côté seront le patriotisme le plus éclairé, la conviction la plus ardente.

Quand pour la première fois, depuis une absence de six semaines, Robespierre reparut aux Jacobins, sa présence excita un enthousiasme extraordinaire. Il ne manqua pas de s'y rendre le soir même du jour de son arrivée. A son aspect éclatèrent les plus vifs applaudissements. Collot d'Herbois, qui occupait le fauteuil comme vice-président en l'absence de Couthon, président en exercice, se leva aussitôt, et demanda que ce membre de l'Assemblée constituante, justement surnommé l'incorruptible, présidât par extraordinaire la séance ce soir-là ; ajoutant que les règlements de la société ne s'opposaient pas à cette motion, et qu'il fallait que les bons généraux visitassent les postes[38]. Cette proposition, mise aux voix, ayant été adoptée à l'unanimité, Robespierre prit le fauteuil, et en quelques mots chaleureux il remercia avec effusion la société du témoignage flatteur dont il venait d'être l'objet[39]. Il y fut en effet extrêmement sensible, et ne manqua pas de faire part de ses impressions à son cher confident d'Arras. J'ai été dans la soirée à la séance des Jacobins, où j'ai été accueilli du public et de la société avec des démonstrations de bienveillance si vives qu'elles m'ont étonné, malgré toutes les preuves d'attachement auxquelles le peuple de Paris et les Jacobins m'avoient accoutumé[40]. Assurément ces lignes ne viennent point d'un orgueilleux s'imaginant qu'à son aspect tous les fronts doivent s'incliner ; et, ne l'oublions pas, c'est surtout dans ces lettres privées, tout intimes, que se décèle le véritable caractère de l'homme.

Ce même jour on commença d'agiter aux Jacobins une question qui, durant plus de deux mois, allait tenir attentif le pays tout entier : je veux parler de la question de la guerre, dont l'Assemblée législative s'était déjà occupée depuis quelques jours. Par un des articles de son décret sur les émigrés, elle avait chargé son comité diplomatique de lui présenter promptement un rapport au sujet des meilleures mesures à prendre à l'égard des puissances étrangères, sur le territoire desquelles se tenaient des rassemblements suspects. Le 22 novembre, Koch, député du Bas-Rhin, s'était borné, au nom de ce comité, à proposer à ses collègues de charger le pouvoir exécutif de recourir aux moyens les plus prompts et les plus efficaces pour forcer les Électeurs princes de l'Empire à dissoudre les rassemblements d'émigrés formés sur leurs territoires, aux portes de la France, et a ne plus tolérer les enrôlements journaliers qui s'y faisaient. L'Assemblée, après avoir ordonné l'impression du rapport de son comité, en avait ajourné la discussion ; mais dès lors germa dans une foule de têtes la pensée de jeter un défi aux souverains auprès desquels les émigrés, dont les intentions hostiles contre la patrie n'étaient plus un mystère, trouveraient aide et protection.

Robespierre, en arrivant à Paris, trouva donc les esprits dans les dispositions les plus belliqueuses. Il avait été reçu par ses hôtes avec les démonstrations d'une tendresse toute paternelle ; Duplay et sa femme avaient embrassé un fils, les enfants un frère[41]. En peu d'instants il s'était mis au courant de l'opinion de la société des Amis de la Constitution, laquelle société, prêchée depuis six semaines par les hommes de la Gironde, et maintes fois présidée par eux, était nécessairement imbue de l'enthousiasme guerrier des orateurs de ce parti, dont les paroles sonores retentissaient comme un bruit de clairon. Pour lui, il n'était nullement revenu avec des idées guerrières, et si l'ardeur dont lui avaient paru animées les populations de l'Artois et de la Picardie avaient pu le rassurer sur l'énergie qu'au besoin la France saurait déployer contre ses ennemis, elle ne suffisait pas pour l'engager à pousser témérairement son pays dans des entreprises aventureuses. Il savait trop bien combien peu de profit l'humanité retire en général de ces grandes effusions de sang où disparaissent en pure perte des générations tout entières, et surtout combien les gens de guerre sont presque toujours funestes à la liberté. Avec l'admirable sens d'observation dont il était doué, il vit tout de suite clair dans la situation. Si en effet et malheureusement la paix devait être rompue par le fait des puissances étrangères, c'était bien ; mais alors, pensait-il, il fallait allumer la guerre des peuples contre leurs oppresseurs couronnés, et non pas entreprendre une petite guerre restreinte qui permît au pouvoir exécutif de s'entourer d'un appareil formidable, et de tourner, à un moment donné, contre la Révolution les armes destinées à frapper l'ennemi.

Le 28 novembre, disions-nous donc, eurent lieu aux Jacobins les premiers débats sérieux sur la guerre, à l'occasion d'un projet de décret que Dubois-Crancé proposait de soumettre à l'Assemblée législative, et par lequel on aurait insisté auprès du roi pour qu'il eût à prendre immédiatement les mesures les plus propres à dissiper les rassemblements d'émigrés. Le lendemain devait précisément s'ouvrir à l'Assemblée la discussion du rapport présenté par Koch peu de jours auparavant. Quelques orateurs ayant été entendus, Robespierre quitta le fauteuil et monta à son tour à la tribune. Selon lui, l'Assemblée nationale n'avait nullement besoin de s'adresser humblement au roi ; c'était à elle-même à tracer au pouvoir exécutif sa ligne de conduite, et à décréter les mesures capables d'assurer le salut public. D'après le projet du comité, les électeurs de Mayence, de Trêves, de Cologne, et l'évêque de Spire, semblaient être les grands ennemis qui menaçassent le peuple français ; à son avis, il n'y avait rien à craindre de ces petites puissances ; mais il en était une dont on ne parlait pas, c'était l'Autriche, la plus formidable, la seule peut-être à redouter. Léopold tolérait aussi à Tournay des rassemblements d'émigrés ; craignait-on de citer son nom ? Or, poursuivait Robespierre, il faut dire à Léopold : Vous violez le droit des gens en souffrant les rassemblements de quelques rebelles que nous sommes loin de craindre, mais qui sont insultants pour la nation. Nous vous sommons de les dissiper dans tel délai, ou nous vous déclarons la guerre au nom de la nation française et au nom de toutes les nations ennemies des tyrans.

Ainsi donc, dès les premiers jours, Robespierre posait nettement la question : s'il devenait nécessaire de troubler la paix de l'Europe, encore fallait-il frapper l'ennemi véritable ; or cet ennemi, l'empereur d'Autriche, le frère de la reine, on verra de quels ménagements la cour et les ministres usaient à son égard. Si le gouvernement français, continuait Robespierre, défère à une pareille réquisition, faite avec dignité par les représentants de la nation, les ennemis intérieurs et extérieurs ne sont plus à craindre. Il faut se pénétrer de ce principe, que la liberté ne peut se conserver que par le courage et le mépris des tyrans. L'Assemblée nationale et le pouvoir exécutif doivent agir avec les ennemis extérieurs comme un peuple libre avec des despotes ; il faut imiter ce Romain qui, chargé au nom du Sénat de demander la décision d'un ennemi de la République, ne lui laissa aucun délai. Il faut tracer autour de Léopold le cercle que Popilius traça autour de Mithridate. Voilà le décret qui convient à la nation française et à ses représentants[42]. Eh bien ! ce langage sera toujours celui que nous entendrons tenir à Robespierre dans ses grandes luttes avec les Girondins sur la question de la guerre ; seulement, ayant eu le temps de se recueillir, d'examiner plus froidement les choses, il essayera de calmer l'enthousiasme belliqueux de ses concitoyens, les engagera à se tenir sur la défensive, sachant trop bien de quels périls était sans cesse menacée, dans un pays engoué de la profession des armes, cette liberté dont le triomphe était le but de sa vie.

En ce temps-là les Jacobins s'occupaient également de l'instruction publique, question capitale, qu'au milieu de ses immenses travaux avait négligé de résoudre l'Assemblée constituante. Robespierre se trouva compris dans la liste des membres du club auxquels fut confié le soin de préparer le meilleur système pour instruire les enfants, et de faire à la génération qui grandissait le catéchisme de la constitution[43].

Du respect que Robespierre portait à la liberté et à la légalité nous trouvons des preuves à chaque pas. Ainsi, à cette époque, se poursuivaient les opérations pour les élections municipales. Manuel ayant été nommé procureur de la commune, un ardent ami de Danton, d'Aubigny, dont nous aurons à parler plus tard, vint le 4 décembre proposer aux Jacobins de recommander Danton pour substitut. Robespierre prit alors la parole, et engagea ses collègues à s'abstenir de délibérer en commun sur les candidats aux diverses places, de façon à ne pas encourir le reproche d'avoir imposé au public ceux à qui leur patriotisme pourrait mériter les suffrages de leurs concitoyens. Il craignait en un mot que la pression d'une société en corps sur les électeurs ne parût une atteinte à la liberté et à la sincérité du vote. Dans cette circonstance, il eut pour contradicteur Réal, dont l'opinion semble avoir eu plus de faveur[44].

Le lendemain, il montait de nouveau à la tribune afin de combattre la motion d'un membre qui demandait que les sections s'assemblassent dans les cas d'urgence, et que la société adressât à ce sujet une pétition au Corps législatif. La permanence des anciens districts, on s'en souvient, avait été supprimée par un décret de l'Assemblée constituante malgré les efforts de Robespierre, qui s'était aussi opposé en vain à l'interdiction des pétitions collectives ; mais une fois la loi votée, il s'inclinait, la jugeant inviolable et sacrée tant qu'on n'en avait pas obtenu légalement la réforme. C'est pourquoi il s'éleva contre la proposition soumise aux Jacobins, voulant préserver la société du reproche, trop légèrement dirigé contre elle, d'attaquer sans cesse l'ordre établi. Il n'avait aucun doute toutefois sur la pureté des desseins des Amis de la Constitution, et ne se dissimulait nullement les avantages que les citoyens pourraient retirer de la faculté de se réunir librement. Il commença par le déclarer ; mais, ajoutait-il, — et ses paroles, il faut les retenir, — je n'en suis pas moins convaincu que cette société doit s'interdire toute pétition sur beaucoup d'objets de circonstance, et j'en trouverais mille preuves si j'avais besoin de prouver la vérité de mon assertion et de CETTE CIRCONSPECTION SAGE QUE JE N'AI JAMAIS CESSÉ DE PRÊCHER DEVANT vous, et que je ne cesserai de soutenir jusqu'à ce que la vérité soit établie. Une telle démarche donnerait nécessairement prise aux ennemis de la société : elle lui semblait donc inutile et dangereuse. C'était aux membres des sections de Paris à présenter eux-mêmes individuellement cette pétition, revêtue ainsi d'un caractère plus imposant. Robespierre ne manquait pas de confiance dans l'Assemblée nouvelle, on l'a vu par une des lettres dont nous avons cité des extraits ; il espérait qu'elle se déciderait à réformer un décret malheureux selon lui, et qu'elle procurerait au pays le bienfait inestimable de la liberté, l'objet de nos vœux, disait-il en finissant[45]. Docile cette fois à ses sages conseils, la société repoussa la motion proposée.

 

VII

Une pétition, signée de la plupart des membres du directoire du département de Paris, au sein duquel quelques Constituants, comme Desmeuniers, Beaumetz et Talleyrand-Périgord, avaient trouvé un refuge à la clôture de l'Assemblée nationale, pétition qui invitait le roi à refuser la sanction au dernier décret du Corps législatif sur les troubles religieux, fournit à Robespierre une nouvelle occasion de témoigner de son respect pour la liberté et la légalité. Le 6 décembre, Dubois-Crancé dénonçait vivement cette pièce aux Jacobins comme contre-révolutionnaire, et l'on ne proposait rien moins que de demander la mise en accusation des signataires. Robespierre, tout en blâmant énergiquement la faute commise par le directoire du département, démontra qu'il n'y avait aucun moyen légal de s'opposer à cette démarche, puisque les membres du directoire, en lui donnant la forme d'une pétition, avaient agi comme simples particuliers, et usé d'un droit commun à tous les citoyens[46]. Le mépris et l'indignation publique pouvaient donc seuls, suivant lui, faire justice de cette pétition dont il signala d'ailleurs l'irrévérence à l'égard de l'Assemblée législative, et que Camille Desmoulins considérait comme le premier feuillet d'un vaste registre de contre-révolution, envoyé à la souscription et à la signature des aristocrates des quatre-vingt-trois départements.

Cet objet occupa durant deux jours encore l'attention de la société. Quelques membres auraient voulu que l'on combattît la pétition du directoire par une contre-pétition émanée du club même ; mais Robespierre fit de nouveau observer, au nom de la prudence, qu'il valait mieux que les pétitions émanassent des membres des sections de Paris, agissant comme citoyens, que d'une société quelconque. Il faut, dit-il à la séance du 8, que les ennemis apprennent que le public n'est point l'écho de cette société, mais au contraire qu'elle est l'écho du public ; qu'ils apprennent qu'elle n'est autre chose qu'une section du public, qui n'a de l'énergie que parce que la capitale est pénétrée des principes de la Révolution, et qu'elle est prête à la défendre et à sacrifier pour elle les biens les plus précieux. Puis, signalant l'hypocrisie avec laquelle était conçue cette pétition du directoire du département de Paris, où l'on avait cherché à pallier la haine des nouveaux principes par une profession de foi qu'eussent signée les plus purs patriotes, il ajoutait que ce serait peut-être l'occasion de dévoiler aux yeux de l'Assemblée législative le perfide système des ennemis de la Révolution, qui ne cessaient d'attaquer la liberté, en parlant de leur amour pour cette même liberté. Rien d'odieux, à ses yeux, comme ces gens qu'on avait vus, au sein de la dernière Assemblée, essayer de comprimer la liberté par les combinaisons les plus machiavéliques, et qui, ayant trouvé moyen de parvenir à des places importantes, s'efforçaient encore de lui porter les coups les plus funestes. Les projets des ennemis déguisés de la Révolution lui paraissaient plus étendus, plus compliqués qu'on ne se l'imaginait ; aussi, pour les déjouer, conseillait-il le calme, l'union, une surveillance de tous les instants[47].

Ces paroles impressionnèrent vivement la société ; immédiatement elle chargea une commission de lui présenter, à la prochaine séance, un projet d'adresse à l'Assemblée législative. Robespierre fut chargé de la rédaction. Le surlendemain, à l'ouverture de la séance, il montait à la tribune pour donner lecture de son travail. Dans cette longue adresse, dont les journaux du temps ont seulement donné des extraits, il signalait, dès le début, le mauvais effet produit par cette démarche d'un corps administratif provoquant le veto royal contre un décret qui avait pour but de mettre fin aux troubles religieux ; spectacle, disait il, aussi nouveau qu'alarmant pour l'ordre public. Quel était donc le dessein de ces administrateurs ? Voulaient-ils avilir l'Assemblée législative, décréditer sa sagesse, ranimer le fanatisme, autoriser la révolte en quelque sorte par leur exemple ? Était-ce pour encourager la cour à repousser de nouveau le vœu des représentants de la nation ? Voilà quelles réflexions suscitait tout d'abord la pétition du directoire du département. C'était moins, du reste, ce corps administratif qu'on avait à combattre, semblait-il à Robespierre, que les Desmeuniers, les Talleyrand, les Beaumetz, dont on reconnaissait l'esprit insidieux ; c'était sur eux que devait rejaillir le blâme. En vain avaient-ils tenté de donner le change à l'opinion en mêlant à leur perfide pétition un hommage à la liberté et à la constitution, on aurait pu s'y tromper si tous les préambules ministériels et l'expérience de la Révolution n'avaient pas suffisamment avancé l'éducation des esprits à cet égard.

La nation, s'écriait-il, commence à être fatiguée de ce charlatanisme qui ne laisse apercevoir que des intrigues ; après les intrigues, les conspirations ; après les conspirations, des parjures. On ne la trompera pas plus longtemps. Puis, s'adressant à ces administrateurs eux-mêmes, il leur reprochait d'avoir imprudemment occasionné les troubles religieux en imaginant de faire dire alternativement le service divin dans la même église par les prêtres assermentés et les réfractaires. N'était-ce pas là créer un antagonisme fatal ? Et quoi de plus propre à diviser les campagnes ? Craignez, leur disait-il, craignez qu'on ne s'aperçoive que vous faites tous vos efforts pour nous ramener au despotisme par l'anarchie. Ce sera en effet la pratique constante des ennemis de la Révolution. Au reste, confiant dans l'avenir de la liberté, Robespierre exprimait l'espérance de voir le monarque rejeter une pétition dont la nation s'indignait à bon droit, et terminait en ces termes : Ce serait en vain que nos ennemis auraient conçu l'affreux projet de couvrir la terre de la liberté de sang et de ruines, la liberté s'élèverait sur ces ruines mêmes ; elle surnagerait sur les flots de sang. Tremblez, perfides, la liberté est plus forte que les tyrans[48]. Ainsi nous voyons peu à peu s'accentuer plus énergiquement les paroles des orateurs ; elles iront s'assombrissant en raison des efforts et des violences contre-révolutionnaires. Mais nous sommes loin encore des hyperboles des hommes de la Gironde ; Robespierre n'est pas à leur diapason. Toutefois Brissot, dans son journal, prodigua les plus grands éloges à l'adresse rédigée par Robespierre, adresse dont le club des Jacobins vota avec enthousiasme l'impression et l'envoi à toutes les sociétés affiliées[49].

En même temps, Camille Desmoulins rédigeait et faisait signer par trois cents citoyens une contre-pétition qu'il vint présenter lui-même à l'Assemblée nationale, dans la séance du 11 décembre, et dont Fauchet donna lecture. C'était un morceau achevé. Jamais le charmant écrivain n'avait déployé plus de verve, plus d'ironie mordante, plus de grâce et de bon sens à la fois. Il flétrissait avec une juste raison les membres de ce directoire qui, après avoir été les principaux auteurs des dispositions sévères prises par la dernière Assemblée contre tout écrit tendant à provoquer l'avilissement des pouvoirs constitués, la résistance à leurs actes, après avoir fait fusiller au Champ-de-Mars des citoyens signataires d'une pétition parfaitement légale, avaient commis eux-mêmes le délit qu'ils avaient voulu réprimer, et, pris à leur propre piège, s'étaient mis dans le cas d'être poursuivis.

Aussi Camille, moins tolérant que son cher camarade de collège, demandait-il que les membres du directoire du département de Paris fussent décrétés d'accusation, non-seulement pour avoir provoqué l'avilissement des pouvoirs constitués et la résistance à leurs actes, mais encore pour avoir adressé au pouvoir exécutif une pétition collective, au mépris du décret qui interdisait ces sortes de pétitions, — car, dans son opinion, ils n'avaient point agi comme simples citoyens, — et osé déclarer que, chargés en leur qualité d'administrateurs de l'exécution du décret, ils ne prêteraient jamais la main à une pareille loi si elle n'était pas frappée du veto royal[50]. L'Assemblée législative, jugeant, d'accord en cela avec Robespierre, que le directoire du département avait usé d'un droit commun, ne le décréta point d'accusation, mais elle accueillit par des applaudissements prolongés la vive satire de Camille Desmoulins, en vota l'impression ; et, marqués comme d'un fer rouge par cette plume acérée, les Desmeuniers, les Talleyrand perdirent le peu de crédit qu'ils avaient pu conserver auprès de quelques amis de la constitution, et tombèrent tout à fait dans le mépris public.

 

VIII

Mais revenons à la grande question du moment, je veux parler de la guerre. Il importe de bien préciser l'état des esprits à cette époque, la situation respective des partis, les espérances des uns, les appréhensions des autres, car les importants débats dont nous allons rendre compte auront une portée incalculable et enfanteront des haines qui aboutiront, hélas ! à de désastreux résultats. C'est pourquoi nous irons lentement dans l'étude de cette grave question ; nous ne négligerons aucun détail ; nous n'omettrons aucune preuve, parce qu'il est indispensable de relever les trop nombreuses erreurs accréditées sur ce point, parce qu'il est temps de remettre chaque chose à sa place, parce qu'il faut démontrer d'une façon irréfragable de quel côté, dans la grande lutte oratoire à laquelle donna lieu cette question de la guerre, furent la clairvoyance, la logique, et surtout le calme et la modération[51].

Aucune animosité n'existait alors contre Robespierre dans le cœur des Girondins. Ils rendaient pleine justice à son désintéressement, à son patriotisme, à ses lumières, à son éloquence, à la pureté de ses mœurs ; son immense popularité ne leur portait pas encore ombrage ; ils venaient de rappeler à l'ordre, par un décret, une députation de la ville de Saint-Malo pour avoir, à la barre même où elle avait été admise, traité de blasphématoires certains passages d'un discours de Robespierre sur les colonies, prononcé à la tribune de l'Assemblée constituante[52]. On se rappelle enfin avec quelle complaisance le journal de Condorcet avait raconté l'ovation dont Maximilien avait été l'objet à Béthune ; la feuille de Brissot ne lui était pas moins favorable, et elle accueillait volontiers encore les épîtres les plus flatteuses en l'honneur de celui que bientôt elle s'efforcera de dénigrer impitoyablement[53]. Eh bien ! nous allons voir.,-spectacle digne de la plus scrupuleuse attention, — comment une dissidence d'opinion sur la question de savoir si la France devait témérairement exposer sa constitution, sa liberté, toutes les conquêtes de l'esprit moderne dans une guerre dont le pouvoir exécutif aurait la direction, engendrera contre le grand homme d'État de la Révolution, on peut dire de l'humanité, des colères et des rancunes qui dépassent toute croyance. Et, — point essentiel auquel, en général, on ne s'arrête pas assez, — il faudra, en assistant paria pensée à ces luttes que vont se livrer des hommes qui cependant voulurent presque tous la même chose, le triomphe complet des principes de la Révolution il faudra, dis-je, observer avec soin d'où vinrent les provocations, dans quels cœurs se creusèrent d'abord des abîmes de haine sans fond, de quel côté enfin prit naissance cet infernal système de calomnies, armes terribles, dont se servira l'un et l'autre parti. Seulement, s'il en est un qui soit plus excusable que l'autre, c'est assurément celui qui n'a fait qu'user de représailles. Or, dans une opinion beaucoup trop répandue encore, tandis qu'on accorde tout aux ennemis de Robespierre, et qu'on se montre pour eux d'une indulgence infinie, on lui fait, à lui, un crime de se défendre, et l'on se récrie sur ce qu'il y a parfois d'amer dans son langage, comme si la vivacité de la riposte n'était pas toujours en raison directe de la violence de l'attaque. Encore une fois il nous est donc indispensable d'insister là-dessus.

Assurément si, vers la fin de l'année 1791, une idée fut à peu près universellement accueillie avec enthousiasme, ce fut celle de la guerre, mise en avant par les Girondins. Soutenir le contraire, ce serait aller contre la vérité des faits, ce serait surtout méconnaître le génie belliqueux de notre nation. Propagée d'un bout de la France à l'autre, cette idée enflamma les esprits, bien peu résistèrent à l'entraînement. Dans les campagnes, dans les ateliers, dans les sociétés populaires, il n'était question que de guerre. Marchons à l'ennemi ! tel était le cri général. Et cela n'avait rien d'étonnant de la part d'un peuple que séduit la perspective des camps, que grise l'odeur de la poudre, et qui, au bruit du tambour, à la vue des enseignes déployées, est toujours prêt à courir les aventures des batailles, sans s'inquiéter de tout ce qu'il risque dans les hasards de la guerre, j'entends ses institutions, sa liberté, car le reste est d'un intérêt secondaire ; et sans se demander si, en vertu d'un prétendu droit des gens, il est permis aux hommes de s'ériger ainsi en bourreaux les uns des autres. Et moi-même qui écris ces lignes, ne me suis-je pas senti pris, plus jeune, de la fièvre des combats, ne me suis-je pas enivré aussi de cette fumée de la gloire militaire, n'ai-je pas chanté l'homme des armées, celui que voyait de loin venir Robespierre, et que, dans sa merveilleuse perspicacité, il signalait d'avance à son pays, montrant l'anéantissement des libertés publiques comme une des plus périlleuses conséquences de la guerre ?

Ainsi donc, cette guerre, tout le monde la voulait alors, la cour, les Girondins, la Société des Amis de la constitution, menée par eux en ce moment, la nation entière, mais à des conditions et dans des vues bien différentes. La cour voulait la guerre, cela est hors de doute, et ce qui le prouve irréfragablement, c'est qu'ayant refusé de sanctionner le décret sur les émigrés, décret dont l'exécution eût peut-être rendu inutile la rupture de la paix, elle ratifia sans difficulté les propositions belliqueuses de l'Assemblée nationale. Mais conseillée par Lameth, Duport et Barnave, ayant La Fayette pour général, elle entendait faire la guerre à sa façon, c'est-à-dire ménager avec soin les grandes puissances, l'Autriche et la Prusse, sur lesquelles elle comptait toujours pour la restauration de l'ancien régime, et s'en prendre aux petits princes allemands, afin de pouvoir lever des troupes à son aise et les diriger à un moment donné contre la Révolution elle-même. Nous avons à cet égard un aveu péremptoire, c'est celui du ministre Narbonne, du protégé de madame de Staël, qui assurément, tout en ayant l'air d'entrer dans les vues des Girondins, n'obéissait guère aux mêmes sentiments. Eh bien ! plus tard il avouait que son dessein avait été de former une armée dans laquelle Louis XVI eût pu trouver un refuge, et d'où il aurait intimidé les clubs, comme le voulait également La Fayette[54]. Ce fut ce que comprit très-bien un des journaux les plus populaires du temps, qui se rendit tout de suite aux prévoyantes observations de Robespierre. Si Louis XVI n'a pas voulu concourir avec les représentants de la nation à assurer la tranquillité de l'État par des moyens légaux, disaient les Révolutions de Paris, c'est qu'il a voulu la guerre, c'est qu'il lui faut la guerre pour seconder ses projets[55]. Mais bien peu nombreux encore étaient parmi les patriotes les convertis à la paix, ou du moins les partisans de la guerre défensive seulement.

Au reste, il ne n'agissait pas encore de la grande guerre des peuples contre les rois, la seule que comprît Robespierre, si l'on venait à être attaqué et si l'on en était réduit à tirer l'épée, comme on l'a pu voir par les quelques paroles qu'il prononça à la tribune des Jacobins, le jour même de son retour. Les vœux des Girondins n'allaient pas alors au delà d'une guerre restreinte, et Isnard, dans ce sombre et beau discours du 29 novembre où, parlant des ministres, il s'était écrié : Disons-leur que désormais ils n'ont à choisir qu'entre la reconnaissance publique et la vengeance des lois, et que, par le mot responsabilité, nous entendons la mort, Isnard se bornait en définitive à réclamer des mesures vigoureuses contre les émigrés et ces petits princes d'outre -Rhin, assez hardis pour favoriser les coupables entreprises des rebelles[56]. Dans le message présenté le soir même au roi, au nom de l'Assemblée législative, on l'invitait à adresser d'énergiques déclarations aux cercles du Haut et du Bas-Rhin, aux électeurs de Trèves et de Mayence, à l'évêque de Spire ; mais de l'empereur d'Autriche, du roi de Prusse, dont les sentiments hostiles à l'égard de la Révolution étaient bien connus, pas un mot. Tel était également le sens des discours belliqueux prononcés à la tribune de la société des Amis de la constitution. Eux aussi, les Jacobins, avaient cédé à l'entraînement général ; et combien d'efforts il fallut à Robespierre pour les convertir en partie à l'opinion contraire ! on en jugera. C'est donc par la plus étrange confusion, par le plus complet oubli des faits, qu'on a pu les présenter comme opposés à la guerre et songeant seulement à combattre l'ennemi intérieur. Même à un moment où Robespierre était parvenu à ébranler bien des convictions, un journal tout dévoué aux hommes de la Gironde, la Chronique de Paris, prend soin de nous avertir que la société des Jacobins n'a pas varié dans son opinion sur la guerre, et que ses sentiments à ce sujet ne sont pas équivoques[57].

Par toute la France, avons-nous dit, s'était rapidement propagée cette idée de la guerre. Partisans de la cour, ministériels, Girondins et Jacobins, tous semblaient animés de l'ardeur des combats, comme si d'un coup d'épée on allait trancher le nœud des questions brûlantes dont la prompte solution importait à la prospérité du pays. Or, troubler ce concert d'enthousiasme ; tenter de démasquer les uns, de détromper les autres ; opposer la froide raison aux emportements d'un patriotisme plus ou moins éclairé ; combattre seul l'engouement public au nom de l'humanité, de la philosophie, de la liberté ; entrer en lutte enfin contre tout un peuple saisi d'un frémissement belliqueux, c'était donner au monde un grand et noble spectacle : eh bien ! ce spectacle, Robespierre le donna pendant deux mois. Puisant dans sa conscience les forces nécessaires pour ce duel inégal, il vint, le front calme, l'œil serein, rompre en visière aux innombrables partisans de la guerre, sachant d'avance peut-être à combien d'inimitiés et de calomnies il exposait sa personne, mais plaçant au-dessus de sa popularité le triomphe du droit, de la vérité et de la raison.

 

IX

Présenter Robespierre comme systématiquement opposé à la guerre, ce serait une erreur. Philosophe, il n'aimait pas ces affreuses effusions de sang qui profitent en général plus aux despotes qu'aux peuples ; patriote, il croyait à la nécessité de la paix, afin d'établir dans le pays la liberté, le jeu régulier de la constitution, et surtout, afin de vaincre les ennemis du dedans, plus acharnés et plus à craindre que ceux du dehors, sauf à tomber résolument sur toute puissance étrangère assez osée pour s'immiscer dans nos affaires intérieures. Et alors c'eût été la guerre terrible des peuples contre les tyrans couronnés, non une guerre anodine contre de petits princes allemands, incapables de soutenir le choc d'une armée française. Voilà ce qu'il disait dès le 28 novembre, dès le jour même de son arrivée. Un examen plus approfondi de la question et de la situation ne fit que le fortifier davantage dans son opinion. Il vit d'abord très-clairement que la cour avait un intérêt à un semblant de guerre, afin de pouvoir diriger à son gré les forces militaires du pays ; ses prévisions à cet égard ont été, on l'a vu, justifiées par les propres aveux de Narbonne. Il n'eut pas de peine ensuite à s'apercevoir que les souverains de l'Europe, tout en désirant la guerre pour écraser la Révolution qui pouvait les menacer à leur tour, ne tenaient nullement à prendre l'offensive, aimant bien mieux laisser au peuple français le rôle d'agresseur, et mettre de leur côté les apparences du droit et de la justice. Attaqués les premiers, ils se trouvaient dans le cas de légitime défense, et nul n'avait à blâmer leur intervention dans les affaires de la France. L'empereur d'Autriche donna même quelques ordres pour la dispersion des émigrés dans ses Etats. Aussi, quand, le 9 décembre, le journaliste Carra vint aux Jacobins dénoncer une proposition formelle qu'aurait faite Léopold à Louis XVI de le soutenir lui et la monarchie, Robespierre éleva quelques doutes. Il était bon de se tenir sur la défensive, dit-il, mais, selon lui, les puissances étrangères avaient plutôt l'intention d'effrayer la France que de rompre avec elle[58].

Le surlendemain, Réal et Carra n'en prirent pas moins successivement la parole, pour proposer les meilleures mesures à prendre au sujet de l'intervention qu'aurait offerte l'Empereur. La seule réponse, selon eux, était de porter les premiers coups, d'assaillir l'ennemi dans ses foyers. Invoquant l'exemple de Frédéric le Grand, ils présentaient la guerre agressive comme beaucoup plus avantageuse que la guerre purement défensive, et Réal alla jusqu'à demander que, laissant de côté le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, on consultât dans ses comices le souverain, le peuple, qui seul pouvait forcer le roi de mettre immédiatement ses armées en campagne.

Aussitôt Robespierre monta à la tribune et dit : Messieurs, ce n'est pas sans quelque répugnance et même sans quelque honte que je suis monté à cette tribune pour improviser sur une question aussi délicate, et qui demande un examen si profond ; cependant, comme je vois l'opinion se porter avec une certaine impétuosité vers un parti qui ne me paraît pas avoir été approfondi, je me suis cru obligé de vous présenter quelques observations qui me sont inspirées. Rappelant ensuite qu'il avait autant d'attachement que personne pour la souveraineté du peuple, et qu'il s'était attiré assez d'inculpations calomnieuses à cause de cet attachement pour avoir le droit de se livrer à quelques réflexions à ce sujet, il critiqua, avec beaucoup de ménagement d'ailleurs, l'opinion du précédent orateur comme inconstitutionnelle. Il ne s'agissait pas de convoquer le peuple dans ses comices, c'était à l'Assemblée nationale à décider si l'on ferait la paix ou la guerre. Quant à lui, ce dernier parti lui semblait le plus dangereux, parce que, n'ayant aucune confiance dans le pouvoir exécutif, il ne le verrait pas sans inquiétude disposer de toutes les forces du pays, que, par un vote de guerre, l'Assemblée législative mettrait entre ses mains. Puis il était sûr d'avance qu'au lieu d'attaquer l'empereur, le véritable ennemi, dans le Brabant où les populations se réuniraient tout de suite à nous, on porterait nos troupes dans un coin de l'Allemagne, où elles se trouveraient isolées de toute communication avec les citoyens[59]. On va voir combien il devinait juste. Il borna là, dans cette séance, ses observations ; mais les grands discours que nous allons avoir à analyser, seront, en partie, le développement de ces quelques paroles improvisées.

La discussion était engagée, et elle devait se prolonger pendant des mois entiers. Bien rares-étaient alors les partisans de la paix. Cependant Robespierre avait du premier coup converti à ses idées un de ses futurs collègues à la Convention, Dubois-Crancé, lequel parla dans son sens à la séance suivante des Jacobins (12 décembre). Après lui on entendit un membre qui, dans son enthousiasme belliqueux, proposa d'investir l'Assemblée législative d'une autorité dictatoriale. Robespierre combattit vivement cette motion et soutint de nouveau son opinion en faveur de la paix, ou plutôt de la guerre défensive. Sans doute, dit-il, si les forces de la nation devaient être dirigées par des mains pures, il serait peut-être avantageux de prendre les devants et de déclarer la guerre à ceux qui toléreraient sur nos frontières des rassemblements hostiles ; niais dans l'impossibilité où l'on était de se fier aux agents du pouvoir exécutif, il lui semblait préférable d'attendre une provocation. La dictature était, à ses yeux, un détestable moyen. Il fallait, avant tout, examiner de quelle espèce de guerre on était menacé. Était-ce la guerre d'une nation contre d'autres nations ? celle d'un roi contre d'autres rois ? non ; c'était évidemment la guerre de tous les ennemis de la constitution contre la Révolution française, lesquels étaient de deux espèces, ceux du dedans et ceux du dehors. Pouvait-on raisonnablement ranger parmi les premiers la cour et les agents du pouvoir exécutif ? Sans résoudre affirmativement cette question, Robespierre se contentait de faire observer que les ennemis du dehors, les rebelles français, prétendaient n'être que les défenseurs de la cour de France et de la noblesse française.

Traçant, à traits rapides, l'historique de tous les efforts tentés par la cour et ses partisans pour enrayer la Révolution et dénaturer la constitution dans le sens des idées rétrogrades, il se demandait comment on pouvait avoir la pensée de confier à cette cour le soin de diriger les hostilités contre des ennemis dont elle partageait tous les sentiments, et arrivait à cette conclusion, que ce qu'on avait le plus à craindre, c'était la guerre, le plus grand fléau, suivant lui, qui pût menacer la liberté dans les circonstances où l'on se trouvait. Sans doute il y avait quelque inconvénient à laisser subsister sur nos frontières ces rassemblements d'émigrés, sentinelles avancées de la contre-révolution ; mais pourquoi la guerre, quand peut-être, en sanctionnant les sages décrets de l'Assemblée nationale, on aurait eu raison des rebelles ? Rappelant avec quelle persistance un certain nombre de députés, parmi lesquels Lameth, Barnave, Duport et La Fayette, aujourd'hui les conseillers de la cour, avaient essayé d'altérer la constitution au profit de cette cour, et de confisquer une partie des libertés conquises en 1789, il montrait la main des intrigants dirigeant présentement le pouvoir exécutif dans le sens de leurs rancunes et de leur ambition. Chose bien étrange ! on refusait de punir des rebelles, et l'on ne reculait pas devant une déclaration de guerre contre eux ! Il s'agissait donc d'une guerre simulée, mais n'en apportant pas moins avec elle son contingent de terreurs, de dangers, de complots et de trahisons, sur lesquels le pouvoir exécutif comptait sans doute pour amener le peuple français à une capitulation dont le gage serait l'anéantissement de la liberté et de la constitution. Voilà, disait Robespierre en finissant, voilà, si je ne me trompe, les vues de l'intrigue ministérielle ; voilà le véritable nœud de cette intrigue qui nous perdra si nous nous environnons de ces terreurs, si nous donnons une consistance aussi funeste que ridicule à ces factieux qui ne méritent que le mépris de la nation, et qui n'auraient pas dû fixer deux jours son attention. Je suis si convaincu par les plus simples réflexions que le bon sens suggère à ceux qui sont instruits des intrigues de la cour, que je crois être aussi sûr de ne pas me tromper que si j'étais membre du directoire, du club de Richelieu, de l'hôtel Marsillac et de tous les cabinets conspirateurs (1)[60]. Admirable sagacité de Robespierre, dont les discussions et les événements qui vont suivre apporteront chaque jour de nouvelles preuves. On sait à présent combien justes étaient ses prévisions, et de quel don prophétique il était doué quand il poussait le cri de défiance : Caveant consules !

 

X

Le jeudi 14 décembre, le roi vint à l'Assemblée répondre en personne au message du 29 novembre. Dans un discours tout empreint de respect et d'amour pour la constitution, il déclara, après avoir rendu pleinement justice à l'empereur, son beau-frère, et l'avoir remercié publiquement de ses bons offices ; il déclara, dis-je, qu'il allait sommer l'électeur de Trèves de faire cesser dans ses États, avant le 15 janvier suivant, tout attroupement, toutes dispositions hostiles de la part des Français qui s'y étaient réfugiés, sous peine, passé ce délai, d'être considéré comme ennemi par la France. Cette déclaration fut accueillie au bruit d'applaudissements prolongés. Ainsi, on le voit, l'empereur d'Autriche était, pour ainsi dire, traité en allié, en ami, alors qu'il promettait formellement aux princes possessionnés en Alsace et en Lorraine les secours dont ils auraient besoin pour obtenir leur réintégration dans tous leurs droits et privilèges[61].

Quand le roi se fut retiré, son nouveau ministre de la guerre, Narbonne, prit la parole pour annoncer que dans l'espace d'un mois cent cinquante mille hommes, divisés en trois armées aux ordres des maréchaux Luckner et Rochambeau et du général La Fayette, seraient réunis aux frontières, et que, quant à lui, il partirait sous peu de jours pour inspecter les troupes et dissiper les défiances qui pouvaient exister entre les soldats et leurs officiers[62]. Le choix d'un général auquel se rattachait le souvenir tout récent encore des massacres du Champ-de-Mars n'avait rien de bien rassurant pour les patriotes, et nous ne tarderons pas à voir le héros des deux mondes prendre soin de justifier lui-même les soupçons dont il était l'objet.

Le soir, aux Jacobins, un ancien membre de l'Assemblée constituante, Biauzat, vanta beaucoup la pureté des intentions du roi, et engagea en quelque sorte la société à cesser tous débats, pour ne pas gêner l'action du gouvernement dans ce moment critique. Il semblait aussi regarder comme résolue une question encore indécise, celle de la guerre. Mais, si en effet elle était résolue dans le sens de l'action, ce serait pour le malheur du pays, s'était écrié Robespierre, qui s'était empressé de monter à la tribune pour répondre à Biauzat. La déclaration du roi devait être, selon lui, l'objet du plus mûr examen de la part de l'Assemblée nationale. Il ne s'agissait donc pas de savoir si le monarque était digne de plus ou moins de confiance, il s'agissait de décider la paix ou la guerre par la pression de l'opinion publique.

Et certes, s'il est un noble spectacle au monde, c'est celui d'un grand peuple discutant solennellement, et en pleine liberté, une affaire relative à ses plus chers intérêts. On. peut essayer de persuader aux nations esclaves qu'il est indispensable de confier aux gouvernements le soin de trancher cette question vitale de la paix ou de la guerre, que le secret le plus absolu est nécessaire, et qu'elles ont tout à gagner à se réveiller un beau matin avec le fardeau d'une guerre sur les bras, sans avoir été appelées à donner leur avis ; les nations libres entendent les choses autrement, et, laissant de côté la prudence imaginaire et les précautions machiavéliques des despotes, elles estiment que tous les points d'intérêt public doivent être livrées à la discussion des citoyens. Ainsi pensait Robespierre, relativement à la question de la paix et de la guerre. Je déclare, moi, disait-il avec fermeté en répondant à Biauzat, que je la discuterai selon ma conscience et le sentiment impérieux de ma liberté. Il n'accordait ni aux partisans de la cour ni aux ministres le droit de toucher à sa liberté à cet égard ; mais, ajoutait-il, je leur donne la permission illimitée de me calomnier, moi et tous les bons citoyens, autant qu'ils le trouveront convenable à leurs intérêts. Danton appuya de sa grande et forte voix les paroles de Robespierre, et la société décida à l'unanimité la continuation de la discussion[63].

Brissot n'avait pas parlé encore. Un discours de lui était attendu comme un oracle, car, malgré sa réputation compromise, il était parvenu à prendre sur l'Assemblée législative une influence considérable, et déjà il était regardé comme le chef de ce groupe d'hommes connus sous le nom de Girondins, et qui se grossit peu à peu d'une foule de gens aux opinions les plus diverses. Nous avons parlé de sa réputation compromise, et, en effet, quelle que soit la sympathie qu'on puisse éprouver pour un homme dont on ne saurait contester, je le veux bien, ni le talent, ni même le patriotisme, il est impossible de nier ses antécédents fâcheux, ses liaisons à Londres avec des libellistes gagés, écrasés de mépris, et enfin certains actes de sa vie passée auxquels sa récente polémique avec le pamphlétaire Morande avait donné beaucoup trop de retentissement. Malgré cela, il n'en était pas moins' l'âme de ce parti remuant dont l'ambition égalait largement le patriotisme, et dont les membres furent, à un autre point de vue, bien plus soupçonneux que le glorieux tribun auquel ils allaient tant reprocher ses défiances. Je n'aime point à procéder par suppositions, mais quand on voit, à un certain moment, les Girondins disposer, pour ainsi dire, en faveur de leurs créatures, de toutes les places laissées par la constitution à la discrétion du roi ; quand on lit surtout ce qu'a écrit à ce sujet une femme que ses liaisons bien connues avec Narbonne ont mise à même d'apprécier leur tactique et ont rendue témoin de leurs prévenances pour un ministre que le choix de son cœur avait donné à la France[64], il est bien permis de croire que, s'ils ont beaucoup aimé la patrie, ils ont aussi beaucoup aimé le pouvoir, et que dans la guerre ils ont cherché surtout un moyen de satisfaire leur ambition et de consolider leur influence.

La guerre, la guerre ! écrivait Brissot dans son journal, le 15 décembre. Tel était, suivant lui, le cri de tous les patriotes français, le vœu de tous les amis de la liberté, dont il voyait déjà le drapeau sacré flotter sur les palais des rois, sur les sérails des sultans, sur les châteaux des tyrans féodaux, sur les temples des papes et des muphtis[65]. Cependant ses vœux n'allaient pas alors au delà de ceux des ministres, et ce ne fut pas une déclaration de guerre contre les rois qu'il vint le lendemain soir proposer aux Jacobins ; il se contenta de leur demander d'appuyer Narbonne, dont il avait combattu les injustes préventions contre les patriotes opposés à la guerre. Je viens, dit-il, défendre la proposition de la guerre contre les petits princes allemands. Tout le mal, suivant lui, était à Coblentz. Il voulait bien rendre hommage aux intentions droites et patriotiques de ceux qui soutenaient un système contraire au sien, mais il prenait l'engagement de détruire jusqu'à la dernière de leurs objections. Loin de se méfier de la cour, il disait : La défiance est un état affreux ; et il ajoutait : Vous avez voulu la guerre, le pouvoir exécutif va la déclarer, il fait son devoir, et vous devez le soutenir quand il fait son devoir. En le soutenant, il vous reste à le surveiller, et s'il vous trahit, le peuple est là. Il nous crie sans cesse : l'union ! l'union ! Eh bien ! qu'il soit patriote, et les Jacobins deviendront ministériels et royalistes[66]. Ainsi, cela est bien évident, les Girondins, abondant involontairement dans les vues de la cour, s'en tenaient à la guerre restreinte, et ne semblaient animés d'aucun sentiment de défiance à l'égard du ministre de la guerre. Toutefois Robespierre va bien se garder de les confondre avec les Constitutionnels, et nous l'entendrons tout à l'heure établir une distinction très-nette entre ceux-ci, qu'il considérait comme des intrigants, et les premiers, dont il combattit l'erreur avec les plus grands ménagements.

Profonde fut la sensation produite par le discours de Brissot, car, nous le répétons, la majorité des Jacobins penchait pour la guerre. De toutes parts on demanda l'impression de ce discours ; en vain Robespierre réclama l'ajournement jusqu'à la fin des débats, elle fut votée d'enthousiasme. Danton monta immédiatement à la tribune pour ne pas laisser la société sous l'impression des paroles de Brissot, car, se rangeant à l'avis de Robespierre, il ne croyait pas le moment opportun pour une déclaration de guerre ; il voulait scruter les intentions du pouvoir exécutif avant que l'ange exterminateur de la liberté fit tomber les satellites du despotisme[67].

Jusqu'ici Robespierre avait esquissé la question entraits rapides, par improvisation, répondant tout de suite et sans préparation aux arguments des partisans de la guerre. Mais au discours profondément étudié et travaillé de Brissot, qui, de son propre aveu, avait médité depuis six mois, et même depuis la Révolution, la thèse soutenue par lui, il crut devoir une réponse complète, définitive, et le surlendemain, 18 décembre, il vint aux Jacobins, armé d'un de ces puissants discours qui seul suffirait à la réputation d'un orateur, et sur lequel il convient de s'arrêter un peu longuement.

 

XI

Ce soir-là c'était fête au club. Les patriotes d'Angleterre ayant envoyé une députation aux Jacobins, on avait placé dans la salle des séances les drapeaux des deux peuples. Les députés anglais furent reçus au milieu d'une affluence énorme, avec un indescriptible enthousiasme ; une jeune fille, tout émue, leur offrit comme souvenir, au nom des femmes de France, une sorte d'arche d'alliance, renfermant un bonnet de la liberté, la constitution française, quelques épis de blé et trois étendards sur lesquels on lisait dans les deux langues : Vivre libre ou mourir ! Hommage touchant qui semblait contenir des promesses de paix, hélas ! que l'avenir ne réalisera pas.

On prit ensuite la résolution de placer côte à côte, dans la salle des séances du club, les bustes de J.-J. Rousseau, de Franklin, de Mably, de Price et de Mirabeau. Après cela parut à la barre un artiste, sourd-muet de naissance ; il venait faire à la société don des bustes de Robespierre et de Pétion[68], afin que, pour ainsi dire, vivants ou morts, tous les grands lutteurs de la liberté fussent toujours présents par leurs images dans cette enceinte ouverte à tous les hommes libres, et qui retentissait de paroles dont les échos prolongés remplissaient d'effroi le cœur de tous les despotes.

En ce moment on apporta sur le bureau une épée de Damas offerte à la société par un citoyen nommé Virchaux, pour être donnée au premier général français qui terrasserait un ennemi de la Révolution. Le président — c'était Isnard — s'en saisit, et la brandissant avec une exaltation prodigieuse : La voilà cette épée, s'écria-t-il, elle sera toujours victorieuse. Le peuple français poussera un grand cri, et tous les autres peuples répondront à sa voix ; la terre se couvrira de combattants, et tous les ennemis de la liberté seront effacés de la liste des hommes[69]. Ce mouvement théâtral, ce langage figuré, après des scènes déjà si émouvantes, étaient certes faits pour transporter une foule d'auditeurs passionnés. Cependant un journal tout dévoué à la Gironde avoue que l'action d'Isnard était bien près de prêter au ridicule, n'eussent été le motif qui l'avait dictée et l'énergie des expressions dont il s'était servi[70]. Si Robespierre ne la trouva pas ridicule, il la jugea dangereuse, car on allait reprendre les débats sur la guerre, et il savait combien nous autres Français nous sommes susceptibles de nous laisser aller à l'impression du moment. Il supplia donc l'assemblée de supprimer tous les mouvements d'éloquence matérielle qui pouvaient entraîner l'opinion alors qu'elle devait se livrer à la discussion la plus tranquille. La société se calma comme par enchantement, et, sur la proposition de Couthon, elle passa à l'ordre du jour[71]. Prenant aussitôt la parole, Rœderer s'engagea à suivre le précepte qu'on venait de donner, et à discuter froidement la question. Partisan de la guerre, comme Brissot il voyait à Coblentz la cause de tous nos maux ; il fallait en finir avec Coblentz, disait-il, et c'en était fait du fanatisme et de l'agiotage.

Robespierre monta à la tribune au milieu des applaudissements prodigués au dernier orateur[72] ; l'opinion de la société semblait donc entièrement à la guerre, lorsqu'il commença en ces termes :

La guerre ! s'écrient la cour et le ministère, et leurs innombrables partisans. La guerre ! répètent un grand nombre de bons citoyens, mus par un sentiment généreux, plus susceptibles de se livrer à l'enthousiasme du patriotisme qu'exercés à méditer sur les ressorts des révolutions et sur les intrigues des cours. Qui osera contredire ce cri imposant ? Personne, si ce n'est ceux qui sont convaincus qu'il faut délibérer mûrement avant de prendre une résolution décisive pour le salut de l'État et pour la destinée de la constitution ; ceux qui ont observé que c'est à la précipitation et à l'enthousiasme d'un moment que sont dues les mesures les plus funestes qui aient compromis notre liberté, en favorisant les projets et en augmentant la puissance de ses ennemis ; qui savent que le véritable rôle de ceux qui veulent servir leur patrie est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, et d'attendre de l'expérience le triomphe de la vérité.

Je ne viens point caresser l'opinion du moment ni flatter la puissance dominante ; je ne viens point non plus prêcher une doctrine pusillanime, ni conseiller un lâche système de faiblesse et d'inertie ; mais je viens dévoiler une trame profonde que je crois assez bien connaître.

Je veux aussi la guerre, mais comme l'intérêt de la nation la veut : domptons nos ennemis intérieurs, et marchons ensuite contre nos ennemis étrangers, s'il en existe encore.

La cour et le ministère veulent la guerre et l'exécution du plan qu'ils proposent ; la nation ne refuse point la guerre, si elle est nécessaire pour acheter la liberté ; mais elle veut la liberté et la paix, s'il est possible, et elle repousse tout projet de guerre qui serait proposé pour anéantir la liberté et la constitution, même sous le prétexte de les défendre.

 

Ainsi, dès les premiers mots, on le voit, il a bien soin d'établir une distinction formelle entre les partisans de la cour, c'est-à-dire les Feuillants, les royalistes, et ces bons citoyens mus par un sentiment généreux et l'enthousiasme du patriotisme, c'est-à-dire les Girondins.

Reprenant ensuite des arguments qu'il avait fait valoir déjà, et les discutant avec plus de force, il se demanda de quelle sorte de guerre la France était menacée. S'agissait-il de la guerre d'une nation contre d'autres nations, d'un roi contre d'autres rois ? non ; mais de la guerre formidable de tous les ennemis de la Révolution française contre cette Révolution. Or les plus dangereux, les plus redoutables de ces ennemis n'étaient pas à Coblentz, ils se trouvaient au sein même du pays ; et c'était à eux, à la cour, au ministère, que l'on confierait la direction d'une telle guerre !

Puis, envisageant la question à un point de vue économique et philosophique, Robespierre traça une sombre peinture des maux auxquels s'exposait un peuple en se laissant aveuglément entraîner dans les hasards de la guerre, ce premier vœu de tout gouvernement qui cherche à accroître sa puissance. Pour le ministère, c'était un moyen commode de couvrir d'un voile impénétrable ses déprédations, mais quelle cause d'épuisement et de ruine pour les finances de la nation ! La guerre ! mais c'était le plus grand péril de la liberté naissante ! Par elle s'établissaient les dictatures ; par elle l'attention générale, détournée des délibérations intéressant nos droits civils et politiques, se portait exclusivement sur les événements extérieurs, et les généraux, les ministres grandissaient au détriment des législateurs et des magistrats ; par elle enfin se constituait dans les villes frontières ce régime arbitraire devant lequel disparaissaient toutes les garanties protectrices des droits des citoyens. Et quel danger n'y avait-il pas dans l'enthousiasme trop naturel d'une nation et des soldats pour un général victorieux ? L'histoire ne nous montrait-elle pas les chefs heureux faisant toujours pencher la balance en faveur du parti qu'ils avaient embrassé, s'emparant eux-mêmes de l'autorité quand ils avaient le tempérament des César et des Cromwell ; ou, si c'étaient des courtisans sans caractère, renforçant le pouvoir du maître, à la condition d'être ses premiers valets ? La guerre dirigée par un gouvernement perfide lui semblait donc l'écueil le plus ordinaire des peuples libres. Ah ! comme au dix-neuf Brumaire, les survivants de la Révolution devront se rappeler ce magnifique discours de Robespierre !

Différent était, il est vrai, le raisonnement des patriotes qui, cédant à un généreux entraînement, paraissaient regarder la guerre comme la source de tous les biens ; aussi, faisant allusion à quelques lignes du Patriote français, citées plus haut, l'orateur ajoutait : On croit déjà voir le drapeau tricolore planté sur le palais des empereurs, des sultans, des papes et des rois ; ce sont les propres expressions d'un écrivain patriote qui a adopté le système que je combats. D'autres assurent que nous n'aurons pas plutôt déclaré la guerre que nous verrons s'écrouler tous les trônes à la fois. Pour moi, qui ne puis m'empêcher de m'apercevoir de la lenteur des progrès de la liberté en France, j'avoue que je ne crois point encore à celle des peuples abrutis et enchaînés par le despotisme. Je crois autant que personne aux prodiges que peut opérer le courage d'un grand peuple qui s'élance à la conquête de la liberté du monde ; mais quand je fixe les yeux sur les circonstances réelles où nous sommes ; lorsqu'à la place de ce peuple je vois la cour ; lorsque je ne vois plus qu'un plan imaginé, préparé, conduit par des courtisans ; lorsque j'entends débiter avec emphase toutes ces déclamations sur la liberté individuelle à des hommes pourris dans la fange des cours, qui ne cessent de la calomnier, de la persécuter dans leur propre pays, alors je demande au moins que l'on veuille bien réfléchir sur une question de cette importance.

En effet, poursuivait-il, si la cour et le ministère n'avaient pas un intérêt puissant à entreprendre la guerre, auraient-ils négligé les plus simples précautions pour la prévenir ? Ne les avait-on pas vus favoriser, encourager même les émigrations ? Ne les avait-on pas entendus se plaindre amèrement des municipalités et des corps administratifs qui avaient tenté d'y mettre une digue et de s'opposer ainsi à l'exportation de nos armes et de notre numéraire ? En vain venait-on parler de ces proclamations ambiguës adressées aux rebelles pour les engager à rentrer dans le sein de la patrie ; ces lettres mêmes, pleines d'indulgence pour des conspirateurs armés, se disant, il est vrai, les champions de la noblesse et de la cour, semblaient être une invitation tacite à persister dans leurs criminels desseins. Si le roi et ses ministres avaient réellement voulu la cessation d'un tel état de choses, et détruire sur nos frontières le foyer de la rébellion, auraient-ils opposé le veto royal aux mesures décrétées contre les émigrés par l'Assemblée nationale ? Comment comprendre qu'après avoir usé de tant de ménagements à l'égard d'individus traîtres envers la patrie, on vienne aujourd'hui proposer la guerre contre eux au moment même, pour ainsi dire, où l'on repoussait également un décret destiné à réprimer leurs alliés naturels, ces prêtres séditieux qui, au nom du ciel, troublaient l'ordre public et commençaient à allumer dans toutes nos provinces le flambeau de la discorde et du fanatisme ?

Rappelant ensuite les trames ourdies, dans les derniers temps de l'Assemblée constituante, pour altérer la constitution, par ceux qu'on appelait, par dérision sans doute, les Constitutionnels, il montrait ces mêmes hommes complotant, non pas le retour de l'ancien régime, où ils n'avaient point de place, mais l'établissement d'un état de choses plus favorable à leur intérêt personnel, à leur ambition. Il leur fallait une chambre haute, composée de nobles et même d'hommes des communes, à qui l'on conférerait la noblesse. Or nous savons aujourd'hui par expérience, hélas ! avec quelle facilité les meneurs de la haute bourgeoisie, d'anciens révolutionnaires même, se laissent affubler de titres d'emprunt, et, déserteurs du parti populaire, passent dans le camp des privilégiés ; oui, nous savons trop combien, depuis, se sont vérifiées les prévisions de Robespierre. On comptait sans doute sur les accaparements, la famine, le chômage, la guerre enfin, pour amener le peuple, par la lassitude, à une infâme composition. N'était-ce point là le secret des faveurs ministérielles accordées à tous les contre-révolutionnaires, et de la persécution dont les patriotes étaient constamment l'objet ? Ali ! les nobles, les Feuillants, les intrigants de toutes les classes, savaient bien qu'il valait mieux poursuivre la fortune en France même, au milieu des troubles, que de l'aller chercher à Coblentz. Aussi les voyait-on s'attacher, par tous les moyens, à mettre obstacle à la loyale exécution de la constitution aujourd'hui terminée, et travailler ouvertement à diviser l'Assemblée législative. Eh bien ! n'était-ce pas à tous ces gens-là, aux ministériels, aux journalistes vendus à la cour, qu'on entendait aussi pousser des cris belliqueux ? Le ministre de la guerre n'avait-il pas dénoncé du haut de la tribune nationale les patriotes dont l'opinion sur ce point n'était pas conforme à la sienne ? La cour voulait donc la guerre, mais à son heure, à sa convenance ; elle la voulait, pour se parer, aux yeux de la nation, d'un semblant de patriotisme ; elle la voulait, pour diriger à sa guise les forces du pays, tourner à un moment donné contre la Révolution elle-même cette épée dont la constitution armait sa main, et ressaisir le pouvoir absolu. Et, pour la réussite de son plan, elle comptait sur l'incivisme de certains corps administratifs, comme ce directoire de Paris composé de ministériels tels que Beaumetz, Desmeuniers et Talleyrand ; sur la corruption des fonctionnaires publics, l'ambition des uns, la pusillanimité des autres, la fatigue du peuple, et surtout sur ces égoïstes favorisés de la fortune, qui, aimant la Révolution parce qu'elle les avait égalés à ceux au-dessous desquels ils étaient jadis, ne pouvaient consentir à leur tour à être les égaux de ceux qu'ils regardaient comme leurs inférieurs.

Législateur patriote, à qui je réponds en ce moment, s'écriait alors Robespierre en s'adressant à Brissot avec une courtoisie extrême, quelles précautions proposez-vous pour prévenir ces dangers et pour combattre cette ligue ? Aucune. Tout ce que vous avez dit pour nous rassurer se réduit à ce mot : Que m'importe ! la liberté triomphera de tout. Ne dirait-on pas que vous n'êtes point chargés de veiller pour assurer ce triomphe, en déconcertant les complots de ses ennemis ? La défiance, dites-vous, est un état affreux ! beaucoup moins affreux sans doute que la stupide confiance qui a causé tous nos embarras et tous nos maux, et qui nous mène au précipice. Législateurs patriotes, ne calomniez pas la défiance ; laissez propager cette doctrine perfide à ces lâches intrigants qui en ont fait jusqu'ici la sauvegarde de leurs trahisons ; laissez aux brigands qui veulent envahir et profaner le temple de la liberté le soin de combattre les dragons redoutés qui en défendent l'entrée. Est-ce à Manlius à trouver importuns les cris des oiseaux sacrés qui doivent sauver le Capitole ? La défiance, quoique vous puissiez dire, est la gardienne des droits du peuple ; elle est au sentiment profond de la liberté ce que la jalousie est à l'amour. Législateurs nouveaux, profitez du moins de l'expérience de trois années d'intrigues et de perfidie ; songez que, si vos devanciers avaient senti la nécessité de cette vertu, votre tâche serait beaucoup moins difficile à remplir ; sans elle, vous êtes aussi destinés à être le jouet et la victime des hommes les plus vils et les plus corrompus, et craignez que de toutes les qualités nécessaires pour sauver la liberté, celle-là ne soit pas la seule qui vous manque.

Si l'on nous trahit, a dit encore le député patriote que je combats, le peuple est là. Oui, sans doute ; mais vous ne pouvez ignorer que l'insurrection que vous désignez ici est un remède rare, incertain, extrême. Le peuple était là, dans tous les pays libres, lorsque, malgré ses droits et sa toute-puissance, des hommes habiles, après l'avoir endormi un instant, l'ont enchaîné pour des siècles. Il était là, lorsqu'au mois de juillet dernier son sang coula impunément au sein de cette capitale ; et par quel ordre ? Le peuple est là ; mais vous, représentants, n'y êtes-vous pas aussi ? Et qu'y faites-vous si, au lieu de prévoir et de déconcerter les projets de ses oppresseurs, vous ne savez que l'abandonner au droit terrible de l'insurrection et au résultat du bouleversement des empires ? On reconnaît bien encore dans ces paroles l'homme qui craignit toujours de voir la liberté compromise dans les orages de la place publique ; c'est pourquoi il engageait si vivement ses concitoyens à veiller sur elle avec un soin jaloux pour n'être pas exposés à la nécessité de la revendiquer dans des luttes où elle pouvait s'abîmer entièrement.

La guerre que l'on proposait était à la fois, suivant Robespierre, une guerre étrangère, domestique et religieuse, puisque, outre les princes allemands, on avait contre soi les émigrés et les prêtres réfractaires à qui la cour et les ministres portaient un si tendre intérêt. Or, avait-on jamais vu un peuple consolider sa liberté sous les auspices du despotisme qui le conviait à une telle guerre ? On avait invoqué l'exemple des Américains ; mais avaient-ils eu à combattre au dedans la trahison et le fanatisme ? et s'ils avaient triomphé, guidés par Washington, croit-on qu'ils seraient arrivés au même résultat s'ils eussent été conduits par des généraux dévoués à Georges III ? Autant vaudrait dire que, pour vaincre Porsenna et assurer leur liberté, il était indifférent que les Romains fussent dirigés par les consuls ou par les fils de Tarquin.

Il valait mieux déclarer la guerre que de l'attendre, disait-on. Quant à lui, il eût préféré l'étouffer entièrement ; mais, en l'admettant comme une nécessité, il importait plutôt, à son avis, pour le salut de la liberté, de se tenir sur la défensive que de provoquer les hostilités. En effet, à peine ouvertes, que verrait-on ? Libre d'exécuter à loisir son plan de contre-révolution, ayant la force en main, le gouvernement traiterait en ennemi de l'État quiconque oserait appeler le soupçon sur un ministre, sur un général ; et le patriotisme serait obligé de fléchir devant le despotisme militaire. S'il était beau pour des hommes de combattre sous les yeux de leurs femmes, de leurs enfants, pour leurs foyers, pour la patrie envahie ; si alors le dévouement était facile et sans bornes, une défaite réparable ; si l'ambition des chefs était moins personnelle, leur trahison moins fatale au pays et à la liberté, combien il en était autrement quand on portait la guerre au dehors ! Et comme Robespierre avait raison lorsqu'il montrait les puissances étrangères n'attendant que cette occasion de nous attaquer 1 car, pensait-il, elles auraient longtemps hésité à se livrer les premières, sans aucun prétexte plausible, à la plus odieuse et à la plus injuste des agressions. Ainsi on allait leur fournir un prétexte inespéré, et l'on s'imaginait rencontrer des partisans de notre constitution chez tous les sujets des despotes ! Ah ! sans doute, il l'espérait, d'heureuses circonstances les amèneraient un jour à reconnaître et à désirer aussi les bienfaits de notre Révolution, mais il fallait se garder d'abord de la- compromettre à force d'enthousiasme et d'imprudences, et se prémunir en conséquence contre les pièges visibles dans lesquels la cour et le ministère cherchaient à entraîner l'Assemblée nationale. Était-ce le moment de déclarer la guerre à l'étranger, quand à l'intérieur ceux qui conspiraient ouvertement contre la constitution demeuraient impunis ? Non, le danger n'était pas à Coblentz ; Coblentz n'était pas une nouvelle Carthage ; non, le siège du mal n'était pas là, il était au milieu de nous, aux Tuileries, autour du trône, sur le trône même !

Et puis, était-on en état de faire la guerre ? Après avoir montré nos frontières dégarnies, nos régiments privés de leurs chefs par la désertion ou commandés par des officiers suspects, nos gardes nationales sans armes, et les ministres ne daignant pas informer l'Assemblée législative de leurs relations avec ces puissances dont on proposait de violer le territoire, Robespierre se résumait en ces termes :

Il ne faut point déclarer la guerre ACTUELLEMENT. Il faut avant tout faire fabriquer partout des armes sans relâche ; il faut armer les gardes nationales ; il faut armer le peuple, ne fût-ce que de piques ; il faut prendre des mesures sévères et différentes de celles qu'on a adoptées jusqu'ici, pour qu'il ne dépende pas des ministres de négliger impunément ce qu'exige la sûreté de l'État ; il faut soutenir la dignité du peuple et défendre ses droits trop négligés ; il faut veiller au fidèle emploi des finances, couvertes encore de ténèbres, au lieu d'achever de les ruiner par une guerre imprudente, à laquelle le système seul de nos assignats serait un obstacle si on la portait chez les étrangers ; il faut punir les ministres coupables et persister dans la résolution de réprimer les prêtres séditieux.

Si, en dépit de la raison et de l'intérêt public, la guerre était déjà résolue, il faudrait au moins s'épargner la honte de la faire en suivant 'l'impulsion et le plan de la cour. Il faudrait commencer par mettre en accusation le dernier ministre de la guerre, afin que son successeur comprît que l'œil du peuple est fixé sur lui ; il faudrait commencer par faire le procès aux rebelles et mettre leurs biens en séquestre, afin que nos soldats ne parussent pas des adversaires qui vont combattre des guerriers armés pour la cause du roi contre une faction opposée, mais des ministres de la justice nationale qui vont punir des coupables. Mais si, en décidant la guerre, vous ne paraissez qu'adopter l'esprit de vos ministres ; si, au premier aspect du chef du pouvoir exécutif, les représentants du peuple se prosternent devant lui ; s'ils couvrent d'applaudissements prématurés et serviles le premier agent qu'il leur présente ; s'ils donnent à la nation l'exemple de la légèreté, de l'idolâtrie, de la crédulité ; s'ils l'entretiennent dans une erreur dangereuse en lui montrant le prince ou ses agents comme leurs libérateurs, alors comment espérez-vous que le peuple sera plus vigilant que ceux qu'il a chargés de veiller pour lui, plus dévoué que ceux qui doivent se dévouer pour sa cause, plus sage que les sages mêmes qu'il a choisis ?

Ne nous dites donc plus que la nation veut la guerre. La nation veut que les efforts de ses ennemis soient confondus et que ses représentants défendent ses intérêts ; la guerre est, à ses yeux, un remède extrême dont elle désire d'être dispensée ; c'est à vous d'éclairer l'opinion publique, et il suffit de lui présenter la vérité et l'intérêt général pour les faire triompher. La grandeur d'un représentant du peuple n'est pas de caresser l'opinion momentanée qu'excitent les intrigues des gouvernements, mais que combat la raison sévère, et que de longues calamités démentent. Elle consiste quelquefois à lutter seul, avec sa conscience, contre le torrent des préjugés et des factions. Il doit confier le bonheur public à la sagesse, le sien à sa vertu, sa gloire aux honnêtes gens et à la postérité.

Au reste, nous touchons à une crise décisive pour notre Révolution ; de grands événements vont se succéder avec rapidité. Malheur à ceux qui, dans cette circonstance, n'immoleront pas au salut public l'esprit de parti, leurs passions et leurs préjugés même ! J'ai voulu payer aujourd'hui à ma patrie a dernière dette peut-être que j'avais contractée avec elle. Je n'espère pas que mes paroles soient puissantes en ce moment ; je souhaite que ce ne soit point l'expérience qui justifie mon opinion : mais dans ce cas-là même, une consolation me restera : je pourrai attester mon pays que je n'aurai point contribué à sa ruine.

 

Ce discours imposant, d'une vue si perçante, plein de grandeur et d'enseignements, si sage, si énergique à la fois, et en même temps si convenable, si modéré à l'égard des Girondins[73], produisit une impression profonde sur la société des Amis de la constitution ; elle ordonna qu'il serait publié à ses frais et envoyé à toutes les sociétés affiliées[74]. L'ex-marquis de Sillery monta ensuite à la tribune pour soutenir l'opinion de la guerre ; son discours ne parut pas suffisant à Brissot, qui, un peu étourdi du succès de Robespierre, demanda la parole pour la prochaine séance afin de combattre ses objections[75]. Les Jacobins étaient encore en suspens, partagés entre les deux partis ; mais au dehors l'opinion démocratique semblait pencher du côté des partisans de la paix ; et l'un des organes les plus accrédités de la cause populaire, les Révolutions de Paris, publiait quelques jours après cette séance un long article très-remarquable et très-étudié sur les dangers d'une guerre offensive[76].

 

XII

Brissot avait sans doute trop présumé de ses forces en demandant la parole pour le lendemain ; il ne se représenta dans la lice que le 30 décembre, douze jours après. Dans cet intervalle, on entendit un certain nombre d'orateurs, les uns pour, les autres contre l'opinion soutenue par Robespierre. Citons parmi les premiers, Billaud-Varenne, Camille Desmoulins, le médecin Doppet, depuis général, et à qui la guerre parut un supplément très-critique à la Révolution[77]. Parmi les seconds figuraient avec plus ou moins d'éclat, Carra, Réal, Manuel, La Source et Bancal. Rédacteur d'un journal dévoué aux Girondins, Carra avait, en peu de semaines, changé deux fois d'avis. Partisan de la guerre d'abord, on l'avait entendu, dans la séance du 12 décembre, aux Jacobins, parler en faveur de la paix ; enfin il était revenu à l'opinion de ses amis, donnant ainsi le spectacle d'une versatilité que nous n'aurons que trop à signaler dans le parti de la Gironde. Quant à Réal, il lui sembla que Robespierre ne s'opposait pas à la guerre à cause de la guerre, mais seulement par la crainte que le pouvoir exécutif n'en abusât pour détruire la constitution et remettre la nation sous le joug. Tout le monde, suivant lui, voulait donc la guerre. Ceci n'était point rigoureusement exact. Nous avons vu comment, raisonnant en philosophe d'abord, Robespierre inclinait pour la paix ; puis comment, discutant en véritable politique, il concluait, le cas échéant, à la guerre défensive.

Aucune amertume d'ailleurs ne s'était mêlée jusqu'à présent à ces discussions solennelles où chaque citoyen venait librement donner son avis, offrir à la patrie le tribut de ses lumières, et Robespierre n'avait pas encore eu la douleur de voir se séparer de lui, entraînés par les intrigants et les jaloux, les amis avec lesquels depuis si longtemps il était habitué à combattre pour la Révolution. Deux d'entre eux, Anthoine et Buzot, avaient, durant la session de l'Assemblée constituante, donné les preuves du plus ardent amour pour la liberté, et sachant quels services ils auraient pu lui rendre encore, Robespierre les avait vus avec peine rentrer dans la vie privée. Deux places étant devenues vacantes au tribunal criminel, celles de président et de vice-président, il crut devoir, mais en son nom personnel, recommander du haut de la tribune des Jacobins au souvenir des bons patriotes ces deux députés qui, dans tous les temps, dit-il, ont bien servi la chose publique[78]. Le surlendemain Buzot fut élu vice-président de ce tribunal, et Treilhard, ex-député comme lui, président. Quant à Anthoine, il fut appelé, quelques semaines après, à une place de juge suppléant d'un des tribunaux de Paris.

Cependant Brissot avait terminé la rédaction de sa réplique ; il vint en donner lecture aux Jacobins dans la séance du 30 décembre. Autant Robespierre s'était montré modéré, bienveillant envers les Girondins partisans de la guerre, autant il avait rendu hommage à la pureté de leurs sentiments, se gardant bien de les confondre avec les amis de la cour, qui, en poussant à la guerre, ne songeaient qu'à plonger le pays dans de nouveaux embarras et qu'à faciliter au pouvoir exécutif les moyens d'anéantir la constitution, autant Brissot se montra violent, injuste et amer. Au lieu de s'en tenir à raisonner froidement, comme avait fait son contradicteur, il appela à son aide l'épigramme et même l'injure, entrant ainsi dans la voie des personnalités regrettables, et se servant d'une arme qu'on pouvait si aisément retourner contre lui.

Il voulait, disait-il, laisser de côté les phrases oratoires, c'était déjà une réponse commode à défaut d'arguments sérieux. Robespierre, on s'en souvient, lui avait donné l'exemple d'une urbanité parfaite ; tout en le combattant, il n'avait pas élevé le moindre doute sur la droiture de ses intentions, l'avait appelé, à diverses reprises, législateur patriote ; Brissot, au contraire, brisa avec toute convenance, alla jusqu'à joindre la calomnie au dédain. S'emparant d'une phrase où Robespierre s'était plaint de la lenteur des progrès de la liberté en France, il l'accusait, avec une étrange perfidie, d'avoir voulu dégrader le peuple français, en le comparant aux peuples qui gémissaient dans l'esclavage. Ah ! s'écriait-il, après s'être complaisamment extasié sur les conquêtes de l'esprit public, ah ! qui n'a pas frémi, qui n'a pas été indigné de cette comparaison ? Qui n'a pas été déchiré de voir un défenseur du peuple citer contre lui la cruelle catastrophe du mois de juillet ? Il n'est pas besoin d'insister sur l'aigreur et l'injustice de ces paroles ; tout lecteur comprendra combien douloureusement elles durent retentir au cœur de Robespierre. En vain, croyant peut-être en adoucir l'amertume, l'orateur ajouta : C'est depuis cette époque que nous voyons à notre tête les Pétion, les Rœderer, les Robespierre, et l'ingénieux Camille Desmoulins, qui a épuisé tout son esprit et toute son érudition pour soutenir la thèse des aristocrates ; si nous les voyons, dis-je, à notre tête, c'est que le peuple était là. On ne sait trop comment interpréter cette phrase ambiguë. Robespierre soutenait donc aussi la thèse des aristocrates ? Ce reproche indirect, adressé au plus énergique défenseur de la cause populaire, n'était que ridicule. Eh bien ! les journaux girondins ne tarderont pas à suivre le déplorable exemple donné par Brissot ; et bientôt, n'ayant aucune bonne raison à alléguer contre un homme qu'ils s'attacheront à décrier avec un acharnement sans égal, ils le poursuivront d'accusations dont l'absurdité seule le disputera à l'injustice. On voit, a dit avec raison un illustre écrivain[79], si dans cette grande querelle les premiers torts furent du côté du démocrate ou des ambitieux. Il n'entre point dans notre cadre de donner une analyse complète des discours infiniment longs de Brissot[80] ; nous avons dû en détacher les traits les plus saillants dirigés contre Robespierre. Ajoutons qu'il fit l'apologie du ministre Narbonne, dont, suivant l'orateur girondin, la haine contre les émigrés devait être naturelle et sincère. Robespierre en doutait fort, et nous savons aujourd'hui combien il était dans le vrai. Quant aux craintes tirées de l'exemple de César, elles étaient chimériques aux yeux de Brissot. On sait encore de reste qui des deux se trompa. Les généraux patriotes ne manqueront pas, disait Brissot, et en cela Robespierre se trouvait être de son avis ; mais ce fut surtout quand la guerre devint tout à fait populaire, c'est-à-dire quand la nation elle-même en eut la direction, que la liberté enfanta des héros, et que sortirent des rangs du peuple des généraux qui ont nom Hoche, Marceau, Kléber.

 

XIII

Brissot, en terminant son discours, avait exhorté les patriotes à se soumettre à la loi, et à ne se permettre aucune attaque contre la constitution, mais en termes si affectés qu'on pouvait croire de sa part à l'intention d'inculper plusieurs orateurs et certains écrivains de la société. Aussi Robespierre et Danton réclamèrent-ils vivement contre une censure qui leur parut porter atteinte à la liberté des opinions. Une extrême animation se répandit dans toute la salle. Brissot ramena le calme en rendant un éclatant hommage à l'attachement de la société et de Robespierre pour la constitution, à laquelle, en effet, les Jacobins demeurèrent fidèles jusqu'au jour où elle fut déchirée par le peuple, et il s'engagea à modifier la fin de son discours de manière à ne laisser subsister aucun doute sur ses intentions[81].

La réponse de Robespierre ne se fit pas attendre ; deux jours après l'infatigable lutteur montait à la tribune des Jacobins. C'était le 2 janvier 1792 ; il inaugurait, pour ainsi dire, la dernière année de la vieille monarchie française. Cette fois, — et c'était bien naturel, — blessé de quelques paroles désobligeantes de Brissot, il garda un peu moins de ménagement, sans cependant chercher à envenimer le débat ; s'il mit quelque vivacité en discutant la question de principe, il laissa entièrement de côté la personne de son adversaire. Grave et noble fut son début : Des deux opinions qui ont été balancées dans cette assemblée, dit-il, après avoir mis sur le compte d'un malentendu, facile à dissiper, la division qui existait à ce sujet entre les bons citoyens, l'une a pour elle toutes les idées qui flattent l'imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l'enthousiasme, et même un sentiment généreux soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l'opinion ; l'autre n'est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première ; pour être utile, il faut soutenir la seconde avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire ; c'est pour celle-ci que je me déclare.

Il s'agissait avant tout de savoir quel parti, dans les circonstances présentes, la nation et ses représentants devaient prendre à l'égard des ennemis intérieurs et extérieurs ; tel était, selon lui, le point de vue auquel il fallait se placer. Sans doute, si des traits ingénieux, si la peinture brillante et prophétique d'une guerre promptement terminée par les embrassements fraternels de tous les peuples, étaient des motifs suffisants pour décider une question aussi sérieuse, il serait disposé à se rendre : mais pouvait-on compter sur ces résultats séduisants ? Lui aussi, s'il eût été maître des destinées de la France, il eut dès longtemps envoyé une armée en Brabant, secouru les Liégeois, brisé les fers des Bataves ; au lieu de songer à déclarer la guerre à des sujets rebelles, il eût pris des mesures pour les empêcher de se rassembler et n'aurait pas permis à des ennemis plus formidables de les protéger et de nous susciter au dedans des dangers plus sérieux. Mais est-ce que la guerre dirigée par le pouvoir exécutif serait la guerre promise par l'enthousiasme de quelques orateurs ? Comment croire que la cour, quand jusqu'ici on l'avait vue protéger constamment les émigrations et les émigrés, s'opposer de toutes ses forces au développement des principes de la liberté et de l'égalité, se résoudrait de bon cœur à une mesure aussi décisive que celle de la guerre, si elle n'entrait dans son plan de contre-révolution ?

Brissot, dans son premier discours, s'était vivement élevé contre ce sentiment de défiance qui empêchait le peuple de croire à la sincérité des démonstrations du pouvoir exécutif, attiédissait son attachement et relâchait sa soumission. Robespierre lui avait déjà répondu à ce sujet ; il y revient encore : La défiance est un état affreux ! Est-ce là le langage d'un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix ? Elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert ! Est-ce encore vous qui parlez ici ? Quoi ! c'est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher, et ce n'est pas sa volonté propre ? Quoi ! c'est le peuple qui doit croire aveuglément aux démonstrations du pouvoir exécutif, et ce n'est plus le pouvoir exécutif qui doit mériter la confiance du peuple, non par des démonstrations, mais par des faits ? La défiance attiédit son attachement ! Et à qui donc le peuple doit-il de l'attachement ? Est-ce à un homme ? est-ce à l'ouvrage de ses mains, ou bien à la patrie, à la liberté ? Elle relâche sa soumission ! A la loi, sans doute ? En a-t-il manqué jusqu'ici ? Qui a le plus de reproches à se faire à cet égard, ou de lui, ou de ses oppresseurs ? Si ce texte a excité ma surprise, elle n'a pas diminué, je l'avoue, quand j'ai entendu le commentaire par lequel vous l'avez développé dans votre dernier discours.

Robespierre s'étonnait profondément de l'optimisme d'un homme qui vingt fois avait dit sur la politique et l'esprit immoral des cours tout ce que pouvait dire un homme ayant la faculté de penser. Mais les ministres avaient été changés, arguait-on. Qu'importait le changement des personnes si les principes étaient les mêmes, si les actes ne valaient pas mieux ? Quant à lui, il n'hésitait pas à s'exprimer librement sur les ministres, parce qu'il ne craignait pas d'être soupçonné d'avoir spéculé sur leur changement, ni pour lui, ni pour ses amis.

On comprend ce qu'une pareille déclaration devait jeter de trouble dans Lime de Brissot, qui, comme pour justifier les soupçons de Robespierre, allait bientôt occuper, par ses amis du moins, les plus importantes positions ministérielles, et qui dès lors jugeait convenable de ménager les ministres et de leur trouver du patriotisme, en attendant qu'il proposât, lui aussi, la mise en accusation de l'un' d'eux. Quant à Robespierre, il ne voyait aucune différence entre Montmorin et de Lessart, et l'Assemblée législative n'allait pas tarder à se montrer de son avis en décrétant ce dernier d'accusation. Il ne se sentait pas disposé davantage à accorder sa confiance à un ministre de la justice qui, tout récemment encore, avait demandé à l'Assemblée nationale de retarder l'établissement des nouveaux tribunaux criminels sous le prétexte peu sérieux que la nation n'était pas mûre pour les jurés, et que l'hiver était une saison trop rude pour la mise en activité de cette institution, partie essentielle de notre constitution cependant, et réclamée par l'humanité à bon droit indignée de la tyrannie insupportable de l'ancienne justice criminelle. On reconnaît là l'éternel argument de tous les ennemis plus ou moins déguisés du progrès et des lumières : ils en relèguent volontiers l'avènement et la diffusion à une époque indéfinie, comme Bergasse qui remettait la meilleure constitution à la résurrection des mœurs ; ce qui faisait dire à Camille Desmoulins que c'était la remettre à la résurrection des morts, et que l'on convoquerait une Assemblée constituante dans la vallée de Josaphat.

On convenait bien qu'une coalition d'intrigants ligués contre les principes de l'égalité et de la liberté, et qui, chaque jour, essayaient de battre en brèche la constitution, voulaient la guerre, comme la cour et les ministres ; mais on ne s'en alarmait pas, parce que, disait-on, les uns et les autres se joindraient aux patriotes pour combattre les émigrés. Naïve illusion, selon Robespierre, d'imaginer que les partisans de la cour allaient pactiser avec ceux qu'ils traitaient journellement de factieux ; pour lui, paraphrasant ces mots du poète, Timeo Danaos, il se méfiait surtout des avances des courtisans, des aristocrates, des modérés, et déclarait nettement qu'au point de vue patriotique, il serait tenté de se croire en assez mauvaise compagnie au milieu d'eux[82]. L'erreur de Brissot, et de tous les partisans de son opinion, venait surtout, suivant Robespierre, de ce qu'ils ne songeaient pas assez dans quelles mains se trouverait la direction de la guerre. Serait-elle conduite par le peuple obéissant au génie de la liberté ? nullement, mais par la cour et ses officiers. Il désirait sincèrement, quant à lui, voir cesser les malentendus existant entre tous les amis de la liberté ; mais était-il possible de supposer la cour capable d'ébranler le trône de Léopold, elle qui s'était toujours montrée si bien disposée envers l'Autriche, et avait, par ses menées, troublé la révolution de Brabant ? N'était-il pas plus naturel de la croire disposée à diriger la guerre de façon à ne pas la rendre funeste aux ennemis de la Révolution et aux partisans du pouvoir absolu des rois ?

En vain on avait montré nos armées triomphantes, s'élançant à la conquête de l'Allemagne, établissant partout des directoires, des municipalités, imposant en quelque sorte notre constitution, — et ici Robespierre faisait surtout allusion à un discours prononcé la veille aux Jacobins par Anacharsis Clootz, dans lequel l'orateur du genre humain proposait une guerre de propagande, — ces magnifiques prédictions, disait Maximilien, sont démenties par le bon sens, et contraires à la liberté même. Le gouvernement le plus vicieux, disait-il, trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes, dans l'éducation des peuples. Le despotisme même déprave l'esprit des hommes jusqu'à s'en faire adorer, et jusqu'à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique, est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire, adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires aimés, et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis. Comment ne pas applaudir à ces belles paroles, éternellement vraies !

Avant de songer à porter notre Révolution chez les nations étrangères, il fallait d'abord la consolider chez nous, poursuivait-il, et prétendre donner la liberté aux autres, avant de l'avoir soi-même conquise entièrement, c'était s'exposer à éterniser sa propre servitude et celle du monde entier. Il était plus aisé de graver la Déclaration des droits sur des tables d'airain que de la buriner dans le cœur des hommes, corrompus la plupart par le despotisme, et en proie à l'ignorance, aux préjugés, aux passions. Pouvait-on douter de cette vérité quand chaque jour on la voyait foulée aux pieds, quand l'aristocratie se reproduisait incessamment sous des formes nouvelles ? La constitution, que l'on disait fille de cette Déclaration, ressemblait-elle si fort à sa mère ? N'était-elle pas sortie meurtrie et souillée des mains de cette coalition d'anciens membres de l'Assemblée constituante à qui il ne fallait sans doute, pour l'achèvement de ses projets liberticides, que l'adoption des mesures qu'il combattait en ce moment ?

Sans doute, il en avait la conviction, notre Révolution influerait plus tard sur le sort du globe ; pour sa part, il ne renonçait pas à une si douce espérance ; mais dans tous les cas il faudrait, pour arriver à cet heureux résultat, que les destinées de notre liberté ne fussent pas confiées à ceux qui la détestaient. Toutes les puissances de l'Europe, même de concert avec nos ennemis intérieurs, étaient incapables, avait-on prétendu, d'entretenir une armée suffisante pour favoriser le système d'intrigues auquel la Révolution française était en butte. Une telle proposition ne lui paraissait pas mériter d'être réfutée, et l'avenir prouvera trop bien combien étaient justes les appréhensions de Robespierre. Il engageait ensuite ses adversaires à se mettre d'accord avec eux-mêmes ; tantôt on se contentait d'aller donner la chasse aux rassemblements de Coblentz, tantôt on parlait d'aller briser les trônes de tous les tyrans. Or les émigrés n'étaient redoutables qu'autant qu'ils avaient l'appui de ces ennemis du dedans, à l'égard desquels on semblait n'avoir aucune défiance. On avait parlé de l'honneur du nom français : il ne connaissait pour lui d'autre honneur que la magnanimité, la sagesse, la liberté, le bonheur, la vertu ; quant à ce faux point d'honneur de l'aristocratie, qui s'alliait si bien avec la trahison, on devait le laisser au delà du Rhin, il appartenait à tous les chevaliers de Coblentz.

C'était à Coblentz qu'était le siège du mal, avait-on de nouveau soutenu ; non, répétait Robespierre, il est à Paris même ; et avant de songer à troubler la paix des États de l'Europe, à porter violemment la liberté chez eux, il était indispensable de comprimer les ennemis de l'intérieur, de remettre l'ordre dans nos finances, d'en arrêter la déprédation, d'armer le peuple et les gardes nationales, de faire enfin ce que le gouvernement avait paru prendre à tâche d'empêcher jusqu'ici. N'était-ce pas la tactique ordinaire des despotes de distraire le peuple des délibérations intéressant la liberté par les événements extérieurs, les préoccupations de la guerre, et de prévenir ainsi la crise favorable que les ennemis de la Révolution auraient pu précipiter ? Bonne pour les officiers, pour les ambitieux, pour les agioteurs, la guerre devait être également agréable à la cour, puisqu'elle lui permettait de disposer à son gré de l'armée, de cantonner les soldats, de les isoler des citoyens, et de substituer dans les régiments, au véritable amour de la liberté et de la patrie que la Révolution avait fait fleurir parmi les soldats, l'esprit d'obéissance passive, l'ancien esprit militaire. Ceux qui s'imaginaient que par la guerre on imposerait aux ennemis du dedans, qu'on tarirait la source de leurs manœuvres, se trompaient étrangement, selon lui ; et nous avons trop appris à nos dépens combien il voyait juste quand il montrait ces implacables ennemis profitant des désordres inévitables de la guerre pour semer la division, le fanatisme et dépraver l'opinion. Ne forcerait-on pas au silence les patriotes assez audacieux pour élever quelque soupçon sur les agents du pouvoir exécutif, ou sur les généraux chargés de la conduite des hostilités ? Ne les poursuivrait-on pas comme républicains et factieux, mots perfides inventés par les adversaires hypocrites de la Révolution ? Les généraux, il est vrai, ne nous trahiraient pas, avait-on dit ; on avait même été jusqu'à souhaiter de grandes trahisons. Brissot, en effet, avait déclaré qu'elles seraient funestes aux traîtres seulement ; mais ce que redoutait Robespierre, ce n'étaient pas des trahisons ouvertes, c'étaient ces perfidies sourdes à l'aide desquelles on endormait le peuple pour l'enchaîner plus aisément. On l'avait accusé de décourager la nation. Non, répondait-il, je l'éclairé ; et il croyait fermement avoir fait progresser l'esprit public et servi la patrie en contribuant à arrêter les élans d'un enthousiasme qui lui paraissait dangereux.

Puis, arrivant au reproche le plus étrange articulé par Brissot contre lui, d'avoir douté du courage des Français et avili le peuple, il laissait déborder son cœur, et se défendait dans un langage dont la modération et la noblesse contrastent singulièrement, on ne peut le nier, avec l'amertume des paroles de l'orateur girondin : Vous avez dit que j'avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté. Non, ce n'est point le courage des Français dont je me défie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains. Que la tyrannie les attaque ouvertement, ils seront invincibles ; mais le courage est inutile contre l'intrigue. Vous avez été étonné, avez-vous dit, d'entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas à un pareil reproche. D'abord, apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple ; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux ; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela ; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus... L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté, est une passion comme une autre ; quand elle est dominante, on lui sacrifie tout ; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme à la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanité, et le peuple, et la patrie. Voilà le secret du cœur humain ; voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.

Que dois-je donc répondre au reproche d'avoir avili et calomnié le peuple ! Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-même. J'ai avili le peuple ! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre, que j'ignore l'art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs ; mais, en revanche, c'est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas peuple en défendant presque seul les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs ; c'est moi qui opposai constamment la Déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions, qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens ; c'est moi qui défendis non-seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus ; qui soutins contre l'orgueil et les préjugés que les vices ennemis de l'humanité et de l'ordre social allaient toujours en décroissant, avec les besoins factices et l'égoïsme, depuis le trône jusqu'à la chaumière ; c'est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre, orgueilleux même pour être juste.

Le vrai moyen de témoigner son respect au peuple n'était pas, suivant Robespierre, de lui vanter à tout propos sa force, mais de le prémunir contre les défauts dont il n'était pas exempt. Le peuple est là, s'était écrié Brissot, pour le cas où la cour et les ministres viendraient à violer la constitution ; mais ce mot paraissait à Maximilien très-dangereux. Après avoir prouvé, en s'appuyant de l'opinion de Rousseau, que jamais le peuple ne pouvait s'endormir impunément, sous peine de devenir la dupe des charlatans politiques, il ajoutait : Lorsqu'il s'éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des siècles, tout plie devant lui ; le despotisme se prosterne contre terre et contrefait le mort, comme un animal lâche et féroce à l'aspect du lion ; mais bientôt il se relève, il se rapproche du peuple d'un air caressant ; il substitue la ruse à la force. On accumule entre ses mains des trésors immenses ; on lui livre la fortune publique ; on lui donne une puissance colossale ; il peut offrir des appâts irrésistibles à l'ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime. Bientôt quiconque a des talents avec des vices lui appartient ; il suit constamment un plan d'intrigue et de séduction ; il s'attache surtout à corrompre l'opinion publique ; il réveille les anciens préjugés, les anciennes habitudes, qui ne sont point encore effacés ; il entretient la dépravation des mœurs, qui ne sont point encore régénérées ; il étouffe le germe des vertus nouvelles. On ne prêche plus aux citoyens que le repos et la confiance ; le mot de liberté passe presque pour un cri de sédition ; on persécute, on calomnie ses plus zélés défenseurs ; on cherche à égarer, à séduire ou à maîtriser les délégués du peuple... Les intrigants et les partis se pressent comme les flots de la mer. Le peuple ne reconnaît les traîtres que lorsqu'ils lui ont déjà fait assez de mal pour le braver impunément. A chaque atteinte portée à sa liberté, on l'éblouit par des prétextes spécieux, on le séduit par des actes de patriotisme illusoire ; on trompe son zèle et on égare son opinion par le jeu de tous les ressorts de l'intrigue et du gouvernement ; on le rassure en lui rappelant sa force et sa puissance. Le moment arrive où la division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de l'égalité est entièrement formée, où les dépositaires de l'autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a le plus d'influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti.

Ainsi la nation se trouvait placée entre la servitude et la guerre civile ; mais ne savait-on pas combien était périlleux et incertain ce remède de l'insurrection, vanté par La Fayette lui-même ? Il n'était guère possible à un peuple entier de se lever à la fois ; or tout mouvement partiel, étant considéré comme un acte de révolte, pouvait être facilement réprimé ; et alors que devenait la liberté de la parole et de la plume ? Les journalistes vendus conservaient seuls le droit d'écrire ; quant aux écrivains patriotes, il ne leur restait plus qu'à boire la ciguë comme Socrate, à se déchirer les entrailles comme Caton, ou à mourir, comme Sidney, sous le glaive de la tyrannie. Robespierre, après avoir exprimé l'espérance de voir la liberté sortir triomphante de tant d'épreuves, termina en disant qu'il aurait encore bien des choses à dire sur cette matière, et la société, au milieu des plus vifs applaudissements, l'invita-à lui communiquer, à une prochaine séance, la suite de ses idées[83].

En lisant ce discours, inséré in extenso dans le journal de Prud'homme[84], madame de Chalabre ne put contenir son enthousiasme, et elle écrivit immédiatement à Maximilien : Non, je ne trouve pas d'expression qui puisse rendre à l'inimitable Robespierre la surprise, l'émotion, que m'a causées la lecture de son intéressant et utile discours dans la dernière Révolution de Paris. Les patriotes ont bien fait de l'y insérer, parce que ce journal se lit beaucoup et va partout. On ne saurait trop se hâter de prémunir les vrais François contre les pièges de la cour. Et plus loin, après une assez vive critique de l'aveuglement où lui semblaient être les partisans de la guerre : Je ne puis résister au sentiment de reconnaissance que m'inspire la vertueuse conduite du fidèle Robespierre, malgré le conseil qu'il nous donne lui-même de ne pas trop nous livrer à ces transports. Sa touchante modestie produira l'effet contraire, à en juger par moi, mais il ne sera pas dangereux pour la liberté, la plus noble émulation en sera le fruit[85]. Robespierre avait beau supplier ses amis de modérer l'ardeur de leur enthousiasme, ses conseils n'étaient guère écoutés ; et ce fut précisément son immense popularité, fondée sur les titres les plus légitimes, qui exaspéra contre lui tout le parti des Girondins.

 

XIV

Pendant ces débats, assidûment suivis par une foule inquiète et curieuse, les séances des Jacobins avaient pris une animation extraordinaire, comme si tous les esprits se fussent embrasés du feu de ces discours passionnés. Le 1er janvier, Robespierre, remplissant les fonctions de président en l'absence de Grangeneuve, s'était cru obligé de rappeler à l'ordre le député La Source pour avoir interrompu avec insistance un membre qui parlait à la tribune contre l'incivisme de certains administrateurs de la ville de Lyon. La Source, un des intimes de Brissot, attachant à cette légère punition parlementaire plus d'importance qu'elle n'en avait, s'était retiré, et bientôt une lettre de lui apprenait à la société toute la peine qu'il ressentait de l'espèce d'inculpation dont il venait d'être l'objet. Aussitôt Robespierre, qui avait cédé le fauteuil à Antonelle, nommé président dans le cours de la séance, monta à la tribune et rendit pleinement hommage au patriotisme de La Source, à son amour pour le bien et pour la tranquillité publique. On voit quel empressement il mettait à adoucir un chagrin qu'il avait involontairement causé en faisant son devoir de président. La Source revint dans la salle au milieu des applaudissements[86].

Le même jour, l'Assemblée législative, accomplissant un acte de réparation nationale, avait, sur la proposition de Guadet, adopté un décret dont la rédaction était du feuillant Pastoret, et par lequel la liberté était rendue aux victimes de Bouillé, aux quarante soldats de Châteauvieux envoyés aux galères après l'affaire de Nancy ; puis, entrant résolument dans la voie des rigueurs contre l'émigration, elle avait décrété d'accusation le comte de Provence, le prince de Condé, l'ancien contrôleur général de Galonné, et deux membres de l'Assemblée constituante, Laqueille aîné et Riquetti cadet, comme prévenus d'attentat et de conspiration contre la sûreté de l'État[87].

Tandis que de sévères mesures étaient votées centre ceux qui tramaient le retour de l'ancien régime, une étrange idée traversait la cervelle du journaliste Carra, l'un des rédacteurs des Annales patriotiques, feuille dévouée à la Gironde, comme nous l'avons dit. Cette idée, déjà émise par Carra dans son journal, et qu'il développa le 4 janvier à la tribune des Jacobins, consistait à placer un prince de la maison de Brunswick sur le trône constitutionnel de France, si Louis XVI venait à fuir une seconde fois, ou bien si ses ministres pouvaient être soupçonnés de trahison dans la guerre proposée[88]. On voit dès à présent d'où naîtront les accusations lancées plus tard contre plusieurs Girondins d'avoir voulu mettre la couronne de France sur la tête d'un prince étranger. Cette malencontreuse proposition fut accueillie par de violents murmures, et Carra rappelé immédiatement à l'ordre. Le patriotisme des Jacobins était prompt à s'alarmer, et ce n'était pas sans cause, à une époque où la Révolution commençait d'être battue en brèche, au dedans et au dehors, avec une infatigable persévérance.

Aussi refusaient-ils impitoyablement de recevoir ceux de leurs membres qui, les ayant abandonnés afin de s'affilier à la société des Feuillants — laquelle, on s'en souvient, n'admettait dans son sein que les citoyens actifs —, demandaient à revenir parmi eux. Il en fut ainsi pour le député Girardin, rayé sur la proposition de Ricord parce qu'il était allé aux Feuillants, et qui sollicitait sa réintégration. Un futur membre du comité de Salut public, Collot-d'Herbois, intercéda indirectement en sa faveur, mais il se trouva en face d'un adversaire redoutable (6 janvier). Les Feuillants, hostiles en réalité aux vrais principes de la Révolution, avaient été fondés en haine de l'égalité, et leurs membres avaient surtout contribué, au milieu de l'Assemblée constituante, à altérer la constitution dans un sens tout opposé à la Déclaration des droits. Robespierre, intraitable à leur égard, insista donc fortement afin qu'aucun des membres qui avaient déserté les Jacobins pour les Feuillants ne pût rentrer dans le sein de la société des Amis de la Constitution. La Source ayant proposé une exception en faveur des membres de l'Assemblée législative, Robespierre combattit également cette motion, et la parole de Guadet prêta à la sienne, dans cette circonstance, un appui énergique. Le député girondin critiqua amèrement le rôle des Feuillants dans l'Assemblée : il les montra réclamant l'ajournement quand il s'agissait de rendre la liberté aux Suisses de Châteauvieux, éludant la délibération quand il était question de frapper du glaive de la loi la tête des coupables, et travaillant constamment contre le peuple. Il demanda en conséquence l'adoption pure et simple de la mesure d'exclusion, laquelle, après un assez long tumulte, fut enfin mise aux voix et votée à l'unanimité[89].

Déjà, une dizaine de jours auparavant, le 25 décembre, on avait entendu Robespierre stigmatiser rudement les menées de ces Feuillants qui, tombés pour ainsi dire sous le mépris public, semblaient ressusciter pour recommencer leur croisade contre les sociétés populaires en général, et celle des Jacobins en particulier. A cette époque, quelques désordres, occasionnés par la cherté de plusieurs denrées, du sucre principalement, avaient éclaté dans Paris ; de sourdes menaces grondaient contre les accapareurs, et parmi ceux-ci, à tort ou à raison, on citait le feuillant d'André, qui s'était associé à une grosse maison d'épicerie de la rue de la Verrerie. Tandis que des placards royalistes, affichés dans les rues, vomissaient toutes sortes de calomnies contre Grégoire, Brissot et Robespierre, d'autres placards désignaient aux vengeances populaires l'ancien membre du comité de constitution[90].

Le président de la société des Feuillants ayant écrit au maire de Paris pour le prier d'employer la force dans le cas où des mouvements séditieux se produiraient dans la capitale, Pétion donna ordre aux commissaires de police d'user de tous les moyens de conciliation afin de rétablir la tranquillité dans la rue et le calme dans les esprits. Il n'en fallut pas davantage pour attirer sur le maire l'accusation d'être un des plus zélés Feuillants ; une affiche le désigna comme tel, et on alla jusqu'à le soupçonner d'être complice des accapareurs[91]. Robespierre donna à Pétion un signe éclatant de son dévouement et de son amitié : il le couvrit de sa popularité. Le maire, dit-il à la tribune des Jacobins, avait dû allier son attachement) à la constitution avec le respect dû à la loi ; mais il répondait des principes, de la magnanimité et de la sagesse de son ami, dont il connaissait l'âme et les sentiments. En même temps il engageait le peuple à se montrer aussi sage qu'énergique, aussi généreux que calme[92].

Tout récemment il avait, de concert avec Pétion, rédigé d'importantes observations sur la nécessité de la réunion des hommes de bonne foi contre les intrigants. C'était aussi un appel éloquent à la concorde. Rappelant les beaux jours, les jours immortels où la justice et la liberté étaient sorties, au choc de la Révolution, du sein des préjugés et de la servitude, ils se demandaient ce qu'étaient devenus ce généreux enthousiasme des premiers temps, cette union touchante, ce saint amour de l'égalité, qui avaient fait des Français un peuple de frères. Hélas ! depuis, on avait vu certains hommes, qui dans le principe avaient donné quelques gages à la Révolution, s'allier avec les anciens oppresseurs, et comme eux opposer le mot de licence à l'idée de liberté ; et tandis qu'on taxait d'exagération l'amour de l'humanité, le dévouement magnanime à la cause des peuples, on appelait prudence, modération, amour de la paix, l'égoïsme, la faiblesse et l'intrigue. Et ces mêmes hommes, qui avaient traité les prêtres avec une dureté portée jusqu'à l'insulte lorsqu'il s'était agi de restituer à la nation les biens dont le clergé était détenteur, invoquaient aujourd'hui la Déclaration des droits pour soustraire les prêtres conspirateurs à des mesures de police indispensables, et s'efforçaient de livrer le peuple au despotisme de l'aristocratie militaire. Les communes étaient parfaitement unies, à l'origine, contre la noblesse, le clergé et la cour, mais les castes privilégiées n'avaient rien négligé pour rattacher à leur cause la portion du peuple la plus favorisée par la fortune. Les perfides ennemis de la Révolution n'avaient-ils pas poussé la mauvaise foi jusqu'à chercher à épouvanter les citoyens aisés de toutes les classes par le fantôme d'une loi agraire tellement chimérique, tellement absurde parmi nous, disaient Pétion et Robespierre, que le cerveau même le plus délirant ne pouvait en concevoir l'idée ? On voit par là combien peu ce rêve insensé de la communauté des biens séduisait les grands révolutionnaires de ce temps. Il ne faudrait pas croire cependant que la question sociale ne préoccupât singulièrement Robespierre ; nous dirons plus tard quels points de rapport assez intime il y a entre ses opinions à cet égard et les idées modernes ; mais, avant tout, il songeait à affranchir le peuple, à l'affranchir complètement, sachant que sans liberté il n'y a point d'organisation solide et durable pour les sociétés.

Et d'abord il engageait vivement cette portion du peuple qu'on appelait bourgeois à ne pas séparer sa cause de celle de la masse populaire, à ne point s'allier contre elle avec les anciens privilégiés, sous peine de retomber elle-même dans l'état d'oppression et d'humiliation où elle avait vécu durant tant de siècles. Si la soif de la justice, l'amour de l'humanité, ces passions des grandes âmes, ne leur étaient pas des raisons suffisantes, leur intérêt même leur commandait de ne point trahir le parti de la Révolution. Aux anciens nobles, Robespierre et Pétion demandaient quels fruits heureux ils attendaient de leurs funestes projets. En échange des titres ridicules qu'elle leur avait ôtés, la Révolution ne leur avait-elle pas donné la dignité d'homme et tous les droits d'un peuple libre ? S'adressant au monarque lui-même, ils lui montraient comme une faveur du ciel le rôle qu'il ne tenait qu'à lui de remplir. 11 pouvait se placer au premier rang des bienfaiteurs de l'humanité ; mais, pour cela, il fallait rompre avec les errements du passé, répudier les conseils des intrigants dont il était entouré, s'arracher aux suggestions d'un parti coupable et perfide qui l'entraînait dans un abîme, ne point exposer son trône et son repos pour satisfaire les rancunes et l'ambition de quelques factieux, se réfugier enfin au sein de la patrie et delà vertu, et ne point considérer comme ses ennemis tous les hommes intègres qui avaient voué leur vie au triomphe de la Révolution. Le seul parti qui vous convienne, c'est la liberté, la justice, la paix, la vertu, l'égalité ; le seul drapeau sous lequel vous deviez vous rallier, c'est celui de la constitution ; vos ennemis sont les oppresseurs, les intrigants et les traîtres[93].

Toute la politique de Robespierre se trouve résumée dans ces observations. Jusqu'au dernier jour de la monarchie, il essayera de la rattacher à la Révolution. Oui, pensait-il, que Louis XVI se convertît à elle, non pas judaïquement comme le lui conseillaient les Lameth et les Barnave, mais franchement, résolument, et les principes de la liberté, de l'égalité, pouvaient se consolider sans être compromis dans les hasards d'une insurrection et les déchirements de l'anarchie. Et en effet, il faut le reconnaître, il n'y avait point d'autre voie de salut pour Louis XVI. Mais, en adoptant le parti contraire, il ne devait pas tarder à tomber dans l'abîme que lui montrait du doigt Robespierre ; et celui-ci ne songera à confier à la République l'application des principes de 1789 que lorsqu'il verra le triomphe de la constitution rendu impossible par l'alliance du trône avec tous les partis hostiles à la Révolution.

 

XV

Cependant les débats sur la guerre continuaient toujours aux Jacobins, sans lasser l'opinion publique. A la séance du 9 janvier intervint dans la discussion un homme de lettres, connu par des productions licencieuses, et plus fait assurément pour les œuvres légères et futiles que pour les hautes conceptions de la politique. C'était Louvet, l'auteur de ce cynique roman de Faublas qu'on trouvait dans le boudoir de la plupart des grandes dames de l'époque. Démontrer, selon sa conviction, la nécessité d'une guerre offensive, en s'appuyant sur toutes les raisons tirées des circonstances, c'était naturel, mais cela risquait fort de passer inaperçu ; tant d'orateurs avaient déjà usé de tous ces arguments. Louvet résolut de s'attaquer résolument à Robespierre. Prendre à partie ce colosse de la Révolution tenta le littérateur d'alcôve, à la recherche d'une réputation plus sérieuse. Peut-être lui sembla-t-il que son nom allait grandir tout à coup à la faveur de ce grand nom, et qu'en se mesurant avec un tel adversaire, il allait attirer sur lui les regards du monde. Une fois engagé dans cette voie, il n'en sortira plus. Désormais son but unique, son idée fixe sera de dépopulariser, d'abattre Robespierre, et il ne cessera point de s'acharner contre lui, comme jadis Anitus contre Socrate. Mais nous n'en sommes encore qu'à la période des précautions oratoires et des ménagements. Toutefois, dans cette séance du 9, il s'acquitta de sa tâche à la satisfaction de Brissot, qui lui décerna les éloges les plus flatteurs[94]. Aussi le verrons-nous revenir bientôt à la charge.

Le surlendemain, 11 janvier, Robespierre remonta à la tribune pour communiquer à la société, selon l'engagement qu'il avait pris à la séance du 2, la suite de ses idées, non pas tant sur la question de la guerre que sur les moyens les plus propres à assurer le salut de la constitution dans la crise présente. Précisément on avait entendu dans la journée même, au sein de l'Assemblée législative, le rapport du ministre de la guerre, récemment revenu de son voyage d'inspection. Narbonne avait présenté nos frontières et nos principales places comme se trouvant dans le meilleur état de défense ; et sa peinture brillante de la situation de notre armée était certainement de nature à rassurer la nation, à l'endormir dans une sécurité trompeuse[95]. Or ce rapport était un tissu d'erreurs et, disons le mot, de mensonges ; un peu plus tard Dumouriez se chargea d'en démontrer la fausseté. Quel était donc le but du ministre ? Évidemment de donner courage aux partisans de la guerre, de cette guerre restreinte qui souriait à la cour, et d'où pouvait naître une crise sur laquelle elle comptait pour vaincre la Révolution[96].

Robespierre ne se trompait donc pas lorsqu'en débutant il parlait d'une nouvelle jonglerie ministérielle. Tout indiquait, selon lui, même aux yeux les moins clairvoyants, le dessein de la cour de fomenter une guerre simulée afin de ressaisir au milieu du désordre une autorité fatale à la liberté naissante. N'était-il pas puéril, en effet, de la supposer capable de combattre sérieusement les émigrés, quand elle les avait dérobés avec tant de sollicitude au décret rendu contre eux par l'Assemblée nationale ? Mais, pour atteindre son but, elle n'avait nullement besoin d'entrer tout de suite en campagne ; il lui suffisait d'être autorisée à ordonner actuellement les préparatifs d'une guerre. Il fallait donc se garder de prêcher la confiance, et surtout de donner des millions au pouvoir exécutif. Lui aussi il voulait bien la guerre, mais il dirait à qui et comment il était utile de la faire.

Après avoir développé avec une puissance nouvelle tous les arguments exposés par lui dans ses précédents discours pour démontrer l'intérêt qu'avait la cour à être dès à présent investie du droit de diriger les forces de la France ; après avoir demandé aux partisans de la guerre ce qu'ils comptaient faire lorsque, selon toute probabilité, les princes étrangers leur auraient prouvé qu'ils avaient pris toutes les mesures nécessaires afin de dissiper les rassemblements d'émigrés, il signalait le danger de mettre la nation tout entière à la merci de la cour disposant à son gré de toute la puissance militaire du pays. A quels généraux le pouvoir exécutif avait-il confié le commandement des armées ? A des chefs dont l'un, Rochambeau, était connu pour avoir persécuté des régiments patriotes ; dont un autre, La Fayette, avait été nommé en violation flagrante de la constitution, qui lui interdisait de recevoir, à l'expiration de ses fonctions législatives, aucune place, faveur ou pension de la cour. Avec quel plaisir le gouvernement n'avait-il pas accueilli cette proposition de guerre contre les petits princes allemands sous laquelle semblait enterré le décret contre les émigrés, attestant par cela même la sagesse et l'utilité de ce décret, autrement efficace pour avoir raison des émigrants qu'une guerre qu'ils souhaitaient eux-mêmes ! L'Assemblée nationale avait indiqué d'abord le véritable remède, on l'avait repoussé ; et maintenant les représentants du peuple, trompés, acceptaient le poison des mains de la cour, qui paraissait se rendre à leur vœu. Il fallait s'en tenir au décret, déclarer le veto contraire au salut de l'État, étonner par ce coup de vigueur les partisans du despotisme et de l'aristocratie, qui n'eussent point osé entrer en lutte avec l'Assemblée nationale ; ou, s'il l'avaient osé, poursuivait Robespierre, le vœu public hautement prononcé, l'intérêt général, l'indignation qu'inspiraient l'audace des rebelles et la protection qui leur était donnée, le génie de la nation enfin éveillé dans cette occasion heureuse par la vertu des représentants autant que par l'intérêt suprême du salut public, auraient assuré la victoire à l'Assemblée nationale ; et cette victoire eût été celle de la raison et de la liberté. C'était là une de ces occasions uniques dans l'histoire des révolutions que la Providence présente aux hommes, et qu'ils ne peuvent négliger impunément ; puisque enfin il faut que tôt ou tard le combat s'engage entre la cour et l'Assemblée nationale, ou plutôt, puisque dès longtemps il s'est engagé entre l'une et l'autre un combat à mort, il fallait saisir ce moment : alors nous n'aurions pas eu à craindre de voir le pouvoir exécutif avilir et maîtriser nos représentants, les condamner à une honteuse inaction, ou ne leur délier les mains que pour augmenter sa puissance et favoriser ses vues secrètes.

Robespierre ne voulait cependant ni proposer un parti sévère, ni déployer une roideur inflexible. Sans s'occuper davantage d'un veto lancé au nom du roi par des hommes qui se souciaient fort peu du roi, mais qui tenaient à régner sous son nom, il souhaitait seulement que l'Assemblée reprît un caractère imposant, et que, tendre envers le peuple, elle montrât moins de condescendance pour la cour et les ministres ; qu'au pouvoir de l'intrigue, de l'or, de la force et de la corruption, elle opposât la puissance de la justice, de l'humanité, de la vertu. Qu'au lieu de généraux propres à ramener l'armée aux sentiments du despotisme, disait-il, on lui donne des chefs populaires décidés à mettre en pratique les principes de la constitution, d'accord avec la discipline militaire ; qu'à l'exemple de ses représentants, la nation montre de nouveau cette attitude devant laquelle tremblaient jadis ses oppresseurs ; que les ennemis du dedans, que les conspirateurs et le despotisme soient domptés, et ensuite marchons à Léopold, marchons à tous les tyrans de la terre.

C'est à cette condition, poursuivait-il, que moi-même je demande à grands cris la guerre. Que dis-je ? je vais bien plus loin que mes adversaires eux-mêmes ; car si je demande encore la guerre, je la demande, non comme un acte de sagesse, non comme une résolution raisonnable, mais comme la ressource du désespoir ; je la demande à une autre condition, qui sans doute est commune entre nous, car je ne pense pas que les avocats de la guerre aient voulu nous tromper, je la demande telle qu'ils nous la dépeignent ; je la demande telle que le génie de la liberté la déclarerait, telle que le peuple français la ferait lui-même, et non telle que de vils intrigants pourraient la désirer, et telle que des ministres et des généraux, même patriotes, pourraient nous la faire.

Français, hommes du 14 juillet, qui sûtes conquérir la liberté sans guide et sans maître, venez ; formons cette armée qui doit affranchir l'univers. Où est-il, le général qui, imperturbable défenseur des droits du peuple, éternel ennemi des tyrans, ne respira jamais l'air empoisonné des cours, dont la vertu austère est attestée par la haine et par la disgrâce de la cour, ce général dont les mains pures du sang innocent et des dons honteux du despotisme sont dignes de porter devant nous l'étendard sacré de la liberté ? Où est-il, ce nouveau Caton, ce troisième Brutus, ce héros encore inconnu ? Qu'il se reconnaisse à ces traits ; qu'il vienne ; mettons-le à notre tête. où est-il ? Où sont-ils, ces héros qui, au 14 juillet, trompant l'espoir des tyrans, déposèrent leurs armes aux pieds de la patrie alarmée ? Soldats de Châteauvieux, approchez, venez guider nos efforts victorieux... Où êtes-vous ? Hélas ! on arracherait plutôt sa proie à la mort qu'au despotisme ses victimes ! Citoyens qui les premiers signalâtes votre courage devant les murs de la Bastille, venez, la patrie, la liberté vous appellent aux premiers rangs ! Hélas ! on ne vous trouve nulle part ; la misère, la persécution, la haine de nos nouveaux despotes, vous ont dispersés. Venez, du moins, soldats de tous ces corps immortels qui ont déployé le plus ardent amour pour la cause du peuple. Quoi ! le despotisme, que vous aviez vaincu, vous a punis de votre civisme et de votre victoire ! Quoi ! frappés de cent mille ordres arbitraires et impies, cent mille soldats, l'espoir de la liberté, sans vengeance, sans état et sans pain, expient le tort d'avoir trahi le crime pour servir la vertu ! Vous ne combattrez pas non plus avec nous, citoyens, victimes d'une loi sanguinaire qui parut trop douce encore à tous ces tyrans qui se dispensèrent de l'observer pour vous égorger plus promptement ! Ah ! qu'avaient fait ces femmes, ces enfants massacrés ? Les criminels tout-puissants ont-ils peur aussi des femmes et des enfants ? Citoyens du Comtat, de cette cité malheureuse qui crut qu'on pouvait impunément réclamer le droit d'être Français et libres ; vous qui pérîtes sous les coups des assassins encouragés par nos tyrans ; vous qui languissez dans les fers où ils vous ont plongés, vous ne viendrez point avec nous ; vous ne viendrez pas non plus, citoyens infortunés et vertueux qui, dans tant de provinces, avez succombé sous les coups du fanatisme, de l'aristocratie et de la perfidie ! Ah ! Dieu ! que de victimes, et toujours dans le peuple, parmi les plus généreux patriotes, quand les conspirateurs puissants respirent et triomphent !

Venez au moins, gardes nationales, qui vous êtes spécialement dévouées à la défense de nos frontières. Dans cette guerre dont une cour perfide nous menace, venez. Quoi ! vous n'êtes point encore armées ? Quoi ! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n'en avez pas ? Que dis-je ? on vous a refusé des habits, on vous condamne à errer sans but de contrée en contrée, objet des mépris du ministère et de la risée des patriciens insolents qui vous passent en revue pour jouir de votre détresse. N'importe ! venez ; nous confondrons nos fortunes pour vous acheter des armes ; nous combattrons tout nus, comme les Américains. Venez ! Mais attendrons-nous pour renverser les trônes des despotes de l'Europe, attendrons-nous les ordres du bureau de la guerre ? Consulterons-nous pour cette noble entreprise le génie de la liberté ou l'esprit de la cour ? Serons-nous guidés par ces mêmes patriciens, ses éternels favoris, dans la guerre déclarée au milieu de nous entre la noblesse et le peuple ? Non. Marchons nous-mêmes à Léopold ; ne prenons conseil que de nous-mêmes. Mais quoi ! voilà tous les orateurs de la guerre qui m'arrêtent ; voilà M. Brissot qui me dit qu'il faut que M. le comte de Narbonne conduise cette affaire ; qu'il faut marcher sous les ordres de M. le marquis de La Fayette... que c'est au pouvoir exécutif qu'il appartient de mener la nation à la victoire et à la liberté. Ah ! Français ! ce seul mot a rompu tout le charme, il anéantit tous mes projets. Adieu la liberté des peuples ! Si tous les sceptres des princes d'Allemagne sont brisés, ce ne sera point par de telles mains. L'Espagne sera quelque temps encore l'esclave de la superstition, du royalisme et des préjugés ; le stathouder et sa femme ne sont point encore détrônés ; Léopold continuera d'être le tyran de l'Autriche, du Milanais, de la Toscane, et nous ne verrons point de sitôt Caton et Cicéron remplacer au conclave le pape et les cardinaux. Je le dis avec franchise, si la guerre telle que je l'ai présentée est impraticable, si c'est la guerre de la cour, des ministres, des patriciens, des intrigants, qu'il nous faut accepter, loin de croire à la liberté universelle, je ne crois même pas à la nôtre ; et tout ce que nous pouvons faire de plus sage, c'est de la défendre contre la perfidie des ennemis intérieurs qui nous bercent de ces douces illusions.

Je me résume donc froidement et tristement. J'ai prouvé que la guerre n'était entre les mains du pouvoir exécutif qu'un moyen de renverser la constitution, que le dénouement d'une trame profonde ourdie pour perdre la liberté. Favoriser ce projet de guerre sous quelque prétexte que ce soit, c'est donc mal servir la cause de la liberté. Tout le patriotisme du monde, tous les lieux communs de politique et de morale ne changent point la nature des choses ni le résultat nécessaire de la démarche qu'on propose. Prêcher la confiance dans les intentions du pouvoir exécutif, justifier ses agents, appeler la faveur publique sur ses généraux, représenter la défiance comme un état affreux, ou comme un moyen de troubler le concert des deux pouvoirs et l'ordre public, c'était donc ôter à la liberté sa dernière ressource, la vigilance et l'énergie de la nation. J'ai dû combattre ce système, je l'ai fait ; je n'ai voulu nuire à personne, j'ai voulu servir ma patrie en réfutant une opinion dangereuse ; je l'aurais combattue de même si elle eût été proposée par l'être qui m'est le plus cher.

Dans l'horrible situation où nous ont conduits le despotisme, la faiblesse, la légèreté et l'intrigue, je ne prends conseil que de mon cœur et de ma conscience ; je ne veux avoir d'égard que pour la vérité, de condescendance que pour l'infortune, de respect que pour le peuple. Je sais que des patriotes ont blâmé la franchise avec laquelle j'ai présenté le tableau décourageant, à ce qu'ils prétendent, de notre situation. Je ne me dissimule pas la nature de ma faute. La vérité n'a-t-elle pas déjà trop de tort d'être la vérité ? Comment lui pardonner lorsqu'elle vient, sous des formes austères, en nous enlevant d'agréables erreurs, nous reprocher tacitement l'incrédulité fatale avec laquelle on l'a trop longtemps repoussée ? Est-ce pour s'inquiéter et pour s'affliger qu'on embrasse la cause du patriotisme et de la liberté ? Pourvu que le sommeil soit doux et non interrompu, qu'importe qu'on se réveille au bruit des chaînes de sa patrie ou dans le calme plus affreux de la servitude ? Ne troublons donc pas le quiétisme politique de ces heureux patriotes ; mais qu'ils apprennent que, sans perdre la tête, nous pouvons mesurer toute la profondeur de l'abîme. Arborons la devise du palatin de Posnanie ; elle est sacrée, elle nous convient : Je préfère les orages de la liberté au repos de l'esclavage. Prouvons aux tyrans de la terre que la grandeur des dangers ne fait que redoubler notre énergie, et qu'à quelque degré que montent leur audace et leurs forfaits, le courage des hommes libres s'élève encore plus haut. Qu'il se forme contre la vérité des ligues nouvelles, elles disparaîtront ; la vérité aura seulement une plus grande multitude d'insectes à écraser sous sa massue. Si le moment de la liberté n'était pas encore arrivé, nous aurions le courage de l'attendre ; si cette génération n'était destinée qu'à s'agiter dans la fange des vices où le despotisme l'a plongée ; si le théâtre de notre Révolution ne devait montrer aux yeux de l'univers que les préjugés aux prises avec les préjugés, les passions avec les passions, l'orgueil avec l'orgueil, l'égoïsme avec l'égoïsme, la perfidie avec la perfidie, la génération suivante, plus pure, plus fidèle aux lois sacrées de la nature, commencera à purifier cette terre souillée par le crime ; elle apportera, non pas la paix du despotisme ni les honteuses agitations de l'intrigue, mais le feu sacré de la liberté et le glaive exterminateur des tyrans ; c'est elle qui relèvera le trône du peuple, dressera des autels à la vertu, brisera le piédestal du charlatanisme et renversera tous les monuments du vice et de la servitude. Doux et tendre espoir de l'humanité, postérité naissante, tu ne nous es point étrangère ; c'est pour toi que nous affrontons tous les coups de la tyrannie ; c'est ton bonheur qui est le prix de nos pénibles combats ; découragés souvent par les objets qui nous environnent, nous sentons le besoin de nous élancer dans ton sein ; c'est à toi que nous confions le soin d'achever notre ouvrage. Que les noms des martyrs de la liberté occupent dans ta mémoire la place qu'avaient usurpée dans la nôtre ceux des héros de l'imposture et de l'aristocratie. Que ta première passion soit le mépris des traîtres et la haine des tyrans ; que ta devise soit : Protection, amour, bienveillance pour les malheureux ; guerre éternelle aux oppresseurs ! Postérité naissante, hâte-toi de croître et d'amener les jours de l'égalité, de la justice et du bonheur !

 

Immense fut l'émotion produite par ce magnifique discours. L'impression en ayant été demandée de toutes parts, la société des Amis de la Constitution décida que les discours prononcés par Robespierre dans les séances des 2 et h janvier 1792 seraient imprimés à un très-grand nombre d'exemplaires, distribués aux membres de la société et aux tribunes, envoyés à toutes les sociétés affiliées avec invitation de les faire-réimprimer et d'étendre par tous les moyens en leur pouvoir la publication des vérités éternelles qu'ils renfermaient. Enfin, sur la motion de plusieurs de ses membres, elle ouvrit dans son sein une souscription afin de multiplier le plus possible les exemplaires de cet ouvrage[97]. Un membre proposa même l'envoi de ce discours à tous les régiments de l'armée ; mais les Jacobins, ne perdons point cela de vue, fidèles à leur titre de Société des Amis de la Constitution, n'allaient jamais au delà de la constitution ; et comme un décret interdisait toute communication directe avec les troupes de ligne, décret qui fut rappelé par Danton, ils passèrent à l'ordre du jour sur cette proposition[98]. Au dehors, le succès ne fut pas moins grand : presque tous les journaux patriotiques parlèrent du discours de Robespierre avec des démonstrations enthousiastes. Suivant une feuille, dévouée pourtant aux hommes de la Gironde, c'était un morceau de la plus sublime éloquence, et le journaliste recommandait expressément aux sociétés affiliées à celle des Jacobins de le répandre parmi les soldats[99]. Ô toi, peuple, qui n'as pas le moyen de te procurer le discours de Robespierre, je te le promets tout entier ; s'écriait une autre feuille, garde bien précieusement les numéros qui vont suivre ; c'est un chef-d'œuvre d'éloquence qui doit rester dans toutes les familles, pour apprendre à ceux qui naîtront que Robespierre a existé pour la félicité publique et le maintien de la liberté[100].

Cet éclatant succès étourdit un peu Brissot ; il resta neuf jours avant de reprendre la parole ; mais, après s'être montré si agressif, si injuste même à l'égard de Robespierre, il dénota bientôt combien peu il savait supporter la contradiction, et nous verrons quelle amertume avaient déposée dans son cœur les allusions dont, bien justement, il était devenu à son tour l'objet de la part d'un adversaire qu'il avait inutilement froissé.

 

XVI

Ces longs débats sur la guerre n'empêchaient pas la société des Jacobins de discuter en même temps d'autres questions non moins importantes, également à l'ordre du jour de l'Assemblée législative. Le 13, par exemple, il s'agissait de savoir si l'on conserverait, comme le demandait le comité militaire, des corps distincts, voltigeurs ou grenadiers, au milieu de la garde nationale. L'institution de compagnies privilégiées, dites d'élite, dans une milice citoyenne, paraissait à Robespierre un véritable contre-sens. La garde nationale était la nation armée, et il fallait bien se garder de déroger aux principes d'égalité qui avaient présidé à son organisation, si l'un ne voulait pas donner naissance à une sorte de garde prétorienne propre à anéantir la liberté et à subjuguer le pays. Les armées permanentes étaient, selon lui, le fléau de la liberté ; on devait donc leur opposer comme contre-poids les gardes nationales organisées sur des bases sérieusement démocratiques, et il engageait tous les patriotes de l'Assemblée nationale à repousser le projet du comité militaire[101].

Le surlendemain, Collot d'Herbois étant venu annoncer que les habitants de Brest avaient tenu à faire part eux-mêmes aux soldats de Châteauvieux du décret qui les rendait à la liberté, et que la délivrance de ces victimes de Bouillé serait l'occasion d'une fête solennelle, Robespierre monta à la tribune pour se plaindre du retard apporté par le pouvoir exécutif à la sanction de ce décret, quand des décrets insignifiants, comme ceux relatifs aux assignats de dix et quinze sous, avaient été sanctionnés tout de suite. Cela seul était, à ses yeux, une preuve du peu de patriotisme des ministres, et l'Assemblée législative lui paraissait dans l'erreur lorsqu'elle les applaudissait en les entendant crier, à l'unisson d'un bon patriote : La guerre ! la guerre ! la guerre ![102]

Ce bon patriote, c'était Brissot. Donc Robespierre conservait encore à l'égard de son contradicteur les plus grands ménagements. Et comme sous peu de jours l'Assemblée nationale devait décider cette importante question, il la conjurait de l'examiner sans passion, sans prévention, comme si elle n'avait entendu aucun des discours patriotiques prononcés dans un sens ou dans un autre, s'engageant du reste à faire de plus en plus jaillir la lumière sur la trame ourdie par la cour. Ainsi son principal adversaire, Brissot, que dans un de ses premiers discours il appelait législateur patriote, il le traite encore de bon patriote ; les discours de ce contradicteur passionné, il les regarde comme des discours patriotiques, et c'est uniquement par imprudence, selon lui, que des députés patriotes ont adopté le système de la cour. Eh bien ! malgré toutes ces preuves de la mesure gardée par Robespierre envers les Girondins dans cette mémorable discussion, quoiqu'il soit constant pour tout lecteur attentif et impartial que les premiers sentiments de malveillance et les premières attaques vinrent de Brissot et de ses amis ; qu'eux seuls, du domaine des principes généraux, transportèrent la lutte sur le terrain des personnalités, nombre d'écrivains, peu soucieux de la vérité, ont mis tous les torts à la charge de Robespierre, quand, au contraire, il eut pour lui, en cette circonstance, la modération, le calme, la sagesse et la raison[103].

Au sein de l'Assemblée législative, les Girondins continuaient à pousser de tout leur pouvoir à la rupture de la paix. Ils avaient fait décider que le roi serait invité à accélérer les préparatifs de guerre et le rassemblement des troupes aux frontières, de façon à ce qu'on se trouvât en état d'agir dans le plus bref délai (14 janvier). Ce fut dans cette séance qu'après avoir annoncé à tous les princes la résolution où était la nation française de maintenir la constitution ou de périr avec elle, Guadet s'écria d'une voix terrible : Marquons d'avance une place aux traîtres, et que cette place soit l'échafaud[104]. Sur sa proposition, l'Assemblée avait déclaré infâme, traître à la patrie, et coupable du crime de lèse-nation tout agent du pouvoir exécutif, tout Français qui, directement ou indirectement, prendrait part à un congrès dont l'objet serait d'obtenir une modification de la constitution, ou à une médiation entre la nation française et les rebelles conjurés contre elle. Ainsi se nuançaient de teintes de plus en plus sombres les paroles des orateurs. Emportée par des colères assez compréhensibles d'ailleurs, la France insensiblement gravitait vers la Terreur, laquelle n'enfanta pas l'émigration, comme on l'a trop souvent répété, mais fut enfantée par elle.

Robespierre n'en persistait pas moins à lutter avec une énergie croissante contre les tendances belliqueuses de la Gironde et la précipitation irréfléchie avec laquelle on s'efforçait de jeter la France sur l'Europe. Le 18 janvier, ayant pris la parole aux Jacobins pour présenter quelques observations au sujet du comtat Venaissin et d'Avignon, où d'épouvantables massacres avaient été commis, il attribua ces scènes sanglantes à la longue hésitation qu'avait apportée l'Assemblée constituante à prononcer la réunion de ce pays à la France, et en dernier lieu au retard mis par le ministre des affaires étrangères de Lessart à l'exécution du décret d'annexion ; puis il revint à son idée favorite, et trouvant une sorte de connexité entre l'oppression sous laquelle gémissaient les patriotes avignonnais et les intrigues ourdies à Paris contre la liberté et la constitution, il s'attacha de nouveau à prouver que la cour voulait la guerre pour concentrer la force publique entre ses mains, isoler l'armée des autres citoyens, et se rendre maîtresse de la Révolution[105].

La puissance de cet argument n'avait pas échappé aux orateurs de la Gironde. Aussi, voyant combien il avait contribué à refroidir l'enthousiasme belliqueux du peuple, commencèrent-ils à changer de tactique, et après avoir reproché à Robespierre de s'être montré trop défiant à l'égard de la cour, après s'être, pour ainsi dire, portés garants des bonnes intentions du pouvoir exécutif, prétendirent-ils que la cour était maintenant opposée à la guerre. Nous entendrons bientôt un des leurs, Louvet, soutenir avec force cette nouvelle thèse ; et Brissot, abandonnant son système de guerre restreinte contre les émigrés et les petits princes d'Allemagne, système sur lequel il était, à l'origine, parfaitement d'accord avec le pouvoir exécutif, va demander la guerre contre l'empereur, l'accusant d'avoir violé le traité de 1756 en devenant l'âme d'une coalition contre la France ; ce qui n'empêchera pas le Girondin Condorcet de présenter le ministre Narbonne comme l'homme le plus essentiel de la situation, après avoir longuement insisté dans son journal sur la nécessité de rompre la paix[106].

Robespierre n'avait jamais cru que la cour voulût sérieusement la guerre ; les apparences seules suffisaient, selon lui, à la complète exécution du plan ministériel. Comment pouvait-il se rangera l'opinion de ses adversaires, lorsqu'il voyait à la tête de l'armée un chef sans caractère, connu pour sa duplicité, qu'on avait entendu demander une couronne civique pour son cousin Bouillé, ce général tout couvert du sang des victimes de Nancy, et qui lui-même avait présidé aux massacres du Champ-de-Mars ? A ce propos, il ne put s'empêcher de manifester son étonnement d'avoir lu le matin, dans un journal patriote, dit-il, dans le Patriote français, une lettre où était incriminé le civisme des habitants de Metz, si vanté l'avant-veille par son collègue Anthoine, et où se trouvait l'éloge le plus pompeux du général La Fayette. Ainsi mis en cause, Brissot crut devoir s'excuser en disant qu'il n'avait eu aucune connaissance de cette lettre, extraite du Moniteur et insérée à son insu par son collaborateur. A quoi Robespierre répondit que, s'il en avait parlé, c'était parce qu'il l'avait lue dans un journal jouissant d'une grande réputation de patriotisme. Jamais, poursuivait-il, je n'ai attaqué M. Brissot, nos principes sont les mêmes, je n'ai réfuté que son opinion. Que l'Assemblée nationale déclarât la guerre, disait-il en terminant, il le comprenait, mais à la condition de déployer un grand caractère, de mettre l'ordre dans le royaume, de prévenir la trahison des ministres, d'opérer enfin tout le bien que pouvaient faire des législateurs[107].

Immédiatement après reparut à la tribune l'auteur de Faublas. Pour la seconde fois il venait prendre Robespierre corps à corps, en usant toutefois encore des plus grands ménagements envers un homme dont la voix courageuse, avouait-il, s'était constamment opposée aux décrets liberticides rendus par l'Assemblée constituante. Si dans ses discours, dont il ne contestait pas l'éloquence, il cherchait en vain des raisons solides et des mesures efficaces ; si, prétendant que Robespierre était dans l'erreur en montrant la cour comme intéressée à la guerre, il l'engageait, d'une façon un peu naïve, à reprendre courage et à voter avec les partisans de la guerre, il lui reconnaissait du moins le mérite d'avoir balancé à lui seul l'opinion de tout un peuple, et lui rendait pleine justice, quand il le montrait toujours calme au milieu des tempêtes, invariablement fixé sur les éternels principes de la morale et de la philosophie, supérieur, très-supérieur aux séductions d'une cour corruptrice et inaccessible à toute autre ambition que celle d'une véritable gloire. Puis, faisant établir par la postérité une sorte de parallèle entre lui, inconnu, et le tribun aimé du peuple, et, ce qui valait mieux, digne d'en être aimé, il se représentait allant vers Robespierre, lui montrant l'abîme, et, sur son refus d'ouvrir les yeux, persistant à conjurer seul le danger et sauvant son pays. C'était peut-être un peu puéril ; néanmoins il y avait dans ce discours de grandes beautés, et nous ne nous étonnons pas qu'il ait obtenu beaucoup de succès même au milieu des Jacobins, où les partisans de la guerre avaient visiblement diminué. Louvet sans doute était sûr de toucher la corde sensible chez des auditeurs français quand il nous peignait courant sus à tous les aristocrates de l'Europe, convertissant les soldats de l'empereur, désarmant ses barons, ramenant ses évêques à une évangélique médiocrité, renvoyant ses moines à Rome et mariant ses religieuses ; lorsqu'enfin il montrait notre Déclaration des droits assise sur le trône impérial même, à l'ombre du drapeau tricolore[108]. Mais c'était là précisément le côté faible de son argumentation : prétendre imposer, les armes à la main, une constitution, l'ordre, h liberté même à un peuple, c'est le comble de l'imprudence, quelquefois de l'iniquité ; et tout esprit animé d'un véritable sentiment philosophique partagera cette répulsion que manifestait Robespierre pour les missionnaires armés.

 

XVII

A la séance suivante, Brissot revint lui-même à la charge. Il avait été comme accablé sous le poids du dernier discours de Maximilien, aussi sa réponse se ressentit-elle de l'amertume qui remplissait son cœur. Oubliant que, si quelques personnalités avaient été introduites dans le débat, elles venaient uniquement de son fait, et que tout récemment encore son adversaire l'avait, à diverses reprises, traité de député patriote, il se plaignit d'avoir été inculpé en quelque sorte. Cela était tout à fait inexact, mais l'ambitieux Brissot s'était senti piqué au vif, et il ne pouvait pardonner à Robespierre de l'avoir deviné. Il se vanta bien d'être comme lui innocens vitæ scelerisque purus, d'une vie intègre et pur de tout crime ; mais la comparaison était un tant soit peu prétentieuse ; Camille Desmoulins et André Chénier devaient se charger de remettre les choses à leur véritable place.

Après avoir donné sur ses relations avec La Fayette des explications qu'on ne lui demandait pas, Brissot déclara qu'il avait rompu ouvertement avec lui depuis le massacre du Champ-de-Mars. Robespierre, on s'en souvient, avait dit, sans faire d'ailleurs aucune allusion personnelle, qu'il ne convoitait le ministère ni pour lui ni pour ses amis. — Moi non plus, répliqua Brissot, comme si ces mots se fussent, sans aucune espèce de doute, adressés à lui ; moi non plus je ne spécule sur le ministère ni pour moi ni pour mes amis. — Or, à quelques mois de là, il se chargera de se donner un démenti à lui-même, en allant prendre, pour ainsi dire, son ami Roland par la main afin de l'installer au ministère de l'intérieur. En finissant, et toujours comme si les premiers torts n'avaient pas été son côté, il supplia Robespierre de terminer une lutte scandaleuse, selon lui, et qui ne donnait d'avantage qu'aux ennemis du bien public.

Quand Brissot eut achevé, un commun ami, un vieillard, un lettré, le traducteur de Juvénal, Dusaulx, monta à la tribune, parla avec éloge de Robespierre et de Brissot, et exprima le désir de voir ces deux généreux citoyens terminer leur querelle par un embrassement. A peine avait-il dit, que les deux adversaires étaient dans les bras l'un de l'autre et se donnaient l'accolade, aux applaudissements de la société attendrie d'un tel spectacle[109]. Ensuite, et afin sans doute qu'il n'y eût aucune équivoque sur la signification de cette scène touchante, Robespierre prit la parole à son tour et s'exprima en ces termes : Je viens de remplir un devoir de fraternité et de satisfaire mon cœur ; il me reste encore une dette plus sacrée à acquitter envers la patrie. Le sentiment profond qui m'attache à elle suppose nécessairement l'amour de mes concitoyens et de ceux avec lesquels j'ai des affections plus étroites ; mais toute affection individuelle doit céder à l'intérêt sacré de la liberté et de l'humanité ; je pourrai facilement le concilier ici avec les égards que j'ai promis à tous ceux qui ont bien servi la patrie et qui continueront à la bien servir. J'ai embrassé M. Brissot avec ce sentiment, et je continuerai de combattre son opinion dans tous les points qui me paraissent contraires à mes principes, en indiquant ceux où je suis d'accord avec lui. Que notre union repose sur la base sacrée du patriotisme et de la vertu ; combattons-nous comme des hommes libres, avec franchise, avec énergie même, s'il le faut, mais avec égards, avec amitié[110].

Ainsi il n'y avait pas à s'y méprendre : cette sorte de réconciliation laissait entière l'opinion de chacun ; Robespierre avait tenu à le déclarer formellement, comme si un secret pressentiment l'eût averti qu'on chercherait à égarer le public sur la véritable signification de cette scène. En effet, malgré cette déclaration si franche et si nette, deux organes du parti de la Gironde, la feuille de Brissot lui-même et celle de Gorsas, donnèrent à entendre, en rendant compte de la séance des Jacobins, que Robespierre avait en quelque sorte abjuré ses principes et était disposé à se rallier à l'opinion de son adversaire[111]. On a pu voir combien cela était contraire à la vérité. Or, si les deux feuilles girondines ne s'étaient pas concertées afin de présenter les faits sous de fausses couleurs, elles avaient été singulièrement inspirées l'une et l'autre pour se rencontrer dans un tel accord. Robespierre ne pouvait laisser passer sans protestation les versions inexactes données par elles. Tandis qu'un journal démocratique, les Révolutions de Paris, voulant prémunir le public contre une erreur qui dénaturait le caractère et les principes de Robespierre, prenait l'initiative, et répondait au Patriote français[112], l'illustre tribun adressait, de son côté, au rédacteur du Courrier des quatre-vingt-trois départements, une réclamation conçue d'ailleurs dans les termes les plus modérés, comme on peut en juger : J'ai remarqué dans votre numéro d'aujourd'hui une erreur qui mérite d'être rectifiée. En rendant compte de la dernière séance des Amis de la Constitution, l'article dont je parle suppose que j'ai abjuré mes principes sur la question importante qui agite aujourd'hui tous les esprits, parce qu'on sent qu'elle tient au salut public et au maintien de la liberté. Je me croirais peu digne de l'estime des bons citoyens, si j'avais joué le rôle qu'on m'a prêté dans cet article. Ce qu'il y a de vrai dans ce récit, c'est qu'après un discours de M. Brissot, sur l'invitation politique de M. Dusaulx, nous nous sommes embrassés cordialement, aux applaudissements de toute la société. Il est vrai aussi que j'ai fait cette démarche avec d'autant plus de plaisir que la discussion importante où nous avions embrassé des opinions diverses n'avait laissé aucune aigreur dans mon âme ; que je suis loin de regarder comme des querelles particulières les débats qui intéressent la destinée du peuple, et où je n'ai jamais porté d'autre passion que celle du bien public. Puis, après avoir ajouté que son opinion sur l'importante question de la guerre ne pouvait être subordonnée aux mouvements de sa sensibilité et de son affection pour Brissot, il citait les propres paroles prononcées par lui à la tribune des Jacobins, paroles que nous avons rapportées plus haut[113].

Ce qu'il y avait de vrai, c'est que Brissot lui-même avait fait un grand pas vers l'opinion de son adversaire en reconnaissant, contrairement à ses premières allégations, que la cour, ne voulait pas sérieusement la guerre[114]. Robespierre n'avait pas dit autre chose. Mais la guerre, intentée même contre le gré delà cour, n'en mettait pas moins à sa disposition toutes les forces militaires du pays, commandées par des généraux peu sympathiques, sinon hostiles à la Révolution, et qui, à un moment donné, pourraient bien prêter main-forte au pouvoir exécutif pour la comprimer. C'était là précisément l'écueil contre lequel Robespierre, depuis le commencement de la lutte, essayait de prémunir ses concitoyens ; et, jusqu'à la fin de ces longs débats, il restera fidèle à son opinion du premier jour.

 

XVIII

Tandis que se poursuivaient aux Jacobins ces luttes ardentes entre les partisans de la guerre et ceux de la paix, beau spectacle du reste d'une nation discutant elle-même solennellement ses plus graves intérêts, et cherchant à s'éclairer par la parole de ses philosophes et de ses orateurs sur le meilleur parti à prendre, que faisaient la cour et l'Assemblée législative ? Le pouvoir exécutif, qui avait refusé de sanctionner le décret rendu contre les émigrés, mettait à la tête de toutes ses chancelleries des agents plus que suspects d'être de connivence avec eux, comme s'il eût semblé prendre à tâche de justifier les appréhensions des patriotes. Qu'on parcoure la liste du personnel diplomatique de l'époque, et l'on verra qu'il était, comme le cadre des officiers, composé d'hommes appartenant presque tous à l'ancien régime, et notoirement hostiles à la Révolution. En même temps, au moment où, sur la foi du ministre de Lessart, qui était venu déclarer que les difficultés survenues avec les petits princes allemands seraient facilement aplanies et que mettre l'empereur en demeure ce serait se lancer dans une voie agressive, Brissot présentait la cour comme ne voulant plus la guerre, Narbonne demandait avec insistance au Corps législatif les moyens de réunir le plus grand nombre d'hommes possible pour entrer en campagne, menaçant, si on les lui refusait, d'abandonner son portefeuille et d'aller chercher la mort comme soldat de la constitution[115]. Ainsi se manifestait de plus en plus, aux yeux clairvoyants, le plan de la cour : demander la guerre afin de pouvoir disposer de forces immenses et en user à son gré. C'est ce qui n'avait pas échappé à la perspicacité de Robespierre.

Revenus de leur première erreur, les Girondins réclamaient à présent, non plus la guerre restreinte contre les émigrés et leurs petits protecteurs, mais une guerre à outrance contre les grandes puissances de l'Europe, contre l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse. Vergniaud, Mailhe, Brissot, Guadet, Gensonné, Hérault-Séchelles, qu'alors on pouvait compter parmi les membres de la Gironde, étaient d'accord sur ce point. Le 25 janvier, sur la proposition du dernier, l'Assemblée législative décida que le roi serait invité à demander à l'empereur d'Autriche s'il entendait vivre en paix et bonne intelligence avec la nation française, s'il consentait à renoncer à tout traité dirigé contre sa souveraineté et son indépendance — allusion à la convention de Pillnitz —, et à lui signifier en outre que, faute par lui d'avoir, avant le 1er mars prochain, donné entière satisfaction, son silence ou toute réponse évasive et dilatoire de sa part serait considéré comme une déclaration de guerre[116].

Cette guerre formidable contre des despotes convaincus de s'être concertés pour étouffer la Révolution française, cette entreprise devant laquelle le gouvernement de Louis XVI hésitait éperdu, Robespierre y eût volontiers souscrit, mais à la condition que l'épée delà France ne fût pas confiée à une cour et à des généraux disposés à tourner cette épée contre la Révolution elle-même, et qu'auparavant les ennemis du dedans fussent réprimés, réduits a l'impossibilité de prêter main-forte aux ennemis du dehors.

Tel Robespierre s'était montré aux Jacobins, à la séance du 28 novembre 1791, quand, pour la première fois, il avait ouvert la bouche sur cette importante question de la guerre, tel il fut encore le 25 janvier, le soir même du jour où l'Assemblée législative avait rendu son décret comminatoire à l'égard de l'empereur d'Autriche. En donnant à Brissot l'accolade fraternelle, il avait promis de lui répondre encore une fois, et comme jamais il ne prenait un engagement en vain, il venait remplir sa promesse. Tenant essentiellement à ne point passionner le débat, il s'abstint avec soin de tout ce qui pouvait blesser ses adversaires, sans cependant abandonner aucun des arguments précédemment invoqués par lui. Dans ce dernier discours, dont les développements trop longs ne nous permettent pas de donner une analyse complète, il s'attacha surtout à démontrer le danger du système d'hostilités proposé, et, pour le cas où la guerre deviendrait inévitable, à préciser les précautions indispensables afin qu'elle ne devînt pas fatale à la liberté.

Il fallait d'abord, selon lui, se défier de toutes ces nouvelles hasardées qui agitaient trop facilement les esprits. D'après les unes, l'Allemagne semblait prête à s'insurger contre le despotisme, et les émigrés, dans un état affreux de détresse, étaient sur le point de se disperser ; d'après les autres, au contraire, rien n'indiquait au delà du Rhin une insurrection prochaine, et les émigrés, rassemblés en corps d'armée, se disposaient à nous envahir. Dans toutes les intrigues ourdies contre la Révolution, l'orateur apercevait la main de la cour ; elle seule, en accordant aux émigrés un appui constant, en s'opposant à des décrets protecteurs de la constitution, et en facilitant par cela même l'exportation de notre numéraire, avait amené le peuple au point de souhaiter la rupture de la paix comme un remède suprême. En vain la dépeignait-on comme ne voulant plus la guerre, parce qu'après avoir mis tant d'empressement à la provoquer, elle parlait aujourd'hui des dispositions pacifiques manifestées par les princes allemands, ne pourrait-ce être là une tactique de sa part pour amener tous les patriotes à se ranger à l'avis des partisans de l'action ? La cour, suivant lui, ressemblait à une courtisane qui, après avoir excité par ses agaceries les sentiments qu'elle voulait inspirer, les enflammait par une résistance simulée. Sans doute, après avoir inutilement représenté que les puissances étrangères avaient fait cesser tout prétexte de guerre, elle la déclarerait sur les réquisitions réitérées de l'Assemblée nationale, mais afin de fournir ainsi à ces puissances l'unique prétexte qu'elles attendissent pour donner une apparence légitime à leurs attaques contre notre Révolution.

Le pouvoir exécutif, disait-on encore, voulait ajourner la guerre au printemps, et à cette époque, ajoutait-on, elle serait fatale ; entreprise tout de suite, au contraire, elle deviendrait le garant de notre liberté, la source même de nos prospérités. Illusion ! car s'il appartenait à l'Assemblée nationale d'adresser au roi des messages et des invitations, c'était au monarque à préparer et à diriger l'action. Vous convenez avec moi, disait Robespierre, qu'il est impossible de briser les entraves dont notre constitution vous environne, et que nous devons respecter religieusement les droits de la royauté. Au roi seul appartenait l'initiative, sans la cour on ne pouvait rien décréter sur la guerre ou sur la paix[117]. Et même, en supposant sanctionné le décret de l'Assemblée, le pouvoir exécutif n'en demeurait pas moins maître de choisir son moment ; mille moyens légitimes lui permettaient d'attendre, sans affectation, l'heure choisie par la cour pour l'accomplissement de ses desseins. Si donc il ne dépendait pas de la nation de saisir elle-même l'instant favorable au succès et de diriger les hostilités, l'opinion des partisans de la guerre lui semblait à bon droit funeste. Ah ! si cette guerre tant vantée était vraiment celle d'un peuple contre la tyrannie ! Mais non, c'était celle du despotisme contre le peuple. C'était pourquoi, dès le début, il avait repoussé un tel système. La seule guerre à entreprendre aujourd'hui, poursuivait-il, c'était celle de la raison et de la constitution contre les ennemis intérieurs. Un caractère sévère et digne à l'égard des agents du pouvoir exécutif, une inflexible austérité de principes, des lois propres à réveiller l'esprit public, à soulager, à élever le peuple, à réprimer les ennemis de la liberté et de la constitution, tels étaient les remèdes que l'Assemblée législative devait opposer aux maux présents, remèdes autrement puissants que le suprême moyen de la guerre, laquelle, dans les conditions actuelles, était à ses yeux pire que le mal.

Était-il si difficile de pénétrer les véritables sentiments de la cour, si conformes à ceux des ennemis du dedans et du dehors ? De quels généraux avait-on fait choix ! répétait-il. On avait pensé, il est vrai, qu'une trahison même serait favorable à la cause de la liberté. Mais, même en trahissant, il fallait bien y compter, la cour conserverait les apparences de la légalité, car le génie de la tyrannie avait inventé bien des espèces de trahison. Il fallait s'attendre à voir les ennemis, émigrés ou autres, traités avec infiniment de ménagements, et tous les patriotes impitoyablement persécutés. Quant à lui, en considérant les généraux choisis par la cour, il redoutait une victoire à l'égal d'une défaite, sachant quelle influence un général victorieux exerce sur son armée et au milieu des partis divers qui divisent une nation. Certes les soldats étaient patriotes pour la plupart, et c'était une injustice inutile d'avoir présenté son opinion comme une insulte à ces soldats français dont il avait été le défenseur au sein de l'Assemblée constituante. N'avait-il pas élevé constamment la voix en leur faveur quand, par des vexations de tous genres et des cartouches infamantes, on les punissait du crime de patriotisme ? N'avait-il pas été dénoncé comme un factieux, comme un perturbateur de la discipline, par tous les courtisans militaires appartenant à l'Assemblée constituante, par ces colonels, ces officiers dont, comme Mirabeau, il avait demandé le licenciement ? Mais sa sympathie pour les soldats ne l'empêchait pas de reconnaître que les armées permanentes étaient l'institution la plus redoutable à la liberté. Le législateur, disait-il, sait que les corps armés ne sont pas plus à l'abri de l'erreur et de toutes les faiblesses humaines que les corps pacifiques et politiques ; et, pour citer le plus imposant de tous les exemples, si l'Assemblée constituante, dont la majorité voulait la liberté de bonne foi, a été assez faible, assez peu éclairée pour ébranler son propre ouvrage ; si, les six derniers mois de sa vie, elle fut si différente de ce qu'elle avait paru dans les premiers jours de sa jeunesse, pourquoi des corps armés, avec la même bonne foi, ne pourraient-ils pas à la longue perdre quelque chose de cette ferveur patriotique qui a signalé le temps heureux où les citoyens, aujourd'hui divisés, étaient tous confédérés contre l'ennemi commun ? Pourquoi voudrait-il ignorer que la discipline militaire exige que les soldats soient soumis à leurs chefs, et que cette habitude de la soumission passive, à laquelle une astucieuse politique associe l'idée d'honneur, les dispose à l'enthousiasme pour un général heureux et pour celui que la constitution déclare leur chef suprême ? Eh bien ! poursuivait-il, était-il impossible, au milieu de l'ignorance des vrais principes du gouvernement, étrangers aux méditations de la plupart des hommes, qu'un général triomphant fit concourir ses soldats trompés au rétablissement de l'aristocratie et à la ruine de la liberté ? Quand, un peu plus tard, on entendra La Fayette tenir à l'Assemblée nationale un langage insolent, on devra se rappeler ces appréhensions de Robespierre.

Jusqu'ici il n'avait guère paru prendre garde aux deux discours où Louvet l'avait personnellement pris à partie comme s'il eût été le seul patriote opposé à la guerre ; cette fois, il crut lui devoir une courte réponse, non sans l'avoir remercié du langage flatteur dont il s'était servi à son égard dans son dernier discours. Il a supposé que j'appelais un Brutus, dit-il en faisant allusion à l'auteur de Faublas, et il nous l'a promis. Il n'est pas question de tout cela ; il m'a sans doute mal entendu, quoique je pense m'être expliqué très-clairement. Ce mot de Brutus, isolé de ce que j'ai dit, pourrait présenter une équivoque qui n'était ni dans mes pensées ni dans mes paroles ; j'ai demandé à ceux qui voulaient faire la guerre pour donner la liberté au monde un général digne de concevoir et d'exécuter cette immortelle entreprise, un homme dont l'âme fût formée sur le modèle des âmes antiques, un Caton, un Washington, un Brutus ; et par ces noms je n'ai voulu désigner qu'un héros vertueux, qu'un ami intrépide de la liberté et de l'humanité. Je ne connais point en France un homme dont la tête en tombant pût délivrer ma patrie du joug de la tyrannie, et je déclare que je regarderais comme son plus grand ennemi quiconque croirait la servir à la manière du second des Brutus. Chaque siècle a ses héros et ses vertus ; et ce n'est point à moi qu'il faut imputer des vœux sanguinaires et des violences contraires au véritable intérêt de la liberté. Ce qu'il demandait, c'était un Timoléon, un général qui, après avoir vaincu les ennemis de l'État et de la liberté, rentrât modestement dans la foule de ses concitoyens, donnant ainsi le premier l'exemple de l'amour de l'égalité, et non point un général qui, en se rendant au champ de la Fédération, fût exposé à se voir repoussé par des ombres sanglantes et irritées, et à entendre la patrie lui crier d'une voix terrible : Rends-moi mes enfants massacrés, comme jadis Auguste criait à Varus : Rends-moi mes légions. Allusion terrible à ces massacres du Champ de Mars, auxquels La Fayette avait fatalement présidé.

Comparant la situation présente à celle où se trouvait la France au 14 juillet 1789, à cette époque d'enthousiasme où la nation était vraiment souveraine, où le despotisme s'inclinait devant la liberté triomphante, il montrait l'intrigue plus forte aujourd'hui que le patriotisme, la cour maîtresse des richesses de l'État, la guerre civile sur le point d'éclater, et partout la trahison tendant ses pièges. Et tout cela n'était que trop vrai ; toutes ces prévisions ne seront que trop justifiées par l'avenir. Au dehors, l'émigration armée attendant avec impatience l'heure où le signal de la guerre partirait du cabinet même des Tuileries ; au dedans, d'incroyables machinations, les trames les plus criminelles ourdies par tous les partisans de l'ancien régime, la cour hâtant de ses vœux et de ses actes le triomphe de la contre-révolution, et le pouvoir exécutif paralysant par son veto tous les remèdes que l'Assemblée législative essayait d'apporter à ce déplorable état de choses : telle était la situation dont Robespierre traçait l'effrayant tableau ; et à ceux de nos lecteurs qui le supposeraient exagéré nous dirons : relisez les sombres discours inspirés par cette même situation aux orateurs de la Gironde.

On voulait la guerre, on proposait d'aller combattre les ennemis étrangers pour se débarrasser des ennemis intérieurs. Étrange circuit, répondait Robespierre, surtout quand on pense qu'il est demandé par les ennemis du dedans eux-mêmes. Le plan de la cour, on l'a vu par les propres aveux de Narbonne, était de former et de se ménager une armée puissante où elle pût se réfugier pour y opérer à son aise la contre-révolution ; eh bien ! ce que Narbonne avouait si ingénument plus tard, uniquement pour expliquer à quel mobile il avait obéi en se mettant, pour ainsi dire, à la tête des fanatiques de la guerre, Robespierre, avec sa merveilleuse perspicacité, l'annonçait très-clairement dans l'important discours que nous résumons aujourd'hui, et qui n'a été mentionné par aucun des historiens de la Révolution. Un complot analogue à celui du 21 juin (la fuite du roi) était lié, selon lui, au projet de guerre imaginé par la cour. Aucune loi défendait-elle au roi d'aller visiter ses armées, de se mettre à leur tête ? Or il était facile de méditer sur les conséquences d'une pareille démarche. En présence de telles éventualités, était-il permis d'entonner d'avance l'hymne de la victoire et de la liberté universelle ? Ah ! s'écriait-il en finissant, pour moi, je crois voir un peuple immense qui danse sur un vaste terrain couvert de verdure et de fleurs, jouant avec ses armes, faisant retentir l'air de ses cris de joie et de ses chants guerriers ; tout à coup le terrain s'affaisse ; les fleurs, les hommes, les armes, disparaissent ; je ne vois plus qu'un gouffre comblé par des victimes. Ah ! fuyez, fuyez, il en est temps encore, avant que le terrain où vous êtes s'abîme sous les fleurs dont on le couvre. Ce discours se terminait par une sombre prophétie qui s'est, hélas ! trop cruellement accomplie. Prévoyant les malheurs dont sa patrie était menacée en se jetant dans les hasards de la guerre, il aurait voulu être aussi certain d'avance qu'elle échapperait à ces malheurs qu'il croyait être sûr qu'un jour l'opinion soutenue par lui, celle de la paix, deviendrait, mais trop tard peut-être, l'opinion générale[118].

Ah ! quand nous verrons la patrie envahie, mutilée et sanglante ; quand nous verrons les généraux choisis par la cour passer à l'étranger, après avoir vainement rêvé le rôle de Monk ; quand, aux approches de l'ennemi, nous entendrons les colères du peuple gronder plus terribles ; quand nous verrons la France éperdue établir jusqu'à la paix un gouvernement révolutionnaire, et sur nos places publiques l'échafaud se dresser sinistre, il ne faudra pas oublier tant d'efforts tentés par Robespierre pour empêcher son pays de se précipiter légèrement dans cette lutte destinée à devenir gigantesque et à aboutir, hélas ! à tant de désastres !

 

XIX

En lisant les discours de Brissot et de Louvet sur la guerre, on croirait, en vérité, que Robespierre seul était opposé à leur opinion. A l'origine, en effet, bien peu nombreux étaient les partisans de la paix ; nous avons parlé de cette multitude d'adresses belliqueuses envoyées à la société mère par les sociétés jacobines des départements ; mais depuis, sous l'impression des magnifiques discours de Robespierre, l'opinion publique s'était singulièrement modifiée. C'est ce dont les Girondins se sentaient mortellement blessés, et pourtant ils se refusaient à convenir de ce revirement de l'opinion. A en croire leurs feuilles, le système de la paix avait rencontré de rares prosélytes, et des discours de Robespierre, de leur prodigieux succès il n'était pour ainsi dire point question dans leurs journaux. Louvet, dans sa seconde harangue, avait présenté ce rude adversaire comme étant à peu près seul de son avis ; mais un instant après il s'était donné à lui-même un vigoureux démenti, en ajoutant que- cet avis — si isolé — tenait en suspens une partie du peuple. C'était certainement là un éloge tout involontaire, mais infiniment flatteur. Est-il un triomphe plus honorable, mieux mérité, que celui qui s'obtient par la puissance de la logique et de la raison ? Voilà un homme qui, après une absence de quelques semaines, — longue absence pour le temps, — revient, et trouve toute une société, tout un peuple en proie à un véritable délire guerrier. Cet enthousiasme lui parait inopportun ; la guerre, telle du moins qu'on la propose, est à ses yeux pleine de périls ; il se recueille, examine la situation, sonde du doigt la plaie, et sans se soucier de heurter une opinion chère à une nation batailleuse comme la nôtre, sans considérer si dans ce choc sa popularité n'allait pas être brisée, seul avec sa conscience, il entreprend cette lutte colossale, d'où, au bout de deux mois, il sort victorieux et grandi. Non, je le répète, un plus noble spectacle ne pouvait être offert aux regards des hommes. Et c'est au souvenir de ce duel magnifique qu'un de ses anciens collègues, dont les calomnies cependant ne l'ont pas épargné, que le vieux Barère mourant laissait échapper ces paroles, recueillies par l'illustre sculpteur David (d'Angers) : Robespierre avait le tempérament des grands hommes, et la postérité lui accordera ce titre. Il fut grand quand, tout seul, à l'Assemblée constituante, il eut le courage de défendre la souveraineté du peuple ; il fut grand quand, plus tard, à l'assemblée des Jacobins, seul, il balança le décret de guerre contre l'Allemagne.

Seul au début, Robespierre ne tarda pas à être suivi par les hommes les plus marquants du parti démocratique : les Danton, les Anthoine, les Camille Desmoulins, les Machenaud, les Santerre, les Billaud-Varenne se pressèrent autour de lui en phalange serrée ; et le dernier, avec sa rude franchise, reprocha amèrement un jour à Brissot et aux amis du célèbre Girondin d'avoir fait dégénérer en question personnelle une question intéressant toute la nation, et affecté de ne voir que Robespierre sur la scène en lui reprochant d'être seul de son avis, comme si les trois quarts de la société des Jacobins, qui, sans monter à la tribune, avaient assez clairement et par des approbations assez énergiques, manifesté les mêmes sentiments, étaient autant de zéros[119].

Ceux des Girondins qui dès lors s'attaquaient à ce grand citoyen gardaient du moins à son égard certains ménagements, et leurs insinuations perfides étaient enveloppées des compliments les plus louangeurs ; ce ne sera que plus tard, quand ils seront maîtres, en quelque sorte, de toutes les avenues du pouvoir, quand ils se croiront en état de diriger à leur gré l'opinion publique, qu'ils rompront ouvertement avec lui ; que, pour se débarrasser d'un censeur incommode, ils le poursuivront avec un acharnement sans exemple, et chercheront à le perdre par les moyens les plus odieux. En attendant, et ne jugeant pas encore le moment favorable pour battre en brèche cette réputation si grande et si pure, ils s'en prirent à l'un de ses plus fervents admirateurs, à son camarade de collège, à Camille Desmoulins. Déjà, du temps de la Constituante, Brissot avait eu maille à partir avec l'irascible auteur des Révolutions de France et de Brabant, et, dans leurs journaux, ils avaient échangé alors une polémique d'une extrême vivacité. La querelle semblait assoupie quand elle éclata de nouveau à propos de cette question de la guerre, et cette fois avec une telle violence, qu'elle ne devait cesser qu'à la mort d'une des parties.

Brissot avait eu le premier tort, dans un de ses discours aux Jacobins, de traiter de pasquinades les raisons exposées par Camille à la tribune, en faveur du système de la paix. L'ardent polémiste avait brisé sa plume à cette époque et repris son ancienne profession d'avocat ; il ne répondit pas, dévora l'injure en silence. Quelque temps après, un sieur Diturbide et une dame Beffroi, accusés d'avoir tenu une maison de jeu clandestine, et pour lesquels il avait rédigé un mémoire justificatif, ayant été condamnés à six mois de prison, il couvrit les murs d'affiches rouges dans lesquelles il dénonçait ce jugement comme une violation de la loi[120]. Cette circonstance fournit à Brissot l'occasion de renouveler ses attaques contre Camille désarmé. Feignant une indignation profonde, et comme pour défendre la magistrature outragée, il publia, le 31 janvier, dans son journal, un article où son ancien confrère était indignement traité. Après avoir commencé par écrire que toutes les murailles étaient salies d'un placard rouge signé Camille Desmoulins, dont il travestissait ensuite odieusement la pensée, il ajoutait : Cet homme ne se dit donc patriote que pour persécuter le patriotisme[121]. A la demande toute naturelle que lui fit Camille d'insérer entièrement son affiche, afin de mettre ses lecteurs à même de la juger, il répondit cavalièrement que sa feuille ne servirait pas de véhicule au poison ; et dans deux articles successifs, un de ses affidés, Girey-Dupré, prit à tâche d'imputer tous les torts à Camille, et de le couvrir de ridicule. Cette conduite était tout au plus loyale, car, si le droit de réponse n'était pas alors écrit dans nos lois, il eût dû exister dans la conscience des journalistes. Une autre feuille girondine s'empressa de se mettre au service des rancunes de Brissot, et, il faut le dire, le journal de ce dernier se trouva dépassé en cette occasion par celui de Condorcet. Dans un violent article dirigé contre quelques membres de la société des Jacobins, la Chronique de Paris invitait Rœderer, devenu le vrai patriote parce que dans la discussion sur la guerre il s'était rangé du parti des Girondins, à donner lecture de toutes les notes qu'il avait recueillies sur Camille Desmoulins, qui, disait la feuille girondine, s'est vendu à tout1 le monde et n'a été acheté par personne[122]. Etait-il possible de traiter plus outrageusement un homme ?

Il est aisé de comprendre quelle fut la colère de Camille Desmoulins. Et de fait, était-il, je ne dirai pas bien opportun, mais bien prudent à Brissot et à ses amis d'attaquer ainsi ce vétéran de la Révolution ? Certes, je suis loin de nier pour ma part les éminents services rendus par Brissot et Condorcet à la cause de la Révolution ; mais les présenter l'un et l'autre, ainsi que l'ont fait beaucoup d'historiens, comme les premiers républicains, parce qu'après la fuite du roi ils eurent le mot de république à la bouche, me paraît, au point de vue démocratique, une erreur fondamentale. L'ex-marquis de Condorcet, l'hôte illustre du salon de madame de Staël, un de ces administrateurs du trésor royal, aux appointements de vingt mille livres, dont l'Assemblée constituante avait laissé la nomination au roi, malgré la vive opposition de Robespierre, Condorcet, rédacteur de la Chronique de Paris, journal moitié feuillant, moitié girondin, a laissé une mémoire digne d'estime et de sympathie, mais il ne saurait être sérieusement regardé comme un des-véritables ancêtres du parti démocratique.

Quant à Brissot, il avait, nous l'avons dit, un passé terriblement compromis. Le baron de Grimm, envoyé extraordinaire de la cour de Russie, avait pu l'accuser, dans une lettre rendue publique, d'avoir été l'espion du lieutenant de police Le Noir, aux gages de cent cinquante livres par mois[123]. A Londres, il avait vécu dans la société des libellistes gagés ; d'ignobles inculpations répandues contre lui par le faiseur de pamphlets Morande, auquel il avait intenté un procès encore pendant, avaient été recueillies avec avidité par les journaux royalistes au moment des élections ; accusé d'avoir trempé dans certaine affaire où la délicatesse la plus stricte n'avait pas été très-bien observée, il ne s'était pas suffisamment lavé de ce reproche, et un renom d'intrigue était resté attaché à sa personne. Brissoter était devenu synonyme d'intriguer. Lancé dans la carrière politique au début de la Révolution, il ne s'était pas tout d'abord recommandé par ses premiers actes à l'attention du parti populaire, dont sans doute il ne prévit pas tout de suite le triomphe. Membre d'un comité de recherches établi par la municipalité de 1789, il montra un esprit d'inquisition digne en tout point de l'ancien régime, et voua son journal à la défense des intérêts conservateurs de l'époque. Au moment où la liberté de la presse venait d'être consacrée par la Déclaration des droits, il se faisait le champion de l'arbitraire. Comparant certains écrits à des machines infernales dont l'explosion pouvait amener la destruction d'une ville, il applaudissait à l'arrestation de quelques auteurs d'écrits incendiaires, et traitait d'énergumènes ceux qui criaient à la violation de cette Déclaration des droits. Demander qu'on respecte alors la liberté de la presse, écrivait-il, c'est nous prier de nous laisser paisiblement égorger. N'est-ce point là le style parfait d'un écrivain officiel[124] ? Un peu plus tard, l'année suivante, vers le mois de mars 1790, s'associant aux détracteurs des districts de Paris, dont l'énergie avait consommé la Révolution, il dressait contre eux un acte d'accusation en bonne forme, leur reprochait de vouloir se gouverner démocratiquement ; et de la part du journal de Loustalot, le plus populaire, le plus répandu de l'époque, il s'attirait les noms de scélérat et de lâche calomniateur[125]. On voit qu'il y a loin du Brissot de 1789 et de 1790 au Brissot de 1791, au chef de cette brillante Gironde, pour laquelle on revendique si complaisamment la gloire d'avoir arboré le drapeau de la République.

Qu'était-il donc arrivé pour que tout à coup, d'une année à l'autre, Brissot, désertant le principe d'autorité, passât avec armes et bagages dans le camp des défenseurs du peuple et prît rang lui-même parmi ces auteurs d'écrits incendiaires dont, au commencement de la Révolution, il jugeait l'arrestation indispensable à l'ordre public et au repos de la société ? Ah ! c'est que depuis, contre ses prévisions sans doute et grâce à quelques hommes de la trempe de Robespierre, la Révolution s'était affirmée, c'est que les nouveaux principes s'étaient consolidés, c'est que la constitution était faite. Comme tous les adorateurs du succès, se tournant alors vers cette Révolution qui s'avançait irrésistible, semblable à une jeune souveraine, il avait mis à ses pieds ses services, son talent, sa plume. On le vit même, non sans étonnement, comme si, par une ardeur de néophyte, il eût voulu effacer le souvenir des résistances apportées par lui, au début, à l'esprit révolutionnaire, lutter de zèle avec les plus fougueux ennemis de la cour, et se charger, après l'événement de Varennes, de la rédaction de cette fameuse pétition proposée par Laclos, aux Jacobins, et à laquelle Robespierre s'était montré si opposé. Il n'y a donc nullement à s'étonner -que ce grand zèle ait paru au moins suspect à ces vieux lutteurs de la Révolution, qui n'avaient pu oublier le concours actif prêté par Brissot à la politique de la cour, et qui, tenant essentiellement à sauvegarder les conquêtes acquises, les progrès réalisés, se défiaient à bon droit de ces motions inopportunes dont l'Assemblée constituante et la cour s'étaient autorisées, l'une pour rendre des décrets liberticides, l'autre pour persécuter les patriotes sincères.

 

XX

Bondissant, comme un lion blessé, sous les traits lancés contre lui par les imprudents écrivains de la Gironde, Camille Desmoulins rentra, la rage' au cœur, dans l'arène du journalisme, résolu a faire payer chèrement à ses adversaires l'acharnement et la déloyauté de leurs attaques, et dévoré d'une telle rancune, qu'il ne les lâchera qu'au pied de l'échafaud, épouvanté alors lui-même du succès de sa vengeance. Il reprit sa plume formidable, immortalisée déjà par tant d'œuvres toutes pleines du génie même de la Révolution, cette plume impatiente du repos, et d'une haleine il écrivit un des plus vigoureux pamphlets qui soient jamais sortis de la main d'un homme. JEAN-PIERRE BRISSOT DÉMASQUÉ, tel en était le titre ; et pour épigraphe, l'irascible auteur avait pris ce verset du Psalmiste : Factus sum in proverbium ; je suis devenu proverbe ; allusion sanglante au nom de Brissot, dont, comme en vient de le voir, on avait fait brissoter pour dire intriguer. A la vivacité de l'exorde on peut juger tout de suite combien cette riposte est mordante, incisive, accablante. Les lâches journalistes qui m'ont attaqué depuis que j'ai quitté la carrière athlétique n'oseraient le faire si je tenais encore le ceste. Après les avoir tant de fois convaincus de mauvaise foi et d'incivisme, après les avoir fait pirouetter, comme Lycas, sous le fouet de la censure, je ne m'étonne pas qu'ils poursuivent de leurs cris le censeur devenu émérite ; mais si j'ai pris les invalides, je vais vous montrer que je ne suis pas encore hors de combat. Non certes, il n'était pas hors de combat, il allait le prouver par des coups terribles, et plus d'une fois les Girondins devront regretter d'avoir provoqué ce redoutable adversaire, le génie même de la satire et de l'ironie.

D'abord, avec une extrême vivacité, il reprocha à Brissot d'avoir incriminé avec la plus insigne mauvaise foi le placard concernant l'affaire Diturbide, d'avoir refusé de le reproduire dans son journal afin de permettre au moins à ses lecteurs de juger pièces en main ; puis, dans une discussion serrée, il établit que c'était à bon droit qu'il avait, lui Camille, dénoncé comme arbitraire le jugement rendu contre ses clients et soumis l'affaire au public, au juré d'opinion. Devenant ensuite accusateur à son tour, et fouillant dans le passé de son adversaire, il remit en lumière, avec une verve désespérante, toutes les accusations vraies ou fausses de Grimm, de Morande et même de Duport-Dutertre, contre Brissot. On conçoit quelle importance nouvelle elles prenaient sous cette plume acérée, et dans ce style où l'on sentait le souffle puissant de Juvénal. Il voulait bien amnistier son adversaire pour ce qu'il avait fait dans les temps antérieurs à l'ère de la liberté, où tout Français était enclume ou marteau, mais il censurait sans pitié sa conduite politique depuis cette époque, et donnait même à entendre que, si Brissot était entré dans la société des Jacobins, c'était pour attaquer par-derrière.les plus redoutables et les plus clairvoyants défenseurs de la liberté. Il lui reprochait d'avoir été le constant adulateur de La Fayette et d'avoir écrit, même après toutes les preuves d'incivisme données par ce général, que sa démission était une vraie calamité. Si donc la révision de la constitution s'était opérée au milieu des baïonnettes, si l'autel de la patrie avait été souillé de sang français, une partie de la responsabilité en revenait, selon Camille, à Brissot, qui s'était en quelque sorte porté caution de La Fayette. Puis, faisant allusion à ce dernier discours où l'orateur girondin, s'appliquant un vers d'Horace, se comparait à Robespierre, Camille indigné ajoutait : Voilà l'homme qui prend pour devise : Integer vitæ scelerisque purus. Voilà l'homme qui, après avoir sourdement décrié Robespierre, Danton et les meilleurs citoyens, s'écrie : Et moi aussi je suis pur ! Brissot, c'était à la fois, à ses yeux, Zoïle et Tartufe. Il le montrait rompant ouvertement avec La Fayette après la Saint-Barthélemy du Champ-de-Mars, comme il appelait le massacre du 17 juillet, et, par une singulière inconséquence, imputant à crime à Robespierre, à Anthoine et à tant d'autres d'avoir appelé la défiance des patriotes sur un officier général que lui, Brissot, avait accusé d'être l'auteur d'une Saint-Barthélemy. Là Camille avait beau jeu contre son adversaire, et l'on pense s'il en tira parti. Il se demandait si ce membre de l'ancienne municipalité parisienne n'avait pas été aposté aux Jacobins pour susciter de toutes parts des ennemis à la liberté, jeter le trouble dans le sein de la société, décrier les meilleurs patriotes et provoquer l'anéantissement de la liberté de l'univers par un empressement insensé d'en faire accoucher la France avant terme.

Il accusait ensuite Brissot, — accusation de tout point ridicule, d'avoir contribué au désastre des colonies en réclamant avec insistance l'abolition de l'esclavage. Camille reprochait précisément a Brissot ce qui restera un de ses titres d'honneur devant la postérité. Mais cette question avait déjà été le sujet de leur querelle antérieure ; l'auteur de la France libre avait mis un grand dévouement à défendre Lameth, propriétaire d'esclaves, contre les agressions de Brissot, à qui il faisait un crime maintenant d'avoir, par ses attaques, jeté les Lameth dans le parti de la cour. Avec plus de raison certainement, il lui demandait s'il avait été d'une bonne politique de se parer du nom de républicain, quand les plus sincères et les plus fougueux démocrates s'étaient interdit de prononcer le mot de république pour ne pas jeter dans le pays un brandon de discorde. Et certes Camille Desmoulins était bien en droit de s'étonner que le républicain Brissot, rédacteur de la fameuse pétition cause première du désastre du Champ de Mars, eût pu, après l'événement, se promener tranquillement dans Paris, sans être aucunement inquiété, tandis que lui-même, et tant d'autres, poursuivis pour cause de républicanisme, avaient été obligés de prendre la fuite. Arrivant à l'attitude de Brissot au sein de l'Assemblée législative, il le montrait encore ne s'agitant qu'afin de faire déclarer la guerre offensive, comme si le temps était bien choisi pour rompre les traités, guerroyer avec toutes les puissances et municipaliser l'Europe. Prenant également à partie le procureur syndic de la commune de Paris, un des nouveaux alliés de la Gironde : Brissot et Rœderer, disait-il, ont été vaincus en raison et en éloquence, comme l'a dit Danton. Le talent de Robespierre s'est élevé en cette occasion à une hauteur désespérante pour les ennemis de la liberté ; il a été sublime, il a arraché des larmes, il a levé un coin du masque que je viens d'arracher. La cabale déjouée, impuissante contre Robespierre, s'est tournée contre moi, qui n'ai cessé de le montrer depuis trois ans à mes concitoyens comme un Caton, et qui le montrais alors comme un Démosthène. Le vrai patriote Rœderer, ajoutait Camille, faisant allusion à une phrase du journal de Condorcet, ne m'a point pardonné, lui et sa cabale, d'aimer Robespierre, mon ami de collège, vénérable, grand à mes yeux, quoiqu'on ait dit qu'il n'y avait point de grand homme pour son valet de chambre, ni pour son camarade de collège et le témoin de sa jeunesse[126].

Telle était cette philippique ardente, amère que s'était attirée Brissot, et dont il dévora l'affront en silence, laissant le soin de sa défense à ses amis de la Chronique de Paris. Certes, il y aurait plus d'un reproche injuste à relever dans ce pamphlet de Camille ; mais avec quelle perfidie il avait été traité ! Comme on s'était ingénié à le traîner dans la boue ! Or, nous l'avons dit, toute riposte est nécessairement en raison directe de la violence de l'attaque. Ce qui eût été surprenant pour quiconque connaissait l'impétueux Camille, c'eût été de le voir demeurer muet devant de tels outrages et ne pas reprendre la férule pour châtier les insolents. Eh bien ! qui croirait qu'un illustre historien de nos jours, dans une prévention qui va jusqu'à la monomanie, s'est imaginé de présenter Robespierre comme l'inspirateur du virulent pamphlet de Camille ? Et sur quoi se fonde-t-il pour cela ? uniquement sur ce que, dans un journal publié trois mois plus tard, Robespierre, reprenant, sous une forme très-adoucie, un des griefs allégués par Desmoulins contre Brissot, reprocha à ce chef de la Gironde et à Condorcet d'avoir témérairement, alors que leurs principes étaient si loin des véritables principes de la démocratie, fait retentir le mot de république, qui fournit aux ennemis de la liberté le prétexte qu'ils cherchaient, et fut, en quelque sorte, le signal du carnage des citoyens au Champ de Mars[127]. On est réellement confondu quand on voit un tel esprit tomber de suppositions en suppositions dans les affirmations les plus contraires à la vérité. D'ailleurs, à l'époque où nous sommes, Robespierre n'avait aucune raison d'en vouloir outre mesure à Brissot. Sans doute celui-ci avait eu le tort, dans les débats sur la guerre, de faire dégénérer, comme le lui avait reproché Billaud-Varenne, une question de principe en question personnelle ; il avait eu le tort de se montrer aigre et amer envers un contradicteur qui, au contraire, avait au début usé de beaucoup de modération ; mais Robespierre lui avait répondu à la tribune des Jacobins, et nous venons de voir la querelle se terminer par une embrassade fraternelle.

Un peu plus tard, il est vrai, Brissot et ses amis, se lançant à plaisir dans une voie déplorable, procéderont contre Robespierre comme ils ont agi à l'égard de Camille, avec moins de motifs encore ; et pour n'avoir point su dompter un esprit de dénigrement systématique, ils s'exposeront à de terribles représailles. Alors, oh ! alors, mis dans la nécessité de se défendre, Robespierre se défendra rudement, et il aura bien raison. Mais est-il permis à l'historien, à l'écrivain digne de ce nom, d'antidater les haines, les colères, les événements, suivant sa fantaisie, ses préventions et ses préférences ? Non, mille fois non, car il n'y a pas de vérités indifférentes en histoire ; et tel fait, vrai en lui-même, peut être faux selon la date qu'on lui assigne. Ce qui en février 1792 n'a pas de raison d'être, est incompréhensible, devient tout naturel en mai. Nous assisterons bientôt à un triste et étrange spectacle. On verra, non sans épouvante, quels trésors d'envie, de fiel et de haine contenait le cœur des principaux chefs de la Gironde, avec quel acharnement inouï ils poursuivront Robespierre, et de quels ineffaçables outrages ils l'auront accablé quand, le cœur ulcéré, l'immortel tribun leur rendra haine pour haine et coup pour coup.

 

XXI

Si quelque chose était bien de nature à l'encourager à suivre, dans la Révolution, le chemin que sa conscience lui avait tracé, sans considérer s'il n'était pas abandonné en route par ses premiers compagnons d'armes, c'était l'immense appui qu'il trouvait dans l'opinion ; aussi verrons-nous bientôt ses adversaires mettre tout en œuvre pour le discréditer et le perdre de réputation. De tous les points de la France il recevait, en quantité innombrable, des lettres dont la publication eût été certainement un des plus curieux monuments de l'histoire de notre période révolutionnaire et eût à coup sûr éclairci bien des points restés douteux[128]. Mais la plus grande partie de cette correspondance, toute celle qui était compromettante pour les vainqueurs de Thermidor, ou qui émanait d'hommes dont il était utile de ménager les susceptibilités, a été détruite complètement, il faut le craindre, ou, s'il en subsiste quelques fragments, ils ont été jusqu'ici précieusement dérobés à la lumière par leurs détenteurs. Cependant nous avons entre les mains, documents inestimables ! un certain nombre de lettres inédites, écrites par des hommes publics qui après Thermidor ont grossi la tourbe des calomniateurs de Robespierre. On verra quelle était leur opinion vraie sur ce grand homme et quel intérêt ils ont eu à flatter ses ennemis.

Nous dirons plus tard de quelles manœuvres ignobles, odieuses, réprouvées par les honnêtes gens de tous les partis, ont usé les misérables commissaires de la Convention nommés pour l'examen des papiers trouvés chez Robespierre, Saint-Just et Couthon ; et, dans le nombre même des pièces triées, publiées par eux, nous trouverons 'éclatante justification de leur victime. Ces lettres étaient tantôt des lettres de félicitations enthousiastes, tantôt des plaintes sur les abus de quelques agents du gouvernement révolutionnaire : on s'adressait à lui comme à l'homme le plus capable de les faire cesser ; tantôt des renseignements sur l'esprit public, sur les manœuvres des ennemis du dedans et du dehors, etc. Nous avons déjà analysé plusieurs de ces lettres, en suivant- l'ordre chronologique adopté par nous, comme le plus favorable à l'intelligence des faits et à la clarté de la narration. Souvent une de ces lettres, jointe à sa merveilleuse perspicacité, lui suffisait pour découvrir le nœud d'une intrigue, expliquer toute une situation. Ainsi, par exemple, dans le cours de la discussion sur la guerre, il dut peut-être à une lettre du futur conventionnel Simond, vicaire de l'évêque du Bas-Rhin, de pressentir aussi nettement les intentions cachées de la cour et des ministres, intentions révélées depuis, comme nous avons eu soin de le dire, par Narbonne lui-même. Sans le connaître, et uniquement parce qu'il le savait préoccupé sans cesse des dangers dont la liberté et la prospérité publiques étaient menacées, Simond lui écrivait de Strasbourg, vers la fin du mois de décembre 1791, pour lui annoncer avec quelle joie les officiers de l'armée avaient accueilli le veto concernant le décret rendu contre les émigrés, et que ces émigrés avaient eu communication de la résolution du roi avant même qu'elle eût été signifiée à l'Assemblée nationale. Comme Robespierre,-il ne croyait nullement que la cour eût l'intention de faire sérieusement la guerre ; mais une petite guerre anodine était, selon lui, un excellent prétexte au roi d'aller préparer sur nos frontières, au milieu de ses troupes, la restauration d'un despotisme voilé qui couvrirait d'arrêts de mort et de proscriptions les Droits de l'homme et la France. Je croirai à l'exagération de mes idées, lui disait-il en terminant, si elles ne sont pas conformes aux vôtres ; mais, en attendant, je pense qu'il est de la plus haute importance de revêtir par des moyens extraordinaires l'Assemblée nationale de toute la confiance possible, et ce doit être la tâche des sociétés patriotes[129]. Par ce qui se passait aux frontières on peut juger des justes craintes qu'inspirait à Robespierre la perspective d'une guerre dirigée par des officiers hostiles à la Révolution.

Parmi les demandes qu'on lui adressait, au milieu des témoignages de la plus vive admiration, il y en avait de toute nature et des plus singulières, comme celle de tenir un enfant sur les fonts de baptême. Le dernier jour du mois de janvier 1792, un riche marchand mercier de la rue Béthisy, nommé Deschamps, devenu plus tard aide de camp du général Hanriot, le sollicita d'être le parrain de son enfant. Il voulait, disait-il, élever cet enfant pour l'État, sous les auspices d'un parein qui a donné tant de preuves de sa capacité, de son patriotisme et de toutes les vertus qu'on peut attendre du zèle et de la probité d'un législateur incorruptible, et dont le nom est et sera en vénération dans tous les siècles présents et futurs[130]. Nous n'avons pu savoir si Robespierre accorda cette grâce que l'honnête marchand attendait du restaurateur de la liberté française. Mais ce que nous savons, c'est que le pauvre Deschamps paya de sa tête, en Thermidor, le crime d'avoir professé trop hautement son admiration pour Robespierre.

D'autres fois, c'étaient des offres d'argent. A diverses reprises, du temps de l'Assemblée constituante, il avait eu déjà l'occasion d'en refuser, au grand étonnement de ce Villiers avec lequel il habita quelque temps, et pour qui un tel désintéressement paraissait être une chose toute nouvelle. Vaincu un jour par les obsessions d'une Anglaise nommée miss Shephen, laquelle jouissait d'une grande fortune, et le conjurait d'accepter un riche présent, il promit de recevoir son offrande à la condition d'en employer le produit au bien de la chose publique. Mais c'était une pure défaite. Ayant appris, au bout de quelque temps, par les comptes de son banquier, que Robespierre n'avait rien touché, cette darne lui écrivit, dans le courant du mois de janvier, une lettre de reproches, très-pressante, dans laquelle elle se plaignait de la dissimulation dont il avait usé à son égard, et d'avoir été réveillée péniblement d'une douce et agréable illusion. Rien n'est doux en effet comme de donner. Robespierre avait, selon elle, contracté l'obligation d'accepter. Ne méprisez pas les Anglais, lui écrivait-elle, ne traitez pas avec cette humiliante dépréciation la bégayante aspiration d'une Anglaise envers la cause commune de tous les peuples. Les Français étaient autrefois célèbres par leur complaisance pour le sexe le plus faible et le plus sensible par là même aux injures. Malheur à nous si la Révolution nous ôte ce précieux privilège ! Mais je réclame un plus juste droit ; ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit[131]. Robespierre se rendit-il enfin aux reproches si affectueux de son aimable correspondante, et se décida-t-il à recevoir son offrande à titre d'intermédiaire ? Cela est fort peu probable. Quant à lui, il s'était fait une loi de n'accepter jamais rien. Il n'est pas besoin maintenant d'aller chercher dans l'antiquité l'exemple de grands citoyens refusant des présents étrangers.

 

XXII

Vers cette époque la société des Amis de la Constitution eut à s'occuper des réclamations élevées par les gardes françaises, ces vétérans de la Révolution, ces premiers alliés du peuple, dont le licenciement venait d'être résolu par le ministre de la guerre. La cour avait une foule de raisons pour ne pas aimer ces soldats d'élite. A Versailles, ils avaient refusé de tirer sur le peuple ; ils avaient activement coopéré à la prise de la Bastille ; et si, en diverses circonstances, l'ordre avait été maintenu dans Paris sans effusion de sang, c'était grâce à eux ; ils s'étaient montrés partout et toujours les amis sincères, dévoués de la Révolution. Tous ces titres à la haine de l'aristocratie, les gardes françaises les rappelèrent dans une lettre d'adieux adressée aux quarante-huit sections de Paris, lettre où ces braves soldats, après s'être plaints des vexations dont ils étaient victimes, ajoutaient : Pétion, Robespierre, vous gardez le silence ! Mais ni le maire de Paris ni Robespierre n'avaient le pouvoir de s'opposer à la dissolution d'un corps détesté de la cour, et leur recommandation n'avait guère de poids auprès des ministres. Toutefois Robespierre ne resta pas sourd à leur appel, et le 10 février, aux Jacobins, il demanda qu'on vengeât et qu'on réintégrât à la fois ces héros de la liberté, persécutés dès les premiers jours de la Révolution par la criminelle faction des ennemis de la liberté. La constitution ne pouvait, suivant lui, avoir de meilleure garde ; les abandonner, disait-il, ce serait l'excès de l'ingratitude, de la lâcheté et de la stupidité ; et il se savait l'interprète du vœu général en réclamant de l'Assemblée législative leur rappel au sein de la capitale[132]. Les plaintes dont retentit la tribune de la société des Amis de la Constitution au sujet de ceux qu'on appelait les héros du 14 juillet ne demeurèrent pas stériles : quelques jours plus tard, le 14 février, l'Assemblée législative décida que les soldats des ci-devant gardes françaises, renvoyés sans avoir demandé leur congé, continueraient à recevoir leur solde depuis le moment de leur renvoi[133].

Le jour même où, le premier, Danton plaida leur cause aux Jacobins (26 janvier), la question des contributions publiques, soulevée par La Source, amena Robespierre à la tribune. Il ne lui paraissait pas utile de discuter présentement cette matière, parce que de bien plus graves intérêts étaient en jeu. Sans doute cette question était d'une importance extrême, comme toutes celles qui avaient trait directement à la sûreté publique et au maintien de la liberté ; mais tout le monde en France, disait-il, était d'accord sur la nécessité de payer l'impôt, et il était heureux de rendre cette justice aux citoyens que jamais les difficultés de rentrées n'étaient venues d'eux. Assurer les services publics était pour un peuple la première condition de salut. Ce n'est donc pas là-dessus, continuait-il, que dans un moment de crise aussi violente il faut fixer l'attention d'une société qui est plus convaincue que personne qu'il faut que les contributions publiques soient perçues. Il suffisait, selon Robespierre, de s'en rapporter, pour l'assiette et la bonne répartition des impôts, aux lumières et à l'expérience des patriotes de l'Assemblée législative. On voit par là combien peu ils connaissent l'esprit de la société des Jacobins ceux qui se la figurent comme une société essentiellement désorganisatrice. Elle avait au contraire horreur de l'anarchie, et le pire gouvernement, à ses yeux comme à ceux de Robespierre, était un gouvernement où régnaient les factieux. Or, on ne doit pas l'oublier, la cour de Louis XVI était remplie d'hommes attachés à l'ancien régime, à tous les vieux préjugés, connus pour leur haine violente de la Révolution, et conspirant à toute heure le renversement des principes constitutionnels ; ces hommes étaient bien évidemment des factieux. Il valait donc mieux, selon Robespierre, s'occuper surtout de questions générales, de tous les temps, comme celle de la guerre, par exemple, qui intéressait la liberté et pouvait compromettre le bonheur de tous. Mais La Source insista ; le pouvoir exécutif, prétendait-il, n'avait aucun intérêt à ce que les contributions fussent payées, parce qu'une désorganisation universelle amènerait infailliblement les esprits à souhaiter le retour de l'ancien, régime. C'était là, croyons-nous, un pur paradoxe : jamais gouvernement n'a consenti volontairement à se passer d'argent ; mais, sur la proposition de l'orateur girondin, la société n'en maintint pas moins à l'ordre du jour de ses séances cette question des impôts[134].

Presque au même moment mourait le député Cérutti, auteur d'un Mémoire sur la nécessité des contributions publiques. Sa mort fut annoncée par les Girondins comme un malheur national, pour ainsi dire Brissot, dans son journal, invita aux funérailles de ce député les gens de lettres, les philosophes, tous les amis de la Révolution. Et pourtant rien ne justifiait ce deuil populaire. Né à Turin, Cérutti était venu se fixer à Nancy et avait débuté dans les lettres par une apologie des jésuites qui lui avait valu la faveur du roi Stanislas. Il vivait dans l'intimité de la plus haute société quand éclata la Révolution, dont il adopta les principes, peut-être en raison de ses liaisons avec Mirabeau. Dans les derniers mois de l'année 1790, il avait entrepris, en collaboration avec Rabaut Saint-Étienne, la rédaction de la Feuille villageoise, journal assez incolore et sans principes bien arrêtés. A quelque temps de sa mort, dans un article nécrologique inséré au Moniteur et conçu dans un esprit très-favorable, on lui reprochait de s'être, dans son testament, étendu sur sa pauvreté avec trop de complaisance et en termes affectés, lorsque, dans le même acte, il accusait plus de onze mille livres de rente et parlait de son valet de chambre et de plusieurs domestiques[135]. Il n'avait donc rien, en définitive, qui le recommandât particulièrement aux patriotes démocrates. Aussi Manuel ne produisit-il pas grand effet quand, le 7 février, il vint aux Jacobins annoncer d'une voix éplorée la mort de Cérutti. — Tant mieux ! s'écria brutalement un membre, — Les justes murmures soulevés par cette exclamation indécente trompèrent sans doute le procureur de la commune sur les dispositions de la société, et il lui proposa d'envoyer un certain nombre de ses membres aux obsèques de ce député. Robespierre, quoique à regret, crut devoir combattre cette motion. Sans doute l'idée de la mort inspirait toujours quelque affliction ; mais il eut préféré que le nom de Cérutti ne fût pas prononcé au sein de la société, à laquelle d'ailleurs ce député n'avait pas appartenu. Sans développer complètement sa pensée, parce que les morts, suivant lui, méritaient indulgence, il donna clairement à entendre que Cérutti ne lui paraissait pas avoir été un assez sincère ami de la liberté pour avoir droit aux hommages qu'on réclamait pour lui. Il fallait du moins attendre du temps la justification de-ces honneurs. Sur sa proposition la société passa purement et simplement à l'ordre du jour[136]. Panégyriste du défunt, Brissot trouva peut-être, dans l'échec éprouvé par la motion de Manuel, un grief de plus contre Robespierre ; les Girondins se dédommagèrent en faisant donner le nom de Cérutti à l'une des rues de Paris[137].

 

XXIII

On se figure généralement que, la constitution votée, sanctionnée, tout était fini, qu'on n'avait plus qu'à marcher paisiblement, à l'abri de la Déclaration des droits, et que, si la situation se rembrunit, si les tempêtes se déchaînèrent, ce fut par la faute de quelques esprits turbulents, qui voulaient aller au delà du code constitutionnel de 1791. Erreur ! grossière erreur ! Les complications vinrent des résistances de la cour à l'application sincère des nouvelles institutions, et surtout de la malveillance d'une partie de la bourgeoisie pour le peuple.

Les Feuillants et les Girondins voulaient également le triomphe de la bourgeoisie ; les uns par son alliance avec les anciennes classes privilégiées, les autres par son alliance avec le peuple ; Robespierre, lui, voulait une fusion complète, n'entendant pas que le peuple servît de marchepied à une aristocratie nouvelle, et tenant essentiellement à ce que la Révolution fût faite au profit de tous, non à l'avantage de quelques-uns. La haute bourgeoisie, avec cet esprit étroit, dont malheureusement elle ne s'est pas encore dépouillée, inclinait visiblement vers les premiers ; l'égalité, pour elle, consistait en ce qu'elle pût jouir de tous les avantages réservés autrefois presque exclusivement à la noblesse. Ses tendances égoïstes, contraires au véritable sentiment de l'égalité, inquiétaient sérieusement tous les esprits dévoués aux principes de la Révolution. Buzot, qu'aucune nuance encore ne séparait de Robespierre, signalait vivement un jour à Pétion les dangers d'une telle situation, et lui demandait son avis sur les moyens de prévenir une catastrophe imminente. Le maire de Paris sentait bien lui-même les périls de cet antagonisme déplorable. La bourgeoisie, disait-il à son ami dans une lettre publiée par les journaux populaires de l'époque, cette classe nombreuse et aisée, fait scission avec le peuple, elle se place au-dessus de lui ; elle se croit de niveau avec la noblesse qui la dédaigne et qui n'attend que le moment favorable pour l'humilier[138]. La bourgeoisie de nos jours n'a guère changé ; mais un pas immense a été franchi ; grâce à la Révolution de 1848, les citoyens passifs n'existent plus.

Cette division du tiers état en bourgeoisie et peuple, si imprudemment tracée par l'Assemblée constituante quand, malgré les énergiques protestations de Robespierre, elle partagea la nation en citoyens actifs et en citoyens inactifs, valut au maire de Paris, surtout de la part des journaux dévoués aux Feuillants, les plus violentes invectives. Il constatait simplement, en définitive, un état de choses établi par la constitution. Mais où il eut tort, suivant nous, ce fut en consacrant lui-même ces termes, lorsqu'après avoir parlé des services rendus par le peuple à la bourgeoisie en faisant cause commune avec elle pour accomplir la Révolution, il déclara que leur union seule pourrait la conserver ; il fallait dire leur fusion, leur fusion intime, ce que ne cessa de réclamer Robespierre jusqu'au dernier jour de sa vie. Partisan de la guerre, Pétion terminait sa lettre, pleine, du reste, des sentiments les plus patriotiques, en exprimant l'espoir qu'au premier coup de canon toutes les divisions disparaîtraient. Illusions, hélas ! trop tôt démenties par la réalité.

Peut-être Pétion généralisait-il trop, car ces sentiments étroits et personnels n'étaient pas ceux de la bourgeoisie tout entière. Les membres de la société des Amis de la Constitution appartenaient à la bourgeoisie ; il en était de même de ceux du club des Cordeliers, beaucoup plus remuants et plus impatients que les Jacobins. Mais une trop nombreuse portion de cette bourgeoisie, dans sa peur et dans son égoïsme, se montrait hostile à la Révolution et témoignait contre elle presque autant d'aversion que la noblesse à la chute de laquelle elle avait tant applaudi. Le mauvais vouloir de cette partie de la nation, l'antagonisme suscité entre la bourgeoisie et le peuple encourageaient singulièrement la cour à persévérer dans la voie rétrograde où la dirigeaient d'imprudents conseillers. Peu satisfaite des innovations apportées par la constitution au régime municipal et judiciaire, elle semblait retarder, de parti pris, la mise en activité des lois nouvelles. Les jurés, le tribunal criminel ne fonctionnaient pas encore, et les lenteurs de leur organisation soulevaient des plaintes légitimes. Manuel reparut, le 6 février, à la tribune des Jacobins, pour signaler ces délais auxquels il attribuait les désordres dont la capitale était le théâtre. Paris, disait-il, serait beaucoup plus tranquille si M. Robespierre remplissait ses fonctions d'accusateur public. Lui-même se plaignait de n'être pas encore installé dans sa place de procureur de la commune, où l'avait appelé la confiance de ses concitoyens. Robespierre, prenant ensuite la parole, annonça qu'il était parfaitement au courant des intrigues mises en œuvre pour différer l'établissement des jurés. 11 était bien permis de croire, du reste, que la nomination de ce magistrat populaire, vue d'un fort mauvais œil par le pouvoir exécutif, n'était pas étrangère au retard apporté à l'installation du tribunal criminel. Robespierre se consolait aisément de ne pouvoir exercer ses fonctions de magistrat, en servant le peuple comme citoyen. Il avait promis, en terminant son dernier discours sur la guerre, de peindre la conspiration ourdie contre la liberté, d'indiquer en même temps les moyens les plus propres à réprimer les ennemis de la Révolution et à étouffer à la fois la guerre intérieure et celle extérieure, il déclara qu'il était prêt à tenir son engagement. Mais le surlendemain avait lieu la nomination des officiers municipaux, et la plupart des citoyens, obligés de se réunir dans leurs sections, eussent été privés de l'entendre ; sur l'observation d'un de ses membres, la société remit au vendredi suivant, 10 février, l'audition du discours de Robespierre[139].

La nécessité de prendre d'énergiques mesures pour réprimer les intrigues et déjouer les conspirations des ennemis de la Révolution était reconnue par tous les hommes sincèrement attachés à la constitution ; et certainement l'Assemblée législative serait arrivée à d'excellents résultats, si sa bonne volonté ne se fut pas heurtée aux résistances de la cour, si ses meilleurs décrets n'eussent pas été frappés d'impuissance par le veto royal. Elle était d'ailleurs tiraillée en sens contraires, divisée en deux camps : une partie de ses membres paraissant s'inquiéter fort peu des attaques continuelles dont la constitution était l'objet de la part des émigrés et des prêtres, et prêchant une indulgence hypocrite ; l'autre inclinant vers la sévérité, même excessive, et disposée à entrer, dès ce moment, dans la voie des rigueurs terribles. On comprend quel encouragement trouvait la cour dans l'attitude des premiers. Un député de Paris, nommé Gorguereau, ayant été chargé de présenter un rapport et de soumettre un projet de décret au sujet de la pétition incivique des membres du directoire du département, avait entamé, dans la séance du 4 février au soir, le procès de la Révolution, et, critiquant l'adresse rédigée par Robespierre au nom de la société des Amis de la Constitution à l'effet de signaler à l'attention de l'Assemblée nationale une pétition qui émanait d'un corps administratif et invitait le gouvernement à résister à un acte des représentants de la nation, il avait fulminé un véritable réquisitoire contre les sociétés patriotiques dont, en cette circonstance, il aurait dû plutôt se montrer le défenseur. A diverses reprises il s'était attiré les démentis d'un certain nombre de membres du comité de législation au nom duquel il était censé parler ; et quoique en terminant il eût proposé de déclarer nulle et illégale la pétition présentée au roi par les Talleyrand, les Beaumetz, les Larochefoucauld, les Desmeuniers, il était descendu de la tribune au milieu des murmures improbateurs de l'Assemblée. L'émotion produite par ce discours s'était calmé difficilement ; et l'on avait entendu Vergniaud s'écrier, après avoir dénoncé la coalition des puissances étrangères, les correspondances des ennemis du dehors avec ceux du dedans : On croirait que le Rhin coule au milieu de cette salle, et je ne dirai pas de quel côté sont les conspirateurs[140]. Quelques jours après, l'Assemblée législative, assimilant la seule absence des émigrés à un délit d'un caractère suffisant pour mériter une peine, décrétait la mise en séquestre de leurs biens sous la main de la nation.

C'était là une mesure d'une gravité extrême. Examinons maintenant quels étaient, selon Maximilien Robespierre, en dehors de ce séquestre dont il reconnaissait l'utilité, les moyens de sauver l'État et la liberté, au moment où déjà la tribune de l'Assemblée législative avait retenti des motions les plus rigoureuses. Assurément ses remèdes sembleront bien bénins, bien doux, bien pâles, à côté des violentes apostrophes des Isnard et des Guadet ; mais qui oserait lui en faire un reproche ? Il croyait encore à la possibilité de tout concilier par les voies légales, en se renfermant toujours scrupuleusement dans les limites de la constitution, comme il le dit lui-même. Nous verrons tout à l'heure combien l'humanité eût eu moins à gémir peut-être, si les remèdes prescrits par lui eussent été énergiquement et immédiatement appliqués.

 

XXIV

Grande était l'affluence aux Jacobins le 10 février, car on savait d'avance qu'il devait parler. Beaucoup de dames accourues pour l'entendre, n'ayant pu trouver place dans les tribunes, sollicitèrent la faveur de pénétrer dans la salle ; mais on craignit que leur introduction au sein même de la Société ne nuisit au bon ordre des délibérations et leur demande ne fut point admise.

Indiquer à son pays les moyens de se préserver à la fois du double fléau de la guerre civile et de la guerre étrangère, tel était le dessein de l'orateur. Il n'avait pas, semblable à un empirique, l'intention d'aller les chercher au delà des bornes du possible ; la simple observation, les leçons de l'expérience suffisaient à la cure des plaies dont on cherchait la guérison. Pour rendre à sa patrie le bonheur, la liberté, la santé et la vie, il avait à proposer des remèdes communs comme le bon sens, mais aussi les plus salutaires. Ce n'est point par des mesures partielles, incohérentes, ce n'est pas même par des traits passagers de sagesse et d'énergie qu'on amène une révolution à un terme heureux, mais par un système sagement combiné et constamment suivi, en remontant aux premières causes des désordres, en les attaquant avec une fermeté soutenue. C'est avec ces principes que j'examine les questions qui nous intéressent. Deux causes, selon lui, exposaient à la guerre intérieure et extérieure une nation plus redoutable que jamais à l'Europe par l'exaltation même de la liberté nouvellement conquise : la trahison intestine et les entraves opposées au développement de sa force et de sa liberté ; mais ces causes, on pouvait les supprimer sans peine, et s'il était facile de tout bouleverser par l'enthousiasme et la violence, il était bien plus facile, à son sens, de tout affermir par la sagesse et par la fermeté.

Et d'abord, depuis deux ans que les éventualités de guerre se présentaient à tous les esprits, avait-on pris toutes les précautions nécessaires pour y faire face ? Sans doute on avait nommé des généraux, créé de nouvelles fonctions militaires pour les partisans de la cour, tout cela dans l'intérêt du despotisme ; mais était-on parvenu à obtenir l'armement de tous les citoyens, et surtout de ces volontaires prêts à voler n la défense de nos frontières ? Le ministre Duportail n'avait-il pas trompé l'Assemblée constituante sur le nombre des armes renfermées dans nos arsenaux et sur la prétendue impossibilité de s'en procurer d'autres ? Rappelant alors que dès cette époque il avait demandé l'interdiction sévère de l'exportation de nos armes à l'étranger et la distribution immédiate de celles dont on pouvait disposer à toutes les gardes nationales du royaume, à commencer par les départements frontières, il ajoutait : Je proposai d'ordonner que toutes les fabriques du royaume s'appliquassent sans relâche à en forger de nouvelles, jusqu'à ce que les citoyens fussent convenablement armés. Je demandai que l'on fabriquât des piques, et que l'Assemblée nationale recommandât cette arme, en quelque sorte comme sacrée, et les exhortât à ne jamais oublier le rôle intéressant qu'elle avait joué dans notre révolution ; je lui proposai d'appeler tous les citoyens à la défense de l'État et de la liberté, en effaçant toutes les distinctions injurieuses et i m politique s qui les séparent[141].

Il rappelait aussi les efforts vainement tentés par lui pour faire licencier les officiers de l'armée et réorganiser leur cadre sur des bases plus conformes à la nouvelle constitution de la France ; pour s'opposer au renvoi de tous les soldats patriotes, ignominieusement chassés des corps par l'aristocratie militaire ; pour obtenir leur rappel, ou bien que, si l'on éprouvait des difficultés à les réintégrer dans leurs régiments, on en formât du moins des légions qui seraient la plus douce espérance du peuple et le plus ferme rempart de la liberté. Ces mesures, il en était convaincu, eussent sauvé l'État en prévenant toutes les intrigues et les complots tramés depuis cette époque ; aussi n'hésitait-il pas à les proposer de nouveau à l'Assemblée législative, à laquelle l'énergie et la prévoyance étaient plus nécessaires encore qu'à l'Assemblée constituante, persuadé qu'il serait téméraire de s'aventurer dans une guerre étrangère avant d'avoir pris ces premières précautions. Une autre condition essentielle de salut à ses yeux, c'était la vigilance continuelle des sections. Il faut que le peuple veille pour se défendre, disait-il, quand la tyrannie veille pour le perdre. Évoquant le souvenir des services rendus à la cause de la liberté par les districts de la capitale, dont un décret de l'Assemblée constituante avait interdit les réunions permanentes, il engageait l'Assemblée législative à autoriser les sections à s'assembler sans entraves, comme aux premiers jours de la Révolution, croyant sincèrement que de l'alliance intime du peuple avec ses représentants renaîtraient bien vite la confiance, l'esprit public et toutes les vertus civiques accourues d'abord sur les pas de la liberté.

Pour vivifier et régénérer en un instant le pays, il conseillait l'emploi d'un moyen dont l'expérience avait déjà démontré l'utilité et la sagesse : il voulait parler d'une confédération civique, fraternelle, de toutes les gardes nationales de France. Invitez, disait-il aux représentants du peuple, invitez tous les citoyens armés à envoyer des députés, le 1er mars prochain, au chef-lieu de chaque département, et que là ils renouvellent dans un saint transport le serment de vivre libres ou de mourir. On se rappelle le prodigieux succès des premières fédérations, en 1790 ; l'union, la concorde, l'espérance, toutes choses nécessaires au triomphe de la Révolution en sortirent, et c'est avec raison qu'un écrivain moderne les a magnifiquement décrites, nous pouvons dire chantées[142]. Ah ! certes, dans les circonstances présentes, elles eussent pu avoir, croyons-nous, d'incalculables effets, tirer tout d'un coup le pays d'embarras, à la condition d'être essentiellement populaires. Loin la triste splendeur, le faste corrupteur des cours, s'écriait Robespierre avec l'accent d'une âme vraiment républicaine ; loin toutes les petites intrigues apprêtées pour réveiller les sentiments serviles ; loin toutes les petites idoles ; point de bottes de Charles XII, ni de cheval de Caligula ou d'aucun autre tyran ; mais, en revanche, que les emblèmes sacrés de la liberté brillent partout ; que les pures devises du civisme et de la vérité éclatent sur les drapeaux, sur tous les monuments simples que le patriotisme aura élevés ; que les noms sacrés de l'égalité, de la patrie, sortis de tous les cœurs, prononcés par toutes les bouches, fassent retentir l'air du plus délicieux de tous les concerts pour l'oreille des bons citoyens ; qu'élevés par ce sentiment sublime et tendre, que ne connurent jamais les âmes corrompues des despotes et des courtisans, tous les citoyens se jurent une éternelle union dans les douces étreintes de l'amitié ; qu'ils baignent de larmes généreuses ces armes que la patrie leur confia pour sa défense ; que des actions de justice et d'humanité achèvent d'embellir et de couronner ces fêtes. La paix publique n'en serait point troublée, continuait-il, sauf aux yeux des tyrans, qui nomment paix l'immobilité des esclaves, cette tranquillité trompeuse précédant souvent des éruptions de volcans, et qui nomment anarchie, désordre et sédition, les convulsions de l'humanité écrasée par le despotisme.

Il importait donc de ranimer l'esprit public, non point par des secousses désastreuses, mais par les moyens paisibles qu'il indiquait. C'était aux représentants du peuple, à la capitale, à ses fonctionnaires et à tous ses citoyens de donner l'exemple, en se rendant au Champ de la Fédération ; et, s'adressant à la municipalité de Paris, il l'engageait à venir, Pétion à sa tête, réparer solennellement les erreurs de celle qui l'avait précédée. Ô Pétion ! poursuivait-il, car il ne perdait jamais l'occasion de rendre hommage à son ami, tu es digne de cet honneur, tu es digne de déployer autant d'énergie que de sagesse dans les dangers qui menacent la patrie que nous avons défendue ensemble ; viens, sur les tombeaux de nos frères, confondre nos larmes et nos âmes ; enivrons-nous des plaisirs célestes de la vertu, et mourons le lendemain, s'il le faut, sous les coups de nos communs ennemis. Il n'était guère possible d'honorer davantage le patriotisme d'un ami. Nous avons tenu à mettre ces paroles sous les yeux de nos lecteurs, parce que trop souvent, et comme toujours, sans aucune espèce de preuves, on a accusé Robespierre d'avoir été jaloux du maire de Paris. Nous l'entendrons bientôt le défendre avec une éloquence pleine d'émotion ; mais lorsque, quelques mois plus tard, Pétion, après être resté assez longtemps indécis, passera enfin dans le camp des adversaires de son premier compagnon d'armes et de gloire, il ne se souviendra guère de tant de marques d'attachement.

Portant ensuite son attention sur les troubles de l'intérieur, Robespierre engageait l'Assemblée législative à user de toutes les précautions imaginables pour prévenir le retour des calamités sanglantes survenues dans le Midi, dans ces parties de la France où se trouvaient à la fois les plus ardents défenseurs de la liberté et les plus fougueux partisans du despotisme. On devait, selon lui, au sang versé dans Avignon et dans le Comtat, la punition de ces commissaires civils dont l'odieuse conduite était la première cause des malheurs qui avaient fondu sur ce pays. C'était aux représentants du peuple à donner un exemple de sévère impartialité, et à surveiller avec soin la nouvelle cour nationale d'Orléans, qu'il aurait voulu voir établie à Paris, ainsi qu'il l'avait proposé jadis à l'Assemblée constituante. Il fallait prendre garde également à ce que les intérêts populaires ne fussent pas trahis par certains directoires de département, comme celui de Paris, par exemple, lesquels tournaient contre la liberté les armes qu'on leur avait confiées pour la défendre. Et à ce propos, faisant allusion à ce député Gorguereau qui, chargé récemment de présenter un rapport sur la conduite incivique des administrateurs de la ville de Paris, avait, infidèle à son mandat, outragé le peuple et la Révolution, il conseillait à l'Assemblée législative de censurer et de punir de la prison même tout membre coupable d'avoir manqué de respect à la nation. Il l'engageait aussi à se montrer d'une excessive défiance envers les ministres, toujours disposés à traiter de factieux les véritables patriotes et à étouffer la liberté sous les mots d'ordre, de paix et de discipline.

Réprouvant l'esprit de corps comme un sacrifice honteux de l'intérêt général à des intérêts particuliers, il voulait oublier qu'il avait été membre de la précédente Assemblée, et juger les actes de la Constituante comme si déjà pour elle avait commencé le jugement impartial et sévère de la postérité. Par elle avaient été légués tous les maux dont on était assiégé à l'heure présente. Par les lois martiales, par les décrets rigoureux votés sur les instances du pouvoir exécutif, on avait insensiblement fait reculer la Révolution et préparé la crise fatale à laquelle on touchait. C'est pourquoi il frémissait quand il voyait les successeurs des Duportail et des Montmorin chargés de fournir eux-mêmes à l'Assemblée législative des renseignements sur la situation du royaume, et d'appliquer de leurs propres mains le remède aux maux signalés. Songez, disait-il alors aux représentants du peuple, songez que vous êtes dans un état de révolution, environnés de pièges et de conspirations ; ne vous reposez point sur les incendiaires du soin d'éteindre l'incendie. Il n'insistait pas sur la nécessité de déployer contre les attentats du ministère une juste sévérité, parce que cela était généralement senti ; mais, tout en approuvant l'Assemblée d'avoir, guidée par le seul amour du bien public, déclaré que le ministre Bertrand de Molleville avait perdu la confiance de la nation, jugement que, selon lui, on eût pu étendre aux autres membres du ministère, il eut préféré un décret d'accusation, parce qu'il valait mieux poursuivre un fonctionnaire prévaricateur suivant les formes légales et en vertu d'une accusation précise, que d'user d'une mesure vague, arbitraire et trop favorable aux intrigues qui agitaient le Corps législatif. Pour lui, d'ailleurs, il ne mettait guère de différence entre Necker et de Lessart, Narbonne et la Tour-du-Pin, Barentin et Duport, si ce n'est qu'il aimait mieux les champions déclarés du système antipopulaire que les déserteurs de la cause du peuple, la franchise que l'hypocrisie. On comprend quels ressentiments cet âpre langage dut amener dans l'âme de la fille de Necker, de cette madame de Staël, publiquement désignée alors comme la maîtresse de Narbonne[143] ; et il ne faut pas s'étonner si plus tard, au souvenir de son amour irrité, elle porta contre Robespierre des jugements empreints de tant d'injustice et de prévention[144].

Des patriotes distingués avaient paru désirer que la cour recrutât ses ministres, les officiers généraux et les ambassadeurs, dans la société des Jacobins ; pour lui, il ne le souhaitait point, quant à présent ; car il n'aurait pas plus de confiance dans le patriotisme de la cour, mais il en aurait beaucoup moins dans la vertu de ceux qu'elle aurait nommés, sachant quelle pernicieuse influence exerce sur la plupart des hommes la séduction du pouvoir. Il croirait alors qu'il n'est pas d'asile si sacré où ne pénètrent la corruption et l'intrigue, à moins que la cour, en rejetant de bonne foi tous ses faux principes, et en sacrifiant au peuple, à l'égalité, l'orgueil des grands, la passion du despotisme, les prétentions de la noblesse, ne se montrât tout à fait digne de choisir ses agents parmi les défenseurs du peuple. Il s'agissait donc plutôt, à son sens, de réprimer sévèrement les écarts des ministres en exercice que de provoquer des changements ministériels. C'était à l'Assemblée législative à les surveiller sans relâche. Quant au pouvoir exécutif, il était obligé de marcher dans la voie tracée par la constitution, ou de succomber sous la force invincible de la volonté générale. Et, assez indigné du ton léger et badin avec lequel le ministre Narbonne avait pris l'habitude de s'exprimer devant les législateurs d'un grand peuple, Robespierre ajoutait : Quand j'ai vu le ministre de la guerre répondre aux justes reproches de M. Albite par ce ton léger, par ces airs que je ne sais point qualifier, il m'a paru que, si j'avais présidé le Corps législatif, j'aurais pris la liberté de rappeler au ministre qu'il était en présence de ses supérieurs et de ses juges, et que les airs qu'il était permis d'étaler chez les courtisanes ou dans l'antichambre du roi n'étaient point admissibles dans le sanctuaire du sénat français : j'aurais été jaloux de prouver à la France et à l'univers entier combien il est facile à un représentant du peuple de terrasser l'orgueil des ministres et même des rois. Il connaissait bien cette vieille et servile habitude qu'on avait dans notre pays de se prosterner aux pieds des grands, des gens en place, et il avait à cœur d'inspirer à ses concitoyens le légitime orgueil des hommes libres.

Rendre publiques les séances des corps administratifs, comme il l'avait proposé déjà au sein de l'Assemblée constituante, afin de contre-balancer l'ascendant du pouvoir exécutif sur les administrateurs ; construire pour le Corps législatif une salle plus convenable que celle du Manège, une salle digne de la représentation nationale, un véritable palais du peuple, capable de contenir une immense foule d'assistants ; établir des règles équitables pour la distribution des emplois publics, et ne pas permettre que l'administration devint en quelque sorte le domaine de quiconque pouvait présenter un certificat d'incivisme et d'aristocratie ; arrêter la fureur de ces accaparements, causes de tant de désastres et de perturbations ; mettre un frein à l'agiotage ; empêcher l'exportation du numéraire par des lois favorables à la fois au producteur et au consommateur ; s'appliquer enfin à tout raviver, à tout réunir, quand la cour cherchait manifestement à tout diviser, à tout corrompre, à tout asservir ; attacher l'armée à la Révolution en supprimant cette foule de places créées pour les seuls courtisans, en augmentant la paye des soldats, en aplanissant pour eux les routes de l'avancement, semées de tant d'obstacles par l'ambition patricienne ; protéger la liberté civile menacée de toutes parts, et, pour cela, réformer un code de police digne de Tibère, qui mettait la pauvreté au rang des crimes et la liberté des citoyens à la merci des officiers de gendarmerie ; rallier tous les citoyens par des lois justes et conformes aux principes de la morale ; ranimer le zèle et la confiance des habitants de la campagne égarés par le fanatisme, en recueillant leurs vœux, en écoutant leurs pétitions, en faisant droit à leurs plaintes, en pressant, par exemple, l'exécution du décret qui ordonnait la restitution des propriétés communales impudemment livrées jadis par le despotisme aux seigneurs, étaient autant de moyens excellents, selon lui, pour ramener la sécurité publique. Sans doute, ajoutait-il, l'Assemblée législative, en les décrétant, serait maudite par Coblentz, mais elle serait comblée des bénédictions de la nation tout entière.

Maintenant certaines lois étaient impatiemment attendues par l'opinion, il fallait se hâter de les rendre en évitant avec soin, recommandait-il, de toucher à des habitudes trop impérieuses, et de fournir de nouvelles armes au despotisme. Parmi ces lois, il en était une d'une importance immédiate à ses yeux, c'était la loi concernant l'éducation publique. Le théâtre, les fêtes nationales, lui semblaient aussi un excellent mode d'action salutaire, et il manifestait le vœu de voir des récompenses décernées annuellement aux auteurs dramatiques qui, dans le cours de l'année, auraient le mieux peint les grandes actions des héros de la patrie et de l'humanité. Ainsi revient toujours dans sa bouche et sous sa plume cette expression l'humanité. Car, pareil au réformateur de Nazareth, il n'a pas seulement en vue le citoyen, mais l'homme tout entier partout où il le trouve souffrant et opprimé. Que les moyens de faire le bien sont simples et féconds entre les mains des dépositaires de la puissance publique ! s'écriait-il. Puis, après avoir conseillé à l'Assemblée législative d'exposer avec franchise, dans une adresse aux Français, les périls de la situation actuelle, les intrigues des ennemis de la Révolution, les immenses ressources du pays, persuadé qu'on verrait tous les citoyens se montrer sensibles à la voix de la raison et de la patrie, et se lever comme un seul homme au premier signal de la loi, au premier cri de la liberté en danger ; après avoir démontré que c'était ici même, en France, qu'il fallait vaincre Coblentz et les despotes, préparer la révolution du monde au lieu de la compromettre en allant porter le fléau de la guerre chez des peuples qui ne nous avaient point attaqués ; après avoir engagé les représentants de la nation à ne pas être envers le pouvoir exécutif aussi faciles, aussi condescendants que leurs prédécesseurs, eux qui, revêtus de toute la force et de la dignité de la plus puissante nation de l'univers, étaient suffisamment armés pour anéantir toutes les conspirations, il ajoutait : Il en est temps encore, qu'ils reprennent leur énergie, qu'ils se servent de la nôtre, et la guerre civile est étouffée, et la guerre étrangère est impossible par conséquent. Nous sommes encore la même nation, le peuple est plus éclairé : ce n'est point de la Révolution qu'il est fatigué, mais de la tyrannie qui lui en arrache les fruits. Nos représentants peuvent donc trouver au milieu de nous toutes les ressources nécessaires pour conserver la liberté conquise et forcer ses ennemis à respecter notre constitution. Qu'est-ce donc que ce cri du désespoir, parti tout à coup du sein du Sénat : La liberté est perdue ; il n'est plus en notre pouvoir de la retenir en France ; c'est en Allemagne qu'il faut la chercher ; ce n'est qu'en faisant la guerre aux puissances étrangères que nous pouvons triompher de nos ennemis du dedans ; la liberté ne peut jamais être achetée qu'au prix du sang et des calamités ; c'est à travers des torrents de sang que nous devons la poursuivre ; c'est sur des monceaux de victimes humaines qu'il faut fonder son trône ; il faut bouleverser l'Europe pour devenir libres avec elle : tel est l'arrêt du ciel, que tous les peuples ont subi. Quel langage ! Est-ce donc en vain que le ciel a fait pour nous des prodiges qu'il a refusés aux autres peuples, et préparés pour ce siècle ? Est-ce en vain qu'au sein de la paix, environnés de la force invincible d'un peuple magnanime, nos représentants ont pu promulguer la Déclaration des droits éternels de l'homme, et poser les principes fondamentaux de l'ordre social et de la prospérité publique ? De quel droit doutent-ils de leur force et de notre zèle, quand nous ne cessons de leur jurer que nous sommes prêts à mourir pour défendre leur ouvrage et nos droits ?

Deux choses manquaient, suivant lui, à notre Révolution : des écrivains profonds, aussi nombreux que ceux soudoyés par le ministère, et des hommes riches, assez amis de la liberté pour consacrer une partie de leur fortune à la propagation des lumières et de l'esprit J public, car il ne désespérait pas de vaincre les ennemis de l'intérieur par les armes de la raison, jointes à celles de la loi et de l'autorité nationale. La guerre extérieure, au contraire, entraînerait fatalement la guerre civile, il le craignait. Que si les ministres persistaient à ne pas avoir et à ne pas imposer à tous le respect de la constitution, il n'était nul besoin d'un bouleversement général à l'intérieur pour les renverser, ou d'aller les combattre en Allemagne ; il suffisait de l'union de tous les patriotes ; une minorité pure et courageuse lui paraissait même capable de tenir le pouvoir exécutif courbé sous le joug des lois et devant la majesté nationale. Non, s'écriait-il en terminant, je ne croirai jamais que, dans les circonstances où nous sommes, la lâcheté, la sottise, la perfidie soient faites pour triompher du courage, du génie et de la vertu. Si les hommes vertueux désespèrent de l'Assemblée ; s'ils ne peuvent plus lutter contre le torrent de l'intrigue et des préjugés, ils peuvent mourir à la tribune, en défendant les droits de l'humanité ; ils peuvent dénoncer les traîtres à leurs commettants, leur dévoiler avec franchise la cause de nos maux, et laisser du moins un grand exemple à la postérité et des leçons terribles aux tyrans.

Et à quel plus digne usage réserverait-on sa vie ! Ce n'est point assez d'obtenir la mort de la main des tyrans, il faut l'avoir méritée ; il ne faut pas avoir préparé le succès de leurs crimes par son imprévoyance et par sa faiblesse. S'il est vrai que les premiers défenseurs de la liberté doivent en être les martyrs, ils ne doivent mourir qu'en entraînant avec eux la tyrannie au tombeau ; il faut que la mort d'un grand homme réveille les peuples endormis, et que le bonheur du monde en soit le prix.

Tel fut cet important discours bien peu connu jusqu'à présent, et à peine mentionné par les historiens qui m'ont précédé. On n'y trouve pas ces foudroyantes apostrophes contre les émigrés et les prêtres fanatiques dont on était accoutumé d'entendre retentir les échos de l'Assemblée législative ; mais en cela il nous semble beaucoup plus pratique. Nul doute que, si le pouvoir exécutif et l'Assemblée nationale avaient résolument pris l'initiative des mesures proposées par Robespierre, ils n'eussent mené à bonne fin la Révolution, sans se jeter dans les hasards d'une guerre souhaitée consciencieusement par un grand nombre de patriotes comme un moyen d'avoir plus vite raison des émigrés et des conspirateurs, mais également attendue avec impatience par ceux-ci comme la voie la plus prompte pour arriver à écraser la Révolution.

Quand, sous l'Assemblée constituante, s'était discutée l'organisation de la haute cour, Robespierre, on s'en souvient sans doute, avait insisté fortement afin qu'elle fût établie à Paris même, sous les yeux du Corps législatif ; son opinion n'avait pas prévalu, et la ville d'Orléans avait été désignée pour siège à ce tribunal. Comme il venait de manifester le vœu de le voir transporter à Paris, le député Broussonnet, qui ce jour-là présidait les Jacobins en l'absence de Guadet, lui reprocha, au moment où il descendait de la tribune, d'avoir parlé contre la constitution. Aussitôt Robespierre fit amende honorable ; il avait oublié, dit-il, que le décret concernant la haute cour était un article constitutionnel, et il se félicita de l'observation du président, qui lui fournissait une occasion de prouver son attachement à la constitution[145].

Son discours eut un succès prodigieux. Ce n'est point assez pour nous, s'écria Manuel, d'avoir entendu le héros de la Révolution ; il faut nous pénétrer de ses principes et de ses sentiments, qui sont ceux de la liberté[146]. Ce discours devait avoir, selon le procureur de la commune, une influence énorme sur l'opinion publique ; il demanda donc qu'on l'envoyât à toutes les sections de Paris ; cette proposition fut immédiatement adoptée, et l'impression du discours votée d'enthousiasme[147].

 

XXV

Le même jour se présentaient au club des Jacobins des députés du troisième bataillon des volontaires de Paris, en garnison à Laon, dans le département de l'Aisne. Ils venaient au nom de leurs camarades se plaindre d'avoir été désarmés par des chefs inciviques, et prier la société de donner à quelques-uns de ses membres la mission de se livrer à une information sur ce point. Le président promit que leur cause serait prise en considération, et, séance tenante, Robespierre et Collot-d'Herbois furent nommés commissaires à l'effet de s'enquérir des faits.

Le lendemain, l'affaire des soldats de Châteauvieux, de ces soldats pillés d'abord, puis décimés par leurs officiers, affaire dont se préoccupait beaucoup l'opinion publique, amena au sein de la société une discussion assez vive. L'Assemblée législative avait, comme on l'a vu, décrété leur mise en liberté ; mais ce décret ne pouvait être agréable à la cour, dont les partisans avaient été jadis jusqu'à demander une couronne civique pour Bouillé qui avait provoqué les événements de Nancy ; on craignait donc que le roi ne refusât sa sanction. Collot-d'Herbois avait pris sous sa sauvegarde ces malheureuses victimes de l'aristocratie militaire. Il monta tout ému à la tribune des Jacobins : on lui écrivait de Brest, annonça-t-il, que jamais le décret rendu en faveur des Suisses de Châteauvieux ne serait sanctionné, mais qu'en revanche, et par une dérision barbare, le ministre avait envoyé des lettres de grâce pour cinquante forçats, peut-être les plus grands scélérats du bagne, quand la constitution n'accordait à personne le droit de grâce. Ces paroles excitèrent une violente tempête contre le ministre de la justice, le plus mauvais des ministres et le plus méprisable des citoyens, suivant le député Albite, qui l'accusa d'avoir, n'étant pas investi du droit de grâce, abusé du décret d'amnistie en l'étendant à des galériens ordinaires. L'exaspération ne connut bientôt plus de bornes. On entendit Manuel déclarer que le moment était venu où il était absolument nécessaire qu'un homme pérît pour le salut de tous, et que cet homme devait être un ministre.

Ce fut au milieu de l'effervescence causée par les paroles de Collot d'Herbois que Robespierre monta à son tour à la tribune. Profondément indigné lui-même de la ligne politique suivie par les ministres, il ne venait ni les excuser ni rien ajouter à l'indignation dont ils étaient l'objet ; il tenait seulement à éclaircir un fait important, à relever une erreur de Collot-d'Herbois relativement au droit de grâce. Un décret l'avait en effet formellement ôté au roi, mais ce décret n'était point entré dans l'acte constitutionnel, contrairement à la demande qu'il en avait faite lui-même au sein de l'Assemblée nationale. Depuis, Duport, qui jadis avait soutenu contre l'abbé Maury que le roi ne saurait être mis en possession du droit de grâce, était parvenu à ajouter au chapitre des jurés un article en vertu duquel ce droit se trouvait implicitement rendu au roi. L'ajournement avait bien été prononcé sur cet article ; mais, par cela même, le décret en vertu duquel le droit de grâce était interdit au chef de l'État se trouvait également suspendu. Suivant lui, le roi était donc revenu, à l'égard du droit de grâce, au point où il en était avant la constitution, et l'on ne saurait présentement le lui contester. Ces paroles ramenèrent le calme comme par enchantement, et la discussion en resta là[148]. Le veto précédemment opposé par la cour aux décrets concernant les émigrés et les prêtres fanatiques pouvait faire craindre le même sort pour le décret relatif aux soldats de Châteauvieux, mais il n'en fut rien ; le roi le revêtait de sa sanction, à l'heure même où Collot-d'Herbois exprimait hautement la crainte d'un refus.

 

XXVI

A cette époque eut lieu l'installation du tribunal criminel, impatiemment attendue. Les tribunaux criminels, remplacés sous l'empire par les cours d'assises, à une époque de réaction violente contre toutes les institutions libérales de la Révolution, étaient composés d'un président, de trois juges, d'un accusateur public, d'un commissaire royal et d'un greffier. Douze jurés, tirés au sort sur une liste de deux cents citoyens, et formant le jury de jugement, complétaient l'organisation de ces tribunaux, chargés de décider en dernier ressort de la destinée des accusés renvoyés devant eux par le jury d'accusation. Le souvenir tout récent encore de l'ancienne justice criminelle, l'horreur inspirée par ses odieuses procédures, avaient engagé le législateur à entourer l'accusé de toutes les précautions imaginables : plus d'instruction secrète ; les affaires s'instruisaient au grand jour, et les accusés n'étaient pas complètement désarmés, comme de nos jours, devant le formidable appareil de l'accusation. Si la répression pouvait perdre quelquefois à ce système plus large, plus libéral, la justice y gagnait certainement en impartialité et en considération.

L'accusateur public, c'était le procureur impérial, le ministère public de notre temps, avec cette énorme différence que, librement élu pour quatre ans par ses concitoyens, il n'était point l'homme lige du pouvoir exécutif, et se trouvait, à l'égard du gouvernement, dans une situation tout à fait désintéressée. Aussi, tout en remplissant avec conscience les importantes fonctions dont il était investi, lui était-il permis, en se tenant dans les limites de la constitution, de suivre une ligne' politique diamétralement opposée à celle d'un ministère auquel ne le rattachait aucun lien de subordination. Sans cette position toute particulière de l'accusateur public, véritable magistrat populaire, chargé surtout de poursuivre les délits criminels sur les actes d'accusation admis par le premier jury, et à qui il était loisible de garder une complète indépendance, Robespierre n'eut certes pas accepte ces fonctions délicates, auxquelles, on ne l'a pas oublié, il avait été appelé spontanément par les électeurs de Paris, au mois de juin précédent. A coup sur, il n'eiit pas voulu d'un poste qui aurait exigé le sacrifice de ses convictions de citoyen ; nous le verrons même bientôt abandonner volontairement, sans regret, cette position influente et lucrative le jour où il lui paraîtra impossible de servir à la fois sa patrie comme magistrat et comme citoyen.

Ce fut le 15 février 1792 que fut installé le tribunal criminel du département de Paris, dans le local de l'ancienne chancellerie. Il avait pour président Treilhard, élu à la place de" Prieur, qui lui-même avait remplacé Pétion après la nomination de celui-ci comme maire de Paris, et pour juges Voidel, Pouk et Agier. Le substitut de Robespierre était Faure, qui depuis devint accusateur près le tribunal révolutionnaire. Quelque temps devait cependant s'écouler encore avant que le tribunal criminel fût en activité ; il commença seulement à fonctionner dans les premiers jours du mois suivant.

Le soir du jour où.eut lieu cette installation, Réal lisait aux Jacobins une lettre par laquelle on annonçait qu'une regrettable scission venait d'éclater à Strasbourg au sein de la société des Amis de la Constitution, scission due aux intrigues du maire Diétrich et des principaux fonctionnaires de la ville. Cette nouvelle affecta profondément la société mère, et l'on voulait adresser tout de suite une lettre à la partie dissidente ; mais, sur la motion de Robespierre, on suspendit toute démarche jusqu'à ce qu'on eût des renseignements plus étendus et plus certains. Il était monté à la tribune pour donner des explications à cet égard, et en même temps il avait demandé à la société la permission de l'entretenir quelques instants au sujet de l'installation du tribunal criminel. Cette proposition avait été adoptée avec empressement, et, après que Thuriot eut rendu compte de la séance de l'Assemblée législative, séance assez orageuse dans laquelle il avait été décrété que le ministre de Lessart serait mandé à la barre pour s'expliquer au sujet de missions secrètes confiées à Pelleport, courrier de cabinet, arrêté comme porteur de dépêches contre-révolutionnaires, Robespierre reprit la parole afin de déclarer hautement comment il entendait les fonctions d'un magistrat du peuple.

Le tribunal criminel du département de Paris, dit-il en commençant, a été installé ce matin. Plusieurs jours doivent encore s'écouler naturellement avant qu'il soit en activité. Cependant, près du moment où j'aurai à remplir les fonctions d'une magistrature nouvelle parmi nous, je crois devoir présenter à mes concitoyens une idée exacte du régime judiciaire auquel leurs plus chers intérêts seront désormais soumis, des obligations particulières que leur confiance m'a imposées, et de mes principes. Je veux leur faire connaître la nature de ma responsabilité et les bornes des services qu'ils peuvent attendre de mon zèle. Le signe le plus honteux de l'esclavage d'un peuple, c'est l'ignorance profonde où il est de ses propres affaires ; c'est aux mandataires qu'il a choisis de l'aider à les connaître. Leur premier devoir, à mon avis, est une communication franche avec lui ; elle est un besoin pour moi. S'il est vrai que nous ayons fait un pas vers le règne de la justice et des lois, il est temps que les fonctionnaires publics, sans en excepter celui qu'on appelle le premier de tous, se regardent non comme des puissances, mais comme les hommes d'affaires de la nation et comme les égaux de leurs concitoyens ; il faut qu'à leurs yeux, comme à ceux de la raison et de la nature, les charges publiques ne soient plus des honneurs, encore moins des propriétés, mais des devoirs[149].

Arrivant à l'examen de l'organisation du nouveau tribunal, il en expliquait minutieusement le mécanisme, puis traçait en quelques lignes le tableau de cette admirable institution du jury, qui, arrachant les justiciables criminels au jugement de magistrats toujours prévenus et implacables, les soumettait à celui de leurs concitoyens et de leurs pairs. Merveilleuse institution en effet, contre laquelle s'insurgent encore en vain quelques retardataires toujours enclins à trouver trop faibles les répressions pénales, et qui regrettent le bon temps où tant de vies humaines étaient à la merci du caprice d'un juge. Le jury, a dit avec raison un éminent magistrat de ce temps[150], est la garantie suprême de la justice pénale, et seul il peut supporter de nos jours le poids et la responsabilité des jugements criminels.

Quel rôle était réservé à l'accusateur public ? Sa mission était de poursuivre, au nom du peuple, la réparation des crimes qui troublaient la société ; mais elle ne commençait qu'après qu'un premier jury, comme nous l'avons dit plus haut, avait prononcé sur l'accusation. Adversaire du crime, chargé de défendre les intérêts sociaux, ce magistrat, impartial en toutes choses, devait être également le défenseur de la faiblesse et de l'innocence. Car, disait Robespierre, et ce langage ne saurait être trop médité, la sûreté publique, qui est la devise des magistrats dont je parle, est beaucoup plus compromise encore par l'assassinat judiciaire d'un innocent que par l'impunité d'un coupable. Il est temps enfin que cette maxime, consacrée dès longtemps dans les livres philosophiques, adoptée verbalement par ceux même qui n'étaient pas philosophes, soit pratiquée par les magistrats et réalisée dans les jugements. Quant à lui, il voulait en faire la première règle de sa conduite, et à ceux qui présentaient comme des fauteurs de désordre et d'anarchie les meilleurs amis de l'humanité, il prouverait, par son exemple, que les principes de la morale, la haine du crime et le zèle pour l'innocence avaient une source commune dans le pur sentiment de la justice. Des hommes aussi peu éclairés que les autres étaient injustes, ajoutait-il, ont cru me louer en disant que je serais l'implacable ennemi des aristocrates. Ils se sont trompés. Comme citoyen, le mot d'aristocrate dès longtemps ne signifie plus rien pour moi ; je ne connais plus que les bons et les mauvais citoyens ; comme magistrat du peuple, je ne connais ni aristocrates, ni patriotes, ni modérés ; je ne connais que des hommes, des citoyens accusés ; je me rappelle que je ne suis que le vengeur du crime et l'appui de l'innocence. Je ne daignerai pas faire de plus longs discours pour réfuter les calomniateurs impuissants qui ont hasardé contre moi ces absurdes inculpations ; je me contenterai d'attester tous ceux qui ont connu le vrai sentiment de la liberté et du patriotisme, de la vérité de la profession de foi que je vais faire : Le jour le plus heureux de ma vie serait celui où je trouverais le plus acharné de mes ennemis, l'homme même le plus opposé à la cause de l'humanité (le seul homme que je pourrais regarder comme mon ennemi), en butte à la prévention, prêt d'être immolé par elle pour un délit dont il serait innocent, et où, répandant sur sa cause la lumière de la vérité sévère et impartiale, je pourrais l'arracher à la mort ou à l'infamie. Ah ! si les amis de la liberté pouvaient être susceptibles d'une espèce de tentation, sans doute ce ne serait pas celle d'une lâche inimitié ; ce serait celle d'une excessive générosité : j'en atteste tous ceux qui ont chéri la probité et la justice, bases éternelles de la liberté ; j'en atteste le peuple français tout entier. Nobles paroles qui le peignent au vif, et que ne démentit jamais sa conduite.

Loin de se prévaloir de l'autorité accordée par la loi aux accusateurs publics, il rappelait qu'au sein de l'Assemblée constituante il avait demandé qu'elle fût restreinte le plus possible, prévoyant combien elle pourrait être redoutable à la liberté civile, si elle venait à tomber dans des mains indignes. Aussi, regardant les longues magistratures comme le fléau des peuples, il se faisait gloire d'avoir obtenu que les fonctions de l'accusateur public fussent bornées à un temps assez court, et ses appointements réduits à un taux moins élevé que le chiffre proposé par le comité de constitution, car à l'opulence de Crassus il préférait la pauvreté d'Aristide, comme d'un meilleur augure pour la prospérité publique.

Tous les crimes intéressant directement le sort de la liberté et le dénouement de la Révolution n'étaient point de la compétence de ce magistrat, la connaissance en appartenait à la haute cour nationale ; il en était de même des faits concernant la liberté de la presse, pour lesquels le procureur syndic du département, le commissaire du roi et le tribunal de district avaient été, lors de la révision, substitués à l'accusateur public et au tribunal criminel. Robespierre tenait à éclairer ses concitoyens à cet égard, afin qu'il n'y eût aucune espèce de malentendu. Malgré cela les fonctions d'accusateur public n'en étaient, à ses yeux ni moins importantes, ni moins utiles ; aucune place, dans un temps ordinaire et sous l'empire régulier des lois, n'eût mieux convenu à son caractère ; mais ce n'était pas sans regret qu'il voyait approcher l'heure d'exercer la magistrature dont il était revêtu, parce que, dans son opinion, le rang le plus convenable pour les membres de l'Assemblée constituante était celui de simple citoyen. Au moment où il avait provoqué le décret qui les excluait de la législature suivante, il avait été sur le point de les engager à renoncer à toutes charges publiques, même aux places électives, mais il avait été détourné de ce dessein par les conseils d'un homme auquel l'attachaient, dit-il, les nœuds de la plus tendre amitié, par Pétion, et il s'était applaudi de s'être abstenu. Ici revenait dans sa bouche le plus flatteur éloge de cet ami qui devait cependant le trahir : Je jure que le courage et les vertus de Pétion étaient nécessaires au salut de la France. Les dangers mêmes courus par la liberté lui indiquaient la voie à suivre ; il donnerait à ses fonctions les jours entiers, à la Révolution une partie de ses nuits ; mais si sa santé et ses forces ne lui permettaient pas de cumuler ses devoirs de magistrat et ceux de citoyen, il n'hésiterait pas à sacrifier sa place à ses principes, son intérêt particulier à l'intérêt général ; car il était, selon lui, un devoir supérieur à celui de poursuivre le crime ou de protéger l'innocence devant un tribunal particulier : c'était celui de défendre la cause de l'humanité, de la liberté, comme citoyen et comme homme, au tribunal de l'univers et de la postérité. Et il terminait en ces termes cette sorte de profession de foi magnifique : Dans de tels moments, le poste d'un ami de l'humanité est au lieu où il peut la défendre avec succès. Les devoirs de chaque homme sont écrits dans sa conscience, dans son caractère. Nul mortel ne peut échapper à sa destinée ; et si la mienne était de périr pour la liberté, loin de songer à la fuir, je m'empresserais de voler au-devant d'elle[151].

Nous avons dû analyser avec quelque développement ce discours si peu connu, dont aucun historien n'a cité d'extrait, et où sont tracés si nettement les devoirs du véritable magistrat criminel, c'est-à-dire du magistrat chargé de concilier les intérêts de la société avec le respect de la liberté civile et toutes les précautions indispensables pour que l'innocence ne vienne pas à être opprimée par trop de zèle. Ah ! pauvre grand calomnié, qu'on poursuit encore de tant d'injures banales dictées par l'hypocrisie et propagées par l'ignorance, il faudrait désespérer de la justice des hommes, si tant de preuves éclatantes de la douceur et de la modération de tes principes étaient impuissantes à redresser l'opinion et à réformer trop de jugements téméraires !

 

 

 



[1] Voyez le Défenseur de la Constitution, numéro 1, p. 3.

[2] Voyez le Moniteur du 6 octobre 1791, et surtout les Révolutions de Paris, numéro 117, p. 12.

[3] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéros 71 et 72. Cette adresse était de la rédaction de Pétion, comme Robespierre avait eu soin de le dire. Au moment de partir lui-même, son ami la lui avait envoyée pour en donner lecture aux Jacobins.

[4] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 72.

[5] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 76.

[6] On lit dans le numéro 293 de la Chronique de Paris (20 octobre 1792) : M. Robespierre est arrivé à Arras le 16 de ce mois. En passant par Bapaume, il avait reçu une couronne civique qui lui a été offerte par nos braves volontaires parisiens.

[7] Nous avons sous les yeux cette très-curieuse lettre à Duplay, en date du 17 octobre 1791.

[8] Lettre à Duplay, en date du 17 octobre 1791.

[9] Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 93. Il dit à cette occasion à sa sœur que le peuple n'avait pas fait beaucoup de progrès, qu'il était encore dans les langes de l'ignorance et du préjugé.

[10] Nous avons suivi, pour tous ces détails, les Mémoires de Charlotte Robespierre (p. 92 et suiv.) et surtout la lettre de Robespierre à Duplay, en date du 17 octobre 1791, lettre qui nous a été confiée avec les papiers de la famille Le Bas, et qui, d'ailleurs, concorde merveilleusement avec les Mémoires de Charlotte, et une autre lettre adressée d'Arras le 22 octobre, à l'Orateur du peuple, lettre dont voici le commencement : Le 14 de ce mois est arrivé à Arras, vers les huit heures du soir, le législateur incorruptible. Malgré toutes ses précautions pour cacher le moment de son retour, il ne put échapper cette fois à la reconnaissance publique. Un peuple immense l'attendait dans les faubourgs et à l'entrée de la ville. La voiture paraît, escortée d'une douzaine de volontaires parisiens à cheval. Les cris de : Vive la nation ! Robespierre et Pétion ! se sont fait entendre de toutes parts ; c'est à qui verra, touchera, embrassera le premier l'intrépide défenseur de la liberté. A peine l'orateur chargé de lui exprimer les sentiments de ses concitoyens peut-il saisir un instant de silence ; l'illustre ex-député se voit contraint, par ceux qui l'entourent, de descendre et de recevoir, au milieu des plus vifs applaudissements, deux couronnes civiques, l'une pour lui, l'autre pour son ami de Chartres.

Déjà toutes les rues par lesquelles il doit passer sont illuminées ; la foule augmente de plus en plus, et ce n'est qu'après une heure de combat que le modeste Robespierre obtint enfin de rentrer dans son logis et de se dérober à sa gloire.

Cette fête a donné lieu de remarquer combien la municipalité d'Arras est à la hauteur de la Révolution. Loin de venir elle-même flagorner Robespierre, elle n'a rien négligé d'abord pour pénétrer le peuple de sa dignité et lui persuader qu'il ne devait aucune reconnaissance à un individu ; mais voyant que ses discours philosophiques étaient inutiles, elle a pris le parti de dépêcher d'un côté des officiers de police pour éteindre les lampions, et de l'autre des patrouilles nombreuses pour prêcher, les armes à la main, une indifférence salutaire envers leur digne représentant.

(L'Orateur du peuple, t. VIII, numéro 41, p. 216.)

[11] Lettre à Duplay, en date du 17 octobre 1791.

[12] Lettre à Duplay, en date du 17 octobre 1791.

[13] Lettre à Duplay, en date du 17 octobre 1791.

[14] Voyez le t. I de cette histoire, liv. IV.

[15] Voyez le texte de cette sommation aux émigrants dans l'Histoire parlementaire de MM. Buchez et Roux, t. XII, p. 160.

[16] Rapport de Gohier à l'Assemblée législative dans la séance du 16 septembre 1792.

[17] Voyez le discours de Vergniaud, dans l'Histoire parlementaire de la Révolution (t. XII, p. 179 et suiv.).

[18] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 86.

[19] Voyez les numéros 553 et 559 de l'Ami du peuple.

[20] Voyez ce discours d'Isnard dans l'Histoire parlementaire de la Révolution (t. XII, p. 199 et suiv.).

[21] L'Ami du peuple ou le Publiciste parisien, numéro 589.

[22] Voyez cet important décret dans le Moniteur du 10 novembre 1791.

[23] Séances des 26 et 27 octobre 1791. Voyez les discours de Fauchet et de Torné dans l'Histoire parlementaire, par MM. Buchez et Roux (t. XII, p. 97 à 121).

[24] Moniteur du 7 novembre 1791.

[25] Voyez ce discours d'Isnard dans le Moniteur du 15 novembre 1791.

[26] Décret cité dans l'Histoire parlementaire de la Révolution, t. XII, p. 150 et suiv.

[27] Chronique de Paris, numéro 335 de l'année 1791.

[28] Chronique de Paris, numéro 313 de l'année 1791.

[29] Lettre à Duplay, en date du 17 octobre 1791.

[30] Voyez le Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 95.

[31] M. Michelet, on le voit, n'est que le plagiaire de cette appréciation, parfaitement ridicule aux yeux de tous les hommes qui ont étudié Robespierre consciencieusement et dans un esprit d'impartialité.

[32] Chronique de Paris, du 6 novembre 1791, numéro 310.

[33] Lettre à Duplay, en date du 17 novembre 1791.

[34] L'Ami du peuple ou le Publiciste parisien, numéro 603, du 19 novembre 1791.

[35] Comme le girondin Mercier, par exemple, un des plus cyniques calomniateurs qui aient tente de déshonorer les hommes les plus purs de la Révolution française. Voyez son Nouveau Paris.

[36] Lettre à Buissart, en date du 30 novembre 1791.

[37] Lettre à Buissart, en date du 30 novembre 1791.

[38] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 102.

[39] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 102.

[40] Lettre à Buissart, en date du 30 novembre 1791.

[41] M. Michelet a commis une grave erreur en racontant (t. III, p. 357) que Robespierre avait ramené sa sœur d'Arras, et était allé loger avec elle rue Saint-Florentin. Ce fut seulement au mois de septembre 1792 que Charlotte Robespierre quitta Arras, lorsque son jeune frère Augustin fut nommé député à la Convention nationale. Elle vint loger, non pas rue Saint-Florentin, mais rue Saint-Honoré, chez Duplay, qui lui céda, dans sa maison, l'appartement du devant, sur la rue. Ce fut plus tard qu'à la suite d'une brouille avec madame Duplay, elle alla demeurer rue Saint-Florentin, dans un petit appartement où, pour quelque temps seulement, elle parvint à entraîner son frère. Nous raconterons tout cela en détail.

[42] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 102.

[43] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 103.

[44] Journal des débats etc., numéro 105. Il n'est pas sans intérêt de noter en passant ce que sont devenus les adversaires plus ou moins acharnés de Robespierre qui ne sont pas tombés avec lui sur le champ de bataille de la Révolution, les modérés ou les exagérés qui l'accusaient d'être un tyran. Regnault (de Saint-Jean-d'Angély), pour n'en citer qu'un parmi ses contradicteurs habituels de l'Assemblée constituante, fut comblé de bienfaits et d'honneurs par Napoléon, dont il se montra le serviteur aveugle et dévoué. Comte de l'Empire, ce ne fut pas sa faute, paraît-il, si les Bourbons, en rentrant, ne tirent pas appel à son dévouement.

Chef de la police impériale, Réal, comblé de richesses, accepta également dd Napoléon le titre de comte.

[45] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 106.

[46] Journal des débats île la Société des Amis de la Constitution, numéro 107.

[47] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 108.

[48] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 109.

[49] Patriote français, numéro 854. Voici en quels termes s'exprimait Brissot : Cette adresse, rédigée par M. Robespierre, est un excellent préservatif contre le venin aristocratique qu'on veut, à l'aide de la pétition du directoire, distiller dans les départements. M. Robespierre en réfute avec éloquence les principes dangereux, en dévoile avec courage les intentions perfides, en expose avec énergie les conséquences funestes.

[50] Voyez ce morceau, l'un des plus fins qui soient sortis de la plume de Camille Desmoulins, dans le Moniteur du 12 décembre 1791.

[51] Hâtons-nous de dire que cette question a été admirablement traitée par M. Louis Blanc. (Voyez son Histoire de la Révolution, t. VI, p. 217.) Il est difficile que l'esprit le plus prévenu ne se rende pas à l'évidence des documents mis sous les yeux du lecteur. Nous renvoyons donc à cette histoire tous ceux qui veulent connaître la question dans son ensemble. Nous avons-dû, on le comprend, nous restreindre sur nombre de détails étrangers à notre sujet, mais en même temps nous étendre beaucoup plus sur ce qui concerne spécialement Robespierre.

[52] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 125, p. 416. Le Moniteur ne dit mot de cet incident en ce qui concerne personnellement Robespierre ; voir le numéro du 3 décembre 1791.

[53] Voyez le Patriote français, notamment le numéro 810, où se trouve une adresse de la Société des Amis de la Constitution de Lyon, à Robespierre et à Pétion, dans laquelle on lit : Vertueux citoyens, législateurs sublimes, par l'effet d'un double éloignement, nous n'avons pu assister à la fête civique qui vous fut donnée au moment où vous êtes rentrés dans la classe commune des citoyens ; il est donc bien naturel que nous cherchions à mettre un nouveau fleuron à la couronne dont vos têtes furent ornées par nos frères de Paris. Voyez aussi le numéro 854.

[54] Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, par M. Villemain, chap. I, p. 33.

[55] Révolutions de Paris, numéro 127, p. 467. Ce qui n'empêche pas M. Michelet d'écrire : La cour avait une peur effroyable de la guerre, nous le savons maintenant de la manière la plus certaine. Et comment l'éminent écrivain le sait-il d'une façon si certaine ? C'est ce dont il a complètement négligé de nous faire part. (Voyez son Histoire de la Révolution française, t. III, p. 365.)

[56] Voyez le Moniteur du 1er décembre 1791.

[57] Chronique de Paris, numéro 354 de l'année 1791. — Aucun historien, il nous coûte de le dire, n'a plus mal que M. Michelet traité cette importante question de la guerre. Dans les longues pages qu'il lui a consacrées, tout est embrouillé, défiguré comme à plaisir. Nulle distinction entre les époques. Il suppose d'abord, très-gratuitement, que Robespierre était revenu d'Arras aussi guerrier que personne, et pour cela il détache deux lignes d'un de ses discours, lesquelles, lues comme elles doivent l'être dans le texte tout entier, prouvent précisément le contraire de ce que M. Michelet prétend démontrer (Hist. de la Révolution, p. 358, t. III). Il suppose ensuite (car ici il ne procède guère que par suppositions, ce qui, par parenthèse, est une singulière façon d'écrire l'histoire), il suppose, dis-je, que Robespierre adopta le parti de la paix : 1° parce que les Girondins ses rivaux (ce qui n'est nullement exact pour le moment) s'étaient, en son absence, emparés de l'idée populaire de la guerre, et qu'il ne voulait pas se mettre à leur suite (p. 358). Est-il possible de rapetisser ainsi, sur une hypothèse puérile, des-hommes si grands, même dans leurs passions ? 2° Parce qu'il croyait les Girondins d'accord avec le parti feuillant et anglais (p. 359). On est confondu, en vérité, quand on lit de telles choses écrites par un historien d'un si rare mérite. M. Michelet anticipe de beaucoup trop loin sur les accusations réciproques et peu fondées que se renverront les Girondins et les Montagnards. On verra au contraire que, dans ces longs débats sur la guerre, Robespierre rendit toujours pleine justice au patriotisme de ceux qui professaient sur cette question une autre opinion que la sienne, et que, s'il y eut de l'animosité, de l'acrimonie dans la lutte, elles vinrent de ses adversaires, non de lui. Enfin M. Michelet suppose, en troisième lieu, — et ici il n'est guère possible de bâtir plus lestement des suppositions sur des données purement conjecturales, pour nous servir de l'expression même de notre illustre confrère, — que Robespierre fut l'organe des sociétés jacobines de province, lesquelles, composées, en grande partie, d'acquéreurs de biens nationaux (suppose toujours M. Michelet), ne voulaient nullement la guerre. Or, s'il était une supposition à l'abri de laquelle devait se trouver Robespierre, c'était bien celle-là, à coup sûr, et c'est vraiment tomber dans le ridicule que de présenter comme l'avocat d'un vil intérêt l'homme aux convictions indomptables, qui jusqu'à sa mort ne cessa de se montrer le défenseur des classes déshéritées contre les privilégiés, les puissants et les riches (voyez Hist. de la Rév., p. 358 et 360). Et puis il y a un autre malheur, c'est que l'assertion de M. Michelet touchant l'opposition des sociétés jacobines de province contre l'idée de la guerre est complètement fausse. S'il avait examiné avec quelque soin le Journal des débats et de la correspondance des Jacobins, il y aurait trouvé une multitude d'adhésions en faveur de la guerre, venues des sociétés jacobines des provinces, et il y aurait vu par exemple que, dans la séance du 25 mars 1792, Guadet reprochait précisément à l'opinion de Robespierre d'être une critique amère de toutes les sociétés patriotiques qui avaient été de l'avis de la guerre. On voit dans quels abîmes d'erreurs une aveugle prévention a entraîné un écrivain plein de cœur et de talent, et que nous ne combattons qu'à regret, poussé par un devoir de conscience.

En ce qui concerne Robespierre, M. Michelet dénature tellement les pensées, les opinions de ce grand citoyen, qu'on serait tenté de croire en vérité qu'il n'a pas lu un seul des discours prononcés par lui sur cette question de la guerre, de novembre 1791 à janvier 1792, et dont il se contente de citer par ci par là quelques bribes. Combien plus juste, plus équitable et plus vrai est M. de Lamartine, dans les pages éloquentes où il apprécie l'attitude de Robespierre en ces graves débats ! (Voyez l'Histoire des Girondins, p. 53 et suiv. du t. II de la 1re édition.)

[58] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 109.

[59] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 109. Nous devons faire observer à nos lecteurs que cette feuille, la seule qui à cette époque rendît compte, et très-grossièrement encore, des séances des Jacobins, tronque singulièrement les discours de Robespierre, dont on n'a conservé qu'une reproduction très-pâle et très-écourtée en conséquence, quand ils n'ont pas été imprimés à part, par ordre de la société.

[60] On trouve ce discours de Robespierre dans les numéros 110 et 111 du Journal des débats delà Société des Amis de la Constitution.

[61] Voyez les Mémoires du prince de Hardemberg, cités par MM. Buchez et Roux dans leur Histoire parlementaire de la Révolution, t. XII, p. 403 et suiv.

[62] Moniteur du 16 décembre 1791.

[63] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 111.

[64] Madame de Staël, Considérations sur la Révolution française (t. II de la 3, édition, p. 30).

[65] Voyez le Patriote français, numéro 857.

[66] Voyez le Journal des débuts de la Société des Amis de la Constitution, numéro 112, et le Patriote français, numéro 862.

[67] Journal des débuts de lu société des Amis de la Constitution, numéro 112.

[68] Voyez la Chronique de Paris, numéro 351 de l'année 1791.

[69] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 113.

[70] Chronique de Paris, numéro 354, ubi supra.

[71] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 113.

[72] La Chronique de Paris, qui mentionne à peine le discours de Robespierre pour dire qu'il n'a pas fait dans la société de nombreux prosélytes, ajoute, en vantant beaucoup le discours de Rœderer, que les applaudissements qu'il a reçus prouvent assez que les sentiments des Jacobins au sujet de la guerre ne sont pas équivoques (numéro 354 de l'année 1791). Le Patriote français n'est pas moins explicite, et se flatte, après avoir cité un long fragment du discours de Rœderer, que tous les esprits sont à la guerre. On comprend maintenant quel sera le dépit des journaux girondins quand, après plus de six semaines de luttes, la société des Jacobins se sera presque tout entière convertie à l'opinion de Robespierre.

[73] Ce qui n'empêche pas M. Michelet, dans son étrange et aveugle prévention, passionnée à l'excès, contre Robespierre, de le peindre, dès l'origine, crédule à force de haine et s'empressant de croire les Girondins d'accord avec le parti feuillant (t. III, p. 359). Nous voulons croire que M. Michelet, crédule lui-même à force de partialité, n'a pas même lu ce discours, dont il ne cite qu'une courte phrase (p. 305), empruntée elle-même au Journal des débats de la Société, lequel se contente de le mentionner en ces termes : M. Robespierre a donné de nouveaux développements aux motifs qu'il avait déjà exposés pour ne pas déclarer la guerre. Son discours, plein de cet amour de la patrie qui entraîne tous les cœurs, a été souvent interrompu par des applaudissements universels. Lorsqu'il parlait de la défiance qu'on devait avoir du ministère, il était facile de s'apercevoir qu'il en parlait en homme pénétré de cette maxime qui se trouve dans ses discours, que la défiance est au sentiment intime de la liberté ce que la jalousie est à l'amour. Ce sont ces derniers mots que cite M. Michelet (voyez le numéro 113).

[74] Discours de Maximilien Robespierre sur le parti que l'Assemblée nationale doit prendre relativement à la proposition de guerre annoncée par le pouvoir exécutif, prononcé à la société le 18 décembre 1791 (in-8° de 28 pages), de l'imprimerie du Patriote français, Il est suivi de cette note : La Société des Amis de la Constitution a arrêté l'impression de ce discours et l'envoi aux sociétés affiliées, dans sa séance du 18 décembre 1791.

Max. ISNARD, député à l'Assemblée nationale, président ; LA SOURCE, GRANGENEUVE, Ph.-Ch. GOUPILLEAU, députés à l'Assemblée nationale ; RÉAL, L. PERROCHEL, J. ROUSSEAU, secrétaires.

[75] La Chronique de Paris (journal de Condorcet) et le Patriote français (journal de Brissot) se gardèrent bien de rendre compte de l'effet produit par le discours de Robespierre. Le premier se contente de déclarer qu'il avait fait peu de prosélytes ; le second n'en dit pas un mot.

[76] Révolutions de Paris, numéro 128, p. 513 à 532.

[77] Il est assez curieux de voir Doppet, dans ses Mémoires, chercher à établir que son opinion ne fut en rien influencée par celle de Robespierre. Cela n'avait pas besoin de démonstration ; mais on l'avait accusé d'être Robespierriste, et il écrivait après Thermidor ! (Voyez ses Mémoires, collection Barrière et Berville, p. 36.)

[78] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 118.

[79] M. de Lamartine, Histoire des Girondins, t. II, p. 57 de la 1re édition.

[80] Le discours de Brissot a été imprimé in extenso. On en trouve de longs extraits dans les numéros 874 et 885 du Patriote français.

[81] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 120.

[82] A lire M. Michelet, qui travestit tout à fait les paroles de Robespierre (t. III, p. 367), ou croirait que le sévère tribun accusait Brissot et la Gironde de s'entendre avec la cour, les Feuillants, Narbonne et La Fayette. Cela est tout à fait inexact. Il reproche à Brissot de croire au patriotisme apparent de la cour et des ministres, ce qui est bien différent.

[83] Le Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, qui reproduit souvent les discours les plus insignifiants, ne donne aucun des grands discours de Robespierre sur la guerre. A ce dernier discours, il se contente de consacrer ces lignes : Robespierre monte à la tribune pour réfuter l'opinion que Brissot avait énoncée sur la guerre. Son discours, interrompu par les plus vifs applaudissements, est renvoyé à l'impression. (Numéro 122.)

[84] Révolutions de Paris (numéro 130, p. 17 à 39). Ce discours a été réimprimé depuis dans les Œuvres de Robespierre, publiées par Laponneraye (t. I, p. 225 et suiv.), et dans l'Histoire parlementaire de la Révolution (t. XIII, p. 122 et suiv.).

[85] Lettre en date du 11 janvier 1792. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, etc. (t. I, p. 175).

[86] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, numéro 121. A partir de ce numéro, ce journal prend le titre de Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution.

[87] Moniteur du 2 janvier 1792.

[88] Voyez les explications données par Carra lui-même dans les Annales patriotiques du 9 janvier 1792.

[89] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 124.

[90] Chronique de Paris, numéro 24 de l'année 1792.

[91] Voyez a ce sujet la réclamation de Pétion, insérée dans les journaux du temps, et citée par MM. Buchez et Roux (Histoire parlementaire, t. XIII, p. 100).

[92] Voyez le numéro 117 du Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution.

[93] Observations sur la nécessité de la réunion des hommes de bonne foi contre les intrigants, proposées à tous les Français, par JÉRÔME PÉTION, maire de Paris, et MAXIMILIEN ROBESPIERRE, accusateur public du département de Paris (in-8° de 16 pages). Cette pièce, extrêmement rare aujourd'hui, est du mois de décembre 1791. Elle ne parut que dans les premières semaines de l'année 1792. Sillery, enthousiasmé, demanda à en donner lecture aux Jacobins, dans la séance du 14 mars ; mais on objecta que cette pièce était imprimée, et la société, sur cette observation, passa à l'ordre du jour. (Voyez le Journal des débats de la Société, numéro 160.)

[94] Voyez le Patriote français, numéro 884.

[95] Voyez le rapport de Narbonne dans le Moniteur, numéros des 14 et 16 janvier 1792. On le trouvera aussi, in extenso, dans l'Histoire parlementaire de la Révolution (t. XIII, p. 17 à 38).

[96] Voyez à cet égard les curieuses révélations du royaliste Mallet du Pan (Mémoires et Correspondances, t. I).

[97] Nombre de journaux populaires citèrent ce discours en tout ou en partie. Les Révolutions de Paris le donnèrent en entier (numéro 131, p. 67 à 83). On le trouve reproduit dans l'Histoire parlementaire, par MM. Buchez et Roux (t. XIII, p. 146 à 164). Les deux discours du 2 et du 11 janvier, imprimés ensemble par ordre de la société, forment une brochure in-8°, de 76 pages. Le premier, celui du 2 janvier, va de la page 1 à 44 ; le second, celui du 11, va de la page 44 à 76. A la suite viennent les arrêtés pris par la société, et signés par Antonelle, président, Albite, Broussonnet, députés, J. Boisguyon, H. Bancal, Roussel, Al. Méchin, secrétaires. Ces arrêtés se trouvent également dans le numéro 132 des Révolutions de Paris, au supplément.

De cet admirable discours qui remua si fort le cœur de nos pères, M. Michelet ne cite pas une ligne, mais il en dénature tout à fait la fin. Avec ce génie inventif qu'on lui connaît en matière d'histoire, il nous montre Robespierre recommandant sa mémoire à la jeune génération, ce qui est de tout point inexact. Robespierre engageait la génération qui grandissait à graver dans sa mémoire les noms des martyrs de la liberté, ce qui est bien différent. Si d'ailleurs il était tout disposé à sacrifier sa vie pour le triomphe de la Révolution, il ne se doutait pas à coup sûr qu'à moins de trois ans de là il grossirait le nombre de ces martyrs. Comment ne pas déplorer amèrement la légèreté avec laquelle écrit un homme d'un tel talent ! mais il ne faut lui demander ni justice ni impartialité. Et pourtant il s'est imaginé que lui seul avait fait une histoire vraiment républicaine ! De ce que la guerre offensive n'éclata pas aussi vite qu'il l'aurait voulu, il conclut que cela nous valut les journées de septembre (t. III, p. 373). Nous croyons, nous, qu'avec la paix ces affreuses journées eussent été impossibles, et que dans tous les cas il eût beaucoup mieux valu ne pas mettre un semblant de droit du côté de l'Europe, en lui jetant un défi.

[98] Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc., numéro 127. On trouve dans ce numéro un long extrait du discours de Robespierre.

[99] Annales patriotiques, du 13 janvier 1792.

[100] L'Orateur du peuple, numéro 18 du t. X. Ce journal était alors rédigé par Labenette, qui avait pris la place de Fréron, après la fuite de ce dernier lors des événements du Champ-de-Mars.

[101] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 128.

[102] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 128.

[103] Ainsi, dans son incroyable aveuglement, M. Michelet répète à satiété, contre toute vérité, que Robespierre accusait la Gironde de ne hasarder la guerre que pour compromettre la France, en s'arrangeant avec les rois (Histoire de la Révolution, t. III, p. 375).

[104] Voyez le Moniteur du 15 janvier 1792.

[105] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de lu Constitution, numéro 130.

[106] Voyez la Chronique de Paris, numéro 38 de l'année 1792.

[107] Journal des débats et de la correspondance, etc. Par une singulière, inadvertance, M. de Lamartine confond cette séance avec celle du surlendemain, où, à la demande de Dusaulx, Robespierre et Brissot se jetèrent dans les bras l'un de l'autre (Histoire des Girondins, t. II, p. 67 de la 1re édition).

[108] Ce discours, dont on trouve un extrait dans le numéro 130 du Journal des débats et de la correspondance, etc., fut imprimé par ordre de la Société (in-8° de 12 pages).

[109] La plupart des journaux populaires de l'époque rendirent compte de cette scène. Voyez le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 131.

[110] Nous empruntons ces paroles à une lettre même de Robespierre. Cette allocution a été reproduite, avec quelques variantes, dans le numéro 131 du Journal des débats et de la correspondance, etc., et dans le numéro 132 des Révolutions de Paris ; mais le sens est absolument le même.

[111] Voici comment s'exprime le Patriote français : M. Robespierre a protesté de son attachement pour M. Brissot, a invité l'Assemblée à s'occuper encore de l'importante question de la guerre, afin d'examiner les mesures nécessaires pour la faire avec avantage, et a fait espérer que M. Brissot et lui se concilieraient sur ce point. Numéro 894.

[112] Révolutions de Paris, numéro 132, au supplément.

[113] Courrier des 83 départements, numéro du 23 janvier 1792. Voici comment, de son côté, s'était exprimée cette feuille : Dans la séance d'avant-hier soir, MM. Brissot et Roberspierre, oubliant leurs petites querelles, se sont embrassés aux applaudissements unanimes de toute la société. Après s'être donné mutuellement des témoignages d'estime et d'attachement, M. Roberspierre a fait espérer qu'il se concilierait aisément avec M. Brissot sur la question de la guerre...

[114] Voyez dans le numéro 906 du Patriote français un extrait du discours de Brissot.

[115] Moniteur du 21 janvier 1792.

[116] Moniteur du 26 janvier 1792.

[117] Et c'est en quoi M. Michelet, qui présente la cour comme ayant une peur effroyable de la guerre, a commis une erreur au moins étrange lorsque, animé de la passion belliqueuse des Girondins, il semble reprocher à Robespierre le délai apporté à la déclaration de guerre (t. III, p. 373). Est-ce que, sous peine de sortir des limites de la constitution, l'Assemblée pouvait priver le roi de son droit d'initiative et lui imposer le choix du moment ? Mais tel a été l'aveuglement de M. Michelet, que ces considérations élémentaires lui ont tout à fait échappé.

[118] Ce discours, extrêmement rare aujourd'hui, et qui ne figure ni dans les Œuvres de Robespierre publiées par Laponneraye, ni dans l'Histoire parlementaire de la Révolution, par MM. Buchez et Roux, a été publié sous ce titre : Troisième discours de Maximilien Robespierre sur la guerre, prononcé à la société des Amis de la Constitution, le 25 janvier 1792 (le titre porte 26 janvier, mais c'est une faute d'impression) In-8° de 35 pages, de l'imprimerie de P.-J. Duplain, cour du Commerce. C'était en réalité le septième, mais trois des discours de Robespierre sur cette question n'ont pas été imprimes a part. Le numéro 133 du Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution donne une courte analyse de ce discours.

[119] Voyez le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 135.

[120] Voyez cette affiche dans l'Histoire parlementaire de la Révolution, par MM. Buchez et Roux (t. XIII, p. 183). Il est bon de faire remarquer que ce placard-consultation de Camille, qui échauffa si fort la bile de Brissot, au point qu'il alla jusqu'à accuser Camille Desmoulins d'avoir outragé les mœurs, était aussi signé de Regnault (de Saint-Jean-d'Angély), de Martineau, de Bruge, de Bonnet et de Henrion de Pansey, depuis premier président de la Cour de cassation.

[121] Patriote français, numéro 904.

[122] Voyez la Chronique de Paris, du 9 février 1792, numéro 40. Voyez aussi, dans le numéro du 18 février, un article signé A.-C. Millin, sur la brochure publiée par Camille pour sa défense. Voyez encore le numéro du 23 février, où les Jacobins sont priés d'expulser Camille Desmoulins, qu'on dit maintenant lié avec Suleau.

[123] A l'appui de ce fait, le Journal de Paris, dont André Chénier et Roucher étaient rédacteurs, publia un article signé F. D. P., dans lequel l'auteur examinait un discours de Brissot sur les moyens de prévenir les crimes, couronné en 1780 par l'Académie de Châlons, et où l'ardent Girondin se montrait l'apologiste enthousiaste de la police. Dans ce discours on lisait : La police est une institution admirable, dont on a pu quelquefois déplorer les abus ; mais aujourd'hui, entre les mains d'un ministre ami de l'humanité, elle est une arme dirigée contre le coupable dont le crime l'attire. Ce ministre ami de l'humanité était Le Noir. Le rédacteur offre ce passage à ceux qui ont avancé que M. Brissot avait appartenu à la police. Et quels sont les plus grands de tous les crimes, aux yeux du futur républicain ? Ce sont ceux qui tendent directement à la subversion de la forme du gouvernement reçu en France ou qui attaquent la personne sacrée du roi. On doit épuiser tous les supplices pour les punir. C'est pour eux seuls peut-être, pour les régicides surtout, qu'il est permis d'être implacable ; c'est pour eux seuls que la cruauté est autorisée... Voyez le Journal de Paris du 13 mars 1792, au supplément.

[124] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 18, du 8 au 14 novembre 1789.

[125] Révolutions de Paris, numéro 37. Voyez l'article intitulé Permanence des districts.

[126] Jean-Pierre Brissot démasqué, par Camille Desmoulins, in-8° de 56 pages. Deux mois plus tard, en appel, les clients de Camille étaient décharges de toute condamnation. M. Michelet, sur la foi de Brissot, a donc écrit un peu légèrement : Desmoulins avait eu le tort de défendre comme avocat je ne sais quel intrigant. (T. III, p. 378.)

Rœderer a été l'un des plus cyniques calomniateurs de Robespierre, et, disons-le, un des plus odieux, car il ne signait même pas ses pamphlets. Déserteur des principes de la Révolution, qu'avec Robespierre il avait défendus sous la Constituante, Rœderer devint un des serviteurs les plus aveuglément dévoués du despotisme impérial. Titulaire de la sénatorerie de Caen, grand officier de la Légion d'honneur, grand dignitaire de l'ordre des Deux-Siciles, grand'croix de la Réunion et comte de l'Empire, il mourut pair de France en 1835. Le comte sénateur se souvint-il quelquefois de ces lignes qu'il écrivait en la glorieuse année 1792, quand, procureur-syndic du département de Paris, il semblait encore attaché à la Révolution : Sachez-le donc, hommes peu éclaires qui en êtes encore à demander quel mal faisaient ces titres de duc, de marquis, de comte, dès que ceux qui en étaient revêtus consentent à payer comme les autres citoyens ; sachez bien que partout où il y a des ducs, des comtes et des marquis, la nation est inévitablement partagée en deux classes : celle des citoyens qui payent, et celle des privilégiés qui payent peu et qui payent mal. (Chronique de Paris du 19 février 1792.)

[127] Nul doute, suivant M. Michelet, que le plan du factum de Desmoulins contre Brissot n'ait été fourni par Robespierre (Histoire de la Révolution, t. III, p. 379). Nul doute ! Et pourquoi ? ? ? Encore une supposition. Quelle étrange manière d'écrire l'histoire ! Et pourquoi ? disions-nous. Parce que, dans le premier numéro d'un journal publié par Robespierre, se retrouve un reproche précédemment articulé par Camille Desmoulins. Il eût été bien plus logique de renverser la proposition et de dire que Robespierre s'inspira de Camille en reprenant après lui un grief qu'il jugea sans doute fondé. Ce grief, on le sait, était d'avoir intempestivement prononcé le mot de république et fourni un prétexte aux fureurs de la réaction. Si l'on s'en rapportait à M. Michelet, Robespierre et Desmoulins auraient accusé Brissot d'avoir proposé la République pour préparer le massacre du Champ-de-Mars (p. 379). Oui, sans doute, cette imputation serait invraisemblable, absurde, mais elle n'a existé que dans l'imagination de M. Michelet, Or aujourd'hui, en histoire/ il n'est pas permis de procéder par insinuations. Robespierre et Desmoulins n'ont eu ni le langage ni la pensée que leur prête gratuitement un historien trop prévenu. Camille demandait à Brissot s'il était d'une bonne politique d'avoir agi comme il l'avait fait, — on l'a vu dans notre texte, — et Robespierre lui reprochait d'une façon un peu moins rude d'avoir fourni un prétexte aux fureurs de la réaction, sans prétendre que ses intentions fassent aussi coupables que les événements avaient été désastreux (voyez le Défenseur de la Constitution, numéro 1, p. 10, 11 et 12). Il y a loin de là à la narration de M. Michelet. Mais ce que l'éminent historien ne dit pas, et pourtant ce que la plus simple justice lui commandait de dire, c'est qu'au moment où Robespierre publia son journal, précisément pour se défendre contre les calomnies sanglantes dont il commençait d'être la victime de la part des Girondins, il venait d'être odieusement diffamé par Brissot ; c'est que ce dernier, dans le Patriote français du 18 avril (numéro 992), ne craignait pas d'insinuer que Robespierre POUVAIT BIEN ÊTRE MIS EN ŒUVRE PAR LA LISTE CIVILE. Nous le demandons à tout homme de cœur, était-il possible de jeter plus insolemment l'outrage à un nom respecté, et de diffamer avec plus de noirceur l'homme le plus désintéressé qui ait existé ? Nous reviendrons sur ce sujet. En général nous ne nous occupons guère des diatribes sans nom et sans nombre publiées contre Robespierre, après sa mort, et qui paraissent avoir servi de documents historiques à trop d'historiens ; mais le lecteur comprend que c'est un devoir pour nous, devoir pénible, mais auquel notre conscience nous défend de nous soustraire, de réfuter avec un soin tout particulier les erreurs multipliées de M. Michelet à l'égard de Robespierre ; d'abord parce que, l'Histoire de la Révolution par M. Michelet ayant la prétention d'être la seule républicaine, il était indispensable de défendre contre elle l'homme dont la doctrine politique constitue, dès l'Assemblée nationale, le plus pur républicanisme qu'on puisse imaginer ; ensuite parce que le nom de M. Michelet possède une notoriété telle qu'il était urgent de prouver, de la façon la plus précise, la fausseté d'assertions qui, grâce à un nom justement estimé, ont été trop souvent admises comme vraies.

Nous devons dire qu'avant nous la plupart des erreurs de M. Michelet ont été très-nettement réfutées par M. Louis Blanc dans son Histoire de la Révolution française.

[128] Le rapport de Courtois dit : Un nombre presque infini (p. 103).

[129] Voyez cette lettre dans le t. III des Papiers inédits, etc., publiés par MM. Barrière et Berville, p. 96. Philibert Simond, envoyé à la Convention par le département du Bas-Rhin, périt en germinal an II, victime du décret terrible qui frappait de mort tout accusé convaincu d'avoir donné asile à un émigré.

[130] Cette lettre figure à la suite du rapport de Courtois (p. 111). L'original est aux Archives de l'Empire (F 7. 4,435). La rue Béthisy, où demeurait Deschamps à cette époque de la Révolution, a été absorbée il y a une dizaine d'années par le parcours de la rue de Rivoli.

[131] Cette lettre, en date du 12 janvier 1792, se trouve dans le t. II des Papiers inédits, etc. (p. 163). Elle porte en suscription : A monsieur Robespierre, ancien député de l'Assemblée constituante, maison de M. Duplay, menuisier, rue Saint-Honoré, vis-à-vis celle Saint-Florentin, à Paris.

[132] Discours sur les moyens de sauver l'État et la liberté (p. 9).

[133] Voyez le Moniteur du 16 février 1792.

[134] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 134.

[135] Moniteur du 27 mars 1792.

[136] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 139.

[137] D'abord rue d'Artois, la rue Cérutti est aujourd'hui, depuis 1830, la rue Laffitte.

[138] Cette lettre de Pétion à Buzot se trouve notamment dans le Patriote français, numéro 914, et dans les Révolutions de Paris, numéro 135.

[139] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 140.

[140] Voyez le Moniteur du 6 février 1792.

[141] Dans son discours du 18 décembre, aux Jacobins, Robespierre s'était encore écrie : Il faut avant tout, partout, sans relâche, faire fabriquer des armes ; il faut armer le peuple, ne fût-ce que de piques. Ce qui n'empêche pas M. Michelet d'attribuer aux seuls Girondins l'armement des classes pauvres (Hist. de la Révolution, t. III, p. 384) et d'écrire, ce qui est plus fort : Les piques données à tout le peuple, l'égalité dans l'armement. furent repoussées de Robespierre (p. 412). Est-ce ignorance ? est-ce prévention ? L'un et l'autre sans doute. Invoquez donc l'autorité de M. Michelet comme historien !

[142] M. Michelet. Voyez le t. Ier de son Histoire de la Révolution. Mais ce qui semblait à cet historien, si magnifique, si utile en 1790, devient en 1792 une recette vague et faible (t. III, p. 374). Il est vrai que cette fois c'est Robespierre qui la propose.

[143] Voyez notamment le Courrier des 83 départements, numéro du 21 janvier 1792.

[144] Voyez ses Considérations sur la Révolution française (3e partie, chap. XIX). Madame de Staël, qui, une fois, en 1789, dans les salons de son père, avait causé avec, Robespierre, veut bien toutefois lui reconnaître un caractère de calme et d'austérité.

[145] Voyez le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 142.

[146] Journal des débats etc., n° 142.

[147] Journal des débats etc., n° 142. Discours de Maximilien Robespierre sur les moyens de sauver l'État et la liberté, in-8° de 45 pages, avec cette mention à la suite : La Société a délibéré l'impression de ce discours dans sa séance du 10 février 1792. Guadet, député à l'Assemblée nationale, président ; Broussonnet, Boisguyon, Loustalot, Louvet, F. Polverel fils, secrétaires (de l'imp. du Patriote français). Le numéro 142 du Journal des débats, etc. en donne une analyse assez étendue. Il ne se trouve ni dans les Œuvres de Robespierre, publiées par Laponneraye, ni dans l'Histoire parlementaire de la Révolution.

[148] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 143.

[149] Le rôle de Robespierre dans la Révolution française a été trop considérable pour que tout historien ne soit pas tenu de fournir sur son compte des renseignements au moins exacts. Or on lit dans l'Histoire de la Révolution, par M. Thiers ; Élu accusateur public, il refusa ces nouvelles fonctions. Etonnez-vous donc après cela que, dans des considérations assez naïves sur la question de la guerre, M. Thiers ayant à parler de l'homme qui, six semaines durant, avait lutté contre tout un peuple, écrive le TIMIDE Robespierre ! Nous avons déjà dit pourquoi l'œuvre de M. Thiers est absolument dénuée de valeur historique. Il est bien entendu que nous ne confondons pas M. Thiers historien du Consulat et de l'Empire, avec M. Thiers historien de la Révolution française.

[150] M. Faustin Hélie.

[151] Ce discours, extrêmement rare, ne se trouve ni dans les Œuvres de Robespierre, publiées par Laponneraye, ni dans l'Histoire parlementaire de la Révolution. Il a été résumé en quelques lignes par le Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 144. La société des Amis de la Constitution en ordonna l'impression, et il a paru sous ce titre : Discours prononcé par Maximilien Robespierre, à la Société des Amis de la Constitution, le jour de l'installation du tribunal criminel dans le département de Paris (in-8° de 10 pages, de l'imp. du Patriote français), suivi de cette mention : La société a arrêté l'impression de ce discours dans sa séance du 15 février 1792.

BAZIRE, député à l'Assemblée nationale, président ; LANTHENAS, vice-président ; BROUSSONNET, BANCAL, BOISGUYON, LOUSTALLOT, LOUVET, F. POLVEREL fils, secrétaires.

Il y a dans le texte 5 février au lieu de 15, mais c'est une erreur typographique.