HISTOIRE DE ROBESPIERRE

TOME PREMIER — LA CONSTITUANTE

 

LIVRE QUATRIÈME. — AOÛT 1790 - AVRIL 1791.

 

 

Les vainqueurs de la Bastille. — Robespierre et la presse en 1790. — Il défend Camille Desmoulins. — Une lettre de Saint-Just. — Les bureaux de paix et les tribunaux de famille. — Du droit d'accuser. — Bonne Savardin et l'abbé de Barmond. — Robespierre réclame l'égalité des peines pour les marins et leurs officiers. — L'adresse des députés béarnais. — Discours sur les postes et messageries. — Les tribunaux et les ecclésiastiques. — Le pacte de famille. — Affaire de Nancy ; les Suisses de Châteauvieux. — Éloges de l'Ami du roi. — Le costume ecclésiastique. — La municipalité de Soissons. — Arrêté séditieux du parlement de Toulouse. — Robespierre est nommé président du tribunal de Versailles. — Les domaines du roi. — Le prolétariat et l'impôt. — Discussion sur l'organisation de la haute cour nationale. — Robespierre réclame la suppression du Châtelet. — Le tribunal de cassation. — De la culture du tabac. — La France et le comtat Venaissin. — Correspondance entre Robespierre et les officiers municipaux d'Avignon. — Robespierre et Mirabeau aux Jacobins. — Les brevets de retenue. — Le serment des prêtres. — Affaire d'Hesdin. — Discussion sur les offices ministériels. — La maréchaussée et les magistrats de police. — Le mariage de Camille Desmoulins. — Organisation du jury. — Robespierre réclame l'admission des preuves écrites. — Il demande une indemnité pour les accusés reconnus non coupables. — De l'unanimité en matière de condamnation. — Motion de l'abbé Maury sur le plus ample informé. — Plan d'ensemble présenté par Robespierre sur l'organisation du jury. — L'abbé Maury et les jurés. - Réponse à Moreau de Saint-Méry. — La liberté des théâtres. — Mesures pour la défense du pays. — Publication du discours sur la garde nationale. — De la soumission à la loi. — Encore le secret des lettres. — Les tantes du roi. — Discussion sur les émigrations. — Une séance des Jacobins. — La tontine Lafarge. — Lutte contre le Comité diplomatique. — Le trésor public et ses administrateurs. — Le curé d'Issy-l'Évêque. — Les troubles de Douai. — Les commissaires du roi au criminel. — Mort de Mirabeau.

 

I

Ecrire la vie de Robespierre, c'est en même temps raconter l'histoire parlementaire de la Révolution française ; en effet, il n'est guère de discussions un peu graves auxquelles ce grand citoyen n'ait pris part. C'est aussi mettre en lumière une foule de faits passés jusqu'ici sous silence par tous les historiens, et dont l'importance, au point de vue monographique, ne saurait être méconnue ; car ils expliquent admirablement l'homme, ils nous le montrent conséquent avec lui-même depuis le commencement jusqu'à la fin, et, sous la République comme sous la monarchie, toujours fidèle aux principes du premier jour. Autour de lui les événements rouleront comme des vagues tumultueuses, se modifiant au gré des passions, des caprices et des intrigues ; les hommes changeront également, et, de ses premiers compagnons d'armes, beaucoup déserteront en route l'âpre voie de la Révolution, les uns par égoïsme, lassitude ou lâcheté, les autres par corruption ; lui seul, impassible, tendre et farouche à la fois, gardien vigilant des droits de l'humanité, luttera jusqu'au bout, l'œil fixé sur l'avenir, et succombera sans varier, athlète désespéré de la justice et du droit.

Nous venons de le voir combattant avec énergie une motion de Mirabeau dirigée contre un prince de la maison de Bourbon, et nous avons donné un échantillon de la violence avec laquelle l'avaient attaqué à ce sujet certains écrivains toujours prêts à traiter d'apostats les meilleurs serviteurs de la cause populaire, quand ils ne la servent pas selon leurs rancunes et leurs vues étroites. A des libelles anonymes, à des déclamations injustes et passionnées, Robespierre se contenta de répondre par des actes. Aussi bien l'occasion ne tarda pas à se présenter pour lui de donner un démenti à ses détracteurs, et de mériter une fois de plus la reconnaissance des véritables amis de la Révolution.

Il était alors beaucoup question de guerre ; les débats soulevés dans l'Assemblée par le passage des troupes autrichiennes sur le territoire français avaient alarmé les esprits ; une foule de patriotes, redoutant déjà l'invasion, se tenaient prêts à marcher contre l'ennemi. Les vainqueurs de la Bastille n'avaient pas été des derniers à proposer-leurs services ; mais, avant de courir aux frontières, ils avaient voulu rendre les derniers honneurs à leurs frères d'armes tués le 14 Juillet de l'année précédente à l'attaque de la vieille forteresse ; et, en faisant part de ce projet à l'Assemblée nationale, ils l'avaient invitée à envoyer une députation à la solennité où devaient figurer tous les bons citoyens et les journalistes dont la plume était vouée à la défense de la Révolution.

Robespierre appuya vivement leur demande. Vous avez décrété, dit-il à ses collègues le dimanche soir, 1er août, qu'il serait envoyé une députation au roi afin de lui donner une marque d'attachement de l'As semblée. Je propose qu'en même temps une députation soit nommée pour assister à la cérémonie funèbre qu'on prépare pour les citoyens morts en défendant la liberté. Un membre de la droite ayant réclamé la question préalable : Quel est celui qui ose proposer la question préalable ? s'écria un député nommé Vercherès ; je demande qu'il la motive. M. de Crillon s'opposait à la prise en considération de la motion de Robespierre, en se fondant sur ce que des difficultés étaient survenues, au sujet de cette cérémonie, entre la garde nationale et les volontaires de la Bastille. Mais qu'importe à l'Assemblée de savoir si des personnes quelles qu'elles soient ne sont pas d'accord sur les honneurs à rendre aux victimes du 14 juillet ? disait Maximilien. Ce qui importe aux représentants de la nation, c'est de savoir si l'Assemblée peut refuser de concourir à cet hommage, si même elle n'aurait pas dû le décerner elle-même. Après une discussion de peu durée, l'Assemblée se décida pour ce dernier parti, décréta elle-même un service solennel en l'honneur des citoyens morts à la prise de la Bastille, et chargea la municipalité de Paris de tous les détails de cette cérémonie[1].

 

II

Trois jours après, Robespierre prenait au sein de l'Assemblée nationale la défense d'un des plus charmants, d'un des plus incisifs, et aussi d'un des plus étourdis écrivains de la démocratie, rendant ainsi hommage à la liberté de cette presse dont une partie cependant dirigeait incessamment contre lui les plus odieuses, les plus inconvenantes attaques. Mais à la différence des libéraux du côté droit, qui poussaient des cris féroces contre les exagérations des écrivains populaires, et trouvaient toutes naturelles les violences indignes auxquelles se livraient les journalistes de la cour et de l'aristocratie, Robespierre s'inquiétait assez peu de ces intempérances de langage ; elles étaient, à ses yeux, comme l'écume nécessaire que produisent les meilleures choses en ébullition, et du volcan révolutionnaire, à côté du feu pur et sacré, il ne pouvait manquer de jaillir des laves plus ou moins impures.

Qui plus que lui pourtant aurait été en droit de se plaindre ? Nous avons donné un court aperçu des aménités de style qu'employaient à son égard les auteurs des Actes des Apôtres, de l'Ami du Roi, dont un des rédacteurs, Montjoie, de la même plume cynique, menteuse, trempée dans le fiel et dans la boue, écrira plus tard l'ignoble livre intitulé Histoire de la conjuration de Robespierre, qui, par ses éditions multipliées et tirées à d'innombrables exemplaires, a tant contribué à égarer l'opinion. Il faut lire ces feuilles dévotes et royalistes pour avoir une juste idée des excès de plume commis par les écrivains bien pensants. Après cela sembleront moins étranges les terribles élucubrations de Marat, duquel on a dit, non sans quelque raison, qu'il était le Royou de la démocratie.

A côté de ces productions périodiques dont nous citons seulement les plus importantes, paraissaient de temps à autre d'injurieux libelles anonymes, reflet des mêmes passions, des mêmes haines, et qu'on croirait écrits par les mêmes plumes. Parmi ceux que vit éclore l'année 1790, il en est deux auxquels notre devoir d'historien est d'accorder au moins une mention. Dans l'un, on reproche amèrement à Robespierre ses tendances républicaines ; et, de ce que les prénoms de Damiens étaient, d'après l'auteur du pamphlet, Robert-Pierre, on en induit que Robespierre doit être au moins son neveu ou petit-neveu[2]. C'était une facétie renouvelée des Actes des Apôtres, et dont la paternité pourrait bien être la même. L'autre est d'un ton beaucoup plus acerbe ; la calomnie y emprunte un langage d'une grossièreté sans égale : Il n'est pas uniquement dirigé contre Robespierre, c'est un pamphlet collectif, sous forme de dialogue, entre Jacques Clément, Damiens, Ravaillac, un Jacobiste, Robespierre et Barnave. Seulement le petit-neveu Robespierre est l'introducteur des trois régicides au club des Jacobins, et leur présente tour à tour les membres les plus illustres du côté gauche de l'Assemblée nationale. Veut-on avoir une idée des gentillesses qu'on y rencontre ? Barnave est recommandable par cent assassinats et autant d'incendies qu'il a fait commettre et ordonnés. le duc d'Orléans est un scélérat crapuleux, sans âme et sans courage, les Lameth, désespoir des plus grands fripons, feront l'étonnement des plus grands criminels... Le Chapelier, Camus, Tronchet, Target, Pétion, Reubell sont d'insignes brigands, assassins et incendiaires... Rœderer, un des plus vils scélérats qui existent, a l'âme d'un Desrues sans en avoir le courage. Telles sont les invectives dirigées contre tant de grands citoyens dont s'honorera éternellement notre pays ; j'en passe, et des meilleures. En revanche, les preux, les nobles, les vertueux, les courageux, sont naturellement les Cazalès, les Maury, les Montlosier, les d'Éprémesnil[3], tous ceux enfin qui, défenseurs intéressés de tous les abus de l'ancien régime, tentaient d'impuissants efforts pour arrêter dans sa marche la Révolution, et s'évertuaient à crier au flot irrité : Tu n'iras pas plus loin.

A toutes ces déclamations furibondes, à ces misérables inventions de la haine, Robespierre opposait le plus souverain mépris ; il trouvait d'ailleurs des compensations suffisantes dans l'estime publique et dans les éloges que ne cessaient de lui prodiguer les journalistes du parti populaire. Brissot lui-même, dans son Patriote françois, Gorsas dans son Courrier de Versailles à Paris, Barère dans le Point du jour, Carra et Mercier dans leurs Annales patriotiques, Loustalot dans les Révolutions de Paris, Fréron, sous le nom de Martel, dans l'Orateur du peuple, Garat dans le Journal de Paris, mademoiselle de Kéralio dans le Mercure national, et une foule d'autres portaient chaque jour aux nues son patriotisme ardent, son désintéressement à toute épreuve, son amour de l'humanité, et lui préparaient cette réputation sans égale qui devait être bientôt si retentissante dans le monde. La presse en effet, semblable à la lance d'Achille, contient en elle son propre remède, et guérit elle-même les blessures qu'elle fait. Inutile en conséquence de la refréner à outrance, de l'enserrer dans des lois draconiennes. Chaque mesure restrictive de la liberté de la presse est un bâillon mis à la pensée. Aussi Robespierre, loin de réclamer contre elle des lois compressives, à l'exemple de plusieurs de ses collègues, s'en montra-t-il, en plus d'une occasion, l'intrépide défenseur ; jamais il ne songea à poursuivre les folliculaires acharnés a le diffamer, ne rangeant pas au nombre des injures à venger celles qui n'atteignaient que sa personne.

Mais tous n'étaient pas animés du même esprit de tolérance. Parmi ceux des membres de l'Assemblée nationale que la presse démocratique avait le plus vivement poursuivis de ses épigrammes mordantes était l'ancien intendant de la marine Malouet, un des coryphées de ce libéralisme menteur affecté par les membres du club de 89. Colorant du prétexte du bien public et de la cause de l'ordre son ressentiment, il avait dénoncé du haut de la tribune, le 31 juillet, avec la brochure de Marat, C'en est fait de nous, dont nous avons dit un mot déjà, le dernier numéro des Révolutions de France et de Brabant, et obtenu un décret d'accusation contre les auteurs d'écrits incendiaires. Tout en estimant le talent et le patriotisme de Marat, Robespierre blâmait hautement la forme violente de ses articles ; les sanglantes hyperboles de l'Ami du peuple .lui causaient une invincible répugnance. Quant à Camille Desmoulins, dont il faisait grand cas, il lui reprochait surtout son incorrigible étourderie, et de compromettre quelquefois dans les sarcasmes d'un rire continuel la dignité de la Révolution. Quel était en cette circonstance le crime de Camille ? Il avait comparé la fête fédérale du 14 juillet au triomphe de Paul-Émile, où le vainqueur avait traîné derrière son char un roi humilié et suppliant. Après avoir entendu la dénonciation de Malouet, un membre de l'Assemblée, Defermont, avait demandé que le décret proposé fût commun aux auteurs des Actes des Apôtres et de la Gazette de Paris, dont les écrits n'étaient pas moins incendiaires dans un sens opposé ; mais le vent de la réaction soufflait, et l'Assemblée ne s'était pas montrée disposée à sévir contre les libelles de l'aristocratie.

Tandis que Marat, furieux, rendait guerre pour guerre et tonnait contre l'auteur de la dénonciation, Camille réclamait contre le décret dont il était l'objet, au moyen d'une adresse fort habile et conçue dans les termes les plus modérés. Après avoir protesté de son dévouement N à la patrie et à la Révolution, il priait l'Assemblée de ne pas le sacrifier au ressentiment d'un ennemi personnel, et de prendre au moins connaissance du numéro dénoncé avant de le traiter comme un criminel de lèse-nation. La lecture de cette adresse, accueillie par de nombreux applaudissements, ramena Malouet à la tribune. Pâle, l'œil en feu, la voix irritée, comme un homme en proie aux agitations de la haine, il reprit son accusation contre Camille. Qu'il se justifie, s'il l'ose ! s'écria-t-il en terminant. Oui, je l'ose, répondit immédiatement une voix partie des tribunes. Cette voix, c'était celle de Camille Desmoulins. L'Assemblée presque entière se leva toute troublée par cette sortie inattendue, et le président crut devoir ordonner l'arrestation immédiate de l'interrupteur.

Robespierre, venant alors au secours de son camarade de collège, dont la liberté était menacée, entreprit chaleureusement sa défense. Plusieurs fois, dans le cours de la séance, il reprit la parole pour le soustraire aux rancunes des forcenés de la droite. Malheureusement les journaux du temps ne donnent qu'un récit fort abrégé des débats amenés par ce curieux incident. Camille Desmoulins, en racontant lui-même l'aventure, se contente de dire : J'ai eu la gloire immortelle de voir Pétion, Barnave, Cottin ; Lucas, Decroix, Biauzat, etc., confondre les périls d'un journaliste famélique avec ceux de la liberté, et livrer pendant quatre heures un combat des plus opiniâtres pour m'arracher aux noirs qui m'emmenoient captif ; maints beaux faits surtout ont signalé mon cher Robespierre[4]. Ne voulant pas blâmer l'ordre d'arrestation donné parle président de l'Assemblée, Maximilien avait commencé par déclarer qu'en effet cette mesure provisoire avait été indispensable ; mais, poursuivait-il, l'imprudence et l'inconsidération devaient-elles être confondues avec le crime ? Sans doute M. Desmoulins a été condamnable d'interrompre les délibérations de l'Assemblée ; mais est-il aisé à un innocent de se taire quand il s'entend outrageusement accuser d'un crime de lèse-nation ? On ne peut supposer qu'il ait eu l'intention de manquer de respect au Corps législatif. L'humanité, d'accord avec la justice, réclame en sa faveur. Qui oserait le condamner ? Je demande son élargissement et qu'on passe à l'ordre du jour[5]. En vain Malouet voulut revenir à la charge, l'Assemblée, édifiée sur le sentiment peu honorable auquel il avait obéi en dénonçant Camille Desmoulins, se rendit aux observations de Robespierre, passa à l'ordre du jour, et, revenant sur son décret de l'avant-veille, concernant les auteurs d'écrits incendiaires, déclara qu'il n'était pas applicable à l'auteur des Révolutions de France et de Brabant. Ce fut donc une double victoire remportée ce jour-là par Robespierre sur le-parti aristocratique.

 

III

Il y a dix-huit cents ans et plus, dans un petit coin de l'Asie, une voix, qui semblait sortir des profondeurs de l'infini, avait prêché une doctrine inconnue, ou du moins oubliée depuis bien des siècles chez les hommes. D'après cette doctrine, révolutionnaire au premier chef et destinée à renouveler la face du monde, tous les hommes étaient frères ; le plus petit, le plus pauvre devenait l'égal du plus grand .et du plus riche, et toutes les distinctions frivoles étaient condamnées. Le sage, le sublime inspiré qui enseignait ces choses hardies était le fils d'un simple charpentier ; mais comme il était véritablement animé du souffle divin, ses disciples virent en lui l'élu, le fils de Dieu, et Dieu il est resté pour la famille chrétienne. Sa doctrine n'était pas seulement révolutionnaire au point de vue individuel, elle l'était surtout au point de vue de l'humanité. En conviant les hommes à une communion universelle, en les invitant à se grouper autour d'un nouveau culte en vertu de leur seule qualité d'enfants de Dieu, Jésus ne s'adressait pas seulement à ses concitoyens, aux habitants des bourgades de la Judée, il s'adressait à tous les peuples, et proclamait non les droits du Juif, mais les droits de l'homme. Cette doctrine ayant paru subversive, aux puissants du jour, on mit en croix entre deux bandits l'intrépide novateur, et ce juste expira en effet pour le salut du monde.

Semée à tous les vents, la parole du maître, comme un bon grain déposé au sein de la terre, germa et fructifia, et d'ardents propagateurs la répandirent sur tous les points du globe. Mais peu à peu sa doctrine s'altéra, indignement commentée et travestie par des ministres aux gages de nouveaux pharisiens. Si elle se conserva pure dans le cœur d'un certain nombre d'hommes qui scellèrent de leur sang précieux la fidélité par eux gardée aux vrais principes, elle fut trop souvent invoquée par d'odieux oppresseurs contre ceux-là mêmes en faveur desquels Jésus l'avait enseignée en vain ; et c'est à l'ombre d'une religion de paix, d'amour et de charité qu'on a vu, pendant quatorze siècles, les peuples indignement asservis et torturés. La Révolution, renouant la chaîne interrompue, vint de nouveau affirmer le dogme de la fraternité universelle. Beaucoup de bouleversements ont agité les nations depuis l'existence des sociétés humaines, aucun n'a revêtu le caractère d'attraction et d'universalité qui restera la gloire impérissable du grand mouvement social dont la France a été le théâtre à la fin du dernier siècle, et qui sera le point de départ d'une vie nouvelle pour les peuples. La révolution d'Angleterre a passé sans que le monde s'en aperçût, pour ainsi dire ; elle est restée toute locale, conforme d'ailleurs au caractère étroit et égoïste du peuple anglais ; quel magnifique contraste présente aux regards éblouis notre Révolution ! En 89 comme en 93, ce ne sont pas les droits du citoyen français qu'elle inscrit en lettres d'or sur ses tables d'airain, ce sont les droits de l'homme, et par là elle est toute chrétienne. Elle est le laboratoire prodigieux où s'élabore l'avenir du genre humain. Combien de fois nous entendrons Robespierre parler de la reconnaissance dont lui seront redevables tous les peuples de la terre ! car il sentait bien qu'elle n'accomplissait pas son grand œuvre au profit seulement d'une nation d'élite parquée dans des limites conventionnelles, et que, franchissant barrières, fleuves et montagnes, elle embraserait le monde tout entier de sa flamme pure et sacrée comme la vérité.

Lui-même n'était-il pas en quelque sorte le député du genre humain ? Toutes ses paroles n'étaient-elles pas comme un lointain écho du livre éternel qui proclame les hommes égaux et qui, réagissant contre l'absurde privilège de la naissance, choisit de préférence pour les élus de Dieu ceux que le monde dédaigne et repousse ? Quand l'Assemblée nationale s'éloignait des principes du divin livre, n'était-ce pas lui qui toujours essayait de la ramener dans les voies de la justice et de l'équité ? Aussi le peuple, par qui s'accomplissent toutes les grandes choses, ne se trompait pas sur son compte, il se sentait vivre et respirer en lui dans ses meilleures aspirations.

Un jour, vers le milieu du mois d'août, Robespierre reçut une lettre d'une écriture inconnue, il l'ouvrit et lut : Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l'intrigue, vous que je ne connais que comme Dieu, par des merveilles, je m'adresse à vous, Monsieur, pour vous prier .de vous réunir à moi pour sauver mon triste pays. Cette lettre était d'un jeune homme dont tout récemment le nom avait retenti dans l'enceinte de l'Assemblée nationale, à propos de la protestation séditieuse des membres de la droite contre le décret relatif à la religion catholique. Saint-Just — car c'était lui — priait Robespierre d'appuyer de tout son talent une adresse dans laquelle il demandait l'annexion de son héritage aux domaines de son canton, à la condition qu'on maintiendrait les marchés francs du bourg de Blérancourt qu'on avait l'intention de transférer à la ville de Coucy. Je ne vous connais pas, disait-il en terminant, mais vous êtes un grand-homme. Vous n'êtes point seulement le député d'une province, vous êtes celui de l'HUMANITÉ et DE LA RÉPUBLIQUE. Cette lettre porte la date du 19 août 1790[6]. On voit quelle était déjà à cette époque l'immense popularité de Robespierre. Dès ce jour, entre Saint-Just et lui une véritable fraternité s'établit. C'était la rencontre de deux âmes embrasées d'un même feu patriotique.

Aux yeux du plat rédacteur du rapport de Courtois, les accents échappés du cœur de Saint-Just ne sont que des flagorneries niaises[7]. Pour ces froids rhéteurs de Thermidor, qui devaient noyer la République dans le sang et dans la boue, l'enthousiasme d'un jeune cœur pouvait être une niaiserie ; mais cet enthousiasme, inspiré par le plus absolu désintéressement, le peuple tout entier le partagera. Et quant à Robespierre, ce qui le toucha profondément dans cette lettre, ce ne fut pas la naïve et sincère admiration qu'on y professait pour lui, mais bien l'ardeur d'un dévouement à la patrie, qui, comme le sien, ne devait pas avoir de bornes. Il sentit en ce jeune homme un frère d'adoption ; et cette liaison, née d'un cri de reconnaissance, durera pure, jamais troublée, jusqu'au jour où, pour la même cause et les mêmes principes, ils tomberont tous deux sous le même couteau.

 

IV

En ce temps-là se discutait la belle institution des bureaux de paix et des tribunaux de famille. Diminuer le plus possible le nombre des procès ; forcer les parties à essayer des voies conciliatrices avant de s'engager dans des luttes où s'évanouissent trop souvent le repos et la fortune des familles ; fournir aux pauvres dans leurs différends les moyens de s'éclairer et leur donner des défenseurs officieux et gratuits ; étouffer sans éclat les contestations de deux époux ou de deux parents entre eux, et leur éviter de se ruiner après avoir été un objet de scandale pour la société ; prévenir aussi les écarts des jeunes gens en les soumettant à une autorité paternelle : tel était le noble but poursuivi par l'Assemblée constituante. L'art. 11 du décret proposé interdisait à toute femme de se pourvoir en justice contre son mari, à tout mari contre sa femme, à tout fils ou petit-fils contre ses parents, au frère contre son frère, au neveu contre son oncle, au pupille contre son tuteur, avant d'avoir exposé leurs griefs devant un tribunal arbitral de parents, lequel, connaissance prise des faits, devait rendre une décision motivée. Cet article souleva de la part de Robespierre des objections sérieuses ; il demanda la question préalable, parce que, à son sens, il était impraticable et contraire aux principes. C'était mettre en dehors du droit commun toute une catégorie de personnes. La femme plaidant contre son mari, le frère contre le frère, ne devaient-ils pas être jugés avec les mêmes garanties d'impartialité dont jouissaient les autres citoyens ? Or, cette impartialité, la trouverait-on dans un tribunal uniquement composé de parents ? et n'y avait-il pas à redouter qu'il ne rendît des décisions, non d'après les strictes règles de la justice, mais suivant l'affection des juges pour les parties ? Ces considérations, quelque fortes qu'elles fussent, n'empêchèrent pas l'Assemblée d'adopter l'article proposé[8]. Mais ce décret n'était pas destiné à avoir une longue durée ; l'institution des justices de paix a seule survécu, et les conseils de famille ont remplacé le tribunal dont Robespierre signalait les graves inconvénients. Il faut seulement regretter ces bureaux de paix qui, plus à même qu'un seul juge d'étendre leur action bienfaisante, eussent, dans l'avenir, rendu à tous les citoyens, et principalement aux indigents, d'incalculables services.

Quelques jours après s'agitait l'importante question de savoir à qui serait délégué le droit d'accuser, c'est-à-dire par qui serait exercée l'accusation publique. Plusieurs systèmes se trouvaient en présence. Ce droit est aujourd'hui une des principales attributions du ministère public ; mais l'Assemblée nationale en avait fait une fonction entièrement distincte. Comme le ministère public avait été délégué au roi, lequel nommait, pour l'exercer, des commissaires spécialement chargés de requérir l'application de la loi, plusieurs membres voulaient que le pouvoir exécutif fût également investi du droit d'accuser. Thouret, parlant au nom du comité de constitution, trouvait dangereux pourla liberté d'armer le gouvernement de ce droit exorbitant, et proposait de confier tout simplement aux juges de chaque tribunal le soin de désigner un d'entre eux pour exercer les fonctions d'accusateur public. Suivant d'autres membres, ce mode avait aussi ses inconvénients : les juges étaient bien nommés par le peuple, mais n'était-il pas à craindre de les voir choisir pour accusateur public celui que les suffrages populaires n'auraient pas préféré ? Ainsi pensait Robespierre. Tout délit envers les membres de la société attaquant en réalité la nation, c'était à elle-même, disait-il, à en poursuivre seule la répression ou concurremment avec la partie lésée. Le pouvoir exécutif devait intervenir seulement quand l'accusateur et le juge avaient rempli leur mission. Puis, insistant sur les périls dont seraient sans cesse entourés les partisans de la Révolution, si l'accusation publique était déléguée à des fonctionnaires nommés par le roi, il disait : Songez d'ailleurs au danger qui n'est pas imaginaire, de confier aux ministres ou à leurs agents une arme terrible qui frapperait sans cesse sur les vrais amis de la liberté[9]. Sa conclusion était qu'au peuple seul, source de toute autorité, appartenaient le droit d'accuser et le pouvoir de déléguer ce droit à des agents directement nommés par lui. Ce fut précisément ce qu'un peu plus tard décréta l'Assemblée constituante.

Au milieu de ces débats avait été lu le ridicule rapport d'un lieutenant du roi au Châtelet, Boucher d'Argis, sur les événements des 5 et 6 octobre. Rien n'était plus propre à démontrer le danger d'abandonner à des créatures du gouvernement l'exercice du droit d'accuser. Dur aux faibles, complaisant pour les riches et les puissants, ce tribunal du Châtelet allait mettre le comble à son impopularité bien méritée. En vain, pour satisfaire l'opinion publique irritée, il avait sacrifié le marquis de Favras ; on n'oubliait pas Lambesc impuni, Barentin et Besenval absous. Et puis, n'avait-il pas récemment condamné un pauvre colporteur à être pendu pour distribution d'écrits incendiaires. En toutes choses éclatait sa haine ardente contre la Révolution. Tandis qu'il poursuivait avec une excessive rigueur les écrivains de la démocratie, il laissait pleine licence aux folliculaires royalistes, dont les attaques contre [la constitution et les calomnies contre les personnes dépassaient toutes les bornes. Le but du rapporteur, en dressant péniblement contre deux membres de l'Assemblée, Mirabeau et le duc d'Orléans, tout un échafaudage de griefs impossibles, absurdes, était d'obtenir un décret d'accusation. Mais il comptait trop sur l'influence des députés de la droite, dont les cris d'approbation ne lui firent pas défaut, et trop peu sur le bon sens de la masse des députés ; il avait surtout perdu le souvenir de la séance où, sur les énergiques réclamations de Robespierre, l'Assemblée constituante avait solennellement affirmé l'inviolabilité de ses membres.

Un admirable discours de Mirabeau suffit pour pulvériser la volumineuse procédure du Châtelet, dont il voua le rapporteur au mépris et au ridicule ; et lorsque, quelque temps après, sur les vives réclamations de Robespierre, on décréta la suppression de ce tribunal, dès longtemps objet de l'anathème général, elle fut accueillie avec la plus vive satisfaction.

 

V

Le ministère, de connivence avec le Châtelet, avait sans doute espéré, en se décidant à évoquer le procès des événements accomplis à Versailles au mois d'octobre de l'année précédente, détourner l'attention publique d'une autre affaire dont on se préoccupait beaucoup alors. Le conspirateur Bonne Savardin, agent des princes émigrés et du ministre Saint-Priest, arrêté quelques mois auparavant, au moment où il se disposait ji franchir la frontière, s'était récemment échappé des prisons de l'Abbaye, où il avait été enfermé. Un membre de l'Assemblée, l'abbé Perrotin de Barmond, était fortement soupçonné d'être complice de son évasion. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il s'enfuyait avec lui, quand, reconnus l'un et l'autre à Châlons-sur-Marne, ils furent ramenés à Paris dans la même voiture qui devait les transporter hors de France[10].

Conduit à la barre de l'Assemblée constituante, le 18 août, entre quatre huissiers, pour donner des explications sur sa conduite, l'abbé de Barmond avait essayé de se justifier d'une manière touchante en invoquant les souvenirs de l'hospitalité antique. Après une assez vive discussion, l'Assemblée, sur la proposition de Barnave, avait renvoyé l'affaire à l'examen d14 comité des recherches, en maintenant provisoirement l'arrestation de l'abbé Perrotin. Dans la séance du 23 août, Voidel, au nom de ce comité, présenta un rapport accusateur empreint d'une certaine sévérité, rapport dans lequel était impliqué un autre membre de l'Assemblée, M. de Foucauld, pour avoir offert un asile au conspirateur. A la suite de son rapport, il proposa un décret enjoignant au président de l'Assemblée de se rendre auprès du roi, afin de le prier de donner ordre au Châtelet de Paris d'avoir à informer sans retard contre les auteurs, fauteurs et complices de l'évasion du sieur Bonne Savardin. Loin de chercher à se disculper, Foucauld se fit un titre d'honneur du délit dont il était accusé. Comment repousser un malheureux implorant un asile contre ses oppresseurs ? La religion lui avait prescrit sa conduite, disait-il, le droit d'asile était autrefois un de ses plus beaux privilèges, et elle L'avait conservé dans les pays où elle était encore en vigueur. De telles paroles ne furent pas favorablement accueillies, et, au milieu des murmures, on entendit ces mots : superstition ! fanatisme ! Il est facile de comprendre à combien d'abus un pareil système pouvait donner carrière. Sous les dehors d'une générosité feinte, ne serait-il pas aisé de déguiser une complicité évidente ? Ce fut ce que Robespierre démontra avec beaucoup de précision et de ménagement.

Partant de ce double principe, que la marche des révolutions ne saurait être soumise aux règles qui conviennent à l'état paisible d'une constitution établie, et que l'humanité ne consistait pas à sacrifier pour un particulier l'intérêt de la société, mais bien à aimer la patrie, à travailler pour le bien de tous les hommes ; il disait : J'en veux moins à ceux qui, par un enthousiasme et une exagération romanesques, justifient leur attachement à d'anciens principes qu'ils ne peuvent abandonner qu'à ceux qui couvrent des desseins perfides sous les dehors du patriotisme et de la vertu. Toutefois Robespierre établissait une grande différence entre la conduite de l'homme qui favorisait l'évasion d'un conspirateur et la conduite de celui qui se bornait à lui accorder un refuge, à le mettre en sûreté ; la première était bien plus criminelle à ses yeux : car autre chose était d'ouvrir les portes de la prison à un citoyen coupable envers la nation, et d'exposer l'État à toutes les conséquences d'une conspiration, ou de lui offrir simplement un asile. Un accusé de lèse-nation se réfugie dans la maison d'un citoyen ; je crois que l'honneur, ou plutôt un sentiment impérieux de commisération et d'humanité, ne me permet pas de le dénoncer et de le remettre entre les mains des tribunaux. Mais s'il va plus loin, s'il prend des mesures pour favoriser ultérieurement son évasion et pour le soustraire à de nouvelles poursuites, il devient répréhensible, et il enfreint le devoir imposé à tous les citoyens de veiller au salut public. Cependant, continua-t-il, il y a encore une différence sensible entre celui qui a tiré des mains de la loi un accusé de lèse-nation et celui qui, après lui avoir donné, dans sa fuite, l'asile qu'il implorait, prend ensuite des moyens de le mettre en sûreté. Il peut du moins être présumé avoir été entraîné par la suite du mouvement d'humanité qui l'avait intéressé au malheur de l'homme qui s'était jeté dans ses bras. Dans les circonstances présentes, il était donc important, à son sens, de rechercher quelle part les deux inculpés avaient eue à l'évasion première de Bonne Savardin ; seulement les indices recueillis par le comité lui paraissaient suffisants pour justifier leur arrestation jusqu'au résultat de plus amples informations.

Où Robespierre différait essentiellement d'avis avec le comité, c'était sur le tribunal auquel il convenait de déférer une pareille affaire. D'abord il n'y avait pas lieu de recourir au roi pour le prier d'ordonner la continuation des informations ; c'était à l'Assemblée seule, disait-il, à pourvoir directement et par elle-même au salut public et au maintien de la constitution. On devait d'autant plus se méfier du pouvoir exécutif en cette occasion qu'un des ministres, Guignard de Saint-Priest, était hautement désigné comme complice du crime de lèse-nation auquel se rattachait la discussion présente. Et maintenant comment osait-on proposer de renvoyer au Châtelet la connaissance de crimes contre-révolutionnaires ? Ici Robespierre prit une grave initiative, et dont sa popularité grandit à coup sûr ; il eut le courage de demander la mise en accusation de ce tribunal lui-même, indigne de la confiance du peuple et de celle de l'Assemblée nationale. S'il est permis, poursuivit-il, aux représentants de la nation de parler de ce tribunal, ce n'est plus pour lui livrer les destinées de la nation, mais pour provoquer le compte qu'il doit lui-même rendre de sa conduite. Il proposa donc à l'Assemblée, en terminant, de s'occuper immédiatement de l'organisation d'un tribunal national dont la première occupation devrait être de juger sévèrement les actes du Châtelet[11].

L'abbé Maury eut beau protester avec sa violence accoutumée, la grande voix de Mirabeau, qui flétrit les insolences des membres du Châtelet, et celle de Barnave vinrent appuyer l'éloquente improvisation de Robespierre. L'Assemblée décida, son comité des recherches entendu, qu'il y avait lieu à accusation contre l'abbé Perrotin, dit Barmond, relativement à l'évasion et à la fuite de Bonne-Savardin. Les conséquences de ce décret ne furent pas terribles du reste ; l'abbé en fut quitte pour garder quelques mois les arrêts dans sa propre demeure.

 

VI

Certains membres de l'Assemblée nationale, réputés libéraux, avaient une étrange façon de comprendre l'égalité. On en vit un exemple dans la discussion relative au code pénal maritime, laquelle eut lieu dans l'intervalle de la comparution de l'abbé de Barmond devant l'Assemblée au jour où fut rendu le décret d'accusation contre lui. Le projet présenté par le comité de marine se ressentait encore singulièrement des habitudes grossières et brutales d'autrefois et du peu de respect que l'ancien régime professait pour la dignité humaine. Il y avait surtout un contraste étonnant entre les peines infligées aux matelots et celles appliquées aux officiers. Tandis que, pour de. simples délits, les premiers pouvaient être condamnés à traîner des fers attachés au pied par un anneau ou à être exposés au grand mât pendant trois jours, deux heures chaque jour, les seconds couraient simplement risque des arrêts ou de la suspension de leur grade pendant un mois au plus. Comme peines afflictives, on prodiguait sans ménagement aux matelots les coups de corde au cabestan, la cale, la bouline, les galères, la mort, tandis que, pour les mêmes fautes, on se contentait de casser les officiers.

Une telle inégalité ne manqua pas de choquer Robespierre : il critiqua vivement le projet présenté par M. de Champagny. Est-ce, dit-il, d'après l'égalité des droits que, pour un même genre de délit, on propose de donner la cale aux soldats, et simplement de casser les officiers. Si mes principes sont vrais, et ce sont ceux de la justice et de la liberté, je demande que les mêmes fautes soient punies par les mêmes peines, et que si on les juge trop sévères pour les officiers, on les supprime pour les soldats. Ce langage, qui le peut nier ? était bien celui du bon sens et de l'équité. Mais l'Assemblée avait aussi ses casuistes ; et, de même que, par un syllogisme connu, le jésuite démontrait que, l'honneur étant plus cher que la vie, il était permis de tuer pour défendre son honneur, il se trouva des députés qui, à l'aide d'un procédé à peu près identique, essayèrent de prouver que, l'honneur étant ce qu'un Français a de plus cher, il n'y avait pas de disproportion entre les peines appliquées au soldat et celles appliquées à l'officier, puisque, perdant son grade, celui-ci perdait en même temps son honneur ; comme si le pauvre matelot condamné, pour un délit souvent bien mince, à recevoir la cale ou à courir la bouline, c'est-à-dire à être poursuivi à coups de câble par une trentaine d'hommes, n'était pas aussi frappé dans son honneur. Certaines peines exposaient en outre le patient à de déplorables conséquences, la calle, par exemple, ou le supplice de l'immersion. D'après l'avis des médecins, cette peine avait une influence très-funeste sur la tête des condamnés, produisait souvent l'épilepsie, ce qu'eut soin de rappeler un journal de l'époque[12]. Mais les gens du côté droit de l'Assemblée n'y regardaient pas de si près. La justice eut beau faire entendre sa voix par la bouche de Robespierre, la sottise et l'orgueil parlèrent plus haut. D'André trouva même que l'officier était le plus puni ; suivant lui, Robespierre avait mal compris les articles proposés ; autrement, dit-il, il aurait vu que l'égalité dont il parle si souvent, et avec tant de chaleur, n'est pas blessée. Un autre député, M. de Marinais, avait réclamé en énergumène le rappel à l'ordre de ce factieux, de ce tribun du peuple. Ce fut ce même membre qui demanda qu'un amendement proposant la peine de trois ans de galères contre tout officier coupable d'avoir abandonné son poste pendant le combat ne fût pas mentionné au procès-verbal, afin qu'on ne sut pas au dehors qu'il avait été agité dans l'Assemblée nationale si un officier serait puni des galères[13]. De pareils exemples montrent bien à quels sentiments étroits, égoïstes et mesquins obéissait une partie de l'Assemblée constituante et combien les partisans de la justice et du droit avaient à lutter contre la passion des distinctions puériles et les entêtements de la vanité.

Le projet du comité de marine passa malgré les résistances de Robespierre, dont la voix en cette circonstance ne trouva pas d'appui ; mais seul il eut raison contre tous en flétrissant un code barbare, adouci depuis, et qui infligeait à des hommes des traitements contre lesquels on protège aujourd'hui les animaux même.

Quatre fois dans la même semaine, et sur des sujets bien différents, il reprit la parole. La première fois, ce fut à l'occasion d'une adresse par laquelle les députés du Béarn, au nom de leurs concitoyens, suppliaient le roi de ne pas permettre la vente du château de Pau, où son aïeul Henri IV avait commencé de vivre, et de le comprendre dans le nombre des domaines réservés à la couronne. Après s'être demandé si cette pétition, signée d'un seul député, provenait bien du fait du peuple béarnais, il témoigna son étonnement de ce qu'elle eût été adressée au roi au lieu de l'avoir été directement à l'Assemblée nationale, à qui il appartenait de délibérer sur ces sortes d'objet, déclarant du reste s'associer pleinement aux sentiments exprimés dans l'adresse pour Louis XVI et la mémoire du roi béarnais, comme jadis il n'avait pas ménagé les expressions de sa reconnaissance au monarque qui avait, un peu sans le vouloir il est vrai, convié la nation française à sa régénération. Jusqu'à la chute du roi, en effet, il essayera de concilier la liberté avec la monarchie ; et c'est aux agents du pouvoir exécutif, non au chef, qu'il s'en prend surtout lorsque, non sans raison, il accuse le gouvernement de complicité dans les tentatives réactionnaires contre lesquelles il luttait sans relâche. D'autres auront avant lui à la bouche le mot de république, habiles à devancer l'opinion ; pour lui, quand la nécessité de changer le mode de gouvernement lui paraîtra démontrée, il n'aura point a modifier ses principes, le Conventionnel sera le continuateur logique du Constituant. Mais revenons à l'adresse des députés du Béarn. Il y était dit que le peuple béarnais avait renoncé à l'ancienne constitution et à ses privilèges pour satisfaire aux désirs du roi. Robespierre s'éleva vivement contre ce passage peu convenable pour l'Assemblée. Ceux qui ont rédigé cette adresse, dit-il, n'ont pas fidèlement exprimé le vœu de nos frères du Béarn ; ils n'ont pas parlé en hommes libres, lorsqu'ils ont dit que c'était uniquement pour obéir aux désirs du roi qu'ils avaient échangé l'ancienne constitution de ce pays contre la nouvelle constitution française. C'était sans doute aussi et principalement par amour pour la liberté, par respect pour les droits des hommes et pour l'intérêt général de la nation... Puis, après avoir rappelé combien large et généreuse s'était montrée l'Assemblée envers le monarque, il la conjurait, dans l'intérêt commun, de ne pas augmenter le nombre déjà si considérable des domaines royaux et de passer purement et simplement à l'ordre du jour. Mais cet avis, appuyé par Charles Lameth et plusieurs autres membres, ne prévalut pas ; l'examen de l'affaire fut renvoyé au comité des domaines[14].

Le lendemain, dans la discussion d'un projet de loi sur les postes et messageries, Robespierre demanda et obtint que les fonctions de commissaires du roi fussent différentes-de celles des administrateurs, afin que les agents du pouvoir exécutif ne pussent abuser de leur influence, et que le secret des lettres ne courût aucun danger. Trouvant les appointements des administrateurs beaucoup trop élevés en comparaison de ceux alloués aux facteurs et employés subalternes, à qui incombait toute la peine, il réclama la diminution des premiers et l'augmentation des seconds ; mais la rémunération en ce monde est rarement en raison directe des labeurs et des services rendus. Robespierre eut beau appeler l'attention de l'Assemblée sur le travail pénible et journalier des facteurs, sa voix n'eut pas beaucoup d'écho ; on ne retrancha rien des gros traitements, et les petits salaires ne furent pas augmentés[15].

Deux objets un peu plus importants occupèrent l'Assemblée le surlendemain 25 août : les tribunaux de Paris, dont les élections devaient avoir lieu prochainement, et le rapport du comité diplomatique sur le pacte de famille de la maison de Bourbon. Dans l'une et dans l'autre question, Robespierre fit valoir des considérations dignes de fixer un moment notre attention.

En discutant l'organisation des tribunaux, on fut amené à se demander si, dans l'intérêt général, il n'était pas nécessaire d'exclure les ecclésiastiques de l'ordre judiciaire, où, sous l'ancien régime, ils étaient admis. Présentaient-ils pour exercer la justice des garanties d'impartialité suffisantes ? n'essaieraient-ils pas de porter atteinte à la liberté, et ne risqueraient-ils pas de compromettre dans ces fonctions délicates et épineuses la sainteté de leur ministère ? C'est ce que craignait Buzot, aux yeux duquel les ecclésiastiques avaient bien assez d'influence déjà sans qu'on y ajoutât celle qui résulterait encore pour eux de leur qualité de juges. Ainsi pensait Robespierre. Les prêtres, avait-il dit, sont dans l'ordre moral des magistrats, et, suivant lui, ils devaient le moins possible toucher aux choses matérielles. Mais là n'était point sa principale raison de les éloigner de la magistrature civile. Ses motifs d'exclusion reposaient sur une raison toute constitutionnelle, non point particulière aux seuls ecclésiastiques, mais commune à tous les fonctionnaires dont faisaient partie les prêtres, en dépit de leur répugnance à être traités comme tels, raison d'ordre public en vertu de laquelle plusieurs fonctions ne pouvaient, sans péril pour la liberté, se trouver réunies dans la même main. Ce principe, il fallait le consacrer comme fondamental, disait-il, et le sanctionner immédiatement en excluant de l'ordre judiciaire tous les ecclésiastiques. L'Assemblée se décida dans ce sens et déclara toutes les fonctions de la magistrature incompatibles avec le ministère du prêtre[16].

Un peu plus tard, dans la même séance, Mirabeau présentait, au nom du comité diplomatique, un rapport fort étendu sur les anciens traités connus sous le nom de pacte de famille qui unissaient la France et l'Espagne. Les conclusions du rapporteur étaient que l'on conservât de ces traités toutes les stipulations purement défensives et commerciales, et qu'on priât le roi de faire immédiatement négocier avec les ministres de Sa Majesté Catholique, afin de perpétuer par un nouveau traité une alliance également utile aux deux nations. On voulait ouvrir tout de suite la discussion, mais Robespierre, se fondant sur l'importance des matières soumises à la délibération de l'Assemblée, réclama le temps nécessaire pour approfondir la question. Celle dont il s'agit maintenant, dit-il, est une des plus importantes qui puissent jamais nous occuper. A-t-on bien senti ce que c'est que de décréter tout d'un coup toutes sortes d'alliances, de rétablir des traités que l'Assemblée ne connaît pas, qui n'ont jamais été examinés ni consentis par la nation, qui n'ont été faits que par des ministres ?... La discussion fut ajournée au lendemain ; et, malgré quelques nouvelles observations de Robespierre et de Pétion sur la nécessité de réviser les traités conclus jadis avec l'Espagne par un ministre ambitieux, le décret passa tel à peu près qu'il avait été présenté par Mirabeau[17]. Mais, ô fragilité des conventions humaines t ce pacte de famille, ratifié par la France révolutionnaire, n'avait pas droit, il parait, au respect de l'Espagne, car cette puissance devait aussi prendre les armes contre nous et entamer nos frontières.

 

VII

Parmi les institutions de l'ancien régime il y en avait une, celle de l'armée, dont la réforme était d'une nécessité urgente, et pourtant l'Assemblée n'y avait pas touché encore. Elle aurait dû, se rendant à une sage proposition de Mirabeau, licencier entièrement cette armée, composée d'éléments tout hostiles à la Révolution, la réorganiser sans retard sur des bases conformes aux nouveaux principes proclamés par elle. Mais, étrange contradiction ! cette réorganisation si pressante, elle la rejetait à quinze ou vingt mois, comme si, effrayée de son propre ouvrage, elle préférait le mettre sous la garde d'officiers fatalement attachés à l'ancien ordre de choses et liés à la constitution nouvelle par un serment illusoire.

Chaque jour cependant lui fournissait des preuves de son imprudence : les troubles qui avaient éclaté depuis quelques mois dans plusieurs régiments, et dans lesquels Robespierre avait plus d'une fois signalé la main des officiers exaspérant à dessein le soldat, n'avaient pas d'autre cause que le maintien d'un état militaire intolérable dans le pays régénéré. Dès le commencement de la Révolution, l'armée, par l'effet même de son organisation, s'était trouvée divisée en deux partis, les amis et les ennemis de la liberté ; dans un camp les soldats, dans l'autre les officiers. Et il n'en pouvait être autrement ; si les premiers avaient accepté avec enthousiasme des principes qui de machines les faisaient hommes, les seconds, tous nobles ou à peu près, par conséquent dévoués à la cour, avaient au cœur la haine d'une révolution qui les dépouillait d'iniques privilèges, et ils ne pouvaient manquer de saisir les occasions de traduire en actes leur animosité contre elle. Cela hypocritement, sous le couvert du patriotisme, en invoquant les nécessités de la discipline. Pour rendre odieux au soldat les membres populaires de l'Assemblée nationale, on disait qu'ils insultaient l'armée. Et malheur aux soldats patriotes ! on employait à leur égard toutes les vexations imaginables. Souvent on essayait de les séduire ; quand on n'y parvenait pas, on s'en débarrassait à l'aide de quelques spadassins, ou bien on les congédiait du corps avec des cartouches jaunes, marque d'infamie.

Ce fut précisément ce qui se produisit dans le régiment du roi, dont les soldats étaient animés d'un zèle d'autant plus patriotique que leurs officiers étaient notoirement hostiles à la Révolution. Ce régiment tenait alors garnison à Nancy. Dans cette même ville étaient' casernés deux autres régiments, l'un de cavalerie, Mestrecamp, l'autre d'infanterie, Châteauvieux, lesquels, à l'exemple du régiment du roi, professaient les sentiments les plus patriotiques.

D'autres griefs non moins graves poussaient les soldats à l'insubordination contre leurs officiers. Ils étaient littéralement volés par eux, les états-majors exerçaient une véritable rapine déguisée sous le nom de retenue. Les réclamations des soldats, les nouvelles des désordres survenus principalement dans les régiments casernés à Nancy, avaient décidé l'Assemblée, sur la proposition du député Emmery, à décréter, le 6 août, que des inspecteurs nommés par le roi seraient chargés d'examiner les comptes tenus par les officiers. Mais ces inspecteurs étaient eux-mêmes choisis dans le cadre des officiers ; ceux-ci se trouvaient donc à la fois juges et parties. C'était mettre de l'huile sur le feu. Du reste, les promoteurs du décret, La Fayette entre autres, déjà fatigués de la Révolution, ne demandaient pas mieux que de pouvoir frapper un grand coup, faire un exemple. L'envoi à Nancy d'un officier nommé Malseigne, homme provoquant, peu propre à ramener la concorde, occasionna de nouveaux troubles. Les soldats écrivirent d'abord directement à l'Assemblée nationale. Leur lettre ayant été interceptée, ils prirent le parti, du consentement de leurs chefs, d'envoyer des députés chargés d'exposer leurs griefs. Mais, à peine arrivés à Paris, leurs commissaires furent arrêtés en vertu d'un ordre de La Fayette, évidemment complice de son cousin Bouillé en cette circonstance. Sans les entendre, et sur un nouveau rapport d'Emmery, dans lequel les faits étaient odieusement dénaturés, l'Assemblée rendit, le 16, un décret d'une excessive sévérité contre la garnison de Nancy. Tout soldat ayant pris part à la prétendue rébellion et qui, dans les vingt-quatre heures, n'aurait pas confessé ses torts, devait être poursuivi et puni comme coupable du crime de lèse-nation. La proclamation du nouveau décret fut assez bien reçue des troupes, mais, le 25, arriva à Nancy l'officier Malseigne, dont la conduite irritante, insensée, réveilla les colères assoupies. Aux réclamations des soldats du régiment suisse de Châteauvieux il répondit par des paroles d'une extrême dureté ; au lieu de leur promettre justice, il leur reprocha leur conduite et les exaspéra au point que, le 28, éclata entre eux et un détachement de carabiniers commandé par lui une collision sanglante.

Ces faits, dont nous ne pouvons donner ici qu'une rapide esquisse, pour expliquer l'attitude de Robespierre dans les discussions auxquelles ils vont donner lieu, parvinrent à la connaissance de l'Assemblée nationale dans la séance du mardi 31 août ; mais ils y arrivèrent dénaturés, grossis, et cela par une raison bien simple, le correspondant était Bouillé lui-même, c'est-à-dire l'homme le plus intéressé, et nous ajouterons, le plus disposé à surprendre la bonne foi de l'Assemblée. Dans sa lettre il dit très-bien qu'on le faisait passer dans le département de la Meurthe pour être un ennemi de la Révolution, mais il se garda de donner le moindre démenti à ce bruit, hélas ! trop fondé. Aussitôt le brave Emmery, pour nous servir de l'expression de Loustalot[18], présente un projet de décret tout préparé, en vertu duquel l'Assemblée constituante approuvait, les yeux fermés, tout ce qu'avait fait et ferait, conformément aux ordres du roi, le général Bouillé. Robespierre et plusieurs députés indignés s'opposent énergiquement à la prise en considération de ce décret ; ils demandent qu'avant de délibérer on entende au moins les députés de la garde nationale de Nancy présents à Paris ; car, dit le premier, il est de notre devoir d'examiner les faits avec la plus scrupuleuse attention, et il nous faut d'autres renseignements que des rapports ministériels. L'Assemblée se décida à entendre les députés de la garde nationale de Nancy, munis de pouvoirs en règle. Ces députés atténuèrent singulièrement les torts reprochés aux soldats et prouvèrent avec quelle partialité on avait dissimulé ceux des officiers. Ils montrèrent les premiers inaltérablement attachés à la Révolution, résolus à maintenir la constitution, tandis que les seconds leur faisaient un crime de cet attachement même à la Révolution. Plus les soldats se dévouaient à la chose publique, dirent-ils, plus on les accablait de la discipline militaire, plus on exigeait d'eux des travaux pénibles. Ils racontèrent les vexations indignes dont quelques Suisses du régiment de Châteauvieux avaient été l'objet sans raison, comment l'exaspération des soldats s'en était accrue ; ils déclarèrent enfin qu'il était à craindre que, témoins de leurs souffrances et de l'oppression sous laquelle ils gémissaient, les citoyens de Nancy n'épousassent leurs intérêts et ne prissent leur défense. Cependant, suivant eux, il était facile d'apaiser les esprits, de prévenir l'insurrection, en employant les moyens de douceur et de conciliation ; ils terminèrent donc en suppliant l'Assemblée d'agir dans ce sens et de renvoyer, quant à présent, l'examen de l'affaire aux comités réunis de la guerre, des recherches et des rapports.

Ce récit, empreint d'une grande modération, d'un caractère de vérité saisissante, modifia sans peine les impressions de l'Assemblée prévenue par des rapports mensongers. La Fayette essaya d'en atténuer l'effet, persista à demander une approbation complète et aveugle de la conduite de son cousin Bouille ; il la réclama au nom des soldats eux-mêmes et des gardes nationales qui, dit-il assez hypocritement, créées pour la liberté mourront pour elle, comme si dans l'instant même, par la bouche de deux des leurs, les gardes nationaux de Nancy ne venaient pas de proclamer bien haut leurs sympathies pour les soldats en garnison dans leur ville et de solliciter en leur faveur l'intercession de l'Assemblée nationale. Biauzat, l'abbé Gouttes et Robespierre se levèrent tour à tour pour répondre au général et combattre l'emploi des moyens de rigueur. En cette circonstance l'humanité n'avait pas pour interprète le héros des deux mondes. Un seul sentiment doit nous animer tous, l'amour de la paix et le respect pour la loi, dit Robespierre, l'homme d'ordre par excellence ; mais il faut rechercher l'origine des insurrections afin de décréter des mesures propres à les apaiser. Discutant alors le rapport de son collègue Emmery et son projet de décret, il se demanda si ce décret d'une inexorable sévérité n'était pas de nature à troubler et à détruire à jamais l'ordre public. Ne savait-on pas d'ailleurs à présent d'où venaient les premiers torts ? Était-ce donc contre des soldats trompés et justement irrités, dont le patriotisme avait fait l'erreur, qu'il fallait envoyer d'autres troupes ? Ne devait-on pas craindre de voir d'un côté les soldats patriotes, et de l'autre, dans l'armée de Bouillé, tous les soudoyés du despotisme et de l'aristocratie ? Puis, à quel général le pouvoir exécutif avait-il confié le commandement de départements susceptibles d'un moment à l'autre d'être envahis par l'ennemi et où, plus que partout ailleurs, ou aurait eu besoin d'un général patriote ? A un homme qui détestait les institutions nouvelles de la France ; qui d'abord avait refusé lé serment civique et ne s'était décidé à le prêter qu'à l'instigation d'une cour intéressée à avoir une de ses créatures à la tête de l'armée. L'officier général qu'on emploie vous dit lui-même qu'on le regarde comme l'ennemi de la chose publique. Je vous demande d'après cela seul si l'on n'est pas coupable de l'avoir choisi. On vous garantit son patriotisme, et longtemps il a refusé de remplir un devoir de citoyen. Pourquoi ne douterait-on pas de la sincérité de son repentir ? Il n'y a pas de garantie individuelle du caractère moral d'un homme, quand il s'agit du salut public. Il ne faut pas seulement fixer votre attention sur la garnison de Nancy, il faut d'un seul coup envisager la totalité de l'armée. On ne saurait se le dissimuler, les ennemis de l'État ont voulu la dissoudre : c'est là leur but. On a cherché à dégoûter les bons ; on a distribué des cartouches jaunes ; on a voulu aigrir les troupes, pour les forcer à l'insurrection, faire rendre un décret et en abuser, en leur persuadant qu'il est l'ouvrage de leurs ennemis. Il n'est pas nécessaire d'un plus long développement pour prouver que les ministres et les chefs de l'armée ne méritent pas notre confiance. On devait donc, suivant lui, s'efforcer de prouver aux soldats que l'Assemblée, toujours attachée au bien public et à la liberté, n'entendait les punir que s'ils étaient mûs par un esprit d'insubordination et d'indiscipline ; que, du reste, officiers ou soldats, les coupables éprouveraient un juste châtiment. Afin d'atteindre ce but, il proposa à l'Assemblée nationale d'envoyer à Nancy quatre députés avec mission de vérifier les faits, de suspendre ou du moins de diriger eux-mêmes les mesures militaires, et d'attendre, quant à elle, leur rapport pour se prononcer, en toute connaissance de cause, d'une manière définitive[19].

Barnave, ayant parlé après lui, conclut à peu près dans le même sens. L'Assemblée décréta l'envoi de deux commissaires chargés de diriger la force publique et porteurs d'une proclamation paternelle, propre à tout calmer. Et un tel changement s'était opéré dans les esprits en faveur de la garnison de Nancy qu'un membre du comité militaire, M. de Noailles, demanda que les députés de la garde nationale de cette ville fussent invités à retourner le plus promptement possible dans leur pays pour apprendre à leur municipalité et à Bouillé les dispositions de l'Assemblée.

Mais, hélas ! à l'heure même où était rendu ce décret salutaire et pacificateur, le sang coulait à torrent dans les rues de Nancy ; Bouillé s'était hâté de frapper le coup médité depuis longtemps. Facilement il eût pu épargner le sang ; il eût suffi de faire aux trois régiments, à celui de Châteauvieux surtout, des conditions moins dures ; mais on tenait à donner un grand exemple de rigueur à l'armée ; on voulait frapper de terreur les soldats patriotes ; qu'importait le sacrifice de quelques milliers d'hommes ! Il n'entre pas dans le cadre de notre récit de raconter les événements lugubres dont la ville de Nancy fut le théâtre dans cette journée fatale ; d'autres historiens en ont tracé le tableau émouvant, ont montré sous leur vrai jour des faits trop longtemps obscurcis, dénaturés à plaisir[20] ; disons seulement combien fut impitoyable dans sa vengeance la réaction victorieuse. Après la bataille, une horrible boucherie eut lieu ; puis l'Assemblée laissa condamner aux galères ce qui restait du régiment de Châteauvieux, de ce régiment qui, le 14 juillet de l'année précédente, avait refusé de tirer sur le peuple et avait ainsi assuré sa victoire. Le parti ministériel fut en joie ; on croyait déjà la Révolution terrassée. Tout autre fut l'effet produit dans la population parisienne : émue, irritée à la nouvelle des massacres de Nancy, elle se porta en masse aux Tuileries, demandant le renvoi des troupes. Necker effrayé partit tout à coup, après avoir envoyé sa démission, comme s'il eût voulu se laver les mains du sang innocent qu'on venait de répandre.

A l'occasion du facile triomphe de Bouillé, Louis XVI écrivit à l'Assemblée nationale une lettre dans laquelle, tout en déplorant l'effusion du sang, il se félicitait du retour à l'ordre, dû, disait-il, à la fermeté et à la bonne conduite du général. Est-ce là, s'écria Loustalot, dans son dernier article, sombre et mélancolique — c'était le chant du cygne, car le jeune et éminent écrivain mourut quelques jours après —, est-ce là le ton d'un homme douloureusement affecté ? Ah ! ce n'est pas Auguste criant dans tout son palais : Varus, rends-moi mes légions ! Et l'Assemblée, que fit-elle ? En se rappelant les sentiments de bienveillance témoignés par elle dans sa séance du 31 août envers les régiments de la garnison de Nancy, et le peu de confiance qu'impliquait son décret à l'égard de la municipalité de cette ville et de Bouillé, on pourrait croire qu'elle s'empressa de blâmer la précipitation avec laquelle le général avait engagé un combat qu'il avait rendu inévitable ; point. Elle se déjugea au contraire de la plus triste façon, et dans la séance du 3 septembre, sur la proposition de Mirabeau, sans prendre au moins la précaution d'interroger les vaincus, elle vota, malgré les énergiques protestations de Robespierre, des remercîments à Bouillé, des récompenses pour les gardes nationaux qui l'avaient suivi, lesquels, entre parenthèse, étaient fort peu nombreux, et aux morts de son parti des honneurs funèbres au Champ de Mars[21].

Le jour où eut lieu cette fête funéraire, qui n'était qu'une insulte de plus aux victimes de Bouillé, on enterrait un jeune écrivain patriote plein de cœur et de talent, mort à l'âge de vingt-huit ans, Loustalot, le rédacteur des Révolutions de Paris, et sur son cercueil une voix prophétique s'écriait : Va dire à nos frères des régiments du roi et de Châteauvieux qu'il leur reste encore des amis qui pleurent sur leur sort, et que leur sang sera vengé ![22] Deux ans plus tard, l'Assemblée législative, s'honorant par un acte solennel de réparation nationale, arrachait aux galères les Suisses de Châteauvieux, et la population parisienne les accueillait en triomphateurs, au milieu des acclamations et des applaudissements.

 

VIII

En se constituant l'avocat bien désintéressé des régiments de la garnison de Nancy, Robespierre avait encore accru les colères du parti royaliste contre lui. Quelques jours après, cependant, une simple réclamation de sa part, concernant les ecclésiastiques, lui valut pour la seconde fois les éloges de l'Ami du Roi. On avait, pendant le courant du mois de septembre, continué à discuter un projet de décret sur le traitement et les habitations à fournir aux religieux dont la vie monastique était brisée et qui se trouvaient expropriés de leurs maisons. Déjà l'on avait voté l'ensemble du projet, quand Robespierre proposa une modification à l'article 18, parce que sa rédaction lui faisait craindre qu'on ne rangeât au nombre des ordres mendiants des ordres religieux qui, pourvus de revenus suffisants, n'avaient jamais usé de la faculté de mendier, et qu'en conséquence leur position n'en fût diminuée[23]. Mais, sur l'observation de Lanjuinais que cette motion tendait à faire revenir l'Assemblée sur un de ses décrets, on avait écarté par l'ordre du jour la modification proposée. Assurément, disait l'Ami du Roi, M. de Robespierre ne peut être soupçonné de partialité en faveur des religieux : il fallait une injustice bien révoltante pour l'exciter à réclamer contre un décret de l'auguste Assemblée ; cependant ses importunes réclamations ont été étouffées[24]. Et le dévot journal s'emportait fort contre Lanjuinais. Pourquoi donc ce fougueux défenseur des principes monarchiques et aristocratiques accablait-il d'invectives le député d'Arras quand il s'élevait contré des injustices bien autrement criantes ? Ah ! c'est que les partis écoutent rarement la voix de l'équité ; ils ne trouvent juste et raisonnable d'ordinaire que ce qui flatte leurs passions. Un peu plus tard, et sans plus de succès, Robespierre consentit à être l'organe d'une pétition des frères lais de Saint-François qui demandaient à être traités comme les pères, et cela-lui valut une nouvelle approbation du journal royaliste[25].

Au reste il voulait être juste envers les prêtres, voilà tout, et, comme le disait très-bien l'Ami du Roi, il ne pouvait être accusé de partialité en leur faveur. Il l'avait prouvé en prenant part, vers le même temps, au débat assez orageux auquel avait donné lieu le costume ecclésiastique. Treilhard, au nom du comité, avait demandé l'abolition des costumes particuliers de tous les ordres. Dans la séance du 14 septembre, Beauharnais, le jeune, proposa une modification profonde à cet article et revendiqua pour tous les prêtres le droit de porter, hors de leurs fonctions, le costume qu'ils jugeraient à propos de prendre. Mais les ecclésiastiques membres de l'Assemblée repoussaient la nouvelle rédaction comme tendant également à détruire le costume du prêtre. Robespierre, quoique en principe ennemi du costume, appuya la motion de Beauharnais. Sa répugnance pour cette espèce d'uniforme dont étaient sans cesse revêtus les ecclésiastiques ne venait pas d'un motif injurieux pour eux ; il tint à le constater formellement. Heureux d'avoir vu la redoutable corporation du clergé anéantie par la volonté nationale, il considérait désormais les prêtres comme des citoyens ayant des droits égaux à ceux des autres citoyens ; mais, ajoutait-t-il, il serait injuste et inconséquent de ne les regarder que comme une classe suspecte et en quelque sorte proscrite. S'il est partisan de l'abolition du costume, c'est parce que son usage favorise trop l'esprit de corps, de morgue et de despotisme. Les ministres du culte étant, à ses yeux, de véritables fonctionnaires publics, ils devaient, comme les autres fonctionnaires, comme le juge, l'administrateur, le législateur lui-même, s'abstenir de tout costume distinctif en dehors de leurs fonctions. Toutefois, il pensait que, pour ne pas heurter une habitude invétérée et des préjugés religieux, il n'y avait pas à faire, actuellement du moins, de la défense de porter le costume une loi stricte et impérieuse ; il fallait, à son sens, laisser les ecclésiastiques libres d'agir à cet égard comme ils l'entendraient et décréter seulement qu'en dehors des pratiques de leur ministère ils ne seraient astreints à revêtir aucun costume particulier.

Aucun historien, jusqu'à ce jour, n'a révélé ces mille détails où se décèle le caractère intime du personnage, et qui prouvent avec quel soin ce révolutionnaire, le plus radical qui se soit produit depuis Jésus, ménageait des préjugés antiques, quand ils n'étaient contraires ni au droit, ni à l'équité, ni à la justice éternelle. Ils expliquent en même temps sa prodigieuse influence morale dans toutes les classes de la société, influence dont il est impossible de se rendre parfaitement compte si l'on s'en tient aux histoires générales, surtout après les stupides anathèmes dont sa mémoire a été chargée.

Après de tumultueux et interminables débats, l'Assemblée, rayant de l'article le mot ecclésiastique, décréta, au milieu des applaudissements des tribunes, l'abolition immédiate des costumes particuliers de tous les ordres, laissant d'ailleurs chaque religieux libre de se vêtir à sa guise[26].

Quelques jours plus tard (le 23 septembre), Robespierre essayait en vain de s'opposer à l'adoption d'un décret qui blâmait sévèrement le maire et les officiers municipaux de la ville de Soissons pour n'avoir point tenu la main à l'exécution des décrets concernant la libre circulation des grains. On sait combien cette question des subsistances contribua à jeter d'inquiétude et de terreur dans le sein des populations. Le fantôme de la faim, apparaissant sinistre aux regards effarés des masses, les plongeait dans une sorte d'égarement qui leur ôtait la conscience des actes déplorables auxquels elles se laissaient trop souvent entraîner.

La ville de Metz avait fait acheter pour nourrir ses habitants une quantité considérable de grains à Soissons. Un premier envoi s'était effectué sans opposition et sans troubles ; mais un second envoi, composé d'une vingtaine de voitures, ayant excité les défiances du peuple soissonnais, il refusa de le laisser partir, malgré les invitations de la municipalité, et remit les blés dans les greniers de la ville. L'Assemblée constituante, en blâmant solennellement les magistrats municipaux de Soissons de n'avoir pas déployé assez de fermeté, décréta en même temps que le roi serait prié de donner des ordres afin que le bailliage de Château-Thierry informât contre les auteurs et instigateurs des troubles survenus à Soissons. Tout cela paraissait à Robespierre beaucoup trop rigoureux : la municipalité de Soissons, disait-il, s'était conduite comme elle le devait, en se bornant à de simples remontrances. Le peuple, de son côté, voyant tant de grains sortir à la fois, avait été naturellement porté à s'inquiéter sur sa propre situation, il avait pu craindre aussi que ces blés dirigés vers une ville peu éloignée des frontières ne fussent exportés à l'étranger et ne servissent à la nourriture de troupes prêtes à marcher contre la France. Il fallait d'ailleurs se garder de l'irriter contre l'Assemblée nationale par des décrets d'une telle sévérité. Mais on objecta, non sans quelque raison, à l'orateur que, à ce compte, si l'on permettait aux pays producteurs de grains de s'opposer à la circulation de leurs denrées, les habitants de certaines villes, comme Metz par exemple, seraient exposés à mourir de faim, et l'Assemblée, sourde à ses conseils d'indulgence, adopta le décret proposé[27].

La circulation illimitée des grains rencontra, il faut le dire, la plus vive opposition dans les journaux du parti populaire ; elle paraissait un piège ministériel. Ah ! s'écriait Marat, si vous pouviez douter un instant que ce ne soit un redoutable artifice des ennemis de la Révolution, citoyens, ouvrez les yeux et voyez les Broglie, les Custine, les André, les Regnaud, les Dupont, les Duval, les Desmeuniers, les Virieu, les Montlosier, les Maury, les Cazalès, presser ces mesures désastreuses contre les réclamations de vos fidèles représentants[28]. Robespierre était alors dans les bonnes grâces de l'Ami du Roi, car nous voyons ce journal, moitié sérieusement, moitié sur le ton de l'ironie, blâmer à son tour l'Assemblée nationale de ne pas s'être rendue à son avis, et d'avoir inculpé fortement une municipalité dont le seul crime, en définitive, était d'avoir voulu éviter de faire couler peut-être des flots de sang[29].

 

IX

Tandis qu'au sein de l'Assemblée s'agitait de nouveau la question du papier-monnaie et que, pour payer la dette exigible, le Corps législatif, entraîné par l'éloquence de Mirabeau, décrétait une nouvelle émission de huit cents millions d'assignats, hypothéqués sur les domaines nationaux, commençaient dans toute la France les opérations électorales pour la nomination des juges destinés à remplacer l'ancienne magistrature à tout jamais détruite. C'était le 6 septembre qu'avait été définitivement décrétée la suppression des parlements, chambres des comptes, juridictions prévôtales, en un mot, de tous les vieux instruments judiciaires du bon plaisir. Mourir de bonne grâce, en s'inclinant devant la volonté nationale, c'eût été dignement comprendre la situation ; mais ces corps privilégiés ne surent pas honorer leur chute, et quelques-uns d'entre eux, par de vaines bravades, ajoutèrent aux longs griefs relevés contre eux. Le parlement de Toulouse se montra plus récalcitrant que les autres et répondit au décret de l'Assemblée par une protestation séditieuse.

Grande fut l'émotion quand, dans la séance du 5 octobre au soir, le président, après avoir fait part d'une note du garde des sceaux sur la manière dont la chambre des vacations des diverses cours de justice avait accueilli le décret supprimant l'ancienne hiérarchie judiciaire, donna lecture de ce manifeste insensé qui ressemblait à un appel à la guerre civile. Les plus importants décrets constitutionnels y étaient insolemment censurés. Echo des rancunes de la noblesse et du clergé, l'arrêté du parlement languedocien traitait d'usurpateurs les représentants de la nation, les accusait d'avoir violé leur mandat et la foi jurée à leurs commettants, en changeant l'antique constitution. La cour, en termes où perçait l'amer ressentiment de l'intérêt individuel froissé, protestait contre le bouleversement de la monarchie, l'anéantissement des ordres, l'envahissement des propriétés et la suppression du parlement de Languedoc. A peine le président eut-il terminé sa lecture : Cet arrêté, s'écria dédaigneusement Robespierre, n'est qu'un acte de délire qui ne peut exciter que le mépris. L'Assemblée peut déclarer aux membres de l'ancien parlement de Toulouse qu'elle leur permet de continuer à être de mauvais citoyens. Ce corps se coalise avec le pouvoir exécutif... Ici, des murmures éclatèrent ; Robespierre quitta la tribune après avoir prononcé encore quelques paroles perdues au milieu du bruit, mais sans conclure contre les signataires de la protestation[30]. Ce fut un membre du côté droit, M. de Broglie, qui, trois jours après, vint, au nom des comités de constitution et des rapports, fulminer contre les parlementaires un réquisitoire terrible. Chef-d'œuvre à la fois d'égarement et de perfidie, cet arrêté sacrilège, dit-il, est au-dessus de toute qualification ; c'est le tocsin de la rébellion sonné par ceux mêmes dont les fonctions augustes et bienfaisantes ne devaient tendre qu'à la paix et à la tranquillité. Et là où l'homme de la Révolution, où Robespierre s'était contenté d'appeler sur d'orgueilleux et d'impuissants coupables le châtiment du mépris, le rapporteur royaliste proposa leur renvoi devant la haute cour nationale, dont, sous huit jours, un projet d'organisation serait présenté par le comité de constitution. Leur audace vous prescrit votre devoir, dit-il en terminant. Que la punition sévère de cet arrêté soit l'éternel monument de la vindicte publique et de la puissance formidable des lois.

L'Assemblée, faisant droit à ces conclusions, renvoya les membres de la chambre des vacations du parlement de Toulouse devant la haute cour nationale sous la prévention de rébellion et de forfaiture. Plus tard, bien plus tard, l'implacable tribunal révolutionnaire se souviendra, lui aussi, du réquisitoire de M. de Broglie.

Par une singulière coïncidence, le jour même où Robespierre vouait au mépris public l'inqualifiable protestation des magistrats toulousains, le bruit se répandait dans Paris qu'il était appelé lui-même à faire partie' de la nouvelle magistrature, et que, en compagnie de deux de ses collègues également renommés pour leur patriotisme, Bouche et Biauzat, il venait d'être élu juge par les électeurs de Versailles. Le choix de ces trois députés, étrangers au département, étonna beaucoup les Parisiens, paraît-il[31]. Mais Robespierre avait laissé les meilleurs souvenirs à tous ceux qui l'avaient connu à Versailles au temps où y siégeait l'Assemblée. Grande était sa réputation dans la ville où il avait commencé de se révéler, et dont les citoyens lui prouvèrent leur attachement en le choisissant pour président du tribunal de leur district. Ce choix ravit l'âme de Camille Desmoulins. C'est Robespierre, notre cher Robespierre, si pur, si inflexible, écrivit-il, le nec plus ultra du patriotisme, qui est nommé à Versailles président du tribunal de district. Il doit des remercîments à M. Peltier d'avoir conté dans ses Actes des Apôtres que les Artésiens, sur un faux bruit de son arrivée à Arras, avoient voulu se porter à des excès contre lui. Sur le récit de l'Apôtre, les patriotes de Versailles se sont empressés de le ravir à une ville si peu digne de le posséder[32].

C'était là en effet un ample dédommagement des injures, des calomnies dont le poursuivaient les écrivains royalistes ; aussi fut-il profondément touché de l'honneur que lui avaient fait ses concitoyens de Versailles. Le séjour de cette ville tranquille convenait bien à ses habitudes de recueillement, et il se complut dans l'espérance de s'y retirer, une fois les travaux de l'Assemblée terminés, pour y exercer ses nouvelles fonctions. Versailles m'offroit une retraite paisible où j'aurois trouvé tous les avantages qui pouvoient flatter mon goût et ma sensibilité[33], écrivait-il quelques mois plus tard à la société des Amis de la Constitution de cette ville. Mais la Révolution devait le condamner à être perpétuellement en scène ; nous verrons par suite de quelles circonstances il fut contraint de renoncer à un projet dans la réalisation duquel il avait un moment entrevu le repos et le bonheur.

 

X

Si en de rares circonstances il fournissait involontairement aux journaux royalistes l'occasion de parler de lui avec éloge, il ne tardait pas à échauffer leur bile et à irriter leurs passions, comme dans cette même séance du 5 octobre, où, d'un ton si méprisant, il avait traité les magistrats de Toulouse. Immédiatement après cet incident, Chasset avait présenté un rapport sur la vente, la conservation et l'administration des biens nationaux. On avait expressément excepté les châteaux, maisons, domaines et forêts réservés au roi, et l'article sur ce sujet allait passer dans ces termes, lorsque quelques membres du côté droit demandèrent qu'à ce mot réservés, on ajoutât : d'après le choix du roi. La gauche vit dans cette expression une sorte d'atteinte portée à la souveraineté de l'Assemblée, à laquelle, aux termes de la constitution, suivant Robespierre, il appartenait d'assigner au chef de l'État sa demeure et les domaines dont on lui concédait la jouissance. Sur sa motion, l'Assemblée nationale, non contente de repousser par la question préalable la demande des membres du côté droit, décréta qu'après les mots réservés au roi, on ajouterait ceux-ci : en vertu des décrets de l'Assemblée, voulant bien marquer ainsi aux yeux du monde qu'elle seule était souveraine, et que de la nation seule désormais le roi tenait toutes ses prérogatives. C'étaient là de bien petites choses ; mais aux yeux du parti royaliste, qui tenait pour le moins autant aux apparences qu'à la réalité même de la souveraineté, elles avaient une importance extrême, car elles témoignaient d'un grand changement, et qu'au lieu de venir du roi, tout venait du peuple, suprême dispensateur des grâces, des places et des faveurs. De là les colères violentes, les récriminations des journaux de ce parti[34].

A cette époque se discutait une des questions les plus graves, les plus sérieuses qu'ait eu à résoudre l'Assemblée constituante, une question vitale pour un peuple, celle des impôts. Robespierre n'avait encore pris aucune part aux débats, quand l'article 3 du décret relatif à la contribution foncière l'amena à la tribune : il s'agissait de déterminer la valeur des trois journées de travail, du payement de laquelle devait résulter la qualité de citoyen actif. Ici encore il tenta des efforts désespérés en faveur de tant de milliers d'hommes frappés d'incapacité politique par le décret du marc d'argent. Les habiles de l'Assemblée essayèrent de couvrir d'un masque d'intérêt pour les classes pauvres l'espèce d'exhérédation dont elles étaient l'objet. D'après le projet du comité, les ouvriers les moins aisés pouvaient devenir citoyens actifs en acquittant volontairement la taxe des trois journées arrêtée par chaque département. D'André trouva cet article contraire au décret constitutionnel, lequel faisait dépendre du payement d'une somme déterminée la qualité de citoyen actif, et il se rallia à une proposition de Rœderer, tendant à exempter de toute espèce d'impôt le salarié ne gagnant que sa subsistance. Cette motion était certainement de nature à être bien accueillie d'une partie des masses ; on peut d'ailleurs soutenir, non sans raison, que là où les individus ne participent pas à tous les avantages du pacte social, ils ne doivent pas non plus contribuer aux charges nécessaires à l'entretien de la société. Mais, sous cette proposition insidieuse, Robespierre devinait bien l'intention d'éliminer de la cité proprement dite l'élément populaire. Il y avait dans l'Assemblée une portion bourgeoise qui, satisfaite d'avoir humilié la noblesse et la royauté, de s'être emparée de la puissance dont jouissaient autrefois l'une et l'autre, entendait confisquer la Révolution à son profit, jugeant le reste de la nation trop peu éclairé pour prendre part aux affaires, et ne songeant guère à lui préparer les moyens de sortir de son ignorance et de sa nullité. Cet égoïsme révoltait Robespierre. Tous les membres du corps social, suivant lui, devaient également participer aux prérogatives de la société, et aussi aux charges, chacun dans la mesure de ses moyens. Il demanda donc la question préalable sur la proposition de Rœderer, et parla avec force, dit le journal le Point du, jour, pour démontrer que la qualité de citoyen actif appartenait de droit à tous, que le Corps législatif ne pouvait frustrer l'indigent de ce droit naturel primordial, et que, dans tous les cas, loin d'augmenter les difficultés pour l'acquérir, il faudrait les diminuer[35]. L'Assemblée repoussa la proposition de Rœderer, mais sans faciliter de beaucoup les moyens d'obtenir la qualité de citoyen actif, et elle laissa à chaque département le soin de fixer, sur la proposition des districts, le taux des journées de travail.

Le lendemain (25 octobre), Robespierre reprit la parole pour discuter le plan de haute cour nationale dont il avait demandé la formation quelques jours auparavant, et son discours, quoique animé de l'esprit le plus démocratique, obtint beaucoup de succès dans l'Assemblée. Il commença par définir très-exactement les crimes de lèse-nation, par établir nettement la différence existant entre ces sortes d'attentats et ceux commis contre les particuliers. Il y avait, selon lui, deux manières d'attenter à la sûreté et à la vie d'une nation, parce que toute nation possédait une existence physique comme collection d'hommes, et une existence morale comme corps politique. Attenter à la liberté du peuple, c'est-à-dire aux lois constitutionnelles qui lui assurent l'exercice et la conservation de ses droits, était, à ses yeux, un véritable parricide analogue à l'immolation d'un citoyen par l'e fer ou par le feu ; car, disait-il, dès que la liberté est anéantie, le corps politique est dissous ; il n'y a plus ni nation, ni magistrats, ni roi ; il ne reste qu'un maître et des esclaves.

En temps ordinaire, lorsqu'une constitution est affermie sur des bases consacrées par le temps, les simples citoyens, enchaînés par la force publique et la volonté générale, lui paraissaient peu en état de commettre de pareils crimes, les séditions et les conspirations contre les gouvernements étant d'ordinaire réservées aux temps de troubles et de révolutions ; mais c'était des hommes revêtus de la puissance publique que, en toute époque, il redoutait des attaques plus ou moins ouvertes contre la liberté du peuple. S'il existe dans l'État une magistrature qui donne un pouvoir immense, poursuivait-il, de grands moyens de force et de séductions, c'est celle-là qui menacera les autres pouvoirs et la liberté publique ; c'est contre elle que le législateur doit prendre les plus grandes précautions ; c'est contre elle principalement que le tribunal de lèse-nation doit être établi. De là, la nécessité d'apporter à sa formation l'attention la plus scrupuleuse. Si en temps de révolution, quand une nation a secoué le joug du despotisme, un tel tribunal peut être utile pour préserver contre les complots des factions la constitution naissante, c'est à la condition d'être composé de citoyens attachés aux nouveaux principes et à la cause populaire ; autrement, si l'aristocratie s'en empare, si elle parvient à le former d'hommes corrompus d'avance ou susceptibles de l'être, il devient le plus terrible fléau de la liberté. Il pouvait d'ailleurs le devenir également en temps ordinaire, parce qu'il était de sa nature d'être sans cesse en butte aux séductions du pouvoir, dont il était destiné à réprimer et à punir les usurpations ; c'est pourquoi Robespierre aurait voulu que les conspirateurs n'eussent d'autres surveillants et d'autres juges que les représentants mêmes de la nation, auxquels se rallierait naturellement le peuple dans toutes les circonstances où la liberté courrait quelque péril ; mais puisque l'Assemblée nationale en avait décidé autrement, et que la haute cour était en quelque sorte appelée à être l'arbitre des destinées de la nation, il s'agissait de la mettre en garde contre ce qu'il y avait de plus puissant et de plus redoutable dans l'État.

Il était donc essentiel, à son avis, que ses membres fussent nommés directement par le peuple, et non par le roi. Il réfutait donc avec force l'opinion du comité qui, après avoir laissé au roi le choix des membres du tribunal de cassation, proposait de prendre parmi eux les, grands juges de la haute cour. N'était-ce pas, disait-il, sous les efforts continus du- pouvoir exécutif, concentré dans les mains d'un seul, que chez presque toutes les nations succombe plus ou moins promptement la liberté. En conséquence, permettre à ce pouvoir de concourir d'une façon quelconque à la formation d'un tribunal chargé de sauvegarder la liberté, ce serait insulter à la fois au bon sens et à la raison ; c'était pourtant ce que faisait le comité. Il met les principes de l'organisation de la haute cour en opposition avec son objet ; il fait un écueil a la constitution de ce qui devrait en être le boulevard ; et, après tout, n'est-il pas trop absurde et trop dérisoire que la cause la plus mince d'un particulier ne puisse être jugée que par des juges populaires, et que la cause auguste de la liberté et de la nation soit abandonnée à des juges choisis par la cour et par les ministres ? Et là il n'y avait guère de réfutation possible, car si l'on avait laissé à des magistrats nommés par le peuple le soin de punir les crimes et délits particuliers, à plus forte raison, en saine logique, devait-on confier à des magistrats de même origine la répression des attentats commis contre une nation. Contrairement encore à l'avis du comité, Robespierre voulait qu'aucun commissaire du roi ne pût intervenir dans les affaires soumises à la décision de ce tribunal, auquel le pouvoir exécutif devait, selon lui, rester complètement étranger ; le comité, d'ailleurs, lui semblait avoir rendu lui-même hommage à ce principe en proposant d'exempter de la sanction royale les décrets du Corps législatif concernant les accusations à intenter devant la haute cour.

De plus, comme conséquence des observations qu'il venait de présenter, et afin de défendre autant- que possible contre la corruption les juges élus par le peuple, il voulait que ce tribunal fût placé sous l'autorité du Corps législatif, que ses membres fussent élus pour un temps très-court, et aussi nombreux que pouvait le permettre la nature des choses. L'Assemblée, en décidant que les magistrats de la haute cour seraient renouvelés tous les deux ans, qu'ils connaîtraient seulement des affaires déférées par elle, enfin qu'elle commettrait elle-même deux de ses membres pour la poursuite des accusations, avait rempli les deux premiers objets. Mais le comité plaçait le siège de la haute cour dans une ville éloignée de quinze lieues au moins de celle où siégerait l'Assemblée législative, et cela, Robespierre ne pouvait le comprendre : La surveillance que celle-ci doit exercer semble exiger plutôt qu'elle soit rapprochée d'elle ; et si je considère cette proposition sous d'autres rapports, il me semble qu'un tribunal, défenseur des droits de la nation, dont les jugements doivent être l'expression du vœu général, qui d'ailleurs a besoin d'être soutenu par l'opinion publique contre les tentations qui l'environnent, ne peut être mieux placé que dans une ville qui est le centre des lumières, et où l'opinion publique exerce son heureuse influence avec plus d'impartialité et d'énergie. Et certes lès grands services que le patriotisme éclairé et courageux de la capitale a rendus à la liberté et à l'Assemblée nationale ne suffiraient-ils pas seuls pour vous démontrer la nécessité de fixer dans son sein le tribunal qui doit exercer une si grande influence sur la prospérité et sur la durée de votre ouvrage ? Plus tard, lorsqu'au mois de février suivant, on reprit la discussion sur l'organisation de la haute cour, il revint sur ce sujet et insista de nouveau pour que ce tribunal siégeât dans le même lieu que le Corps législatif, tenant à ce qu'il fût environné d'une grande masse d'opinion publique, comme d'un contre-poids au danger imminent de la corruption[36]. Mais, malgré ses efforts, l'avis du comité prévalut.

Robespierre trouvait surtout insuffisant le nombre de jurés proposé : il aurait voulu que chaque département en nommât au moins deux, et que les grands juges fussent choisis parmi eux, une fois les récusations exercées. De plus, afin d'entourer le tribunal d'une sorte d'auréole d'indépendance et d'incorruptibilité, il cherchait à le prémunir contre toutes les séductions possibles. Appliquant à ses membres un système d'exclusion qu'un peu plus tard il devait réclamer avec succès à l'égard de ceux de l'Assemblée nationale elle-même, il demanda qu'ils ne pussent être réélus. Enfin, sachant combien la plupart des hommes se laissent facilement aller à l'entraînement de l'ambition et de la cupidité, il proposa à ses collègues d'interdire aux juges de la haute cour de recevoir aucuns dons, pensions ou emplois du pouvoir exécutif, non-seulement pendant la durée de leurs fonctions, mais encore pendant deux ans après leur magistrature expirée[37]. Cette mesure, appliquée déjà, en vertu d'un décret, aux membres de l'Assemblée nationale, du moins pendant l'exercice de leur mandat, il espérait la voir s'étendre aux membres du prochain Corps législatif, car elle lui paraissait excellente aussi bien pour garantir l'indépendance des représentants du peuple que l'impartialité des magistrats de la haute cour.

Si l'impression produite par son discours fut vive au sein de l'Assemblée constituante, elle ne le fut pas moins au dehors ; le plan du comité rencontra de la part des journaux populaires une opposition formidable[38]. Marat, dont les exagérations, avons-nous dit déjà, causaient à Robespierre une véritable répugnance, somma, dans son numéro 271, Pétion, Duport, d'Aiguillon, Lameth, Barnave, Robespierre, en un mot tous les députés jaloux de passer pour fidèles représentants de la nation, de s'opposer de toute leur force à la consécration des principes émis par le comité. Déjà, en mentionnant le discours du dernier, il avait écrit : Voilà un orateur dans les grands principes, ses vues sont excellentes, mais elles ont besoin de développement, et nous ne doutons point qu'il ne les développe d'une manière à faire sensation[39]. Mais pour Marat jamais Robespierre ne sera assez avancé.

Le jour même où commença la discussion sur la haute cour nationale, vers la fin de la séance, au moment où l'abbé Maury, désolé qu'on enlevât aux juges de l'ancien régime la connaissance des crimes politiques, demandait qu'on organisât le jury dans les tribunaux ordinaires avant de rien décider pour la haute cour, Robespierre s'écria : Vous avez une disposition plus pressante, plus importante à prendre en ce moment ; il existe un tribunal inconstitutionnel et frappé de la haine de tous les bons citoyens ; vous ne pouvez le laisser subsister, je demande que sur-le-champ il soit supprimé. Des acclamations presque unanimes accueillirent ces paroles, tant était grande l'impopularité du Châtelet. Le Chapelier avoua l'impossibilité de le conserver ; il proposa seulement qu'on lui laissât la connaissance des affaires civiles et des délits ordinaires jusqu'à la formation d'un tribunal provisoire. Robespierre se rallia à cet amendement, et sa motion, très-applaudie, dit le Point du jour, fut adoptée en ces termes : L'Assemblée nationale décrète que l'attribution donnée au Châtelet de juger les crimes de lèse-nation est révoquée, et dès ce moment toutes procédures faites à cet égard par ce tribunal sont et demeurent suspendues[40]. Ainsi tomba, sur la proposition de Robespierre, et aux applaudissements de tous les amis de la Révolution, cet odieux Châtelet dont les juges, vendus à la cour, hostiles aux nouveaux principes, absolvaient les conspirateurs royalistes, décrétaient de prise de corps les écrivains patriotes et avaient osé porter un acte d'accusation contre Mirabeau lui-même, coupable à leurs yeux d'avoir servi la Révolution.

 

XI

Quelques jours après (10 novembre), quand s'ouvrirent les débats sur la formation d'un tribunal de cassation, Robespierre combattit énergiquement, au nom des mêmes principes invoqués par lui dans la discussion sur la haute cour, les dispositions les plus importantes du projet du comité, lequel avait le tort de livrer presque complètement cette institution à l'influence ministérielle. En effet, par une étrange contradiction, tandis qu'on laissait au peuple le soin de nommer directement ses juges, on n'osait lui confier le choix des magistrats chargés de les rappeler à la stricte observation de la loi ; et, d'épuration en épuration, on abandonnait en définitive ce choix au pouvoir exécutif. C'était là, suivant l'orateur, ouvrir le plus vaste champ à la cabale, à la corruption, au despotisme. Les applaudissements avec lesquels l'Assemblée accueillit ces paroles avertirent le comité du sort réservé à cette partie de son travail, qui en effet fut rejetée dans la même séance.

Robespierre n'eut pas moins de succès quand il critiqua, avec tout autant de raison, l'idée d'investir le garde des sceaux de la présidence du tribunal de cassation. Sur ce point, le comité éprouva un nouvel échec. Au reste, tout dans le plan proposé paraissait défectueux à l'orateur. Ainsi, de cette cour suprême, placée au sommet de l'édifice judiciaire comme la gardienne de la loi, on faisait une sorte de tribunal de police chargée de surveiller les tribunaux ordinaires, d'humilier les juges pour de simples négligences dans l'exercice de leurs fonctions, et enfin, sur de simples dénonciations laissées à l'arbitraire du garde des sceaux, de prononcer des injonctions, des amendes et des suspensions de fonctions. Nul système, disait Robespierre, n'avait été mieux imaginé pour avilir l'autorité judiciaire, la mettre entre les mains du gouvernement. La cour de cassation devait être établie uniquement en vue du maintien de la loi et de l'autorité législative. Aussi, toujours sous l'empiré de cette crainte que des magistrats, étrangers au pouvoir législatif, ne substituassent dans l'interprétation de la loi leur propre volonté à celle des législateurs, comme cela pouvait fort bien arriver, en revint-il à cette idée, précédemment émise par lui, de placer vau sein même de l'assemblée législative le tribunal de cassation, rappelant que, d'après des principes consacrés, c'était au législateur seul à interpréter ses œuvres.

L'esprit général du projet lui semblait en contradiction formelle avec celui de la constitution, il n'y avait donc pas lieu de délibérer, suivant lui ; et, en terminant, il demanda le rappel des membres du comité au respect des principes constitutionnels dont ils s'étaient éloignés[41]. Plusieurs orateurs, Goupil de Préfeln et Chabroud, entre autres, critiquèrent non moins vivement le plan soumis à l'Assemblée, qui, sans adopter entièrement la proposition de Robespierre, détruisit en partie l'économie du projet, en rejetant immédiatement ses principales dispositions, telles, par exemple, que l'idée de la présidence conférée au garde des sceaux. Sur le reste elle prononça l'ajournement.

Lorsque, un peu plus tard, la discussion fut reprise, Robespierre, voyant l'Assemblée constituante décidée à établir le tribunal de cassation en dehors du Corps législatif, essaya au moins de le rendre accessible le moins possible à ce terrible esprit de corps qui tend toujours à s'introduire dans les corporations judiciaires, et surtout de le prémunir contre l'esprit d'orgueil et la passion d'étendre son autorité. Pour parer à ces graves inconvénients, il était. indispensable, selon lui et son collègue Anthoine, de décréter le renouvellement intégral et fréquent de ce tribunal. En vain redoutait-on la versatilité de sa jurisprudence ; ce mot : jurisprudence des tribunaux, bon sous l'ancien régime, répondait-il, doit être effacé de notre langue, parce que sous l'empire de la constitution nouvelle la jurisprudence n'étant autre chose que la loi elle-même, il y aurait toujours identité de jurisprudence. En fixant à six années, comme le demandait le comité, la durée des fonctions des membres du tribunal de cassation, on risquait de leur donner une puissance formidable à la constitution et à la liberté, il demandait donc leur réélection intégrale tous les deux ans. Barnave proposait le chiffre de quatre années et le renouvellement par moitié tous les deux ans. L'Assemblée, s'inspirant de l'un et de l'autre avis, décida que les magistrats du tribunal de cassation seraient renouvelés tous les quatre ans, mais en totalité[42]. Plusieurs fois encore Robespierre reprit la parole sur diverses questions de détails concernant l'organisation de cette cour suprême ; mais les journaux de l'époque ont singulièrement abrégé le compte rendu de cette discussion, et c'est à peine s'ils ont mentionné les observations des orateurs[43].

Cette liberté, que Robespierre tenait à protéger contre les atteintes possibles de ceux mêmes sous la sauvegarde de qui on la plaçait, il cherchait à l'appliquer en toutes choses, et il n'était si petite occasion où il ne trouvât moyen de revendiquer en sa faveur. Ainsi, dans la séance du 16 novembre, se montra-i-il l'adversaire très-décidé du monopole du tabac qu'on proposait d'abandonner au gouvernement. Partisan de la liberté du commerce, ennemi de ces impôts indirects peu onéreux aux riches, mais qui pèsent lourdement sur les pauvres, il réclamait, au nom de la constitution, le droit pour tous de cultiver cette plante dont l'usage commençait déjà à prendre une grande extension. D'accord cette fois avec lui, son collègue Beaumetz combattit également le monopole, dans l'intérêt de la richesse nationale, et comme on objectait les besoins de l'État, l'Assemblée, s'écria-t-il, n'effacera pas la belle déclaration des droits pour des millions à laisser gagner au Trésor public. L'Assemblée applaudit fort et ajourna la question, laissant entrevoir qu'elle adopterait sur cet objet des principes libéraux, dont, après elle, on devait singulièrement s'éloigner[44].

 

XII

La journée du surlendemain (18 novembre) fournit à Robespierre l'occasion d'un de ses grands triomphes oratoires.

On était alors sous le coup de l'émotion produite dans Paris par le duel de Castries avec Lameth, qui, moins heureux que Barnave dans sa rencontre avec Cazalès, avait été assez grièvement blessé. Persuadé qu'une ligue s'était formée pour se débarrasser des députés populaires dans des combats singuliers, et voulant donner une leçon aux duellistes, le peuple s'était porté en foule à l'hôtel de Castries et l'avait complètement ravagé ; mais les principaux chefs du parti révolutionnaire faisaient remonter plus haut la responsabilité des attaques, des provocations dont les représentants hostiles à la cour étaient continuellement l'objet. Si les aristocrates continuaient leurs complots liberticides, si dans beaucoup de départements les décrets de l'Assemblée n'étaient pas exécutés, la faute en était aux ministres. Déjà quelques jours auparavant, une députation de la commune de Paris, ayant à sa tête un homme appelé à une réputation colossale, un des meneurs du club des Cordeliers, le redoutable Danton, était venu demander leur renvoi en termes dont l'énergie n'avait pas déplu à la majorité de l'Assemblée constituante. Ce fut au milieu de ces circonstances, et à la suite des orageuses discussions auxquelles donnèrent lieu, au sein du Corps législatif, le duel de Charles Lameth et le sac de la maison Castries, que s'ouvrirent les débats sur la pétition par laquelle le peuple avignonnais, fatigué du joug séculaire et dissolvant de la papauté, réclamait la réunion de son pays à la France, dont logiquement il n'aurait jamais dû cesser de faire partie.

Il y avait longtemps déjà que, ayant brisé d'eux-mêmes l'autorité du Saint-Siège, les Avignonnais avaient sollicité l'honneur d'entrer dans la grande famille française ; ceux de leurs concitoyens, députés par eux pour assister à la dernière fédération, avaient aiguillonné leur impatience en leur dépeignant l'enthousiasme, la joie de ce peuple si heureux et si fier de sa liberté conquise, et dont, en somme, ils se sentaient les frères légitimes. Le retard que mettait l'Assemblée à se prononcer sur cette importante affaire tenait à plusieurs causes. En prenant possession d'une partie des domaines du Saint-Siège, non par la conquête, mais en vertu d'une offre libre et spontanée de la part des intéressés, elle craignait, d'une part, de s'aliéner les nations catholiques, de l'autre, d'exaspérer le clergé, dont cependant, en tant d'autres occasions, elle se montra assez peu soucieuse de ménager les susceptibilités. Toucher au bien de l'Église, disaient la plupart des membres du côté droit, comme les Malouet, les Maury et autres, c'est une impiété, une abomination. Cependant, dans la séance du 16 novembre au soir, Pétion, après avoir, dans un long rapport, exposé la situation, proposa à l'Assemblée, au nom de la majorité des membres du comité d'Avignon et du comité diplomatique, de décréter la réunion de la ville d'Avignon et de son territoire à l'empire français, sauf à prier le roi de négocier avec la cour de Rome au sujet des indemnités qu'elle penserait lui être dues. Immédiatement après, un homme dont la doctrine était que les peuples, comme des troupeaux, appartiennent à certains êtres privilégiés appelés empereurs, papes ou rois, et n'ont pas la liberté de disposer d'eux-mêmes, Malouet, cria bien fort au scandale. Le jeudi soir, 18 novembre, Robespierre prit la parole pour combattre cette monstrueuse doctrine et soutenir les droits des Avignonnais.

C'était le soir même du jour où, dans la séance du matin, il avait, pour la seconde fois depuis le commencement du mois, parlé sur l'organisation de la cour de cassation. Un membre qui depuis a rédigé des mémoires où la pusillanimité le dispute au mensonge et à la calomnie, Durand de Maillanne, prononça d'abord un discours dans lequel il conclut à la prise en considération de la pétition des Avignonnais, sauf les indemnités à offrir au pape.

Robespierre lui succéda. Il occupa longtemps la tribune et fut écouté avec une faveur marquée. Je réclame, dit-il en commençant, je réclame, pour la question qui vous est soumise, l'attention religieuse qu'ont obtenue de vous les plus grands objets de vos délibérations ; ce n'est pas sur l'étendue du territoire avignonnais que se mesure l'importance de cette affaire, mais sur la hauteur des principes qui garantissent les droits des hommes et des nations. La cause d'Avignon est celle de l'univers, est celle de la liberté. Il serait également inutile de la défendre devant des esclaves et coupable de douter de son succès devant des hommes libres, devant les fondateurs de la liberté. Cette question lui paraissait se réduire à deux propositions bien simples : le peuple avignonnais avait-il le droit de demander sa réunion à la France ? l'Assemblée nationale pouvait-elle se dispenser d'accueillir sa pétition ? Le principal titre invoqué contre lui, c'était la cession faite en 1368 à Clément VI par la reine Jeanne, en échange de l'absolution qu'elle sollicitait de ce pape, au tribunal duquel elle avait été citée pour le meurtre de son mari. Mais cet acte scandaleux était radicalement nul, d'abord parce que la reine était mineure au moment où elle l'avait consenti, ensuite parce qu'il était contraire aux bonnes mœurs.

Comme un certain nombre d'habitants du Comtat, par jalousie de la ville d'Avignon dont ils redoutaient la prépondérance, avaient protesté contre la pétition de leurs concitoyens, les adversaires de la réunion prétendaient qu'une portion de peuple ne pouvait être séparée du tout sans le consentement général de l'association. Robespierre, s'emparant de leur argument, rappela que la nation provençale tout entière avait, dès l'origine de la cession, réclamé, par l'organe des états généraux, contre l'acte irrégulier passé par la reine Jeanne ; que les magistrats d'Aix par divers arrêts avaient décidé que la ville d'Avignon n'avait jamais cessé d'être partie intégrante du royaume de France ; qu'enfin c'était un point incontestable de notre droit public reconnu par nos premiers rois, que l'État avignonnais était détenu à titre précaire seulement par le pape. D'ailleurs, ajoutait Robespierre, la ville d'Avignon est essentiellement distincte du comtat Venaissin cédé au pape par Philippe le Hardi, moyennant la levée d'une sentence d'excommunication. Entre elle et lui, il y a différence de lois, de coutumes et de tribunaux ; le refus des habitants du Comtat de se réunir à la France ne saurait donc être un obstacle à l'incorporation des Avignonnais. Dans la cause de ces derniers, il voyait celle de tous les peuples dont la souveraineté ne pouvait être aliénée au profit de tel ou tel individu, et il la défendait au nom même des principes proclamés par l'Assemblée constituante ; autrement, disait-il, il n'y aurait plus de peuple, il n'y aurait qu'un tyran et des esclaves. C'était le principe des nationalités nettement posé.

Répondant à cette objection qu'Avignon était la propriété du pape, il s'écriait : Juste ciel ! les peuples, la propriété d'un homme ! Et c'est dans la tribune de l'Assemblée nationale qu'on a proféré ce blasphème. Ici l'orateur fut obligé de s'arrêter, interrompu par de bruyantes acclamations. Quelques membres, assimilant à une conquête l'annexion d'Avignon au territoire français, avaient invoqué le décret par lequel l'Assemblée, stipulant au nom du pays, avait renoncé à toute conquête. Mais, répondait victorieusement Robespierre, une conquête est l'oppression d'un peuple par un autre, ou plutôt par un despote, tandis que c'est spontanément et par un contrat librement consenti que les Avignonnais offrent de se réunir à nous. Et comme, pour jeter quelque défaveur sur leur pétition, on avait rappelé qu'elle avait été formée au milieu de troubles sanglants, troubles fomentés par l'aristocratie d'Avignon au mois de juin précédent, il dit : Que les auteurs de ces raisonnements engagent donc les tyrans à rendre aux peuples l'exercice de leurs droits, ou qu'ils leur donnent les moyens de les renverser sans insurrection. A ces paroles de nouveaux applaudissements interrompirent une seconde fois l'orateur ; lui, reprenant : ou plutôt qu'ils fassent le procès au peuple français et à ses représentants avant de le faire à ceux qui nous ont imités.

Après s'être attaché à prouver combien il était absurde, ridicule, contraire à tous les principes de contester au peuple avignonnais le droit de demander sa réunion à la France, Robespierre, chercha à démontrer que l'Assemblée nationale ne pouvait se dispenser d'accueillir sa pétition. Ne devait-elle pas avoir à cœur de consacrer ce principe de la souveraineté des peuples sur lequel reposait tout l'édifice de la constitution ? N'était-il pas de sa dignité et de son honneur de ne pas exposer aux vengeances de ses ennemis un peuple resté français malgré toutes les conventions contraires, et dont le seul crime était de vouloir partager nos destinées ? Mais ce n'était pas tout : une foule de raisons économiques et politiques de la plus haute importance faisaient en quelque sorte une nécessité de la réunion de cette ville au royaume. Comment, en effet, tant qu'elle en demeurerait détachée, sa position entre plusieurs de nos départements permettait-elle de reculer aux frontières toutes ces barrières intérieures qui divisaient autrefois la France et la coupaient en une foule de petits États séparés d'intérêts et de coutumes ? Sa situation au confluent du Rhône et de la Durance, le rocher qui la domine, la facilité qu'elle peut donner, à ceux qui en seraient les maîtres, de mettre des entraves à la communication du Languedoc, de la Provence, du Dauphiné, en font une place infiniment importante et nécessaire à la France, et vous invitent à ne point violer la plus irréfragable de toutes les lois, celle de la nature même, qui a voulu qu'elle fût, qu'elle ne pût être qu'une portion du territoire français. N'était-il pas à craindre, si l'on résistait plus longtemps à ses vœux, de la voir devenir le quartier général de l'aristocratie, qui de là dirigerait ses attaques contre notre constitution, tandis qu'elle pourrait être un boulevard contre tant d'ennemis puissants ? Voyez, ajoutait-il, au sein de cette partie de la France, où ils ont déjà fait germer les funestes semences des dissensions civiles, le comtat Venaissin et Avignon placés nécessairement pour être ou le principal foyer des conspirations, ou le ferme appui de la tranquillité publique, suivant le jugement que vous prononcerez sur le sort des Avignonnais. Quel Ranger n'y aurait-il pas à les laisser retomber sous le joug de ceux qui, unis par des passions et des intérêts communs, conspireront pour amener impunément une explosion fatale à notre glorieuse Révolution. C'est de ce pays que dans nos troubles domestiques les papes soufflaient sur ce royaume tous les fléaux du fanatisme, de la guerre civile et religieuse qui l'ont si longtemps désolé. C'est là que les ennemis du peuple avignonnais et du peuple français peuvent vous préparer de nouveaux troubles... Et puis, oubliait-on les vœux formellement exprimés dans leurs cahiers par les bailliages voisins, pour réclamer la réunion de cette ville à l'Empire français ?

Que si les cours étrangères avaient l'intention de déclarer la guerre à la France, elles n'avaient pas besoin, comme on l'a dit, du prétexte de cette incorporation. Au surplus, poursuivait-il, vous n'avez à leur opposer que les armes dont les peuples, en état de révolution, ont toujours usé contre les tyrans : le serment de périr pour la liberté. Adoptez d'autres principes, et montrez quelques craintes, vous êtes déjà vaincus. Ce fier langage souleva, cette fois encore, les acclamations de l'Assemblée.

Jusque-là Robespierre s'était trouvé en parfaite communauté d'idées avec son collègue et son ami Pétion ; où il se sépara de lui, ce fut sur la question des indemnités à accorder au pape. Suivant lui, il n'y en avait aucune à donner, car il ne pouvait être dû d'indemnité pour la perte d'une usurpation, disait-il, et la cessation d'un long outrage aux droits des nations et de l'humanité. Et si quelqu'un avait à réclamer, quelque indemnité, c'était le peuple victime d'un long esclavage, non l'oppresseur. L'Assemblée témoigna son approbation de ces paroles par de nouveaux applaudissements ; et Robespierre, en terminant, lui proposa, comme un devoir, l'adoption du décret suivant : L'Assemblée nationale décrète qu'Avignon et son territoire font partie de l'empire français, et que tous ses décrets y seront incessamment envoyés pour y être exécutés comme dans le reste de la France[45].

Robespierre, on peut le dire, s'était cette fois emparé de ses collègues ; l'impression de son discours fut votée d'enthousiasme. A entendre les applaudissements qui, à plusieurs reprises, avaient interrompu l'orateur, on eût pu croire d'avance à une victoire complète, et que sa motion serait décrétée d'emblée ; il n'en fut rien pourtant. Dans un intérêt difficile à comprendre, Mirabeau demanda, le surlendemain, au nom du comité diplomatique, l'ajournement de la question et l'envoi de troupes françaises à Avignon pour y protéger les établissements français et la paix publique, de concert avec les officiers municipaux ; l'Assemblée se prononça dans ce sens, et ajourna jusqu'à nouvel ordre l'incorporation du peuple avignonnais à la France[46]

Grand fut le désappointement au dehors. Mais Robespierre avait fait la conquête d'un peuple, et cette fameuse séance du 18 novembre au soir donna lieu entre les magistrats municipaux d'Avignon et lui à une correspondance qui mérite d'être recueillie par l'histoire :

Monsieur, lui écrivaient, le 4 décembre suivant, les administrateurs de la ville, les défenseurs des Avignonnais ont reçu au milieu des représentans de la nation l'hommage de notre reconnaissance. Les sentimens que leur générosité a fait naître dans les cœurs de nos concitoyens sont consignés dans notre adresse à l'Assemblée nationale.

Nous vous devons, Monsieur, un témoignage particulier de notre gratitude, et nous remplissons avec empressement ce devoir sacré. Le discours sublime que vous avez prononcé dans notre affaire est dans les mains de tous nos patriotes ; ils ne se lassent pas de le lire. Si les principes que vous avez établis si victorieusement pouvoient être connus de tous les peuples de la terre, bientôt il n'existeroit plus de tyran. Si le courage d'une nation qui combat pour sa liberté pouvoit être abattu, le souvenir de ce que vous avez dit en notre faveur suffiroit pour ranimer nos espérances.

Le décret que vous proposiez combloit nos vœux. Ce n'est pas assez pour nous d'être libres, il nous faut être Français. Il ne manque que ce nom à notre. bonheur. Nous avons secoué le joug ultramontain, mais nous sommes encore sous la tyrannie fiscale ; des armées de commis nous entourent. Ces agents de la ferme, dont le règne va être détruit, affectent de redoubler à notre égard leurs vexations odieuses. Nous les dénonçons à votre patriotisme, et nous espérons que, si des raisons politiques ont retardé un décret que la justice sollicitoit, vous obtiendrez sans peine de l'Assemblée que nous soyons traités comme les enfants de la patrie. Cette faveur est due à notre amour pour la constitution, et peut seule modérer notre impatience.

Nous sommes avec respect, Monsieur, vos très-humbles et très-obéissans serviteurs,

Les maire et officiers municipaux : Richard, maire ; Mainvielle, Ayme, Niel, Duprat, officiers municipaux.

 

Robespierre répondit :

Les principes qui m'ont porté à défendre la cause du peuple avignonnais doivent être pour vous, Messieurs, un sûr garant de mes sentimens pour les magistrats d'un peuple libre, dont la sainte autorité commence au moment où la tyrannie expire. Leur suffrage est, à mes yeux, le prix le plus flatteur de mon attachement à leur cause et à celle de l'humanité ! Leurs remercîmens ne peuvent me paroître qu'un excès de générosité. En défendant les Avignonnais, c'est la justice, c'est la liberté, c'est ma patrie, c'est moi-même que j'ai défendu. Je n'ai fait que remplir le vœu de tous les vrais Français et devancer celui de la postérité, qui bénira avec une tendre admiration ce peuple dont le courage a abattu d'un seul coup la puissance du despotisme et de l'aristocratie ; sa liberté ne périra pas plus que sa gloire. Elle est attachée à la destinée de la France. Oui, Messieurs, quelles qu'aient été les raisons qui ont suspendu la prononciation formelle de votre réunion, vous serez Français ; vous l'êtes, puisque vous le voulez et que le peuple français le veut. Ce ne sont point des terres nouvelles dont nous avons besoin, ce sont des hommes libres et vertueux ! Et quelle contrée nous en offrira, si ce n'est la vôtre ! Si Rome donnoit le droit de cité aux peuples qu'elle avoit vaincues, pourquoi repousserions-nous des frères, vainqueurs comme nous du despotisme, et destinés à combattre avec nous pour la conservation de la liberté commune ? Voilà la seule politique qui puisse faire le bonheur des hommes ; voilà du moins ma profession de foi. C'est vous dire assez, Messieurs, que vous n'avez pas besoin de me recommander vos intérêts pour l'avenir. Si vous êtes réduits à nous dénoncer encore ces armées de commis qui vous entourent, si les excès de la tyrannie fiscale profanent encore un territoire que votre vertu a consacré à la liberté, vous en délivrer est la moindre des preuves que l'Assemblée nationale doive vous donner de sa reconnoissance et de celle de la nation. Ils ne seroient plus au moment où je vous écris ; le bonheur du peuple avignonnais seroit proportionné à sa magnanimité, si ma puissance égaloit mon zèle pour ses intérêts, et la tendre vénération que je lui ai vouée.

Veuillez bien, Messieurs, en accepter le témoignage, et permettez qu'il supplée ici à toutes les formules. — ROBESPIERRE[47].

 

Robespierre tint sa promesse : plus d'une fois nous l'entendrons reprendre la parole pour vaincre les résistances de ses collègues dont l'étrange obstination à retarder sans aucune espèce d'utilité la réunion d'Avignon à la France, finira par céder à sa persistance. Mais, comme il l'avait prévu, leur longue hésitation devait entraîner de déplorables conséquences ; quand le peuple avignonnais sera tardivement incorporé à l'Empire français, d'irréparables malheurs auront fondu sur lui ; et, pour n'avoir pas tout de suite ratifié la motion si juste, si sensée de Robespierre, l'Assemblée constituante sera cause que la patrie ne recevra dans son sein qu'une ville portant au front les stigmates sanglants d'épouvantables massacres.

 

XIII

Dans la soirée du 18, avant que Robespierre montât à .la tribune, l'Assemblée avait entendu le maire de Paris, Bailly, et le général La v Fayette : le premier, réclamant au nom du conseil général de la commune ; une loi de police et la formation immédiate d'un tribunal provisoire pour juger les nombreux détenus dont les prisons étaient encombrées ; le second, l'organisation définitive de la garde nationale.

Certes, si jamais moment fut favorable pour organiser cette institution sur des bases démocratiques, ce fut bien celui-là ; mais déjà la bourgeoisie commençait à avoir peur du peuple, et elle commettait l'immense faute de tracer entre elle et lui une ligne de démarcation qui n'aurait jamais dû exister. Au lieu de fondre ensemble la masse des citoyens, d'intéresser le pauvre comme le riche à la conservation de l'œuvre constitutionnelle, ses principaux meneurs dans l'Assemblée, réagissant contre les principes d'égalité proclamés dans la déclaration des droits de l'homme, imaginèrent de faire de la garde nationale une sorte de garde prétorienne dont les rangs étaient inaccessibles aux profanes, et ces profanes, c'était... le peuple, dans le sens restreint que donnait à ce mot l'aristocratie bourgeoise. Telle fut, en effet, l'économie du projet présenté le dimanche 26 novembre par Rabaut Saint-Étienne, au nom du comité de constitution. Les citoyens actifs, leurs enfants mâles âgés de dix-huit ans, étaient seuls admis à être inscrits sur les rôles de la garde nationale ; il y avait seulement une exception en faveur des citoyens non actifs qui, au début de la Révolution, avaient pris les armes pour la liberté. Ainsi, d'un trait de plume, des millions de citoyens français étaient réduits à l'état d'ilotes. Non-seulement on les avait exclus des assemblées électorales, mais on les déclarait incapables de servir la patrie comme gardes nationaux ; et l'on constituait dans l'État, sans se douter des périls qu'on léguait à l'avenir, une nouvelle classe inconnue, pour ainsi dire, sous l'ancien régime, le prolétariat.

L'Assemblée nationale ordonna l'impression du rapport de Rabaut Saint-Étienne et ajourna le débat ; mais, aux Jacobins, la discussion ne fut pas ajournée. Le soir même Robespierre parut à la tribune, et, laissant déborder son cœur, il fit, en termes d'une éloquente amertume, la vive critique du plan exposé dans la journée à l'Assemblée constituante, en y joignant celle du décret du marc d'argent ; cause première de tout le mal. Qui pourroit ne pas partager la sainte indignation que Robespierre fit éclater aux Jacobins dans un discours admirable ! s'écria, transporté, l'auteur des Révolutions de France et de Brabant. Mirabeau présidait. Irrité des applaudissements frénétiques prodigués par l'assistance émue aux paroles enflammées de son collègue, il entreprit d'imposer silence à l'orateur en prétendant qu'il parlait contre un décret rendu. Alors se passa une scène impérissable, grâce à la plume d'un témoin oculaire et passionné, Camille Desmoulins. La société tout entière se récria contre le despotisme du président. Tout en élevant Mirabeau au fauteuil pour les gages immortels qu'il avait donnés à la Révolution, les Jacobins ne pouvaient oublier ses derniers votes dans l'affaire de Nancy et celle d'Avignon ; et le parallèle entre Robespierre et lui était tout à son désavantage.

Sourds à la sonnette présidentielle violemment agitée, ils invitaient d'une commune voix l'orateur à continuer. Un tumulte indescriptible s'ensuivit et dura près d'une heure et demie. Mirabeau, croyant gagner la partie, s'avisa d'un moyen théâtral : Que tous mes confrères m'entourent, s'écria-t-il tout à coup en montant sur son fauteuil, comme si sa personne eût été menacée. Une trentaine de membres seulement accoururent à son appel. Mais de son côté, dit Camille, Robespierre, toujours si pur, si incorruptible, et à cette séance si éloquent, avoit autour de lui tous les vrais Jacobins, toutes les âmes républicaines, toute l'élite du patriotisme. Mirabeau ne savoit donc pas que, si l'idolâtrie pouvoit être permise chez un peuple libre, ce ne seroit que pour la vertu. Au petit nombre de fidèles dont il se vit entouré, il connut combien l'influence morale de Robespierre était supérieure à la sienne.

Charles Lameth ne fut pas plus heureux quand, arrivant avec son bras en écharpe, il prétendit, lui aussi, — non sans avoir au préalable appelé Robespierre son ami très-cher et l'avoir loué beaucoup de son amour pour le peuple, — qu'on n'avait pas le droit de parler contre un décret sanctionné ou non. Mais Noailles leva la difficulté en venant attester que le comité de constitution, dont il était membre, n'avait nullement entendu le décret en question dans le sens que lui prêtaient le président et Charles Lameth. C'était donner raison à Robespierre, à qui Mirabeau, tout désappointé, fut contraint de rendre la parole, et qui acheva son discours, comme il l'avait commencé, au milieu des plus vives acclamations[48]. Il ne paraît pas d'ailleurs que Mirabeau lui ait gardé rancune, car nous le verrons, à quelques semaines de là, associant ses éloges à ceux de Camille Desmoulins, donner dans son propre journal les passages les plus importants du discours de Robespierre sur la garde nationale.

 

XIV

Au nombre des abus de l'ancien régime et des sources impures d'où provenait la fortune d'une foule de grands seigneurs, de courtisans, se trouvaient les brevets de retenue. On entendait par là, suivant la définition donnée par Camus, rapporteur du comité des pensions, un acte signé de celui qui avait le droit d'accorder des provisions d'un office, acte par lequel il s'engageait à ne donner aucunes provisions à un nouveau titulaire sans que celui-ci eût remis aux mains du titulaire actuel ou de ses ayants cause une somme spécifiée dans le brevet.

On sent à combien de trafics scandaleux cela donnait nécessairement lieu à une époque où les offices non vénaux le devenaient par suite d'un pareil système. Ces brevets, de différentes classes, n'avaient pas tous la même origine. Les uns tenaient lieu de quittances de prix de charges versé au trésor public, comme ceux des commissaires des guerres ; les autres avaient été expédiés en vertu d'ordonnances générales, comme les brevets relatifs aux gouvernements des provinces et places de guerre, accordés en échange de sommes payées par un nouveau titulaire à son prédécesseur au su et d'après l'ordre même du roi ; il y en avait enfin qui n'étaient qu'un pur don, une libéralité à des personnes en crédit. Camus, dans son rapport concernant le rachat des offices supprimés et les indemnités à fournir aux titulaires dépossédés, avouait que la gràce et la faveur du prince avaient été l'origine du plus grand nombre des brevets de retenue. Nulle forme légale, consacrée par le droit civil et privé, n'avait été observée dans ces donations ; c'étaient des actes du pouvoir arbitraire et absolu dont la validité n'était jamais contestée jadis, parce qu'il n'était permis à personne de les examiner.

On n'évaluait guère à moins de 100 millions le chiffre des indemnités à payer pour la suppression des brevets de retenue. Il y avait évidemment une distinction à établir entre les titulaires dont les brevets étaient la compensation de sommes primitivement payées au trésor public, et les titulaires qui ne pouvaient justifier d'aucun payement, c'est-à-dire dont les brevets étaient une pure libéralité. Or le plus grand nombre des porteurs de brevets, on l'a vu d'après l'aveu du rapporteur, était dans ce cas. Le comité établissait bien cette distinction, mais il ne proposait pas moins d'indemniser aussi les seconds, dans une mesure moindre, il est vrai, et seulement pour les brevets concédés à partir du 1er novembre 1769.

Pourquoi cette préférence accordée aux brevets portant une certaine date ? Avaient-ils un caractère plus moral, étaient-ils mieux fondés ? Et pourquoi grever les finances de l'État au profit des uns plutôt que des autres ? C'est ce dont le rapporteur ne prit pas la peine de rendre compte. Cependant plusieurs orateurs, parmi lesquels M. de Castellane, ne trouvaient pas le projet du comité assez favorable aux porteurs de brevets. La discussion ayant été fermée avant qu'aucun membre de l'Assemblée eût combattu avec quelque énergie les conclusions du rapport, Merlin réclama. Il faut bien que quelqu'un parle pour le peuple, dit-il, je n'ai entendu plaider que la cause des brevets de retenue.

Robespierre se leva alors, comme pour répondre à une invitation personnelle. S'emparant de l'aveu du rapporteur, il rappela que la plupart de ces brevets de retenue étaient des actes contraires aux lois, des libéralités faites à des courtisans aux dépens du peuple, et souvent un indigne trafic des ministres. C'en est assez, dit-il, pour conclure qu'il n'y a pas lieu à délibérer sur les divers projets de remboursement présentés à cet égard. Les titres imprescriptibles du peuple et de l'humanité sont plus sacrés, quoi qu'on puisse dire, que ceux des riches et des courtisans qui ont obtenu ces places et ces libéralités, quelque couleur qu'on veuille leur donner. Il fallait donc se garder, selon lui, de grever le peuple d'une centaine de millions d'impôts pour consacrer des actes qu'on devait mettre au rang des abus les plus révoltants dont il avait été victime. Ces observations portèrent leurs fruits : le comité modifia son projet de décret, et il fut décidé en principe que les sommes inscrites aux brevets de retenue seraient remboursées dans le cas seulement où l'on produirait la justification qu'elles avaient été versées au trésor public, soit par le titulaire actuel du brevet, soit par le titulaire précédent[49].

 

XV

C'était le moment où l'Assemblée constituante songeait à mettre un terme aux entraves apportées par l'immense majorité des prélats à la constitution civile du clergé ; où Voidel, au nom du comité des recherches, lui traçait une sombre peinture des résistances fomentées contre ses décrets par un grand nombre de prêtres ; où Mirabeau poussait contre ce clergé antipatriotique un cri d'indignation dont le retentissement prolongé devait ébranler la France entière.

Sur la proposition de l'immortel tribun, et malgré les emportements de l'abbé Maury, dont les fureurs s'étaient accrues du calme avec lequel on l'avait écouté, il avait été décrété, le samedi soir 27 novembre, que, dans la huitaine à partir du jour de la publication du présent décret, tous prêtres, curés et évêques conservés en fonction seraient tenus, conformément à la constitution civile du clergé, de prêter, à l'issue de la messe, en présence du conseil général de la commune et des fidèles, serment de fidélité à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la constitution ; qu'il serait pourvu au remplacement de ceux qui refuseraient le serment, ou qui, l'ayant prêté, viendraient à le violer. Les parjures devaient être poursuivis comme rebelles à la loi, punis par la privation de leurs traitements, déclarés en outre déchus des droits de citoyens actifs, et incapables d'aucunes fonctions publiques. Le clergé en général tint peu compte de ces dispositions sévères ; et les ecclésiastiques de l'Assemblée allaient prochainement saisir l'occasion d'un facile triomphe, quittes à incendier tous les départements et à exaspérer les âmes pieuses égarées en criant bien fort à la persécution et au martyre.

Voilà précisément ce que redoutait Robespierre. Le silence gardé par lui dans ces discussions orageuses est une preuve non équivoque à nos yeux du peu d'approbation qu'il donnait à la conduite tenue par l'Assemblée en cette circonstance, et nous aurons l'occasion plus tard de montrer combien peu en général il était partisan des mesures de rigueur envers les gens d'Église. Il n'était pas seul de son avis dans le parti populaire ; d'autres patriotes, dévoués comme lui à la Révolution, blâmaient, par exemple, cette inutile formalité du serment, dont le clergé allait se, faire une arme terrible contre le nouvel ordre de choses, et bonne tout au plus à grossir le nombre de ses partisans[50].

Prétendre, comme le faisaient les prêtres, que la constitution civile portait atteinte à la religion catholique, c'était un mensonge calculé et d'autant plus odieux ; mais ils s'en servirent avec une habileté diabolique. Assurément il n'y avait rien qui blessât le dogme dans cette obligation imposée aux ministres de l'Église de jurer fidélité à la nation, à la loi, au roi ; et en ce qui concernait leurs rapports avec le Saint-Siège, Bossuet avait été au moins aussi loin que l'Assemblée nationale. Mais à quoi bon les astreindre, sous peine de déchéance, à un serment illusoire ? Qu'importait à la Révolution qu'ils prêtassent des lèvres un serment qui n'était point dans leurs cœurs ? Mais ce qui lui importait, c'était de ne pas leur fournir l'occasion de se poser en victimes et de montrer, comme des plaies faites à la religion, les blessures dont souffraient leur amour-propre et leur cupidité. Et cette occasion, comme ils la saisirent avec empressement ! Comme ils s'évertuèrent à bouleverser les provinces, comme ils y soufflèrent le feu de leurs haines ardentes, comme par tous les moyens, par la tombe et par le berceau, ils surent agir sur les esprits faibles ! Avec quel art machiavélique, décidés à tout abîmer plutôt qu'à se rendre et à donner, en véritables chrétiens, l'exemple du respect à la volonté nationale, ils déchaînèrent partout les passions et la discorde ! Comme enfin ils contribuèrent à amener cette situation formidable qui devait enfanter la Terreur ! C'était là sans nul doute ce que redoutait Robespierre, quand parfois il essayait de conjurer l'orage suspendu sur la tête des ecclésiastiques ; protestant ainsi, nous le répétons, contre cette intolérance dont on l'a si faussement accusé. Laisser les prêtres libres ; ne pas avoir l'air d'empiéter sut le domaine de la conscience, c'était les annuler, il le savait ; il savait aussi combien puissants et dangereux pouvait les rendre la simple apparence d'une persécution. Il avait donc bien raison de ne pas s'associer à des mesures dont les conséquences devaient être désastreuses.

Mais que l'occasion de réparer une injustice se présentât, on était sîïr de le voir paraître à la tribune. Ainsi l'entendit- on, dans le courant de décembre, prêter l'appui de sa parole aux sous-officiers et soldats du régiment de Royal-Champagne, alors en garnison à Hesdin, et que leur patriotisme connu avait désignés aux vengeances de leurs supérieurs. L'affaire remontait au mois d'août dernier, époque à laquelle, sur la dénonciation d'actes d'insubordination de la part de quelques sous-officiers et cavaliers de ce régiment, l'Assemblée avait rendu un décret en vertu duquel le roi avait été prié d'employer les moyens les plus efficaces pour arrêter les désordres et en faire punir sévèrement les auteurs. On sait déjà quel antagonisme existait alors entre les sous-officiers et les soldats d'un côté, et les officiers de l'autre : les premiers se montrant en général tout dévoués aux institutions nouvelles, les seconds au contraire détestant cordialement la Révolution, et usant, pour la combattre, de tous les moyens en leur pouvoir. Aussi malheur à ceux de leurs subordonnés qui témoignaient avec trop d'enthousiasme leur attachement aux principes libérateurs ! Leur patriotisme était un crime, et leurs moindres démonstrations en faveur de la cause populaire étaient bien vite transformées en actes d'insubordination, tant il paraissait dur à leurs supérieurs de voir surgir des hommes là où depuis tant d'années ils étaient habitués à commander à des esclaves.

Munis du décret de l'Assemblée, les officiers de Royal-Champagne avaient ignominieusement renvoyé du régiment trente-six hommes, parmi lesquels deux adjudants, neuf maréchaux des logis et deux brigadiers, après leur avoir délivré, au milieu d'un imposant appareil de guerre, des cartouches de congé avec ordre de se rendre dans leurs foyers, malgré le décret antérieur de l'Assemblée interdisant formellement d'expédier, sans jugement préalable, des cartouches infamantes aux soldats. La plupart des hommes ainsi chassés avaient de quinze à trente ans de service, et n'étaient parvenus au modeste grade qu'ils occupaient que par une longue suite de bonnes actions ; ce qui avait été constaté au commencement d'octobre par les deux commissaires civils envoyés à Hesdin par l'Assemblée nationale, sur les vives réclamations qu'avait soulevées de toutes parts la punition arbitraire infligée à ces trente-six sous-officiers et soldats, les meilleurs du régiment. Chargé, au nom des comités militaire, des rapports et des recherches réunis, de présenter un rapport sur cette affaire, le député Salles disculpa entièrement la conduite de ces victimes de l'aristocratie militaire, et il apitoya singulièrement l'Assemblée sur leur sort quand il raconta que la cause de leurs persécutions était un pacte fédératif juré à la face du soleil sur la place d'Hesdin entre la garde nationale du pays et les soldats de Royal-Champagne, pacte dont le procès-verbal avait été lu devant l'Assemblée constituante elle-même, et vivement applaudi par elle. Ce rapport était suivi d'un projet de décret portant que les sous-officiers et soldats renvoyés du régiment de Royal-Champagne toucheraient leur solde jusqu'à ce qu'ils eussent été replacés ; que les congés à eux délivrés seraient annulés ; que le roi serait prié de les incorporer dans la maréchaussée, et qu'enfin le ci-devant ministre de la guerre, M. de la Tour du Pin, et la municipalité d'Hesdin seraient publiquement blâmés pour l'approbation qu'ils avaient donnée à la conduite des officiers de Royal-Champagne.

Un tel rapport et un tel décret, empreints d'un caractère si libéral, devaient nécessairement soulever dans le côté droit. de violentes rumeurs. Les du Châtelet, les Crillon, les d'Estourmel, les Murinais et autres, presque tous officiers, et par conséquent juges dans leur propre cause, se récrièrent vivement, défendirent en désespérés la conduite de leurs collègues, si justement dénoncée au blâme de l'Assemblée nationale. Robespierre se chargea, lui, de soutenir les conclusions du rapport. Il montra combien les officiers de Royal-Champagne, en prononçant des punitions sans jugement, avaient agi d'une manière arbitraire et oppressive ; puis il signala la forme illégale des congés délivrés aux soldats renvoyés, forme illégale même sous l'ancien régime. Les congés devaient dégager purement les hommes de leur service et contenir témoignage de leur bonne conduite ; de quel droit les officiers avaient-ils expédié de véritables lettres d'exil ? N'était-il pas facile de voir qu'ils avaient été poussés dans cette voie par un esprit contre-révolutionnaire ? En effet, dans la longue information à laquelle on s'était livré, on n'avait pu relever aucun grief grave contre leurs victimes. Mais, continuait l'orateur, on a prétexté l'insubordination pour renvoyer du corps les soldats les plus patriotes, les plus amis de la constitution ; et, ne pouvant les provoquer à des actes qui eussent permis de les traduire en jugement, on a eu recours au despotisme ministériel. Il fallait donc, suivant lui, donner un grand exemple de justice en votant le projet des comités.

Après une assez vive discussion, l'Assemblée, tenant largement compte des observations de Robespierre, et sans adopter complètement le projet de décret de ses comités, sans doute pour ménager l'amour-propre des officiers qu'elle espérait toujours rallier à la cause de la Révolution, déclara nulles et non avenues les cartouches délivrées aux cavaliers et sous-officiers du régiment de Royal-Champagne, et décréta qu'ils toucheraient le montant de leur solde jusqu'à ce qu'ils eussent été jugés, s'il y avait lieu, ou jusqu'à l'expiration de leur congé[51].

 

XVI

Trois jours après, dans la séance du 14 décembre, on discutait, au sein de l'Assemblée constituante, une des plus importantes questions de la nouvelle organisation de la justice, celle des offices ministériels et de la défense devant les tribunaux.

Les comités de judicature et de constitution avaient pensé avec raison que la suppression de la vénalité des charges judiciaires devait entraîner naturellement celle de la vénalité. des offices de ces procureurs dont notre ancienne comédie a immortalisé l'esprit de chicane et la cupidité. Voulant sans doute couper le mal dans sa racine, les comités s'en prenaient non-seulement à l'abus, mais encore au principe, et proposaient la suppression complète des officiers ministériels. Mais comment et par qui les remplaçaient-ils ? Là surtout était le point vulnérable du nouveau plan soumis par eux aux délibérations de l'Assemblée. Ils avaient imaginé de fondre ensemble les fonctions jadis attribuées aux procureurs et celles exercées par les avocats, et d'en investir, moyennant certaines conditions de stage, un petit nombre d'individus désignés dans chaque district par trois juges et deux hommes de loi. A cela plusieurs membres préféraient l'ancien système, trouvant en définitive plus de garanties pour les plaideurs dans l'officier ministériel forcé d'acheter sa charge, que dans ces procureurs déguisés dont le choix serait laissé à la discrétion de quelques juges. Ému de compassion sur le sort des procureurs dépossédés, non sans indemnité cependant, Prugnon plaida chaleureusement leur cause. Robespierre engagea le débat à un point de vue plus élevé ; aussi son opinion fut-elle accueillie avec beaucoup plus d'applaudissements[52]. Le plan du comité lui paraissait défectueux, surtout en ce qu'il restreignait le droit le plus imprescriptible et le plus sacré, celui de la défense naturelle. Ne pas permettre à un citoyen de confier le soin de défendre son honneur, sa vie ou sa liberté à celui qu'il jugeait le plus digne de sa confiance, c'était, aux yeux de l'orateur, saper jusqu'aux premiers fondements de la liberté individuelle, violer les plus saintes lois de la justice et de la nature. Il rappelait, non sans quelque fierté pour sa profession, que si autrefois l'introduction d'une demande devant les tribunaux et la procédure étaient enveloppées de formes vénales et forcément confiées à des officiers dont les charges étaient l'objet d'un véritable trafic, du moins la partie principale et essentielle de la défense, la fonction de développer les faits, de faire valoir les moyens, de réclamer la sainte autorité des lois, de faire entendre la voix de l'humanité et les cris de l'innocence opprimée, avait échappé au génie de la fiscalité et au pouvoir absolu. Moyennant un cours d'études facile et ouvert à tout le monde, chacun était libre d'exercer la profession d'avocat, tant le droit de la défense avait toujours été regardé comme un droit naturel et sacré. Aussi disait-il : Tout en déclarant sans aucune peine que cette profession n'était pas exempte des abus qui infecteront toutes les sociétés qui ne vivront pas sous le régime de la liberté, je suis forcé de convenir que le barreau semblait, encore montrer les traces de la liberté exilée du reste de la société ; que c'était là où se trouvait encore le courage de la vérité, ce zèle généreux qui défend avec énergie les droits du faible opprimé contre les crimes de l'oppresseur puissant, ces sentiments magnanimes qui n'ont pas peu contribué à amener une Révolution qui ne s'est opérée dans le gouvernement que parce qu'elle était préparée dans les esprits. Privilège pour privilège, il aimait encore mieux l'ancien système que le régime imaginé par les comités de judicature et de constitution.

Y avait-il, en effet, continuait-il en disséquant pièce à pièce le plan proposé, quelque chose de plus contraire aux institutions d'un peuple libre que cette élection d'un petit nombre de défenseurs laissée à deux hommes de loi et à trois juges ? et n'était-ce pas reconstituer un corps privilégié au moment où l'on avait proscrit jusqu'au costume des gens de loi, sous prétexte qu'ils ne devaient point former une classe particulière dans l'État ? Dans tous les cas, s'il appartenait à quelqu'un de déléguer à certaines personnes un droit commun à tous en principe, c'était au peuple seul ; permettre à des fonctionnaires publics de le conférer eux-mêmes, c'était attenter à la constitution. Mais la n'était pas le moindre inconvénient. Quels hommes investirait-on de ces fonctions délicates ? A qui allait-on confier le soin de défendre l'honneur, la fortune de tant de familles ? Serait-ce aux plus éclairés et aux plus vertueux ? Non, disait-il ; le génie, fier et indépendant, ne sait attendre ses succès que de lui-même ; la probité inflexible ne connaît ni les souplesses de l'intrigue, ni l'art des sollicitations ; or, partout où un corps, où quelques hommes disposent de quelques avantages, de quelques emplois, les affections personnelles, l'intrigue, les sollicitations feront presque toujours pencher la balance dans leurs mains, ces hommes fussent-ils des juges, des administrateurs de districts. Non, vous ne verrez point entrer dans le temple de la justice ces défenseurs sensibles et magnanimes dont la sainte intrépidité serait l'appui de l'innocence et la terreur du crime. Ces hommes-là sont trop redoutables à la faiblesse, à la médiocrité ! Que serait-ce à l'injustice, à la prévarication ! Vous ne verrez descendre dans cette ridicule arène que vous ouvrez aux candidats que le rebut du barreau, que la lie des praticiens, que ces âmes faibles et froides qui préfèrent la bienveillance fructueuse des hommes en place aux stériles bénédictions du pauvre et de l'opprimé. Évoquant alors les souvenirs du barreau romain, il rappelait éloquemment que les citoyens qui l'avaient illustré, après avoir servi leur pays dans les magistratures les plus importantes, n'avaient pas pris l'attache des édiles ou des juges qu'ils avaient mission d'éclairer, quand ils se présentaient pour défendre un de leurs concitoyens. On ne va pas à la liberté par des routes diamétralement opposées, ajoutait-il ; et si le législateur ne rompt pas avec la manie si justement reprochée aux gouvernements de vouloir tout régler, s'il persiste à mettre les citoyens en curatelle en donnant à l'autorité ce qui n'appartient qu'à la confiance individuelle, on tombera nécessairement sous le plus ridicule et le plus insupportable des jougs.

En vain essayait-on de justifier le plan du comité en disant qu'il admettait des défenseurs officieux ; c'était là une disposition illusoire, puisqu'on leur rendait difficile au dernier point, sinon impossible, la défense des causes dont ils seraient chargés. En effet, on laissait aux juges le droit d'exclure des tribunaux le défenseur officieux, non-seulement lorsqu'il leur paraîtrait avoir manqué à la décence, au respect dû aux magistrats — termes vagues, disait l'orateur, et susceptibles de tant d'interprétations arbitraires ! —, de modération à l'égard des parties — ce qui n'était ni plus précis ni plus déterminé, ajoutait Robespierre —, mais encore lorsqu'il leur paraîtrait avoir manqué d'exactitude dans l'exposition des faits ou des moyens de la cause.

On comprend combien le vague de pareilles dispositions jetait nécessairement de doute et d'épouvante dans un cœur qu'enflammait le pur amour de la justice, dans l'esprit d'un jurisconsulte qui savait que trop souvent les hommes en place sont enclins à interpréter dans le sens de leurs passions et de leurs rancunes les œuvres les plus sages du législateur. Pourquoi alors ouvrir une si large porte à un arbitraire dont seraient victimes, non ces hommes indifférents aux maux d'autrui ou aux excès du despotisme, mais ceux dont le zèle généreux serait traité de manquement à la décence, au respect dû aux tribunaux, et dont on trouverait commode d'étouffer la sainte indignation en leur faisant un crime de leurs vertus et de leurs talents ? En s'exprimant ainsi, il pensait sans doute à lui-même ; et il y avait dans ses paroles un ressouvenir de ses débuts au barreau, de cette époque où, tout jeune, il s'était consacré à la défense des pauvres et des faibles, lorsqu'il s'écriait : C'est ainsi qu'on changerait en une école de lâcheté et de vénalité une école de patriotisme où les vrais amis de la justice et de l'humanité-auraient préludé par leur courage à défendre la cause des particuliers, au devoir plus important encore de défendre la cause du peuple dans les assemblées publiques. Ah ! si nous ne voulons pas que la liberté soit un vain nom, adoptons-en l'esprit ; parlons moins de décence, de dignité, des tribunaux, des hommes en place, de modération, de prudence. L'humanité, la justice, l'égalité, la vertu, la liberté, la loi, voilà les objets qui intéressent les hommes, voilà les objets de notre culte ! En terminant, il conjura l'Assemblée de décréter, comme article additionnel à la constitution, et afin de consacrer solennellement les droits et la liberté de la défense, que tout citoyen pourrait défendre ses intérêts en justice par écrit ou verbalement, soit par lui-même, soit par celui à qui il jugerait à propos de donner sa confiance[53].

L'Assemblée nationale applaudit beaucoup ce discours écouté avec une religieuse attention ; elle écarta tout à fait le projet des comités, objet des critiques de Robespierre, et, le surlendemain, elle adopta, sur la proposition de Tronchet, un décret en vertu duquel des avoués étaient établis auprès des tribunaux pour représenter et même défendre les parties, lesquelles conserveraient le droit de se défendre elles-mêmes verbalement ou par écrit, ou d'employer le ministère d'un défenseur officieux. L'esprit du discours de Robespierre avait, on le voit, passé presque tout entier dans ce décret.

 

XVII

C'était aussi pour conserver plus de garantie à la dignité de la justice et à la liberté du citoyen que, quelques jours plus tard, dans la discussion du plan d'organisation des jurés présenté par Duport au nom des comités de constitution et de jurisprudence criminelle, il combattait avec force, d'accord avec son ami Pétion, Prieur, Mougins et quelques autres membres de l'Assemblée, l'idée du comité d'avoir, en ce qui concernait la police de sûreté, placé des fonctions militaires et civiles dans les mêmes mains, et érigé les officiers de gendarmerie en magistrats de police. Comment, disait-il, les comités n'avaient-ils pas aperçu le danger de confier le pouvoir de juger aux exécuteurs mêmes des ordonnances du juge ? La police de sûreté est une justice provisoire, mais elle a un objet commun avec la justice ordinaire, la sûreté publique. Si la première se montre plus expéditive, plus arbitraire dans ses décisions, si ses formes sont moins scrupuleuses, elle n'en doit pas moins concilier la nécessité de réprimer le crime avec les droits de l'innocence et la liberté civile. Plus la loi accorde de latitude à la volonté, à la conscience du magistrat chargé du soin de la police, plus elle doit exiger de lui des présomptions morales de son impartialité, de son respect pour les droits du citoyen, de son éloignement pour toute espèce d'injustice, de violence et de despotisme. Autrement on s'exposerait à faire d'une institution destinée au maintien de la sûreté de tous le plus terrible fléau qui la pût menacer.

Il était donc souverainement imprudent d'investir d'une magistrature si intimement liée aux droits les plus sacrés des citoyens, des officiers de gendarmerie, toujours assez disposés à servir les caprices du pouvoir exécutif. Le despotisme seul avait imaginé de réunir des fonctions aussi disparates ; et l'ancienne juridiction prévôtale parut une monstruosité précisément parce qu'elle était à la fois civile et militaire. Et puis n'était-ce pas aller contre les principes constitutionnels qui subordonnaient toutes les fonctions publiques à l'élection populaire ? Lorsque, dans l'intérêt général, les citoyens consentent à soumettre leur liberté aux soupçons et à la volonté d'un homme, c'est bien le moins qu'ils le choisissent eux-mêmes. N'avait-on pas déjà consacré ce principe en remettant l'autorité de la police à des juges de paix nommés par le peuple ? Pourquoi alors en déléguer une partie à des agents militaires, en accordant même à ces derniers un pouvoir plus étendu ? Robespierre invoquait un autre argument décisif, dont plusieurs fois nous l'avons entendu se servir, et qui malheureusement était trop justifié à cette époque. S'il est vrai, disait-il, que tous les abus de l'autorité viennent des intérêts et des passions des hommes qui l'exercent, n'était-il pas à craindre, dans les- circonstances présentes, que le gouvernement ne songeât à tirer parti de la mauvaise disposition dont la plupart des officiers sortis des classes privilégiées étaient animés contre les partisans de la Révolution ? En leur abandonnant ce pouvoir exorbitant de susciter un procès criminel à tout citoyen, de le flétrir d'un jugement préventif jusqu'à la décision du jury, n'était-ce pas risquer de voir les plus zélés patriotes et le peuple livrés à ces persécutions secrètes, à ces vexations arbitraires dont l'exercice de la police, de l'aveu même des comités, pouvait être si facilement le prétexte ?

Le lendemain, après quelques nouvelles observations du même orateur, l'Assemblée renvoya les articles critiqués par lui à l'examen du comité, qui, deux jours après, les représenta avec de légères modifications. Elles consistaient à laisser provisoirement seulement aux officiers de gendarmerie l'exercice de la police, concurremment avec les juges de paix, et à ne leur permettre de lancer des mandats d'arrêt ou d'amener que dans les cas de flagrant délit. Mais cette concession paraissait insuffisante à Robespierre. Lancer un mandat d'amener, c'était faire un acte judiciaire ; et l'Assemblée, en renvoyant l'avant-veille son projet au comité, s'était, suivant lui, formellement prononcée contre cette délégation de fonctions judiciaires abandonnées aux officiers de la gendarmerie, qui, plus actifs et plus entreprenants, finiraient toujours par usurper le pouvoir civil et l'autorité si respectable des juges de paix. En vain proposait-on cette mesure comme provisoire. Laisser aux législatures suivantes le soin de réformer une loi mauvaise, c'était, s'écria-t-il en terminant, rendre inutile et précaire la liberté de la nation française[54]. Malgré ses efforts, l'Assemblée, se déjugeant en quelque sorte, adopta le plan des comités, légèrement amendé par Thouret ; mais plus tard on comprit combien était dangereuse cette confusion de l'autorité civile avec le pouvoir militaire, et l'on en revint aux sages principes invoqués par Robespierre.

 

XVIII

Vers cette époque s'accomplit une cérémonie dans laquelle Maximilien Robespierre eut son rôle. Bien rares étaient les occasions où il consentait à s'arracher à ses travaux incessants ; mais cette fois il s'agissait du mariage d'un ami, et il y alla avant de se rendre à l'Assemblée. C'était le mercredi 29 décembre 1790. Ce jour-là un membre de l'Assemblée constituante, l'abbé Bérardier, donnait, à Saint-Sulpice, la bénédiction nuptiale à Camille Desmoulins, son ancien élève, et à Lucile Duplessis. Camille avait choisi, pour l'un de ses témoins, son cher camarade de collège, son idole, son dieu, Robespierre. Aimé depuis longtemps de la femme qu'il aimait, l'auteur des Révolutions de France et de Brabant touchait enfin au comble de ses vœux, et Lucile et lui allaient jouir d'un bonheur longtemps attendu. Ce n'était pas sans peine, en effet, que le sceptique et railleur écrivain était parvenu à obtenir pour son mariage tes bénédictions de l'Église. Cependant l'éternel persifleur s'attendrit en entendant la voix émue de son maître tracer, dans le discours d'usage, les devoirs des époux, et lui dire, après l'avoir engagé à respecter la religion dans ses écrits : Votre patriotisme n'en sera pas moins actif, il n'en sera que plus épuré, plus vrai ; car si la foi peut forcer à paraître citoyen, la religion oblige à l'être. Quelques larmes, dit-on, s'échappèrent de ses yeux, larmes bien vite effacées du reste, car, quelques jours après, il plaisantait sur sa conversion forcée, et se livrait à des sarcasmes que la plus simple bienséance lui commandait de réprimer.

En s'apercevant de l'attendrissement de son ami, Robespierre, s'il faut en croire une brochure anonyme publiée deux ans plus tard, lui aurait crié brutalement : Ne pleure donc pas, hypocrite[55]. Voyez-vous d'ici ce membre éminent de l'Assemblée nationale, dont la gravité, la tenue digne n'ont jamais été contestées, qui, peu de mois auparavant, dans une lettre dont le lecteur n'a sans doute pas perdu le souvenir, gourmandait sur son défaut d'observation des convenances le journaliste un peu léger dont il avait bien voulu être le témoin, s'oubliant au point de troubler une cérémonie auguste par une apostrophe irrévérencieuse ! Quoi de plus naturel que l'émotion de Camille ! A coup sûr elle ne venait pas d'une conversion subite, et le côté religieux n'y était pour rien ; mais ce qui dut le toucher profondément, ce fut la douce peinture des joies du bonheur domestique longtemps rêvées. Se dire qu'on possède enfin la femme aimée, qu'on y est attaché désormais par les liens les plus chers, les plus sacrés, c'est un enchantement sans égal, une ivresse délicieuse ; le cœur se gonfle alors, car la félicité comme la douleur a ses larmes, et à l'aspect de cette Lucile qu'il idolâtrait et dont la main tremblait dans la sienne, l'insouciant Camille put bien sentir des pleurs rouler dans ses yeux.

Inutile de dire que le propos cynique prêté à Robespierre par uns plume ennemie, propos si loin de son caractère, de ses habitudes, ne repose sur aucune donnée certaine, sur aucun fondement, et nous sommes étonné que de sérieux écrivains aient pu y ajouter quelque foi. Malheureusement on s'est fait jusqu'ici de Robespierre dans l'intimité l'idée la plus fausse. On l'a peint sous un aspect rude et renfrogné ; rien de moins vrai. Tous les documents de famille que nous avons sous les yeux nous le présentent, au contraire, comme l'hôte le plus aimable, le plus doux, le plus décemment enjoué. Débarrassé du poids des affaires publiques, il devenait bonhomme, suivant sa propre expression, et prenait volontiers sa part des innocents plaisirs d'un intérieur de famille. Maintenant, sans avoir rien du dévot, sans être plus qu'un autre partisan du charlatanisme des prêtres, il était religieux, comme Rousseau, dans le sens le plus élevé du mot ; il était surtout plein de respect pour les croyances sincères, et l'on peut affirmer que personne moins que lui n'était capable de troubler par une sortie inconvenante la bénédiction nuptiale donnée à un ami.

Ah ! ce mariage de Camille, on ne peut y songer sans être assailli par d'amères réflexions. Qui eût dit alors, en voyant passer le joyeux couple et son cortège d'amis, qu'avant quatre ans, témoins et mariés disparaîtraient emportés par la tourmente révolutionnaire, Pétion, Brissot, Sillery dénoncés par Camille ; Camille Desmoulins, suspect à son tour, entraînant dans l'abîme sa Lucile, cette Lucile au sourire d'enfant, au cœur de lionne, qui, dans une lettre suprême et désespérée, rappellera, mais en vain, à Robespierre le beau jour où il leur servit de témoin ? La lettre ne parvint pas à son adresse, comme on le verra plus tard. Et quand même ! Robespierre, tout membre du comité de Salut public qu'il était, eût été impuissant à détourner le coup, et il ne devait pas tarder lui-même à suivre sur l'échafaud l'infortunée jeune femme. Mais n'anticipons pas sur les événements ; assez tôt viendront les heures tristes et sanglantes ; il ne faut pas jeter sur les heures d'allégresse l'ombre épaisse des mauvais jours. Robespierre avait écrit sur le mariage des pages charmantes ; il comprenait donc et appréciait bien tout le bonheur de son ami. Lui aussi, au sein des tempêtes, il rêvera la félicité domestique ; lui aussi, au foyer de son hôte, il rencontrera sa Lucile ; mais, moins heureux que Camille, il ne lui sera pas donné de voir l'accomplissement de ses rêves.

 

XIX

L'année 1791 s'ouvrit sous d'assez sombres auspices. Cette fois les cérémonies du jour de l'an passèrent à peu près inaperçues au milieu des préoccupations de la capitale. Irrités des provocations du parti royaliste, les écrivains démocratiques rivalisent de verve révolutionnaire. Aux violences du club monarchique, les Jacobins et les Cordeliers répondaient par des motions de plus en plus vigoureuses ; l'élan était en raison directe des résistances, et de toutes parts les paroles des orateurs retentissaient comme un bruit de tocsin. C'est merveille de voir quelle activité déployait cette génération de 89 pour défendre la liberté et l'égalité conquises. Devant ces intérêts majeurs tout autre intérêt disparaissait. On sentait bien que c'était l'heure solennelle d'affirmer à jamais les droits de l'homme ; que si on la laissait passer, c'en était fait pour des siècles peut-être, et l'unique souci était d'assurer le triomphe de ces droits. Ô grands aïeux, que de reconnaissance nous vous devons, et combien nous sommes petits auprès de vous !

Cependant les inquiétudes générales, les tentatives désespérées des contre-révolutionnaires n'arrêtaient point l'Assemblée dans son œuvre de reconstruction sociale. Parmi les travaux auxquels elle consacra une partie des mois de janvier et de février 1791, viennent en première ligne les discussions relatives au plan d'organisation des jurés présenté par Duport, discussions commencées dans les derniers mois de l'année précédente. Réorganiser la justice criminelle de façon à sauvegarder à la fois les intérêts de la société et ceux des accusés, parmi lesquels pouvaient se rencontrer des innocents, était une entreprise délicate, intéressant au plus haut degré la liberté individuelle, si légèrement sacrifiée jadis, et qu'il était urgent d'entourer des plus solides garanties. Témoin de tant d'erreurs et d'atrocités commises par la justice criminelle sous l'ancien régime, Robespierre avait à cœur d'en prévenir le retour par toutes les précautions imaginables ; il prit à toutes ces discussions la part la plus active, et sur presque chacune des questions soulevées durant le cours de ces débats, sa parole émue, ardente, passionnée se fit plus d'une fois entendre en faveur de l'humanité.

Duport, dans son projet, avait repoussé l'admission des preuves écrites ; mais statuer sur le sort d'un accusé d'après les traces fugitives que de simples déclarations verbales pouvaient laisser dans l'esprit des jurés paraissait singulièrement périlleux à Robespierre. Quand la loi posait des règles précises pour l'examen et l'admission des preuves, fallait-il s'en rapporter à la conviction arbitraire du juge ? Voilà ce qu'il n'admettait pas. Cette question, disait-il dans la séance du 4 janvier, ne peut être résolue sans qu'on remonte aux véritables principes de toutes les institutions judiciaires. En général, la procédure criminelle n'est autre chose que les précautions prises par la loi contre la faiblesse ou les passions des juges. Loin de considérer les magistrats comme des êtres abstraits ou impassibles, dont l'existence individuelle est parfaitement confondue avec l'existence publique, on sait que, de tous les hommes, ce sont ceux que la loi doit surveiller et enchaîner avec le plus de soin, parce que l'abus du pouvoir est le plus redoutable écueil de la faiblesse humaine. La société, suivant lui, ne devait admettre la condamnation d'un accusé que sur des preuves indubitables, et ces preuves, l'écriture seule était à même de les constater, de permettre aux jurés de les comparer. Sans cela, disait-il encore, il n'y a plus de barrière à l'arbitraire et au despotisme, il n'y a rien qui empêche ou qui constate les assassinats judiciaires et toutes les suites de la malversation. Les preuves légales, résultant de la déposition conforme de deux ou de plusieurs témoins, étaient également insuffisantes à ses yeux pour motiver une condamnation, -quand les preuves matérielles n'existaient pas. Et à ce sujet il citait un trait, supérieur, selon lui, à tous les arguments. En Angleterre un citoyen comparaissait devant le jury sous la prévention d'un crime capital. Les dépositions de tous les témoins avaient convaincu les jurés de sa culpabilité, et tous opinaient pour la condamnation, sauf un seul, qui refusait obstinément de ratifier le verdict de ses collègues. On s'étonnait de son opiniâtreté à ne pas se rendre aux preuves accablantes déroulées à la charge de l'accusé, quand, cédant au trouble de sa conscience agitée, il avoua qu'il était lui-même le coupable. Ainsi donc, si la loi n'eût pas exigé pour une condamnation l'unanimité des suffrages, un innocent était envoyé au supplice. Peut-être, pensait Robespierre, les jurés anglais ne se fussent-ils pas aussi facilement laissé entraîner, si l'on ne se contentait pas chez eux des dépositions orales. Il demandait donc que les dépositions des témoins fussent rédigées par écrit, afin d'être plus facilement pesées et discutées par les jurés, et que l'accusé ne pût jamais être déclaré coupable sur une simple conviction morale, en l'absence de preuves strictement déterminées par la loi[56].

Énergiquement soutenue par Goupil de Préfeln et par Tronchet, la doctrine de Robespierre ne triompha point ; il faut le regretter, car une instruction criminelle faite publiquement, en présence d'un juge et d'un jury d'accusation, rédigée par écrit, remise ensuite aux jurés, qui l'auraient scrupuleusement examinée et se seraient, pièces en mains, formé une conviction, eût certainement offert plus de garantie que l'instruction orale à laquelle il est procédé devant eux, et qui risque de laisser dans leurs mémoires des traces un peu effacées, sinon de déplorables erreurs.

Ces erreurs, irréparables trop souvent, hélas ! le moyen le plus efficace de les prévenir, c'était, sans aucun doute, d'exiger l'unanimité des suffrages de la part des jurés appelés à prononcer sur le sort d'un accusé. Il parut étrange à Robespierre que le comité qui, en repoussant l'admission des preuves écrites, s'était inspiré de la législation anglaise, en répudiât sur ce point les principes. Quelque temps après (2 février), il insista pour qu'aucune condamnation ne pût être prononcée sans que les opinions des jurés fussent unanimement conformes. D'après le projet du comité, bien plus libéral d'ailleurs que la loi remaniée depuis sous l'Empire, il suffisait de l'opinion favorable de trois jurés pour l'acquittement de l'accusé. C'était déjà beaucoup, mais aux yeux de Robespierre ce n'était pas assez ; en matière criminelle la certitude morale était loin d'être acquise, selon lui, quand l'unanimité n'existait pas, car, disait-il, il n'est peut-être pas extraordinaire de voir la raison du côté de la minorité. Ces paroles diversement interprétées soulevèrent dans le côté droit quelques applaudissements et quelques murmures. Sans répondre aux interrupteurs, Robespierre rappela cet exemple, déjà cité par lui, dans son éloge du président Dupaty, de trois malheureux sauvés du supplice parce qu'un seul des magistrats chargés de les juger n'avait point été convaincu de leur culpabilité. Les Calas, les Montbailly et tant d'autres eussent évidemment trouvé leur salut dans la loi de l'unanimité, poursuivait-il, et cette loi, ne dût-elle sauver qu'un innocent par siècle, était d'une indispensable nécessité. Barnave combattit cette proposition en se fondant sur ce que, en Amérique et en Angleterre, si l'unanimité était requise pour condamner, elle l'était aussi pour absoudre. Robespierre n'avait pas dit le contraire ; mais on s'empressa de fermer la discussion. Son opinion, appuyée par M. de Folleville, un membre de la droite ! fut écartée cette fois encore, et l'Assemblée adopta l'article du comité[57].

La veille, dans les débats relatifs aux accusés contumaces, contre lesquels le comité avait présenté des dispositions très-rigoureuses, Robespierre avait posé ce principe salutaire de l'indemnité à accorder aux personnes injustement poursuivies. Un peu plus tard, le 5 du même mois, il revint encore sur ce sujet, de concert cette fois avec Pétion, Larochefoucauld et quelques autres membres ; mais vainement il essaya de toucher ses collègues sur le triste sort d'infortunés dont l'innocence était reconnue souvent après de longs mois de détention, quand leur position était perdue et leurs ressources nulles ; l'Assemblée se montra insensible ; il était réservé à la justice révolutionnaire de se montrer plus équitable sur ce point.

Non content de refuser une indemnité au contumace innocent, le comité voulait qu'on le condamnât à un mois de prison pour avoir douté de la justice de son pays. C'était là le cas de rappeler ces paroles prêtées à un magistrat illustre, au président de Harlay : Si l'on m'accusait d'avoir volé les tours de Notre-Dame, je commencerais par prendre la fuite. Combien d'innocents, en effet, sous le coup d'une accusation inouïe, troublés au souvenir de tant d'erreurs judiciaires, et redoutant les formes inquisitoriales des procédures criminelles, ne préféreront-ils pas, en quittant leur pays, prévenir les chances d'un acquittement précédé d'une longue prison préventive d'où la société les tirera peut-être, mais sans leur offrir la juste indemnité du dommage qu'ils auront subi ! Avec cette chaleur qu'il met toujours dans tout ce qui intéresse l'humanité, dit le Point du Jour, Robespierre s'étonna que le comité eût osé proposer un pareil article. C'était, selon lui, méconnaître les premiers principes du droit naturel et du bon sens. De quel côté, d'ailleurs, étaient les premiers torts ? du côté de l'innocence injustement poursuivie, et fuyant sous l'empire d'une crainte bien naturelle, ou du côté de la société, qui l'a mise en danger en la soupçonnant sans raison ? Exiger une réparation de la part de celui à qui elle est due bien plutôt, frapper un innocent d'un mois de prison après avoir été obligé de l'absoudre, n'était-ce pas renverser toutes les notions du juste et de l'injuste ? Jamais, s'écriait Robespierre, l'antique tyrannie judiciaire n'a présenté une violation plus révoltante de la raison, de la nature et de l'humanité. Il réclama donc, au nom des principes proclamés par l'Assemblée, et obtint le rejet immédiat de la proposition du comité, que son rapporteur, Duport, n'osa même pas défendre, tant avait été générale l'impression causée par le discours de Robespierre[58].

Les vives attaques de Maximilien contre le plan d'organisation du jury présenté par Duport paraissent avoir été le point de départ de son hostilité avec ce qu'on a appelé le triumvirat Duport, Lameth et Barnave. Duport, dont l'amour-propre se trouva profondément blessé, ne lui pardonna point ; nous le verrons bientôt refuser l'importante fonction de président du tribunal criminel de Paris, uniquement parce que son adversaire avait été investi de celle d'accusateur public.

D'accord avec Merlin et Dumetz, Robespierre demanda aussi la radiation des mots sur mon honneur insérés dans la formule de déclaration des jurés. L'idée d'honneur, séparée de celle de probité et de conscience, lui paraissait une idée vaine et féodale de nature à perpétuer des préjugés gothiques incompatibles avec les principes sévères des nations libres ; mais l'Assemblée, trouvant cette opinion trop philosophique, adopta purement et simplement la formule présentée par le comité[59].

Il fut plus heureux le même jour (3 février) en combattant une proposition assez étrange de l'abbé Maury. Champion désespéré de tous les abus de l'ancien régime, systématiquement hostile à toutes les idées de progrès, l'abbé voulait que, même dans le cas où les charges produites contre un accusé n'auraient point pari] suffisantes, son absolution ne fût point irrévocable, et qu'on en revînt à cet égard à ce qu'on appelait autrefois le plus ample informé. Comme si les notions de charité lui eussent été complètement inconnues, il prononça ces paroles impies si peu en rapport avec le caractère de l'homme divin dont il se prétendait le ministre : Quant a moi, je crois incompatibles ces mots loi et clémence. Robespierre se leva aussitôt pour le réfuter. Comment osait-on proposer le rétablissement de ces conditions mitoyennes inventées par le despotisme, et grâce auxquelles un innocent pourrait être continuellement en butte aux persécutions d'ennemis puissants. La loi, dit-il, doit condamner ou absoudre, je ne connais pas de milieu. Si le despotisme ancien s'attachait plus à ne laisser échapper aucun coupable qu'à protéger l'innocent opprimé, il n'en saurait être de même sous le règne de la liberté ; et une nation régénérée devait préférer au juste châtiment des crimes l'éclatante manifestation de l'innocence. Cette fois ses paroles, dignes de la doctrine évangélique, ne furent pas jugées trop philosophiques, et l'Assemblée, en y applaudissant, rejeta la proposition de l'abbé Maury[60].

 

XX

Une des questions les plus importantes, la formation du jury d'accusation, n'avait pas encore été discutée. Les débats sur ce grave sujet s'ouvrirent dans la séance du 5 février 1791. Robespierre en profita pour présenter un plan d'ensemble complet sur l'organisation des jurés et réfuter dans toutes ses parties le système présenté par Duport au nom des comités de judicature et de constitution. Déjà, quelques semaines auparavant, le 20 janvier, lors de la discussion relative aux tribunaux criminels, il avait essayé de traiter la question avec quelques développements, trouvant une connexité intime entre cette question des jurés et celle des tribunaux criminels. Mais, interrompu à chaque instant par des voix qui lui criaient : Parlez donc du tribunal, il avait, de guerre lasse, quitté la tribune, après avoir vainement tenté de dominer le tumulte[61].

Cette fois, l'occasion s'offrant à lui de s'étendre tout à son aise sur une matière qu'il avait longuement méditée et étudiée, il se garda bien -de la laisser échapper. Le plan des comités offrait d'ailleurs largement prise à la critique, car, Duport, ancien magistrat, était loin d'avoir dépouillé le vieil homme ; son projet portait encore les traces trop visibles des préjugés et des méfiances que n'avait pu secouer tout à fait un membre de l'ordre judiciaire aboli.

Robespierre commença son discours par une exposition magnifique de ce que devait être l'institution des jurés, selon lui une des plus précieuses pour l'humanité. Seulement il fallait bien se garder de la -détourner de son but, en empruntant servilement son organisation à un peuple voisin, sans s'inquiéter de la différence des usages et des mœurs, et surtout sans la mettre en rapport avec les nouveaux principes des Français ; sinon on risquerait de tourner contre la liberté une arme forgée pour la défendre. Le caractère essentiel de cette institution, dit-il, c'est que les citoyens soient jugés par leurs pairs ; son objet est qu'ils le soient avec plus de justice et d'impartialité ; que leurs droits soient à l'abri des coups du despotisme judiciaire. Or, à son avis, les comités présentaient bien le masque et le fantôme du jury, mais non point de véritables jurés.

D'après leur plan, en effet, les jurés ne se tiraient pas du sein de tous les citoyens actifs, comme cela eût été naturel pourtant : deux cents citoyens seulement, parmi ceux qui payaient la contribution exigée pour l'éligibilité aux places administratives, étaient choisis par le procureur général syndic de l'administration de chaque département. Sur ces deux cents éligibles, formant la liste du jury, et sur lesquels l'accusateur public et l'accusé avaient la faculté réciproque d'en récuser vingt, on en tirait douze au sort, et ces douze membres constituaient le jury de jugement appelé à décider si l'accusé était ou n'était pas convaincu. Voilà donc un seul homme, s'écriait Robespierre, un officier d'administration maître de donner au peuple les juges qu'il lui plaît ; voilà tout ce que le génie de la législation pouvait inventer pour garantir les droits les plus sacrés de l'homme et du citoyen, qui aboutit à la sagesse, à la volonté, au caprice d'un procureur syndic ! Qu'arriverait-il en ce temps où le pays se trouvait divisé en tant de factions, d'une part les citoyens les moins puissants, les moins favorisés de la fortune, de l'autre la foule innombrable de ceux qui voulaient au profit de leur ambition rappeler les anciens abus ou en créer de nouveaux, qu'arriverait-il si l'on venait à porter aux premières places de l'administration des intrigants, des hommes habitués à voiler sous le masque du civisme leurs sinistres dispositions, c'est-à-dire les plus dangereux amis de la liberté ? Ces fonctionnaires ne seraient-ils pas naturellement enclins à choisir comme jurés des citoyens imbus de leurs principes, des hommes toujours prêts à se donner au plus adroit et au plus fort ? Et dans ce cas ne verrait-on pas les patriotes les plus purs, suspects d'un trop grand attachement à la cause populaire, persécutés au nom de l'ordre public, et les actes du plus sincère patriotisme punis comme des actes de rébellion, comme des attentats à la sûreté publique par des jurés dévoués aux vengeances d'une aristocratie soupçonneuse et irritée ? Car ces jurés, d'après le plan des comités, il n'était permis de les prendre que dans les classes les plus riches et les plus puissantes. Combien un semblable système lui semblait éloigné de la déclaration des droits et de ce caractère de justice et d'impartialité sans lequel l'institution du jury est une pure fiction ! Était-ce là ce qu'on appelait-être jugé par ses pairs ? Comment les citoyens exclus de la classe privilégiée ne redouteraient-ils pas avec raison, disait Robespierre, de rencontrer moins d'égards et d'indulgence de la part d'individus habitués à les regarder comme d'une grande hauteur ? Mieux vaudrait pour eux, à ce compte, être jugés par les tribunaux ; ils soumettraient du moins leur sort à des hommes nommés par eux, et la richesse ne serait pas la seule mesure des droits des citoyens.

Après avoir critiqué, beaucoup plus vivement que nous ne pouvons le rendre ici en quelques lignes, la formation vicieuse du jury proposée par les comités, Robespierre essaya de démontrer combien était dangereux également le pouvoir excessif donné au président du tribunal criminel, qui, nommé pour douze ans, était investi d'une autorité tout à fait discrétionnaire et indéfinie. De quelle prodigieuse influence ne serait pas armé un magistrat chargé pendant un temps si long de diriger les jurés eux-mêmes dans l'exercice de leurs fonctions, et libre d'ordonner tout ce qu'il jugerait indispensable à la découverte de la vérité, sans autre garantie que son honneur et sa conscience, comme s'il était infaillible et à l'abri des passions humaines ! La découverte de la vérité, disait Robespierre, est un motif très-beau ; c'est l'objet de toute procédure criminelle et le but de tout juge. Mais que la loi donne vaguement au juge le pouvoir illimité de prendre sur lui tout ce qu'il croira utile pour l'atteindre ; qu'elle substitue l'honneur et la conscience de l'homme à sa sainte autorité ; qu'elle cesse de soupçonner que son premier devoir est au contraire d'enchaîner les caprices et l'ambition des hommes toujours enclins à abuser de leur pouvoir, et qu'elle fournisse aux présidents criminels un texte précis qui favorise toutes les prétentions, qui pallie tous les écarts, qui justifie tous les abus d'autorité, c'est un procédé absolument nouveau, et dont les comités nous donnent le premier exemple. N'était-ce pas aussi violer le principe salutaire de la séparation des pouvoirs que de mettre dans la dépendance ministérielle l'accusateur public, magistrat nommé par le peuple, dont on dénaturait ainsi l'institution en le subordonnant aux agents du pouvoir exécutif ? C'était bien la peine d'avoir retiré des mains des commissaires royaux le redoutable ministère de l'accusation, si par des voies obliques on restituait au roi une part de cette autorité judiciaire qu'on lui avait enlevée dans l'intérêt général et pour la bonne administration de la justice. Quant aux jurés, ils devenaient de purs instruments passifs, passant des mains.de l'officier qui les avait créés entre les mains du magistrat qui les dirigeait. Je vois partout, s'écriait l'orateur, les principes de la justice et de l'égalité violés ; les maximes constitutionnelles foulées aux pieds ; la liberté civile pressée, pour ainsi dire, entre un accusateur public, un commissaire du roi, un président et un procureur syndic. Sans compter les officiers de gendarmerie transformés en magistrats de police et contre l'institution desquels il s'était, quelque temps auparavant, on s'en souvient, si énergiquement élevé.

En vain, pour couvrir les vices de leur système, les comités invoquaient-ils l'exemple des lois anglaises ; au moins fallait-il, quand on se mêlait de se régler sur une législation étrangère, lui emprunter ce qu'elle pouvait avoir de bon, et non ses parties les plus défectueuses. Il fallait exiger l'unanimité pour la condamnation de l'accusé et se contenter de l'avis d'un seul juge pour renvoyer l'affaire à un nouveau jury, au lieu de n'accorder à l'accusé la révision de son jugement que dans le cas chimérique où le tribunal tout entier et le commissaire du roi seraient d'un avis contraire au verdict affirmatif des jurés. Et puis voyait-on en Angleterre, par une étrange confusion de la justice criminelle et de la police, ce pouvoir monstrueux accordé à la maréchaussée de traiter les citoyens en suspects, de les déclarer prévenus, de les livrer à l'accusateur public, de dresser enfin contre eux toute une procédure ? Tandis qu'on exposait chez [nous la liberté civile aux persécutions d'une autorité violente et despotique, les Anglais, au contraire, poussaient jusqu'au scrupule le respect de la liberté individuelle. D'ailleurs, pouvait-on comparer leur situation politique à la nôtre ? Le peuple anglais avait-il réclamé ses droits contre le gouvernement et contre l'aristocratie ? Il avait donc moins a se préoccuper du danger d'abandonner à un seul homme le choix des jurés. Mais en France, où les plus zélés défenseurs de la liberté étaient représentés par un certain parti comme une troupe de- brigands et de séditieux, ce système offrait les plus graves inconvénients, et l'on pouvait y soupçonner le dessein préconçu d'immoler à la tyrannie les plus purs patriotes.

Il appartenait à l'Assemblée, poursuivait Robespierre, de substituer à une organisation aussi vicieuse un plan fondé sur les principes d'une constitution démocratique et réalisant tous les avantages que semblait promettre le mot de jurés, chose aisée, en définitive, si l'on s'en rapportait à la déclaration des droits au lieu de céder à un esprit d'imitation irréfléchie ; et surtout si l'on comprenait que, à la hauteur où notre Révolution nous avait placés, nous ne pouvions être si faciles à contenter en ce genre que la nation anglaise, dont le système judiciaire, si défectueux qu'il fût, compensait néanmoins, jusqu'à un certain point, les vices d'une organisation politique absurde et informe, uniquement fondée sur les privilèges de la naissance et l'aristocratie des richesses. Mais qu'en France, disait-il, où les droits de l'homme et la souveraineté de la nation ont été solennellement proclamés ; où ce principe constitutionnel que les juges doivent être choisis par le peuple a été reconnu ; qu'en France où, en conséquence de ce principe, les moindres intérêts civils et pécuniaires des citoyens ne sont décidés que par les citoyens à qui ils ont confié ce pouvoir, leur honneur, leur destinée soient confiés à des hommes qui n'ont reçu d'eux aucune mission, à des hommes nommés par un simple administrateur auquel le peuple n'a point donné et n'a pu donner une telle puissance ; que ces hommes ne puissent être choisis que dans une classe particulière parmi les plus riches ; que les législateurs descendent des principes simples et justes qu'ils ont eux-mêmes consacrés, pour calquer laborieusement un système de justice criminelle sur des institutions étrangères dont ils ne conservent pas même les dispositions les plus favorables à l'innocence, et qu'ils nous vantent ensuite avec enthousiasme la sainteté des jurés et la magnificence du présent qu'ils veulent faire à l'humanité, voilà ce qui me paraît incroyable, incompréhensible ; voilà ce qui me démontre plus évidemment que toute autre chose à quel point on s'égare lorsqu'on veut s'écarter de ces vérités éternelles de la morale publique qui doivent être la base de toutes les sociétés humaines...

Conformément aux principes qu'il venait d'exprimer, Robespierre présenta un plan complet d'organisation judiciaire en matière criminelle, dont nous allons en peu de lignes donner la substance. Tous les ans, les électeurs de chaque canton se seraient réunis au chef-lieu de district pour nommer six cents d'entre eux appelés à exercer les fonctions de jurés. Sur la liste des élus huit auraient été tirés au sort pour former le jury d'accusation, lequel se fût assemblé une fois par semaine au jour indiqué par le tribunal de district et eut prêté, avant d'entendre les témoins, le serment d'examiner scrupuleusement, selon sa conscience, les pièces remises entre ses mains. Sa déclaration devait porter simplement qu'il y avait lieu ou non à accusation, et dans le cas de l'affirmative, être rendue à l'unanimité.

Quant au jury de jugement, il se serait formé de seize jurés tirés au sort sur la liste générale de tous les jurés nommés dans les divers districts du département. Ces seize jurés se seraient assemblés le 15 de chaque mois, dans le cas où il y aurait eu quelque affaire à juger, et l'accusé, sans donner aucun motif, aurait eu le droit de les récuser tous.

Un tribunal criminel, composé de six juges, pris à tour de rôle, tous les six mois, parmi les juges des tribunaux de district, était établi dans chaque département. Au lieu d'un président nommé pour douze années, et armé d'un pouvoir discrétionnaire, comme dans le plan des comités, ce tribunal aurait eu pour président un magistrat élu tous les deux ans par les électeurs du département et dont les fonctions, spécialement délimitées, eussent consisté à procéder au tirage au sort des jurés, à les convoquer ; à leur exposer l'affaire soumise à leur appréciation et à surveiller l'instruction. Dans un seul cas, lorsqu'il se fût agi d'ordonner quelque chose d'utile à la manifestation de l'innocence d'un accusé, il lui eût été permis de s'écarter des formes ordinaires de la procédure déterminée par la loi.

Un accusateur public, nommé tous les deux ans par les électeurs du département, était chargé de poursuivre au nom du peuple les délits reconnus constants par les premiers jurés, sans qu'en aucune manière le pouvoir exécutif et le Corps législatif pussent se mêler de l'instruction des affaires criminelles, tant le principe de la séparation des pouvoirs paraissait à Robespierre un principe inviolable et sacré.

En ce qui concernait la procédure devant le jury de jugement, il se bornait à modifier les dispositions du plan des comités dans le sens des propositions déjà faites par lui à l'Assemblée constituante. Ainsi, d'après son projet, les dépositions des témoins devaient être, à la demande de l'accusé, rédigées par écrit, et il n'était pas permis aux jurés de rendre un verdict affirmatif, quelle que fût d'ailleurs leur conviction particulière, si les dépositions écrites étaient à la décharge de l'accusé, dont la culpabilité, en tous cas, ne pouvait être prononcée qu'à l'unanimité. Les décisions du jury étaient-sans appel ; cependant, pour éviter autant que possible les erreurs judiciaires, et afin de laisser une dernière chance de salut à l'innocent condamné, Robespierre, plus libéral que ne s'étaient montrés les comités, permettait à l'accusé de réclamer un nouveau jury, dans le cas où deux membres du tribunal criminel croiraient sa condamnation injuste.

Prévoyant bien quelques-unes des objections qu'on soulèverait contre son système, il s'attachait, en terminant, à les combattre. On ne manquerait pas de trouver incommodes, fatigantes pour le peuple, ces convocations annuelles d'électeurs pour la nomination des jurés, mais il fallait se rassurer à cet égard, éviter de susciter des difficultés imaginaires, ne pas décourager le patriotisme en lui présentant ses devoirs comme fastidieux. Les hommes libres, disait-il, ne raisonnent pas comme des esclaves. Reprenant alors sa thèse favorite, il tonnait de nouveau contre ces distinctions funestes de citoyens actifs et de citoyens passifs, qui rendaient, pour ainsi dire, étrangère à la patrie une partie de la population. Car rien, répétait-il, n'était plus contraire à la déclaration des droits que cette inégalité fondée sur la différence des fortunes. C'est pourquoi, afin de ne pas rendre préjudiciable aux citoyens peu aisés le poids des fonctions nationales obligatoires, il proposait, d'accord cette fois par hasard avec Cazalès, de les indemniser pour le temps pendant lequel ils seraient contraints de se soustraire à leurs travaux ordinaires. Et contrairement à l'opinion des comités, opinion étrange et injustifiable, il pensait avec raison que les jurés ne sauraient être plus déshonorés en recevant une juste indemnité que ne l'étaient la masse des fonctionnaires publics, les membres du Corps législatif et le roi, qui ne paraissait nullement humilié de sa liste civile.

Tel était dans son ensemble cet important discours, dont nous avons dû nous borner à donner un résumé très-succinct[62]. Il fut impuissant à amener la modification du plan défectueux présenté par Duport au nom des comités, quoiqu'il se rapprochât bien davantage des principes de la déclaration des droits dont l'Assemblée, après avoir posé les prémisses, parut redouter les conséquences, car trop souvent elle recula devant elles.

Dans la même séance, Robespierre reprit la parole pour combattre un amendement de l'abbé Maury, tendant à faire exempter les ecclésiastiques des fonctions de jurés, sous prétexte que c'étaient des ministres de miséricorde et de paix, mots détonnant singulièrement, il faut l'avouer, dans la bouche de l'abbé Maury, et ce cas de conscience était au moins étrange de la part d'un homme aussi violent. Robespierre répondit que juger les coupables était un acte de charité envers la société entière, et que, en vertu du principe de bienfaisance universelle, tous les citoyens étaient tenus de s'entr'aider de la sorte et de supporter également le poids des fonctions publiques[63]. Cette doctrine de la pitié, de la sympathie et du dévouement pour tous, supérieure à celle de la pitié et du dévouement pour un individu, qui ne cessa d'être la règle de conduite de Robespierre, comme le font justement remarquer les auteurs de l'Histoire parlementaire[64], triompha en cette occasion devant l'Assemblée, et la proposition de l'abbé Maury fut rejetée.

 

XXI

La part très-active prise par Robespierre aux débats relatifs à l'organisation du jury ne l'avait pas empêché, dans le cours de ces mêmes débats, de se mêler à des discussions d'un intérêt moindre, il est vrai, mais non sans importance. Dans la séance du 11 janvier au soir, Moreau de Saint-Méry, député de Saint-Domingue, ayant demandé qu'aucun des comités ne pût présenter de rapport ayant trait aux colonies sans l'avoir préalablement communiqué au comité colonial auquel il appartenait, Robespierre s'éleva vivement contre ces prétentions dictatoriales si contraires aux principes de liberté dont, suivant lui, devait se montrer jalouse toute assemblée législative. De concert avec Pétion, il combattit une motion aussi insidieuse avec toute la force dont on reconnaît capable la sévérité des principes de ces ardents défenseurs de la liberté, dit le lendemain le journal de Mirabeau[65] ; et, malgré tous les efforts de son auteur, la proposition de Moreau de Saint-Méry fut enterrée sous la question préalable.

Robespierre, comme cela ressort clairement de cette histoire, écrite d'après d'irréfragables documents, voulait la liberté en toutes choses et pour tout le monde. Aussi devait-il être le premier à réclamer l'abolition des privilèges de théâtre que jusqu'à ce jour trois révolutions ne sont pas parvenues à extirper de notre pays, tellement les hauts fonctionnaires ont tenu de tout temps à conserver ce moyen commode de faveurs de toutes sortes. Dès le mois d'août de l'année précédente une députation de gens de lettres et d'auteurs dramatiques s'était présentée à la barre de l'Assemblée constituante pour demander la liberté des entreprises théâtrales. Elle avait eu pour orateur un littérateur célèbre, la Harpe, ce fervent admirateur de Robespierre jusqu'au 9 Thermidor, et qui, par une lâcheté que l'impartiale histoire est obligée de flétrir, essaya de se faire pardonner, à force de calomnies contre le vaincu dans sa tombe, les louanges que, vivant, il lui avait prodiguées.

Favorablement accueillie par l'Assemblée, la pétition avait été renvoyée au comité de constitution. Dans la séance du 13 janvier, Le Chapelier vint, au nom de ce comité, présenter un long et remarquable rapport, à la suite duquel il proposa à ses collègues de déclarer que tout citoyen pourrait ouvrir un théâtre et y faire représenter des pièces de tous les genres moyennant une déclaration préalable à la municipalité du lieu. Son projet de décret était assurément fort libéral, surtout en comparaison de l'ancien état de choses ; cependant certaines dispositions, en vertu desquelles les théâtres étaient placés sous l'inspection immédiate des officiers municipaux, sorte de comité de censure d'un nouveau genre, parurent dangereuses à plusieurs membres. Rien ne doit porter atteinte à la liberté des théâtres, s'écria Robespierre. Il ne suffisait donc pas, à ses yeux, de permettre à tout citoyen d'en ouvrir, il fallait encore les préserver de toute inspection arbitraire. En cela il répondait au pétulant abbé Maury, qui, après avoir hypocritement déclaré que, comme ecclésiastique, il lui était, impossible de traiter une pareille question, avait réclamé pour les théâtres une censure comme il en existait sous Louis XIV. L'opinion publique, disait Robespierre, est seule juge de ce qui est conforme au bien. Il protesta donc contre une disposition vague du projet de décret, laquelle donnait à un officier municipal le droit d'adopter ou de repousser tout ce qui pourrait lui plaire ou lui déplaire ; car il voyait dans cette restriction un moyen de favoriser les intérêts particuliers, non les mœurs publiques, et il demanda le rejet de l'article sixième. Le Chapelier, reprenant la parole, loua extrêmement les intentions de son collègue et déclara qu'elles étaient également les siennes. Mais, répliqua Robespierre, il ne suffit pas de les louer, il faut les adopter. Malgré cela le projet du comité passa tout entier[66]. C'était déjà un grand progrès.

La liberté des théâtres, on le sait, sombra avec la République. Il est fortement question aujourd'hui de la rétablir, sinon entière, au moins en partie ; ce sera toujours une amélioration dont il sera juste de tenir compte au gouvernement actuel ; mais n'oublions jamais qu'en toutes choses les progrès accomplis ou à accomplir ont été formulés par la Révolution. Quant à la liberté des théâtres, nous souhaitons seulement qu'elle soit telle que la réclamait Robespierre au mois de février 1791[67].

Il n'était guère de sujets, si divers qu'ils fussent, qu'il ne traitât avec la même certitude de jugement, avec une égale supériorité de vues. Vers la même époque, le 28 janvier, à la suite d'un rapport de Menou sur la distribution des armes aux différents corps de troupes dans les départements, on l'entendit présenter d'importantes considérations sur les lacunes qu'offrait le projet de décret du comité militaire et sur la nécessité de compléter l'armement du pays au moment où les souverains étrangers semblaient animés contre la France des intentions les plus hostiles. Sur sa demande, et malgré l'opposition de quelques membres, on décida qu'une distribution de poudre et de balles serait faite aux gardes nationales comme aux troupes de ligne ; qu'on fabriquerait avec la plus grande activité des armes dans toutes les manufactures du royaume ; qu'on en interdirait l'exportation hors du royaume ; enfin, que de quinze jours en quinze jours les comités et le ministre de la guerre rendraient compte des mesures prises pour la fabrication et la distribution des armes et des munitions[68]. Il ne voulait pas la guerre cependant, la guerre agressive, on le verra plus tard ; mais il tenait à ce qu'on fût prêt à repousser victorieusement la moindre attaque de la part de l'étranger. Si vis pacem para bellum.

Dans cette même séance, il ne fut pas moins heureux lorsqu'il demanda, aux applaudissements de l'Assemblée, la suppression des anciens droits établis pour les milices, droits que l'on continuait de percevoir, et l'ajournement, jusqu'à l'organisation définitive de la garde nationale, des derniers articles d'un projet de loi présenté par Alexandre Lameth sur la nécessité de pourvoir à la sûreté tant extérieure qu'intérieure du royaume[69]. Ces articles, en effet, traitaient de la garde nationale, dont l'organisation préoccupait vivement Robespierre. Vers la fin de l'année précédente, il en avait longuement parlé aux Jacobins, on s'en souvient, et à son sujet avait publié un discours très-étendu, qu'il devait lire plus de deux mois plus tard à la tribune de l'Assemblée. Tous les journaux de l'opinion libérale en avaient parlé dès lors avec le plus grand enthousiasme, et Robespierre reçut des sociétés de province les félicitations et les adhésions les plus empressées. De Marseille lui vint la lettre suivante : Monsieur, les Amis de la constitution ont voté des remercîmens à votre zèle pour la chose publique et à votre popularité. Ils ont arrêté qu'il seroit fait une adresse à l'Assemblée pour demander l'adoption de vos projets de décrets sur la gendarmerie et sur l'organisation de la garde nationale ; ils vont demander à la municipalité d'assembler les sections pour que la cité entière émette le même vœu.

Recevez, Monsieur, l'hommage d'un peuple dont l'enthousiasme pour les talens et les vertus sont sans bornes. Cet hommage est la seule récompense digne des grands hommes. Nous sommes-avec respect, Monsieur, les Amis de la constitution de la ville de Marseille. Signé : Guirand, présidant ; Ferou, secrétaire.

Camille Desmoulins, en publiant cette lettre dans son journal, ne tarit pas en éloges sur son ami, qu'il appelle le commentaire vivant de la déclaration des droits, le bon sens en personne, et dont il annonce la brochure en ces termes : Discours sur l'organisation des gardes nationales, par Maximilien Robespierre — et non pas Robertspierre, comme affectent de le nommer des journalistes qui trouvent apparemment ce dernier nom plus noble et plus moelleux, et qui ignorent que ce député, quand même il se nommeroit la bête comme Brutus, ou pois chiche comme Cicéron, porteroit toujours le plus beau nom de la France[70].

Voici, de son côté, de quelles lignes flatteuses la feuille de Mirabeau faisait précéder, dans son numéro du 8 février, un extrait de ce discours : Tous les partis s'accordent à rendre à M. Robespierre la justice qu'il n'a jamais renié les principes de la liberté, et il n'est pas beaucoup de membres dont on puisse faire le même éloge. Le discours dont on va lire un fragment prouve que M. Robespierre mérite cet éloge[71]. Nous analyserons plus tard, à sa date parlementaire, ce discours capital, mais il nous a paru utile de constater l'immense effet produit sur le pays par sa publication.

 

XXII

Après avoir détruit, l'Assemblée nationale s'attachait à reconstruire, ajoutant, chaque jour, quelque chose à son œuvre, et prenant, pour sa conservation, des précautions de toute nature. Peut-être même se montra-t-elle trop minutieuse à cet égard. Dans le désir immodéré d'assurer la solidité du nouvel édifice social bâti par elle, on la vit parfois retirer d'une main à la liberté des garanties qu'elle lui avait accordées de l'autre ; quelquefois elle manqua inutilement de confiance envers le peuple. En vertu de ses décrets, tous les fonctionnaires publics tenaient désormais leur mandat, non du pouvoir exécutif, mais du souverain lui-même, c'est-à-dire du peuple. Juger ce dernier digne de nommer ses administrateurs et ses juges, c'était en même temps l'estimer capable de les respecter ; cependant, par une contradiction au moins singulière, l'Assemblée eut peur que les fonctionnaires ne gardassent pas une indépendance suffisante à l'égard de leurs électeurs, et que ceux-ci n'eussent pas pour eux toute la déférence convenable. Sous l'empire de ces appréhensions, son comité de constitution, par la bouche de Le Chapelier, lui soumit, le 28 février 1791, un projet de décret destiné à assurer le respect dû aux fonctionnaires publics, magistrats ou administrateurs. Le dernier article de ce décret assimilait au crime de lèse-nation toute invitation faite au peuple, verbalement ou par écrit, d'outrager les fonctionnaires publics, de leur résister ou de désobéir a la loi. Mais la rédaction ambiguë de cet article était de nature à prêter à des interprétations diverses et laissait un champ vaste a l'arbitraire.

Toujours vigilant, gardien jaloux des libertés publiques, Robespierre demanda l'ajournement d'un pareil décret, dans lequel, après avoir, en termes pompeux, énoncé la souveraineté delà nation, le rapporteur en faisait bon marché en interprétant dans le sens le plus restrictif les paroles solennelles de la déclaration des droits. Qu'entendait-on par cette expression vague toute invitation ? N'était-ce pas une menace perpétuelle suspendue sur la liberté de la presse ? Ne voyez-vous pas, continuait Robespierre, combien une pareille loi serait funeste à la constitution ? Ne voyez-vous pas qu'elle serait destructive de la liberté ? Ne voyez-vous pas que des juges prévenus, partiaux, pourraient facilement trouver dans les expressions de cette loi les moyens d'opprimer un écrivain patriote et courageux ?... Par cette loi vous ouvrez la porte à l'arbitraire, vous préparez la destruction de la liberté de la presse. Une telle loi, où il s'agissait de la liberté publique et individuelle, où la vie et l'honneur des citoyens se trouvaient en jeu, lui paraissait, à juste titre, devoir être rédigée en termes moins équivoques et mériter l'honneur d'une discussion solennelle. Des applaudissements accueillirent les paroles de l'orateur, mais, après des débats auxquels prirent part Barnave, Buzot et quelques autres députés, dont plusieurs appuyèrent l'opinion de Robespierre, le projet de loi du comité n'en fut pas moins adopté, avec certaines modifications, il est vrai, dans un sens un peu plus libéral[72].

Au commencement de cette séance, un incident inattendu avait donné lieu à une discussion assez courte, mais très-vive, et dont il est important de dire un mot, parce qu'il amena Robespierre à donner son opinion sur un objet intéressant au plus haut degré l'ordre public : le secret des lettres. On se rappelle peut-être, à ce propos, qu'au mois de juillet 1789 il avait insisté pour la lecture de papiers saisis sur un baron de Castelnau et envoyés comme suspects au président de l'Assemblée nationale par le maire de Paris. Mais il s'agissait alors d'un fait particulier ; parmi ces papiers il y avait une lettre à l'adresse du comte d'Artois, déjà émigré ; l'homme qui en était porteur avait été arrêté sur le pont Royal comme émissaire des princes, et, à ce moment même, tout en demandant à l'Assemblée de prendre, par exception, connaissance des papiers saisis, Robespierre rendait hautement hommage au principe de l'inviolabilité du secret des lettres[73]. Quand l'occasion se présenta de la défendre, il ne la laissa pas échapper.

On venait de déposer sur le bureau du président un panier rempli de papiers présentés au contreseing et destinés à divers départements. Ces écrits renfermaient, il paraît, beaucoup d'attaques contre l'Assemblée nationale. Noailles, qui présidait, demanda à ses collègues, en les informant du contenu de ces papiers, ce qu'ils voulaient qu'on en fit. Divers avis furent aussitôt proposés, parmi lesquels plusieurs très-rigoureux. Suivant quelques membres, il fallait prendre connaissance de ces écrits, les brûler, en poursuivre les auteurs. Mais Robespierre se levant alors : Comment sait-on, dit-il vivement, que ce sont des écrits contre l'Assemblée nationale ? On a donc violé le sceau des cachets ? C'est un attentat contre la foi publique. Et quand même ces écrits aristocratiques n'eussent pas été fermés, on aurait dû respecter le contreseing dont ils étaient revêtus. Autorisons cette violation, et l'inquisition s'exercera bientôt aussi contre les écrits patriotiques. Chaque député est libre dans ses opinions, dans ses écrits, et à plus forte raison dans ses correspondances. Ces observations eurent un plein succès, et l'Assemblée rendit à la circulation, sans les ouvrir, les papiers déposés sur le bureau de son président. L'opinion de Robespierre ne fut pas moins bien reçue au dehors : presque tous les journaux populaires lui surent un gré infini d'avoir posé les véritables principes sur cette matière ; il eut pour lui l'assentiment général[74]. Il fut, on peut le dire, l'écho de la conscience publique qui sentait bien qu'il n'y aurait plus de sécurité pour personne le jour où, sous prétexte de rechercher les opinions, en portant atteinte à l'inviolabilité des lettres, on s'emparerait du secret des familles.

 

XXIII

En cette même séance (28 février 1791) surgit encore une question grosse de tempêtes ultérieures, celle-de l'émigration, laquelle, on ne pouvait se le dissimuler, prenait un caractère effrayant. Sur toutes les routes c'était une procession de gens s'enfuyant par peur ou par haine de la Révolution, d'anciens nobles désertant la patrie pour aller quêter contre elle les armes des souverains de l'Europe ; véritable épidémie contagieuse qui enlevait à la France non-seulement un nombre considérable de ses habitants, mais une partie de ses richesses, car les émigrés ne s'en allaient pas les mains vides : notre or passait avec eux à l'étranger. Le bruit de préparatifs pour la fuite du roi s'était répandu, avait pris une certaine consistance ; les journaux parlaient ouvertement des manœuvres employées par la cour afin d'assurer l'évasion de la famille royale[75]. La nouvelle du départ de Mesdames, tantes du roi, accrédita les bruits propagés ; l'agitation devint extrême. Arrêtées à Arnay-le-Duc, sur la demande d'un grand nombre de citoyens actifs de la commune, Mesdames avaient été relâchées en vertu d'une décision de l'Assemblée nationale et avaient pu continuer leur route. Mais l'éveil était donné sur l'émigration ; les colères grandissaient ; de toutes parts on réclamait une loi contre ceux qui désertaient le pays en un tel moment de crise. L'impitoyable Marat, dans un des numéros de son journal, sommait les Lameth, Pétion, Robespierre, Reubell, Barnave, d'Aiguillon, Menou, Crancé, sous peine d'être réputés lâches mandataires, de faire rendre un décret rigoureux contre les émigrants de la famille royale[76]. Mirabeau, de son côté, ne manqua pas d'encouragements l'excitant à les couvrir de son imposante parole. Vous serez éloquent, lui écrivait son ami le comte de La Marck, et vous tuerez les Robespierre, les Crancé et Barnave, s'il le faut[77]. Mais le puissant orateur n'eut pas à tuer Robespierre, qui, au risque de passer pour un lâche mandataire aux yeux de Marat, se montra très-catégoriquement opposé à une loi contre l'émigration.

Cependant l'Assemblée n'en avait pas moins chargé son comité de constitution de lui en présenter une sur ce sujet, et, le 28 février, Le Chapelier vint lui soumettre un projet, en ayant soin de la prévenir qu'une telle loi sortait des limites de la constitution et entraînait des mesures dictatoriales. Quand il eut fini, personne ne demanda la parole. On était comme stupéfait de se laisser aller involontairement hors des voies de la légalité et sur une pente qui menait droit à la Terreur. Ah ! les partisans d'une loi semblable, Merlin, Lameth, Reubell, Prieur, ne devinaient-ils pas ce qu'au delà il devait y avoir de sombre et d'effrayant quand l'épée serait tirée du fourreau !

Quelques membres se décidèrent enfin à réclamer l'ordre du jour, d'autres la question préalable. Robespierre monta alors à la tribune. Il commença par déclarer très-nettement qu'il n'était pas partisan d'une loi sur les émigrations ; mais, selon lui, il fallait, par de solennels débats, reconnaître l'impossibilité ou les dangers d'une telle loi, afin qu'on ne crût pas que la discussion avait été désertée pour d'autres motifs que ceux de la raison et de l'intérêt public. Il quitta la tribune au milieu des applaudissements, après avoir expliqué, plus longuement sans doute, comment la raison et l'intérêt public s'opposaient à une loi contre l'émigration. Il eut au moins le mérite de bien poser la question, se montra franchement l'adversaire de cette loi, comme s'il eût prévu quelles complications elle amènerait dans l'avenir, et en cela il obéissait au seul cri de sa conscience[78].

Après lui Mirabeau parla, avec son éloquence accoutumée, contre la loi proposée. Était-il aussi sincère que son collègue dans sa réprobation ? Évidemment oui ; car son grand sens politique lui montrait, cachée dans cette loi, une source trop féconde de vexations. Mais était-il aussi désintéressé ? Hélas ! non. Et ces paroles, mises au service de la vérité, combien il est fâcheux qu'elles aient été payées à prix d'or. Il ne voulait pas, lui, comme Robespierre, qu'on discutât la loi au grand jour. Mais vainement il tenta d'empêcher la lecture du projet de loi du comité, la majorité de l'Assemblée semblait disposée à arrêter, coûte que coûte, des émigrations dont le nombre toujours croissant commençait à l'épouvanter. Quand Le Chapelier eut donné lecture du projet de loi élaboré par le comité, Mirabeau reprit la parole et essaya de nouveau de faire enterrer sous l'ordre du jour toute espèce de loi contre les émigrations. Il eut des emportements d'éloquence dignes de son génie immortel. Quelques murmures, partis du côté gauche, l'ayant interrompu : Silence aux trente voix ! s'écria-t-il insolemment de sa voix tonnante. Ces trente voix, c'étaient les Duport, les Lameth, les Barnave, les d'Aiguillon, qui ne pardonnèrent pas à Robespierre de ne pas s'être, en cette circonstance, rangé de leur côté. Rien ne prouve mieux, suivant nous, combien peu ce grand citoyen était un homme de parti, dans l'acception ordinaire du mot. Les questions étaient justes ou non, voilà tout ; puis, dégagé de tout intérêt personnel, il était du parti de sa conscience. S'il n'eut pas l'approbation de ses anciens amis, il reçut en revanche, comme il le raconte lui-même, les félicitations empressées, et plus ou moins sincères, de plusieurs de ses collègues, membres du club de 1789[79]. Duquesnoy, dans son journal l'Ami des patriotes[80], Regnault (de Saint-Jean d'Angély) dans le Postillon, par Calais, vantèrent sa droiture, la mirent en opposition avec les intrigues coupables et le charlatanisme qu'ils imputaient à leurs adversaires du jour, espérant peut-être, par des louanges insidieuses, l'attirer dans leur camp. Mais lui, insensible à ces flatteries intéressées, se tint à l'écart, sachant combien les opinions de ces hommes étaient profondément en désaccord avec les siennes, et il repoussa leurs avances, à bon droit suspectes à ses yeux.

Mirabeau, malgré tous ses efforts, n'avait pu parvenir à triompher complètement de la loi contre l'émigration ; le projet présenté par Le Chapelier avait bien été rejeté, mais, sur la proposition du député Vernier, la question avait été renvoyée à l'examen de tous les comités. L'émotion dont l'Assemblée constituante avait tressailli dans cette journée semblait s'être communiquée au dehors. Depuis quelques jours, du reste, Paris était sous le coup d'une agitation due au départ de Mesdames, aux bruits de préparatifs de la fuite du roi, aux menaces et aux provocations maladroitement adressées aux patriotes. Dans la matinée du 28, le peuple, égaré par de perfides instigateurs, s'était porté en foule au château de Vincennes, dans l'intention de détruire le donjon ; La Fayette, dont la popularité avait dès lors reçu un coup mortel, accourut à temps avec la garde nationale pour empêcher cette dévastation. Le soir une expédition dans un sens tout contraire eut lieu aux Tuileries, où l'on arrêta une foule d'anciens gentilshommes qui, sur la nouvelle d'un danger imaginaire couru par la famille royale, étaient venus au château, armés jusqu'aux dents, et que, pour cette raison, on appela les chevaliers du poignard.

La séance des Jacobins devait subir le contre-coup des agitations de la ville et de l'Assemblée, elle le ressentit en effet ; cette séance du 28 février restera une des plus fameuses dans l'histoire de ce club célèbre. Quand Mirabeau entra, Duport occupait la tribune. Des murmures d'indignation éclatèrent à son aspect. L'exaspération contre lui était telle, à cause de ses discours dans la séance du matin à l'Assemblée, que d'Aiguillon, chez lequel il était invité à dîner avec une douzaine de ses collègues, lui avait fermé la porte au nez. Par une allusion sanglante, Duport s'était écrié en se tournant vers lui : Les hommes les plus dangereux à la liberté ne sont pas loin de vous ; et tous les regards de se diriger vers Mirabeau. Qu'il soit un honnête homme, dit l'orateur en terminant, et je cours l'embrasser. Sans se préoccuper des applaudissements frénétiques dont ce discours fut suivi et qui étaient autant de traits lancés contre sa personne, Mirabeau essaya de se justifier. Il fut écouté avec respect, mais les acclamations auxquelles il était accoutumé n'accueillirent pas ses paroles ; il descendit de la tribune au milieu d'un silence tout nouveau pour lui. Son sentiment sur les émigrations, avait-il dit, était celui de tous les philosophes ; durant quatre heures, l'Assemblée nationale avait paru être de son avis ; aucun des chefs d'opinion ne l'avait combattu ; et s'il était dans l'erreur, il s'en consolait en songeant qu'il s'y trouvait en compagnie de tant de grands hommes.

Alexandre Lameth se chargea de lui répondre : son discours incisif, nerveux, impitoyable, obtint un succès prodigieux. Assis sur un siège, non loin de l'orateur, Mirabeau, suivant l'expression de Camille Desmoulins, semblait dans son jardin des Olives. Alexandre Lameth s'attacha à repousser l'épithète de factieux qu'il accusait Mirabeau, d'accord en cela avec les membres du club de 89 et ceux du club monarchique, de jeter à tout propos à la tête des Jacobins. Faisant allusion ensuite à ces chefs d'opinion dont avait parlé Mirabeau, il disait : Est-ce qu'il y a d'autres chefs d'opinion que l'amour de la patrie, le salut du peuple et les grands principes qu'ont développés ce matin MM. Vernier, Muguet, Reubell, Prieur et Robespierre ? Par chef d'opinion Mirabeau entendait évidemment ce dernier, car les autres avaient été d'un avis tout à fait opposé au sien. Quant à Robespierre, en en faisant dans la circonstance un adversaire de Mirabeau, Alexandre Lameth n'était pas juste ou manquait de mémoire. Mirabeau avait réclamé l'ordre du jour pur et simple sur toute espèce de loi contre l'émigration ; Robespierre, au contraire, avait demandé une discussion solennelle, afin qu'il fût bien démontré que, si l'Assemblée repoussait ces sortes de lois, c'était dans l'intérêt général et par respect pour la justice éternelle. Au fond ils étaient du même avis.

Mirabeau ne voulut pas rester sous le coup du terrible réquisitoire d'Alexandre Lameth ; pour reconquérir sa popularité compromise, il consentit à s'humilier, lui l'orateur superbe, l'orgueilleux tribun. Il avait boudé les Jacobins, mais sans cesser de leur rendre justice ; il les aimait tous, disait-il, à l'exception de deux ou trois. Ces paroles lui valurent son pardon, et il fut salué d'unanimes acclamations lorsque, profondément ému, il s'écria : Je resterai parmi vous jusqu'à l'ostracisme.

L'opinion de Robespierre sur la loi contre les émigrations avait bien été conforme à celle de Mirabeau, mais sa popularité n'en souffrit point, parce qu'on savait que sa conviction n'avait pas d'autre guide que sa conscience. Il était généralement regardé, suivant l'expression d'un publiciste trop fameux, comme le seul orateur qui fût toujours dans les grands principes[81]. Il y gagna d'être loué à la fois par les adversaires et les partisans de la loi ; et, sans jouer personnellement un rôle dans la mémorable séance du 28 février aux Jacobins, il y eut une part dont il n'eut pas à se plaindre ; car il fut de ceux dont Alexandre Lameth disait : C'est un malheur pour le peuple que de tels hommes ne soient pas chefs d'opinion. Mais Mirabeau avait raison, déjà il l'était ; et d'un bout de la France à l'autre on l'écoutait comme la parole vivante de la démocratie[82].

 

XXIV

Cependant, ainsi que nous l'avons dit plusieurs fois et comme on vient d'en avoir un nouvel exemple, il n'hésitait jamais à soutenir une thèse contraire au sentiment populaire, quand elle lui paraissait conforme à la justice. Cela se vit encore lors de la discussion soulevée dans la séance du 7 mars au soir par la présentation du rapport de l'abbé Gouttes sur le projet de tontine viagère imaginé par un sieur Lafarge, tontine au moyen de laquelle, prétendait son auteur, on devait arriver à ménager de précieuses ressources aux indigents pour leur vieillesse, moyennant un sacrifice insensible. La nation y trouvait aussi son compte, car la caisse tontinière eût en même temps servi de caisse d'amortissement et éteint en un certain nombre d'années une partie de la dette publique.

Ce projet, basé sur des calculs déclarés exacts par l'Académie des sciences, avait en effet de quoi séduire l'Assemblée, et Gouttes, au nom du comité des finances, lui en proposa l'adoption. Mirabeau, émerveillé des résultats probables d'une entreprise à laquelle il était peut-être intéressé, puisqu'un de ses secrétaires, Clavière, financier très-habile, en était l'administrateur gérant, Mirabeau vanta, dans un assez long discours, les avantages d'un établissement destiné à inspirer au peuple le goût de l'économie. Il alla même, dans son enthousiasme, jusqu'à proposer à l'Assemblée de former elle-même les premiers fonds de la caisse en décrétant qu'il serait prélevé par le trésor public cinq jours de traitement sur chaque député, et que le produit de cette retenue serait employé à l'acquisition de douze cents actions à répartir entre autant de familles pauvres. Une partie de l'Assemblée applaudit, demanda à voter immédiatement. Un membre du côté droit, Foucauld, renchérissant sur cette proposition, demanda que, si au 5 mai prochain la constitution n'était pas terminée, les traitements des représentants fussent, à partir de cette époque, versés intégralement dans la caisse de la tontine pour les vieillards.

C'était remettre en question la juste indemnité due aux représentants de la nation. De la part des gens de la droite, possesseurs presque tous d'assez grandes richesses, pareille proposition manquait au moins de générosité ; ils pouvaient se faire à bon marché une réputation de désintéressement. Mais, en thèse générale, est-il juste, est-il convenable d'avoir des députés sans traitement, comme le pensent certaines personnes, et comme cela s'est pratiqué sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet ? Rien de moins démocratique d'abord, de plus contraire à l'intérêt général, car ce serait mettre la représentation nationale uniquement entre les mains des riches ; or il n'est nullement démontré qu'ils soient plus que d'autres aptes à bien gérer les affaires d'un pays. Ce serait priver les citoyens d'être représentés par tel homme de cœur et de talent que son peu de fortune, la nécessité de vivre de son travail empêcheraient d'accepter un poste qu'il ne pourrait remplir avec dévouement qu'en négligeant ses propres affaires. Le salaire dû aux mandataires du peuple est dans une certaine mesure, on peut l'affirmer, la garantie de leur indépendance. Telles étaient une partie des considérations invoquées par Robespierre pour combattre la motion de Mirabeau, reprise et aggravée par Foucauld.

Il avait en premier lieu blâmé comme souverainement immorales les formes de loterie affectées par la tontine Lafarge. Il lui paraissait indigne de l'État de s'associer à une pareille entreprise, d'en être le patron et le directeur. Venant ensuite à la contribution qu'on avait proposé de lever sur les membres de l'Assemblée, afin de former les premiers fonds de cette tontine, contribution colorée d'un prétexte de bienfaisance, et sans se dissimuler qu'il lui fallait un certain genre de courage pour s'élever contre une proposition qui semblait inspirée par des vues d'humanité, il signala, comme de nature à vicier les principes protecteurs de la sûreté publique, ces motions de détourner de leur destination le salaire des représentants, lequel était, à ses yeux, une propriété nationale, non une propriété individuelle. Il faut se garder, disait-il à ses collègues, de ces bienfaisances illusoires dommageables à l'intérêt général bien entendu. Adoptez en faveur des malheureux les mesures les plus efficaces, mais ne touchez pas à l'une des bases essentielles de votre constitution. Le peuple doit payer ses représentants pour que d'autres ne les payent pas. Ces paroles étaient-elles une allusion directe à la position de Mirabeau ? Nous ne le supposons pas, car sa vénalité n'était nullement constatée alors, et l'hommage public que Maximilien n'allait pas tarder à lui rendre nous donne à penser qu'il n'ajoutait pas une foi entière aux accusations vagues répandues dès cette époque ; mais ces paroles n'en pénétrèrent pas moins sans doute comme un poignard au cœur du grand orateur. Le sacrifice qu'on vous demande, ajoutait Robespierre, léger pour plusieurs, serait peut-être pénible pour quelques-uns. Cette considération dans sa bouche était, il est permis de l'assurer, dégagée de toute pensée d'intérêt personnel. Pauvre, il avait des ressources encore au-dessus de ses besoins ; nous avons dit plus haut à quel usage il employait son traitement de représentant ; il avait d'ailleurs une telle indifférence pour l'argent qu'à sa mort on retrouva chez lui un certain nombre de mandats pour son indemnité de député à l'Assemblée constituante qu'il avait négligé de toucher. Son désintéressement bien connu ajoutait à ses paroles une autorité plus grande ; le projet de tontine présenté par l'abbé Gouttes et la proposition de Mirabeau furent repoussés à la presque unanimité[83].

 

XXV

Il avait été moins heureux le même jour, dans la séance du matin, en demandant l'ajournement d'un projet de décret présenté par Desmeuniers au nom du comité de constitution et destiné à compléter l'organisation des corps administratifs. Le projet du comité, prévoyant le cas où des corps administratifs fomenteraient la résistance à la loi ou à l'autorité supérieure, contenait contre eux des mesures sévères. De plus, il tendait à mettre les municipalités et les administrations de district sous la tutelle directe des directoires de département, subordonnés eux-mêmes à l'autorité du pouvoir exécutif.

Le rapporteur aurait voulu qu'on discutât-article par article le projet de décret soumis à la délibération de l'Assemblée. Mais, avant de procéder ainsi, il était indispensable, suivant Robespierre, de discuter l'ensemble du projet. La matière en valait la peine : il s'agissait d'un décret d'où dépendait le sort des corps administratifs inférieurs qu'on ne voulait placer dans la dépendance des directoires de département que pour mettre ceux-ci sous la sujétion ministérielle. Cette franchise de langage déplut à la majorité et attira de violents murmures à l'orateur. Il témoigna un douloureux étonnement de se voir interrompu en traitant une question si essentielle à la liberté du pays. Ses adversaires eux-mêmes réclamèrent le silence pour lui, et l'un d'eux voulut bien reconnaître que sa demande d'ajournement était juste. Comment, disait Robespierre, entamer une discussion de cette importance sur un décret proposé la veille, contenant une foule de questions du plus haut intérêt, et dont l'adoption pouvait ou affermir ou ébranler la constitution ? Jamais on n'avait vu l'Assemblée discuter si précipitamment des lois semblables. Un délai de quelques jours lui semblait donc indispensable pour permettre à chaque membre d'examiner' attentivement le projet et de se préparer à la discussion ; il. le demandait au nom de la liberté et de la nation, presque certain du succès de sa réclamation en l'appuyant de ce double titre. Mais son espoir fut trompé ; malgré l'appui que donnèrent à sa proposition Buzot et Pélion, elle fut rejetée, et l'Assemblée passa outre.

Séance tenante elle adopta, presque sans discussion, les cinq premiers articles du projet. Le deuxième fut seulement refondu. Il exigeait d'abord pour les arrêtés des directoires ou conseils de districts et de départements la signature de tous les membres présents. Robespierre fit remarquer combien cette mesure était injuste à l'égard de ceux des membres qui auraient été d'un avis contraire à l'arrêté, et, sur son observation, il fut décidé que les dissidents pourraient se dispenser de signer.

L'article huitième donna lieu à des débats un peu plus longs. Il portait que tout corps administratif qui publierait des arrêtés ou lettres de nature à provoquer la résistance à l'exécution des ordres émanant des autorités supérieures serait suspendu de ses fonctions et, en cas de récidive, destitué. Robespierre trouvait effroyablement vague la rédaction de cet article. Elastique comme il l'était, sans précision aucune, prêtant en conséquence à une foule d'interprétations, il favorisait la prévention du juge, ouvrait la porte à l'arbitraire. Le droit de suspendre les administrateurs de leurs fonctions étant accordé au ministre, combien ne lui serait-il pas facile de découvrir dans une lettre une ligne, un mot fomentant la résistance à des ordres supérieurs, c'est-à-dire aux siens propres ? Robespierre voyait surtout dans un tel article la pensée d'empêcher les corps administratifs de communiquer entre eux, de se consulter ; c'est pourquoi il demandait la question préalable. Attaqué également par Chabroud à cause du vague de sa rédaction et de la sévérité de ses dispositions, défendu par d'André, l'article passa, mais avec quelques modifications atténuantes, laissant moins de prise à l'arbitraire[84].

Ces discussions sur le complément de l'organisation des corps administratifs se prolongèrent pendant une quinzaine de jours. La question de savoir quels seraient les juges compétents des contestations relatives au droit d'élection et à la violation des formes ramena Robespierre à la tribune. Toujours fidèle à ses principes, dit un journal du temps, il soutint que les corps administratifs ne devaient en aucune manière s'occuper de ce qui regardait les assemblées primaires, et qu'aux représentants seuls de la nation appartenait le droit de statuer sur les contestations élevées dans le sein de ces assemblées, sections éparses de la souveraineté ; sinon, disait-il, la liberté et la constitution courraient risque de dégénérer entre les mains des corps administratifs, et des tribunaux judiciaires[85]. Ces observations portèrent fruit : l'Assemblée nationale, en effet, décida que jamais le pouvoir exécutif ne pourrait s'immiscer dans les élections ; que dans tous les cas on aurait le droit de recourir au Corps législatif, auquel devraient être portées les contestations relatives à l'élection de ses propres membres et à celle des membres du tribunal de cassation et du haut jury.

 

XXVI

Une question de droit public de la plus haute importance, celle de l'extradition, fournit à Robespierre l'occasion de bien établir quels étaient à cet égard les droits et les devoirs réciproques des nations. La cour de Vienne, se fondant sur les anciens usages et procédés existant entre les États d'Autriche et la France, réclamait l'extradition de deux individus prévenus d'avoir fait circuler de fausses lettres de change, et arrêtés à Huningue sur la réquisition du ministre de la cour de Vienne. Le comité diplomatique, ayant pour rapporteur du Châtelet, proposait à l'Assemblée nationale de se prononcer dans ce sens (15 mars). Mais les conclusions du rapport furent très-vivement combattues par Reubell d'abord, qui, après avoir essayé de démontrer que les deux personnes poursuivies et illégalement arrêtées à Huningue étaient des victimes innocentes des directeurs de la banque de Vienne, dont les affaires étaient en souffrance, témoigna la crainte qu'en accordant légèrement l'extradition, on n'autorisât le gouvernement français à réclamer à son tour celle d'accusés politiques réduits à aller chercher à l'étranger un asile contre les rigueurs du despotisme. Après lui, Biauzat se leva pour demander l'ordre du jour pur et simple, l'extradition d'individus réfugiés en France ne pouvant, selon lui, être accordée, en tous cas, qu'après une condamnation.

Robespierre prit le débat de plus haut. Evidemment, pensait-il, l'Assemblée ne statuerait pas légèrement sur le sort de qui que ce fût ; mais, à ses yeux, il s'agissait moins ici d'une question de fait que d'une question de droit public ; et ce n'était pas sur un rapport superficiel, incomplet, ambigu qu'elle devait se prononcer sur les plus précieuses lois de la société et sur les rapports des nations entre elles. Son avis était qu'on renvoyât l'examen de la question au comité de constitution et qu'on la discutât plus tard avec tout le soin, toute la préparation dont elle était digne.

Mais le comité diplomatique semblait avoir à cœur cette affaire ; il insista pour obtenir tout de suite un décret d'extradition, et dans l'espérance de persuader l'Assemblée, son rapporteur produisit un certificat émanant du conseil impérial de Vienne et attestant que les deux accusés avaient livré à la circulation une grande quantité de fausses lettres de change. Dans un premier rapport, antérieurement présenté, il s'agissait de billets de banque falsifiés ; cette contradiction fut immédiatement relevée. Comment se fait-il, reprit Robespierre, qu'on nous envoie .un simple certificat au lieu de toutes les pièces de la procédure, seules capables de nous éclairer complètement ? Encore une fois il faut ajourner, de peur de préjuger la question de droit en décidant celle de fait sans connaître ni l'une ni l'autre. — Si l'on accède à la demande du ministre autrichien, s'écria un autre membre, Cottin, je réclamerai l'extradition de M. de Lambesc, décrété de prise de corps. Fréteau tenta de venir au secours du comité diplomatique, chargé, dit-il, non de fournir des preuves de réciprocité de procédés, mais de présenter un acte légal d'accusation comme l'était celui de la municipalité de Vienne. Alors Robespierre : Je ne crois pas qu'aucun membre de l'Assemblée veuille faire ici en quelque sorte le rôle d'accusateur et que quelqu'un ait intérêt à s'opposer à l'ajournement. Je demande qu'on aille aux voix.

L'ajournement fut prononcé.

Il était juste, comme le demandait Robespierre, qu'avant de statuer sur un fait particulier on résolût au préalable la question de droit public, car il était de la plus simple prudence de ne pas laisser à l'arbitraire ministériel le soin de décider dans quels cas l'extradition serait ou non permise. En conséquence, l'Assemblée, après avoir ordonné l'ajournement, chargea ses comités diplomatique et de constitution de lui présenter prochainement une loi sur cette matière[86].

 

XXVII

Quatre jours après se présentait à l'Assemblée, dans la discussion relative à l'organisation du trésor public, une question non moins importante, celle de savoir qui nommerait les administrateurs dé la caisse nationale. Au roi seul, d'après l'avis du comité des finances, devait appartenir le choix de ces fonctionnaires. Le roi, objectait Pétion, a son trésor particulier, il en nomme les régisseurs, c'est justice ; mais le trésor public étant la propriété de la nation, il est juste aussi que ses régisseurs soient nommés par elle. M. de Jessé ayant répondu dans un sens conforme à l'opinion du comité des finances, de nombreuses voix réclamèrent la clôture. Mirabeau s'y opposa vivement, s'étonnant qu'une des plus graves questions de l'organisation financière du pays fût éclairée par d'aussi minces débats. Quant à lui, il hésitait encore entre les divers systèmes proposés. Dans son esprit il y avait peut-être moyen de tout accorder en laissant au roi le soin. de désigner un ordonnateur et à la nation celui de choisir un conseil d'administration ; c'est pourquoi il réclamait la continuation des débats.

Après quelques observations de Dupont de Nemours en faveur de l'opinion du comité, Robespierre intervint dans la discussion. Les impôts, dit-il, n'étant autre chose qu'une partie du bien de tous mise en commun pour subvenir aux besoins de la société, il fallait d'abord qu'il n'en existât pas d'autres que ceux librement établis par la nation, ensuite que les précautions les plus efficaces fussent prises afin d'en assurer la conservation et l'emploi fidèle. Mais le principe salutaire de l'établissement de l'impôt par la nation elle-même ou par ses représentants ne risquerait-il pas de devenir illusoire, si le droit d'en surveiller l'emploi n'appartenait pas au peuple ? Deux systèmes étaient soumis à l'Assemblée : l'un d'abandonner au pouvoir exécutif, l'autre de remettre entre les mains de la nation l'administration des finances. Pouvait-on hésiter ? Les ministres méritaient-ils plus de confiance que les membres de la représentation nationale ? Qui donc avait jusqu'ici, de tout temps, dilapidé les richesses de l'État, dévoré la substance du peuple ? N'étaient-ce pas la cour et les ministres ? N'étaient-ce pas au contraire les représentants de la nation qui avaient arrêté le mal et, par des lois sages, prévenu le retour des anciens désordres ? C'était donc une proposition au moins illogique que celle de confier au roi le soin d'administrer nos finances.

En vain présentait-on le chef de l'État comme étant également le représentant de la nation ; c'était là un pur sophisme, car il n'avait pas été choisi par elle et ne se retrempait pas à certains jours dans le baptême des élections populaires. Les seuls et véritables mandataires du peuple étaient ceux que, pour un temps déterminé, il chargeait d'être les organes de sa volonté souveraine, de contrôler les actes de l'administration et de défendre, au besoin, ses droits contre les tentatives d'empiétement possibles de la part du pouvoir exécutif. Autrement, continuait Robespierre, si une confusion venait à s'établir entre les représentants réels et le gouvernement, suivant les prétentions de certaines personnes, il n'y aurait plus qu'un pouvoir royal ou ministériel immense, destiné à tout engloutir ; il n'y aurait plus de nation. Ce qui arriverait infailliblement si on remettait entre les mains du chef de l'État les finances et l'armée. Il fallait donc décider, par respect pour les droits de la nation, qu'elle nommerait par elle-même ou par ses représentants les administrateurs du trésor public[87].

Cette solide argumentation fut appuyée par Rœderer, qui parla en vrai Jacobin, suivant l'expression de Camille[88], et demanda, lui aussi, la nomination des administrateurs et du trésorier général de la caisse publique parle peuple ; elle fut, malgré cela, impuissante à entraîner l'Assemblée nationale ; l'avis du comité des finances, soutenu en dernier lieu par d'André, obtint gain de cause. Mais à combien de récriminations donna lieu dans le public la décision de l'Assemblée ! Il faut, pour s'en rendre compte, lire la polémique qui s'engagea à ce sujet dans les journaux du temps, et surtout les appréciations malveillantes dirigées contre les administrateurs du trésor nommés par le gouvernement, contre Lavoisier, entre autres, pour lequel Brissot se montra impitoyable.

 

XXVIII

On a vu avec quel soin jaloux Robespierre défendait les intérêts populaires et la cause de la liberté en général ; on a vu quel empressement il mettait surtout à se montrer le champion de la justice en laissant de côté tout esprit de parti, comme dans l'affaire de Toulouse-Lautrec, dans celle du prince de Condé et récemment à propos de la loi contre les émigrations. On a vu aussi qu'il n'hésitait pas à parler en faveur des ecclésiastiques, des simples prêtres principalement, souvent victimes des caprices et de la tyrannie de leurs supérieurs, et à leur prêter son appui contre les préventions quelquefois injustes de ses collègues. Beaucoup d'ecclésiastiques, il est vrai, s'étaient fait remarquer par leur ardeur à combattre les idées nouvelles, par leur haine de la Révolution, par leurs résistances opiniâtres aux décrets ; les agitations auxquelles le pays se trouvait en proie étaient en partie leur ouvrage ; il n'y avait donc pas trop à s'étonner si quelquefois l'Assemblée nationale était disposée à se montrer sévère à leur égard.

Mais Robespierre inclinait à la douceur plutôt qu'à la violence envers les membres du clergé ; avant tout, il conseillait l'emploi de la persuasion. Combien ne devait-il pas se sentir disposé à accorder l'appui de sa parole influente aux simples prêtres, aux pauvres curés de campagne, que leur amour pour la Révolution exposait aux rancunes, aux persécutions d'un parti resté puissant malgré sa défaite, puisqu'une foule de royalistes purs, partisans de l'ancien régime, s'étaient glissés dans presque toutes les administrations ! L'exemple suivant montre bien à quel point l'aristocratie avait encore de force, comment elle parvenait à persécuter les meilleurs patriotes.

Parmi ces membres du clergé inférieur qui firent dans la Révolution française comme l'accomplissement des paroles de Jésus, comme la réalisation de- ses rêves, aucun ne montra plus d'enthousiasme, plus de zèle pour les nouveaux principes que le curé d'Issy-l'Évêque, petite commune des environs d'Autun. Dès le mois d'octobre 1789, les habitants de cette commune avaient, pour maintenir le bon ordre, formé un comité permanent, institué une milice nationale, et, voulant donner à leur curé, qui avait adopté les nouveaux principes avec enthousiasme, un éclatant témoignage d'affection et d'estime, ils l'avaient nommé membre de ce comité et de l'état-major de la milice. lis avaient de plus, d'un consentement unanime, rédigé une espèce de règlement de police composé de soixante articles, dont beaucoup étaient très-sages, très-utiles, d'après l'aveu même d'un membre du comité des rapports, Merle, peu suspect d'une bien vive ardeur révolutionnaire. Parmi ceux que ce député trouvait, je ne sais en vérité pourquoi, contraires aux vrais principes de l'administration, il en était un qui obligeait les fermiers à déposer à la maison commune tant de boisseaux de grains pour former un grenier d'abondance. Tout cela vraisemblablement inspiré par le curé. C'était une mesure de précaution bien simple, bien légitime, et à laquelle tous les cultivateurs de la commune avaient donné leur acquiescement. Il arriva qu'un jour deux métayers ayant voulu enlever du blé sans en porter au grenier commun, la garde nationale s'opposa au départ de leurs voitures. Aussitôt grande rumeur dans les villages voisins, dont le patriotisme n'était pas à la hauteur de celui des habitants d'Issy-l'Évêque. Ce comité permanent, sorte de conseil municipal, cette garde nationale si rapidement improvisée, choses inconnues encore, jetèrent l'alarme dans le cœur des partisans de l'ancien régime, et, organe de quelques contre-révolutionnaires du pays, un député de la droite dénonça à l'Assemblée constituante le curé d'Issy-l'Évêque comme un perturbateur du repos public.

Au moment même où il était l'objet d'une pareille dénonciation, l'humble prêtre, vrai père de sa commune, était nommé par ses concitoyens chef de la municipalité nouvellement élue. Il homologua en cette qualité les délibérations du comité permanent et du conseil municipal. Plusieurs gros propriétaires, ennemis acharnés de la Révolution, revinrent à la charge quelque temps après ; cette fois ils le dénoncèrent au bailliage d'Autun, au lieu de s'adresser à l'Assemblée nationale. Ils avaient eu bien raison de compter sur les passions locales, car les magistrats de ce bailliage, dignes magistrats de l'ancien régime, s'empressèrent de mettre leur ministère au service des rancunes de la contre-révolution. Et telle fut leur animosité qu'ils décrétèrent de prise de corps le curé d'Issy-l'Évêque comme ayant enfreint la loi sur la libre exportation des grains, laquelle n'existait pas à l'époque où avait été résolue par le comité permanent la création d'un grenier d'abondance, et qu'ils le renvoyèrent devant le Châtelet comme criminel de lèse-nation. Le digne pasteur, malgré son double caractère, également sacré, de maire et de curé, malgré les énergiques protestations de ses administrés et de ses paroissiens, de qui il était adoré, fut brutalement arraché de son presbytère, conduit à Paris et jeté dans les prisons du Châtelet. Ce curé patriote, dont le nom mérite d'être conservé par l'histoire, s'appelait Carion.

Les sympathies et les réclamations de ses concitoyens le suivirent à Paris. Mais cet odieux tribunal du Châtelet, instrument de toutes les passions contre-révolutionnaires, ce tribunal marqué comme d'un fer rouge par la parole brûlante de Mirabeau, et dont l'Assemblée constituante, dans un jour d'indignation, avait, sur la proposition de Robespierre, supprimé la juridiction politique, en attendant qu'elle le supprimât tout à fait, se serait bien gardé de lâcher spontanément, par le seul amour de la justice, une proie offerte par la réaction. Il garda donc durant sept mois dans ses cachots le curé d'Issy-l'Évêque, non à cause du prétendu crime sous la prévention duquel l'avait décrété le bailliage d'Autun, mais pour avoir continué ses fonctions de maire malgré la procédure dirigée contre lui[89]. Nouveau crime imaginé par les juges du Châtelet et non prévu par nos lois pénales, car l'inique procédure d'un bailliage n'avait pu lui enlever la qualité de maire qu'il tenait du libre suffrage et de l'affection de ses concitoyens. Douloureusement indignés, ceux-ci ne se lassèrent pas de nombreuses démarches restées d'abord sans résultat. Des députés de la commune d'Issy-l'Évêque, et même de tout le canton, accoururent à Paris, sollicitèrent la faveur d'être emprisonnés à la place de leur maire, de leur pasteur. Hommage bien significatif rendu au civisme de l'administrateur, aux vertus du prêtre offre touchante qui prouve combien l'honnête curé était digne de l'affection de ses concitoyens et de cette liberté dont il avait embrassé le culte.

Le jour de la justice se leva tardivement. L'Assemblée s'était émue enfin des réclamations ardentes soulevées par l'incarcération inique du maire d'Issy-l'Évêque, du pasteur de cette commune dont les envoyés déposèrent eux-mêmes à ses pieds la pétition du curé et des officiers municipaux ; et ne pouvant rester plus longtemps sourde à ce cri d'innocence qui montait vers elle du fond des cachots du Châtelet, elle avait chargé son comité des rapports d'instruire cette affaire et de lui en rendre compte. Dans la séance du 17 mars au soir, le député Merle lut un rapport, rédigé à la suite d'une longue et minutieuse instruction, dans lequel il exposa les faits dont nous venons de donner nous-même une analyse assez complète. Qu'il conclût à la nullité de la procédure instruite contre le curé Carion, soit parles magistrats d'Autun, soit par les juges du Châtelet, c'était ce dont on ne pourrait douter ; il n'en fut pourtant pas ainsi. L'Assemblée constituante n'avait pas qualité, suivant lui, pour délibérer sur cette matière ; et néanmoins, par une contradiction au moins singulière, il demanda l'élargissement provisoire du curé d'Issy-l'Évêque.

Robespierre se chargea de lui répondre. Il commença par combattre, comme contraires aux décrets de l'Assemblée, les conclusions du rapport. Aucune accusation de lèse-nation ne pouvait être en effet portée devant les tribunaux sans un décret spécial du Corps législatif, parce que dé pareilles accusations laissées à l'initiative des magistrats eussent été de nature à compromettre la liberté publique. Il était donc nécessaire, suivant lui, de délibérer sans retard sur l'affaire du curé Carion, poursuivi à raison d'actes qui ne lui étaient pas personnels et pour une prétendue infraction à des lois non encore rendues à l'époque, dans la crainte de prolonger la captivité d'un citoyen arbitrairement détenu depuis sept mois, et sur le sort duquel ni le bailliage d'Autun ni le tribunal du Châtelet n'avaient encore osé statuer, trouvant plus commode de le retenir sept mois en prison que de le juger.

Après avoir rappelé les faits en vertu desquels le maire et curé d'Issy-l'Évêque avait été arrêté ; après avoir fait bonne justice de l'accusation dirigée contre lui et démontré que l'oppression dont il avait été victime avait eu pour unique motif son zèle pur et généreux pour les droits du peuple, les intérêts de l'humanité, il pria l'Assemblée d'annuler, séance tenante, cette absurde accusation de lèse-nation. Sa proposition fut accueillie par les clameurs de la droite. A coup sûr, s'il se fût agi d'un adversaire de la Révolution, d'un de ces prêtres, hélas ! comme il y en avait tant, qui semaient dans les campagnes l'esprit de révolte et de désobéissance, les membres de ce côté de l'Assemblée eussent, d'une voix unanime, réclamé son élargissement ; mais les persécutions dont souffrait un patriote étaient peu de chose à leurs yeux, et à grands cris ils demandèrent la question préalable, espérant par là étouffer la motion de Robespierre. Ah ! reprit l'orateur, combien d'accusés ont été élargis sur des considérations de liberté et d'humanité, quoique chargés de soupçons bien autrement graves ! Je ne m'y suis jamais opposé, parce que le sentiment d'humanité balançait en moi la crainte de voir la liberté compromise ; mais ici on ne m'objectera pas sans doute l'intérêt de la liberté et le salut de la société. Est-ce donc parce que celui que je défends est sans appui que l'on murmure ? Ah ! s'il eût été un ennemi du peuple, il ne gémirait pas depuis sept mois dans une prison ! Peut-être n'y serait-il jamais entré. Ne serions-nous donc inexorables qu'envers les infortunés, envers les amis de la patrie accusés d'un excès d'enthousiasme pour la liberté ?. Non, ce n'est point le moment d'accabler des citoyens sans appui, lorsque tant de coupables, jadis illustres, ont été absous. Je citerai l'abbé de Barmond, le client de M. Malouet, et tant d'autres, qui, se trouvant dans l'ordre anciennement puissant, ont été élargis par le Châtelet. Aux applaudissements dont la salle retentit à ces paroles on put juger des dispositions de l'Assemblée. Un sentiment de justice, continua Robespierre, l'humanité, la raison dont vous devez établir l'empire, ne vous dictent-ils pas ce que je vous propose ? Décrétez donc la nullité des procédures instruites contre le curé d'Issy-l'Évêque et son élargissement pur et simple[90].

Cette proposition fut vivement appuyée par Mirabeau. Le puissant orateur, dont la grande voix allait être si subitement éteinte par une mort imprévue, rappela, lui aussi, qu'au Corps législatif seul il appartenait de déclarer un accusé criminel de lèse-nation, et flétrit, a son tour, l'inique procédure du Châtelet. Il prononça peu de mots, du reste ; l'Assemblée était édifiée et convaincue avant de l'entendre. Adoptant les conclusions du discours de Robespierre, elle annula la procédure du bailliage d'Autun et du Châtelet, et ordonna la mise en liberté immédiate du curé Carion, sauf son renvoi devant les tribunaux ordinaires s'il y avait lieu.

Cette nouvelle victoire de Maximilien sur les royalistes de l'Assemblée ne manqua pas de causer dans le public une impression profonde. En vain le côté droit a hurlé la question préalable, s'écria le journal du regrettable Loustalot, le courage invincible de M. Roberspierre l'a emporté, il a fait triompher la cause des malheureux et a fermé la bouche aux hurleurs. Continue, intrépide Roberspierre, à te faire haïr des méchants : ta vengeance est dans leur cœur ; ils sont forcés de t'admirer[91]. Ainsi grandissait de jour en jour, par la force des choses, une popularité désormais irrésistible et qu'avait seul engendrée l'amour immense de la patrie, de la justice et de la liberté. Ces lignes, publiées par le journal le plus répandu de l'époque, écho sincère des sentiments du peuple, ne partaient point d'un cœur intéressé, ne sortaient pas de la plume d'un ami, car leur rédacteur, malgré l'universelle renommée dont jouissait déjà Robespierre, ne connaissait pas encore l'orthographe de ce grand nom.

 

XXIX

Il s'agissait encore d'ecclésiastiques dans les vifs débats qui eurent lieu le surlendemain à la séance du soir, à propos des troubles sanglants dont la ville de Douai venait d'être le théâtre, débats auxquels Robespierre prit une part très-active. Cette fois, il est vrai, c'était dans un ordre d'idées tout différent ; il n'était plus question de prêtre persécuté pour son attachement à la Révolution, au contraire, mais d'une sorte de procès de tendance dirigé contre le clergé en général ; et si Robespierre en cette circonstance, se séparant de ses collègues de la gauche, tenta vainement de s'opposer à l'entraînement irréfléchi de l'Assemblée, ce fut en vertu de ce sentiment inné en lui qui lui faisait mettre la justice au-dessus des nécessités de parti.

La question des vivres a toujours joué un grand rôle dans les émotions populaires ; on a vu déjà quelle influence sinistre exerça en ce temps le spectre de la famine, avec quelle déplorable facilité, sous l'empire de craintes souvent chimériques, les masses se laissèrent aller aux extrémités les plus fâcheuses. De graves désordres avaient éclaté à Douai dans les journées des 16 et 17 mars, à l'occasion d'un chargement de blés. Le directoire, au lieu de requérir lui-même la force publique, avait invité la municipalité à publier la loi martiale ; mais les officiers municipaux s'y étaient refusés, probablement dans la crainte d'amener une collision entre le peuple et la troupe. Comme il y a toujours dans les foules des natures perverses et sanguinaires, prêtes à faire le mal pour le mal, à tuer pour le plaisir de tuer, il était arrivé que dans la bagarre deux citoyens avaient été percés de coups et pendus à un arbre. Le sang innocent criait vengeance. A qui devait remonter la responsabilité de ces meurtres ? Suivant les uns, la municipalité en était coupable, suivant d'autres, le directoire, composé en partie d'anciens conseillers au parlement, notoirement hostile à la Révolution et qui. s'était prudemment, pour ne pas dire plus, réfugié à Lille, était lui-même complice des désordres ; quelques-uns enfin rejetaient toute la faute sur le commandement de la force armée, M. de Noue, dont l'inaction leur paraissait assez justement incompréhensible.

Le député Alquier, au nom des comités militaire, des rapports et des recherches, incrimina principalement les membres de la municipalité ; les traitant un peu légèrement peut-être en ennemis de la constitution, parce qu'ils n'avaient pas proclamé la loi martiale. Trouvant qu'il était temps de réprimer par des mesures sévères les manœuvres des malveillants encouragés par trop d'indulgence, il proposa à l'Assemblée de traduire à sa barre, dans les trois jours à compter de la notification du décret, le maire et les officiers municipaux de la ville de Douai, et faute par eux d'obtempérer à cet ordre, de les décréter d'accusation. Proposer une pareille mesure avant d'entendre les explications de la municipalité, c'était déjà se montrer d'une excessive rigueur, mais le rapporteur alla plus loin. S'en prenant aux fanatiques qui s'insurgeaient contre les décrets de l'Assemblée, et sous prétexte que la prochaine élection de l'évêque, différée par le directoire du district, semblait présager de nouveaux malheurs, il proposa encore à l'Assemblée de charger ses comités de constitution et de judicature de lui présenter incessamment un projet de décret sur les peines à infliger aux ecclésiastiques qui, soit par leurs discours, soit par leurs écrits, exciteraient le peuple à la révolte. Comme en définitive rien n'indiquait la moindre participation des prêtres dans les derniers troubles de Douai, il était bien permis de demander pourquoi on les prenait à partie. Ce fut ce que ne manqua pas de faire Robespierre, avec une indépendance et une fermeté auxquelles on ne saurait s'empêcher de rendre justice.

Député d'un pays voisin de celui où s'étaient produits les désordres dont on demandait la répression, il commença par déclarer qu'en prenant la parole il cédait autant à l'intérêt qui l'attachait à la liberté publique qu'à celui qui le liait à son pays. Ce double sentiment l'avait engagé à examiner scrupuleusement les faits sur lesquels était basé le rapport dont on venait d'entendre la lecture, et il ne pouvait s'empêcher de regretter, disait-il, que l'Assemblée fût exposée à rendre une décision sur un rapport fait avec autant de précipitation.

Les conclusions de ce rapport avaient été accueillies par quelques murmures ; on les trouvait trop indulgentes. Plusieurs députés, de ceux qui s'intitulaient volontiers les modérés, auraient voulu que les membres de la municipalité de Douai fussent condamnés sur-le-champ. Biauzat avait demandé leur arrestation immédiate. C'était surtout contre ces exagérations que voulait protester Robespierre. Il fallait, suivant lui, se contenter de mander à la barre les officiers municipaux de la ville de Douai, les entendre avant de les juger, et non proposer de les transférer tout de suite dans les prisons d'Orléans. Une voix s'étant écrié : Ce projet absurde n'existe que dans la tête du préopinant[92], il reprit froidement — J'ai cependant, à la lecture du projet de décret, entendu dire et crier unanimement qu'il fallait envoyer la municipalité à Orléans. Ici de violents murmures ayant éclaté : Il m'est impossible de résister à la force tumultueuse des interruptions. S'il fallait une profession de foi pour se faire entendre dans cette Assemblée. Le bruit lui coupa de nouveau la parole ; enfin le calme s'étant peu à peu rétabli, il continua : Je déclare que je suis moins que tout autre porté à approuver ou à excuser la municipalité ; je discute les principes généraux qui doivent déterminer une Assemblée sage et impartiale. Je pense que dans une affaire aussi importante le Corps législatif doit s'imposer la loi d'examiner, je ne dis pas avec scrupule, mais avec cette attention réfléchie que s'impose tout juge... Du reste il ne demandait même pas l'ajournement, il voulait simplement qu'avant de se prononcer l'Assemblée consentît au moins à entendre le maire et les officiers municipaux de Douai. Là se bornait son observation sur la première partie du projet de décret.

Quant au dernier article de ce projet, c'était, suivant Robespierre, le renversement de tous les principes. Il était de la plus révoltante iniquité d'incriminer sans aucune espèce de raison ni de preuve, et par pure hypothèse, toute une classe de citoyens. Dans le parti démocratique il n'y avait pas que lui de cette opinion. Un journal, peu suspect de tendresse pour le clergé, les Révolutions de Paris, écrivait à propos des troubles de Douai, qu'il attribuait, lui, à un complot de l'aristocratie : Quelques politiques à courte vue ont voulu accuser les prêtres ; il seroit injuste de leur faire partager l'horreur qu'inspire ce complot. La preuve qu'ils n'y sont pour rien, c'est que les électeurs que le directoire a voulu intimider persistent à vouloir faire, à Douai, l'élection de l'évêque du département[93]. Et Camille Desmoulins : Laissez au papisme son intolérance et ses inquisiteurs : c'est la raison qui fait toute notre force. Pourquoi voulez-vous entourer la vérité de san-benito, et lui donner le masque du fanatisme et du mensonge ?[94] Ce qui paraissait surtout monstrueux à Robespierre, c'était le vague des expressions de cet article. Qu'entendait-on par ces mots discours, écrits excitant à la révolte ? Il ne comprenait pas, pour sa part, ces crimes commis par la parole ou par la plume, ni qu'ils pussent être le sujet d'une poursuite ou d'une peine. Allait-on, comme sous Auguste, l'inventeur de ce genre de délits, exposer tous les citoyens à devenir la proie d'un arbitraire sans frein ? L'Assemblée n'avait pas encore décrété jusqu'ici que des discours tenus pouvaient donner lieu à une poursuite criminelle. Pourquoi donc cette préférence à l'égard des ecclésiastiques ? Comment venait-on proposer contre eux une loi qu'on n'avait pas osé porter contre les autres citoyens ? Des considérations particulières, dit-il, ne doivent jamais l'emporter sur les principes de la justice et de la liberté. Un ecclésiastique est un citoyen, et aucun citoyen ne peut être soumis à des peines pour ses discours ; il est absurde de faire une loi uniquement dirigée contre les discours des ecclésiastiques... Il fallait quelque courage à Robespierre pour s'exprimer ainsi, tar il y avait alors contre les prêtres un déchaînement presque unanime, et il n'est pas si grand le nombre des orateurs populaires qui, n'écoutant que la voix de la conscience, ne craignent pas de froisser le sentiment général de leur parti.

Des explosions de murmures venues de la gauche lui apprirent à quel point un certain nombre de ceux qui siégeaient de son côté étaient blessés de ses paroles. Passez du côté droit, murmuraient quelques voix ; mais lui, impassible comme la vérité : J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus zélés partisans de la liberté ; et ils apprécieraient eux-mêmes mes observations, s'il n'était pas question des affaires ecclésiastiques. Ce dernier trait et les applaudissements dont le saluèrent quelques députés de la droite achevèrent d'exaspérer certains membres dont l'intolérance était au moins égale à celle de ces prêtres auxquels ils refusaient la justice qu'ils voulaient bien accorder aux autres citoyens. L'un d'eux, Dumetz, alla jusqu'à accuser Robespierre d'avoir outragé l'Assemblée et demanda son rappel à l'ordre. On ne tint pas compte de cette motion insensée. Robespierre, sans y répondre, insista, en terminant, afin qu'on entendît le maire et les officiers municipaux de la ville de Douai, comme un peu plus tard, le 31 mars, il réclama la même faveur pour les membres de la ci-devant assemblée coloniale de Saint-Marc, dont l'avocat Linguet vint à la barre de l'Assemblée présenter la défense[95] ; ils insista surtout pour qu'une loi, tenant à la liberté des écrits et des opinions, ne fût rendue qu'après une discussion générale et approfondie des principes, ainsi qu'il l'avait souvent demandé, et surtout qu'elle ne portât pas sur une classe particulière de citoyens.

Sur le premier point, l'Assemblée, cédant à une sorte de courant furieux, renchérit encore sur le décret proposé par ses comités. Comme pour donner un démenti sanglant à ceux qui prétendaient tout à l'heure que l'absurde projet de décréter l'arrestation des officiers municipaux de Douai n'existait que dans la tête de Robespierre, un de ses membres, Regnault, député de Saint-Jean d'Angély, prit la parole pour demander de nouveau leur arrestation et leur transfèrement dans les prisons d'Orléans. L'Assemblée applaudit. C'est ici le moment, s'écria-t-il avec emphase, de déployer sur la tête des coupables la vengeance des lois. On voit d'où sont partis les premiers cris de fureur. Ah ! ces paroles de colère, nous les entendrons trop souvent retentir au sein de la Convention nationale ; mais alors elles auront leur justification, car la France, déchirée à l'intérieur par les factions, envahie sur toutes ses frontières par l'étranger, hors d'elle-même, n'aura de moyen de salut que dans son désespoir, et ses rugissements auront leur grandeur et leur utilité. Mais sous la Constituante de pareils cris étaient au moins inopportuns. Alexandre Lameth lui-même se rangea à l'opinion du député de Saint-Jean d'Angély, que Camille dans son style imagé appelait plaisamment le Pompier de 89, et, comme lui, vota pour l'arrestation de la municipalité de Douai, pensant qu'en ne réprimant pas avec assez d'énergie les troubles dont la ville de Douai avait été le théâtre, on donnerait raison à ceux qui disaient que l'ordre était incompatible avec la liberté. Au reste, la pensée de Robespierre n'avait pas été de justifier les officiers municipaux, il l'avait déclaré en termes formels[96] ; seulement il aurait voulu qu'on les entendît avant de les condamner en principe. Cazalès ayant demandé une aggravation de la loi martiale, il parla encore, essaya de nouveau, de concert avec Pétion et appuyé par un membre même du comité des recherches, Voidel, d'arrêter l'Assemblée dans la voie de rigueur où elle semblait décidée à entrer. Un article du projet de décret portait que les informations seraient continuées contre les faiseurs et complices du délit. Cette disposition n'était-elle pas la règle même du despotisme ? disait Robespierre. Qu'entendait-on par cette expression vague de complices ? Toutes les personnes qui se seraient trouvées dans la foule seraient donc exposées à être inquiétées, poursuivies ? Il tenta, mais en vain, de démontrer à quel point un pareil article était favorable à l'arbitraire ; les murmures lui fermèrent la bouche. L'Assemblée tenait à se montrer sévère sans s'inquiéter d'être juste ; elle vota le projet de son comité, amendé par Le Chapelier dans le sens le plus rigoureux, décrétant ainsi l'arrestation de la municipalité de Douai et son transfèrement dans les prisons d'Orléans[97].

Battu sur un des points de sa discussion, Robespierre eut du moins la satisfaction de triompher complètement sur l'autre : toute la partie du projet de décret, concernant les discours et écrits des ecclésiastiques fut écartée, au grand désappointement d'un certain nombre de membres de la gauche, dont les rancunes ne manquèrent pas d'interprètes dans la presse. Robespierre, de son côté, trouva des défenseurs ardents. Le lendemain, lisons-nous dans le journal de Camille, de soi-disant patriotes, dans leurs journaux, dirent beaucoup d'injures à Robespierre ; cependant mon ami Robespierre avoit raison, et le cul-de-sac aussi, pour cette fois[98]. Il avait raison certes, et nous ne sommes pas suspect en parlant ainsi, nous qui faisons partie de la légion des libres penseurs. S'il y a quelque courage à combattre, à attaquer les prêtres quand ils sont maîtres de la situation, quand ils dominent dans les conseils du gouvernement, qu'ils tendent à envahir nos foyers, il y en a peut-être un plus grand à les défendre lorsqu'ils sont en butte à d'injustes agressions, et que, comme pour leur infliger la peine du talion, on les persécute à leur tour. En cela Robespierre ne faillit jamais à la mission de justice qu'il s'était imposée, incapable de se laisser aller à de lâches compromis, et sans s'inquiéter des récriminations de parti. D'ailleurs, comme l'a très-bien dit un éminent historien[99], il était du parti de sa conviction, cela lui suffisait. En des heures plus sombres, plus périlleuses, seul il osera réclamer en faveur des prêtres, et nous l'en louerons encore, parce que le courage civil n'est pas chose assez commune pour qu'on néglige l'occasion de glorifier ceux qui l'ont pratiqué sans ostentation, et sous la seule impulsion delà conscience.

 

XXX

Les derniers jours du' mois de mars furent remplis dans l'Assemblée nationale par d'importantes discussions sur la régence et sur les mines, auxquelles il ne paraît pas que Robespierre ait pris la moindre part ; débats célèbres où Mirabeau brilla d'un dernier et splendide éclat. Très-probablement ses efforts multipliés pour faire triompher la thèse qu'il soutenait dans la question de la régence et dans celle des mines, joints aux excès de plaisirs auxquels il se livra en même temps, accélérèrent sa fin, car la France était à la veille de perdre son prodigieux orateur.

Une fois seulement, dans les derniers jours de ce mois, Robespierre remonta à la tribune ; ce fut pour combattre de nouveau Duport à propos d'une assez grave question se rattachant à l'organisation du jury. Le rapporteur du comité de jurisprudence criminelle venait de proposer l'adjonction d'un commissaire du roi près le tribunal criminel de chaque département. Aussitôt Robespierre prit la parole, et, dans une discussion rapide, il démontra, avec une clarté saisissante, combien cette proposition était inopportune. Son premier inconvénient était d'être dangereuse pour la liberté publique, en ce qu'elle donnait au pouvoir exécutif quatre-vingt-trois nouveaux satellites, dont, sans aucune utilité, les appointements grèveraient le trésor -d'une charge considérable ; enfin elle était tout à fait superflue, puisque les commissaires du roi au civil, n'étant pas très-occupés, pourraient fort bien remplir les mêmes fonctions auprès du tribunal criminel ; et cela avec d'autant plus de facilité qu'aux accusateurs publics incomberait le poids des plus lourds travaux. Le rapporteur du comité de jurisprudence criminelle s'acharna, mais en vain, au milieu des murmures de l'Assemblée, à défendre sa motion ; tous ses raisonnements ne tinrent pas contre les vives critiques de Robespierre, et sa proposition disparut sous la question préalable[100].

Tandis que Maximilien remportait sur Duport cette petite victoire, Mirabeau se mourait. Il n'entre pas dans notre sujet de raconter sa longue et dramatique agonie, un peu embellie peut-être par les témoins, dignes de foi cependant, qui ont recueilli ses dernières paroles, ses derniers gestes. On sait quelle stupéfaction douloureuse répandit dans Paris cette nouvelle funèbre : Mirabeau se meurt ! On sait aussi avec quelle. solennité un peu théâtrale il quitta ce monde tout rempli de sa renommée. Camille Desmoulins, si longtemps son admirateur passionné et son ami, ne manqua pas de rapporter qu'il usa amplement de la permission qu'ont les mourants de dire du bien d'eux-mêmes. Soulève ma tête, tu n'en porteras pas une pareille, disait à son domestique, dans un moment de crise, l'immortel moribond. Et, ajoute Camille, comme il entendait un bruit extraordinaire, ayant appris que c'était un coup de canon, il s'écria : Seraient-ce déjà les funérailles d'Achille ?[101] De cette métaphore, assez peu juste entre parenthèse, Robespierre, s'il faut en croire l'auteur des Révolutions de France et de Brabant aurait tiré un bon augure. Achille est mort, Troie ne sera pas prise ! Troie c'était la Révolution. Mais Mirabeau eût eu beau survivre, il aurait été, malgré la puissance de son génie, incapable de la dompter, de la retenir dans sa course effrénée. Robespierre n'était pas Hector, et il était là, forteresse vivante et inexpugnable de cette Révolution.

Trop grand pour être envieux, Mirabeau rendait pleine justice à la valeur de son collègue, dont il disait, on s'en souvient : Cet homme ira loin, il croit tout ce qu'il dit, et il n'a pas de besoins ; et contre les raisonnements duquel nous avons vu en diverses circonstances se briser son éloquence. Il n'avait pas de besoins ! c'est-à-dire son cœur et sa raison étaient au-dessus de ses passions. Ce qui était sa force était la faiblesse de Mirabeau. Celui-ci, incapable de résister aux emportements de son tempérament fougueux, alla jusqu'aux limites mêmes de la trahison pour satisfaire ses goûts de luxe et de plaisirs ; celui-là sut rester inaccessible aux séductions grossières et dompter la nature. Dire d'un homme qu'il n'a pas de passions, c'est un moyen commode d'excuser les libertins et d'amoindrir le mérite de ceux qui parviennent à se rendre supérieurs à elles. Lui aussi, au contraire, était d'un tempérament ardent, mais en je combattant à tout moment, et à force de volonté, il était arrivé à le maîtriser[102].

Tandis que Mirabeau s'installait effrontément dans un hôtel splendide de la Chaussée-d'Antin, qu'il entretenait à grands frais des danseuses de l'Opéra, menant de front cette vie dévorante de plaisir et de travail, Robespierre, retiré dans son froid logis de la rue de Saintonge, songeait à moraliser le peuple, et, penseur austère, dînant frugalement à trente sous[103], prenait en pitié ces jouissances matérielles par lesquelles, hélas ! furent détournés des vrais principes de la Révolution tant d'hommes qui d'abord lui avaient paru si dévoués. Ame vénale, le premier eut les mains souillées de l'or de la cour ; le second résista à toutes les tentatives employées pour le corrompre. Un grand nombre de fois, atteste un témoin peu suspect de partialité en sa faveur[104], il refusa des offres et des envois qui n'exigeaient rien de lui, pas même un remercîment. Bertrand de Molleville donne également dans ses Mémoires des preuves du désintéressement parfait de ce grand citoyen, dont, sur ce point du moins, la réputation est restée invulnérable. Quand, après Thermidor, quelques misérables voulurent essayer de la ternir, la risée publique, même en ce temps de réaction impitoyable, fit bonne justice de leurs ignobles pamphlets. Et lorsqu'en cette année 1791 un libelle royaliste ne craignit pas de le peindre comme un des chefs d'un parti stipendié par l'Angleterre et la Prusse, il put répondre avec une légitime fierté : Oui, citoyens, ceux qui ont dédaigné l'or des despotes de leur pays, ceux qui n'ont pas voulu puiser dans cette source immense de richesses ouverte par notre système financier à la cupidité de tant de vampires publics, ceux que l'on veut perdre parce qu'on ne peut les acheter, sont soudoyés par le despote de la Prusse et par les aristocrates Anglais, pour défendre, depuis l'origine de la Révolution, aux dépens de leur repos et au péril de leur vie, les principes éternels de la justice et de l'humanité, pour lesquels ils combattoient avant la Révolution même, et qui font aujourd'hui la terreur de tous les despotes et de tous les aristocrates du monde[105].

Dire que Mirabeau fut un traître serait certainement aller au delà de la vérité et de la justice ; non, jamais il ne rompit entièrement avec cette Révolution pour laquelle il se sentait en définitive des entrailles de père ; mais on peut assurer qu'en beaucoup de discussions ses discours eussent eu un caractère tout autre, plus conforme à son instinct et à la logique révolutionnaire, s'il n'eût pas conclu avec la cour un marché honteux. Cela se pressentait à l'époque, sans qu'il y eût alors rien de certain. Robespierre, lui, ne fut jamais que l'homme de sa foi. Ah' ! c'est qu'au premier il manquait, pour se diriger au travers des écueils de la vie, cette boussole de la conscience qui ne fit jamais défaut au second, et sans laquelle, comme il l'a dit lui-même dans un jour dé suprême mélancolie, il aurait été le plus malheureux des hommes.

Mirabeau possédait, sans nul doute, des qualités oratoires supérieures à celles de Robespierre ; il avait dans ses discours improvisés de ces mouvements sublimes dont la mémoire des hommes ne perdra jamais le souvenir ; c'était, en un mot, l'éloquence même, l'éloquence emportée et furieuse. Mais Robespierre était la figure vivante du droit et de la justice, non la statue roide, compassée, comme à tort on l'a trop souvent prétendu ; rien d'entraînant et de passionné, au contraire, comme quelques-uns de ses discours ; la fibre intime, celle du cœur, y vibre bien plus que dans ceux de Mirabeau. A côté de discussions toutes juridiques, d'inflexibles maximes, que d'effusions de tendresse, d'explosions de sensibilité, qui lui conquirent en France les sympathies de tant de milliers de citoyens ! Mirabeau eut des amis dévoués, et surtout de joyeux compagnons ; Robespierre, lui aussi, eut des amis dévoués ; si le premier était facile et commode dans l'intimité, le second n'était pas moins affable, et sur la bonté de son cœur, sur sa bonhomie, nous avons d'irrécusables témoignages : il eut des amis dévoués jusqu'à l'ostracisme, jusqu'à partager volontairement sa proscription et sa mort, ce qui est la plus grande preuve d'amitié, et la plus rare qu'un homme puisse recevoir. La mort de Mirabeau causa une douleur universelle, mais celle de Robespierre, nous le croyons, eût été plus vivement sentie encore ; et ces lignes d'un journal populaire nous semblent avoir été l'expression sincère du sentiment général : L'Assemblée perd le premier peut-être de ses orateurs, mais M. Mirabeau ne tenoit pas le même rang dans le petit nombre de ses membres patriotes. Que le peuple français ne désespère pas de la chose publique, tant qu'il lui restera quelque représentant de la trempe de M. Robespierre[106].

Mirabeau mourut le 2 avril 1791, à huit heures du matin. Avec une touchante unanimité, on résolut de lui décerner des funérailles magnifiques. Le directoire du département envoya une députation à l'Assemblée nationale pour lui demander de décréter que le nouvel édifice de Sainte-Geneviève serait destiné désormais à recevoir les cendres des grands hommes, et que le corps de Riquetti Mirabeau y serait le premier déposé. Defermont ayant réclamé le renvoi de la pétition du département au comité de constitution, Robespierre prit la parole. Son opinion sur Mirabeau n'avait pas toujours été la même. Au commencement de l'Assemblée constituante, on se le rappelle peut-être, il avait conçu de lui la plus fâcheuse idée, ne voyant en lui que l'homme d'autrefois, corrupteur et corrompu, vivant d'expédients et trafiquant de sa plume ; mais il était bien vite revenu de sa première impression, et n'avait pas tardé à être subjugué par le génie de son collègue. Souvent il s'était rencontré avec lui sur le même terrain parlementaire, dans les mêmes discussions, soit comme allié, soit comme adversaire, mais toujours il l'avait cru, pour sa part, sincère et convaincu. Si plus tard, sous la Convention, il varia de nouveau d'opinion à son égard, c'est que l'armoire de fer se trouva pleine de révélations fâcheuses, qui donnèrent lieu à une foule de suppositions devenues, depuis, des certitudes, et accablantes pour la mémoire de Mirabeau. Mais, au moment de la mort du grand orateur, il y avait seulement des conjectures que personnellement Robespierre repoussait sans doute. Il éprouvait même pour la personne de Mirabeau une véritable affection ; il eût désiré se rapprocher de lui, et aurait fait les premiers pas, disait-il quelquefois, si son collègue eût fréquenté moins d'hommes de la cour[107]. Rien d'étonnant en conséquence à ce qu'il s'associât avec empressement aux hommages rendus à l'illustre défunt. Voici en quels termes, dans la séance du 3 avril, il répondit à Defermont : La pétition du département de Paris vous présente deux objets également dignes de votre attention ; l'un particulier à M. Mirabeau, l'autre général et tendant à fixer la manière dont la nation doit récompenser les grands hommes qui l'ont servie. Quant au premier, il n'appartient, je crois, à personne dans cette assemblée de contester la justice de la pétition qui vous est présentée au nom du département de Paris. Ce n'est pas au moment où les regrets qu'excite la perte d'un homme illustre sont les plus vifs, ce n'est pas lorsqu'il s'agit d'un homme qui, dans les moments critiques de la Révolution, a opposé la plus grande force au despotisme qu'il faut se montrer difficile, sur les moyens de l'honorer et arrêter l'effusion du sentiment qu'excite une fête aussi intéressante. Je ne contesterai donc en aucune manière cette première partie de la pétition du département de Paris ; je l'appuierai au contraire de tout mon pouvoir, ou plutôt de toute ma sensibilité[108].

Le second point, qui se rattachait aux plus graves intérêts de la patrie, et de la liberté, puisque les récompenses décernées aux grands hommes devaient contribuer, selon lui, à développer le patriotisme, source de toutes les vertus, lui paraissait mériter d'être l'objet d'une délibération très-mûre. Il proposa donc à l'Assemblée d'adopter tout de suite la pétition du département en ce qui concernait spécialement Mirabeau, et de renvoyer le reste à l'examen du comité de constitution. Cette proposition fut décrétée à l'instant même. Dès le lendemain, le comité de constitution, tenant par son empressement à prouver son respect pour la mémoire du puissant orateur si brusquement enlevé à la France, présenta un rapport à la suite duquel l'Assemblée décréta que le nouvel édifice de Sainte-Geneviève serait désormais consacré à la sépulture des grands hommes, et qu'au-dessus de son fronton on graverait ces mots : AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE ; qu'au Corps législatif appartiendrait le droit de décider à quels hommes cet honneur serait rendu ; qu'Honoré Riquetti Mirabeau était jugé digne de cet honneur.

Le même jour eurent lieu les funérailles. Ce qu'elles furent, tout le monde le sait ; jamais souverain n'en avait eu de pareilles. Robespierre y assista avec tous ses collègues, sans se douter peut-être que son nom, par la mort de Mirabeau, devenait le plus grand nom de la Révolution française.

 

 

 



[1] Voyez le Point du jour, numéro 385, et le Moniteur du 2 août 1790.

[2] Sermon prononcé au club des Jacobins, le premier dimanche de carême de la présente année, par dom Prosper-Iscariote-Honesta Robespierre de Bonnefoi, ci-devant avocat en la ci-devant province d'Artois, honorable membre du côté gauche de l'Assemblée nationale, et l'un des fondateurs du club des Jacobins. Paris, in-8°, 1790.

[3] Les trois Régicides J. Clément, Damiens, Ravaillac au club des Jacobins, Sous la rubrique : De l'imprimerie du club jacobiste, l'an II de la Liberté.

[4] Révolutions de France et de Brabant, numéro 37, p. 599.

[5] Voyez le Moniteur du 4 août 1790 ; l'Orateur du Peuple, numéro 61 ; le Point du jour, numéro 387 ; le Courrier de Provence, numéro 172, combinés. Le Moniteur, fort dévoué alors au club de 89, a évidemment adouci les paroles de Robespierre, car voici comment s'exprime le journal de Mirabeau au sujet de la défense de Camille : ... C'est un mouvement si naturel, si pardonnable dans un homme attaqué, déchiré par un autre homme qui l'insulte parce qu'il ne peut se défendre, que sa situation et sa faute ont excité le plus vif intérêt.

[6] Voyez notre Histoire de Saint-Just, t. I, p. 84 ; édition Meline et Cans. L'original de cette lettre est aux Archives, F. 7, 4436.

[7] Rapport de Courtois, p. 12.

[8] Voyez le Moniteur du 6 août 1790.

[9] Moniteur du 11 août 1790. Ce discours de Robespierre avait sans doute beaucoup plus d'étendue, comme le font avec raison remarquer MM. Buchez et Roux (Histoire parlementaire de la Révolution, t. VII, p. 44) ; mais le Moniteur alors se montrait assez peu hospitalier aux discours de Robespierre.

[10] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VII, p. 108.

[11] Voyez le Moniteur du 24 août 1790, et surtout le Point du jour (numéro 407, p. 266 et suiv.), où le discours de Robespierre est bien plus complètement rendu.

[12] Point du jour, numéro 403, p. 196.

[13] Moniteur du 20 août 1790.

[14] Point du jour, numéro 406, p. 253.

[15] Point du jour, numéro 407, p. 259.

[16] Point du jour, numéro 409, p. 301.

[17] Point du jour, numéro 410, et Moniteur des 26 et 27 août 1790.

[18] Révolutions de Paris, numéro 60, p. 377.

[19] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 60 ; le Moniteur du 1er septembre 1790, et le Point du jour, numéros 415, 416.

[20] Voyez les beaux récits de M. Louis Blanc (Histoire de la Révolution française, t. V, liv. V, chap. II) et de M. Michelet, t. II, chap. IV.

[21] Moniteur du 5 septembre 1790.

[22] Révolutions de Paris, numéro 63.

[23] Point du jour, numéro 432.

[24] L'Ami du Roi, numéro 109.

[25] Séance du 21 septembre au soir. L'Ami du Roi, numéro 115.

[26] Voyez le Point du jour, numéro 431 ; le Moniteur (numéro du 16 septembre 1790} dit à peine quelques mots de ces débats.

[27] Moniteur du 25 septembre 1790.

[28] L'Ami du Peuple ou le Publiciste Parisien, numéro 242.

[29] L'Ami du Roi, numéro 117.

[30] Voyez le Moniteur du 7 octobre 1790.

[31] Révolutions de Paris, numéro 65, p. 682.

[32] Révolutions de France et de Brabant, numéro 44, p. 301.

[33] Lettre à la société des Amis de la Constitution de Versailles. Cette lettre est insérée en entier dans le t. II des Mémoires de la Société des sciences morales de Seine-et-Oise, 1819. L'original est aux Archives de la ville de Versailles.

[34] Voyez l'Ami du Roi, numéro 129.

[35] Voyez le Point du jour, numéro 470, et le Moniteur du 24 octobre 1793.

[36] Moniteur du 9 février 1791.

[37] Ce discours de Robespierre, tout à fait tronqué par le Moniteur (numéro du 26 octobre 1790), est reproduit in extenso, ou à peu près, dans le Point du jour, numéros 473 et 474.

[38] Voyez notamment dans les Révolutions de Paris l'article intitulé de la Haute Cour nationale, numéro 68, p. 122.

[39] L'Ami du Peuple ou le Publiciste parisien, numéro, 265, p. 7.

[40] Voyez le Moniteur du 27 octobre 1790, et le Point du jour, numéro 472.

[41] Moniteur du 11 novembre 1790, et le Point du jour, numéros 487 et 489.

[42] Point du jour, numéro 496, p. 249 et suiv. ; Moniteur du 19 novembre 1790.

[43] Voyez cependant le Point du jour, numéro 498.

[44] Point du jour, numéro 494.

[45] Discours à l'Assemblée nationale sur la pétition du Peuple avignonnais. (Paris, de l'imprimerie nationale, 1790, in-8°, de 13 pages.) Le Moniteur du 20 novembre en donne un résumé assez étendu. Il est singulier que Laponneraye, qui, dans son édition des œuvres de Robespierre, s'est borné en général à donner le résumé de ses discours d'après le Moniteur, ait omis celui-ci, dont le retentissement fut immense. Voyez aussi les Procès-verbaux manuscrits de l'Assemblée nationale. (Archives, C, § I, 446, carton 33.)

[46] Moniteur du 22 novembre 1790.

[47] Ces deux lettres se trouvent dans le numéro 59 des Révolutions de France et de Brabant.

[48] Voyez dans le numéro 55 des Révolutions de France et de Brabant la très-curieuse narration de cette séance significative. MM. Bûchez et Roux l'ont insérée en entier dans leur Histoire parlementaire de la Révolution, t. VIII, p. 67 et suiv.

[49] Voyez le Point du jour, numéro 503, et le Moniteur des 24, 25, et 26 novembre 1790.

[50] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 78.

[51] Voyez le Moniteur du 13 décembre 1790, séance du 11 mars au soir.

[52] Point du jour, numéro 523, p. 202.

[53] Cet important discours de Robespierre n'a pas été, que nous sachions, réimprime à part. Nous en avons donné l'analyse très-succincte d'après les comptes rendus combinés du Point du jour, numéro 522, p. 202 et suivantes, et du Moniteur du 15 décembre 1790.

[54] Voyez le Point du jour, numéros 535 et 537, et le Moniteur des 29, 30 novembre et 3 décembre 1790.

[55] Histoire des évenemens arrivés sur la paroisse Saint-Sulpice pendant la Révolution, principalement à l'occasion du serment ecclésiastique, suivie de réflexions sur la position du clergé. Avec cette épigraphe : Quœque ipse miserrima vidi. A Paris, de l'imprimerie de Crapart, 1792, in-8* de 96 pages. Voici au surplus le passage textuel : Le sieur Camille fut marié ayant pour témoins Pétion, Bobertspierre et M. de Montesquiou, ci-devant premier écuyer de Monsieur. Mirabeau ne put s'y trouver, ainsi qu'il l'avoit promis. M. le curé fit aux époux une exhortation, pendant laquelle le sieur Desmoulins fondoit en larmes. Robertspierre lui dit : Ne pleure donc pas, hypocrite. Ces pleurs n'étoient pas en effet bien sincères ; le sieur Desmoulins ne se rétracta pas dans un de ses numéros, comme il en avoit donné parole, et continua ses licences contre la religion. P. 25. Outre l'invraisemblable anecdote contée par l'auteur, anonyme, il y a dans ce court passage une autre erreur : ce ne fut pas le curé, mais bien l'abbé Bérardier qui prononça la touchante allocution.

[56] Voyez le Point du jour, numéros 542 et 513, où le discours de Robespierre parait être rendu d'une manière assez complète.

[57] Moniteur du 3 février 1791. Voyez aussi les réflexions du Journal de Paris, numéro du 3 février. Le peu de succès obtenu par la motion de Robespierre inspira au journal les Révolutions de Paris les réflexions suivantes : Nous dirons à la honte des patriotes de l'Assemblée que la motion civique de M. Roberspierre n'a été appuyée que par l'aristocrate M. Folleville. Nous remarquerons aussi que M. La Fayette, dont nous avons cependant souvent censuré la conduite, a professé sur les jurés les principes les plus purs. (Numéro 82, p. 165.)

[58] Point du jour, numéro 573, p. 39.

[59] Point du Jour, numéro 573.

[60] Voyez le Courrier de Provence, numéro 252, et le Moniteur du 4 février 1790.

[61] Journal de Paris du 21 janvier 1791. Tous les autres journaux sont muets à cet égard.

[62] Ce discours de Robespierre a été résumé en 25 lignes par le Moniteur (numéro du 6 février) et en 40 par le Point du jour (numéro 575). Il inspira au Journal de Paris, rédigé par Garat, Condorcet, etc., les réflexions suivantes : On y trouvera cet esprit indépendant qui veut ramener toutes les lois sociales aux lois éternelles de l'égalité des droits naturels. Le plus grand mal serait qu'il n'y eût pas des esprits de cette trempe ; assez d'autres savent plier la vérité à ces conventions artificielles que les circonstances peuvent rendre inévitables, mais qui sont a la fois et un nuage devant la raison et une barrière devant ce modèle du mieux auquel il faut toujours tendre. (Numéro du 8 février 1791.)

Robespierre publia son discours sous ce titre : Principes de l'organisation des jurés et réfutation du système proposé par Duport au nom des comités de judicature et de constitution, par Maximilien Robespierre. Cette publication rencontra, il paraît, quelques difficultés, comme nous l'apprend une lettre adressée par Robespierre, au mois d'avril de la même année, à la société des Amis de la constitution de Versailles, lettre dans laquelle, à la suite de l'annonce d'envoi d'un ouvrage dont il ne dit pas le titre, il ajoute en post-scriptum : J'y joins un discours sur les jurés dont la publication a éprouvé dans le temps des obstacles d'une nature assez extraordinaire. (Mémoires de la Société des Sciences morales de Seine-et-Oise, t. II, p. 174, 1849.) Il nous a été impossible de découvrir quels avaient été ces obstacles. Quoi qu'il en soit, ce discours imprimé de Robespierre est devenu une véritable rareté bibliographique. Il n'est même pas mentionné par Querard dans sa Monographie bibliographique des Robespierre.

Nous avons sous les yeux un exemplaire manuscrit de l'époque, conservé par la famille Le Bas. Presque tous les discours manuscrits de Robespierre étaient, en Thermidor, entre les mains d'Éléonore Duplay, la fille aînée de son hôte, qui les cacha soigneusement, et ils avaient ainsi pu échapper au pillage du conventionnel Courtois. Mais en 1815, à la seconde Restauration, le frère d'Eléonore, Simon Duplay, administrateur du domaine des hôpitaux et hospices de Paris, avec lequel demeurait Éléonore, cédant à un regrettable sentiment de crainte, jeta au feu la plupart des lettres, manuscrits et papiers provenant de Maximilien, ainsi qu'un magnifique portrait en pied de lui peint par Gérard, et dont nous parlerons plus tard. Quelques lettres seulement et trois discours manuscrits échappèrent à ce désastre, le discours sur la pétition du peuple avignonnais ; le discours sur les jurés, et celui du 8 thermidor. Ce dernier seul, rendu incomplet à la famille Le Bas, est de l'écriture de Robespierre.

[63] Point du jour, numéro 375.

[64] Histoire parlementaire de la Révolution française, par MM. Buchez et Roux, t. III, p. 457.

[65] Voyez le Courrier de Provence, numéro 242.

[66] Moniteur du 15 janvier 1791.

[67] Depuis que ces lignes ont été écrites, la liberté des théâtres a été proclamée, mais combien elle est loin de ressembler à la liberté réclamée par Robespierre ! Toutefois, c'est un progrès dont il faut s'applaudir.

[68] Voyez le Point du jour, numéro 567, p. 421, 422.

[69] Le Point du jour, numéro 567, p. 425, 428.

[70] Révolutions de France et de Brabant, numéro 65.

[71] Courrier de Provence, numéro 254, à l'article VARIÉTÉS.

[72] Moniteur du 1er mars 1791.

[73] M. Michelet a beaucoup reproché à MM. Buchez et Roux, L. Blanc et Lamartine de n'avoir pas dit un mot de l'affaire de Castelnau. Il y a quelque chose, à notre sens, de plus grave que d'être inexact par omission, c'est de l'être par exagération, par extension. Or, au lieu de raconter strictement le fait, que dit M. Michelet en divers passages, d'une manière générale, et sans préciser : Robespierre demanda la violation du secret des lettres. Dès 89 il a conseillé la violation. (Histoire de la Révolution, t. II, p. 560, 567.) Eh bien ! on a vu, au contraire, qu'il avait demandé par exception l'examen de lettres saisies sur un émissaire du comte d'Artois. Pourquoi maintenant l'illustre historien a-t-il gardé un si profond silence sur la séance du 28 février 1791, dans laquelle Robespierre se montra si énergiquement le défenseur de l'inviolabilité due au secret des lettres ? Ah ! les préventions !

[74] Le Moniteur est muet sur cet incident. Voyez le Journal de Paris, numéro du 1er mars 1791 ; le Patriote français, numéro 571, et le Courrier de Provence, numéro 241.

[75] Annales Patriotiques du 1er février 1791 ; Révolutions de France et de Brabant, numéro 62.

[76] Voyez l'Ami du Peuple ou le Publiciste Parisien, numéro 382.

[77] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck de 1789 à 1791, recueillie, par Ad. de Bacourt. Paris, Lenormant, 1851, t. III, p. 65.

[78] Le Point du jour, numéro 567 et le Moniteur du 1er mars 1791 résument eu quelques lignes seulement le discours de Robespierre, qui, à coup sur, resserra beaucoup moins sa pensée, puisque dans la soirée, aux Jacobins, Alexandre Lameth parla des grands principes développés le matin par Robespierre. Voyez les Révolutions de France et de Brabant, numéro 67.

[79] Voyez son Adresse aux Français, p. 11.

[80] Voici en effet ce qu'écrivait le royaliste Duquesnoy, dans son numéro du 5 mars : MM. Robespierre et Buzot... sont tous deux du nombre de ceux que personne n'accuse d'être à un parti, de servir ou de défendre une faction ; leur conduite publique n'a pas varié une minute, et elle est parfaitement d'accord avec leurs idées privées. Je crois que M. Robespierre a souvent été emporté hors des mesures par un amour peu réfléchi de la liberté, mais il est impossible de le soupçonner d'avoir sacrifié à une autre idole. L'Ami des Patriotes ou le Défenseur de la Constitution, numéro 15.

[81] Voyez l'Ami du Peuple ou le Publiciste Parisien, numéro 280.

[82] Voyez dans le numéro 67 des Révolutions de France et de Brabant le récit très-complet et très-curieux de la séance du 28 février 1791 aux jacobins.

[83] Voyez le Moniteur du 5 mars 1791, et le Journal de Paris, du même jour, combinés. Rejetée par l'Assemblée nationale, la tontine Lafarge fut mise en œuvre à titre d'entreprise particulière.

[84] Voyez le Point du jour, numéro 601, p. 6, 9 et 11, et le Moniteur du 5 mars 1791.

[85] Point du jour, numéro 612, p. 180.

[86] Voyez le Moniteur du 7 mars 1791, et le Courrier de Provence, numéro 264.

[87] Voyez le Point du jour, numéro 607.

[88] Révolutions de France et de Brabant, numéro 68, p. 123.

[89] Rapport de Merle, au nom du comité des rapports.

[90] Voyez le Point du jour, numéro 616, p. 248, 249, et le Moniteur du 19 mars 1791, combinés.

[91] Les Révolutions de Paris, numéro 88, p. 506.

[92] Absurde, s'écria Camille Desmoulins, absurde tant que vous voudrez. Il n'en est pas moins vrai que c'est là ce que venoit de dire Biauzat ; c'est ce qu'on crioit de toutes parts ; c'est ce qu'on va décréter tout à l'heure à l'unanimité. N'est-il pas étrange après cela d'entendre injurier et démentir indécemment un orateur de l'Assemblée nationale qui ne fait que répéter ce qui venoit d'y être dit ? et le tachygraphe de Panckouke auroit bien dû nommer cet interlocuteur M***. (Révolutions de France et de Brabant, numéro 70, p. 213.)

[93] Révolutions de Paris, numéro 89, p. 566.

[94] Révolutions de France et de Brabant, numéro 70, p. 214.

[95] Voyez le Point du jour, numéro 630.

[96] Voyez les Révolutions de France et de Brabant, numéro 70.

[97] Moniteur du 21 mars 1791. Révolutions de France et de Brabant, numéro 70.

[98] Révolutions de France et de Brabant, numéro 70. Le cul-de-sac, c'était le coté droit.

[99] Histoire de la Révolution française, par L. Blanc, t. V, p. 270.

[100] Voyez le Point du jour, numéro 62, et le Courrier de Provence, numéro 275.

[101] Révolutions de France et de Brabant, numéro 72.

[102] Voyez, à ce sujet, les Souvenirs d'un déporté, par P. Villiers, p. 2.

[103] Révolutions de France et des Royaumes, etc. (Nouveau titre du journal de Camille Desmoulins.) Numéro 78.

[104] Souvenirs d'un déporté, ubi supra.

[105] Adresse aux Français, par Maximilien Robespierre, p. 37.

[106] Révolutions de Paris, numéro 90, p. 612.

[107] Souvenirs d'un déporté, par Pierre Villiers, p. 4.

[108] Voyez le Courrier de Provence, numéro 277, dont la version est beaucoup plus complète que celle du Moniteur du 4 avril 1791.