HISTOIRE DE ROBESPIERRE

TOME PREMIER — LA CONSTITUANTE

 

LIVRE TROISIÈME. — JANVIER 1790 - JUILLET 1790.

 

 

Les étrennes de 1790. — Les pensions suspendues. - Les détentions arbitraires. — Opinion de Robespierre sur la formule du serment. — Les ouvriers rouennais. — Les acquits-à-caution. — La philanthropie de l'abbé Maury. — Prétentions de la République de Gênes sur l'île de Corse. — Nouveau discours de Robespierre contre le marc d'argent. - Ses efforts en faveur de l'égalité politique. — Affaire de Chinon. — Louis XVI à l'Assemblée. — Châteaux incendiés. — Nouvelle loi martiale. — Inutiles tentatives de Robespierre pour la faire repousser. - Les Révolutions de France et de Brabant. — Les ordres rentés et les mendiants. — Le droit de triage. — Correspondance entre le contrôleur général Lambert et Robespierre. — Encore les lettres de cachet et les détentions arbitraires. — La contribution patriotique. — Les commissaires royaux et les municipalités. — Les Actes des Apôtres et Robespierre. — Il est élu président de la Société des Amis de la Constitution. — Lettre à son ami Buissart. — Il se prononce pour l'établissement des jurés en toutes matières. — Propose de placer au sein même du Corps législatif le tribunal de cassation. — Le livre rouge. — Les assignats. — Les élections de Saint-Jean-de-Luz. — Opinion de Robespierre sur le droit de chasse et sur la résiliation des baux à ferme des dîmes ecclésiastiques. — Il réclame l'admission des simples soldats dans les conseils de guerre. — Troubles à Dieppe. — Le dessèchement des marais. — Nouveaux démêlés de Robespierre avec M. de Beaumetz. — Lettres d'Augustin Robespierre. — Réponse de Maximilien aux attaques de M. de Beaumetz. — Effet qu'elle produit en Artois. — Avis au peuple artésien. — L'organisation judiciaire. — Les districts et les sections de la ville de Paris. — Discours de Robespierre sur le droit de paix et de guerre. — Le roi premier commis de la nation. — Triomphe des députés patriotes. — Lettre à Camille Desmoulins. — Troubles de Montauban. — Intolérance des membres du côté droit. — Première apparition de Saint-Just. — Opinion de Robespierre sur la ratification par l'Assemblée des traités passés jusqu'à ce jour. — Constitution civile du clergé. — De l'élection des évêques. — Du traitement des ecclésiastiques. — Le célibat des prêtres. — Robespierre s'oppose à l'impression d'un discours de M. de Puységur. — Il réclame en faveur des ecclésiastiques âgés. — Abolition des titres de noblesse. — Robespierre est élu secrétaire de l'Assemblée. — Sa motion pour l'inviolabilité des membres du Corps législatif. — Il appuie une réclamation du district de Versailles. — Combat une proposition d'Arthur Dillon au sujet des troubles de Tabago. — Une plaisanterie de Duval d'Eprémesnil. — La Fédération s'approche. — Robespierre s'oppose à ce que M. de Riom y soit admis. — Il réclame au contraire l'admission des délégués américains. — Robespierre et l'Ami du roi. — Anniversaire du 14 juillet. — L'évêché du Pas-de-Calais. — Les prisonniers avignonnais. — La municipalité et le bailliage de Soissons. — Autorisation donnée à l'Autriche de faire passer ses troupes sur le territoire français. — Robespierre accuse tous les ministres. — Il combat une motion dirigée contre le prince de Condé. — Lutte contre Mirabeau. — Mirabeau vaincu.

 

I

L'ouverture de l'année 1790 témoigna d'un grand changement survenu dans les mœurs et dans les habitudes du peuple français ; et comme les petites choses, celles d'étiquette notamment, ont, aux yeux d'un certain monde, une importance capitale, il est bon de noter, en passant, quel fut pour cette fois le cérémonial du jour de l'an.

On vit bien aux pieds du roi le président de l'Assemblée nationale et le maire de Paris, l'un accompagné de soixante députés, l'autre suivi de trois cents représentants de la commune ; mais les hommages populaires, mais les félicitations des municipalités s'adressaient à l'Assemblée constituante, dont la souveraineté se trouva consacrée une fois de plus par ces compliments d'usage, puérils peut-être pour le philosophe, mais que les rois de l'Europe considéraient comme une sorte de critérium de leur pouvoir. Plus de huit cents députés des provinces étaient venus tout exprès afin de complimenter l'auguste Sénat, écrit Camille Desmoulins, et lui apporter, avec le serment de défendre jusqu'au dernier soupir ses saints décrets, les témoignages de respect et de vénération des peuples. Ô Paris ! s'écrie-t-il enthousiasmé, c'est maintenant que tu es la reine des cités. Vois toutes les tribus accourir à ce temple que la nation vient de bâtir ![1] Mais ce temple auguste — c'est de la constitution qu'il veut parler — au sein duquel aurait dû communier toute la famille française n'allait pas tarder à être battu en brèche par la coalition des intérêts froissés. Hélas ! les hommes ne sauront jamais se dépouiller de leur égoïsme particulier, et même, en ces temps héroïques où l'abnégation semblait plus facile, combien peu se montrèrent capables de ce renoncement magnanime auquel, en donnant l'exemple, les conviait Robespierre ! L'Assemblée constituante ne pouvait accomplir son œuvre de régénération qu'au détriment de quelques privilégiés. La force des choses le voulait ainsi, et chaque jour la réforme d'un abus faisait à la Révolution des ennemis implacables. Le 4 janvier, l'Assemblée ayant décidé que toutes les pensions, excepté celles de d'Assas et de Chamborn, seraient suspendues jusqu'à nouvel ordre, tous les parasites de l'ancien régime, c'est-à-dire ce qu'on était convenu d'appeler les plus illustres familles de France, se déchaînèrent contre elle. Le décret de mise en séquestre des biens et revenus de tous les ecclésiastiques émigrés avait encore accru le nombre de ses détracteurs. En revanche, il est vrai, elle avait pour sauvegarde l'enthousiasme populaire ; les clameurs disparaissaient sous le bruit des bénédictions.

De quel immense amour de justice et d'humanité elle était animée, c'est ce dont personne ne doute. Dès le lendemain du jour de l'an, dans la séance du soir, d'amères plaintes retentissaient à la tribune au sujet des détentions arbitraires. On sait avec quel luxe le gouvernement les prodiguait jadis ; nul n'était à l'abri d'une arrestation illégale, et le ministère ne paraissait pas mettre beaucoup d'empressement à s'assurer de la culpabilité des détenus enfermés dans les trente-cinq bastilles que comptait alors la ville de Paris et où gémissaient sans doute plus d'un innocent. Un magistrat, Fréteau, se montra l'organe éloquent des victimes de l'arbitraire. Un autre membre, dont le nom mérite d'être cité, Dionis du Séjour, appela l'attention de l'Assemblée sur ces prisons religieuses connues sous le nom de Vade in pace, qu'emplissaient trop souvent, au gré de leurs caprices et de leurs vengeances, de puissants abbés et de hauts dignitaires de l'Église. Robespierre réclama aussitôt l'élargissement immédiat des prisonniers illégalement détenus dont les causes d'arrestation avaient été révélées par les rapports des ministres et autres agents du pouvoir exécutif. Quant à ceux dont les motifs de détention étaient encore ignorés, il demanda que les renseignements fussent directement adressés à l'Assemblée nationale[2]. Cette proposition se trouva en partie adoptée : ordre fut donné à tous les gouverneurs, lieutenants du roi, commandants de prisons d'État, supérieurs de maisons religieuses, à toutes personnes en général chargées de la garde des prisonniers détenus par lettres de cachet ou par ordre quelconque des agents ministériels d'avoir, sous leur responsabilité et huit jours après la réception du décret, à adresser à l'Assemblée nationale les noms, surnoms, et âges des différents prisonniers avec les causes et la date de leur détention, et l'extrait des ordres en vertu desquels ils avaient été emprisonnés. En même temps l'Assemblée chargeait ses commissaires de lui proposer, dans le plus bref délai, les moyens de mettre en liberté toutes les personnes injustement ou illégalement détenues[3]. Tardive satisfaction accordée à une foule de malheureux qui, sans la Révolution, eussent vainement attendu l'heure de la justice.

Dans ce même mois de janvier disparaissait la réversibilité de l'infamie attachée au crime et qui, par une abominable coutume, allait frapper la famille d'un coupable, quelquefois d'un innocent. Robespierre n'avait pas attendu jusque-là pour flétrir cet inique préjugé ; ainsi se réalisaient les vœux si vivement exprimés par lui six années auparavant ; le décret réparateur couronnait une seconde fois, pour ainsi dire, ce mémoire sur les peines infamantes auquel l'académie de Metz avait jadis décerné un prix.

Ah ! cette Révolution bénie, l'Assemblée, avec raison, prenait toutes les précautions possibles pour en rendre durables les glorieux résultats. C'est ainsi que, dans la séance du 7 janvier, elle astreignait les gardes nationales à l'obligation de prêter, entre les mains des officiers municipaux et en présence du peuple, le serment d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la constitution. Barnave avait établi une très-juste distinction entre les troupes réglées et les milices nationales. Aux premières, avait-il dit, le soin de défendre l'État ; mais il appartenait essentiellement aux autres de sauvegarder la constitution. Cette expression de gardes nationales sonnait mal aux oreilles de la plupart des membres du côté droit. Un des leurs, M. de Montlosier, s'était fortement élevé contre cette prétention de confier le maintien de la constitution à ces milices sorties du peuple, et que leur organisation démocratique mettait hors de la dépendance immédiate du pouvoir exécutif. Robespierre alors était monté à la tribune. Suivant lui, tout citoyen devait fidélité à la constitution, mais aux milices nationales revenait la mission particulière de la protéger. Si la constitution était attaquée, c'était aux officiers municipaux à prendre les résolutions nécessaires pour sa défense et aux citoyens armés à les faire exécuter par la force. Il fallait donc joindre, pensait-il, au serment d'être fidèle à la constitution celui de la maintenir, sans lequel le premier pourrait n'être qu'une lettre morte[4]. Ces raisons avaient paru péremptoires, et, sans tenir compte des observations de Montlosier, l'Assemblée avait adopté la formule de serment défendue par Robespierre et présentée par Target au nom du comité de constitution.

Le même jour, dans la séance du soir, Robespierre eut l'occasion de reprendre la parole. Il s'agissait d'une autorisation d'emprunt réclamée par la ville de Rouen pour venir en aide aux ouvriers sans ouvrage. L'abbé Gouttes, rapporteur du comité des finances, voulait qu'au lieu d'autoriser la commune on autorisât simplement l'assemblée générale du corps municipal et des notables élus. Mais, objectait Robespierre, les notables constituent une sorte d'aristocratie et ne sont point la commune à laquelle seule appartient le droit de voter l'impôt. En vain invoquait-on l'impossibilité de convoquer la généralité des citoyens, puisqu'ils allaient être appelés dans les comices pour nommer une nouvelle municipalité. Les officiers municipaux actuels étaient donc tenus de réunir tous les habitants afin de délibérer en commun sur la contribution nécessaire au soulagement des ouvriers sans travail[5]. Cette fois l'Assemblée ne se rendit pas aux raisons du député d'Arras, dont nous verrons assez souvent les propositions rejetées par ses collègues ; mais ce qu'il est important de faire observer dès à présent, c'est que toutes les motions de Robespierre étaient marquées au coin le plus franchement démocratique et émanaient de l'esprit le plus libéral qui fût dans l'Assemblée Constituante.

 

II

Au reste, on doit le reconnaître, cette Assemblée se montra toujours excessivement jalouse du soin de sa propre dignité. Lorsque, dans le courant du mois de janvier, le député d'Epercy vint, au nom du comité des rapports, donner lecture d'une proclamation du roi destinée à arrêter l'exportation des grains et soumettre un projet en quatre articles tendant à introduire la formalité des acquits-à-caution, Camus et Prieur s'élevèrent aussitôt contre la proclamation royale et le projet de décret en ce qu'ils affectaient la forme de ces arrêts de propre mouvement prohibés par l'Assemblée et témoignèrent leur étonnement de ce que le garde des sceaux eût osé les proposer dans cette forme. Robespierre, lui, ne se contenta pas d'attaquer la proclamation du roi sous le rapport de la rédaction ; tout en reconnaissant ce qu'il y avait d'utile dans les articles soumis à l'Assemblée, il blâma, comme ayant un caractère par trop fiscal, la formalité des acquits-à-caution ; une simple déclaration des négociants aux municipalités lui paraissait largement suffisante. En conséquence il engagea ses collègues à rédiger le décret dans ce sens[6]. Conformément aux diverses observations présentées, le projet de décret fut renvoyé avec les amendements au comité de rédaction.

La question des subsistances inquiétait dès lors sérieusement les esprits. La cherté des vivres, en effet, allait en augmentant, tandis que le travail diminuait de jour en jour et qu'un chômage désastreux réduisait à la dernière misère des milliers d'ouvriers. Alléger tout de suite les souffrances des classes laborieuses était donc un des problèmes les plus importants mais aussi les plus difficiles à résoudre. Le côté droit ne pouvait être soupçonné d'une pitié bien grande pour l'infortune de tant de citoyens au profit desquels se faisait la Révolution. On ne fut donc pas médiocrement étonné, dans la séance du 18 janvier, à propos d'une motion de Lancosme tendant à rendre l'impôt plus simple, moins onéreux et sa perception surtout moins oppressive et plus économique, d'entendre l'abbé Maury émettre une proposition philanthropique, comme la qualifia ironiquement Charles de Lameth. C'est du bonheur du peuple qu'il faut nous occuper, s'était écrié l'abbé ; et aussitôt il avait proposé l'abolition des droits perçus aux barrières sur les consommations communes et leur remplacement par un impôt sur le luxe.

Pareille proposition, venant de l'adversaire constant et systématique des plus sages et des plus utiles réformes, devait être à bon droit suspecte. Un rayon céleste avait-il tout à coup illuminé l'âme de l'abbé ? Venait-il enfin à résipiscence ? ou bien était-ce de sa part une pure manœuvre ? On ne tarda pas à mettre à une terrible épreuve son amour subit pour le peuple. Ce fut un prêtre, l'abbé Collaud de la Salcette, qui se chargea de porter le coup à son irritable collègue. Un revenu de mille écus, personne ne le contestera, dit-il, suffit amplement aux besoins d'un ecclésiastique. Il est donc de son devoir, dans les circonstances actuelles, et en présence de tant de misères à soulager, d'abandonner l'excédant. Partant de ce principe, il pria l'Assemblée de décréter que, jusqu'à ce qu'il eût été statué définitivement sur la disposition des biens de l'Église, les revenus de tous les bénéficiers, supérieurs à la somme de trois milles livres, seraient versés dans les caisses de l'État. Devaient être exceptés de cette mesure les traitements des archevêques, évêques et curés, en raison de leurs charges, qu'une somme de trois mille livres ne suffirait pas à couvrir. Barnave monta à la tribune pour appuyer la proposition de Collaud et combattre cet impôt sur le luxe à l'aide duquel l'abbé Maury avait espéré sans doute acquérir quelque popularité aux dépens des membres du côté gauche. Selon Barnave, il était propre seulement à ruiner Paris, à porter une grave atteinte au commerce national. Les biens ecclésiastiques, dit après lui Robespierre, appartiennent au peuple. Demander aux ecclésiastiques des secours pour le peuple, c'est ramener ces biens à leurs propres destinations[7]. Ces paroles indiquent parfaitement quel était le sentiment général de l'époque. Car Robespierre, qui, en matière religieuse, professa toujours la plus large tolérance, n'était pas un ennemi déclaré des prêtres. Il ne manqua jamais de les défendre quand il lui parut juste de le faire, sans se préoccuper des atteintes qu'en pouvait subir sa popularité ; et plus tard, au milieu des tempêtes et de l'incendie de 93, nous le verrons seul avoir le courage de protester hautement en leur faveur, non par tendresse pour eux, mais par amour de la justice et de l'équité. Dans la même séance, il reprit la parole pour discuter à son tour la motion de Lancosme relative aux impôts, laquelle, amendée par Le Chapelier, amena l'Assemblée à décréter la formation d'un comité chargé de préparer un système d'impositions en rapport avec une constitution libre[8].

Quelques jours après, Barère de Vieuzac ayant lu à la tribune un mémoire concernant l'incorporation de la Corse au royaume de France, mémoire émané de la république de Gênes et par lequel elle revendiquait la souveraineté de cette île, Mirabeau proposa l'ajournement indéfini d'une pareille question. Mais le député corse Salicetti, le futur compagnon de Robespierre jeune aux armées, s'éleva très-vivement, au nom de ses concitoyens, contre les prétentions de la république génoise et combattit tout ajournement comme étant de nature à laisser quelque inquiétude dans l'esprit du peuple corse, lequel, dit-il, est français et ne veut pas être autre chose. Robespierre, prenant la parole après plusieurs orateurs, appuya énergiquement les paroles de son collègue Salicetti. Parmi les précédents orateurs, les uns avaient, avec raison, - invoqué le traité de cession de 1768 ; les autres avaient proposé le renvoi du traité et du mémoire au comité des rapports, Robespierre parla au nom de cette liberté assurée désormais à tous les Français et à laquelle les Corses aussi avaient droit. C'était déjà, à ses yeux, une raison péremptoire de repousser l'ajournement demandé et de vider tout de suite le débat, mais il y en avait une autre non moins décisive. S'étonnant de la lenteur avec laquelle les décrets de l'Assemblée étaient répandus en Corse, où peut-être ils auraient prévenu les troubles qu'on était parvenu à y exciter, il se demandait si, dans l'occasion présente, la république de Gênes n'était pas l'instrument d'une puissance étrangère, désignant par là, sans la nommer, l'Angleterre, où Paoli trouvait des secours et des encouragements. Cette réclamation tardive, venant huit mois après la convocation des collèges pour l'élection des députés de la Corse à l'Assemblée nationale, coïncidait singulièrement, selon lui, avec les efforts tentés contre notre liberté. Il fallait donc presser le ministre d'envoyer dans l'île les décrets de l'Assemblée, traiter comme une demande absurde la réclamation de la république de Gênes et la repousser par la question préalable. Nous devons, dit-il, regarder le peuple corse comme un des boulevards de la liberté, puisqu'il réunit le souvenir d'une antique liberté et le souvenir d'une récente oppression[9].

Mirabeau, bien qu'ayant échoué dans sa proposition d'ajournement, ne manqua pas de louer dans son journal la perspicacité de Robespierre. Après avoir rappelé que la souveraineté des Génois sur l'île de Corse avait été pour eux une source de désastres, une des causes de leur dette immense ; qu'elle n'avait, en définitive, été qu'illusoire et purement nominale, le Courrier de Provence montrait, lui aussi, la république de Gênes agissant à l'instigation d'une puissance étrangère ; et, de l'analyse de certaines dépêches combinées avec les papiers anglais, il tirait des inductions de nature à aggraver encore les soupçons vagues par lesquels Robespierre avait cherché à mettre en garde la prudence de ses collègues[10]. L'Assemblée s'était d'ailleurs rendue aux sages conseils de Maximilien en décidant qu'il n'y avait lieu à délibérer sur le mémoire adressé par la république de Gènes, et que le pouvoir exécutif serait invité a envoyer immédiatement dans l'île de Corse tous les décrets rendus jusqu'à ce jour.

 

III

L'Assemblée constituante eut le culte et la passion de la liberté, mais elle ne posséda pas au même degré le culte et la passion de l'égalité. Nous pouvons le dire sans manquer de respect à son souvenir, car personne n'a, plus que nous, voué une pieuse vénération à la mémoire de ce glorieux sénat qui a ouvert tant d'horizons nouveaux à nos pères, et dont l'œuvre un moment interrompue sera reprise un jour pour être pacifiquement menée à bonne fin ; mais, nous le répétons, elle n'eut pas au même degré le culte de l'égalité. Quand donc quelque membre du côté gauche venait à proposer une motion ayant pour but de la ramener aux vrais principes sur cette matière, on devait s'attendre à des débats passionnés, à une agitation profonde. Ce fut précisément ce qui se produisit dans la séance du 23 janvier au soir.

Robespierre avait surtout le don de soulever ces orages, d'effrayer les réformateurs timides et d'exaspérer les ardents partisans des anciens abus, car, avec une ténacité à laquelle on ne saurait accorder trop d éloges, il ne laissait jamais passer l'occasion de ramener la discussion sur des points qui n'avaient pas été traités conformément aux principes les plus stricts de la liberté et de l'égalité. On se rappelle avec quelle énergie il avait combattu le décret du marc d'argent, en vertu duquel des milliers de citoyens avaient été frappés d'incapacité politique. L'exécution de ce malencontreux décret, que plusieurs membres très-royalistes même considéraient comme une tache à la constitution[11], avait rencontré dans diverses parties du royaume de grandes difficultés et la plus vive opposition. En Artois, par exemple, on payait très-peu de contributions directes, parce que la taille personnelle ou capitation avait été convertie jadis par les états en vingtièmes et, en impositions foncières. Cette mesure, bonne peut-être autrefois, avait ce résultat fâcheux que tous les habitants non propriétaires de fonds de terre, et c'était la plus grande partie, se trouvaient incapables de remplir la condition à laquelle était attachée la qualité de citoyen actif, laquelle consistait dans le payement d'une contribution directe.

Toucher, même très-légèrement, à un décret revêtu de la sanction royale était une matière délicate ; c'était s'exposer d'avance aux récriminations d'une partie de l'Assemblée. Robespierre le fit avec une mesure et une habileté surprenantes. Qu'aucun de vous, dit-il, ne s'alarme pour l'irrévocabilité de vos décrets ; ce que nous venons vous offrir est précisément la solution de ce grand problème, c'est-à-dire de rétablir dans toute leur intégrité les droits imprescriptibles de l'homme et du citoyen, que vous avez vous-mêmes déclarés la base nécessaire de toute constitution, sans révoquer aucune des dispositions qui auraient pu les entraver. Arrivant ensuite à la situation particulière de sa province, où la contribution directe était, pour ainsi dire, inconnue, il prouva que le plus grand nombre des habitants de l'Artois et des pays voisins, où la presque totalité du territoire se trouvait aux mains des nobles, des ecclésiastiques et de quelques bourgeois aisés, étaient présentement frappés d'exhérédation politique, et dépeignit en termes éloquents l'irritation qui serait la conséquence d'une semblable exclusion. Telle communauté de mille âmes compterait à peine quatre citoyens actifs.

Ici une voix partie du côté droit interrompit violemment l'orateur. La cause que je défends, reprit avec calme Robespierre, touche de si près aux intérêts du peuple que j'ai droit à toute votre attention. Alors il s'éleva à des considérations générales de la plus haute portée, montra cette égalité politique dont on était si fier viciée dans son essence même, détruite ; et, faisant appel aux sentiments de justice et de raison dont s'était inspirée l'Assemblée nationale en rédigeant la déclaration des droits de l'homme, il poursuivit en ces termes : Jetez les yeux sur cette classe intéressante qu'on désigne avec mépris par le nom sacré de peuple... Voulez-vous qu'un citoyen soit parmi nous un être rare, par cela seul que les propriétés appartiennent à des moines, à des bénéficiers, et que les contributions directes ne sont pas en usage dans nos provinces ? A ceux qui nous ont confié leurs droits, donnerons-nous des droits moindres que ceux dont ils jouissaient ? Que leur répondrons-nous quand ils nous diront : — Vous parlez de liberté et de constitution ; il n'en existe plus pour nous, et nous sommes réduits à la servitude politique. La liberté consiste, dites-vous, dans l'expression de la volonté générale, et notre voix ne sera pas comptée dans le recensement des voix de la nation. La liberté consiste dans la nomination libre des magistrats, et nous ne choisirons pas nos magistrats. Nous avons exercé tous les droits des hommes libres quand nous vous avons députés vers cette diète auguste qui devait consacrer nos droits, et nous les avons perdus... Dans la France esclave nous étions distingués par quelque reste de liberté ; dans la France devenue libre nous serons distingués par l'esclavage. — C'est à vous, messieurs, de répondre à de telles objections ; vous rendrez un nouvel hommage aux droits de tous les citoyens ; vous ne ferez point dépendre les principes fondamentaux de l'ordre social des bizarreries d'un système de finance mobile et vicieux que vous vous proposez de détruire. Je vous propose un parti qui, loin de compromettre vos décrets, les cimente et les consacre, et dont l'effet sera de vous assurer de plus en plus la confiance et l'amour de la nation[12].

Certes, il était difficile de faire entendre un langage plus noble, plus patriotique, plus digne d'une grande Assemblée. Ce parti, quel était-il ? Afin de maintenir l'égalité politique dans toutes les parties du royaume, Robespierre réclamait tout simplement, la suspension du décret relatif à la contribution exigée pour la qualité de citoyen actif jusqu'à l'époque où un nouveau mode d'impositions uniforme serait établi. Jusque-là tous les Français majeurs, ayant le domicile légal, et n'étant point dans le cas des incompatibilités décrétées par l'Assemblée, devaient être électeurs et éligibles, admissibles à tous les emplois sans autre distinction que celle des vertus et des talents[13]. Robespierre espérait sans doute pouvoir, dans l'intervalle, amener l'Assemblée constituante à rapporter son décret du marc d'argent. Eh bien, cette motion si simple, si juste excita une effroyable tempête. Ceux qui, par antiphrase à coup sûr, s'intitulaient les modérés, demandèrent avec des cris furieux la question préalable. L'opposition passionnée partie du côté des aristocrates produisit une réaction égale dans le camp populaire, dont les principaux membres insistèrent fortement pour la discussion immédiate de la motion de Robespierre. Ce fut bientôt un tumulte inexprimable[14].

Charles de Lameth entreprit de répondre aux apostrophes lancées par MM. d'Estourmel, d'Ambli, d'Éprémesnil et quelques autres. Je reconnais, dit-il, dans la motion de M. Robespierre le courage et le zèle qui l'ont toujours caractérisé et avec lesquels il a défendu les intérêts des classes les moins heureuses de la société. Cette question est sans doute la plus importante de toutes celles sur lesquelles l'Assemblée a pu et pourra délibérer. A ces mots l'agitation recommença plus ardente, de violents murmures interrompirent l'orateur. Les membres du côté droit avaient quitté leurs bancs, et, répandus dans la salle, ils portaient partout le désordre.

Target, qui présidait, voulut lever la séance ; mais les députés de la gauche, immobiles et calmes à leurs places, persistaient à réclamer la discussion. Le président demanda lui-même la prise en considération de la motion de Robespierre, et son renvoi au comité de constitution, ce qui fut enfin décidé après une séance des plus orageuses qu'ait à enregistrer l'historien. Quelques jours plus tard l'Assemblée nationale faisait droit, en partie du moins, à la réclamation du député d'Arras, et les différentes provinces du royaume où les impositions indirectes étaient principalement en usage, comme l'Artois, furent soustraites, jusqu'à nouvel ordre, aux obligations exigées par le décret resté fameux sous le nom de décret du marc d'argent.

Mais certains membres du côté droit en gardèrent à Robespierre une mortelle rancune. Nous verrons bientôt la calomnie qui s'attache aux pas des hommes publics dès le moment où ils commencent d'attirer sur eux les regards du monde dénaturer odieusement ses intentions et s'efforcer, par les manœuvres les plus déloyales et les plus odieuses, de tourner contre lui une motion généreuse dont la reconnaissance de ses concitoyens devait être la légitime récompense.

 

IV

Il n'était guère de discussions un peu importantes dans lesquelles il ne prît la parole. Ainsi, le dernier jour du mois de janvier, il présenta quelques observations concernant un rapport fait par Anson, au nom du comité des finances, sur la perception des impositions de 1790, observations à peine mentionnées par les journaux du temps et dont le Moniteur ne dit mot[15]. Au commencement de février s'éleva dans l'Assemblée une discussion au sujet d'un ancien magistrat de Chinon, interdit depuis quatre ou cinq ans par le parlement de Paris, et à qui, pour cette raison, la municipalité avait cru devoir refuser la qualité de citoyen actif. Quelques troubles avaient éclaté à cette occasion dans la ville de Chinon, et les opérations relatives aux élections municipales, dont on s'occupait alors, y avaient été suspendues jusqu'à la décision de l'Assemblée constituante, devant laquelle la question avait été portée. Desmeuniers, rapporteur du comité des finances, soumit un projet de décret qui renvoyait l'affaire aux trois sections de la ville de Chinon, en vertu d'un décret du 22 décembre précédent, lequel constituait les assemblées primaires juges de la validité des titres des citoyens actifs. Quelques membres voulaient qu'on déclarât immédiatement incapable quiconque aurait été entaché par un arrêt, mais Buzot rappela avec quelle facilité on obtenait jadis ces sortes d'arrêt, et Robespierre, invoquant les principes émis par l'Assemblée sur cette matière, prouva qu'ils étaient parfaitement d'accord avec le projet du comité, lequel fut mis aux voix et adopté après cette observation[16].

Le lendemain avait lieu au sein de l'Assemblée nationale une de ces scènes comme la Révolution en compte tant, où tous les cœurs semblaient s'ouvrir, abjurant leurs-passions et leurs rancunes, et que parut couronner une réconciliation presque universelle. C'était le 4 février. Dans la matinée le roi avait fait prévenir le président qu'il se rendrait à l'Assemblée vers midi. Il vint en effet, en simple habit noir, et, comme il en avait exprimé le désir, fut reçu sans cérémonie, au milieu des plus franches acclamations. Il prononça un discours habile, où se reconnaissait bien la main de Necker, et qu'interrompirent de fréquents applaudissements. Louis XVI rendait pleine justice aux grands travaux accomplis déjà par l'Assemblée ; et si quelques passages de son discours se ressentaient encore des liens qui l'attachaient à un passé à jamais évanoui, c'était, en somme, un éclatant hommage à la constitution nouvelle et un loyal appel à la concorde.

Après le départ de Louis XVI l'Assemblée, comme électrisée, décida, sur la proposition de Goupil de Préfeln, qu'un serment civique serait immédiatement prononcé ; tous ses membres, à peine d'être déchus de leur qualité de représentants, furent astreints à le prêter. Le président monta le premier à la tribune et prononça ce simple et magnifique serment : Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi. Tous jurèrent après lui, à l'exception du député Bergasse, qui, à partir de ce moment, cessa, de droit, d'appartenir à l'Assemblée constituante. C'était un serment de paix et d'amour ; mais, hélas ! combien l'eurent seulement sur les lèvres !

Cinq jours n'étaient pas écoulés qu'un nouvel orage éclatait dans l'Assemblée. L'abbé Grégoire venait de présenter un rapport sur des troubles assez graves dont le Quercy, le Limousin, le Périgord et une partie de la basse Bretagne étaient le théâtre, troubles que le rapporteur attribuait autant à l'ignorance des paysans qu'aux fausses nouvelles habilement répandues dans certaines provinces où le régime féodal était encore en vigueur. Mais, au lieu de proposer de violents moyens de répression, il voulait qu'on invitât d'abord ces diverses provinces à la concorde en leur promettant une amélioration prochaine du sort du peuple. Langage digne d'un véritable pasteur. Tel n'était point le sentiment de l'abbé Maury. Il n'y avait, à son sens, qu'un moyen efficace de rétablir la tranquillité, c'était l'emploi immédiat de" la force contre les fauteurs de désordres, sans qu'il fût aucunement besoin de la réquisition des officiers municipaux. De telles paroles excitèrent dans une grande partie de l'Assemblée des murmures d'indignation. Lanjuinais monta à la tribune afin d'éclairer ses collègues sur les principales causes de ces troubles. En Bretagne, par exemple, à la nouvelle des arrêtés du 4 août, les seigneurs avaient employé les voies les plus dures pour obtenir le payement des droits féodaux et des rentes arriérés ; les vexations avaient été multipliées, tout ce que les corvées avaient de plus avilissant avait été impérieusement exigé ; de là l'exaspération des paysans.

Et ce qui s'était passé en Bretagne avait eu lieu ailleurs. Si l'on ajoute à cela les rigueurs déployées par les employés du fisc contre les pauvres contribuables, on s'étonnera moins des fureurs populaires dont les châteaux et les bureaux des aides furent l'objet en quelques endroits. Lanjuinais conseillait aussi les moyens de conciliation et d'exhortation, n'admettant qu'à la dernière extrémité l'emploi de la force armée. Selon Cazalès, au contraire, dont un des châteaux avait été incendié, le peuple avait eu peu à souffrir des vexations, et les troubles venaient uniquement de l'absence de troupes.

Robespierre se leva à son tour. A lui, comme à Grégoire et à Lanjuinais, il répugnait d'user de la force brutale pour apaiser les émotions populaires. On n'a pas sans doute perdu le souvenir de la résistance opposée par lui à l'adoption de la loi martiale. M. Lanjuinais, dit-il, a proposé d'épuiser les voies de conciliation avant d'employer la force militaire contre le peuple qui a brûlé les châteaux. — Ce n'est pas le peuple, ce sont des brigands ! s'écria avec impétuosité d'Eprémesnil. — Si vous voulez, reprit Robespierre, je dirai : les citoyens accusés d'avoir brûlé les châteaux. — Dites donc des brigands ! s'écrient à la fois de Foucault et d'Eprémesnil. — Robespierre avec calme : Je ne me servirai que du mot d'hommes, et je caractériserai assez ces hommes en disant le crime dont on les accuse. La force militaire employée contre des hommes est un crime quand elle n'est pas absolument indispensable. Le moyen humain proposé par M. Lanjuinais est plus convenable que les propositions violentes de M. l'abbé Maury. Il ne vous est pas permis d'oublier que nous sommes dans un moment où tous 'les pouvoirs sont anéantis, où le peuple se trouve tout à coup soulagé d'une longue oppression ; il ne vous est pas permis d'oublier que les maux locaux dont on vous rend compte sont tombés sur ces hommes qu'à tort ou avec raison le peuple accuse de son oppression et des obstacles apportés chaque jour à la liberté ; n'oubliez pas que des hommes égarés par le souvenir de leurs malheurs ne sont pas des coupables endurcis, et vous conviendrez que des exhortations peuvent les ramener et les calmer.

L'orateur voulait mettre l'Assemblée en garde contre ces fanatiques adversaires du désordre, qui, sous cet apparent amour de la tranquillité, cachaient leur rage contre la Révolution et cherchaient avant tout à fournir au pouvoir des armes propres à détruire la liberté. Or il fallait, disait-il, éviter que ces armes ne fussent tournées contre les meilleurs amis de la Révolution, et par conséquent enjoindre aux municipalités d'user de toutes les voies de conciliation, de douceur et d'exhortation avant de recourir à l'emploi de la force armée. Ce discours eut un plein succès, et l'Assemblée, sans tenir compte des avis violents des Maury et des Cazalès, adopta le projet de décret présenté par l'abbé Grégoire[17]. Des volontaires, du reste, s'organisèrent dans le Quercy pour la répression des excès commis par quelques hommes égarés, et ce fut sur la proposition de Robespierre que l'Assemblée nationale, dans sa séance du jeudi soir 18 février, autorisa son président à écrire à ces volontaires une lettre officielle de félicitations[18].

 

V

Mais ce n'était pas le compte du ministère, à qui la loi martiale votée quelques mois auparavant ne paraissait pas suffisante pour la répression des désordres ; dans l'espoir d'influencer l'Assemblée, il lui adressa un mémoire très-détaillé sur les troubles dont quelques provinces étaient infestées. Après en avoir entendu la lecture, l'Assemblée décida que son comité de constitution lui soumettrait le plus tôt possible les moyens de rétablir la tranquillité publique, formulés en projet de loi.

Tandis que les membres du côté droit, s'efforçant d'exagérer tous les faits, les présentaient sous les couleurs les plus sombres, Charles de Lameth et d'Aiguillon, dont les châteaux avaient été également brûlés, excusaient de leur mieux un peuple égaré par des insinuations dangereuses, plus malheureux que coupable, et qui de lui-même déplorerait bientôt ses erreurs[19]. Le même jour, dans la séance du matin, Le Chapelier avait donné lecture d'un projet de loi rapidement rédigé par le comité de constitution, et sur lequel la discussion s'ouvrit dès le lendemain. Combattu par Barnave et Pétion de Villeneuve, comme menaçant pour la liberté, il fut jugé insuffisant par Cazalès, qui demanda pour le roi une dictature de trois mois. Vivement attaquée par Mirabeau, cette motion trouva dans d'Eprémesnil un ardent défenseur, et Malouet la rédigea en décret sans toutefois prononcer le mot de dictature. L'Assemblée, du reste, ne discuta pas cette proposition ; elle leva la séance sans y prêter la moindre attention.

Le lundi 22 février, la discussion fut reprise sur le projet de loi rédigé par Le Chapelier et amendé par lui-même avec l'approbation du comité de constitution. Il contenait encore cependant des articles d'une excessive rigueur contre les officiers municipaux qui, dans le cas d'attroupements séditieux, auraient, par négligence ou par faiblesse, omis de proclamer la loi martiale. Larochefoucauld, tout en demandant la modification de certaines expressions injurieuses pour les officiers municipaux, trouvait le projet de décret propre à réprimer la licence et l'acceptait non comme une loi perpétuelle, mais comme une mesure transitoire.

Robespierre n'avait rien dit jusque-là. Comprimant les mouvements de son cœur, il était resté muet en entendant les orateurs de la droite réclamer avec tant d'insistance de nouvelles rigueurs contre les effervescences populaires et la dictature pour le roi. Encore une fois, ce que voulaient atteindre les partisans passionnés de l'ordre à tout prix, comme l'abbé Maury, Cazalès et Malouet, ce n'étaient pas quelques troubles partiels, mais bien la Révolution elle-même. Il rompit enfin le silence. Plusieurs lois martiales dans une seule session, dit-il ironiquement, c'est beaucoup pour les restaurateurs de la liberté, pour les représentants du peuple. Et après avoir rappelé dans quelles circonstances on était venu lire à la tribune un mémoire du garde des sceaux où ne se trouvait rien qui ne fût déjà connu de l'Assemblée, et qu'on avait pris cependant en considération au point de charger le comité de constitution d'élaborer un projet de loi sur les moyens propres à rétablir la tranquillité publique, il se demandait si l'heure était bien choisie pour armer le gouvernement d'une loi de cette nature. Il faut qu'on me pardonne de n'avoir pu concevoir encore comment la liberté pourrait être établie ou consolidée par le terrible exercice de la force militaire, qui fut toujours l'instrument dont on s'est servi pour l'opprimer, et de n'avoir pu concilier encore des mesures si arbitraires, si dangereuses avec le zèle et la sage défiance qui doivent caractériser les auteurs d'une révolution fatale au despotisme. Je n'ai pu oublier encore que cette révolution n'était autre chose que le combat de la liberté contre le pouvoir ministériel et aristocratique. Je n'ai point oublié que c'était par la terreur des armes que l'un et l'autre avaient retenu le peuple dans l'oppression, que c'était en punissant tous ses murmures et les réclamations même des individus, comme des actes de révolte, qu'Us ont prolongé pendant des siècles l'esclavage de la nation, honoré alors du nom d'ordre et de tranquillité.

Une telle loi lui semblerait à peine nécessaire si le pays était à la veille d'une subversion totale. Mais y a-t-il rien de pareil à craindre ? continuait-il. Sans doute les troubles dénoncés sont regrettables ; quelques malheurs en sont résultés ; l'Assemblée a blâmé les fauteurs de désordres, donné aux victimes des marques d'un touchant intérêt ; mais les faits n'ont-ils pas été exagérés ? D'ailleurs, on le savait, ces troubles tenaient à des motifs particuliers tels que la perception d'impôts odieux et des vexations féodales, non à des causes générales. Rappelant avec quel désintéressement deux députés nobles, dont les châteaux avaient été brûlés, avaient eux-mêmes soutenu, quelques jours auparavant, les principes dont il était aujourd'hui l'interprète, il montra dans ces troubles la main évidente de la contre-révolution : là c'était une adresse hostile à l'Assemblée signée, à l'instigation d'un marquis, par quelques malheureux qui, depuis, avaient désavoué leurs signatures surprises ; ici c'était l'insurrection prêchée publiquement dans la chaire du Dieu de paix ; sur d'autres points les partisans de l'aristocratie prenaient soin d'exciter la fermentation. Le gouvernement, lui aussi, n'avait-il pas à se reprocher la promulgation tardive des décrets propres à porter des consolations dans le cœur du peuple et à lui faire espérer un prochain soulagement à ses maux ? Qu'on ne vienne donc pas calomnier le peuple, poursuivait l'ardent orateur. J'appelle le témoignage de la France entière ; je laisse ses ennemis exagérer les voies de fait, s'écrier que la Révolution a été signalée par des barbaries. Moi, j'atteste tous les bons citoyens, tous les amis de la raison, que jamais révolution n'a coûté si peu de sang et de cruautés. Vous avez vu un peuple immense, maître de sa destinée, rentrer dans l'ordre au milieu de tous les pouvoirs abattus. Sa douceur, sa modération inaltérables ont seules déconcerté les manœuvres de ses ennemis, et on l'accuse devant ses représentants !... Ne voyez-vous pas qu'on cherche à énerver les sentiments généreux du peuple, pour le porter à préférer un paisible esclavage à une liberté achetée au prix de quelques agitations et de quelques sacrifices ?[20] En s'exprimant ainsi, Robespierre se souvenait sans doute de ces paroles du palatin de Posnanie dans la diète de Pologne : Malo periculosam libertatem quamquietum servitium.

Il ne manquait pas de gens, alors comme aujourd'hui, qui, aux agitations inséparables de la liberté et attestant la vie même d'un peuple, préfèrent cette tranquillité léthargique, laquelle est tout simplement à la liberté ce que la mort est à la vie. C'était aux citoyens eux-mêmes, organisés en gardes nationales, disait Robespierre, à sauvegarder l'ordre et les propriétés, non à des troupes soldées, toujours disposées à servir les caprices et les rancunes du pouvoir exécutif. Quel moment choisissait-on pour présenter une loi de terreur capable d'étouffer la liberté à sa naissance et de laisser le peuple avec ses préjugés, son ignorance et sa timidité ? celui des élections d'où devaient sortir les assemblées de district et de département. Or fallait-il permettre au gouvernement, sous prétexte de troubles toujours faciles à susciter, d'envoyer des troupes où bon lui semblerait, pour effrayer les électeurs, gêner les suffrages et faire pencher la balance en faveur des candidats de l'aristocratie ? Si l'intrigue s'introduisait dans les élections, continuait Robespierre, si la législature suivante pouvait ainsi se trouver composée des ennemis de la Révolution, la liberté ne serait plus qu'une vaine espérance que nous aurions présentée à l'Europe. Les nations n'ont qu'un moment pour devenir libres, c'est celui où l'excès de la tyrannie doit faire rougir de défendre le despotisme. Ce moment passé, les cris des bons citoyens sont dénoncés comme des actes de sédition ; la servitude reste, la liberté disparaît... J'admire ces heureuses dispositions de la politique ministérielle, mais je serais bien plus étonné encore de notre confiance si nous étions assez faibles pour les accepter. Je n'ai pas besoin de discuter les projets de MM. Cazalès et d'Eprémesnil ; il faudrait désespérer des Français si leurs idées avaient seulement besoin d'être combattues. Ne proclamons pas une nouvelle loi martiale contre un peuple qui défend ses droits, qui recouvre sa liberté... ; il faut prévenir les troubles par des moyens plus analogues à la liberté... Tout cet empire est couvert de citoyens armés par elle ; ils repousseront les brigands pour défendre leurs foyers. Rendons au peuple ses véritables droits ; protégeons les principes patriotiques attaqués dans tant d'endroits divers ; ne souffrons pas que des soldats aillent opprimer les bons citoyens sous le prétexte de les défendre ; ne remettons pas le sort de la Révolution dans les mains des chefs militaires. Les moyens de rétablir la paix sont des lois justes et des gardes nationales[21].

Plusieurs orateurs, Blin, Prieur, Duport et d'Aiguillon, parlèrent à peu près dans le même sens. Les bons citoyens, dit ce dernier, aimeraient mieux voir toutes leurs propriétés dévastées que la liberté en péril. Douce erreur d'une âme généreuse ! Mirabeau lui-même appuya de sa voix puissante la plupart des arguments présentés par Robespierre avec une éloquence que personne ne saurait méconnaître. Au grand scandale du marquis de Ferrières, il qualifia d'exécrable la dictature proposée par les enragés du côté droit au milieu des représentants du peuple assemblés pour travailler à la constitution. Et rappelant ces lignes de l'empereur Joseph au général d'Alton : J'aime mieux voir des villages incendiés que des villages révoltés, il s'écria : Voilà le code des dictateurs ![22]

Reprise le lendemain, la discussion ne fut ni moins ardente ni moins passionnée. Chaque article donna lieu à un combat. Robespierre reparut sur la brèche et prit de nouveau une part active aux débats[23]. Un homme investi de la confiance du peuple aurait, suivant lui, plus d'influence que des troupes menaçantes, et le ramènerait plus aisément à des sentiments pacifiques. Interrompu à ces mots : Je n'insiste pas, dit-il, puisque ceux qui m'interrompent ne trouvent pas dans leurs cœurs la vérité de ce que j'avance.

L'article 3 du projet d'un député obscur, nommé Boussion, auquel l'Assemblée avait donné la préférence, autorisait l'emploi de la loi martiale en cas de résistance à la perception des impôts. Se servir de la force armée pour le recouvrement de certaines contributions, telles que la gabelle, les aides et quelques autres non moins odieuses, paraissait à Robespierre une monstruosité. C'était, selon lui, un des meilleurs moyens d'anéantir la liberté. Arrêté une seconde fois dans son discours par certains membres du côté droit : Je ne suis point découragé par ceux qui m'interrompent, reprit-il, et je me propose de dire dans cette séance des vérités qui exciteront bien d'autres murmures. Non, il n'y a pas de meilleur moyen d'anéantir la liberté que d'employer la force armée pour recouvrer la gabelle et les aides. Je demande qu'on supprime de l'article la partie qui autorise la publication de la loi martiale pour le recouvrement des impôts[24]. Malgré tous ses efforts, le projet de loi fut adopté, mais avec quelques modifications atténuantes et rassurantes pour la responsabilité des corps municipaux.

Aucun des principaux historiens de la Révolution n'a raconté complètement cette intéressante discussion, ni indiqué la large part qu'y a prise Robespierre. Et cela se conçoit, car il faudrait cent volumes au moins pour présenter avec ses immenses détails toute la période révolutionnaire. Mais au point de vue monographique, l'importance de ces débats est capitale. Ils expliquent bien des choses à dessein laissées dans l'ombre par beaucoup d'écrivains, les précautions jalouses de Robespierre pour la liberté publique, sa persistance à préconiser le' système de douceur et de persuasion, système auquel nous le retrouverons fidèle, avec des nuances nécessairement, même aux plus mauvais jours, quand une situation désespérée, amenée par les ennemis de la Révolution, nécessitera des remèdes suprêmes ; ils expliquent enfin sa popularité toujours croissante. Car le projet de loi si énergiquement combattu par lui fut loin de recevoir dans le pays un bon accueil des journaux dévoués à la liberté. Encore une loi martiale ! s'écria amèrement Loustalot. Toutes les fois que le pouvoir exécutif parle au peuple ou à ses représentants, on peut être sûr qu'il demande de l'argent ou des soldats[25].

Hélas ! trop souvent, sous prétexte d'ordre et de tranquillité publique, on a vu la liberté d'un peuple étouffée. Gardons-nous donc d'être ingrats et de laisser passer l'occasion d'honorer la mémoire de ces grands citoyens qui, sans cesse sur le qui vive, ne manquèrent jamais de pousser le cri d'alarme Caveant consules ! et, en toutes circonstances, témoignèrent d'une si profonde et si sincère sollicitude pour le peuple et pour la liberté.

 

VI

Chaque jour, aux applaudissements de la France et de l'Europe attentive, s'écroulait une des pierres du vieil édifice ; de ces ruines commençait à sortir un monde transfiguré, étonné lui-même d'avoir pu si longtemps subir le joug des tyrannies séculaires si tardivement brisées. Et de tous ces glorieux ouvriers auxquels nous sommes redevables de la régénération de notre pays, Robespierre était assurément le plus acharné à l'œuvre de destruction et de réédification, car il savait bien, suivant l'expression populaire de Jésus, qu'on ne raccommode pas du vieux avec du neuf et qu'on ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres[26]. Tantôt il poussait ses collègues en avant, quand il lès voyait arrêtés par des scrupules chimériques ; tantôt aussi il essayait de les retenir lorsqu'il les sentait disposés à se laisser entraîner dans une voie contraire à celle de la justice, cette justice dont il se sentait dévoré comme d'une soif ardente. Plus d'une fois nous l'entendrons combattre des motions très-populaires en apparence ; car, si personne n'aima le peuple davantage, personne ne le flatta moins que lui ; nous en donnerons plus d'une preuve.

L'Assemblée constituante avait solennellement décrété, dans sa séance du 13 février, la suppression des vœux monastiques et des .congrégations religieuses. Mais en rendant à la vie civile ces milliers de moines que Lanjuinais appelait les sangsues publiques, et dont les biens avaient fait retour à la nation, il fallait pourvoir à leur existence. On demanda que, dans la distribution des pensions, une distinction fût établie entre les ordres rentés et les ordres non rentés ou mendiants. Les premiers, ayant été habitués à l'aisance et souvent à une existence fastueuse, ne sauraient se contenter, disaient les uns, d'une indemnité suffisante pour ceux qui, s'étant volontairement voués à l'indigence, ne connaissaient pas la richesse, et se contentaient du strict nécessaire. Les autres, invoquant les services rendus par les moines mendiants, dont quelques-uns d'ailleurs étaient, malgré leur titre, aussi riches que les prêtres les mieux rentés, réclamaient une position égale pour tous les religieux indistinctement. Le principe contraire fut néanmoins admis.

La question s'étant engagée sur ce terrain, le comité ecclésiastique proposa à l'Assemblée d'allouer aux moines mendiants sept cents livres jusqu'à cinquante ans, huit cents livres jusqu'à soixante-dix ans et neuf cents après cet âge, et aux moines rentés neuf cents livres jusqu'à cinquante ans, mille livres jusqu'à soixante-dix ans et douze cents livres cet âge passé. Robespierre, après Grégoire, attaqua la parcimonie du comité. On devait, selon lui, prendre pour base des pensions à fournir aux ecclésiastiques la valeur réelle des biens du clergé, laquelle était, pour le moins, double de celle que, dans un intérêt facile à comprendre, on avait indiquée. Il fallait donc accorder à tous les religieux un traitement juste et honnête, et les mettre entièrement à l'abri du besoin, puisqu'ils y étaient avant les décrets de l'Assemblée. On ne pouvait, à son sens, offrir moins de huit cents livres aux moines mendiants et moins de mille livres aux religieux rentés. Il se montrait plus libéral encore envers la vieillesse. Là toute distinction lui paraissait inutile, parce que ce n'étaient ni des jouissances ni du luxe qu'on devait à l'homme infirme et vieux, mais des secours. Et, s'il y avait une différence à établir, c'était plutôt, dans son opinion, en faveur des ordres les moins favorisés. La vie du religieux mendiant ayant été plus active que celle du moine renté, disait-il, ses travaux ont rendu pour lui le fardeau de l'âge plus pesant. L'égalité, toutefois, lui semblait préférable, et il proposait que, pour les uns comme pour les autres, on élevât la pension à quatorze cents livres depuis l'âge de soixante ans[27]. Mais l'Assemblée ne se montra pas aussi généreuse qu'il l'eût désiré, et le projet du comité passa avec une légère modification.

Si, dans cette circonstance, animé par un sentiment d'humanité et de justice, il défendit les intérêts d'une classe d'individus dont un si grand nombre se préparaient à porter à la Révolution les coups les plus affreux, nous allons l'entendre, quelques jours après, attaquer résolument la fortune mal acquise des anciens seigneurs, beaucoup plus sacrée aux yeux d'une partie des membres de l'Assemblée que celle des ordres religieux. Il s'agissait d'abord d'abolir tous les droits dérivant de la mainmorte, déjà supprimée elle-même dans la nuit du 4 août. D'anciens privilégiés réclamaient une indemnité en faveur des propriétaires ; mais Robespierre prouva très-bien que la mainmorte n'avait d'autre origine que la violence et l'oppression ; que c'était aux seigneurs à établir par titre la possession conventuelle ; que, dans tous les cas, les présomptions étaient contre eux. Conformément à cette opinion, aucune indemnité ne fut accordée aux propriétaires seigneuriaux[28].

Moins libérale se montra l'Assemblée quand, le 4 mars, s'agita la question de savoir si l'abolition du droit de triage, supprimé par un récent décret, aurait un effet rétroactif.

Ce droit de triage était un des plus funestes effets de l'absurde maxime nulle terre sans seigneur. Dans tous les pays de droit coutumier, la plupart des seigneurs s'étaient arrogé le droit de s'adjuger le tiers des propriétés communales, et ce droit exorbitant, reconnu par les parlements, avait été sanctionné par une ordonnance royale de 1669. Par cette ordonnance, s'écria Robespierre, on a dit aux seigneurs : Vous convoitez une partie des biens de vos vassaux, eh bien ! prenez-en le tiers ! Cette loi est un acte de despotisme arbitraire et injuste. Il est impossible de voir dans son exécution autre chose qu'une spoliation violente qui ne peut jamais constituer un titre de propriété. Pourra-t-on m'objecter que cette logique blesse la propriété ? Mais que l'on nous dise donc quel est le véritable propriétaire de celui qui a été dépouillé de son bien par la force ou de celui entre les mains duquel sont passées ses dépouilles ? Qu'importe que ces biens aient été acquis à titre onéreux ou à titre gratuit ? Ils étaient sacrés comme le contrat de vente ou le contrat de donation. L'acte qui en a dépouillé les peuples au profit de quelques hommes privilégiés n'était qu'une infraction absurde aux premiers principes de la justice et de l'humanité.

Robespierre parlait surtout au nom des provinces d'Artois, de Flandre, de Hainaut et de Cambrésis, où cet exécrable droit de triage s'était exercé avec le plus de rigueur. Reprenant alors le terrible acte d'accusation qu'il avait jadis dressé-contre les états d'Artois, complices et ordonnateurs des spoliations dont il se plaignait, il rappela les persécutions subies par les malheureux habitants des campagnes et avec quel courage certaines communes avaient soutenu, vainement, hélas ! devant le parlement de Paris et le conseil d'État, leurs droits contre toutes les intrigues et le crédit formidable de leurs oppresseurs. Aux yeux du législateur et de la raison, continua-t-il, le droit de triage n'a jamais été qu'une rapine. Vous devez ordonner la réparation d'une injustice ; il faut opter entre l'ordonnance de 1669 et la justice éternelle. Il n'y avait donc pas à hésiter à restituer aux communautés les biens dont elles avaient été dépouillées. En vain objectait-on l'inconvénient d'une pareille mesure : Quand on a été volé, disait-il, n'a-t-on pas gardé ses droits à sa propriété ? Il demandait donc à l'Assemblée constituante non pas d'assigner au décret un effet rétroactif illimité, mais d'exiger pour les quarante dernières années la restitution des biens illégitimement acquis par les seigneurs. Portez, disait-il en terminant, portez dans les cœurs inquiets et abattus l'espérance, la consolation et la joie par un acte éclatant de justice et d'humanité. Hâtez-vous de leur donner ce gage de bonheur dont ils seront redevables à vos travaux et de conquérir, pour ainsi dire, cinq provinces à la constitution et à la liberté[29].

Mais ces raisonnements si justes, appuyés par l'abbé Grégoire et un autre député, ne convainquirent pas l'Assemblée ; le droit de triage fut aboli pour l'avenir seulement. La spoliation subsista donc. Et c'est parce que la motion si logique de Robespierre fut repoussée qu'aujourd'hui, à notre grand étonnement, nous voyons, dans une foule de communes, des propriétaires continuer à demeurer en possession de biens qui étaient évidemment des biens appartenant jadis aux communautés.

Cependant, dans la même séance, le rapporteur du comité féodal, Merlin, admettait une rétroactivité de trente ans pour une autre espèce de triage introduite dans certaines provinces comme la Flandre et l'Artois par de complaisants arrêts du conseil, rendus sur des requêtes de seigneurs. Un membre du côté droit, fort intéressé probablement dans la question, prétendait que ces sortes d'opérations étaient très-agréables aux communautés ; un autre, M. de Croix, demandait à être indemnisé. Mais Robespierre, reprenant la parole pour appuyer le projet de décret de Merlin, combattit sans ménagement les arguments de ces deux députés. Indemniser des propriétaires détenant contre toute équité des biens mal acquis, c'était rendre aux communautés une justice incomplète. Quant à présenter comme agréables aux communes des arrêts du conseil en vertu desquels elles se trouvaient ainsi dépouillées, c'était une véritable dérision. On avait vu la plupart d'entre elles s'opposer constamment à leur exécution. Mais comment répondait-on aux paisibles réclamations des campagnes ? Des troupes, disait l'orateur en finissant, environnaient les bourgades, et, d'après les ordres des états d'Artois, les prisons regorgeaient de malheureux enlevés à leur culture et à leur famille. Cette fois Robespierre triompha, et l'Assemblée, se déjugeant, admit le principe de la rétroactivité, malgré la vive opposition d'un membre du comité féodal nommé Redon, qu'effrayait le trouble qu'un tel décret apporterait dans les familles[30].

Singulier scrupule ! on témoignait un bien tendre intérêt à ces propriétaires de biens volés, acquis par d'indignes manœuvres, on craignait d'inquiéter leurs héritiers dans leur paisible possession ! Mais ces communes injustement dépouillées n'avaient-elles droit à aucun égard ? Et ces propriétés, à bon droit revendiquées par Robespierre, n'étaient-elles pas celles de tous, c'est-à-dire de ceux qui n'en ont pas ? 0 tristes contradictions de la pitié humaine qui presque toujours penche du côté des puissants !

 

VII

Vers cette époque eut lieu entre M. Lambert, contrôleur général des finances sous Necker, et le député d'Arras un échange de correspondance remarquable à plus d'un titre et sur laquelle il importe de nous arrêter un moment.

Robespierre avait, avec raison, amèrement critiqué à la tribune de l'Assemblée nationale notre ancien système d'impôts, réclamé sa complète transformation, et plus d'une fois sa parole éloquente avait justement flétri la rapacité, les formes âpres, violentes des employés de la gabelle et des aides. Il n'en fallait pas davantage pour que les ennemis de la Révolution l'accusassent d'avoir excité les contribuables à refuser le payement de l'impôt. On alla jnême trouver M. Lambert ; on lui dit que Robespierre avait écrit à un chanoine de Paris nommé Moreau, frère d'un brasseur de la paroisse de Long, contre lequel, dans le courant de février, avait été dressé un procès-verbal pour refus d'exercice, une lettre pleine de déclamations contre les droits de la régie et ses employés, et que cette lettre, colportée par le chanoine, avait porté à l'extrême l'effervescence de la population.

Aussitôt, et sans plus de renseignements, le contrôleur général prit la plume et écrivit à Robespierre. Informez, lui disait-il, les habitants de Long et des paroisses voisines que vous êtes loin d'approuver les entraves apportées à la perception des impôts ; recommandez-leur l'exactitude dans le payement de leurs contributions, et l'emploi de voies convenables et décentes s'ils ont à se plaindre de quelques vexations. M. Lambert terminait sa lettre en le priant de vouloir bien lui communiquer la circulaire qu'il ne manquerait sans doute pas d'adresser.

Grand fut l'étonnement de Robespierre. Il crut d'abord à une mystification. Cependant il se décida à répondre au contrôleur général, à qui il commença par reprocher d'avoir ajouté foi trop légèrement à une calomnie insigne, à un fait absolument faux. Je vous prie de croire, poursuivait-il, que les représentants du peuple n'écrivent point de lettres incendiaires et pleines de déclamations. Je ne sais si les coupables manœuvres des ennemis de la Révolution, qui se développent tous les jours autour de nous, renferment aussi le moyen extrême de fabriquer des lettres pour les imputer aux membres de l'Assemblée nationale qui ont signalé leur zèle pour la cause populaire, mais je défie qui que ce soit de produire celle dont vous me parlez d'une manière si vague.

Du reste, M. Lambert avait eu soin de le prévenir qu'on ne lui avait pas envoyé copie de la prétendue lettre adressée au frère du brasseur de la paroisse de Long ; seulement il pensait que, soit malignement, soit inconsidérément, on en avait altéré le sens ; c'est pourquoi il s'était permis de l'engager à écrire dans un sens tout contraire. Me rendre à vos désirs, répondait Robespierre, ne serait-ce pas fournir aux ennemis de la Révolution une occasion de plus de décrier mon dévouement à la cause patriotique ? La lettre que j'écrirais ne serait-elle pas regardée comme une sorte de rétractation de celle qu'on m'accuse d'avoir écrite ! C'était en vérité trop compter sur la candeur et la bonhomie des représentants du peuple. Il voulait bien d'ailleurs ne pas suspecter la pureté des intentions du contrôleur général. Mais au moment où les amis du despotisme et de J'aristocratie, après s'être vainement opposés à la constitution, cherchaient à la miner sourdement ; lorsque, se couvrant d'un masque de civisme, s'efforçant de dénaturer les meilleurs sentiments, ils traitaient la modération de lâcheté, le patriotisme d'effervescence dangereuse, et la liberté de licence ; lorsqu'enfin les agents du pouvoir exécutif ne craignaient pas de prodiguer aux représentants du peuple des inculpations téméraires, de les poursuivre de libelles sacrilèges, il ne pouvait se défendre de rapprocher ce fait particulier du système général de conspirations tramées contre la patrie et contre la liberté. Je finis, Monsieur, en vous répétant que je ne me suis pas montré assez zélé partisan de l'aristocratie pour qu'on puisse me soupçonner, sans absurdité, de vouloir seconder ses vues en troublant la perception légitime des impôts ; que, quoi que puissent dire les ennemis des défenseurs du peuple, c'est nous qui recommandons, non sans succès, l'ordre et la tranquillité ; c'est nous qui aimons sincèrement la paix, non pas à la vérité la paix des esclaves, si scrupuleusement exigée par les despotes, qui consiste à souffrir en silence la servitude et l'oppression, mais la paix d'une nation magnanime, qui fonde la liberté en veillant avec une défiance nécessaire sur tous les mouvements des ennemis déclarés ou secrets qui la menacent.

Enfin, comme il avait l'habitude de prendre toujours l'opinion pour juge de ses actions, il terminait en avertissant le contrôleur général qu'il avait résolu de rendre sa réponse publique[31]. Robespierre n'eut, pour ainsi dire, pas de vie privée ; on peut dire de lui qu'il vécut dans une maison de verre.

Une autre fois encore, quelques semaines plus tard, il eut l'occasion de correspondre avec M. Lambert. Ce fut à l'occasion des droits sur la bière[32]. Il ne nous a pas été possible de nous procurer cette seconde lettre. La bière, on le sait, était la boisson habituelle de la province d'Artois. Les impôts indirects, notamment ceux sur les boissons, étaient insupportables aux populations, tant en raison de leur chiffre exorbitant qu'à cause des vexations auxquelles ils donnaient lieu. C'était bien pourquoi, malgré les décrets de l'Assemblée, leur perception rencontrait de toutes parts des résistances formidables. Maintes fois la tribune retentit des doléances de M. Lambert à ce sujet. Il faut croire qu'ayant de nouveau accusé le député d'Arras de complicité morale dans ces résistances, accusation très-injuste, il reçut de lui une nouvelle réponse dans le genre de celle dont nous avons donné l'analyse. Là se bornèrent les relations de Robespierre avec ce contrôleur général, qui, au mois de décembre suivant, fut remplacé par M. de Lessart et finit par avoir une destinée tragique. Dénoncé en 1792 par Rœderer, traduit deux ans plus tard devant le tribunal révolutionnaire et condamné à mort, il précéda de quelques jours seulement sur l'échafaud son illustre contradicteur.

 

VIII

Pendant toute la durée du mois de mars, l'Assemblée constituante s'occupa principalement d'affaires de finance et d'organisation judiciaire. Cependant le cours de ses travaux fut, à diverses reprises, interrompu par des questions incidentes présentant, la plupart, un intérêt de premier ordre. Ces questions, souvent brûlantes, ne manquaient presque jamais de ramener Robespierre à la tribune. Il ne réussit pas toujours à faire triompher son opinion ; mais le droit, la justice et la raison étaient-ils de son côté ? c'est ce qu'il convient d'examiner avec un peu plus de développement que cela n'est possible dans une histoire générale. Les séances du soir avaient été particulièrement consacrées à l'examen de ces sortes de questions. Le 13 mars, Castellane vint soumettre à l'Assemblée un projet de décret par lequel, six semaines après sa publication, tous les individus incarcérés en vertu de lettres de cachet sans avoir été légalement condamnés devaient être rendus à la liberté.

Quelques personnes, sur la foi d'écrivains intéressés à nier la nécessité de la Révolution, s'imaginent qu'en 1789 ces sortes de lettres n'étaient plus en usage. C'est une erreur. L'Assemblée en avait, dès le mois d'août, ordonné la suppression, mais il y avait des gens très-disposés à les conserver. L'abbé Maury, entre autres, s'inquiétait peu qu'il y eût des innocents dans les prisons de l'État. Quand bien même leur détention actuelle serait injuste, disait-il, c'est un sacrifice qu'ils doivent faire à la société[33]. Paroles impies s'il en fut jamais, et peu dignes du caractère sacré dont était revêtu leur auteur.

Plus chrétienne était la morale de Robespierre. Il n'avait pas attendu la Révolution pour flétrir publiquement les lettres de cachet. On se rappelle sans doute avec quelle éloquence indignée il s'était élevé, dans sa plaidoirie pour le sieur Dupond, contre cet odieux abus du despotisme. A l'inique et décevante doctrine de l'abbé Mauryil était bon qu'une voix répondît, qui affirmât le dogme de la charité et la justice supérieure à tout. L'Assemblée, comme Robespierre avait eu soin de le faire remarquer en commençant, n'avait à statuer que sur le sort de détenus qui n'étaient accusés d'aucun crime. Aussi témoigna-t-il son étonnement et son regret de ce que depuis six mois on n'avait pas encore prononcé sur la liberté de tant d'infortunés, victimes du pouvoir arbitraire. Admettre des délais, c'était, suivant lui, consacrer en quelque sorte des actes "illégaux. Etait-il question ici de malheureux emprisonnés à la sollicitation des familles ? Non ; il s'agissait surtout de personnes incarcérées, souvent, pour avoir donné quelque preuve d'énergie et de patriotisme. Et puis, ajoutait-il, vous n'avez pas sans doute oublié cette maxime : Il vaut mieux faire grâce à cent coupables que punir un seul innocent. Il demandait donc la délivrance des détenus innocents le jour même de la publication du décret, et cette publication sous huit jours au plus tard ; mais la majorité n'avait pas cette même soif de justice : elle jugea suffisant le délai de six semaines[34].

Trois jours après, l'Assemblée avait à statuer sur le sort des détenus qui, ayant commis quelque crime, avaient été enfermés en vertu d'une lettre de cachet, au lieu d'avoir été régulièrement condamnés. Suivant le projet du comité, ils devaient être conduits dans une des maisons désignées par la loi, afin d'y subir leur jugement, lequel ne pourrait porter une condamnation à plus de quinze années de prison, y compris le temps qu'avait duré l'emprisonnement arbitraire. Aux yeux de quelques membres cet article péchait par trop d'indulgence. Des familles seraient donc obligées de recevoir dans leur sein des scélérats capables d'y porter le trouble ? Ils demandaient en conséquence la prison perpétuelle pour le cas où la peine de mort aurait pu être appliquée jadis. Mais, répondait Robespierre, ces raisonnements tiennent plutôt aux préjugés qu'aux règles de la justice. La loi nouvelle ne doit pas se montrer plus sévère que le despotisme. Puisqu'un criminel, en s'expatriant, peut, au bout de vingt années, rentrer dans la société de ses concitoyens sans s'exposer à être poursuivi, pourquoi se montrer plus rigoureux envers les coupables escamotés par le despotisme ? L'emprisonnement n'est-il pas une sorte d'expatriation ? Je conclus à ce qu'un homme détenu en vertu d'une lettre de cachet, quel que soit le crime qu'il ait commis, ne puisse être condamné à plus de vingt ans de captivité[35]. Ces principes, repris et développés avec talent par Fréteau, allaient probablement triompher, quand le député Loys réclama une exception à l'égard des individus coupables de crimes déclarés irrémissibles, tels qu'assassinats et incendies. Vivement combattu par Mirabeau et par Fréteau, cet amendement passa néanmoins, et fut ajouté à l'article du comité. Mais il n'était que transitoire, et plus tard on devait en revenir aux vraies règles de la justice, qu'avaient nettement posées dans cette séance Robespierre et Fréteau.

 

IX

Dans les premiers jours du mois de mars, Necker avait, dans un volumineux mémoire, tracé un sombre tableau de nos finances. Pour remédier à la pénurie du Trésor, des expédients de toutes sortes avaient été mis en avant. Une contribution patriotique avait été, dès le mois d'octobre, votée par l'Assemblée et sanctionnée par le roi. Mais cette contribution avait peu produit, et le premier ministre avait cru trouver dans ce fait une preuve de la tiédeur du patriotisme des citoyens.

A la suite de la lecture du mémoire de Necker, un membre avait proposé la conversion de la contribution patriotique en dixièmes ; un autre demandait qu'on taxât d'office ceux qui ne faisaient pas d'eux-mêmes leur déclaration. Cette double proposition ayant été renvoyée au comité des finances, Dubois-Crancé vint, le 26, au nom de ce comité, soumettre à l'Assemblée un projet de décret destiné à assurer le succès de la contribution patriotique. En vertu de ce décret, tous les citoyens jouissant d'un revenu supérieur à quatre cents livres étaient soumis à la taxe, et les officiers municipaux avaient mission d'imposer ceux qui, se trouvant notoirement dans ces conditions de fortune, n'auraient pas fait de déclaration.

Un tel décret parut beaucoup trop rigoureux aux députés Dupont de Nemours, Rœderer, de Tracy et Robespierre. Était-il de nature à produire l'effet sur lequel on comptait ? C'est ce dont doutait beaucoup ce dernier. On devait craindre aussi, en établissant une sorte d'inquisition dans les fortunes, d'augmenter l'inquiétude générale au lieu de ramener la confiance qu'il fallait asseoir sur des bases inébranlables. Je ne puis être, dit-il, de l'avis du premier ministre qui accuse le patriotisme des citoyens ; ce patriotisme existe ; il a seulement été ralenti par les erreurs dans lesquelles on a jeté le peuple et par les moyens qu'on a pris pour lui persuader que la banqueroute était possible.

Il est bon aussi de faire remarquer avec quelle légèreté les ministres gaspillaient la fortune de la France, déjà si obérée. Malgré les décrets de l'Assemblée, ils avaient payé aux princes de Condé et de Lambesc, passés à l'étranger, leurs traitements des six derniers mois de 1789. Des gouverneurs sans gouvernement, des titulaires dé charges n'existai que sur le papier avaient aussi touché des appointements auxquels ils n'avaient aucun droit. Un membre de l'Assemblée, le duc du Châtelet, était du nombre ; il s'excusa lestement en disant qu'il ignorait le fait, n'ayant pas l'habitude de s'informer des payements touchés par son homme d'affaires. Ces abus, vivement dénoncés par l'austère Camus, jetaient dans l'opinion publique des impressions peu favorables à l'administration des finances. On se demandait avec indignation si l'heure était bien choisie de faire largesse des trésors du pays et surtout de les prodiguer aux ennemis de la Révolution, quand, à bout de ressources, on était forcé de s'adresser au patriotisme des citoyens pour avoir de l'argent. Et combien l'irritation irait croissant, à l'apparition du fameux livre rouge arraché, c'est le mot, à Necker par le comité des finances !

Robespierre avait donc bien raison, en combattant le projet de décret, de signaler toutes les manœuvres qui avaient contribué à arrêter l'essor du patriotisme. Après un discours d'une très-longue étendue, et dont malheureusement il est resté peu de traces, il concluait en conseillant à ses collègues d'agir principalement par la persuasion. Faites cesser les inquiétudes, le patriotisme reprendra toute son 'énergie, et l'on viendra en foule offrir une contribution qu'on croira alors ne pouvoir jamais être inutile à la liberté[36]. Chose assez singulière, on entendit des membres du côté droit soutenir un décret qui transformait véritablement en impôt forcé une contribution purement volontaire dans le principe. La longue éloquence de M. de Robespierre, s'écria l'un d'eux, ne m'a pas du tout converti. Assurément ils ne s'inspiraient pas de l'amour de la Révolution. Voulaient-ils lui susciter des adversaires dans les classes laborieuses en faisant peser de nouvelles charges sur une masse de citoyens peu aisés ? Cela pouvait bien être ; et peut-être Robespierre, avec sa sagacité pénétrante, avait-il deviné leurs intentions. Mais, malgré ses observations, l'Assemblée adopta le projet de décret, légèrement modifié cependant, et tout citoyen actif dut à l'avenir, en se présentant aux assemblées primaires, justifier de sa déclaration relativement à la contribution patriotique.

 

X

Infatigable se montrait Robespierre dans ces luttes chaque jour renouvelées. Puisant sa force et son énergie dans sa conscience pure et sa passion pour le bien public, encouragé par l'assentiment populaire, il ne se laissait pas rebuter par l'insuccès de quelques-unes de ses motions, dont l'adoption d'ailleurs eût souvent honoré l'Assemblée ; le lendemain d'un échec, on le voyait reparaître à la tribune ; plus ardent, plus convaincu. Ce fut précisément ce qui arriva le 29 mars 1790.

L'Assemblée constituante, après avoir décrété l'établissement des municipalités dans tout le royaume, avait laissé au pouvoir exécutif le droit d'instituer des commissaires chargés de veiller à l'organisation de ces municipalités. Mais cette mesure fut en général assez mal accueillie. La dignité du citoyen, la liberté publique étaient alors sauvegardées avec un soin jaloux. Beaucoup de municipalités, bien différentes en cela de celles de notre temps, redoutaient l'immixtion de ces commissaires dans les élections, craignant qu'ils n'usassent de leur autorité pour entraver la liberté des suffrages et influencer les électeurs. Les agents du gouvernement, on s'en doutait bien, étaient porteurs d'instructions secrètes. La municipalité de Troyes prit l'initiative de la résistance : elle refusa net d'admettre aucun commissaire du pouvoir exécutif dans les réunions électorales où l'on procédait à la nomination des assemblées de district et de département, et invita, par une circulaire, toutes les municipalités du royaume à suivre son exemple. Ces faits furent dénoncés dans la séance du 29 mars par Le Chapelier, rapporteur du comité de constitution. Suivant lui, les citoyens de la ville de Troyes avaient conçu de fausses alarmes en s'exagérant les instructions données aux commissaires royaux. Cependant, afin de donner satisfaction aux municipalités, il proposait à l'Assemblée de décréter que les pouvoirs de ces commissaires cesseraient aussitôt les élections terminées, et que toutes les contestations électorales seraient jugées, non par eux, mais par l'Assemblée nationale elle-même.

Était-ce une satisfaction suffisante ? Robespierre ne le crut pas. Il parla fort éloquemment en faveur des municipalités plaignantes, dit Mirabeau dans son journal[37]. La nomination de ces commissaires, et surtout la nature et l'objet des instructions dont le pouvoir exécutif n'avait pas manqué de les munir, devaient être, à son avis, infailliblement funestes à la patrie et à la liberté. Quelques murmures s'étant élevés des bancs de la droite, il reprit en ces termes : Je ne me suis point dissimulé que mon opinion sur cet objet éprouverait de la défaveur ; mais je me suis peu arrêté à cette considération ; j'ai seulement consulté mon patriotisme, et je me suis dit : ceux qui voudront être libres auront les mêmes intérêts que moi et s'uniront à moi pour l'intérêt de tous. Lorsqu'on voit se préparer une grande et belle révolution qu'on n'aime pas, on ne néglige rien pour en suspendre la marche, pour en éteindre les effets. Telle sera constamment la conduite de ceux qui, de mauvaise foi ou par erreur, tiennent encore à cet odieux et ancien ordre de choses que vous avez si justement aboli.

De l'organisation des municipalités dépendaient, on peut le dire, le triomphe des principes proclamés par l'Assemblée nationale et la solidité de son ouvrage. Si l'on parvenait à y introduire des hommes -adroits et perfides, des adversaires déclarés des institutions nouvelles, c'en était fait de la constitution. Il était donc nécessaire d'empêcher par tous les moyens possibles le pouvoir exécutif de peser sur les élections. Ici l'orateur, appelant l'attention de l'Assemblée sur quelques-uns des commissaires choisis par les ministres, et dont les noms ne réveillaient rien moins que des idées de patriotisme, dépeignait vivement les dangers de l'influence de ces agents sur les élections, et engageait ses collègues à ne pas regarder comme des chimères les dénonciations dont on les entretenait. Et, poursuivait-il, quels sont les hommes à qui vous avez confié le choix des commissaires ? Des ministres qui ne vous ont jamais adressé de lettres et de mémoires qui ne lussent insultants pour le peuple. Les murmures ayant redoublé : Oui, continuait-il impassible, je ne sais ce qui doit m'étonner le plus, ou de l'audace continuelle des ministres ou de votre longue patience à la souffrir. Alors, élevant la voix pour dominer quelques cris qui demandaient son rappel à l'ordre, il prouva combien était illusoire le remède proposé par son collègue Le Chapelier, lequel consistait à assigner pour terme au pouvoir des commissaires la clôture du dernier procès-verbal de l'élection des assemblées de district et de département, puisque le péril était précisément dans l'influence pernicieuse de ces commissaires sur les élections. En conséquence il réclamait de l'Assemblée, comme unique moyen de conjurer le danger, la révocation, par un décret formel, des pouvoirs conférés par le gouvernement à ses commissaires[38].

Son système ne prévalut pas. Cependant l'Assemblée, comme assaillie par un remords, et dans l'espoir d'enchaîner la conscience des commissaires royaux, les astreignit à prêter, avant de commencer leurs fonctions, le serment civique entre les mains des officiers municipaux du lieu où se tiendraient les assemblées de département. C'était, il faut l'avouer, une précaution bien peu efficace. Nous qui, par expérience, savons le rôle que jouent dans les élections les agents du pouvoir exécutif, le zèle et l'activité qu'ils y déploient, le poids énorme dont, par la force des choses, ils pèsent sur les masses électorales, dans les campagnes surtout, nous comprenons les appréhensions manifestées par Robespierre, et nous ne saurions trop admirer sar pré voyance et sa perspicacité. Ce qu'il demandait, en définitive, c'est ce que demandent et, ne cesseront de demander tous les hommes sincèrement libéraux, la neutralité du gouvernement, quel qu'il soit, dans ces questions électorales où le peuple, appelé à décider du choix de ses représentants, doit avoir sa seule conscience pour guide.

 

XI

Tandis qu'au sein de l'Assemblée nationale certains membres du côté droit se déchaînaient contre Robespierre presque chaque fois qu'il paraissait à la tribune, au dehors les ultra-royalistes donnaient libre cours à leur rage et à leur fiel contre lui dans des pamphlets et des journaux d'un cynisme auprès duquel il est permis de trouver pâles les colères du Père Duchesne, et, comme des bêtes venimeuses, y répandaient leur bave à plaisir. Tout ce que la calomnie peut imaginer de plus vil, de plus odieux, de plus inepte, de plus trivial s'étalait dans ces sortes de productions, pour la plus grande joie de quelques aristocrates, se pâmant d'aise à la lecture de ces diatribes et s'imaginant qu'on allait tuer par le ridicule des hommes investis de la confiance -du peuple, et qui portaient en eux les destinées de la Révolution.

De toutes ces productions, la plus justement célèbre c'étaient les Actes des Apôtres, dont les principaux rédacteurs, Pelletier, Rivarol, Champcenetz, Jourgniac Saint-Meard, etc., gens d'esprit d'ailleurs, auraient pu mieux employer leurs talents. Le cadre de leur ouvrage est heureux, écrivait Camille Desmoulins[39] ; il est fâcheux qu'il soit rempli par de mauvais citoyens qui s'efforcent de jeter du ridicule sur nos législateurs et de souiller les noms les plus chers à la patrie. Mais on n'a jamais exigé de marchands de chansons qu'ils eussent des principes et des sentiments d'honneur. Presque pas de numéro ou il ne soit question de Robespierre et de Mirabeau en des termes dont la licence dépasse toute limite. Prose, vers, tout est mis en œuvre. Si Mirabeau est la lumière de la Provence, Robespierre est la chandelle d'Arras. Tout cela assaisonné des plaisanteries les plus indécentes[40]. Tantôt nos auteurs imaginent une correspondance burlesque entre Maximilien et Suzanne Faber, couturière à Arras, au marché au poisson[41] ; tantôt ils le présentent comme un neveu de Damiens[42]. Ce rapprochement entre le plus ardent défenseur de la cause populaire et ce maniaque qui expia par un si horrible supplice le crime d'avoir égratigné d'un coup de canif le royal amant de Jeanne Vaubernier, comtesse du Barry, devait en effet paraître piquant aux dévots lecteurs de l'attique et dévot journal.

A ce système de calomnie et de diffamation Robespierre se contentait de répondre par le plus absolu mépris. Maintes fois l'Assemblée nationale retentit des plaintes de quelques hauts personnages atteints par la plume des écrivains démocrates, jamais une plainte ne sortit de sa bouche, soit qu'il se jugeât trop au-dessus des attaques dont il était l'objet, soit qu'il respectât la liberté de la presse jusque dans sa licence la plus effrénée. Lui aussi, dès cette époque, disposait d'un recueil périodique où il eut pu rendre coup pour coup, car, aussi bien sinon mieux que ses détracteurs, il savait manier l'arme de l'ironie. Mais ce journal, dans lequel sa part de collaboration serait d'ailleurs assez difficile à établir, s'occupait de choses trop sérieuses pour prêter la moindre attention aux élucubrations plus ou moins désintéressées de quelques pamphlétaires[43]. Plus tard quand on s'attaquera à sa vie politique, il se défendra publiquement, et il aura raison, quoi qu'en pensent quelques écrivains qui, trouvant très-naturel que la calomnie se soit acharnée contre lui, ne comprennent pas qu'il ait répondu avec une insistance bien légitime pourtant ; mais présentement, à l'aurore de la Révolution, c'eût été une iniquité à ses yeux que d'entretenir le public de misérables personnalités, en des circonstances si graves, lorsque tant de questions d'un intérêt suprême étaient à l'ordre du jour, quand il s'agissait de la régénération d'un peuple. On l'entendit alors souvent accuser les ennemis du bien public, jamais ses ennemis particuliers. Ses pensées planaient dans des sphères plus élevées, au-dessus des coteries mesquines et des rancunes individuelles.

Cependant, au milieu même des pamphlets les plus haineux, éclataient, çà et là, comme un hommage involontairement rendu aux vérités éternelles, certains éloges dont le caractère ironique n'atténuait ni la portée ni la vérité. Quelle divinité dirigera mon esprit dans le récit des faits dont j'ai promis de vous instruire ? lisons-nous dans un libelle du temps. Sera-ce toi, divine philosophie, dont les augustes principes découlent tous les jours de la bouche de Robertspierre comme autrefois le miel des lèvres amoureuses d'Anacréon ?[44]

Il n'était pas jusqu'aux Actes des Apôtres qui ne fournissent eux- mêmes leur contingent de louanges, et ils pouvaient, en parlant de leur feuille, prêter cette phrase à leur Suzanne Forber écrivant à Robespierre : Par parenthèse ce dernier journal est pourtant forcé de faire ton éloge, tout en plaisantant[45].

Cet acharnement déployé contre lui par les journalistes du droit divin a d'ailleurs son utilité historique. Il démontre admirablement l'importance énorme dont il jouissait dès cette époque et quelle place il occupait dans l'opinion, même à côté de Mirabeau, qu'il écrasait déjà de sa popularité. Les journalistes gagés de l'ancien régime ne se fussent pas autant attaqués à lui s'ils n'avaient pas eu la conscience de sa valeur et senti que cet homme était une des forces vives de la Révolution.

 

XII

Si dans l'Assemblée nationale Robespierre avait pour ennemis déclarés tous les députés du côté droit, il comptait en revanche au nombre de ses sincères admirateurs la plupart des membres de la société des Amis de la Constitution, où son influence égale, au mois de mars 1790, si elle ne leur est pas supérieure, celle de Barnave, de Duport et des Lameth. Il y est au premier rang, ce que ne manquent pas de signaler les auteurs des Actes des Apôtres, et l'aveu de pareils adversaires est trop précieux pour n'être pas relevé[46].

Immense allait être la puissance d'opinion que cette société des Jacobins était appelée à exercer sur le pays. Comme dans toutes les grandes réunions d'hommes, il y avait là des gens sensés et des énergumènes, des sages et des fous, des patriotes d'un désintéressement antique et des singes de patriotisme (en bien petit nombre) qui cherchaient dans la Révolution un moyen de fortune ; mais, l'exception n'est pas la règle, mais, on ne saurait le nier sans injustice, cette société fut le foyer ardent qui échauffa la France entière du feu de son patriotisme, et elle devint une des plus puissantes machines de guerre que la République française ait eu à opposer à l'Europe coalisée contre elle. Pendant un moment elle fut comme le génie inspirateur de nos victoires et de notre grandeur, et quand vinrent les revers, elle n'existait plus pour soulever de son souffle brûlant les populations électrisées et les jeter en masse contre l'ennemi.

Si à l'heure où nous sommes, en mars 1790, il n'y avait pas encore dans la société des Jacobins cette exubérance de force, cette exaltation que nous lui verrons plus tard, c'est que la situation ne le commandait pas alors. La nature des choses suffira à l'amener à un état violent, sans qu'elle se transforme beaucoup quant à la composition de ses membres. Elle fera bien quelques recrues dans les rangs populaires, mais l'élément principal restera essentiellement bourgeois. Ce seront en partie les mêmes hommes, les circonstances seules auront changé et la pousseront en avant. Ceux qu'effrayent déjà les paroles hardies qui sortent de la bouche de Robespierre, les tendances républicaines qu'il émet, non dans les mots, mais ce qui vaut mieux, dans les idées, n'attendront pas le choc des événements pour déserter ; dès le mois d'avril la scission s'opère. Toute la fraction aristocratique quitta à grand bruit la vieille salle des Jacobins pour aller s'installer au Palais-Royal dans un somptueux appartement, espérant y établir une société rivale en importance. Réduits à eux-mêmes, les schismatiques eurent bientôt la preuve de leur faiblesse et de leur nullité. Ils comptaient cependant au milieu d'eux des illustrations de plus d'un genre, mais la vie semblait s'en être retirée, et les discours de leurs orateurs se perdaient sans écho dans la foule. La puissance était restée aux Jacobins. Aussi Mirabeau, tout en se faisant affilier au club de 89[47], demeura-t-il attaché jusqu'à la mort à la grande société où palpitait l'âme émue de la patrie.

Robespierre en était alors le président. Peut-être même cette haute marque d'estime que lui donnèrent ses collègues du club, en l'appelant au fauteuil, précipita-t-elle la scission. Il sembla cruel sans doute à Malouet et à ses amis d'avoir pour président l'orateur populaire qu'ils combattaient à outrance dans l'Assemblée nationale et dont les paroles ardentes les faisaient involontairement frissonner. Quoi qu'il en soit, ce fut pour Robespierre un nouveau surcroît de besogne. Pour moi, écrit-il à son ami Brussart, je n'ai que le tems de vous renouveler le témoignage de mon inviolable attachement. Je n'ai pas celui de vous entretenir des événemens importans qui se passent tous les jours sous nos yeux. Au milieu des efforts que tous les ennemis du peuple et de la liberté ne cessent de faire contre elle, il-me restera toujours la consolation d'avoir défendu l'un et l'autre avec tout le zèle dont j'étois capable. Je trouve un dédommagement suffisant de la haine aristocratique qui s'est attachée à moi dans les témoignages de bienveillance dont m'honorent tous les bons citoïens. Je viens d'en recevoir un récent de la part de la société des Amis de la Constitution, composée de tous les députés patriotes de l'Assemblée nationale et des plus illustres citoïens de la capitale ; ils viennent de me nommer président de cette société à laquelle s'affilient les sociétés patriotiques des provinces pour former une sainte ligue contre les ennemis de la liberté et de la patrie. Mais ces fonctions, qui sont pénibles, augmentent encore la foule de mes occupations, qui ne me paroissent jamais plus pressantes que lorsqu'elles me forcent à cesser de m'entretenir avec vous[48].

Il est facile de se rendre compte des occupations dont il était surchargé, et quand ses amis — car il en eut beaucoup, et de très-dévoués — se plaindront de son silence, c'est qu'ils ne songeront pas à l'immensité de ses travaux, aux longs discours qu'il fallait préparer, à sa besogne journalière à l'Assemblée nationale, aux Jacobins, et plus tard à la Convention et au comité de Salut public. Le législateur avait presque entièrement absorbé l'homme privé. Nous aurons cependant à le peindre toujours calme, enjoué et serein au sein de la nouvelle famille que lui préparaient les événements.

En attendant, vivant à peu près seul alors dans son modeste logis de la rue de Saintonge, il consacrait tout son temps aux affaires publiques. Un illustre écrivain de nos jours, sous l'empire d'une idée fixe, a imaginé que Robespierre s'était attaché à avoir les Jacobins et les prêtres[49]. En vérité on serait tenté de croire qu'il n'a jamais lu ses discours. Personne ne combattit avec plus d'éloquence et de logique le fanatisme religieux, mais il ne pensa point pour cela qu'il lui était permis de se dispenser d'être juste. En prêtant aux ecclésiastiques malheureux ou persécutés le secours de sa parole, il répondait d'avance à ceux qui systématiquement persistent à l'accuser d'intolérance. La liberté de penser consiste à admettre toutes les croyances et tous les cultes. Celui qui veut empêcher de dire la messe est plus fanatique que celui qui la dit ! s'est écrié un jour, à la Convention, nous l'avons dit déjà, Robespierre indigné. Et combien il avait raison ! Le secret de sa force et de son ascendant n'est point dans une coterie, il est dans sa conscience, devenue en quelque sorte celle du pays. Refuser, comme l'a fait M. Michelet, l'audace politique à l'homme qui a érigé en principe la souveraineté du peuple, qui le premier a réclamé le suffrage universel et l'abolition de la peine de mort, à l'homme enfin dont les motions, toutes républicaines au fond, éclataient comme des bombes à la tribune de l'Assemblée nationale, c'est nier, de parti pris, la lumière du jour[50]. Non il n'avait pas l'audace des coups d'État, il le prouva trop bien au 9 Thermidor ; c'était avant tout l'homme du droit et de la loi ; mais, dès qu'il se sentait dans la légalité, son audace pour le bien ne connaissait pas de bornes, et il lui dut certainement l'immense autorité morale dont il a joui jusqu'à sa chute.

 

XIII

Au moment où la société des Amis de la Constitution appelait. Robespierre à l'honneur de la présider, se discutait dans l'Assemblée constituante une des plus importantes questions résolues par la Révolution française, à savoir, l'organisation judiciaire.

Le 24 mars, Thouret avait présenté un plan complet, dans lequel il s'était, en grande partie, inspiré des idées émises par Bergasse dans un projet dont l'Assemblée avait entendu la lecture au mois d'août précédent. C'était la destruction totale de l'ancien système, condamné dès longtemps par tous les bons esprits, et dont le remplacement était universellement souhaité. La nécessité de la régénération absolue est incontestable, disait le rapporteur, après avoir peint l'insuffisance de l'ancienne justice et les souillures qui la déshonoraient. Une justice graduée, élective, depuis le juge de paix jusqu'aux magistrats de première instance, d'appel et de cassation, l'admission du jury en matière criminelle, pour prononcer sur le fait, telle était l'économie du plan présenté par Thouret au nom du comité de constitution. A côté de ce plan affluèrent une foule de motions, de brochures, de projets. Duport, Sieyès, Dedelay d'Agier avaient chacun le sien. L'Assemblée, pour mettre un peu d'ordre dans son travail, décida qu'une série de questions embrassant tout l'ensemble de l'organisation judiciaire seraient soumises à la discussion. On se demanda d'abord si l'on établirait des jurés et si, le principe une fois accepté, on les instituerait au civil comme au criminel. Thouret regardait comme une excellente chose l'admission du jury en toutes matières ; il la désirait sincèrement, disait-il, mais il ne la croyait pas possible à l'heure présente et la reculait indéfiniment. Il lui paraissait seulement indispensable de l'établir tout de suite en matière criminelle, dans les tribunaux militaires, et pour les délits de presse alors même qu'ils ne seraient poursuivis qu'au civil.

Duport, après avoir donné de grands développements à ses idées sur la justice, telle que devait, suivant lui, l'organiser la Révolution, avait conclu à l'admission du jury en toutes matières. C'était- aussi l'avis de Robespierre, de Sieyès et de Barnave. Ce dernier répondit très-longuement à Thouret, dans la séance du 7 avril. Après avoir entendu son discours, quelques membres ayant inutilement réclamé la clôture de la discussion, un député nommé Perrot demanda qu'avant de continuer à discuter on voulût bien donner une définition exacte du jury. Ce système, qui nous est à peu près familier à tous aujourd'hui, était fort peu connu à cette époque. Beaucoup de personnes en ignoraient le mécanisme et ne savaient même pas comment il était pratiqué en Angleterre. Robespierre, prenant alors la parole : Il suffit, pour répondre à la question du préopinant, de définir l'essence et de déterminer le principal caractère de la procédure par jurés. On n'avait donc qu'à se figurer, au lieu de ces tribunaux permanents auxquels on était accoutumé, des citoyens prononçant sur le fait étales juges appliquant la loi. Après avoir montré comment des magistrats permanents investis du pouvoir exorbitant de juger, arrivaient à exercer un véritable despotisme et combien il était difficile d'obtenir justice contre eux en les attaquant, soit comme juges, soit comme citoyens, il disait : Quand ma fortune dépendra d'un juré, je me rassurerai en pensant qu'il rentrera dans la société. Je ne craindrai plus le juge qui, réduit à expliquer la loi, ne pourra jamais s'en écarter. Je regarde donc comme point incontestable que les jurés sont la base la plus essentielle de la liberté ; sans cette institution, je ne puis croire que je sois libre, quelque belle que soit votre constitution. Tous les opinants adoptent l'établissement des jurés au criminel. Eh ! quelle différence peut-on trouver entre ces deux parties distinctes de notre procédure ? Dans l'une il s'agit de l'honneur et de la vie ; dans l'autre, de l'honneur et de la fortune. Si l'ordre judiciaire au criminel sans jurés est insuffisant pour garantir ma vie et mon honneur, il l'est également au civil, et je réclame les jurés pour mon honneur et ma fortune.

En vain niait-on la possibilité d'établir cette institution au civil ; les objections n'étaient pas soutenables, car enfin les jurés n'étaient toujours appelés à décider que sur le fait, et pour cela il n'était besoin que du simple bon sens, lequel n'était pas exclusivement affecté aux hommes porteurs d'une certaine robe. Suivant plusieurs membres de l'Assemblée, notre situation politique actuelle était un obstacle à l'établissement des jurés : Les Français, poursuivait Robespierre, timides esclaves du despotisme, sont changés par la Révolution en un peuple libre, qui ne connaît pas d'obstacles quand il s'agit d'assurer la liberté. Nous sommes au moment où toutes les vérités peuvent paraître, où toutes seront accueillies par le patriotisme. On dit que nous ne connaissons pas les jurés : j'en atteste tous les gens éclairés. La plupart des citoyens connaissent les jurés et en désirent l'établissement. On veut vous faire redouter des résistances de la part des gens de loi ; c'est une injure qui leur est faite. Ceux qui n'ont porté au barreau que le désir d'être utiles à leurs concitoyens saisiront avec enthousiasme l'occasion de sacrifier leur état si l'utilité publique l'exige... Mais ici Robespierre puisait dans son cœur des arguments illusoires ; il n'avait pas encore acquis l'expérience amère de l'égoïsme des hommes. Différer, comme le pensait Thouret, l'établissement du jury en matière civile, c'était peut-être, pensait-il, y renoncer pour toujours. Le moment favorable était venu, il ne fallait pas le laisser échapper, car il pourrait ne pas revenir. Et si vous n'êtes pas sûrs de son retour, ajoutait-il, de quel droit hasarderez-vous le bonheur du peuple ?[51]

La discussion continua encore tout le mois sur ce point et se termina par l'admission du jury pour les affaires criminelles et son rejet en matière civile. Robespierre -avait raison : ne pas profiter de la Révolution pour établir le jury en toutes matières, c'était peut-être y renoncer à jamais. Est-ce un bien ? est-ce un mal ?

De ces magnifiques débats sur l'organisation de la justice, auxquels - prirent part les plus brillants orateurs de l'Assemblée, sortit aussi le principe de l'élection des magistrats par le peuple, principe éminemment salutaire et que des parlementaires, comme Rœderer, n'hésitèrent pas appuyer de leur parole. Mais, contre l'avis de Robespierre[52], l'Assemblée mit aux mains du pouvoir exécutif l'institution du ministère public ; et l'inamovibilité refusée aux magistrats, elle l'accorda aux procureurs royaux. Uniquement chargés de surveiller dans les jugements l'observation des lois d'intérêt général, les procureurs du roi ne se confondaient pas comme aujourd'hui avec les accusateurs publics, sur lesquels il ne fut statué que quelques mois plus tard, et dont la nomination fut réservée au peuple.

 

XIV

Au sommet de l'ordre judiciaire, et comme couronnement de l'édifice, le comité proposait l'établissement d'une cour souveraine, d'un tribunal de cassation destiné à sauvegarder dans les jugements la pureté du droit et les formes légales. Plusieurs systèmes se trouvaient en présence : Merlin demandait que ce tribunal fût sédentaire ; Tronchet était du même avis en principe, mais il admettait deux classes de juges suprêmes, les uns à poste fixe, les autres divisés en plusieurs chambres, distribuées entre les diverses parties du royaume, suivant les exigences du service et l'avantage des justiciables. D'autres voulaient ce tribunal ambulant, afin qu'il fût moins exposé aux suggestions ministérielles.

Robespierre ne partageait ni l'un ni l'autre avis. A son sens le tribunal de cassation, uniquement établi pour sauvegarder la loi et la constitution, n'ayant pas à statuer sur le fond même des procès, n'était pas une partie intime de l'ordre judiciaire. C'était un corps intermédiaire, placé entre le législateur et la loi pour réparer les atteintes qu'on pourrait porter a celle-ci. Et comme il est dans la nature des choses, disait-il, que tout individu, tout corps armé d'un certain pouvoir s'en serve pour augmenter ses prérogatives, il fallait craindre qu'un tribunal de cassation, indépendant de l'Assemblée législative, n'interprétât mal ses décrets, et ne finît par s'élever contre la constitution elle-même. Citant alors la maxime romaine : Aux législateurs appartient le pouvoir de veiller au maintien des lois, il rappelait qu'à Rome, lorsqu'il y avait quelque obscurité dans une loi, l'interprétation n'en était pas permise aux juges, de peur qu'elle né fût pas conforme à la volonté du législateur. On devait donc, à son avis, établir au sein même du Corps législatif le tribunal de cassation ; charger un comité spécial d'instruire les affaires et d'en présenter le rapport à l'Assemblée[53].

Ce système offrait d'incontestables avantages ; car confier l'interprétation des lois à des magistrats étrangers au Corps législatif, c'était les exposer à être interprétées dans un sens Contraire aux vœux de ceux qui les avaient faites. Mais l'Assemblée constituante, séduite par l'idée d'une cour suprême, formant le couronnement de son organisation judiciaire, ne se laissa pas influencer par les arguments très-puissants d'ailleurs de Robespierre, et, dans le courant du mois de juillet suivant, elle décréta l'établissement d'un tribunal de cassation sédentaire, en dehors du Corps législatif.

 

XV

Le mois d'avril 1790 ne fut pas illustré seulement par la discussion sur l'organisation judiciaire ; deux choses capitales le recommandent encore à notre attention : l'apparition du Livre rouge et la création de quatre cent millions d'assignats, à cours forcé, hypothéqués, sur les biens du clergé, désormais acquis à la nation et aliénables suivant les besoins.

Le Livre rouge, c'était le répertoire, l'irrécusable preuve des scandales, des souillures de l'ancienne aristocratie, et sa publication devait être le dernier coup porté à la haute noblesse du royaume. On pourroit l'appeler à bon droit, écrivait Loustalot, le catéchisme des amis de la Révolution. Il ne faut donc pas s'étonner de la mauvaise grâce avec laquelle Necker remit au comité des pensions ce honteux témoin des prodigalités de la cour. Immense fut l'effet produit dans le public ; on ne fut pas peu surpris d'apprendre de quoi vivaient les plus belles familles de France et quelle était la source de leurs richesses. Quoi ! ces grands seigneurs si fiers n'étaient autres que des mendiants ! car entre celui qui tend la main dans la rue et celui qui la tend dans un palais doré, quelle est la différence ? Et s'il y en a une, elle est à coup sûr en faveur du mendiant déguenillé, à qui sa pauvreté peut du moins servir d'excuse. Avec quelle indignation n'apprit-on pas, par exemple, que les Noailles recevaient près de deux millions ; le duc de Polignac, pour sa seule part, quatre-vingt mille livres, etc. Désormais on put dire en toute vérité que, sous l'ancien régime, les grands s'engraissaient de la dépouille du peuple. Mais, ne nous en plaignons pas ; ce Livre rouge, à lui seul, suffirait à légitimer une révolution qui coupa de tels abus dans leurs racines[54].

Non moins vive fut l'impression causée par le décret qui fit des membres du clergé autant de salariés de la nation. L'Assemblée ne se montra point parcimonieuse envers les prêtres, depuis les archevêques et les évêques jusqu'aux simples curés de campagne ; et si les grands dignitaires de l'Église perdirent un peu de leurs anciens revenus, la situation du clergé inférieur fut sensiblement améliorée. Mais les hauts bénéficiers, l'abbé Maury à leur tête, ne pardonnèrent point à la Révolution. Leurs fureurs ne connurent plus de bornes ; elles n'allèrent jusqu'à rien moins qu'à incendier le pays pour une question d'argent, et la France ne devait pas tarder à apprendre de quoi étaient capables de saintes colères.

Au milieu de ces débats Robespierre eut encore l'occasion d'élever a voix en faveur des citoyens frappés d'incapacité politique par le décret sur le marc d'argent. Ce fut au sujet de troubles auxquels avaient donné lieu les élections municipales dans la ville de Saint-Jean-de-Luz, où un grand nombre d'habitants s'étaient trouvés exclus des comices parce qu'ils ne payaient pas le chiffre de contribution directe exigé par la loi. Les citoyens ainsi privés de leurs droits réclamèrent auprès de l'Assemblée nationale le bénéfice du décret rendu le 2 février dernier sur la demande expresse de Robespierre, lequel admettait une exception en faveur des pays où, comme en Artois, la plus grande partie des contributions se trouvait convertie en impôts indirects. Target, au nom du comité de constitution, ayant proposé le rejet de la réclamation, attendu qu'à Saint-Jean-de-Luz on payait les vingtièmes et la capitation comme ailleurs, Robespierre, guidé par les principes et les mêmes sentiments qui l'avaient engagé à présenter sa motion quelques mois auparavant, fit observer, dans une rapide improvisation, que le décret d'exception ne supposait nullement l'absence complète de contributions directes, mais prévoyait le cas où dans certains pays elles seraient trop faibles et réduiraient par conséquent à un chiffre très-minime le nombre des électeurs. Or, telle pouvait être la situation de la ville de Saint-Jean-de-Luz. Il y avait donc urgence, suivant lui, à prendre en considération la réclamation soumise à l'Assemblée par une partie des habitants de cette ville. Puis il parla de nouveau de l'Artois, rappela que c'était au sujet de cette province principalement, et d'après ses propres observations, qu'avait été rendu le décret du 2 février, et termina ainsi : On doit se prêter d'autant plus facilement à admettre ces interprétations favorables à la cause du peuple que c'est un grand scandale d'entendre disputer aux citoyens les plus sacrés de tous leurs droits, sous le prétexte du plus ou moins d'impositions, c'est-à-dire du plus ou moins de fortune[55]. Il demandait en conséquence ou l'ajournement de la question au ou moins qu'elle ne fût pas rejetée sans discussion ; autrement, disait-il, vous introduirez l'aristocratie pure dans toutes vos municipalités.

L'Assemblée décida qu'il n'y avait pas lieu de délibérer, mais Robespierre ne se rebuta point. Plus d'une fois nous l'entendrons revenir sur cette question du cens ; c'était son delenda Carthago. Prendre l'argent pour criterium de capacité politique lui paraissait une monstruosité. La Révolution, en effet, sous peine d'être illogique, se devait à elle-même de ne pas consacrer d'inégalités de cette nature.

 

XVI

Parmi les droits féodaux abolis dans la mémorable nuit du 4 août, aucun peut-être n'avait autant exaspéré le peuple que le privilège de la chasse dont jouissait autrefois une certaine classe d'individus. Ne ressent-on pas encore une légitime indignation au souvenir des longues vexations engendrées par ce droit exorbitant et des pénalités effrayantes dont les délinquants étaient frappés ? Sous le bon roi Henri IV, c'était la corde, ni plus ni moins ; et à l'heure même où éclatait la Révolution, les tribunaux appliquaient encore les galères avec une impitoyable sévérité. La suppression du privilège exclusif de chasse avait donc été accueillie avec la plus vive satisfaction. Mais alors d'un excès on tomba immédiatement dans un autre, car rarement les hommes savent se tenir dans une juste mesure. On vit des nuées de chasseurs se répandre dans les campagnes, envahir les anciennes capitaineries, et, sans respect pour les récoltes et les moissons, se livrer à de véritables dévastations. Un pareil désordre était intolérable, et l'Assemblée ne pouvait se dispenser d'y porter remède.

Le 20 avril au soir, Merlin, au nom du comité féodal, présenta un projet de loi en vertu duquel le droit de chasse appartenait aux seuls propriétaires du sol. La discussion s'engagea sur ces bases- et dura deux jours. Ce droit de chasse était jadis un droit personnel, restreint à quelques privilégiés ; le comité le transformait en droit réel, exclusivement affecté à la propriété ; c'était encore un privilège. D'après les maximes du droit naturel et les principes des lois romaines, le gibier, comme tous les animaux sauvages, appartient au premier occupant. Cela est vrai a priori, disait Merlin, mais chacun a le droit d'empêcher un étranger de passer sur sa propriété pour y chasser. La réponse était facile, car il peut en être de la chasse comme de la vaine pâture. Après la moisson, disait Garat, les propriétés deviennent communes dans mon pays, chacun y envoie ses bestiaux, chacun doit pouvoir y chasser. En Alsace, de temps immémorial, plusieurs villes libres considéraient le droit de chasse comme une propriété communale, et elles en avaient concédé la jouissance à tous leurs habitants sur leurs territoires respectifs. Reubell demandait qu'elles ne fussent pas placées par la nouvelle loi dans une situation moins avantageuse. Et puis, une grande partie des propriétés rurales étant affermées, il semble que le droit de chasse, à moins de conventions contraires, doive appartenir au fermier. En France il n'en est pas ainsi ; dans le silence du bail, le droit de chasse reste, par une interprétation exagérée du droit de propriété, le privilège du propriétaire. C'est le contraire en Belgique, et cela semble plus rationnel à quelques personnes, car, disent-elles, le gibier se nourrit aux dépens du fermier, il est donc juste qu'il lui appartienne. Mais c'est encore là un argument spécieux. Les produits de la terre, suivant leur abondance ou leur rareté, atteignent un prix plus ou moins élevé ; si donc il y a diminution des produits par le fait du gibier, c'est le consommateur qui en souffre, puisqu'il paye plus cher : c'est donc à lui, c'est-à-dire à tout le monde, que le gibier devrait appartenir.

Ainsi pensait Robespierre. Le droit de chasse n'étant point, à ses yeux, une faculté dérivant de la propriété, tombait dans le domaine public, une fois la terre dépouillée de ses fruits. Il réclamait, en conséquence, pour chacun la liberté de chasser, sauf les mesures à prendre dans l'intérêt des récoltes et de la sûreté publique, sans toutefois que les peines appliquées en matière de simples délits de chasse pussent aller jusqu'à la prison[56]. Mais ces principes, développés devant une assemblée composée en majeure partie de propriétaires ruraux, n'avaient aucune chance de succès, et l'Assemblée constituante, en transportant à la propriété le privilège de la chasse, prépara ces jalousies, ces petites persécutions et ces procès ridicules, quand ils ne sont pas iniques, dont nous sommes témoins chaque année. Peut-être est-il fâcheux que l'exemple de ces villes d'Alsace jouissant depuis des siècles du libre droit de chasse n'ait pas déterminé l'Assemblée à en investir les communes, lesquelles, pauvres en général, en eussent tiré parti et se fussent fait du plaisir de quelques-uns des revenus fructueux et commodes qui auraient profité à tous.

Dans cette même séance (21 avril) avait eu lieu une assez vive discussion au sujet de la résiliation des baux à ferme, des dîmes soit ecclésiastiques, soit inféodées. Robespierre voulait que les fermiers des biens ecclésiastiques, fort nombreux et peu fortunés pour la plupart, ne fussent pas dépossédés sans une indemnité préalable. Ces hommes du peuple, disait-il, perdraient ainsi les biens qui les font vivre, et vous savez combien on emploie de moyens odieux pour augmenter le nombre des ennemis de la Révolution. La prudence et la justice commandaient donc de leur accorder une indemnité pour la résiliation de ces baux. Mais cette motion, appuyée par l'abbé Grégoire, ne fut pas adoptée. L'Assemblée nationale (pourquoi ne pas le reconnaître : elle a fait d'assez grandes choses pour la durée de sa gloire ?) fut loin le témoigner aux classes laborieuses la même-sollicitude qu'aux classes moyennes d'où elle sortait elle-même en grande partie, et dont elle inaugura le règne[57].

Quelques jours après, une question de justice, d'une importance capitale, ramenait Robespierre à la tribune.

Qui ne sait avec quelle dureté et quel mépris était traité le soldat français sous l'ancien régime ? Quand il avait commis un délit, il était livré à une juridiction d'officiers habitués à le considérer en véritable serf, et dont il n'avait à attendre aucune espèce de pitié. Nulle garantie pour l'accusé ; ni conseil, ni procédure publique ; tout livré à l'arbitraire du juge, et d'un juge toujours prévenu, n'appartenait à la Révolution de ne pas laisser subsister un tel état de choses, elle le comprit. Malheureusement, il y avait au sein des comités de l'Assemblée constituante quelques hommes qui, sous les apparences d'un libéralisme superficiel et menteur, couvaient la haine sourde des principes nouveaux, et en arrêtaient autant que possible l'essor : Tel était M. de Beaumetz, l'organe choisi par le comité de jurisprudence criminelle pour présenter un projet de décret sur les conseils de guerre. Le projet du comité donnait bien, sur certains points, satisfaction à l'opinion publique, mais comme il se ressentait encore des préjugés anciens ! La procédure devenait publique, il est vrai, et un conseil était accordé à l'accusé, mais les juges demeuraient les mêmes, le sort des soldats accusés dépendait encore des seuls officiers, et cela proposé dans le mois même où le principe du jury en matière criminelle avait été solennellement décrété.

Robespierre, le premier, poussa le cri d'alarme. Le décret qu'on vous propose est si important, dit-il, qu'il est difficile de se déterminer après une seule lecture ; cependant il est impossible de ne pas être frappé de son insuffisance : il ne fallait pas se borner à réformer quelques détails, on devait toucher à la composition des conseils de guerre. Vainement vous auriez donné un conseil à l'accusé, si comme les autres citoyens les soldats ne tenaient de vous le droit d'être jugés par leurs pairs. C'était à ses yeux une pure question de principe, il n'avait nullement l'intention d'être désagréable à l'armée française, mais il lui paraissait impossible que les soldats eussent uniquement des officiers pour juges. Quelques murmures ayant accueilli ces paroles : J'en conviens, reprit-il, il faut du courage pour dire, dans cette Assemblée, où une expression d'un membre patriote a été interprétée d'une manière défavorable, qu'il y a entre les soldats et les officiers des intérêts absolument opposés. Cela était vrai à cette époque où presque tout le corps d'officiers, sorti des castes privilégiées, était notoirement hostile à la Révolution, à laquelle, au contraire, les soldats étaient particulièrement dévoués. N'allait-on pas, sous prétexte de discipline, poursuivre leur patriotisme et leur attachement à la Révolution ? C'est ce que Robespierre fit admirablement valoir ; et lorsque, le mois suivant, on vint annoncer les troubles survenus dans plusieurs régiments, troubles dont on ne manqua pas d'accuser les soldats, il demanda lui-même qu'on en recherchât les auteurs, en manifestant la crainte qu'on ne les découvrît parmi les chefs[58]. Les conseils de guerre devaient donc être ; à son avis, composés en partie d'officiers et en partie de soldats.

Cette fois sa voix rencontra de favorables échos ; il n'y avait point, il est vrai, d'intérêts particuliers en jeu. Les deux Lameth, Prieur, Sillery réclamèrent, comme lui, l'ajournement de la discussion. On entendit même un membre du comité déclarer que le comité avait senti et adopté ce que venait de dire M. de Robespierre, mais que les bases de ses travaux n'étaient pas encore arrêtées[59]. Misérable excuse, suggérée sans doute par la répugnance avec laquelle l'Assemblée avait accueilli le projet sur les conseils de guerre présenté par Beaumetz. Robespierre n'avait pas parlé en vain, et des principes exprimés par lui quelque chose passera dans la composition des conseils de guerre[60].

Il était moins heureux le surlendemain en s'opposant à l'adoption d'un décret motivé par les troubles qui avaient éclaté dans la ville de Dieppe et dans les environs, au sujet des subsistances. S'il prit la parole, ce fut surtout pour combattre les moyens violents. La répression à main armée lui répugnait, on l'a vu déjà ; et il aurait voulu que l'Assemblée ordonnât une enquête sur les faits dénoncés, avant d'autoriser l'emploi de la force contre des malheureux égarés peut-être par la faim.

Avec plus de succès il présenta dans la séance du 1er mai au soir un amendement à un projet de décret sur le dessèchement des marais. Il avait été question d'accorder des primes aux propriétaires pour les encourager à dessécher les marais qui alors inondaient la France, et, dans certaines localités, étaient un foyer d'insalubrité. Comme le disait l'abbé Grégoire, quand on avait sous les yeux tant d'exemples de dilapidations — et ici il faisait allusion au fameux Livre rouge —, on ne devait pas craindre de consacrer quelques sommes à favoriser la culture des terres. Mais comme à côté de l'usage on doit toujours prévenir l'abus, Robespierre fit décider par l'Assemblée que les propriétés non cachées sous les eaux et nécessaires ou utiles aux propriétaires ne seraient pas comprises dans le présent décret[61]. Il fallait bien aussi, en ces temps de crise financière, ménager l'argent du pays, car il pouvait arriver que, alléchés par l'appât des primes, quelques personnes présentassent comme marais des terrains qui n'en avaient que le nom. Le patriotisme,- hélas S est si souvent subordonné à l'intérêt privé !

 

XVIII

A cette époque éclata entre M. de Beaumetz, député de la noblesse d'Artois, et Robespierre, une querelle qui couvait depuis longtemps et qui passionna tout le pays artésien. Nous les avons vus l'un et l'autre plusieurs fois aux prises dans l'Assemblée, tout récemment encore à propos des conseils de guerre, et de ces luttes Beaumetz était rarement sorti victorieux. On se rappelle avec quelle acrimonie il avait inutilement tenté de faire repousser la motion par laquelle son collègue demandait que tous les anciens administrateurs des provinces fussent tenus de rendre compte des fonds dont ils avaient eu l'emploi ; on n'a pas oublié non plus avec quelle verve d'indignation Robespierre avait, - dès 1789, dénoncé les vexations dont le peuple artésien avait été victime de la part des états d'Artois. Rude avait été le coup pour M. de Beaumetz, apologiste impuissant des états qu'il avait présidés en qualité de commissaire royal. De là des rancunes invétérées et des colères sanglantes.

Cet ancien président du conseil supérieur d'Artois pardonnait difficilement à Robespierre sa supériorité, son influence déjà si considérable. Comment ! ce petit avocat d'Arras dont jadis il avait encouragé les débuts, prétendait changer la face de la France, il étonnait l'Assemblée par la hardiesse de ses motions, et sa voix retentissait au dehors comme celle d'un prophète inspiré ! Certes cela pouvait paraître cruel à un homme infatué de sa propre personne, et qui voyait avec un mortel déplaisir tout le prestige dont il avait été entouré autrefois s'évanouir devant la figure austère d'un avocat sans fortune et sans nom. Son orgueil froissé devint implacable ; il jura de se venger. Par quels moyens ? c'est ce qu'à sa honte l'impartiale histoire doit dévoiler ici.

Nous l'avons dit déjà, M. de Beaumetz était de ces hommes qui, foncièrement attachés à l'ancien régime, avaient feint de passer dans le camp libéral le jour de la déroute de leur parti, et, sous le masque d'un patriotisme modéré, essayaient de combattre la Révolution en ayant l'air de la servir. Député de la noblesse d'Artois, il s'était efforcé, au début des états généraux, de prévenir la réunion des trois ordres, et avait mis tout en œuvre pour empêcher ses collègues de se joindre aux communes. Robespierre avait dès longtemps pénétré son astuce et sa haine des nouveaux principes, victorieux malgré lui. Si vous le voulez, écrivait-il, au mois de juillet précédent, à son ami Buissart, je ferai aussi vos compliments à votre cher confrère de Beaumetz ; il n'est cependant pas le cousin des bons citoyens. Et après avoir raconté avec quelle persistance ce député s'était opposé à la fusion des trois ordres, il continuait ainsi : Depuis le moment même de la réunion, il s'est abstenu de voter, et il est resté en suspens jusqu'au moment où il a vu l'aristocratie terrassée par le patriotisme et par la liberté. La crainte du peuple a seule triomphé de sa méchanceté, qui seroit plus tolérable si elle ne se cachoit pas sous la fourberie. Vous voyez que je m'explique clairement ; c'est que j'ai vu des preuves récentes de son caractère faites pour exciter l'indignation de tous les honnêtes gens[62]. De cette fourberie nous allons fournir, de notre côté, une preuve éclatante, irrécusable.

Le 18 avril, après le discours prononcé par Robespierre à l'appui des réclamations d'une partie des citoyens de Saint-Jean-de-Luz, Beaumetz, qui ne tenait nullement à ce qu'on élargît le cadre des électeurs, s'était élancé à la tribune pour démontrer que la petite province d'Artois payait d'importantes contributions territoriales. Robespierre ne le contestait pas ; mais elle n'en payait pas de petites, la capitation et les vingtièmes ayant été convertis en impôts indirects, en sorte que l'élection se trouvait justement entre les mains de l'aristocratie et des gros propriétaires, c'est-à-dire des seigneurs et du clergé[63].

La séance levée, Beaumetz aborda Robespierre dans la salle même de l'Assemblée, en présence de plusieurs députés, lui parla très-vivement de l'objet de leur discussion, et, plus irrité encore par le sang-froid, l'indifférence avec lesquels lui répondait son collègue, l'apostropha dans les termes les plus grossiers. Vous trahissez les intérêts de votre pays, se contenta de répliquer Robespierre, et il lui tourna le dos. L'irritation de Beaumetz ne connut plus de bornes ; rentré chez lui, il écrivit à son père une inconcevable diatribe contre son collègue en lui recommandant de la faire circuler partout[64].

La meilleure manière de ternir la réputation d'un homme, c'est de se servir de ses propres actes et de ses propres discours, d'en dénaturer le sens, de les présenter sous un faux jour, de falsifier au besoin ses paroles et ses écrits et d'employer à sa perte tout ce qui, au contraire, devrait honorer sa mémoire et lui attirer le respect. Voilà cependant quelle fut l'ignoble manœuvre à laquelle ne craignit pas de s'abaisser un membre de l'Assemblée nationale, donnant ainsi l'exemple aux Thermidoriens, dont les fraudes, si complaisamment acceptées par trop d'écrivains qui ne se sont pas livrés au pénible travail de critique et d'investigations couronnées de succès auquel nous nous sommes patiemment assujettis, ont eu de si déplorables résultats.

La corde sensible chez la plupart des hommes est et sera éternellement celle de l'intérêt. Accusez le plus grand citoyen d'être l'auteur d'une proposition tendant à l'augmentation des impôts, et vous êtes -sûrs d'ameuter contre lui la masse des contribuables avant qu'ils se donnent la peine d'examiner si l'accusation est fondée. Robespierre, se dit M. de Beaumetz, jouit dans notre pays d'une popularité immense ; il est regardé comme l'ancre de salut de la Révolution ; si je parviens à démontrer qu'au lieu d'être l'assidu défenseur du peuple, il cherche au contraire à le grever d'impôts, je détruirai d'un coup la prodigieuse faveur attachée à son nom ; j'élèverai ma gloire sur la sienne éclipsée, et j'aurai satisfait ma vengeance.

Voici comment il s'y prit. Deux fois dans l'Assemblée nationale Robespierre avait parlé des impositions auxquelles était soumise la province d'Artois en demandant la réformation de ce décret du marc d'argent qui faisait dépendre la qualité de citoyen actif du payement d'une certaine quantité de contributions directes. Or, cette sorte d'impôt n'étant guère en usage dans sa province, il s'ensuivait que le corps électoral y eût été complètement illusoire, et composé presque uniquement d'anciens privilégiés. Et, sur son insistance, l'Assemblée avait fini par suspendre, jusqu'à nouvel ordre, l'exécution du décret du marc d'argent dans l'Artois et dans les quelques provinces qui, tout en payant peu d'impôts directs, étaient soumises à d'énormes contributions indirectes. M. de Beaumetz imagina d'écrire que, par deux - fois, Robespierre s'était plaint à la tribune de l'Assemblée nationale que la province d'Artois ne supportait presque pas d'impositions directes, mais que lui, Beaumetz, avait aussitôt combattu et réfuté cette assertion. Cela assaisonné de ces misérables calomnies répandues par les libelles aristocratiques contre les députés dévoués à la cause populaire.

Comme l'avait expressément recommandé Beaumetz à son père, sa lettre fut immédiatement colportée partout. On la lisait au palais, avant l'audience, dans les salons, dans les endroits publics. L'avocat général au conseil d'Artois, un ancien ami de Robespierre, M. de Ruzé, se chargea de la répandre ; il en donna lui-même lecture à qui voulut l'entendre[65]. On fit mieux. Il était difficile de livrer à l'impression la lettre même du fils à son père, on en publia la substance sous ce titre : Adresse d'un Artésien à ses compatriotes, en surenchérissant sur les calomnies du principal auteur, et l'on distribua à profusion dans les campagnes ce libelle anonyme. A Beaumetz, où se tenait l'Assemblée électorale du canton, un curé en offrait de sa propre main des exemplaires en public, et y joignait verbalement les plus grossières déclamations. La calomnie va vite en France. Cela semble si bon à certaines gens de prendre en défaut un homme environné de l'estime et de l'affection publiques. Les uns crurent, les autres affectèrent d'ajouter foi aux assertions calomnieuses de Beaumetz,-qui put croire son but complètement atteint. Il y eut en effet, au premier moment, un déchaînement général en Artois contre Robespierre.

Une lettre de son frère lui apprit les clameurs soulevées contre lui. J'ai fait tout ce que j'ai pu, mon cher frère, lui écrivait Augustin, pour me procurer la lettre monstrueuse de l'infâme Beaumetz ; mes efforts ont été inutiles. L'original de cette œuvre infernale court toutes les sociétés. Puis, avec cette tendresse ardente dont il lui donna la preuve en mourant volontairement de sa mort, il terminait par ces lignes mélancoliques : Je tremble lorsque je réfléchis aux dangers qui t'environnent. Donne-nous de tes nouvelles ; rends compte au public de ta motion et de la scène scandaleuse que tu as essuyée de la part d'un ennemi du peuple. Il faut que tes vertus, ton patriotisme triomphent ; il faut convaincre les ignorants pour que le succès soit certain. Adieu, je t'embrasse les larmes aux yeux. Maximilien suivit les conseils de son frère et se décida à répondre ; mais au gré d'Augustin la réponse n'arrivait pas assez vite. J'enrage de bon cœur que tu l'aies différée un seul jour, lui écrivait-il encore, en lui envoyant le libelle imprimé, très-rare dans la ville, mais très-répandu dans les campagnes, ajoutait-il. Nos simples villageois sont affreusement crédules ; en vain ils connaissent ce que tu as fait pour eux, ils oublient tout pour se repaître du malheur d'être écrasés d'impôts par ta faute. Il n'y eut jamais d'écrit plus funeste que cette adresse[66]... L'honorable Beaumetz, on le voit, ne s'était pas trompé dans ses conjectures ; il connaissait bien le proverbe de Basile.

La réponse parut enfin, dans les premiers jours de juin. Autant l'attaque avait été injuste, déloyale, calomnieuse et passionnée, autant la défense fut digne, froide et convenable, comme il appartenait à un homme fort de sa conscience et sûr de son droit. Il est des circonstances, Monsieur, disait Robespierre en commençant, où les défenseurs du peuple sont réduits à la nécessité de sacrifier à la patrie jusqu'à la répugnance invincible qu'ils éprouvent à se défendre contre l'absurdité des plus lâches calomnies, et vous l'avez fait naître pour moi. L'imposture la plus grossière. Monsieur, dès qu'elle paraît sous votre nom, dès que vous vous en avouez vous-même l'auteur, devient, en quelque sorte, digne d'être confondue ; et c'est un hommage que je me ferai un plaisir de vous rendre. Après lui avoir reproché les lettres malveillantes que déjà, depuis l'ouverture de l'Assemblée nationale, il avait écrites sur son compte, lettres traîtreusement commentées par les nombreux partisans de l'aristocratie et dont il n'avait pas daigné s'occuper, il s'étonnait dû peu de prévoyance et de sagacité déployé par lui, M. de Beaumetz, dans la trame odieuse ourdie contre un collègue. Qu'on eût essayé de le transformer en ennemi du peuple en essayant de persuader à ses concitoyens qu'il avait fait et dit précisément tout le contraire de ce qu'il avait réellement dit et fait dans l'assemblée la plus solennelle du monde, cela se concevait de la part de M. de Beaumetz. Mais pour le succès de cette calomnie, il aurait fallu qu'Arras fût aux extrémités de l'univers et que la renommée publiât partout les glorieux événements de la Révolution, excepté dans l'Artois.

Si donc il suffit d'un mot pour renverser un édifice si laborieusement construit, comment voulez-vous, poursuivait-il, que je me défende ici de ce sentiment de commisération qui est dû à quiconque fournit une grande preuve de la faiblesse de l'esprit humain ?

Il lui rappelait alors dans quelles circonstances s'étaient produites les motions dénaturées par la calomnie. Tandis qu'on voulait dépouiller une partie des Français de leurs droits les plus précieux, il avait demandé, lui, que tout citoyen pût jouir de la plénitude de ses droits sans autre distinction que celle des vertus et des talents. Est-ce donc lui qui se serait plaint de l'insuffisance des impôts de l'Artois, lui qui avant la Révolution avait si énergiquement dénoncé les déprédations commises par les administrateurs de sa province et leur funeste complaisance à enrichir les gens en place aux dépens du peuple ? N'avait-il pas flétri les gratifications perpétuelles accordées .chaque année par les états d'Artois à plusieurs hauts fonctionnaires, et entre autres au premier président du conseil supérieur ? Et ici l'allusion était sanglante, car c'était à ce même premier président, ancien protégé du ministre Galonné, que s'adressait cette verte réponse.

Après avoir réduit à néant, par d'irréfragables arguments, les méprisables insinuations de Beaumetz, il lui demandait quel mobile l'avait poussé à se servir de cette arme déloyale, la calomnie. Son but, dans tous les cas, était manqué, car on n'était plus au temps où un-honnête homme pouvait être déshonoré par des pamphlets. Les injures de l'aristocratie étaient plutôt des titres de gloire aux yeux des défenseurs du peuple, et le zèle hypocrite des faux patriotes ne saurait imiter les caractères divins dont est empreint le véritable amour de la justice et de l'humanité.

Faux patriote ! le trait atteignait en pleine poitrine M. de Beaumetz. C'était bien là l'homme dépeint par Robespierre, qui saisissait avec assez d'habileté le moment où il fallait se défaire du jargon aristocratique et bégayait quelquefois le langage du civisme pour retrouver sous la constitution nouvelle une partie des avantages dont il avait joui sous le despotisme. Si tel était d'ailleurs le principal motif de ses calomnies, et si son but avait été d'élever son crédit au-dessus de celui d'un collègue afin d'avoir un rival de moins dans la carrière des honneurs, il avait pris des soins superflus, et ne devait pas redouter de l'avoir pour concurrent. Vous avez dû vous apercevoir, lui disait Robespierre, que nous ne pouvons ni envisager les objets sous les mêmes rapports, ni nous rencontrer sur la même route. Cette obstination a heurter tous les intérêts qui ne sont pas l'intérêt public, que vous appelez esprit factieux ; ce refus persévérant de composer avec les préjugés, avec les passions ou viles ou cruelles qui depuis tant de siècles ont opprimé les hommes, qui vous semble le comble de la témérité ; ce sentiment invincible par lequel on est forcé de réclamer sans cesse les droits sacrés de l'infortune et de l'humanité, contre l'injustice et la tyrannie, avec la certitude de ne recueillir de cette conduite que haine, vengeance et calomnie ; vous n'ignorez pas que ce n'est point là le chemin qui conduit aux honneurs et à la fortune... Vous savez combien la complaisance, la souplesse et l'intrigue sont des moyens plus sûrs et plus faciles, et vous savez bien aussi qu'il n'est pas en mon pouvoir de les employer. Je ne crois pas même y avoir aucun intérêt. Non. J'ai été appelé, par le vœu du peuple, à défendre ses droits, dans la seule assemblée où, depuis l'origine du monde, ils aient été invoqués et discutés ; dans la seule où ils aient jamais pu triompher, au milieu des circonstances presque miraculeuses que l'éternelle Providence s'étoit plu à rassembler, pour assurer aux représentants de la nation française le pouvoir de rétablir sur la terre l'empire de la justice et de la raison ; pour rendre à l'homme ses vertus, son bonheur et sa dignité première. J'ai rempli, autant qu'il étoit en moi, la tâche sublime qui nous était imposée ; je n'ai transigé ni avec l'orgueil, ni avec la force, jii avec la séduction : toute espérance, toute vue d'intérêt personnel fondée sur une pareille mission, m'a toujours paru un crime et un opprobre. Je ne m'inquiète pas si mes concitoyens le savent ou l'ignorent ; que le succès de vos calomnies et celles de vos adhérents ait répondu ou non à votre attente, il me suffit de les avoir servis selon mon pouvoir ; et sans rien désirer, sans rien souhaiter de personne, j'ai déjà obtenu la seule récompense que je pouvois ambitionner... Puissiez-vous la désirer un jour ! En attendant, poursuivez votre carrière. Mais, à quelque avantage que vous puissiez parvenir, soyez sûr que les vrais citoyens n'en seront point éblouis et que ce sera toujours sur vos actions et sur vos sentiments qu'ils mesureront le degré d'estime qu'ils devront vous accorder[67].

Telle était cette réponse, digne et calme, comme nous l'avons dit, mais ironique et mordante, et qui écrasa son adversaire. Sept des collègues de Robespierre, comme lui députés de la province d'Artois, tinrent à attester la vérité de tous les faits contenus dans sa lettre, à la suite de laquelle parut un certificat signé de MM. Fleury, du Buisson, Boucher, Payen, de Croix, Brassart et Charles de Lameth, certificat d'honneur pour lui et d'infamie pour Beaumetz[68].

 

XIX

Immense fut l'effet produit par cette réponse. Ta lettre, cher frère, lui écrivait sa sœur Charlotte, paroît produire un très-bon effet, la calomnie est réduite au silence ; ce n'est encore là qu'un léger succès remporté sur tes ennemis. Je te ferai connoître plus tard que ceux sur lesquels tu comptois le plus ne sont que des lâches. Heureux ceux qui n'ont pas connu la douleur de ces abandons ; car rien n'est cruel comme de se sentir trahi par ceux sur lesquels on s'était plu à compter dans la bonne et la mauvaise fortune. Mais il faut en prendre son parti : le cœur est rarement pour quelque chose dans ces liaisons de hasard que, par une dérision sans doute, on appelle la fraternité politique. Robespierre trouva du moins une compensation des calomnies de M. de Beaumetz dans un redoublement d'affection populaire ; une réaction favorable s'opéra tout de suite, et le mépris des honnêtes gens fut le juste châtiment de son calomniateur. Y a-t-il une flétrissure assez forte pour marquer au front l'homme capable d'employer le faux et le mensonge à son aide dans le but de perdre un adversaire politique ?

Ce n'était pas la première fois qu'en Artois on avait cherché à noircir la réputation de Robespierre. Tous les hommes de cette province attachés par leurs intérêts et leur vanité aux anciens abus ne pouvaient lui pardonner l'immense part qu'il avait prise à la destruction d'un régime sur les ruines duquel ils pleuraient des larmes de rage.

L'Assemblée constituante et lui étaient l'objet de leurs récriminations constantes. De concert avec ses collègues de l'Artois, il publia vers cette époque une longue adresse au peuple artésien pour expliquer la conduite de cette Assemblée nationale qui, dit-il, avait fait pour le peuple plus qu'il n'avait osé demander et l'avait débarrassé en quelques mois d'une oppression tant de fois séculaire. Les éternels ennemis de la liberté, espérant brouiller les idées du peuple et donner le change à l'opinion publique, avaient beau baptiser la servitude du nom de sagesse et de respect pour les lois, la défense nécessaire contre l'oppression du nom de révolte, les bons citoyens ne se laisseraient pas prendre à ces appréciations mensongères ; ils se tiendraient en garde contre tous les pièges de l'aristocratie, et surtout ne se diviseraient pas pour des intérêts locaux ou particuliers ; c'était du moins son espoir le plus cher. Quant à eux, représentants du peuple, dans ce combat à mort entre le despotisme et la liberté, ils vivaient, inflexibles et sans crainte, entre les deux alternatives, également glorieuses, ou de partager le triomphe de la patrie ou de périr en combattant pour elle[69]. Puis, afin de déjouer les manœuvres déloyales dirigées, contre lui en particulier, par les partisans de l'aristocratie, le jeune député adressa un Avis public, en son nom propre alors, non à cette multitude de gens faits pour haïr et pour calomnier éternellement tous les amis de l'humanité et tous les défenseurs du peuple, mais aux bons citoyens que la nécessité l'obligeait à entretenir un moment de sa personne, après leur avoir si souvent parlé de leurs intérêts et de leurs droits.

On lui a reproché plus d'une fois, avec une étrange amertume, le soin qu'il prenait de sa réputation ; mais les écrivains de toutes les nuances et de tous les partis qui lui ont intenté ce reproche n'ont pas dit quelle lutte effroyable il avait eu, dès l'origine, à soutenir contre la calomnie. Cela témoigne bien de sa force et de sa puissance morales, car l'envie s'attaque de préférence aux natures d'élite ; mais comment s'étonner de le voir avec un soin jaloux sauvegarder sa réputation, son unique fortune ? Aux injures, aux libelles, aux sarcasmes lancés contre lui par quelques gazetiers du jour aux gages de l'aristocratie, il répond par le mépris, par un dédain suprême ; mais quand ses actes publics sont publiquement dénaturés, il se doit à lui-même de protester et d'opposer à de traîtresses insinuations, à d'odieux mensonges, l'arme étincelante de la vérité. Pauvre grand homme ! prédestiné aux attaques non-seulement-de tous les royalistes, mais de ceux-là même à qui leur amour pour la Révolution aurait dû faire une loi d'être les vengeurs de sa mémoire, on lui impute à crime d'avoir usé du droit le plus sacré, celui de la libre et loyale défense ! Ah ! cette destinée mauvaise, comme il semble la pressentir dès le commencement de sa carrière politique, et comme il s'y résout avec la sérénité d'une pure conscience ! Nous saurons toujours, dit-il en terminant son Avis au peuple artésien, défendre la justice et l'humanité aux dépens de notre repos, de notre vie et, s'il le faut, de notre réputation même. Et pourtant combien il était facile de réduire à néant l'amas d'odieuses calomnies sous le poids desquelles, aux yeux de tant de monde, on est parvenu à ternir cette réputation qui devrait rayonner d'un tel éclat !

Il est un moment, écrivait-il encore dans cet Avis, où les représentants de la nation doivent regarder comme un devoir indispensable le soin de défendre leur honneur offensé par la calomnie qu'ils méprisent, c'est celui où, arrivée au dernier accès de la rage et de la perfidie, elle lie ses attentats au fatal complot d'anéantir la liberté naissante, en s'efforçant d'irriter le peuple trompé contre ses propres défenseurs et contre l'autorité tutélaire de l'Assemblée nationale. Car, il n'y avait pas à se le dissimuler, ce qu'on poursuivait dans les hommes désignés aux coups des calomniateurs par leur notoriété, leurs talents, l'influence dont ils jouissaient, c'était la liberté conquise et la constitution elle-même. Après avoir cité plusieurs lettres, les unes anonymes, les autres signées d'un nom d'emprunt, dans le genre de celles dont l'ignoble rapport de Courtois offre plus d'un échantillon, lettres d'injures grossières, comme en reçoivent tous les hommes dévoués à la cause des faibles, et dont ils s'honorent loin d'en être contristés, Robespierre se plaignait de voir le peuple se laisser abuser par les plus méprisables inventions de la haine. Et telle avait été la sinistre puissance de la calomnie qu'un de ses concitoyens lui avait écrit que, s'il fût revenu en ce moment à Arras, ses jours n'y auraient peut-être pas été en sûreté.

Rappelant alors avec quel dévouement il s'était exposé dans son pays à toutes les vengeances de l'aristocratie en défendant les intérêts du peuple, il avouait avoir frémi pour ce peuple qui semble être la dupe éternelle de ses tyrans et qui, séduit par de perfides manœuvres, sait si peu distinguer ses amis véritables de ses ennemis. Il était bien facile cependant d'éviter toute confusion. Quels avaient été, quant à lui, son caractère et sa conduite bien avant l'époque où l'on était loin de prévoir la Révolution ? Avait-il été au-devant de la fortune ou s'était-il dévoué à l'innocence opprimée ? Avait-il été l'ami des riches ou celui des pauvres ? Ses hommages enfin s'étaient-ils adressés aux gens en place ou au peuple malheureux ? Et depuis l'ouverture de l'Assemblée nationale, s'était-il un seul instant démenti ? Par quels hommes s'étaient laissé égarer ses concitoyens sur son compte ? Par tous ces ennemis, intendants, nobles, ecclésiastiques, municipaux, que lui avait suscités son zèle pour la cause de ce peuple aux yeux duquel on essayait de le peindre comme un déserteur de l'intérêt public, comme un traître, un scélérat et un monstre. Je répète sans aucune répugnance, écrivait-il, les expressions par lesquelles ils me désignent, parce que les fureurs des méchants sont l'hommage le plus énergique qui puisse être rendu au patriotisme des honnêtes gens ; et j'avoue que je les ai méritées. Ah ! s'il avait voulu montrer quelque complaisance pour les ordres privilégiés, s'abaisser devant la vanité ridicule de quelques individus, il n'aurait pas à se défendre aujourd'hui. Mais ce n'est pas son moindre titre de gloire d'avoir mérité la haine aristocratique en soutenant de tous ses moyens les lois destructives des droits féodaux et des servitudes humiliantes et cruelles sous lesquelles s'était trop longtemps courbée l'immense majorité de la nation ; en élevant vivement la voix contre les retards apportés à la promulgation de ces lois odieuses à l'aristocratie ; en défendant le peuple contre toutes les préventions injustes dont il était l'objet au sein même de l'Assemblée nationale, et en se faisant l'écho des plaintes légitimes suscitées dans différentes villes par le despotisme local des officiers militaires, prévôtaux ou municipaux. Voilà quels étaient ses crimes, ce qui lui méritait d'être cité au premier rang dans les libelles impurs dont la capitale et les provinces étaient inondées.

Mais, encore une fois, combien il était aisé au peuple, poursuivait-il, de discerner la vérité, de se mettre en garde contre les calomnies dont on poursuivait avec tant d'acharnement ses meilleurs amis ! Il suffisait d'examiner avec un peu d'attention si les calomniateurs n'avaient pas un intérêt à satisfaire, un maître à flatter, une ambition ou une haine particulière à assouvir, un privilège à regretter. Ô peuple bon et généreux, gardez-vous donc de vous livrer aux insinuations grossières des vils flatteurs qui vous environnent et qui n'ont d'autre but que de vous replonger à jamais dans la misère dont vous alliez sortir, pour recouvrer eux-mêmes le pouvoir injuste qui vous accabloit. Ne découragez pas ceux qui à l'avenir auroient le courage d'embrasser votre cause ; les riches et les hommes puissants trouveront toujours tant d'esclaves pour servir leurs injustices ! Réservez-vous au moins quelques défenseurs. Ne souffrez pas qu'ils nous disent avec le ton de l'insulte : Vous vous sacrifiez pour le bonheur et pour la liberté du peuple, et le peuple ne veut être ni libre ni heureux[70]...

Combien vraies, hélas ! ces paroles, et combien aussi elles méritent d'être rappelées ! C'est la destinée des grands réformateurs d'être poursuivis par l'ingratitude de ceux dont ils ont péniblement, au risque de leur vie, tenté d'améliorer la position. Mais qu'importent les hommes ? les principes sont tout, et la récompense est assez belle quand on a pour soi la satisfaction du devoir accompli.

 

XX

Tandis que Robespierre était contraint de se distraire de ses travaux législatifs pour se défendre contre des libelles calomnieux, la discussion sur l'organisation judiciaire se continuait au sein de l'Assemblée constituante, et le principe de l'élection des juges par le peuple, pour un temps limité, en sortait victorieux.

Il ne prit pas une part bien active aux débats relatifs à la formation des tribunaux de première instance et d'appel, cependant il monta à la tribune quand on agita la question de savoir si les juges seraient sédentaires ou ambulants. Un certain nombre de membres redoutaient, non sans raison, que, dans les campagnes surtout, des juges sédentaires n'eussent pas tout le caractère d'impartialité désirable, ne subissent trop facilement des influences de localité. D'autres trouvaient les tribunaux ambulatoires peu en rapport avec la dignité de la magistrature. Robespierre, adoptant un terme moyen, demanda l'institution des assises pour l'appel, et l'établissement de juges sédentaires en première instance. Il voyait réunis dans cette combinaison les avantages des deux systèmes. On écartait ainsi, d'un côté, les objections soulevées contre l'institution des assises dans un sens vague et absolu, et, de l'autre, on garantissait autant que possible l'indépendance de juges revêtus d'un pouvoir redoutable, et qu'il fallait surtout préserver contre les séductions des liaisons personnelles, les intrigues de toute espèce auxquelles le séjour permanent des juges d'appel donnerait certainement naissance[71]. Il y avait là un argument sérieux, et il est peut-être fâcheux que l'Assemblée constituante n'en ait pas compris toute l'importance. Les assises, on le sait, ne furent admises qu'en matière criminelle.

Robespierre ne resta pas étranger non plus à la discussion du nouveau plan de municipalité pour la ville de Paris, présenté dans le même temps par Desmeuniers au nom du comité de constitution. D'après ce plan, les anciens districts, au nombre de soixante, qui avaient joué un rôle si important dans les premiers mois de la Révolution, se trouvaient supprimés, et la capitale était divisée en quarante-huit sections, parties d'un tout qui était la commune, et formant autant d'assemblées primaires d'où devaient sortir les électeurs chargés de concourir à la nomination des membres de l'administration départementale, à celle des députés à l'Assemblée nationale et à celle des magistrats. Un maire assisté de seize administrateurs, d'un conseil de trente-deux membres et de quatre-vingt-seize notables, dont la réunion constituait le conseil général de la commune, tel était en résumé le nouveau plan de municipalité.

Depuis la Révolution, les assemblées de district avaient presque toujours été en permanence, et leur active surveillance n'avait pas peu contribué à déjouer les complots contre-révolutionnaires. Mais dans la permanence des sections le rapporteur voyait une perpétuelle occasion de troubles pour la capitale. Il redoutait que des délibérations populaires trop multipliées ne fournissent aux ennemis du bien public de faciles moyens de susciter des désordres, et proposait en conséquence de soumettre au droit commun les sections parisiennes, c'est-à-dire de n'autoriser leurs réunions qu'aux époques fixées par la loi.

Ce plan de nouvelle organisation municipale eut des destinées singulières : il fut combattu à la foîs par les membres les plus exaltés du côté droit et le plus ardent député de la gauche, à des points de vue différents, comme on le pense bien. L'abbé Maury prit le premier la parole, et en présenta une critique générale. Robespierre, après lui, blâma le projet du comité, mais en l'envisageant sous un aspect tout particulier. Rappelant de quel secours avait été pour les opérations de l'Assemble nationale l'assidue surveillance des districts, il se demanda s'il était prudent de rien innover à leur égard, au moment où, après avoir beaucoup fait, on avait encore tant à faire. Pour lui, en entendant le rapporteur parler d'une exception en faveur de la ville de Paris, il avait cru qu'il s'agissait de la conservation des assemblées de district, tandis qu'au contraire c'était uniquement, sous le rapport de leur suppression qu'on replaçait la capitale sous L'empire du droit commun.

Il conjura donc l'Assemblée de ne pas préjuger, en votant le premier article du nouveau plan, une des plus importantes questions soumises à sa délibération, la permanence ou non-permanence des districts de la capitale ; car, disait-il, Paris est le séjour des principes et des factions opposées, et nous sommes obligés de recourir momentanément à des moyens extraordinaires, si nous tenons à la conservation de notre œuvre. J'ose le dire, vous devez être aussi inquiets que si vous n'aviez pas commencé votre ouvrage. Ne nous laissons pas séduire par un calme peut-être trompeur ; il ne faut pas que la paix soit le sommeil de l'insouciance. Il était nécessaire, suivant lui, avant qu'on décrétât aucun article du nouveau plan de municipalité, de décider si, jusqu'à l'entier achèvement de la constitution, les districts seraient autorisés à s'assembler d'une façon permanente et si, une fois la constitution affermie, il leur serait permis de se réunir au moins une fois par mois afin d'entretenir l'opinion publique.

On ne fut pas peu surpris d'entendre les membres de la droite applaudir l'orateur ; c'était un succès auquel il n'était guère accoutumé, et peut-être excita-t-il en lui de singulières méfiances. Car, si les royalistes désiraient le maintien des districts, ce n'était pas, à coup sûr, par tendresse pour les idées nouvelles, c'était plutôt .dans l'espérance de se faufiler dans les assemblées de districts et d'y exciter des troubles funestes à la Révolution. Que de contre-révolutionnaires déguisés nous verrons plus tard se glisser dans les assemblées sectionnaires et tenter de précipiter la Révolution dans l'abîme par l'exaltation et l'exagération des principes ! Au reste, Robespierre ne s'y trompera pas, et nous verrons aussi avec quelle sagacité il s'efforcera de les démasquer.

Ces applaudissements partis du côté droit parurent à Mirabeau une perfidie. Robespierre, prétendait-il, avait apporté à la tribune un zèle plus patriotique que réfléchi. Il combattit donc son idée des sections permanentes parce qu'elles pourraient devenir un foyer perpétuel d'action et de réaction contraires au jeu régulier de la constitution. Après lui, son frère, le vicomte, appuya en quelques paroles facétieuses et incohérentes l'opinion opposée. Il n'en fallait pas davantage pour la faire repousser ; séance tenante (3 mai au soir), l'Assemblée adopta le premier article du projet de réorganisation de la municipalité parisienne[72]. Mais dans ce nouveau plan du comité, soutenu par Mirabeau, les districts devinèrent bien l'intention de comprimer l'essor populaire. Il y eut dans Paris un mécontentement général ; les journaux démocratiques se répandirent en -plaintes amères contre l'Assemblée et prodiguèrent les louanges les plus vives au député dont la voix s'était élevée en faveur des districts[73].

 

XXI

C'était un rude adversaire que Mirabeau, et pourtant déjà son crédit commençait à baisser. On ne soupçonnait pas encore ses liaisons avec la cour, dont les preuves éclatantes ont été, longtemps après, livrées .à la publicité[74] ; mais il y en avait dans le peuple comme un vague pressentiment ; ses prodigalités récentes, le luxe par lui déployé tout à coup, et surtout son attitude dans la discussion de l'importante question du droit de guerre et de paix, fortifièrent des conjectures dont sa popularité reçut un coup mortel.

Cette question, capitale pour les peuples, du droit de décider la paix ou la guerre, allait remettre en présence les deux illustres tribuns. Née d'un incident pour ainsi dire fortuit, elle devait pendant huit séances soulever toutes les passions de l'Assemblée et tenir attentives la France et l'Europe entières.

Le vendredi là mai, une lettre de M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, lettre adressée au président de l'Assemblée et lue en séance publique, annonçait que, l'Angleterre préparant des armements considérables à propos d'un différend survenu entre elle et la cour de Madrid, Sa Majesté avait cru devoir, par mesure de précaution, ordonner l'armement de quatorze vaisseaux de ligne dans les ports de l'Océan et de la Méditerranée, et prescrire à tous les commandants maritimes de disposer leurs moyens de défense pour être prêts à toute éventualité. Ce serait avec la plus profonde douleur que le roi se déciderait à déclarer la guerre, ajoutait le ministre, mais en même temps il manifestait l'espérance de voir la paix se maintenir, ne doutant pas, du reste, de l'empressement de l'Assemblée nationale à prêter son concours à Sa Majesté dans le cas contraire[75].

Aussitôt grand émoi dans l'Assemblée. Quelques membres auraient voulu qu'on répondît sur-le-champ au message du ministre ; mais, attendu l'importance de la question, on ajourna au lendemain.

Au moment où la nation, devenue majeure, rentrait en possession d'elle-même et confiait ses destinées à des représentants librement élus, était-il logique, était-il sensé d'abandonner à la personne du roi le pouvoir exorbitant de décider la paix ou la guerre et de lui permettre d'entraîner à son gré tout un peuple dans des expéditions souvent téméraires, aventureuses, trop souvent commandées par le caprice et l'intérêt de quelques courtisans plutôt que par le véritable intérêt national ? Et dans les circonstances présentes, n'était-il pas à redouter que la cour ne tentât les hasards d'une guerre pour tenir en éveil la curiosité publique, faire diversion aux travaux de l'Assemblée, et entraver la marche de la Révolution ? Telles étaient les questions que s'adressaient les patriotes, questions qui, le soir, passionnèrent la séance des Jacobins et agitèrent les esprits des membres les plus influents de l'Assemblée nationale.

Le lendemain, Alexandre de Lameth demanda que, toutes affaires cessantes et avant de s'occuper du message ministériel, on décidât si le droit de résoudre la paix ou la guerre appartenait au roi ou à la nation représentée. Pour .lui la solution n'était pas douteuse, et, sous peine de compromettre la liberté, on ne pouvait songer un seul instant à déléguer à une cour et à des ministres dont les intentions perfides étaient bien connues le droit d'exposer légèrement la vie de tant de milliers de citoyens. Mais il fallait, disait-il, trancher tout de suite la question, autrement elle serait préjugée dans un sens contraire à l'intérêt général. Cette motion, si défavorable au pouvoir exécutif, fut vivement appuyée, non-seulement par Duquesnoy, Barnave, Reubell et Robespierre, mais aussi par Broglie, d'Aiguillon et Menou.

Après quelques paroles de Broglie sur la nécessité de ne pas abandonner au ministère l'exercice d'un aussi terrible droit, Robespierre monta à la tribune et s'éleva, lit-on dans le journal le Point du jour, à des considérations autrement importantes[76]. S'il est une heure, dit-il, où l'Assemblée semble appelée à décréter solennellement à qui appartient le droit de décider la paix ou la guerre, c'est assurément celle où les ministres viennent lui faire part du différend survenu entre deux nations voisines, et lui demander des subsides. De la résolution de l'Assemblée dépendra le résultat des événements politiques qu'on semble préparer. Résoudre la question dans le sens des prétentions de la cour, ce serait donner aux ministres une arme terrible dont ils pourraient se servir contre les nations étrangères et contre le peuple français lui-même au moment où il a reconquis sa liberté. Que si le différend entre l'Angleterre et l'Espagne, dont parlait en termes si vagues la lettre du ministre, était soumis à l'appréciation de l'Assemblée, il lui serait possible d'adopter des mesures de conciliation de nature à sauvegarder la dignité de chacun, et qu'il appartenait à la nation seule de proposer. Je suppose, par exemple, poursuivait-il, que, vous élevant à la hauteur de votre rôle et des circonstances, vous jugiez qu'il pourrait être de votre sagesse de déconcerter les projets des cours en déclarant aux nations, et particulièrement à celles que l'on vous présente comme prêtes à se faire la guerre que, réprouvant les principes de la fausse et coupable politique qui jusqu'ici a fait le malheur des peuples pour satisfaire l'ambition ou les caprices de quelques hommes, vous renoncez à tout avantage injuste, à tout esprit de conquête et d'ambition ; je suppose que vous ne désespériez pas de voir les nations, averties, par cette noble et éclatante démarche, de leurs droits et de leurs intérêts, comprendre ce qu'elles ont peut-être déjà senti, qu'il leur importe de ne plus entreprendre d'autres guerres que celles qui seront fondées sur le véritable avantage et sur la nécessité de ne plus être les victimes et le jouet de leurs maîtres ; qu'il leur importe de laisser en paix et de protéger la nation française qui défend la cause de l'humanité, et à qui elles devront leur bonheur et leur liberté... Je suppose, dis-je, qu'il fût utile ou nécessaire de prendre, dans les circonstances actuelles, les mesures que je viens d'indiquer ou d'autres semblables ; est-ce la cour, sont-ce les ministres qui les prendront ? Non, ce ne peut être que la nation elle-même ou ses représentants. Il faut donc avant tout, et dès à présent, décider si le droit de faire la guerre ou la paix appartient à la nation ou au roi.

On devait, suivant lui, déployer en cette occasion toute l'énergie et toute la vigilance commandées par la situation, car il était facile de percer le voile dont essayait de s'envelopper une intrigue aristocratique et ministérielle. A ses yeux, cette querelle invoquée, et dans laquelle, en vertu du pacte de famille, on semblait vouloir prendre parti pour l'Espagne contre l'Angleterre, n'était qu'un prétexte ; il s'étonnait, quant à lui, qu'on eut déjà procédé à des préparatifs de guerre sans que l'Assemblée eût été prévenue. Si ce projet de guerre n'est pas sérieux, disait-il en terminant, il faut s'indigner de ce piège ou de cette dérision ; s'il l'est, il faut frémir à la seule idée de voir les dangers de toute espèce dont il menace la constitution encore imparfaite et chancelante, au milieu des ennemis domestiques et des orages dont elle est environnée[77].

Le discours de Robespierre répondait trop bien au sentiment général de l'époque pour qu'il fût facile de réfuter ses arguments. Mirabeau le tenta. L'étonnement ne fut pas médiocre d'entendre ce rude adversaire de la cour parler surtout dans l'intérêt de la royauté, et déclarer, en se servant d'une expression qualifiée de triviale par lui-même, que la maréchaussée extérieure et intérieure de terre et de mer devait toujours être, pour l'urgence d'un danger subit, entre les mains du roi. Cependant, tout en disant cela, il priait l'Assemblée de ne pas préjuger son opinion sur la question constitutionnelle, et concluait à ce qu'on s'occupât immédiatement du message ministériel. L'Assemblée, après avoir accueilli avec les plus vifs applaudissements un discours de Menou en réponse à celui de Mirabeau, comme si elle eût voulu par là marquer son improbation des paroles de l'immortel orateur, décida qu'on remercierait le roi des mesures qu'il avait prises pour le maintien de la paix, et que, dès le lendemain, 16 mai, l'on mettrait à l'ordre du jour cette question constitutionnelle : La nation doit-elle déléguer au roi l'exercice du droit de paix ou de guerre ?

 

XXII

Le lendemain même la discussion reprit, ardente, passionnée. Tour à tour on entendit les partisans de la royauté et de la cause populaire. Parmi les premiers, Malouet insista sur la nécessité d'abandonner au roi le droit de décider la paix ou la guerre. Pétion, parmi les seconds, se it principalement remarquer ; et dès lors commença à rejaillir sur lui un peu de la popularité dont jouissait Robespierre. Il eut d'admirables mouvements et une entraînante éloquence. Lui aussi manifesta le vœu de voir la France, maîtresse elle-même de retenir ou de lancer la foudre, renoncer à toute ambition militaire, à tout esprit de conquête, et considérer ses limites actuelles comme posées par les destinées éternelles. Déléguer au roi le droit de paix ou de guerre, s'écriait Chabroud, ce serait mettre la constitution à ses pieds en lui disant : Que votre volonté soit faite.

Deux membres de la droite, de Praslin et du Châtelet, combattirent de leur mieux les arguments des adversaires de la prérogative royale. Après eux (17 mai) Robespierre monta de nouveau à la tribune ; il entreprit de résumer le débat et de réduire la question à ses termes les plus simples. Dans l'opinion des préopinants, disait-il, le roi étant aussi le représentant de la nation, autant valait lui déléguer à lui seul le droit de déclarer la guerre. Mais, faisait observer Robespierre, il est impossible de prétendre que le roi est le représentant de la nation, il en est le commis et le délégué pour exécuter les volontés nationales.

A ces mots une formidable tempête s'éleva, et nombre de voix, parties du côté droit, demandèrent à-grands cris le rappel à l'ordre de l'orateur. Robespierre alors se plaignit d'avoir été mal compris : il ne pouvait entrer dans son esprit de manquer de respect a la majesté royale, laquelle n'était autre à ses yeux que la majesté nationale[78]. Si mes expressions ont affligé quelqu'un, dit-il, je dois les rétracter : par commis je n'ai voulu entendre que l'emploi suprême, que la charge sublime d'exécuter la volonté générale ; j'ai dit qu'on ne représente la nation que quand on est spécialement chargé par elle d'exprimer sa volonté. Toute autre puissance, quelque auguste qu'elle soit, n'a pas le caractère de représentant du peuple. Je dis donc que la nation doit confier à ses représentants le droit de la guerre ou de la paix. A toutes ces réflexions j'ajoute qu'il faut déléguer ce pouvoir à qui a le moins d'intérêt à en abuser. Le Corps législatif n'en peut abuser jamais, mais c'est le roi armé d'une puissante dictature qui peut le rendre formidable, qui peut attenter à la liberté, à la constitution. Impossible de nier, suivant lui, que le roi n'eût plus d'intérêt à déclarer la guerre que les véritables représentants de la nation, qui, citoyens eux-mêmes, allaient rentrer dans la classe des citoyens nue la guerre atteint tous indistinctement. Et là où le premier pouvait espérer un surcroît de puissance, les autres redoutaient de graves périls pour la liberté et la constitution, qui ne sont jamais à l'abri des coups de main d'un pouvoir trop bien armé. S'associant donc au projet de Pétion, par lequel il n'était permis au pouvoir exécutif de déclarer la guerre que du consentement de l'Assemblée législative, il essayait de démontrer combien futiles étaient la plupart du temps les motifs des gouvernements de se livrer à des entreprises offensives contre d'autres nations. Ainsi, dans l'espèce, qu'invoquait-on pour prendre les armes en faveur de l'Espagne ? un pacte de famille ; comme si c'était un pacte national ; comme si les querelles des rois pouvaient être celles des peuples. Il fallait en conséquence prendre le sage parti de laisser au Corps législatif lui-même le droit de décider la paix ou la guerre, si, pour l'avenir, on voulait préserver le pays des plus grands dangers[79].

Après lui, Fréteau, dans la séance du lendemain, soutint les mêmes principes. Ce jour-là Mirabeau prit la parole. Les députés patriotes savaient d'avance quelles devaient être ses conclusions, et que, gagné par la cour, encouragé par La Fayette[80], il tenterait de faire investir le roi du droit absolu de décider la paix ou la guerre. Aussi ne fut-il pas écouté avec l'attention religieuse et la sympathie qu'on avait coutume de lui accorder ; et si quelques applaudissements du côté droit accueillirent ses paroles, les improbations de ses amis lui apprirent combien déjà il avait perdu de la faveur populaire. Dans un discours d'une immense étendue, il s'attacha à prouver que c'était au roi à déclarer la guerre, aux représentants de la nation à la sanctionner ou à la désapprouver. Il était bien temps, quand le mal était fait ! Cependant telles étaient les précautions oratoires dont il croyait devoir envelopper le secours prêté par lui en cette occasion à la cour que, en tête de son projet de décret soumis à l'Assemblée, il demandait que ce droit fût concurremment délégué au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif. Mais il n'en armait pas moins le premier d'une force redoutable auprès de laquelle n'était rien la prérogative toute morale réservée à l'Assemblée, dont le veto courait grand risque de demeurer une lettre morte.

Pour lutter avec un pareil athlète Barnave se présenta. Jeune, ardent, ivre dé popularité, et se sentant soutenu, il ne fut pas inférieur à cette rude tâche, serra de près son adversaire dans tous ses arguments et reprit ceux déjà développés par Pétion et Robespierre. Aux applaudissements frénétiques par lesquels l'Assemblée et les tribunes interrompirent plus d'une fois le brillant orateur, Mirabeau put s'apercevoir que la balance ne penchait pas de son côté. Dans la soirée qui suivit cette séance il y eut au dehors, contre l'immortel tribun, un véritable déchaînement ; le lendemain matin on criait par les rues : La grande Trahison du comte de Mirabeau, libelle imprimé pendant la nuit, et dans lequel on l'accusait d'avoir reçu une grosse somme de la cour pour défendre la prérogative royale concernant le droit de paix et de guerre[81]. Lui, cependant, était loin de s'avouer vaincu, et, puisant dans son indomptable orgueil la force de résistance nécessaire, il opposait à ses adversaires un front d'airain et une parole superbe.

Le samedi 22 mai, Adrien Duport ayant dit que personne ne contestait au Corps législatif le droit de décider la guerre et la paix : Je le conteste formellement, s'écria avec impétuosité Mirabeau. Et dans un nouveau discours, mordant, ironique, et où se trahissaient les perplexités de son âme, il tenta, à force de génie, d'arracher à l'Assemblée une, victoire indécise. L'initiative au roi, tel était le point capital à ses yeux, et sur lequel il insista particulièrement. On connaît les apostrophes, à jamais fameuses, de cet admirable discours : Et moi aussi on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe, et maintenant on crie dans les rues : La grande Trahison du comte de Mirabeau. Je n'avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne[82]. Mais, peine inutile, l'Assemblée se montra inébranlable : elle décida que la guerre ne pourrait être déclarée que par un décret rendu par elle sur la proposition formelle et nécessaire du roi, et sanctionné par lui. Ainsi se trouva profondément modifié le premier article du décret qu'avait proposé Mirabeau, en termes très-vagues et ambigus, et qui déléguait concurremment à l'Assemblée et au pouvoir exécutif l'exercice du droit de guerre et de paix. Lui-même d'ailleurs, au dernier moment, sentant la victoire lui échapper, s'était rallié à la nouvelle rédaction présentée par Fréteau[83]. Les autres articles demeurèrent conformes à sa rédaction ; c'est pourquoi le décret fut baptisé par le public du nom de décret-Mirabeau.

En définitive, ni les royalistes ni les patriotes de l'Assemblée n'avaient triomphé ; cependant les uns et les autres feignirent d'être satisfaits. Il en fut de même au dehors : le peuple et la cour, chacun de son côté, applaudirent également au décret. Toutefois le peuple ne se trompa point sur le mobile auquel avait obéi Mirabeau, et, au sortir de la séance, l'illustre orateur put entendre l'épithète de traître retentir à ses oreilles ; tandis que la foule qui remplissait le jardin des Tuileries saluait de ses acclamations sympathiques Barnave, Alexandre de Lameth, Pétion et Robespierre.

A l'aspect de cette foule enthousiaste et joyeuse, on avait vu le petit dauphin battre des mains lui-même à l'une des fenêtres des Tuileries, comme si, lui aussi, il eût applaudi au décret. Camille Desmoulins s'empara de cette circonstance pour se livrer à une de ces facéties auxquelles, avec une étonnante légèreté, il se laissait quelquefois aller dans son journal, si rempli d'ailleurs de pages charmantes où la verve railleuse et la grâce ne nuisent en rien au bon sens. Il n'était, pour sa part, nullement content du décret. Aussi, après avoir montré le peuple reconduisant en triomphe Barnave, Pétion, Lameth, Duport, d'Aiguillon et tous les Jacobins illustres, ajoutait-il : Il s'imaginoit avoir remporté une grande victoire, et ces députés avoient la faiblesse de l'entretenir dans une erreur dont ils jouissoient. Robespierre fut plus franc. Il dit à la multitude qui l'entouroit et l'étourdissoit de ses battements : Eh ! Messieurs, de quoi vous félicitez-vous ? le décret est détestable ; laissons ce marmot battre des mains à sa fenêtre : il sait mieux que nous ce qu'il fait (2)[84]...

Cet article, échappé à l'étourderie de Camille, avait le tort grave de poser Robespierre comme s'insurgeant contre un décret de l'Assemblée constituante, pour laquelle il professa toujours un respect absolu pendant toute la durée de sa session. Homme de droit avant tout, il n'entendait point transporter sur la place publique les orages dont cette assemblée était quelquefois le théâtre ; et ce qu'il croyait pouvoir dire au sein de la représentation nationale, parlant à ses collègues, ou au club des Jacobins, il ne se serait pas cru permis de le prononcer dans la rue, ou dans un jardin public, en présence de la foule. Fort mécontent de la plaisanterie de l'auteur des Révolutions de France et de Brabant, il prit la plume, et lui adressa une lettre assez sèche : Je dois, Monsieur, relever l'erreur où vous avez été induit, écrit-il après avoir cité le passage qui le concernait. J'ai dit à l'Assemblée nationale mon opinion sur les principes et sur les conséquences du décret qui règle l'exercice du droit de paix et de guerre ; mais je me suis borné là. Je n'ai point tenu dans le jardin des Tuileries le propos que vous citez. Je n'ai pas même parlé à la foule des citoyens qui se sont assemblés sur mon passage au moment où je le traversois. Je crois devoir désavouer ce fait : 1° parce qu'il n'est pas vrai ; 2° parce que, quelque disposé que je sois à déployer toujours dans l'Assemblée nationale le caractère de franchise qui doit distinguer les représentants de la nation, je n'ignore pas qu'ailleurs il est une certaine réserve qui leur convient. J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien rendre ma déclaration publique par la voie de votre journal, d'autant plus que votre zèle magnanime pour la cause de la liberté vous fera une loi de ne pas laisser aux mauvais citoyens le plus léger prétexte de calomnier l'énergie des défenseurs du peuple.

Cette lettre peint à merveille ce soin de sa dignité personnelle dont Robespierre se montra toujours excessivement jaloux. Jamais il ne la sacrifia à une vaine popularité, et, pour la sauvegarder, il s'exposera dans les circonstances les plus difficiles aux ressentiments des révolutionnaires exaltés. Quant à Camille, il s'empressa d'insérer la lettre de son cher camarade de collège, mais non sans se plaindre de son ton un peu solennel, et sans maugréer un peu contre la leçon[85]. Son admiration et son amitié pour Robespierre n'en parurent, du reste, altérées en rien. Quelques écrivains ont prétendu que Camille avait été le constant adulateur de Robespierre ; mettons admirateur au lieu d'adulateur, et nous serons dans le vrai. Dans tous les cas, son adulation aurait été bien désintéressée ; car, au moment où. nous sommes, l'ancien condisciple de Desmoulins n'était investi d'aucun pouvoir, et c'est en général aux puissants que s'adressent les adulations. Cet adulé était même désigné d'avance aux vengeances de la cour, dont beaucoup de gens alors espéraient encore et présageaient le triomphe. Si l'auteur du Vieux Cordelier ne varia jamais d'opinion sur Robespierre, c'est que celui-ci, sous la royauté constitutionnelle comme sous la République, demeura immuable dans ses principes.

 

XXIII

Les discussions de l'Assemblée constituante, on l'a vu, étaient souvent interrompues par des propositions incidentes dont il était urgent de s'occuper tout de suite, par des nouvelles alarmantes venues des provinces, par des récits d'événements fâcheux auxquels il était indispensable d'apporter un prompt remède. Ainsi le 19 mai, au milieu des débats relatifs à l'exercice du droit de paix et de guerre, on apprit que de graves troubles avaient éclaté à Montauban et que plusieurs gardes nationaux, défenseurs des décrets de l'Assemblée, avaient succombé dans cette ville sous les coups du fanatisme. Quatre ou cinq cents femmes, les unes armées d'épées, les autres ayant un pistolet à la ceinture, avaient envahi un couvent de la ville pour s'opposer à ce que les officiers municipaux dressassent, conformément à la loi, l'inventaire des titres des moines, tandis que des enragés parcouraient la ville, demandant des fusils afin de tirer sur les protestants. Dans l'église des Cordeliers, un homme était monté en chaire pour exciter le peuple au massacre des dragons qui, animés d'un sincère patriotisme, essayaient d'apaiser le désordre ; après quoi, ayant arraché de son chapeau la cocarde nationale, il l'avait déchirée et foulée aux pieds.

Telles étaient les fureurs des partisans de l'ancien régime, que la Révolution, clémente d'abord, devait plus tard, pressée par la nécessité, réprimer par d'horribles moyens. Tout le Midi semblait s'embraser des lueurs sanglantes du seizième siècle. Car ce n'était pas à Montauban seulement que des réactionnaires en délire s'acharnaient à pousser aux armes des populations superstitieuses, en leur montrant la religion menacée. Une motion de dom Gerle, à ce que laissa entendre Charles de Lameth, n'avait pas peu contribué à provoquer ces complots. Il faut dire ce qu'était cette motion. Dans le courant du mois précédent, ce moine chartreux, qui siégeait pourtant sur les bancs de la gauche, non loin de Robespierre, avait proposé à l'Assemblée de déclarer que la religion catholique continuait à être la religion de l'État, voulant simplement prouver par cette déclaration que, en s'emparant des biens de l'Église, on n'avait nullement l'intention de porter atteinte à la religion. Accueillie avec transport par les royalistes, cette motion imprudente, retirée le lendemain par son auteur, avait été reprise aussitôt par le côté droit. Un ordre du jour motivé en avait fait bonne justice ; mais une protestation factieuse contre la délibération concernant la religion catholique, protestation signée par deux cent quatre-vingt-dix-sept membres de l'Assemblée, et répandue à profusion en France, avait jeté l'alarme dans beaucoup de consciences et mis en fëu un certain nombre de provinces.

Ce fut à l'occasion de cette protestation que retentit pour la première fois le nom d'un jeune homme inconnu, destiné, lui aussi, à une existence orageuse et à une universelle renommée. Une trentaine d'exemplaires de la déclaration fanatique des membres du côté droit lui avaient été envoyés pour qu'il les distribuât dans sa commune. Mais l'expéditeur s'était bien trompé en croyant trouver en lui un complice. Indigné, il les avait brûlés en pleine assemblée municipale, en jurant, la main étendue sur la flamme qui dévorait le-libelle, de mourir pour la patrie. Une adresse de la municipalité de Blérancourt, relatant ce fait, avait été lue en séance du soir, le 18 mai, et l'Assemblée, au milieu des applaudissements, en avait ordonné l'impression et la distribution à tous les députés[86]. Ce jeune homme, c'était Saint-Just, le futur ami, le compagnon fidèle de Robespierre dans la carrière de la Révolution.

Charles de Lameth ayant dit que, même avant la motion de dom Gerle, on s'occupait d'opérer la contre-révolution à Toulouse, à Bordeaux et à Montauban, et que la poste avait elle-même répandu des écrits incendiaires dans ces différentes villes, le bouillant Cazalès le traita de délateur, le somma de fournir des preuves, comme si elles n'étaient pas écrites en lettres de sang. Vieillard, au nom du comité des rapports, soumit à l'Assemblée un projet de décret qui mettait les, non-catholiques sous la protection spéciale de la loi et enjoignait à tous les citoyens de ne porter d'autre cocarde que la cocarde nationale. Cazalès, avec sa violence accoutumée, ne craignit pas de proposer un amendement insultant pour les victimes. Robespierre, se levant alors, combattit avec tant d'énergie, au nom de la tolérance et de la justice, ce malencontreux amendement qu'il fut retiré par son auteur ; l'Assemblée, d'une voix unanime, vota le décret réparateur[87].

Sans le vouloir il contribua, quelques jours après, à faire écarter un amendement proposé par Mirabeau comme article additionnel au décret sur le droit de guerre et de paix, et en vertu duquel tous les traités passés jusqu'à ce jour avec les puissances étrangères devaient être examinés dans un comité spécial et soumis ensuite à la ratification de l'Assemblée. Selon Robespierre, l'article additionnel proposé était une conséquence forcée du décret ; seulement il était d'une telle importance pour la prospérité du pays qu'il lui paraissait impossible qu'on le votât sans préparation et sans discussion. Mirabeau, reconnaissant la justesse de cette observation, se rallia immédiatement à la motion de son collègue, tout en maintenant l'utilité de son amendement. Mais, suivant quelques membres, la simple discussion d'un pareil article équivaudrait à une déclaration de guerre, et l'Assemblée, allant plus loin que ne l'eût souhaité Robespierre, passa à l'ordre du jour.

 

XXIV

Dans ce même mois de mai, où s'agitèrent tant de questions vitales pour un grand peuple, se discuta aussi une question grosse de tempêtes : nous voulons parler de la question religieuse.

Comme toute l'ancienne administration française, l'Église de France était en proie à un désordre, à une incohérence, à un défaut d'unité auxquels il parut impossible à l'Assemblée nationale de ne pas remédier. La corruption qui minait les hautes classes de la société n'avait pas épargné le clergé, dont les plus hauts dignitaires offraient au monde le spectacle déplorable des mœurs les plus scandaleuses. Ajoutez à cela une inégalité monstrueuse, plus choquante qu'ailleurs dans un ordre qui, par son origine, semblerait devoir être, au contraire, l'asile de l'égalité et de la charité. Une espèce de chaos régnait dans la distribution des diocèses et des cures : à côté d'un évêché d'une immense étendue s'en trouvait un ne mesurant pas plus de vingt lieues carrées. Même disproportion existait dans la répartition des bénéfices. Là un pauvre curé de campagne, vieilli dans son ministère, surchargé de besogne, avait pour tout revenu une somme de sept cents livres, tandis que non loin de lui un riche titulaire sans fonction absorbait à lui seul la fortune de deux cents particuliers[88].

Était-il permis à l'Assemblée constituante de modifier tout cela, de démolir le vieil édifice clérical pour le reconstruire d'après les règles de la justice et du droit, et le mettre en rapport avec les nouvelles institutions du pays ? Oui, disaient les austères réformateurs ; non, répondait le clergé par la bouche de l'archevêque d'Aix : Jésus-Christ a donné sa mission aux apôtres et à leurs successeurs pour le salut des fidèles ; il ne l'a confiée ni aux magistrats ni au roi... On vous propose aujourd'hui de détruire une partie des ministres, de diviser leur juridiction ; elle a été établie et limitée par les apôtres ; aucune puissance humaine n'a droit d'y toucher. Mais, en cette circonstance, les véritables successeurs des apôtres n'étaient ni les évêques, ni les archevêques ; c'étaient de simples curés comme l'abbé Grégoire, l'abbé Gouttes et les députés du côté gauche, qui voulaient réformer, moraliser le clergé et faire revivre dans son sein les divins principes prêchés autrefois par Jésus.

Les évêques et les nobles avaient beau s'unir dans une opposition maladroite[89] pour entraver la marche de la Révolution ; irrésistible comme la mer qui monte, elle s'avançait toujours, brisant sous ses pieds les obstacles. Toutes les résistances furent impuissantes ; l'Assemblée passa outre. A ceux qui réclamaient un concile Camus répondait qu'il ne s'agissait que de régler les rapports du clergé avec la constitution nouvelle et que ce n'était pas de la compétence des conciles. Il n'était point question d'ailleurs de toucher aux dogmes. Cependant nous sommes une Convention nationale et nous pourrions changer la religion, disait avec menace Camus en se tournant vers ceux dont les fureurs troublaient les délibérations d'où allait sortir la constitution civile du clergé.

D'après les plans du comité ecclésiastique, elle était calquée sur la constitution politique du pays : ainsi on établissait un siège épiscopal par département et une paroisse par commune. L'élection étant la base de la hiérarchie administrative et judiciaire, elle était également proposée pour la nomination des évêques et des curés, et en cela on en revenait aux traditions de la primitive Église. Enfin les fonctions ecclésiastiques étaient rétribuées par l'État et rémunérées suivant leur importance. Ce plan, on le voit, ne touchait à aucun point du dogme ; mais il faisait cent fois pis en rognant les gros traitements des hauts barons de l'Église, en extirpant des abus séculaires si chers à une partie du clergé. Ce fut le principal grief de ces âmes dévotement colères, et de là naquirent ces fureurs d'un genre particulier qui jadis avaient arraché ce cri au poète : Tantœ ne animis cœlestibus irœ !

 

XXV

Quelle fut dans cette discussion solennelle l'attitude de Robespierre ? Il importe de bien la préciser ; car, en cette circonstance comme en beaucoup d'autres, son rôle a été singulièrement dénaturé. Un historien, nous l'avons dit déjà, l'a presque représenté comme un dévot, cherchant à se concilier les bonnes grâces des prêtres[90]. Bizarre erreur d'un esprit systématiquement prévenu. Personne, on peut l'affirmer hardiment, n'avait moins de préjugés religieux que Robespierre. C'était un libre penseur de l'école de Rousseau, partisan de la plus large tolérance aussi bien pour les fidèles que pour les incrédules ; il n'avait personnellement de préférence pour aucun dogme particulier. Et quand plus tard nous le verrons, après avoir fait affirmer la liberté absolue de tous les cultes, inviter la Convention à proclamer la reconnaissance de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme, ce ne sera pas, comme se l'imaginent à tort une foule de gens fort mal renseignés, pour fonder une religion nouvelle, mais bien au contraire pour réagir contre la tyrannie de ces fanatiques d'un nouveau genre qui, proscrivant le culte catholique et prêchant l'athéisme, violentaient les consciences, et prétendaient les soumettre de force au culte de la déesse Raison.

Toute question de dogme et de théologie réservée, il y avait, aux yeux de Robespierre, entre l'institution civile et l'institution religieuse, des rapports nécessaires ; il lui paraissait indispensable, en un mot, de fixer, si l'on peut s'exprimer ainsi, la religion civile. Il monta donc à la tribune pour soutenir le plan du comité, lequel était la consécration éclatante des lois sociales qui établissent les rapports des ministres du culte avec la société civile. Les prêtres, dit-il d'abord, sont dans l'ordre social des magistrats destinés au maintien et au service du culte. De cette simple notion découlaient les principes dont trois dominaient tous les autres.

Premier principe. — Toutes les fonctions publiques sont d'institution sociale ; e/les ont pour but l'ordre et le bonheur de la société : il s'ensuit qu'il ne peut exister dans la société aucune fonction qui ne soit utile. En conséquence devaient être supprimés, suivant l'orateur, tous les établissements, toutes les cures, tous les évêchés inutiles. Les archevêques, dont les fonctions n'étaient pas distinctes de celles des évêques, et les cardinaux, qui, nommés par un prince étranger, échappaient pour ainsi dire à la juridiction de leur pays en tant qu'ecclésiastiques, disparaissaient aussi devant ce premier principe. Il fallait ne conserver en France que les évêques et les curés dans un nombre proportionné aux besoins de la société.

Second principe. — Les officiers ecclésiastiques étant institués pour le bonheur des hommes et pour le bien du peuple, il s'ensuit que le peuple doit les nommer. Car, faisait observer Robespierre, on ne doit lui enlever aucun des droits qu'il peut exercer ; or il lui est aussi facile d'élire ses pasteurs que ses magistrats, ses députés et ses administrateurs. C'était donc à lui, et à lui seul, de nommer ses évêques et ses curés.

Troisième principe. — Les officiers ecclésiastiques étant établis pour le bien de la société, il s'ensuit que la mesure de leur traitement doit être subordonnée à l'intérêt et à l'utilité de tous, et non au désir de gratifier et d'enrichir ceux qui exercent ces fonctions. Autrefois c'était l'inverse : aux pauvres desservants des campagnes, à ceux qui supportaient tout le poids de la besogne et consacraient leur vie au soulagement des malheureux, un salaire dérisoire ; aux fils de famille, aux abbés de salon, aux fainéants du clergé, les bénéfices considérables, que trop souvent on consacrait aux plaisirs les plus mondains, à l'entretien de quelque fille d'Opéra. Quant aux traitements, disait Robespierre, ils ne doivent pas être supérieurs à ceux des officiers de l'ordre judiciaire ou administratif, car ils sont payés par le peuple, dont on ne saurait trop alléger les charges. Sur ce point, du reste, il déclarait s'en rapporter à la prudence du comité[91].

On voit avec quelle mesure, quelle circonspection, il traitait les matières religieuses. Il n'était pas dévot pour cela ; seulement il ne se croyait pas en droit de toucher aux choses qui sont du pur domaine de la conscience.

En terminant son discours, il attaqua cependant un point délicat, longtemps controversé, le célibat ecclésiastique. Beaucoup d'évêques, dans les premiers temps du christianisme, ont été mariés ; ils ont été d'excellents pères de famille, et nous ne sachions pas qu'ils aient été de plus mauvais prêtres. Le célibat, d'abord volontaire, est devenu sous Grégoire VII une loi générale et obligatoire. Si les intérêts particuliers de l'Église y ont gagné, je doute qu'il en ait été de même pour le monde chrétien. Et puis, comment cet homme, détaché de bonne heure des liens et des affections de la famille, saura-t-il inspirer des sentiments qu'il ne lui est pas permis de partager ? Et n'est-ce pas une impiété que de l'autoriser, dans la force de l'âge, quand il est si mal aisé de dompter les passions, à entretenir à voix basse, seul à seul, mystérieusement, dans la pénombre de l'église, une jeune femme de choses auxquelles il lui est interdit de songer ? Mais, disent les partisans du célibat du prêtre, une famille, une femme, des enfants ne le distrairaient-ils pas de sa mission sacrée ? ne sacrifierait-il pas aux intérêts des siens les intérêts des fidèles ? Sophisme ! Car s'il n'a pas une femme et des enfants au sein de qui son cœur s'épanche et se rassérène dans les heures difficiles, il a l'Église, cette autre épouse qui ne le quitte pas, s'attache à lui, prend son âme ; le suit pas à pas d'un œil jaloux, lui montre dans la société une rivale et dans le progrès un ennemi.

C'était là surtout le grand argument de Robespierre en faveur du mariage des prêtres. Il faut, disait-il, donner à ces magistrats, à ces officiers ecclésiastiques, des motifs qui unissent plus particulièrement leur intérêt à l'intérêt public. Il est donc nécessaire de les attacher à la société par tous les liens... Ici, avant d'avoir achevé sa pensée, il fut interrompu par des murmures et des applaudissements. Je ne veux rien dire, poursuivit-il, a qui puisse offenser la raison ou l'opinion générale. Mais interrompu de nouveau au moment où il se disposait à reprendre son sujet, il quitta la tribune sans avoir pu donner à ses idées sur cette matière un complet développement[92].

Que les hauts dignitaires du clergé s'insurgeassent contre l'orateur qui demandait la réduction de leurs bénéfices et voulait arracher les prêtres à leur domination exclusive en les mariant ; qu'ils lui vouassent une haine dont sa mémoire est encore chargée aujourd'hui, cela est naturel, et le contraire seul aurait lieu de nous étonner ; mais nous comprenons aussi avec quelle reconnaissante un grand nombre de membres du clergé inférieur accueillirent les paroles de Robespierre, car les applaudissements dont sa motion avait été couverte avaient eu de profonds échos au dehors. De toutes parts il reçut des lettres de félicitations[93]. Vers latins, vers français, poèmes tout entiers pleuvaient, il paraît, chez lui, rue de Saintonge. Eh bien ! disait-il un jour en riant au jeune homme avec lequel il vécut une partie de l'année 1790, qu'on soutienne donc qu'il n'y a plus de poètes en France ; à ma voix ils sortent des cloîtres et des monastères[94]. Ce qui est certain, c'est qu'il reçut de la seule province de Picardie une lettre de remercîment au nom de plus de cinq cents prêtres[95].

Et cela se conçoit. Pour beaucoup de malheureux ecclésiastiques, vivant isolés, tristes, au fond d'un presbytère, le mariage, ce serait le bonheur. Ne vaudrait-il pas mieux les voir se consacrer à leur intérieur dans les heures de loisir, qu'aller chercher au dehors, comme cela arrive quelquefois, des plaisirs et des distractions dans les bonnes maisons du pays ? C'est ce que sentaient à merveille ces pauvres prêtres dont les hommages montaient vers Robespierre ; ils remerciaient en lui l'ami du pauvre, des déshérités, de tous ceux qui souffraient, et nous eu savons plusieurs qui, sourds à d'iniques malédictions, bénissent encore dans leurs cœurs le nom du grand calomnié.

 

 

XXVI

Les discussions sur la constitution civile du clergé se prolongèrent durant toute une partie du mois de juin, interrompues de temps à autre par des questions militaires, commerciales et financières. Le 9, on venait de voter le principe de l'élection des évêques et des curés par la voie du scrutin et à la pluralité des suffrages ; il s'agissait de savoir quels seraient les électeurs. Le comité ecclésiastique proposait que cette élection se fit dans la forme et par le corps électoral indiqués par le décret du 22 décembre 1789 pour la nomination des membres des assemblées de département. L'évêque de Clermont prit la parole pour déclarer qu'il ne participerait pas à la délibération. L'abbé Jacquemard, lui au moins, opposa des raisons au plan du comité. On avait bien pu autrefois, disait-il, tant que les chrétiens avaient formé une famille de frères, confier au peuple le soin de choisir ses pasteurs ; mais si l'on ne veut plus avoir le spectacle d'hommes scandaleux occupant les premières places de l'Église, il fallait bien se garder d'abandonner la nomination des évêques à l'élection populaire. Facilement séduits par l'éloquence d'un orateur, et subissant fatalement l'influence des richesses, les habitants des campagnes, peu éclairés, seraient continuellement exposés à faire de mauvais choix., C'était aux prêtres, suivant lui, au clergé de chaque département convoqué en synode, où seraient admis les membres de l'assemblée administrative, à nommer eux-mêmes leurs chefs. Cette proposition fut accueillie avec une faveur marquée, et le rapporteur du comité ecclésiastique, Martineau, déclara s'y rallier pour sa part.

Robespierre, lui, combattit avec une grande vigueur d'esprit et de logique les arguments qu'on venait de présenter. Il montra d'abord combien il était contraire aux principes de faire uniquement concourir les membres des assemblées de département avec les simples prêtres à l'élection des évêques. Chargés de fonctions publiques relatives au culte et à la morale, au même titre que les autres fonctionnaires, les évêques devaient comme eux être nommés par le peuple, à qui il appartenait de déléguer tous les pouvoirs publics, et non par des officiers issus eux-mêmes du suffrage populaire. Transférer à d'autres le droit de pourvoir aux évêchés, c'était attenter aux droits du souverain. En second lieu, confier aux prêtres, comme ecclésiastiques, le soin d'élire leurs chefs, c'était rompre l'égalité des droits politiques, reconstituer le clergé en corps isolé, lui donner une importance politique particulière, c'était, en un mot, porter une atteinte révoltante à la constitution.

Quant aux arguments tirés de la corruption des électeurs en général, il était facile de répondre, et la réponse était accablante, que ces hommes à mœurs scandaleuses dont avait parlé l'abbé Jacquemard, qui, investis de fonctions épiscopales, avaient été dans ces derniers temps le déshonneur de l'Église, ne tenaient pas leurs sièges de l'élection. Cette objection, disait Robespierre, pourrait aussi bien s'élever contre toutes les élections possibles, contre tous ceux à qui le peuple délègue ses droits, puisque la corruption ne respecte aucune classe et que les privilèges du clergé ne vont pas jusqu'à en être préservés. Au reste, poursuivait-il, au milieu de tous les inconvénients qui peuvent naître, dans tous les systèmes, de ce qu'on appelle la corruption du siècle, il est une règle à laquelle il faut s'attacher : c'est que la moralité, qui a disparu dans la plupart des individus, ne se retrouve que dans la masse du peuple et dans l'intérêt général ; or l'opinion du peuple, le vœu du peuple expriment l'intérêt général ; le vœu d'un corps exprime l'intérêt du corps ; l'esprit particulier du corps et le vœu du clergé exprimeront éternellement l'esprit et l'intérêt du clergé. Je conclus pour le peuple[96].

Cette rapide improvisation produisit sur l'Assemblée un effet prodigieux et réagit puissamment contre l'impression momentanée qu'avait exercée sur elle le discours de l'abbé Jacquemard. Il y eut un revirement complet. Le Chapelier, Camus, Barnave, Reubell unirent tour à tour leurs efforts à ceux du député d'Arras. Il a été, je crois, dit le premier, irrésistiblement démontré par M. de Robespierre qu'admettre le système de l'abbé Jacquemard ce serait aller contre deux points essentiels de la constitution. En vain Goupil de Préfeln essaya quelques timides observations ; l'Assemblée, écartant tous les amendements, vota presque unanimement l'article proposé par le comité ecclésiastique, qu'avait abandonné un moment le rapporteur lui-même.

Robespierre n'eut pas le même succès le lendemain en s'opposant à l'impression du discours d'un colonel d'artillerie, M. de Puységur, qui, admis à la barre de l'Assemblée, avait offert en don patriotique, au nom de son régiment, une somme de 240 livres qu'un inconnu avait donnée à l'un des soldats du régiment pour le séduire. Il répugnait à quelques membres que le prix du crime fût apporté en offrande sur l'autel de la patrie. Comme un député de la droite, M. de Crillon, venait précisément de proposer, au nom du comité militaire, un décret très-rigoureux destiné à raffermir la discipline dans l'armée, Robespierre, trouvant entre le discours de M. de Puységur et le projet de décret présenté par Crillon une certaine connexité, réclama l'ordre du jour, craignant qu'en ordonnant l'impression du discours du premier l'Assemblée ne préjugeât les torts reprochés à quelques régiments. Les uns attribuaient à un esprit d'insubordination révolutionnaire les désordres auxquels s'étaient livrés quelques soldats, les 1 autres, aux moyens de séduction dont ils étaient continuellement l'objet de la part des ennemis de la Révolution, comme on en avait présentement une nouvelle preuve. Suivant Robespierre, il était donc indispensable d'ajourner cette question, nécessairement liée au rapport du comité militaire ; et il persistait à réclamer l'ordre du jour.

L'Assemblée, après quelques observations de Lameth, adopta le renvoi au comité du projet de M. de Crillon, trop sévère pour le soldat, et vota l'impression du discours de M. de Puységur, dans le but d'encourager le patriotisme de l'armée ; en sorte qu'en définitive Robespierre dut être en partie satisfait.

 

XXVII

Restait à pourvoir au salaire des ecclésiastiques et à fixer le chiffre du traitement qu'il convenait d'allouer à chacun d'eux. Longues et parfois scandaleuses furent les discussions sur ce sujet. On put trop voir, hélas ! ce que valait le désintéressement de la plupart de ces serviteurs d'un divin Maître dont pourtant le royaume n'est pas de ce monde. Si quelques membres du clergé inférieur, comme l'abbé Grégoire, le curé Dillon, le curé Aubert, fournirent l'exemple d'un renoncement vraiment chrétien, combien, dans le haut clergé, donnèrent librement carrière à des ressentiments indignes et se laissèrent aller à d'outrageantes apostrophes !

Trois fois Robespierre prit la parole dans le cours de ces orageux débats. La discussion commença le 16 juin. 50.000 livres à l'évêque de Paris, 20.000 aux évêques des villes d'une population de cinquante mille âmes et au-dessus, 12.000 à tous les autres évêques, paraissaient être au ami un traitement convenable et suffisant. Mais, avec sa fougue habituelle, Cazalès attaqua ce chiffre comme de beaucoup inférieur aux besoins de l'Église, et, le mot de charité à la bouche, sans se soucier des charges énormes dont il grevait la fortune publique, il ne proposa rien moins que 150.000 livres pour l'évêque de Paris, 40.000 livres pour les évêques de Lyon, Bordeaux, Marseille... et le reste à l'avenant. Messieurs, dit Robespierre, j'adopte les principes du préopinant, mais j'en tire une conséquence un peu différente : on vous a parlé de religion et de charité ; saisissons l'esprit de la religion, agrandissons les idées de charité, et nous verrons que l'article du comité ne pèche rien moins que par l'économie. L'Auteur pauvre et bienfaisant de la religion a recommandé au riche de partager ses richesses avec les indigents ; il a voulu que ses ministres fussent pauvres ; il savait qu'ils seraient corrompus par les richesses ; il savait que les plus riches ne sont pas les plus généreux ; que ceux qui sont séparés des misères de l'humanité ne compatissent guère à ces misères ; que par leur luxe et par les besoins attachés à leurs richesses ils sont souvent pauvres au sein même de l'opulence...

Le vrai moyen de soulager les pauvres n'était donc pas, à son sens, de remettre des sommes considérables aux ministres de la religion et de leur confier le soin de les répandre. Il appartenait au législateur de diminuer le nombre des malheureux au moyen de sages lois économiques, de bonnes mesures administratives ; mais faire dépendre du caprice et de l'arbitraire de quelques hommes la vie et le bonheur du peuple lui paraissait une souveraine imprudence. Vérités éternelles qu'on ne saurait trop répéter à ceux qui s'imaginent que l'aumône est le dernier mot de la charité, et qu'il n'y a pas de meilleur remède à apporter aux misères humaines. La véritable bienfaisance, disait l'orateur, consiste à réformer les lois antisociales, à assurer l'existence à chacun par des lois égales pour tous les citoyens sans distinction. Non-seulement il repoussait énergiquement les propositions exagérées de Cazalès, mais le comité lui-même lui semblait s'être montré trop large dans la fixation du chiffre des traitements. La somme de 12.000 livres était, à ses yeux, une rétribution suffisante. Il pensait même qu'il serait encore plus conforme à la justice de réduire cette somme, et qu'on ne devait accorder à aucun évêque un traitement supérieur à 10.000 livres[97].

On voit donc à quel point M. Michelet s'est trompé en peignant Robespierre comme cherchant à s'attirer les prêtres et à prendre un point d'appui dans le clergé. Lui marchander ainsi son salaire, le froisser dans ses intérêts pécuniaires, n'était pas assurément le moyen de l'attendrir et de le gagner. Mais, on ne saurait trop le répéter et la preuve en est à chaque page de cette histoire, jamais Robespierre ne se laissa guider par des considérations personnelles ; il suivait la voie que lui traçait sa conscience sans se préoccuper de l'opinion. Certes, sa ligne de conduite lui conciliait bien des cœurs ; mais que d'ennemis puissants et impitoyables elle lui suscitait ! L'Assemblée crut devoir se montrer moins parcimonieuse et vota le projet du comité. Quelle charge de moins pour le budget de la France, si la voix de Robespierre eût été écoutée !

Sur le traitement des curés et des simples prêtres il ne dit rien ; ce traitement était modique, et ce n'étaient pas les faibles ressources de ceux qui se trouvaient placés plus près du pauvre qu'il aurait voulu diminuer.

 

XXVIII

On venait de pourvoir à l'existence du clergé futur ; il fallait maintenant assurer celle de l'ancien clergé, dont les biens avaient été dévolus à la nation.

Ce fut un de ses membres, l'abbé d'Expilly, qui, le mardi 22 juin, vint, au nom du comité ecclésiastique, déclarer, après avoir flétri le scandaleux contraste existant entre une religion fondée sur l'humilité et le mépris des richesses et le luxe insolent que déployaient ses ministres, déclarer, disons-nous, que le clergé n'avait été qu'usufruitier des biens immenses dont il avait joui jusqu'ici et proposer à l'Assemblée de décider que, à compter du 1er janvier 1790, le traitement des archevêques et évêques dont les revenus n'excédaient pas jadis la somme de 12.000 livres ne subirait aucune réduction ; que les titulaires dont les revenus étaient supérieurs à cette somme auraient également ce traitement de 12.000 livres, plus la moitié de leur excédant de revenus, sans que le tout pût dépasser la somme de 30.000 livres.

Castellane, Rœderer, Beaumetz et quelques autres députés combattirent vivement le projet du comité ;.les uns invoquant la générosité de la nation, l'habitude que les anciens titulaires avaient de la jouissance de biens dont l'importance même leur avait imposé certaines obligations ; les autres, parlant au nom des créanciers dont les intérêts seraient compromis, excipaient de la possession ancienne, cherchaient à éveiller la pitié de leurs collègues en faveur de prélats pour qui la réduction serait peut-être un coup mortel, et allaient jusqu'à accuser le comité de cruauté envers des vieillards qui ne pouvaient changer leurs habitudes. Tous ces raisonnements, dit le journal de Mirabeau[98], ont été fortement réfutés par M. Robespierre.

Prétendre, sous le prétexte de la non-rétroactivité de la loi, qu'il n'était pas permis de toucher aux revenus des titulaires ecclésiastiques, c'était, à son avis, oublier que ces titulaires étaient des fonctionnaires publics, salariés par la nation, laquelle avait toujours le droit de modifier les salaires, ainsi que l'Assemblée en avait usé elle-même à l'égard d'une foule d'officiers publics. Comment donc ceux qui ne s'étaient pas opposés à l'aliénation des biens du clergé, dans l'intérêt général, pouvaient-ils logiquement réclamer aujourd'hui contre la réduction de ses revenus ?

Quant à invoquer en faveur des évêques la munificence de la nation, c'était une dérision. Quelle est donc la générosité qui convient à une nation grande ou petite et à ses représentants ? Elle doit embrasser sans doute l'universalité des citoyens ; elle doit avoir surtout pour objet la classe la plus nombreuse et la plus infortunée. Elle ne consiste pas à s'attendrir exclusivement sur le sort de quelques individus condamnés à recevoir un traitement de trente mille livres de rente. Pour moi, je la réclame, au nom de la justice et de la raison, pour la multitude innombrable de nos concitoyens dépouillés par tant d'abus ; pour les pères de famille qui ne peuvent nourrir les nombreux citoyens qu'ils ont donnés à la patrie ; pour la foule des ecclésiastiques pauvres qui ont vieilli dans les travaux d'un ministère actif et qui n'ont recueilli que des infirmités et la misère, dont les touchantes réclamations retentissent tous les jours à nos oreilles. Vous avez- à choisir entre eux et les évêques. Soyez généreux comme des législateurs, comme les représentants du peuple, et non comme des hommes froids et frivoles qui ne savent accorder leur intérêt qu'aux prétendues pertes de ceux qui mesurent leurs droits sur leurs anciennes usurpations, sur leurs besoins factices et dévorants, et qui refusent leur compassion aux véritables misères de l'humanité.

Arrivant à cet autre argument tiré des dettes contractées par les évêques, il voyait une raison de plus pour ne pas accorder un revenu considérable à des hommes que leur immense fortune n'avait pas empêchés de contracter des dettes énormes, peu en rapport avec la modestie et les vertus auxquelles les obligeait le caractère sacré dont ils étaient investis : C'était là, d'ailleurs, une considération médiocre à opposer aux. principes qui devaient diriger dans la main du législateur la dispensation des biens nationaux. Et d'ailleurs 30.000 livres n'étaient-elles pas une somme suffisante pour qu'ils pussent, en vivant avec un peu plus d'économie, parvenir à satisfaire leurs créanciers[99].

On comprend ce que de telles paroles durent causer de ressentiments parmi les membres du clergé supérieur, frappés dans leurs intérêts matériels, flétris pour leurs prodigalités ruineuses. Il ne manqua cependant pas d'orateurs pour soutenir leur cause, et la séance du 22 se termina par une proposition de Thouret, tendant à l'établissement d'une échelle en vertu de laquelle les revenus actuels des titulaires se seraient balancés proportionnellement à leurs revenus anciens entre 30.000 et 120.000 livres.

Reprise le lendemain, la discussion ne fut pas moins vive. A Clermont-Tonnerre osant parler des prétendus droits des ecclésiastiques à la reconnaissance du peuple répondit Ricard, qui demanda quels étaient les titres des évêques et où étaient les preuves de leur patriotisme pour solliciter de la nation des préférences et des sacrifices. Pétion parla dans le même sens. Cazalès revint à la charge ; et Le Chapelier ayant appuyé la proposition de Thouret, en l'amendant légèrement, Robespierre remonta à la tribune afin de réclamer la priorité en faveur du projet du comité, lequel était tout à l'avantage du peuple, tandis que celui de Thouret favorisait une centaine d'individus opulents. Enfin il y avait un motif plus puissant encore, disait-il, c'était l'état de nos finances ; rejeter l'avis du comité, c'était obérer la nation et courir le risque de ne pouvoir remplir d'immenses engagements. Robespierre décida la victoire, et l'Assemblée, convaincue par la force de ses raisonnements, vota le projet du comité en élevant, par exception seulement, à 75.000 livres le revenu provisoire de l'archevêque de Paris[100].

Si Robespierre se montrait d une légitime sévérité pour ces anciens privilégiés, insatiables dans leur opulence, et dont il avait eu un type frappant sous les yeux dans le dernier abbé de Saint-Waast, ce trop fameux cardinal de Rohan, à qui ses prodigieux revenus n'avaient pas suffi pour satisfaire une prodigalité sans frein, il n'en était pas de même lorsqu'il s'agissait d'une infortune vraie. Les malheureux ont toujours trouvé son cœur accessible. Cela se vit bien au moment où touchait à sa fin la longue discussion sur le traitement du clergé. C'était le 28 juin. On venait de proposer l'allocation d'un traitement annuel de 10.000 livres pour les évêques anciennement démis, les coadjuteurs des évêques et les évêques suffragants de Trêves et de Bâle ; le député Chasset avait même demandé que le maximum du traitement fixé pour les évêques fût élevé d'un tiers au profit de ceux qui, avant la publication du présent décret, se trouveraient âgés de soixante-dix ans ; mais personne n'avait songé à réclamer en faveur des ecclésiastiques vieux et infirmes, qui, n'ayant joui d'aucun bénéfice, se trouvaient aujourd'hui à la merci du besoin. Déjà, on s'en souvient, Robespierre, quelques mois auparavant, avait sollicité un supplément de pension pour les religieux dont les maisons avaient été supprimées, et que leur grand âge rendait incapables de tout travail. Cette fois sa réclamation eut quelque chose de touchant. J'invoque la justice de l'Assemblée en faveur des ecclésiastiques qui ont vieilli dans le ministère et qui, à la suite d'une longue carrière, n'ont recueilli de leurs longs travaux que des infirmités. Ils ont aussi pour eux le titre d'ecclésiastique et quelque chose de plus, l'indigence[101]. En conséquence, il demandait qu'il fût pourvu à la subsistance des prêtres âgés de soixante-dix ans, n'ayant ni pensions ni bénéfices ; que le comité ecclésiastique fût chargé de déterminer le chiffre de la pension et que l'Assemblée déclarât n'y avoir lieu à délibérer sur l'augmentation proposée du traitement des bénéficiers actuels[102].

Hélas ! ce noble appel ne fut pas entendu, et la proposition de Robespierre vint échouer contre l'indifférence d'une assemblée où n'avait pas suffisamment pénétré le souffle bienfaisant de Jésus. Les riches, les privilégiés d'autrefois, les évêques aux mitres dorées, aux somptueux palais, n'avaient pas manqué d'amis pour. défendre leurs richesses et réclamer le maintien de leurs revenus scandaleux ; mais en faveur de ces pauvres ecclésiastiques, vieux et infirmes, sans pensions ni bénéfices, une seule voix s'était élevée en vain, celle de Robespierre. S'en sont-ils souvenus ?

 

XXIX

Durant le cours de ces débats un grand événement s'était accompli dans l'Assemblée, la noblesse avait cessé d'exister. Tout le monde connaît les détails de cette fameuse séance du 19 juin au soir où, sur la proposition du député Lambel, appuyée par Charles de Lameth et La Fayette, disparurent, emportés par l'irrésistible ouragan, les titres de duc et pair, comte, vicomte, marquis, qui semblaient préjuger la valeur d'un homme et faisaient croire a une foule de sots qu'ils étaient d'une nature supérieure. Par une bizarrerie qu'explique seule la sottise humaine, on était d'autant plus noble, d'après les principes du droit héraldique, qu'on s'éloignait davantage de l'arbre générateur de la noblesse. Ainsi, étant donné un Turenne, par exemple, anobli pour avoir sauvé la patrie, il n'eût été qu'un parvenu, tandis que ses descendants à la huitième ou dixième génération, peut-être fort incapables, fort peu honorables, eussent passé pour les gens les plus nobles de France et auraient eu le privilège de monter dans les carrosses du roi !

Cette suppression des titres était d'ailleurs une conséquence naturelle de l'abolition de la féodalité. Comme dans la nuit du 4 août, on vit des grands seigneurs faire assaut de générosité, en offrant d'eux-mêmes le sacrifice de leurs titres, en brisant de leurs propres mains ces hochets d'une vanité puérile. Et tandis qu'un plébéien pur sang, l'abbé Maury, s'acharnait à défendre ces derniers privilèges d'une noblesse condamnée sans retour, en principe, par la déclaration des droits, c'était un Montmorency qui demandait hautement, au nom de cette même déclaration, la destruction des armes et des armoiries, voulant que désormais les Français portassent, tous, les mêmes insignes, ceux de la liberté. Mais tous les nobles ne se montrèrent pas animés de cet esprit d'abnégation ; en général ils furent consternés ; de tous côtés on vit pleuvoir des protestations. Beaucoup d'entre eux s'étaient consolés de la perte des avantages réels attachés jadis à la noblesse par la perspective d'en conserver au moins les distinctions superficielles. Mais cette dernière illusion enlevée les rendit furieux, tant l'égalité leur était un supplice affreux. D'un bout de la France à l'autre il y eut parmi les nobles un véritable déchaînement contre cette Révolution qui cependant ne s'était pas montrée exclusive pour eux, cardans les municipalités, dans la garde nationale, dans l'armée, partout elle les avait admis aux premières places. Ils n'en devinrent pas moins implacables. Aussi, quand la Révolution outrée, trahie, attaquée de toutes parts, deviendra implacable à son tour, il faudra moins s'en étonner, il faudra se rappeler combien elle avait été facile et indulgente à son aurore.

Robespierre ne dit mot pendant toute cette séance[103]. Sans doute ce décret d'abolition des titres de noblesse dut lui causer une secrète joie, quoique au fond il attachât peu d'importance à ces distinctions. On peut même dire qu'il y contribua et y prépara l'Assemblée à force de demander que tous les citoyens jouissent des mêmes droits, sans autre distinction que celle des vertus et des talents. Dans ce grand holocauste de titres il sacrifia la particule dont son nom avait toujours été précédé. La particule n'équivalait pas à un titre, et n'impliquait pas la noblesse, à laquelle Robespierre n'eut jamais la moindre prétention ; mais, en ce temps comme à notre époque, elle avait aux yeux d'une foule de gens un certain parfum aristocratique dont il jugea convenable de se débarrasser. Depuis longtemps déjà il était, pour le peuple, Robespierre tout court ; à partir de ce moment il signera désormais Maximilien Robespierre[104].

Par une singulière coïncidence, et comme si l'Assemblée eût voulu qu'il inaugurât la phase nouvelle dans laquelle entrait la Révolution, lui, l'apôtre de la liberté et de cette égalité à laquelle une éclatante consécration venait d'être donnée, elle le nomma secrétaire dans cette même séance, en compagnie de Dedelay d'Agier et de Populus, et le lendemain il signait le procès-verbal de la séance du 20 juin, où était relatée l'abolition des titres de noblesse[105].

 

XXX

Si, la plupart du temps, sentinelle avancée de la Révolution, Robespierre soutenait des thèses et des principes agréables au peuple, et qui soulevaient contre lui les ardentes colères du parti monarchique, il n'hésitait pas non plus à prendre en main la cause de ses adversaires, quand elle lui paraissait conforme à la justice.

Un des membres du côté droit de l'Assemblée, M. de Toulouse-Lautrec, avait été arrêté chez un de ses amis, au château de Blagnac, en vertu d'un décret de prise de corps rendu par la municipalité de Toulouse, sur la déposition de deux soldats qui l'accusaient de leur avoir confié un projet de contre-révolution, et d'avoir tenté de les corrompre en leur offrant de l'argent. La municipalité de Toulouse, en apprenant la qualité du prévenu, avait suspendu l'instruction de l'affaire, et toutefois maintenu l'arrestation jusqu'à la décision de l'Assemblée nationale, au sein de laquelle la nouvelle de cet événement avait causé une très-vive émotion. Voidel, au nom du comité des recherches, après avoir exposé l'affaire, concluait à la non-inviolabilité de Toulouse-Lautrec, et proposait que le président de l'Assemblée fût chargé de se rendre auprès du roi afin de le supplier d'ordonner la continuation de l'information jusqu'à jugement définitif, pour le tout être ensuite déféré au Châtelet. Des amis de Lautrec s'efforcèrent de disculper sa conduite, se refusant à croire qu'un vieux militaire eût pris pour confidents deux soldats inconnus, et leur eût offert de l'argent afin de les enrôler dans des bandes contre-révolutionnaires. (Séance du 25 juin.) Robespierre, prenant un vol plus élevé, suivant l'expression du journal de Mirabeau[106], envisagea la question au point de vue des principes du droit national. Sans s'occuper des faits reprochés à l'inculpé, il se demanda si ce ne serait pas renverser les règles d'une bonne constitution que de permettre à un tribunal quelconque de décréter de prise de corps et de juger un député sans l'avis préalable des représentants du peuple, car il est de règle absolu, disait-il, qu'aucun corps particulier ne puisse s'élever au-dessus de celui qui représente la nation tout entière. Sans doute, si un député s'est rendu coupable de quelque délit, il doit être puni ; mais ce n'est pas aux tribunaux à préjuger sa culpabilité ; autrement ils seraient l'arbitre des destinées des représentants de la nation, pour lesquels il n'y aurait plus ni sûreté, ni liberté, ni inviolabilité, ni indépendance. Et comme à ces paroles quelques murmures s'élevaient : Il n'y a pas d'Assemblée nationale, si ces principes sont faux, s'écria Fréteau.

Un seul pouvoir supérieur a celui de l'Assemblée serait en droit de statuer sur le sort d'un député, continuait Robespierre, c'était le peuple lui-même s'il pouvait s'assembler en corps ; mais comme il est obligé de se faire représenter, c'est à ses représentants à prononcer à sa place. Si vous ne consacrez pas ces principes, vous rendez le corps législatif dépendant d'un pouvoir inférieur qui, pour le dissoudre, n'aurait qu'à décréter chacun de ses membres. Il peut le réduire à la nullité, et toutes ces idées si vraies, si grandes d'indépendance et de liberté ne sont plus que des chimères. Il adjurait donc ses collègues de décréter qu'aucun représentant du peuple ne pourrait être poursuivi par un tribunal avant que l'Assemblée nationale, connaissance prise de l'affaire, eût déclaré elle-même qu'il y avait lieu à accusation.

Ainsi se trouva solennellement posé et développé ce principe nécessaire de l'inviolabilité des membres du Corps législatif, sans lequel il n'y aurait en effet, comme le disait Robespierre, ni sécurité, ni indépendance, ni garantie pour les députés de la nation, et qui est resté, depuis, une des bases de notre droit public. Conformément aux observations de Robespierre, l'Assemblée nationale décida qu'à aucun juge il ne serait permis désormais de décréter de prise de corps un de ses membres avant qu'elle eût statué elle-même ; et, regardant comme non avenue la sentence prise dans le courant du mois contre M. de Lautrec, elle enjoignit à ce membre de venir rendre compte de sa conduite à l'Assemblée. De plus, elle se réserva de désigner elle-même le tribunal devant lequel serait renvoyée l'affaire, dans le cas où elle croirait devoir se prononcer pour l'accusation[107].

 

XXXI

Le surlendemain, d'énergiques réclamations du district de Versailles relatives à l'élection du commandant général de la garde nationale de cette ville, amenèrent encore Robespierre à la tribune. Par suite de la démission du général La Fayette, que la garde nationale de Versailles s'était choisi pour chef, les électeurs avaient été convoqués à l'effet d'élire un nouveau commandant. Deux concurrents se trouvaient en présence : M. de Gouvernet, porté par les partisans de la cour, et Lecointre, soutenu par le parti populaire. La nomination du second paraissait certaine, quand le conseil général de la commune fit suspendre l'élection et envoya une députation à l'Assemblée nationale pour la prier de décider si tous les citoyens indistinctement pouvaient prendre part au scrutin, ou seulement les citoyens actifs. L'Assemblée arrêta, dans la matinée du 30, qu'il serait sursis à la nomination du commandant général de la garde nationale de Versailles jusqu'après l'organisation définitive des gardes nationales. C'était précisément contre cet ajournement que, le même jour, venait réclamer le district dont Robespierre se chargea d'exposer les griefs.

Le décret rendu le matin n'avait rien de constitutionnel suivant lui ; c'était une simple décision sur laquelle l'Assemblée pouvait et devait revenir, parce qu'elle l'avait votée sans avoir été bien informée, parce que sa bonne foi avait été surprise. Les réclamations s'étaient seulement produites au moment où l'on allait proclamer le résultat du scrutin, elles étaient le fruit de l'intrigue et des passions particulières. Il fallait du moins, disait-il, pour se prononcer en toute con, naissance de cause, entendre toutes les parties, et remettre à un autre jour la décision de cette importante question[108]. Mais il ne fut pas écouté, car il était ici l'organe de la cause populaire. Le district de Versailles n'oubliera pas le concours qu'en cette circonstance lui prêta Robespierre.

Dans la même séance il reprit la parole, cette fois avec un peu plus de succès, à propos de troubles survenus dans l'île de Tabago, et dont Arthur Dillon avait déjà entretenu l'Assemblée la veille, de la part du ministre de la marine, M. de la Luzerne. Au nom du comité des rapports, Dillon venait de proposer à l'Assemblée de décréter que cette île demeurerait soumise à l'empire des lois anglaises jusqu'à l'achèvement de la constitution coloniale, et que le roi serait autorisé à y faire passer des secours et des vivres. Mais, objectait Robespierre, est-il prudent à l'Assemblée d'accorder une pareille autorisation, sous prétexte de secourir une colonie dont la situation, en définitive, n'est connue que par les renseignements personnels d'un ministre et d'un collègue. Ce n'étaient pas là des garanties suffisantes. Quelques cris Aux voix ! s'étant fait entendre : Croyez-les sur parole, s'écria-t-il, et vous décrétez la guerre et la servitude ! Toujours cette crainte l'obsédait, que le pouvoir exécutif ne profitât du premier motif venu pour se livrer à quelque entremise qui lui permît de concentrer entre ses mains toutes les forces militaires du pays ; et tant que l'étranger n'aura pas mis le pied sur le sol de la France, nous le verrons, sans cesse dominé par ces mêmes idées, s'opposer à toute guerre agressive. Ce sera l'origine de sa grande querelle avec les Girondins.

Le fougueux parlementaire Duval — ci-devant d'Éprémesnil, mais depuis quelques jours tous les titres et surnoms avaient été rayés des papiers publics, au grand scandale de Mirabeau lui-même —, croyant arrêter l'orateur par une plaisanterie, proposa à l'Assemblée d'envoyer Robespierre à Tabago, afin qu'il s'assurât par lui-même de la réalité des faits ; mais, sans se laisser interrompre par cette facétie : Jamais, poursuivit-il, nos décrets ne doivent être rendus sur des assertions isolées et appuyées par des assertions ministérielles. Il aurait fallu au moins laisser au comité le temps d'éclairer l'affaire, et non point venir, à la fin d'une séance, soumettre un pareil décret à l'Assemblée. Plusieurs députés des colonies partageaient son avis, c'était tant en leur nom qu'au sien propre qu'il demandait le renvoi au comité. Quelques observations à peu près analogues de Desmeuniers décidèrent l'Assemblée à adopter le parti proposé par Robespierre ; elle renvoya le projet de décret au comité, sur la proposition duquel, dans une séance subséquente, elle décréta l'envoi de quelques subsides destinés à ramener le calme dans l'île de Tabago[109].

Si Robespierre n'avait pas cru devoir répondre à l'interruption moqueuse de d'Éprémesnil, Camille Desmoulins ne manqua pas de la relever. L'auguste Assemblée nationale, écrivit-il, descend quelquefois à des plaisanteries dignes tout au plus d'un mauvais journal. Je voudrois bien que les aristocrates de l'Assemblée qui se moquent de nos mauvaises plaisanteries fussent condamnés à faire un journal, et, malades ou bien portants, à rire une année entière[110]. Mais les siennes étaient immortelles, elles avaient une portée dont témoignent les fureurs de ceux qui en ont subi les atteintes, tandis que Duval d'Eprémesnil ne ridiculisa que lui-même.

Ce fut encore sous l'empire de craintes pareilles que, dans la séance du h juillet, Robespierre s'opposa vivement à la prise en considération d'une proposition faite à l'Assemblée par quelques membres de supplier le roi d'armer plusieurs frégates, pour protéger notre commerce et surveiller les intentions de nos voisins, sur le simple bruit qu'une flotte anglaise avait paru en mer. Dans ces motions alarmantes sans cesse renouvelées, dans ces continuelles propositions belliqueuses, amenées avec plus ou moins d'adresse, il voyait l'intention bien arrêtée, de la part des ennemis de la Révolution, d'entraîner le pays dans une guerre continentale, parce que c'était, suivant eux, le meilleur moyen d'enrayer cette Révolution dans sa marche. En adoptant des mesures dont le ministère avait certainement calculé l'effet, l'Assemblée risquait de passer pour complice des ministres ; ajourner, au contraire, toutes ces motions, c'était, à ses yeux, le meilleur moyen de déjouer les manœuvres de tous les ministres du monde. Cette fois l'Assemblée trouva qu'il avait raison et passa à l'ordre du jour[111].

 

XXXII

A cette époque, la France entière tressaillait d'un frémissement inconnu ; elle se sentait vivre d'une vie nouvelle, et c'était en effet une vie toute nouvelle à laquelle était conviée la patrie. Toutes les barrières intérieures qui séparaient jadis les unes des autres les populations de ce généreux pays, qui empêchaient les Lorrains de tendre la main aux Bretons, les Normands aux Provençaux, etc., avaient disparu. En moins d'une année l'unité s'était faite comme par enchantement : il n'y avait plus de Normands, plus de Bretons, plus de Provençaux, il n'y avait que des Français. Et pour porter à tous les échos du pays régénéré la bonne nouvelle, une grande voix se faisait entendre, muette jusqu'ici, celle de la presse affranchie.

On approchait du 14 juillet, date sainte à jamais, date impérissable, jour fatidique, où comme Lazare, vrai symbole du peuple, la nation française ressuscita à la vie, à la lumière, à la pensée. Ah ! nous ne savons pas, nous, génération sans enthousiasme, égoïste et froide, entraînée, perdue dans le courant des intérêts matériels, nous ne savons pas comme battaient avec attendrissement les cœurs de nos aïeux à la veille de ce jour immortel ! Il avait été décidé, au sein de la municipalité de Paris, que l'anniversaire de la prise de la Bastille serait célébré par une fédération générale ; et toutes les gardes nationales du royaume avaient été invitées, par un décret de l'Assemblée, à envoyer des députés, auxquels ne devaient pas manquer de se joindre une masse de citoyens, avides d'un tel spectacle.

L'idée si neuve et si touchante des fédérations, de ces fêtes patriotiques où les populations accouraient s'unir dans un sentiment commun d'abnégation, de concorde et de solidarité, n'était pas éclose à Paris : les provinces avaient donné l'exemple, Lyon, Valence, Orléans, Strasbourg, d'autres villes encore avaient eu leurs fédérations dans le courant de l'année, et dès le mois de novembre précédent les gardes nationales d'une dizaine de villes de la Provence, rassemblées, non loin du Rhône, dans la plaine de l'Étoile, s'étaient liées par un serment solennel d'abjurer désormais toutes distinctions de provinces, de vouer leurs fortunes et leurs vies à la patrie, au soutien des lois émanées de l'Assemblée nationale, d'être fidèles au roi, et de courir au secours de la capitale ou des autres villes qui pourraient être en danger pour la cause de la liberté[112]. Il était bien juste que là où le peuple avait conquis cette liberté, vînt s'affirmer aussi dans une fédération générale le grand principe de la fraternité.

Et ce ne fut pas seulement la France qui se donna rendez-vous au Champ de Mars pour la fête du 14 juillet ; tous les étrangers résidant à Paris tinrent à honneur d'y assister ; trois cents Anglais s'y rendirent, pleins d'admiration pour ce noble peuple qui conviait le genre humain, à une régénération universelle. Car, ô nation bénie entre toutes, ô France, ô patrie que la Providence a marquée de son sceau, vous ayez beau vous endormir quelquefois, et chercher dans les bras du despotisme un repos léthargique, vous n'en êtes pas moins la conductrice, l'avant-garde et le flambeau des peuples.

Cependant certaines appréhensions se mêlaient à la joie dont la prochaine solennité remplissait les cœurs. Le soupçon farouche s'était emparé de quelques esprits ; dans le camp aristocratique comme dans le parti patriote, les méfiances étaient égales. Beaucoup de nobles, se croyant exposés, quittèrent précipitamment la ville, et, sur une dénonciation incertaine, Marat écrivit : La Fayette répondra sur sa tête de la moindre égratignure faite à MM. Barnave, Lameth, Robespierre, Duport, d'Aiguillon et Menou[113]. Mais non, l'heure des explosions terribles n'est pas arrivée ; ne nous attristons donc pas d'avance ; assez tôt elle viendra, hélas 1 L'Assemblée, elle, se sentait agitée de sentiments divers. Les trois grandes fractions qui la divisaient, celle des royalistes purs, celle des membres du club de 89 et celle des membres de la. gauche, espéraient bien, chacune à son profit, tirer parti de la fédération. Les premiers comptaient sur la pitié que, suivant eux, ne pouvait manquer d'exciter parmi les fédérés la position amoindrie de la famille royale, pour gagner des partisans à leur cause ; les patriotes, au contraire, pensaient bien que le spectacle de cette fête de la patrie embraserait les cœurs d'un feu plus ardent, et les attacherait pour jamais à la Révolution. Aussi de part et d'autre cherchait-on à y attirer des gens dévoués.

Dans la séance du 3 juillet au soir un membre du côté droit, Nompère de Champagny, vint exposer le désir manifesté par M. Albert (ci-devant de Riom), récemment promu au commandement de l'escadre, d'être admis à la fédération afin d'y prêter le serment civique, en son nom et au nom de la flotte dont le commandement lui était confié. Cet officier était le même dont, quelques mois auparavant, Robespierre avait si vivement blâmé la conduite à Toulon, et il avait toutes sortes de raisons de le croire assez mal disposé pour la cause populaire. Voyant une partie du côté gauche applaudir avec toute la droite à la motion de Champagny, il s'élança à la tribune pour la combattre. Je reconnais, dit-il, tout le mérite militaire de M. d'Albert, mais je ne crois pas que des honneurs, que des distinctions particulières doivent nous occuper dans cet instant ; je ne crois pas que la fête de l'Égalité. La fête de l'Égalité ! c'était bien le vrai nom pourtant, mais une telle expression sonnait mal aux oreilles d'une grande partie des membres de l'Assemblée, même de ceux qui avaient décapité la noblesse, et les paroles de Robespierre furent accueillies par de violents murmures. C'est d'une fête nationale, continua-t-il, où tous les citoyens viennent répéter un serment qu'ils ont prononcé avec le même respect, qu'ils ont respecté avec le même courage, qu'on doit exclure toutes les distinctions. Et comme les murmures redoublaient : Je prends, dit-il en se tournant vers le côté droit, je prends la liberté de demander aux plus zélés partisans de M. d'Albert s'il est de tous les citoyens celui lui a le mieux servi la liberté publique. A cette apostrophe tout le côté gauche, se rappelant l'affaire de Toulon, éclata en bruyants applaudissements. Oui, s'écria alors Robespierre, mes principes sont les vôtres, ils sont incontestables. C'est à titre de chef d'escadre, ajouta-t-il, qu'on réclame pour M. d'Albert l'honneur d'être admis à la fédération. ; faisant alors allusion aux forces navales a la tête desquelles on venait de placer cet officier, il témoigna l'espérance que la nation n'aurait pas besoin de ses talents distingués. Que si la motion de M. de Champagny était accueillie, il réclamait le même honneur pour tous les citoyens à qui la patrie était redevable de quelques services, et demandait qu'ils fussent placés suivant le degré d'utilité de leurs services. Quand l'orateur quitta la tribune, les applaudissements redoublèrent ; mais malgré ces marques d'assentiment sous lesquelles avaient été étouffés les murmures du côté droit, malgré le concours prêté à Robespierre par Charles de Lameth, l'Assemblée vota l'admission d'Albert de Riom à la fédération du 14 juillet[114].

Cette résolution ne fut pas très-bien accueillie par les journaux populaires ; Mirabeau lui-même, qui cependant, à cette époque, avait donné quelques gages au parti de la cour, ne put s'empêcher de la blâmer dans son journal. Il n'est pas surprenant, lisait-on quelques jours après dans le Courrier de Provence[115], de voir des inquiétudes s'élever dans l'âme des vrais patriotes, quand on propose, dans des moments de crise, des honneurs particuliers pour des individus, quand surtout cet individu ne s'est pas distingué par sa popularité...

Tout autre fut le langage de Robespierre lorsque, quelques jours après, le 10 juillet, un certain nombre de citoyens des États-Unis, en résidence à Paris, parurent à la barre, ayant Paul Jones à leur tête, pour solliciter, eux aussi, l'honneur d'assister à la solennité du 14. Cette fois il s'agissait de républicains, d'hommes dévoués à la liberté, à cette liberté dont ils jouissaient, et pour la conquête de laquelle la France s'était associée avec eux. C'étaient alors des frères d'adoption, pour ainsi dire, et une place d'honneur leur était due à cette fête consacrée au souvenir de l'affranchissement d'un grand peuple. L'orateur de la députation présenta la demande de ses compatriotes dans un discours noble, simple, où éclatait la reconnaissance des Américains pour la France. Le président répondit en quelques mots. C'est en vous aidant à conquérir la liberté, dit-il en substance, que les Français ont appris à la connaître et à l'aimer ; ils verront donc avec plaisir assister à une réunion fraternelle ceux qu'ils considèrent comme des frères. Robespierre prit ensuite la parole, et tenant à rendre hommage au langage élevé avec lequel s'était exprimé l'orateur des citoyens des États-Unis, il réclama, au milieu d'interruptions qu'on s'explique seulement par le dépit que ressentaient les membres du côté droit d'entendre sans cesse et d'une façon de plus en plus accentuée sortir de sa bouche ces mots d'égalité et de liberté qui les épouvantaient, il réclama, dis-je, l'impression du discours des députés américains, celle de la réponse du président, et, pour les premiers, une place d'honneur à la fête de la fédération. L'abbé Maury, en belle humeur, demanda, lui, l'impression du discours de Robespierre, dont la motion n'en fut pas moins votée d'emblée par l'Assemblée.

Elle eut lieu enfin cette fête de la Fédération tant attendue. On sait comment, quelques jours auparavant, sur une simple invitation des districts, qui craignaient que les préparatifs ne fussent pas achevés pour le jour fixé, tous les citoyens, sans distinction d'âge ni de sexe, s'étaient rendus en foule au Champ de Mars, et la pioche à la main, la hotte sur le dos, réalisant la loi du travail attrayant, étaient venus à bout, en une semaine, d'une tâche véritablement gigantesque. Nous n'avons pas à rendre compte des cérémonies touchantes, des fêtes de tous genres dont Paris fut témoin en ce splendide anniversaire de la prise de la Bastille, sur l'emplacement de laquelle avait été établie une salle de danse qu'indiquait de loin aux passants cette inscription symbolique : Ici Von danse, comme si la Révolution eût voulu changer en un lieu de plaisirs et de joyeux ébats le théâtre sinistre de tant de souffrances et de martyres. Qu'il nous suffise de dire que ce jour fut un des jours heureux de notre pays. Tous les rangs semblaient confondus ; on eût dit d'une seule et même famille. L'immortelle espérance planait, voilant de ses ailes dorées les maux passés et ceux de l'avenir. Qui eût dit alors qu'un an plus tard, à pareille époque, à quelques jours près, ce Champ de Mars si riant, si beau cette année, si bruyant de gaies et confuses rumeurs, se couvrirait de deuil, serait arrosé du sang français et retentirait des cris des victimes.

 

XXXIII

De tous les points du royaume affluaient à l'Assemblée nationale des adresses de félicitations et de soumission à ses décrets. Dans la séance du 8 juillet au soir, Robespierre, en sa qualité de secrétaire, avait lu un grand nombre de pièces que ne dictait pas un zèle officiel, et qui, résultat d'un élan spontané et sincère, prouvaient à l'Assemblée combien elle était soutenue dans son œuvre par l'assentiment unanime du pays[116].

C'était aussi à propos d'une lecture d'adresse de prisonniers que, quelques jours plus tard, un journal modéré de l'époque, l'Ami du Roi, appelait Robespierre l'avocat des galériens[117]. Il faut dire à quoi faisait allusion l'estimable journal. Dans la séance du 1er juillet au soir, deux Fribourgeois, victimes de l'aristocratie de leurs pays, avaient demandé à être admis à la barre pour remercier l'Assemblée qui, par un décret solennel, les avait arrachés aux galères où ils avaient été injustement envoyés. Mais on avait rejeté leur demande par l'ordre du jour, en se fondant sur une ancienne ordonnance interdisant à tout homme sorti des galères d'approcher de la cour. Étrange préjugé ! et bizarre inconséquence d'une Assemblée qui, proclamant à la face du monde l'innocence de deux malheureux condamnés par un arrêt inique, les repoussait comme ayant été flétris par les galères ! C'est ce que généreusement, et avec un grand sens, n'avait pas manqué, mais en vain, de faire observer Robespierre[118].

On discutait alors le rapport des comités ecclésiastique et de constitution sur la division du royaume en arrondissements métropolitains, et sur la fixation des sièges des évêchés dans chaque département. Comme dans quelques autres départements, il y avait dans celui du Pas-de-Calais plusieurs évêchés. Boulogne, Arras et Saint-Omer étaient chacun en possession d'un siège épiscopal. A la quelle de ces trois villes donnerait-on la préférence ? Telle était la question qui s'était agitée le 6 ; question grave si l'on songe à l'importance que les anciennes villes épiscopales, par amour-propre et par intérêt, attachaient à la conservation de leurs sièges. Le comité donnait la préférence à Saint-Omer comme étant la ville la plus centrale du département. Robespierre, d'accord cette fois avec Beaumetz, demandait l'ajournement jusqu'à ce que les électeurs du Pas-de-Calais, qui délibéraient en ce moment sur la fixation du chef-lieu, se fussent eux-mêmes prononcés. L'Assemblée passa outre, et, adoptant l'avis du comité, accorda l'évêché à la ville de Saint-Omer[119]. Mais cette décision n'était pas appelée à avoir la consécration du temps ; l'évêché devait faire retour à la ville d'Arras, choisie comme chef-lieu du département, et où il siège encore aujourd'hui dans une partie des anciens bâtiments de l'abbaye de Saint-Waast, restes déchus d'une splendeur inouïe dans les fastes ecclésiastiques.

A quatre jours de là, dans la même séance où il venait de demander l'impression du discours des délégués américains, Robespierre s'opposait énergiquement à ce que l'Assemblée votât l'élargissement d'une vingtaine d'Avignonnais détenus à Orange, avant d'avoir pris une entière connaissance des faits qui avaient motivé leur arrestation. L'opinion bien connue des membres qui réclamaient cette mise en liberté, les formes acerbes et impérieuses dans lesquelles se produisait cette réclamation, indiquaient suffisamment à l'Assemblée que ces prisonniers n'étaient pas des amis de la Révolution. D'après les renseignements parvenus et les explications données de vive voix par quelques députés avignonnais accourus pour assister à la fédération, ils avaient été incarcérés pour avoir tenté de susciter des troubles à l'occasion du vœu hautement manifesté par les citoyens d'Avignon de voir le comtat Venaissin réuni à la France. Aussi ne faut-il pas s'étonner que l'abbé Maury, vivement appuyé par Malouet, de Crillon, Cazalès et de Virieu, ait été l'organe violent de leurs prétendus griefs, et que les clameurs du côté droit aient assailli Robespierre presque à chacune de ses phrases. Il put donc dire avec raison en descendant delà tribune : D'après les efforts que l'on tente pour que cette affaire ne soit pas exactement connue, il est évident que c'est ici la cause de l'aristocratie contre les peuples et contre la liberté ; j'en atteste ceux qui murmurent et m'interrompent.

Après lui, Camus parla dans le même sens. L'abbé Maury, avec cette modération de langage habituelle à tant de gens de son parti, avait traité les fédérés avignonnais de députés d'assassins et de scélérats. Camus, s'appuyant sur les pouvoirs que ces fédérés avaient reçus de la garde nationale et de tous leurs concitoyens d'Avignon, demanda qu'ils fussent entendus par le comité des rapports, auquel ils étaient à même de fournir tous les renseignements désirables. Il avait fait allusion, dans son discours, à certaines démarches d'un abbé Boyer auprès des personnes qui avaient réclamé en faveur des détenus. L'abbé Maury, se prétendant personnellement désigné, reprit la parole pour conjurer l'Assemblée de ne pas permettre, non à une ville, mais à quelques factieux, de se déclarer indépendants, se laissa aller contre Camus aux personnalités les plus injurieuses, et demanda à être autorisé par un décret à le poursuivre devant le Châtelet comme calomniateur. L'Assemblée décida que les députés avignonnais seraient entendus par le comité des rapports, et, sur la demande en autorisation de poursuites, passa dédaigneusement à l'ordre du jour, après quelques paroles ironiques de Bouche. Celui-ci établit une sorte de parallèle entre la tranquillité de Camus et le pacifique, le juste, le bienfaisant abbé Maury, qui, se prétendant calomnié par Camus, lui paraissait fort échauffé[120].

Quant à Robespierre, dont les clients étaient traités de factieux parce qu'ils voulaient échapper au joug dissolvant de l'Église pour se retremper dans la liberté française, nous l'entendrons plus d'une fois encore soutenir en de solennelles discussions les intérêts de l'antique cité papale, et les citoyens avignonnais lui donneront, de leur côté, d'éclatants témoignages de reconnaissance.

 

XXXIV

Quelques jours après, dans ce même mois de juillet, il prenait partie pour la municipalité de Soissons contre le bailliage de cette ville qui, en annulant, sur la réclamation des boulangers, la taxe du pain fixée par les officiers municipaux, avait soulevé l'agitation populaire et occasionné de graves désordres. Les comités des recherches et des rapports, saisis de la réclamation des officiers municipaux portée à l'Assemblée nationale, concluaient à l'annulation de la sentence bailliagère. Telle était aussi l'opinion de Robespierre. Toute la question, suivant lui, se réduisait à ceci : La taxe du pain est-elle une fonction judiciaire ou une fonction administrative ? Le second cas n'était pas douteux ; car, sous l'ancien régime même, tout ce qui tenait aux subsistances et aux prix des denrées était du ressort des corps administratifs ; il ne saurait donc être permis à un tribunal d'empiéter sur les attributions des municipalités, à la compétence desquelles la sentence du bailliage de Soissons portait une atteinte formelle[121]. L'Assemblée ne se rendit pas tout de suite à ces sages observations, mais l'opinion de Robespierre était en quelque sorte d'ordre public, et elle est devenue la règle commune.

Jamais, avons-nous dit, il n'hésitait à combattre une motion même très-populaire, quand cette motion lui paraissait injuste ou contraire aux intérêts bien entendus du pays, et cela au risque de compromettre sa propre popularité ; nous allons trouver, dans une des séances du mois de juillet, une nouvelle preuve de cette assertion.

Que, dès cette époque, une masse d'émigrés égarés cherchassent à recruter partout à l'étranger des ennemis contre la France révolutionnaire, c'est là un point incontestable. Qu'ils trouvassent des encouragements parmi tous les partisans de l'aristocratie, jusque dans les conseils du roi, et que les vœux secrets de la cour les accompagnassent, c'est ce qu'il est aussi bien difficile de révoquer en doute. Le 26, un pamphlet sinistre, attribué a Marat : C'en est fait de nous ! poussait le cri d'alarme. Le lendemain, par une assez étrange coïncidence, on apprenait qu'une armée autrichienne était autorisée à franchir le territoire français pour marcher sur le Brabant. A cette nouvelle, grande émotion dans l'Assemblée nationale, un décret, en date du 18 février dernier, interdisant le passage de troupes étrangères sur les terres du royaume, à moins d'une autorisation formelle du Corps législatif.

Le ministre des affaires étrangères répondit à une demande d'explications par des faux-fuyants peu dignes : il s'agissait d'un très-petit nombre de troupes ; l'autorisation était de bienséance entre deux nations voisines et amies ; c'était à charge de revanche. Singulière bienséance que celle qui consistait à violer un décret de l'Assemblée. Enfin les fêtes de la fédération avaient seules jusqu'ici empêché le ministre de porter ces faits à la connaissance de l'Assemblée nationale[122]. Mais ces explications parurent peu satisfaisantes à d'Aiguillon. Il ne suffisait pas à l'Assemblée, selon lui, d'interdire le passage des troupes autrichiennes sur le territoire français, il fallait improuver publiquement la conduite du ministre des affaires étrangères, et le rendre personnellement responsable des événements que pourrait amener son imprudence.

Mirabeau, pour parer le coup prêt à frapper le ministère, essaya de détourner l'attention de l'Assemblée en venant lui parler d'un manifeste contre-révolutionnaire adressé à plusieurs municipalités du royaume, et attribué au prince de Condé[123]. Le peuple mécontent grondait au dehors ; des groupes menaçants, répandus dans le jardin des Tuileries, à deux pas de l'Assemblée, réclamaient à grands cris le renvoi des ministres. L'adroit Mirabeau vit bien, suivant l'expression de Camille Desmoulins, qu'if falloit donner de la corde au peuple, au lieu de s'exposer à la rompre en la tenant trop tendue[124].

Quoi de plus populaire, en effet, et de plus propre à satisfaire les passions irritées des masses qu'une motion énergique contre un prince émigré, si notoirement hostile aux principes de la Révolution ? Que Louis-Joseph Bourbon, dit Condé, fût tenu de désavouer sous trois semaines, par un acte authentique et légal, le manifeste circulant sous son nom, et dénoncé au comité des recherches, sinon qu'on le déclarât traître à la patrie et que ses biens fussent confisqués, voilà ce que Mirabeau demandait à l'Assemblée de décréter. Au premier abord, on le voit, cette motion était bien de nature à donner le change aux bons citoyens. Une partie de l'Assemblée et les tribunes éclatèrent en applaudissements ; mais sous cette motion, d'un patriotisme un peu affecté, quelques esprits clairvoyants soupçonnèrent un piège. Se préoccuper d'un manifeste peut-être faussement attribué à Condé, quand les ministres étaient pris en flagrant délit de violation des décrets de l'Assemblée, quand la cour tout entière semblait le foyer d'une vaste conspiration, n'était-ce pas, pensaient-ils, lâcher la proie pour l'ombre ?

Robespierre combattit d'abord la proposition de d'Aiguillon, non pas que la conduite de M. de Montmorin lui parût innocente ; mais, parce que tous les ministres étant coupables à ses yeux, il n'était pas j Liste de s'en prendre à un seul. Il concluait donc à ce que l'Assemblée, rejetant le projet de décret de d'Aiguillon, fixât un jour pour s'occuper utilement des moyens de déjouer les entreprises de tous les ennemis de la Révolution.

La motion de d'Aiguillon ayant été écartée par l'ordre du jour, Mirabeau reprit la sienne. Robespierre se leva alors pour la combattre également, sans s'inquiéter, comme nous l'avons dit, des atteintes que pourrait porter à sa popularité son attitude dans cette circonstance. Sans être plus indulgent envers les ennemis de la patrie que M. de Riquetti, dit-il, je pense que sa motion est inadmissible et dangereuse. Inadmissible, poursuivait-il, car on ne connaît pas, en définitive, l'auteur du manifeste ; on ne peut donc rendre un décret contre un homme innocent peut-être. Pourquoi d'ailleurs, parmi tant d'ennemis de la Révolution, avoir précisément choisi celui-là pour le déférer aux sévérités de l'Assemblée nationale ? Car, s'il en était d'excusables, c'étaient assurément ceux que des préjugés invétérés attachaient à l'ancien régime. Écoutez-le parlant du prince de Condé : Est-il le seul qui ait donné des preuves d'opposition ? Et s'il fallait un exemple exclusif, je le demande à tous les hommes impartiaux, faudrait-il tomber sur un homme qui, attaché par toutes les relations possibles aux abus de tous genres, n'a pas goûté nos principes ? Eh bien ce Robespierre qu'on a si faussement représenté comme faisant la guerre aux opinions, et qui en réalité ne l'a faite qu'aux actes d'hostilité contre la Révolution, nous le montrerons plus tard, au plus fort de la tourmente révolutionnaire, s'insurgeant contre ceux qui érigeaient en crimes des préjugés incurables. Ô vous qui, sourds aux clameurs injustes des partis, et dédaignant les anathèmes traditionnels, cherchez la vérité avant tout, vous vous souviendrez, quand, à la veille de sa chute, vous l'entendrez s'écrier : Est-ce nous qui avons déclaré la guerre aux citoyens paisibles, érigé en crimes des préjugés incurables ou des choses indifférentes, pour trouver partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même ?[125] vous vous souviendrez que telle était déjà sa doctrine au sein de l'Assemblée constituante, et que pour la soutenir il ne craignit pas d'entrer en lutte contre Mirabeau lui-même et de compromettre cette popularité à laquelle certains écrivains l'ont si faussement accusé d'avoir tout sacrifié. Si la sévérité nationale doit s'exercer contre quelqu'un, disait-il alors, c'est surtout contre ceux qui, chargés de diriger les destinées de la Révolution, semblent se tourner contre elle. Il fallait donc, à son avis, ajourner une proposition insidieuse et s'occuper sans retard des mesures à prendre pour résister à la ligue des ennemis de la Révolution[126].

Mirabeau se sentit piqué au vif. Peut-être avait-il espéré rencontrer en Robespierre un appui, et non un adversaire de sa motion, si patriotique en apparence. Voyant la ruse éventée, il se fâcha, prit à partie Robespierre, lui reprocha d'avoir présenté des observations plus longues et plus emphatiques que sa motion. On découvrait dans l'amertume de ses paroles le ressentiment qu'il éprouvait d'avoir été deviné. Charles de Lameth défendit son collègue d'Arras. Il y a moins de courage, dit-il, à attaquer un absent que des ministres en place, et la motion de M. de Mirabeau toute belle qu'elle paraît aux autres et à lui-même, n'est rien du tout. Enfin, après quelques nouvelles observations de Robespierre et un discours de Michel Le Peletier dans le même sens, l'Assemblée passa à l'ordre du jour[127].

Cette discussion fut diversement appréciée et comprise dans le public. Beaucoup de patriotes moins clairvoyants que Robespierre, et ne soupçonnant pas sa profondeur de vue, allèrent jusqu'à croire à la trahison, irrités sans doute des éloges inusités qu'en cette circonstance certains organes du parti ultra-royaliste se hâtèrent de lui décerner. Aux yeux de l'Ami du Roi, par exemple, Robespierre n'est plus l'avocat des galériens, aux déclamations diffuses ; il est devenu tout à coup, ô miracle de l'esprit de parti ! un orateur dont on applaudit la raison et l'éloquence[128]. En revanche, ni tant d'efforts tentés pour le triomphe de la cause populaire, ni tant de gages de patriotisme déjà donnés, ni les incessantes calomnies dont le poursuivaient les partisans de la cour, ne le mirent à l'abri des plus injustes et des plus violentes attaques. Camille Desmoulins, lui, comprit bien le sentiment auquel avait obéi son ancien condisciple en combattant la motion dirigée contre le prince de Condé. Comme il est toujours à l'avant-garde des patriotes, écrivit-il, croyant reconnaître une manœuvre savante du général Mirabeau, il fut le premier à crier : Ce sont les ennemis, à moi Auvergne ! Cependant il ne peut s'empêcher de lui reprocher d'avoir, par l'influence de sa parole, épargné un décret sévère à l'un des plus irréconciliables ennemis de la Révolution. Malgré tout, s'écrie-t-il, Robespierre sera toujours pour moi, en fait de principes, primus ante omnes[129]. Mais combien fut amer le langage de certains écrivains. Dans une brochure anonyme dirigée contre Robespierre et Charles de Lameth, on traite le premier en véritable suppôt du parti aristocratique : Vous qui n'avez pas voulu que votre patrie fût préservée, rassurée. TREMBLEZ[130]. Ailleurs, c'est censément l'abbé Maury qui lui écrit pour le féliciter d'avoir embrassé la bonne cause, de s'être porté le défenseur, non-seulement du prince de Condé, mais encore de tous les ministres, et qui le considère déjà comme un des plus spirituels orateurs de l'aristocratie[131]. Tristes libelles où semble complètement effacé le souvenir des services rendus, et qui prouvent à quel point sont défiants, soupçonneux et jaloux les partis.

Mais un flambeau l'éclairait, plus sûr que toutes les incitations et les injures, c'était sa conscience ; guidé par elle, il s'avançait calme, inébranlable et serein, sans se laisser décourager par les menaces des uns ou les calomnies des autres. Les occasions n'allaient pas manquer pour lui, d'ailleurs, de donner la mesure de son patriotisme et de son dévouement aux intérêts démocratiques. L'homme qui sert la cause de la liberté, et s'y dévoue tout entier dans les vues les plus désintéressées, doit s'attendre à voir ses meilleures intentions travesties. La calomnie, l'outrage, l'exil, la ciguë, la croix ou l'échafaud seront peut-être son partage ; trop heureux si la justice tardive de la postérité s'éveille enfin, et tresse pour sa mémoire ces couronnes civiques refusées à son tombeau par ses contemporains.

 

 

 



[1] Révolutions de France et de Brabant, t. I, numéro 7, p. 298.

[2] Amendement de sa main, déposé sur le bureau du président. (Archives. Originaux des motions, arrêtés et discours relatifs aux procès-verbaux de l'Assemblée nationale, C. § I, 301, carton 23.)

[3] Moniteur du 5 janvier 1790.

[4] Courrier de Provence, numéro 89, et Moniteur du 3 janvier combinés.

[5] Voyez Point du jour, numéro 180, p. 170.

[6] Point du jour, numéro 186, p. 50.

[7] Voyez le Moniteur du 20 janvier 1790.

[8] Il n'est rien resté de ce discours de Robespierre, qui sans doute avait quelque importance. Le Point du jour en fait seulement mention. Voyez le numéro 189.

[9] Voyez le Moniteur du 24 janvier ; le Point du jour, numéro 192, p. 37, et le Courrier de Provence du 21 au 22 janvier 1790, numéro 96.

[10] Voyez le numéro 96. Ubi supra.

[11] Barère, entre autres, qui faisait alors profession de foi monarchique, dans un sens assez libéral d'ailleurs. Voyez le Point du jour, numéro 196.

[12] Voyez pour cet important discours, qu'on ne possède malheureusement pas en entier, le Moniteur du 28 janvier 1790, et le Point du jour, numéro 196, combinés.

[13] Motion de la main de Robespierre. (Archives. Procès-verbaux manuscrits de l'Assemblée nationale, C. § I, 303, carton 23.)

[14] Voyez le Courrier de Provence, numéro 97 ; le Patriote français, numéro 171.

[15] Point du jour, numéro 201.

[16] Moniteur du 5 février 1790 et Point du jour, numéro 204, combinés.

[17] Voyez le Moniteur du 11 février 1790, et le Point du jour, numéro 211. On pense bien que cette discussion doit avoir été orageuse, dit Barère, p. 12.

[18] Point du jour, numéro 219, p. 109.

[19] Séance du jeudi soir 18 février. Moniteur du 22 février 1790.

[20] Voyez le Contrat social, liv. III, chap. IV, De la démocratie.

[21] Voyez le Point du jour, numéro 222, p. 149 et suiv. ; le Moniteur du 23 février 1790, et le Courrier de Provence, numéro 108, t. VI, p. 392, combinés.

[22] Voyez les Mémoires de Ferrières, t. I, p. 382.

[23] Courrier de Provence, numéro 109, t. VI, p. 410. Voyez aussi les Révolutions de France et de Brabant, numéro 15. Voici les réflexions qu'inspira à Camille Desmoulins le discours prononcé la veille par Robespierre, et qu'il cita à peu près complètement dans son journal : Les bons citoyens eurent enfin leur tour à la tribune, et d'abord Robespierre, toujours fidèle, dit M. Garat, à ses principes de tout rapporter à la liberté, de n'avoir de crainte que pour elle et d'attendre d'elle tous les biens, prononça ce discours, digne de la tribune française. Je n'ai pu me refuser au plaisir de transcrire ce discours en entier. Avec quel plaisir les patriotes ont entendu cet orateur du peuple. Hic est vere fratrum amator, hic est qui multum orat pro populo. Ô mon cher Robespierre ! il n'y a pas longtemps, lorsque nous gémissions ensemble sur la servitude de notre patrie, lorsque, puisant dans les mêmes sources le saint amour de la liberté et de l'égalité, au milieu de tant de professeurs dont les leçons ne nous apprenoient qu'à détester notre pays, nous nous plaignions qu'ir n'y eût point un professeur de conjurations qui nous apprît à l'affranchir ; lorsque nous regrettions la tribune de Rome et d'Athènes, combien j'étois loin de penser que le jour d'une constitution mille fois plus belle étoit si près de luire sur nous, et que toi-même, dans la tribune du peuple français, tu serois un des plus fermes remparts de la liberté naissante !

[24] Moniteur du 25 février 1790.

[25] Révolutions de Paris, numéro 33, p. 10 et 16.

[26] Evangile selon Mathieu, V, 17-18.

[27] Voyez le Moniteur des 19 et 20 février 1790, et le Point du jour, numéro 219, p. 117.

[28] Séance du 27 février. Voyez le Point du jour, numéro 227.

[29] Voyez le Point du jour, numéro 232, p. 285 et suiv., et le Moniteur du 5 mars 1790. Ce discours de Robespierre, dont les journaux n'ont donné qu'une analyse fort incomplète, a été imprimé sous ce titre : Motion de M. de Robespierre, au nom de la province d'Artois et des provinces de Flandre, de Hainaut et de Cambraisis, pour la restitution des biens communaux envahis par les seigneurs. (In-8° de 11 pages, Paris, 1790.)

[30] Moniteur du 5 mari 1790.

[31] Réponse de M. de Robespierre, membre de l'Assemblée nationale, à une lettre de M. Lambert, contrôleur général des finances. Paris, Pottier de Lille, 1790, in-8° de 7 pages.

[32] Correspondance entre le contrôleur général des finances (Lambert) et M. de Robespierre, à l'occasion des droits sur la bière (22 avril 1790), in-4° de 8 pages.

[33] Moniteur du 15 mars 1790.

[34] Voici l'art. 1er du décret tel qu'il fut adopté : Dans l'espace de six semaines après la publication du décret, toutes personnes détenues dans les châteaux, maisons religieuses, maisons de force, maisons de police ou autres prisons quelconques, par lettres de cachet, ou par ordre des agents du pouvoir exécutif, à moins qu'elles ne soient légalement condamnées, décrétées de prise de corps, ou qu'il n'y ait contre elles une plainte en justice, à l'occasion d un crime emportant peine afflictive, ou enfermées pour cause de folie, seront mises en liberté. (Séance du 13 mars.)

[35] Courrier de Provence, numéro 118, et Moniteur du 18 mars 1790, combinés.

[36] Ce discours a été résumé en quinze lignes par le Moniteur. Voyez le numéro du 27 mars 1790 ; voyez aussi le Courrier de Provence, numéro 123.

[37] Courrier de Provence, numéro 124, t. VII, p. 203.

[38] Voyez le Moniteur du 30 mars 1790 ; le Courrier de Provence, ubi supra. Ce discours, publié en entier par le journal le Hérault national, a été imprimé à part ; Discours sur l'organisation des municipalités. Paris, 1790, in-8°.

[39] Révolutions de France et de Brabant, numéro 8, p. 370.

[40] Bourreau, Barnave on choisira,

Robespierre valet sera,

Villette au c... les poussera.

(Numéro 209.)

Il est des citations que nous n'oserions nous permettre. Veut-on maintenant avoir un échantillon de la douceur de ces journalistes modérés ? Voici ce qu'on lit dans le numéro 85 : Avis très-important distribué sur le pont Saint-Michel et sur le pont Royal : Quelle gloire n'acquerrions-nous pas, quand enfin, au bout du compte, nous n'aurions que le seul avantage de rendre la liberté à notre bon roi. Il faudroit ensuite chasser tous les démagogues ; livrer un Charles Lameth, un Barnave, un Duport, un Robespierre, un évêque d'Autun, un Mirabeau (l'aîné), un Chapelier, un du Bois de Crancé, qui insultent toute l'armée, pour en faire la justice la plus sévère, et se repaître du spectacle de les voir tous subir le même sort que nous faisions subir aux crapeaux (sic) dans la campagne, en les accrochant au bout d'une perche sur les ruines de la Bastille, pour les faire mourir à petit feu. Voilà, messieurs, ce qu'il seroit pour nous glorieux de faire, etc. Quand plus tard nous aurons à signaler les dévergondages de démagogie du thermidorien Guffroy, dans son Frank en vedette, on devra se rappeler où il a cherché ses modèles.

[41] Actes des Apôtres, numéros 94, 100, 131, etc.

[42] Actes des Apôtres, numéros 165, 182. Comme toutes les calomnies, celle-ci a trouvé des gens fort crédules. Là-dessus un honorable magistrat de nos jours, dont nous avons la lettre entre les mains, a imaginé que cette parenté avait dû donner à Robespierre l'idée de son mémoire sur les peines infamantes.

[43] L'Union ou Journal de la liberté. Il n'en a paru que 69 numéros en français et en anglais. Les Actes des Apôtres, en belle humeur de calomnie, prétendaient que les gazetiers anglais avaient prié M. Robespierre d'accepter dix mille livres sterling pour rendre son journal absolument français (numéro 5). Telle est à peu près la force des plaisanteries des Actes des Apôtres.

D'une lettre écrite de Londres à Robespierre, dans le courant du mois de novembre 1790 par P. de Cugnières, lettre que nous avons sous les yeux et dans laquelle il est longuement question du mauvais effet produit par les menées contre-révolutionnaires de la cour, il semble résulter que ce P. Cugnières aurait été le correspondant de Robespierre, en Angleterre, sans doute pour ce journal V Union, qui n'eut qu'une existence éphémère.

[44] Grand Combat national. Paris, 1790, in-8°, p. 7.

[45] Actes des Apôtres, numéro 100, p. 9.

[46] Actes des Apôtres, numéro 41. Je vais donc essayer de jeter enfin dans vos âmes quelques étincelles de ce vaste et brûlant foyer de patriotisme que les Pétion, les Robespierre et les Mirabeau entretiennent de leurs mains immaculées dans les obscurs dortoirs des Jacobins.

[47] Ou des 89, suivant quelques personnes ; nom qui serait venu du chiffre des dissidents.

[48] Lettre en date du 1er avril 1790, signée de Robespierre.

[49] Michelet, Histoire de la Révolution, t. II, p. 325. M. Michelet est obsède par une idée qui l'aveugle, la haine du prêtre ; et comme Robespierre, avec un courage et une générosité qui devraient être lill de ses titres d'honneur aux yeux de tous les partis, s'éleva, à plusieurs reprises, contre les persécutions maladroites auxquelles le clergé se trouva en butte pendant la Révolution, le voilà sacré prêtre par l'éminent auteur du précis d'histoire moderne.

[50] Michelet, t. II, p. 334. L'Histoire de la Révolution par M. Michelet, si éloquente parfois, si pleine de cœur, si féconde en aperçus ingénieux et profonds, est souvent aussi d'un vague fatigant pour le lecteur. Elle a surtout le tort de fourmiller de contradictions. Les Jacobins, où l'action collective domine l'action individuelle (p. 75, t. II), sont à la page suivante dominés par Duport, Barnave, Lameth et plus loin (p. 450), par Robespierre. Ils se trouvent (p. 297) les adversaires ardents des prêtres, et celui que M. Michelet considère comme le Jacobin par excellence devient (p. 325) l'homme des prêtres.

[51] Voyez le Moniteur du 9 avril 1790 ; le Courrier de Provence, numéro 128, et surtout le Point du jour (numéro 265, p. 354 et suiv.), où le discours de Robespierre se trouve beaucoup plus complètement reproduit, précédé de cette observation : Robespierre est monté à la tribune ; l'établissement général des jurés ne pouvait avoir en lui qu'un défenseur ardent et courageux.

[52] Discours sur l'organisation du jury. Voyez plus loin.

[53] Moniteur du 26 mai 1790 ; Point du jour, numéros 314 et 315.

[54] Voyez dans le numéro 38 des Révolutions de Paris (p. 59) la description du Livre rouge. Il était formé d'un papier de Hollande dans la trame duquel, par une sorte de raillerie singulière, était empreinte cette devise du fabricant : Pro patria et libertate.

[55] Lettre à M. de Beaumetz, p. 11. Tout cela résumé au Moniteur en quelques lignes. Voyez le numéro du 19 avril. Robespierre n'était pas le seul de sou avis. Dans la séance du 21 avril, Merlin disait : Si on vous proposait de révoquer le décret du marc d'argent, je me joindrais à celui qui vous ferait cette proposition, parce que ce décret est évidemment contraire aux droits de l'homme. Pourquoi donc ne se joignit-il pas à Robespierre quand celui-ci combattit si vivement ce décret ?

[56] Moniteur du 22 avril 1790 : séances des 20 et 21 avril ; Point du jour, numéro 280, p. 150.

[57] Le Moniteur ne dit mot de cette importante discussion. Voyez le Point du jour, numéro 279, p. 136.

[58] Voyez le Moniteur du 23 mai 1790.

[59] Moniteur du 29 avril.

[60] Voici en quels termes le journal de Brissot rendit compte de son discours. M. Robespierre a soutenu que ce projet étoit insuffisant (celui des comités) ; il s'est plaint de la composition actuelle des conseils de guerre, composés d'officiers. Il a dit qu'il falloit que chaque grade de l'armée, depuis l'officier général jusqu'au soldat, y trouvât des pairs. (Patriote français), numéro 264.

[61] Archives, Procès-verbaux manuscrits de l'Assemblée nationale. C. § I, 348, carton 26. Le Moniteur du jour désigne ainsi Robespierre, M***, (Séance du 1er mai au soir.)

[62] Lettre manuscrite de Robespierre à son ami Buissart, en date du 23 juillet 1789.

[63] Lettre à M. de Beaumetz, p. 11. Le Moniteur ne dit pas un mot du discours de M. de Beaumetz.

[64] Lettre à M. de Beaumetz, p. 12-2.

[65] Lettre à M. de Beaumetz, p. 3.

[66] Ces deux lettres de Robespierre jeune, fort importantes, et dont on trouve la mention dans les catalogues de M. Laverdet, ont été vendues aux enchères publiques en décembre 1845 et en avril 1855. Comme presque toutes les lettres adressées à Maximilien, et qui se trouvent dans des collections particulières, ces lettres proviennent, sans aucun doute, des dilapidations de Courtois.

[67] Nous avons sous les yeux un exemplaire imprimé de cette lettre, appartenant à l'honorable M. Billet, avocat à Arras, et en tête duquel un contemporain a écrit à la plume : BIEN FAITE ! PEINT AU MIEUX BEAUMETZ. (Paris, Pottier de Lille, 1790, in-8° de 19 pages.)

[68] Voici ce certificat : Quoique M. de Robespierre n'ait pas besoin d'autre témoignage de son patriotisme que sa conduite et l'opinion publique, nous nous faisons un plaisir de lui donner une preuve de l'estime et de l'attachement qu'il a droit d'attendre de tous ses collègues, en attestant à tous ceux que la calomnie auroit pu tromper :

Que, bien loin d'avoir dit dans l'Assemblée nationale que l'Artois ne payoit point des impositions considérables, ou rien qui pût tendre à aggraver les charges de ce pays, il n'a parlé que du mode et de la nature de ces impositions, pour observer qu'une très-grande partie consistoit en impositions indirectes, et prouver par là la nécessité d'affranchir les habitans de ce pays des conditions qui exigent une certaine quantité de contributions directes pour exercer les droits de citoyen actif, et pour être électeur ou éligible aux différentes places établies par la constitution ;

Qu'il a toujours défendu avec zèle et la cause générale du peuple et de la liberté, et les intérêts des habitans de l'Artois en particulier. (P. 18 et 19.)

[69] Adresse au peuple artésien par ses représentants (in-8° de 34 p., Paris, 1790).

[70] Avis au peuple artésien, par M. de Robespierre, député de la province d'Artois à l'Assemblée nationale (Paris, Pottier de Lille, 1790, in-8° de 14 pages).

[71] Voyez le Point du jour, numéro 289, p. 295. Le Moniteur est complètement muet.

[72] Moniteur du 5 mai 1790.

[73] Voici en quels termes, quelques jours après, s'exprimait Loustalot : Nous avons peu de ces hommes qui, cherchant plutôt à remplir leur devoir qu'à obtenir des applaudissements, se tiennent, comme M. de Robespierre, près des principes, et qui, bravant le reproche d'être trop chaleureux, réclament sans cesse les droits sacrés du peuple, lors même qu'ils prévoient qu'ils vont être sacrifiés. Et en note il ajoutait : Il Tient de donner une nouvelle preuve de ce genre d'héroïsme en défendant seul la maintenue des districts de Paris (Révolutions de Paris, numéro 43, p. 258). De son côté, Camille Desmoulins écrivait dans son journal : Tous les républicains sont consternés de la suppression de nos soixante districts. Ils regardent ce décret d'aussi mauvais œil que celui du marc d'argent. Il y a un grand moyen en faveur des districts ; on doit croire les faits avant les raisonnements. Quels maux ont-ils faits ? Et n'est-ce pas à eux au contraire qu'on doit la Révolution ? L'Assemblée nationale, il faut en convenir, a dégénéré à elle seule en cohue plus souvent que les soixante districts ensemble. Ce qui parle plus haut en leur faveur, c'est que leur majorité a toujours voté pour l'intérêt général. Pourroit-on en dire autant de l'Assemblée nationale, où les noirs ont remporté plus d'une victoire éclatante ? (Révolutions de France et de Brabant, numéro 25.)

[74] Voyez la Correspondance entre le comte de la Marck et le comte de Mirabeau.

[75] Moniteur du 15 mai 1790.

[76] Voyez le Point du jour, numéro 303, p. 44.

[77] Ce discours est tronqué aussi maladroitement que possible dans le Moniteur, numéro du 16 mai 1790. Voyez le Point du jour, numéro 303, p. 44 et suiv.

[78] A propos de cet incident, le Moniteur du 29 mai suivant contenait une lettre qui vaut la peine d'être reproduite ici. Je viens de lire, Monsieur, dans le numéro 139 du Moniteur, que M. de Robespierre ayant dit, dans la séance du lundi 17, que le roi est le commis de la nation, MM. d'Estourmel, de Murinais, etc., demandèrent qu'il fût rappelé à l'ordre. — J'avois vu dans le numéro 139 que, la veille même, M. de Montlosier s'étant le premier servi de cette expression, et ayant dit expressément à l'Assemblée : Le roi est le commis de la nation, et non le vôtre, ces Messieurs n'avoient pas donné le moindre signe d'improbation. Expliquez-moi, je vous prie, Monsieur, pourquoi les membres de l'Assemblée, qui ont trouvé cette expression si répréhensible dans la bouche de M. Robespierre, l'avoient trouvée fort bonne, la veille, dans la bouche de M. de Montlosier ? Un mot est-il bon ou mauvais, suivant qu'il est prononcé à droite ou à gauche ? Il est nécessaire, ce me semble, pour l'usage de la langue, de savoir à quoi s'en tenir à cet égard. — Un Abonné. Il n'était pas possible de faire avec plus d'esprit et de raison la critique des braillards du côté droit.

[79] Moniteur du 19 mars 1790. Ce discours de Robespierre est également tronqué. Le Courrier de Provence se contente de dire que l'opinion et les arguments de Robespierre rentrent dans ceux de M. Petion de Villeneuve, numéro 145, t. VIII, p. 258. Le Point du jour n'est pas plus explicite.

[80] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VI, p. 19.

[81] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VI, p. 34.

[82] Voyez dans les numéros 141, 142, 144 du Moniteur, les deux grands discours prononcés par Mirabeau dans cette discussion, et littéralement insérés sur ses propres manuscrits.

[83] Voici comment, dans son journal, Mirabeau rend compte de ce mezzo termine : Tous les dissentiments se sont confondus dans le grand intérêt national. MM. le baron de Menou, Barnave, Lameth, Duport, Robespierre et autres, qui, par les projets de décrets qu'ils avaient préparés ou appuyés, semblaient ne vouloir confier qu'au seul Corps législatif le droit exclusif de prononcer sur la guerre, ont senti que le concours royal était nécessaire, et sont convenus de l'exprimer de la manière la plus énergique. (Courrier de Provence, numéro 147, t. VIII, p. 316.)

[84] Révolutions de France et de Brabant, numéro 28, p. 615-616.

[85] Voyez dans le numéro 30 de son journal (p. 300) les réflexions que lui suggère la lettre de Robespierre.

[86] Point du jour, numéro 308. Voyez aussi notre Histoire de Saint-Just, t. I, liv. I, p. 81. Édition Méline et Cans, Bruxelles, 1860.

[87] Voyez le Point du jour, numéro 305. Le Moniteur ne mentionne même pas ce discours de Robespierre.

[88] Rapport de Treilhard, lu dans la séance du 30 mai 1790.

[89] Le mot est d'un royaliste, de Ferrières. Voyez ses Mémoires, t. II, liv. I, p. 11.

[90] Michelet, Histoire de la Révolution, t. II, p. 335.

[91] Séance du 31 mai. Voyez le Moniteur du 1er juin 1790.

[92] Moniteur du 1er juin 1790. M. Michelet, nous ne savons pourquoi, imagine que les journaux furent d'accord pour ne pas imprimer (t. II, p. 335), influencés par les hauts meneurs jacobins. Si la plupart des journaux ne mentionnèrent pas la proposition de Robespierre, c'est qu'à cette époque le compte rendu des séances de l'Assemblée nationale était rédigé avec beaucoup de négligence. Il n'y a pas d'autre motif. M. Michelet cite les Révolutions de Paris comme n'en n'ayant dit mot ; il est dans l'erreur. Ce journal fait même mieux que le Moniteur, il cite en toutes lettres la motion de Robespierre. (Voyez le numéro 48, t. 1V, p. 548.)

[93] C'est du mariage des prêtres dont j'ai l'honneur de vous parler, Monsieur, lisons-nous dans une de ces lettres. Tous les hommes sages et sensés le demandent à hauts cris et le regardent comme d'une nécessité absolue. Si celui qui nous a institués prêtres eût voulu nous obliger au célibat, il nous en auroit certainement fait une loi expresse. Vous voyant au-dessus des clameurs de ces êtres qui trouvoient si bien leur avantage dans le désordre et la confusion des abus, je vous supplie, Monsieur, de faire usage des grands talents que vous avez pour l'abolition d'un état si contraire à la nature, à la politique et à la religion même. L'Europe entière bénira votre nom à jamais.

Amiens, 11 juillet 1790.

Signé : LEFETZ.

Voyez cette lettre dans les Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, etc. (collection Barrière et Bervillé), t. I, p. 118 et suiv.

[94] Souvenirs d'un déporté, par Pierre Villiers, p. 4.

[95] Ce renseignement nous est fourni par les Révolutions de Paris, dont le rédacteur en chef, Loustalot, partageait complètement l'opinion de Robespierre. Nous avons reçu sur ce sujet une lettre bien intéressante, écrit-il, c'est la copie' d'une lettre adressée, au nom de plus de cinq cents prêtres de Picardie, à M. de Robespierre, qui a parlé le premier, dans l'Assemblée nationale, du mariage des prêtres. Nous la publierons à l'ordinaire prochain. Malheureusement il n'a point tenu sa promesse. Du reste il s'agit sans nul doute de celle dont nous avons donné un extrait. Voyez les Révolutions de Paris, numéro 49 (19 juin), t. IV, p. 586.

[96] Voyez le Point du jour, beaucoup plus complet que le Moniteur pour cette séance, numéro 329, p. 454.

[97] Voyez le Moniteur du 17 juin 1790, et aussi le Courrier de Provence, numéro 156, t. IX, p. 12.

[98] Courrier de Provence, numéro 158.

[99] Voyez le Courrier de Provence, numéro 158, t. IX, p. 70 et suiv. Voyez aussi le Moniteur du 23 juin 1790, moins complet.

[100] Moniteur du 24 juin 1790.

[101] Voyez le Moniteur du 24 juin 1790.

[102] Moniteur du 29 juin.

[103] S'il faut en croire Pierre Villiers, qui bâtit là-dessus une anecdote (Souvenirs d'un déporté, p. 3), Robespierre n'était pas présent. Mais ce Pierre Villiers, grand faiseur d'anecdotes, nous paraît ici dans l'erreur, puisque dans cette même séance Robespierre fut nommé secrétaire. Il était d'ailleurs extrêmement assidu aux séances de l'Assemblée ; Villiers en fait l'aveu lui-même quelques lignes plus loin, au point que, se rendant un jour en voiture à l'Assemblée et se trouvant arrêté au coin des rues Saint-Denis et Greneta par une députation qui allait offrir à l'Assemblée nationale un modèle de la Bastille, il descendit précipitamment, pria son compagnon, qui n'était autre que Villiers, de payer, et partit en s'écriant : Toutes les Bastilles du monde ne peuvent pas m'empêcher d'aller à mon poste. (Souvenirs d'un déporté, p. 5.)

[104] Il n'y a pas de doute possible sur la date précise de cette modification de son nom. La motion, de sa main, citée plus haut est signée M. Robespierre, tandis que la lettre qu'il écrivait quelques jours auparavant, et que nous avons donnée dans notre texte, était signée de Robespierre.

[105] Minutes des motions, discours pour la rédaction des procès-verbaux de l'Assemblée nationale. Archives, C. § I, 348, carton 26. Les procès-verbaux des séances des 25 et 30 juin, 5, 8 et 15 juillet sont de la main de Robespierre.

[106] Courrier de Provence, numéro 159, t. IX, p. 95.

[107] Voyez le Moniteur du 27 juin 1790, et le Point du jour, numéro 346, p. 243, combinés.

[108] Moniteur du 1er juillet 1790.

[109] Point du jour, numéro 350 : Courrier de Provence, numéro 160 ; Moniteur du 1er juillet.

[110] Révolutions de France et de Brabant, numéro 32.

[111] Moniteur du 5 juillet 1790 ; Courrier de Provence, numéro 162.

[112] Voyez dans l'Histoire de la Révolution, par Michelet, t. II, chap. XI, et dans celle de Louis Blanc, t. IV. chap. XV, les récits très-éloquents des fédérations partielles.

[113] L'Ami du Peuple ou le Publiciste parisien, numéro 151.

[114] Moniteur du 5 juillet 1790 ; Point du jour, numéro 354, p. 377.

[115] Courrier de Provence, numéro 162, t. IX, p. 177.

[116] Voyez le Moniteur du 12 juillet 1790.

[117] L'Ami du Roi, numéro 45, p. 181.

[118] Point du jour, numéro 360, p. 469.

[119] Point du jour, numéro 357.

[120] Voyez le Moniteur du 12 juillet 1790 ; le Courrier de Provence, numéro 164, t. IX, p. 223.

[121] Moniteur du 22 juillet 1790.

[122] Voyez dans le Moniteur du 29 juillet 1790 la lettre de M. de Montmorin.

[123] C'est ce que ne fait nulle difficulté d'avouer le propre journal de Mirabeau. Voyez le Courrier de Provence, numéro 170. t. IX. p. 369.

[124] Révolutions de France et de Brabant, numéro 36.

[125] Discours du 8 thermidor.

[126] Voici la contre-proposition de Robespierre, telle que nous l'avons trouvée aux Archives, minutée de sa main : Ajourner la proposition de M. de Riquetti, et décréter que demain l'Assemblée continuera de s'occuper des mesures ultérieures à prendre pour assurer le salut public et l'effet de la délibération actuelle. Archives, procès-verbaux manuscrits de l'Assemblée nationale. C. § I, 180, carton 30.

[127] Moniteur du 29 juillet 1790 ; Point du jour, numéro 381, p. 327 et suiv.

[128] L'Ami du roi, numéro 60.

[129] Révolutions de France et de Brabant, numéro 36, p. 582 et suiv.

[130] Le Prince de Condé généreusement protégé par MM. de Lameth et Robespierre, in-8°, de 8 p., 1790.

[131] Lettre de M. l'abbé Maury à M. de Robespierre, défenseur du prince de Condé et des ministres, in-8°, 4 p., de l'imprimerie de Champigny.