HISTOIRE DE ROBESPIERRE

TOME PREMIER — LA CONSTITUANTE

 

LIVRE PREMIER. — MAI 1758 - MAI 1789.

 

 

Prolégomènes. — La famille de Robespierre. - Enfance de Maximilien. — Son goût pour les oiseaux. — Histoire du pigeon. — L'abbaye de Saint-Waast. — Séjour au collège de Louis-le-Grand. — Visite de Louis XVI. — Gratification accordée au jeune Robespierre par l'administration du collège. — Etudes de droit. — Visite à Jean-Jacques Rousseau. — Robespierre est reçu avocat. — Son retour à Arras. — Sa vie privée. — Ses amis. — La société des Rosati. — Il en est reçu membre. — Premières relations avec Carnot. — Débuts au barreau. — Le testament du chanoine Beugny. — Procès contre un moine de l'abbaye de Saint-Sauveur. — L'organisation judiciaire de l'Artois. — Robespierre juge au tribunal de l'évêque. — Promesses d'éloquence. — Affaire du paratonnerre de M. de Vissery de Bois-Valé. — Une lettre de Robespierre à propos de serins. — Son influence morale. — Madrigal à Ophélie. — Essais littéraires. — Il est reçu membre de l'Académie d'Arras. — Discours de réception. — Analyse de son discours sur les peines infamantes, couronné par la Société royale des arts et des sciences de Metz. — Robespierre et Lacretelle. — Eloge de Gresset. — Pourquoi l'Académie d'Amiens n'a pas décerné de prix. — Discours sur la législation qui régit l'état et les droits des bâtards. — Mademoiselle de Kéralio et l'Académie d'Arras. — Réponse de Robespierre. — Il est nommé président de l'Académie. — Présages de la Révolution. — Les états généraux convoqués. — Adresse à là nation artésienne sur la nécessité de réformer les états d'Artois, par Maximilien Robespierre. — Ligne puissante contre lui. — Sa candidature aux états généraux. — Intrigues de ses ennemis pour la faire échouer. - Procès Dupond. - Véhémentes sorties contre les lettres de cachet et tous les abus de l'ancien régime. — Circulaire aux citoyens de l'Artois. — Opérations électorales. — L'Assemblée du tiers état à Arras. — Appréhensions du duc de Guines. — Robespierre est nommé député aux états généraux. — Projets de mariage. — Éloge du président Dupaty. — Conclusion de ce livre.

 

I

Ce n'est pas sans une certaine émotion qu'aux chauds rayons du soleil de juillet, je trace aujourd'hui les premières lignes de cette histoire, destinée à réparer une des plus criantes injustices que l'imagination puisse concevoir.

Il y en effet soixante-huit ans qu'à pareil jour, aux applaudissements de tous les ennemis de la République française, tombaient sous le couteau de la guillotine cinq des plus glorieux membres de la Convention nationale, les plus purs, les plus dévoués, les plus ardents défenseurs delà Révolution, qui s'immolait en les tuant. Trois d'entre eux faisaient partie de ce comité de Salut public à l'énergie duquel la France, sortant transfigurée d'un amas de ruines, venait de devoir son salut et son triomphe. A chaque anniversaire de ce sanglant Thermidor, je ne puis me défendre d'une indéfinissable tristesse. Que d'espérances détruites ! Que d'illusions perdues dans ce mois funeste ! Les meilleures promesses de 1789 s'évanouirent comme par enchantement à l'heure où cessèrent de battre les cœurs de ces jeunes gens dont l'aîné avait un peu plus de trente-six ans, et le plus jeune un peu moins de vingt-sept.

Avec eux, on peut le dire, succombait la République elle-même, au moment où, grâce à leurs vigoureux efforts, à leur héroïsme et à leur désintéressement, elle allait, fière et victorieuse, s'affermir à jamais peut-être, et entrer résolument, pour le bonheur du monde, dans les voies promises de la liberté, ce rêve éternel des grandes âmes, et qui rayonnait dans toute sa mansuétude, dans tout son éblouissement, dans toute sa sincérité, à chacune des pages de leur constitution.

Ces hommes d'une probité à toute épreuve, de mœurs irréprochables, d'un caractère doux et tendre dans l'intérieur, s'étaient dévoués, corps et âme, à leur pays. Émus des scandales, des iniquités, des hontes de la monarchie, ils rêvaient une patrie heureuse, libre et pure. Au régime du bon plaisir ils prétendaient substituer le règne impassible des lois ; ils voulaient que la France devint la tête et l'avant-garde des nations, non par la force, mais par l'idée ; hommes du tiers état, issus de ces classes moyennes, pépinières de grands hommes, d'où étaient sortis les plus beaux génies des derniers siècles, races antiques et sévères dans le sein desquelles circulaient encore à pleine sève toutes les vertus publiques et privées, ils travaillaient à l'alliance intime de la bourgeoisie et du prolétariat. La Révolution, selon eux, devait profiter à tous, et non à quelques-uns ; et ils n'admettaient pas que, sur les ruines de la féodalité brisée, s'élevât une autre aristocratie moins généreuse, plus égoïste que la noblesse abattue par eux. Poussés par le destin dans la lutte désespérée entre l'ancien et le nouvel état de choses, lutte d'autant plus vive que la résistance des castes privilégiées et de leurs partisans était plus acharnée, ils avaient dû porter de rudes coups à leurs adversaires, consentir à des sévérités passagères, nécessitées par de formidables circonstances ; mais, du moins, ils ne confondaient pas les indifférents avec les coupables, la faiblesse ou l'erreur avec le crime. Plus d'une fois en les entendit réclamer au nom de l'humanité et du bon sens ; et le jour où, après avoir essayé de rétablir un peu d'ordre dans l'inévitable chaos d'une résurrection, ils se disposaient à proposer à l'Assemblée souveraine de demander à quelques scélérats compte du sang inutilement répandu, et des persécutions indistinctement prodiguées, ils succombèrent sous l'alliance impie d'une poignée d'intrigants sanguinaires, de royalistes déguisés et de patriotes égarés ; et, suivant la propre expression de Barère, périrent sur l'échafaud pour avoir voulu arrêter le cours terrible de la Révolution[1].

Je dirai plus tard les conséquences désastreuses de leur chute, l'irréparable dommage qu'en a subi notre France ; le sang des patriotes versé à flots ; la Terreur devenue modération, et, sous ce masque emprunté ; décimant hypocritement le pays ; tous les cynismes enfin, toutes les lâchetés, toutes les turpitudes des héros de Thermidor, ou, pour me servir de l'expression de Charles Nodier, de cette hideuse faction thermidorienne qui décapita la République, et anéantit presque complètement en un jour l'œuvre de cinq ans de luttes gigantesques qu'allait couronner la victoire. Mais avant de remuer cette vase, avant de montrer à nu cette plaie profonde faite par une réaction effrénée, et dont le pays saignera longtemps, avant d'étaler dans toute leur effrayante horreur les véritables saturnales de la Révolution, il importe de connaître à fond les causes efficientes d'une telle catastrophe, et le rôle des citoyens qui en ont été victimes, de ces hommes assez grands pour qu'à leur destinée ait été attachée celle de la République elle-même.

Je parlerai donc présentement des vaincus de Thermidor, car écrire l'histoire du plus illustre d'entre eux, c'est aussi raconter la vie de ses compagnons d'armes -et de gloire.

 

II

Ô martyrs ! je vous plains, non pour la mort cruelle que vous avez trouvée dans un odieux guet-apens ; qu'importerait cette fin tragique, si la postérité eût fait de votre carcan une couronne, et de votre supplice un titre de plus à la reconnaissance de vos compatriotes ? mais je vous plains d'une pitié bien forte pour cet opprobre immérité dont votre mémoire est encore couverte aux yeux d'une partie du monde aveuglé. Les malheureux m'attirent, et je ne sache pires infortunés que ces généreux citoyens qui, en récompense d'une vie toute d'abnégation, de vertu et de dévouement, recueillent les malédictions de ceux dont ils eussent voulu assurer le bonheur, et, par delà le tombeau, sont encore poursuivis par de stupides anathèmes ! Grandes ombres dont mon âme comprend la douleur, je me sens entraîné vers vous par ma haine-contre tout ce qui est injuste, par ma sympathie pour tout ce qui souffre !

Et de ces glorieux martyrs aucun n'a, au même degré que Maximilien Robespierre, subi les dures étreintes de la calomnie ; non, jamais, depuis dix-huit cents ans, homme n'a été plus cyniquement calomnié. L'histoire nous apprend que la Grèce pleura longtemps le supplice de Socrate et la proscription d'Aristide ; mais la France n'est pas la Grèce. Insulter Robespierre est devenu une affaire de convention. Hier encore, n'entendions-nous pas des écrivains soi-disant démocrates s'acharner sur sa mémoire, sans prendre la peine de vérifier leurs assertions, et leurs paroles ne semblaient-elles pas, comme un écho prolongé, des diatribes de Courtois et de Montjoie, deux des plus cyniques barbouilleurs de papier qui, depuis Gutenberg, aient fait gémir la presse ? Ô vérité, quand donc dessilleras-tu tous les yeux !

Les réacteurs de Thermidor ont poussé jusqu'au chef-d'œuvre l'exécrable science d'Anitus, et devant le formidable amas de mensonges et de faux — je dis faux matériels, altérations d'écritures, etc. — entremêlés par eux avec un art diabolique, rien d'étonnant à ce qu'un grand nombre de lecteurs de bonne foi, mais superficiels, se soient laissé prendre au piège. Parmi les contemporains, beaucoup, sans s'immiscer directement dans ces mensonges et dans ces faux, s'en sont rendus les complices par leur silence, les uns parce qu'ils se sentaient perdus s'ils élevaient la voix en faveur des victimes, les autres parce que, au moment où soufflait, avec une violence à tout renverser, l'âpre vent de la contre-révolution, ils n'étaient pas fâchés de laisser peser sur des  innocents, dont la bouche à jamais fermée ne pouvait protester, la responsabilité des mesures, sévères qu'ils avaient eux-mêmes provoquées. Napoléon l'a dit il y a longtemps : Robespierre a été le bouc émissaire de la Révolution[2]. Ajoutez a cela les clameurs incessantes des partis intéressés à flétrir cette Révolution dans son plus intègre, son plus dévoué, son plus infatigable représentant, et vous aurez le secret des préventions dont la trace profonde sera longue à effacer.

Toutefois, malgré les efforts des détracteurs, il ne fallait pas beaucoup d'intelligence à un lecteur attentif pour découvrir la vérité et percer les nuages épais enveloppant l'histoire indignement travestie.

Quant à moi, lorsque je me plongeai, bien jeune encore, avec une passion toute filiale, dans l'étude de notre Révolution, je fus tout de suite stupéfait des étonnantes contradictions existant entre les discours, les actes de Robespierre et la réprobation dont son nom m'apparaissait frappé ; je ne pouvais concevoir surtout cette incalculable différence de l'opinion de la veille à celle du lendemain.

Un seul jour ne fait pas d'un mortel vertueux

Un perfide assassin.

Quoi ! me disais-je, cet homme vers lequel montaient toutes les bénédictions du peuple, cette pierre angulaire de la République, ce père de la patrie, cette ancre de salut des patriotes opprimés, ce suprême espoir des prisonniers dans leurs cachots, a pu être transformé subitement, sans transition, en bourreau de son pays, en tigre altéré de sang, que sais-je encore ? Et pourtant l'ensemble de ses œuvres constituerait, je l'ai écrit quelque part déjà, un admirable cours de morale[3]. Qu'il s'y rencontre des pages sombres, inflexibles même, cela est hors de doute ; mais il faudrait n'avoir pas la moindre idée de la situation des esprits à cet époque, et de l'acharnement des ennemis de la Révolution pour s'en étonner ; mais les plus beaux livres n'ont-ils point leurs taches, et la Bible elle-même n'est-elle point largement, çà et là, maculée de sang. Qui peut dire, a écrit avec raison un illustre écrivain, qu'il serait resté inébranlable et calme, s'il n'a traversé une Terreur ?[4] Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à la veille de la catastrophe dont il fut victime, Robespierre jouissait d'une réputation sans tache ; c'est que, malgré les menées ténébreuses et les diffamations réitérées des quelques scélérats couverts de crimes qui, avant de l'assassiner, appelaient la calomnie à l'aide du poignard, il était encore l'objet du respect, et, je dirai plus, de l'attachement universel. J'en trouve la preuve irrécusable dans un libelle publié dès le lendemain de sa chute, et que n'ont fait que copier, en renchérissant, tous les pamphlétaires aux gages de la réaction. Voici en quels termes s'exprimait l'auteur : Il fallait un Tallien pour rendre la vue à la France aveuglée, car la majorité de la France était persuadée des vertus de Robespierre, tant il est difficile à l'honnête homme de croire que le vice existe dans le cœur de celui qui parle le langage de la vertu la plus pure. Plus loin il dit de lui : Ce monstre qui feignait de vouloir faire épargner le sang[5]. Ce qu'il y a de certain encore, c'est qu'à la nouvelle de sa chute, il y eut en France, dans toutes les âmes vraiment républicaines, une consternation profonde, et qu'au premier moment les milliers de suspects enfermés dans les prisons, loin d'espérer un adoucissement à leur sort, craignirent au contraire un redoublement de persécution. Hélas ! se disait-on à mi-voix, qu'allons-nous devenir ? Nos malheurs ne sont pas finis, puisqu'il nous reste encore des amis et des parents, et que MM. Robespierre sont morts[6]. Comment est-on parvenu à tout défigurer ? comment a-t-on pu si profondément pervertir les idées de tout un siècle ? on le comprendra de reste après la lecture de cette histoire ; mais, avouons-le, il est souverainement triste de contempler le triomphe de la calomnie depuis tant d'années, car la sinistre puissance des méchants en reçoit une consécration éclatante.

L'empereur, qui avait été couvert de la protection d'Augustin Robespierre dont le regard pénétrant avait deviné le génie du jeune officier d'artillerie, avait sur le compte des deux frères des idées autrement équitables, et probablement il en pensait plus de bien qu'il n'en disait, s'avouant peut-être intérieurement que la chute seule de tels hommes avait rendu son élévation possible. Un jour, au faîte de sa grandeur, jetant sur le passé un regard mélancolique, et reportant son souvenir vers ces grandes victimes de l'injustice humaine, il demandait à Cambacérès ce qu'il pensait du 9 Thermidor. Sire, répondit l'ancien conventionnel devenu duc et archichancelier, c'est un procès jugé, mais non plaidé (3)[7]. Cambacérès avait de fortes raisons pour s'exprimer ainsi, car il savait le fond des choses, et s'il avait laissé faire, il n'en avait pas moins connu le secret des infamies de cette journée fatale.

C'est un procès jugé, soit ; mais en premier ressort, et de l'inique sentence rendue par des juges prévaricateurs nous venons, pièces en mains, former appel devant le tribunal de la postérité, dont la mission sainte est de réparer les erreurs, de juger chacun suivant ses œuvres et suivant ses mérites.

Béranger, qui disait un jour à M. de Lamartine, à l'époque où celui-ci commençait à rédiger son Histoire des Girondins : Robespierre est le plus remarquable personnage de la Révolution ; écrivait, il y a quelques années, à l'un des panégyristes du glorieux tribun, à propos de ce procès encore pendant devant l'histoire : Vous avez examiné cette question, mais l'avez résolue autrement que moi, et j'en suis fâché en voyant combien de maladroites et ridicules imitations sont venues raviver ce grand procès qui ne sera jamais jugé définitivement, parce que, selon moi, l'humanité n'a pas d'intérêt à ce qu'il le soit[8]. Voilà certes une abominable doctrine contre laquelle on ne saurait trop énergiquement protester, et que doivent réprouver toutes les âmes honnêtes. Quelle est donc la prétendue raison d'État en vertu de laquelle Jésus demeurerait encore flétri du jugement de Pilate ? N'est-ce point là cette fatalité antique avec laquelle a rompu sans retour la tradition chrétienne ? Sans doute il est commode, pour ne pas déranger certaines combinaisons, et pour éviter de dresser contre des morts oubliés un acte d'accusation terrible, de laisser, contre toute équité, quelques têtes chargées du poids de la réprobation universelle, et de dire : C'est le destin. Mais de ce lâche expédient une nation ne saurait être complice. S'il est une idée consolante pour les victimes, c'est de croire, en mourant, à l'inévitable justice, à la justice éternelle. Qu'elle arrive plus ou moins lentement, peu importe, elle viendra ; tôt ou tard la vérité se fait jour à travers les ténèbres. Alors les échafauds se transforment en autels, et les cendres des martyrs, jetées au vent, deviennent autant d'étincelles qui embrasent et éclairent le monde.

Ce n'est pas la première fois qu'une voix s'élève afin d'imposer silence au mensonge et de présenter, sous leur jour véritable, les désastreux événements de Thermidor ; plusieurs écrivains, guidés par le seul amour du vrai, ont éloquemment protesté contre les erreurs involontaires de certains historiens et les diatribes d'ignobles pamphlétaires[9] ; mais aucun n'a entrepris, dans les vastes proportions nécessitées par le sujet, la biographie de Maximilien Robespierre. Je fais aujourd'hui, pour ce géant de la Révolution, ce que j'ai tenté, non sans succès il y a quelques années, pour le jeune Saint-Just, son ami, l'héroïque associé de sa gloire et de son martyre. En concentrant les recherches sur un seul point, en prenant pour type le personnage qui a été l'incarnation même de notre Révolution, il était plus facile de saisir corps à corps la calomnie, de dégager le vrai du faux ; la lumière produite au centre se répand plus aisément et avec plus d'éclat aux extrémités. Personne avant moi, d'ailleurs, n'a eu sous les yeux les documents précieux, inconnus complètement, qu'une bonne fortune inespérée a mis entre mes mains, et dont la révélation sera comme un éblouissement dans l'histoire, et le renversement des idées admises jusqu'à ce jour. Un hasard providentiel, nous pouvons le dire, nous est venu en aide dans notre laborieuse entreprise.

Ceci n'est point une œuvre de parti, c'est une œuvre de justice, morale et sainte par conséquent, s'il en fut jamais. De chers amis m'ont crié : Vous ne changerez pas le monde ; pourquoi rompre en visière à des préjugés invétérés, et vous exposer inutilement à des récriminations haineuses, à de déloyales insinuations, à des attaques perfides ? Ces considérations ne m'ont point arrêté. J'eusse envisagé comme un acte d'une lâche prudence, ayant la main pleine de vérités, de ne pas l'ouvrir, quand ces vérités importent à la rançon d'un juste sacrifié. Drapé dans mon honnêteté native, je me suis forgé de ma conscience un bouclier impénétrable à la calomnie ; toutes les clameurs de la terre se briseraient comme un vain bruit à mon seuil sans me faire dévier de la route où je crois être engagé par un devoir sacré.

Plein de respect pour toutes les opinions consciencieuses et désintéressées, j'ai gardé moi-même la pureté de ma foi, et n'ai rien abandonné de mes convictions politiques puisées dans l'étude d'abord, puis dans mon amour profond pour le droit, la justice et l'humanité ; mais elles n'ont pas été le mobile de ce livre ; encore une fois je ne stipule pas au nom d'un parti. Réfugié dans les régions sereines de l'histoire, à des hauteurs inaccessibles aux passions qui nous agitent, je ne vis que dans le passé, je suis un citoyen du dernier siècle, et j'écris sous la sauvegarde de Dieu, notre juge suprême, dont les bénédictions finissent toujours par s'étendre sur les œuvres de vérité.

 

III

A quelques pas de la place de la Comédie, à Arras, dans la rue des Rapporteurs, qui débouche presque en face du théâtre, et au coin de la petite rue des Rapporteurs, on voit encore, gardant fidèlement son ancienne empreinte, une maison bourgeoise, de sévère et coquette apparence. Élevée d'un étage carré et d'un second étage en mansarde, elle prend jour par six fenêtres sur la rue, sombre et étroite comme presque toutes les rues de ces vieilles villes du moyen âge, dont la physionomie semble être restée immobile au milieu de tant de secousses et de changements.

Vers le milieu du dix-huitième siècle demeurait dans cette maison un avocat distingué au Conseil provincial d'Artois, nommé Maximilien-Barthélemy-François Derobespierre, dont le père, également avocat au même Conseil, s'était établi à Arras vers 1720.La famille Derobespierre avait eu pour berceau en France le bourg de Carvin, petite ville située à une vingtaine de kilomètres d'Arras, sur la route de Lille, et où survivent encore aujourd'hui quelques-uns de ses membres. S'il faut en croire une tradition fort répandue, elle serait d'origine irlandaise, et serait venue se retirer en Artois dans le courant du seizième siècle, lors des persécutions subies par les catholiques, probablement sous le règne de Henri VIII ou sous celui d'Edouard VI, car, au commencement du siècle suivant, ses branches étaient déjà très-nombreuses en Artois. Il nous a été impossible de découvrir la moindre pièce de nature à étayer cette tradition ; quelques personnes donnent même au nom de Robespierre une étymologie tout anglaise[10]. Ce qui probablement a contribué à accréditer la tradition dont nous venons de parler, c'est qu'en 1757 un prince de race royale, proscrit aussi pour cause de religion, Charles-Edouard Stuart, ayant fondé à Arras un chapitre d'Ecosse jacobite, sorte de loge maçonnique existant encore aujourd'hui sous le nom de loge de la Constance, en donna la présidence à l'un des membres de la famille Derobespierre, au propre oncle du futur conventionnel[11].

Quoi qu'il en soit, dans la dernière année du seizième siècle, un des ancêtres de celui-ci était notaire au bourg royal de Carvin. Pendant plus de cent ans, de père en fils, les Robespierre ou Derobespierre exercèrent le notariat, qu'ils cumulèrent quelquefois avec les fonctions de lieutenant de la principauté d'Épinoy. Nous avons sous les yeux un acte du 22 mai 1688, par lequel Robert de Robespierre, notaire. à Carvin, et lieutenant de la principauté d'Épinoy, marie son fils Martin de Robespierre à demoiselle Antoinette Martin, fille de Claude Martin, maître de poste[12]. De cette union sortit Maximilien de Robespierre, avocat au Conseil d'Artois, aïeul et parrain du député aux Etats généraux, et qui le premier fixa sa résidence à Arras.

Quelques biographes ont assigné à cette famille une origine noble ; c'est une erreur. Robespierre ne fut point, comme Mirabeau, un transfuge de la noblesse. Ni d'âpres désirs de vengeance, ni d'immenses ambitions déçues ne le poussèrent comme t3nt d'autres à épouser la cause populaire ; nous verrons à quels plus dignes instincts il obéissait. Bras, tête, cœur, nom, tout était peuple en lui. Son nom, nous l'avons vu écrit dans les nombreux actes de famille que nous avons pu consulter, tantôt en deux mots, tantôt en un seul. La particule même séparée n'implique d'ailleurs, en aucune façon, l'idée de noblesse ; mais ce que nous pouvons affirmer, c'est que son grand-père et son père signaient l'un et l'autre Derobespierre, comme on le peut voir par son acte de naissance. La seconde partie de son nom se grava seule dans la tête et dans le cœur du peuple ; aussi lui-même abandonna-t-il tout à fait la particule, comme fit plus tard l'illustre chansonnier Béranger.

Sa famille, riche en vertus, vivait honorablement, sans fortune, mais entourée de l'estime et de la considération de tous. Son père, homme d'une grande droiture, s'éprit à l'âge de vingt-six ans d'une jeune personne aimable et charmante, nommée Jacqueline Marguerite Carrault, fille d'un marchand brasseur du faubourg de Rouville, et il en fut également aimé. Cette union paraît avoir été contrariée d'abord par les parents du jeune homme ; mais ils durent céder à la fin, et consentir, bon gré malgré, au mariage. Quelques mois après naissait, le 6 mai 1758, Maximilien-Marie-Isidore de Robespierre.

La naissance de cet enfant fut sans doute un gage de réconciliation entre le père et le fils, car nous voyons le premier tenir sur les fonts de baptême ce nouveau-né, destiné à jouer un si grand rôle dans l'histoire de son pays[13]. Le ciel bénit du reste largement cette union : dans l'espace de cinq ans, deux filles et un second fils apportèrent successivement au jeune ménage de nouveaux éléments de tendresse et de bonheur. Épouse adorée, mère excellente, madame de Robespierre se dévoua tout entière à l'éducation de ses quatre enfants, qui de leurs premières années embaumées de caresses gardèrent toujours un fond d'excessive bonté. Tandis que la mère veillait avec un soin jaloux sur ces jeunes âmes, précieux fruits d'un immense amour, le père travaillait jour et nuit, et son labeur suffisait amplement aux besoins de cette maison, pleine de joies pures et toute retentissante de douces voix enfantines.

Tout à coup, sur cette famille heureuse, vint fondre un irréparable malheur. Madame de Robespierre, atteinte d'une maladie de poitrine, développée peut-être par quatre enfantements, mourut au moment où ses enfants avaient encore tant besoin de sa tendre sollicitude. L'aîné, Maximilien, n'avait que sept ans ; le plus jeune, Augustin-Bon-Joseph, né le 21 janvier 1763, atteignait à peine sa deuxième année. Cette mort eut des conséquences désastreuses ; en moins de trois ans elle mit le père lui-même au tombeau. Éperdu, désespéré, ayant au cœur une plaie incurable, la vue des pauvres orphelins,-au lieu de retremper son courage, rendait son chagrin plus cuisant encore en lui rappelant sans cesse la chère compagne qu'il avait perdue. Il prit en dégoût ses affaires, cessa de plaider. Ses amis, inquiets, l'engagèrent vivement à chercher dans les distractions d'un voyage une diversion à sa douleur, un remède à sa santé profondément altérée. Il suivit ce conseil, parcourut successivement l'Angleterre et l'Allemagne, puis, sur les instances de sa famille, revint à Arras, où il essaya de reprendre l'exercice de sa profession. Mais, tentative infructueuse ! l'infortuné ne put supporter le séjour de cette ville où l'assaillaient de trop amers souvenirs. En proie à une mélancolie désespérante, il quitta de nouveau le pays natal pour n'y plus revenir, repartit pour l'Allemagne, et mourut peu après à Munich, dévoré par le chagrin[14].

 

IV

A l'époque de cette nouvelle catastrophe Maximilien avait un peu plus de neuf ans. C'était auparavant un enfant étourdi, turbulent comme on l'est à cet âge ; il devint tout à coup étonnamment sérieux et réfléchi. Si jeune et déjà si rudement éprouvé, il sembla comprendre quelle charge immense lui était léguée, se sentit chef de famille, et prit dès lors la résolution de servir de père et de mère en quelque sorte à ses deux sœurs et à son petit frère. Il leur parlait avec une gravité qui leur en imposait, mais les entourait de caresses et veillait sur eux avec la sollicitude la plus absolue. Quelquefois aussi il se mêlait à leurs jeux pour les diriger[15] ; le plus souvent il restait à l'écart, plongé dans ses méditations, et déjà songeant à l'avenir de cette famille qui reposait sur lui. Il n'est pas vrai pourtant que son cœur ne rit plus jamais, comme on l'a écrit quelque part[16]. Au contraire, il garda toujours de sa mère un caractère enjoué, affectueux et tendre ; cette histoire en' fournira plus d'un exemple, et il demeura tel jusqu'à la fin, au milieu même des heures les plus agitées de sa vie, quoi qu'en aient dit ses ennemis et même ses admirateurs.

Certains pamphlétaires, uniquement pour satisfaire le plus vil esprit de parti, ont écrit qu'il s'était toujours montré dur à l'égard de ses sœurs et de son frère, et que jamais il n'avait laissé échapper l'occasion de les mortifier ou de les humilier[17]. A cette inutile calomnie il y a deux réponses bien simples et sans réplique à opposer : d'une part, les Mémoires si touchants de Charlotte Robespierre, de l'autre, le sublime dévouement d'Augustin dans la séance du 9 Thermidor. Longtemps, bien longtemps après ces années d'enfance, quelques nuages s'élevèrent entre la sœur et son jeune frère, comme on le verra plus tard ; mais jamais entre elle et Maximilien il n'y eut la moindre brouille, malgré le caractère difficile de Charlotte, ce qui est une preuve de plus de la patience et de la bonté de son frère aîné.

M. de Robespierre avait deux sœurs qui se marièrent tard ; l'une, Éléonore-Eulalie, marraine d'Augustin, épousa en 1776 M. François Deshorties, ancien notaire ; l'autre, Aldegonde-Henriette, devint, l'année suivante, la femme de M. Gabriel Durut, docteur en médecine de la Faculté de Montpellier. Au moment où les enfants perdirent leurs parents, elles n'étaient pas encore mariées et vivaient ensemble. Les deux petites filles, Charlotte et Henriette, celle-ci plus jeune de deux ans, furent d'abord recueillies par leurs tantes. Plus tard, sans doute par la protection de l'évêque d'Arras, M. de Conzié, très-attaché à leur famille, elles entrèrent au couvent des Manarres, à Tournai, et y reçurent l'instruction fort soignée des jeunes demoiselles nobles de la province. En 1776, elles y étaient encore l'une et l'autre[18].

Les aïeux maternels prirent chez eux les deux frères, et se chargèrent de leur éducation. Maximilien était déjà en âge d'étudier, on l'envoya suivre les cours du collège d'Arras, où, grâce à une intelligence d'élite, et surtout à une application obstinée au travail, il se trouva bientôt placé à la tête de sa classe. C'était un écolier doux et timide, affable et poli avec ses maîtres, serviable avec ses camarades. L'aménité de son caractère se révélait bien dans ses jeux de prédilection. Un vieillard de quatre-vingt-seize ans, vivant encore à l'heure où j'écris ces lignes, et qui l'a suivi de près au collège d'Arras, se rappelle qu'une de ses distractions principales consistait dans la construction de petites chapelles. Mais sa passion favorite était d'élever des oiseaux. On lui en avait donné de toutes sortes, et il leur consacrait tous ses instants de récréation : la maison de son aïeul était pleine de volières où, au grand plaisir de l'enfant, gazouillaient les moineaux et roucoulaient les pigeons. Ces derniers surtout étaient ses hôtes préférés, et l'on ne peut nier qu'il n'y eût quelque chose de touchant dans ce goût pour ces innocents oiseaux, les plus doux et les plus paisibles de la nature.

Tous les dimanches on amenait les deux sœurs chez les grands-parents, et c'étaient de bienheureuses journées. Maximilien s'empressait d'étaler à leurs yeux, de mettre à leur disposition les images et les gravures dont il faisait collection ; puis il les menait aux volières, et tour à tour leur donnait ses oiseaux à embrasser. C'était là surtout l'objet de leur convoitise ; elles eussent bien voulu posséder un de ces beaux pigeons, souvent elles suppliaient leur frère de leur en donner un. Mais lui, craignant l'étourderie des petites filles, et que l'oiseau ne fût pas convenablement soigné, refusait toujours. Enfin, comme il résistait difficilement à une prière, il se laissa vaincre, et donna l'oiseau, non sans avoir obtenu de ses sœurs la promesse de ne jamais le négliger. Celles-ci, enchantées, jurèrent mille fois de l'entourer des plus tendres soins, et tinrent parole durant quelque temps ; mais un soir elles oublièrent la cage dans le jardin, et un orage épouvantable ayant éclaté pendant la nuit, le malheureux pigeon périt. Grande fut la désolation de Maximilien lorsqu'il apprit la fatale nouvelle ; ses larmes coulèrent abondamment, il adressa à ses sœurs d'amers reproches et refusa désormais de leur confier ses pigeons chéris.

Le caractère de l'homme se révèle ainsi dès ses plus tendres années, et dans les plus petites choses. Si nous avons rapporté cette anecdote, c'est parce qu'elle peint admirablement, suivant nous, le penchant inné de Robespierre à s'apitoyer sur les faibles et les malheureux. Cette pitié pour un oiseau, il l'étendra plus tard sur toutes les classes souffrantes de l'humanité, sur les déshérités de la terre, et sa vie sera une vie toute d'abnégation et de sacrifice en leur faveur.

Soixante ans après cet événement, Charlotte ne pouvait se rappeler sans amertume la fin tragique du pauvre pigeon, et son cœur saignait encore de la vive douleur qu'en avait ressentie son frère[19].

 

V

Cependant arriva l'heure triste où il fallut se séparer. L'instruction du collège de la ville ne paraissait pas suffisante aux personnes qui s'intéressaient au jeune Robespierre, et qu'émerveillaient ses rapides progrès. Le jugeant digne de figurer avec honneur dans l'Université de Paris, elles songèrent à lui en faciliter l'entrée, et sollicitèrent pour lui une bourse au collège de Louis-le-Grand. Comment et sur quelle recommandation obtint-il cette faveur ? c'est ce que nous allons essayer d'établir d'une façon à peu près péremptoire.

Il y avait alors dans la capitale de l'Artois une abbaye fameuse dont le titulaire était en quelque sorte le seigneur suzerain de la ville. La puissance de l'évêque n'était rien comparée à celle du redoutable abbé de Saint-Waast. Son immense palais couvrait une partie d'Arras ; dépouillés du caractère d'omnipotence dont ils semblaient revêtus jadis, ses murs en imposent encore, et par ce qu'ils sont aujourd'hui on peut se rendre compte de ce qu'ils étaient. D'un côté, ils renferment l'évêché, les appartements des chanoines de la cathédrale ; de l'autre, les archives du Pas-de-Calais, la bibliothèque et le musée. Les vastes domaines de l'ancienne abbaye s'étendaient jusqu'en Picardie et en Flandre, et le souvenir n'en est pas entièrement effacé ; dans certaines communes de notre département de la Somme, les paysans emploient encore pour les terres la mesure de Saint-Waast[20].

Dans les premières années du quatorzième siècle, un abbé de Saint-Waast, Nicolas le Candrelier, avait fondé à Paris et doté un collège auquel il avait donné le nom de la ville dont il était seigneur. Cet établissement ayant été supprimé au milieu du siècle dernier, et réuni au collège de Louis-le-Grand, il avait été stipulé, en manière de compensation, par une transaction en date du 5 juillet 1761, que le collège d'Arras aurait désormais la disposition de quatre bourses au collège de, Louis-le-Grand[21]. Or, comme cette institution était dans la dépendance de l'abbaye il est fort probable qu'à la sollicitation de la famille de Robespierre, l'évêque, M. de Conzié, demanda au puissant abbé pour le jeune élève du collège d'Arras une des bourses dont il disposait ; et certes l'abbé de Saint-Waast ne pouvait l'accorder à un meilleur ni à un plus digne sujet. Il faudra bien en convenir d'ailleurs, si en effet Maximilien dut à la protection d'un prêtre son admission au collège le plus renommé de Paris, il ne se montra pas ingrat : au milieu des orages de la Révolution, quand il y aura quelque péril à élever la voix en faveur des ecclésiastiques, nous l'entendrons seul réclamer protection pour eux, tout en blâmant leurs erreurs, et demander formellement, à plusieurs reprises, la liberté absolue des cultes.

Il avait un peu plus de onze ans quand, pour la première fois, il quitta sa ville natale pour aller s'enfermer dans les tristes murs du collège de Louis-le-Grand, enlevé aux jésuites depuis quelques années, et devenu le siège de l'Université. C'était au commencement de l'année scolaire 1769-1770. Son plus grand chagrin était d'abandonner son frère et ses sœurs ; aussi leur distribua-t-il de grand cœur toutes ses petites richesses d'enfant, sauf toutefois ses chers oiseaux, lesquels furent remis à une personne digne de confiance, et vivement recommandés. De part et d'autre on versa bien des larmes en se séparant ; mais Maximilien se remit bientôt, convaincu lui-même de la nécessité de cette séparation, et pressentant peut-être qu'il allait se préparer à une destinée prodigieuse.

Il fut au collège de Louis-le-Grand ce qu'il avait été à celui d'Arras, le plus laborieux des élèves, le plus docile des écoliers. Quelques historiens ont écrit que sa situation de boursier, le constituant en état d'infériorité à l'égard de ses camarades, avait altéré son caractère et déposé dans son âme des germes de haine et d'envie. Il faut n'avoir jamais passé par cette sombre et monotone existence du collège, eu tant de jeunes natures s'imprègnent involontairement d'une suprême mélancolie, pour s'imaginer que la position de boursier est une cause d'infériorité. Si la liberté ne règne pas positivement dans ces sortes de prisons universitaires, l'égalité y domine en souveraine absolue. Là s'effacent toutes les différences de richesses et de rangs. Les fils des plus hauts personnages y font la plus triste figure, s'ils ne s'élèvent d'eux-mêmes par leurs qualités personnelles. Les distinctions (car il y en a), toutes naturelles, proviennent de deux sources, les unes de la force brutale, les autres de la puissance intellectuelle. Ceux qui l'emportent par une supériorité physique sont quelquefois redoutés, mais souvent aussi haïs et méprisés ; l'estime de tous au contraire est presque toujours le partage des élèves d'une intelligence d'élite. Qui ne sait avec quelle sorte de respect les écoliers disent d'un de leurs condisciples distingué dans ses études : C'est un fort ; on s'incline volontiers devant lui, et d'unanimes applaudissements ne manquent jamais de saluer ses triomphes. C'est le culte librement rendu au travail et au mérite.

Qu'avait donc à envier Robespierre ? Il était constamment un des premiers de sa classe ; son humeur égale et douce lui avait acquis les sympathies de tous ses camarades ; de ses maîtres il s'était fait autant d'amis[22]. Une chose peut-être assombrissait parfois ses pensées, le plongeait dans de douloureuses réflexions : d'autres avaient des parents, la maison paternelle, où deux fois par mois ils allaient se retremper au sein de la vie de famille ; mais lui, il était à jamais sevré des caresses maternelles, de ces puissantes caresses si bonnes et d'une si favorable influence. Il en sentait cruellement la privation, car il se rappelait l'adoration dont, tout enfant, sa mère l'avait entouré ; cela pouvait bien le rendre moins ardent au jeu, jeter un peu de tristesse dans son cœur, mais point de haine ni de basse jalousie ; la mélancolie s'empare des âmes tendres, elle déserte les fronts envieux.

Dans les premières années de son séjour au collège, un chanoine de la cathédrale de Paris, l'abbé de Laroche, proche parent de sa famille, lui servit en quelque sorte de père. Ce brave homme, touché des rares qualités d'esprit et de cœur du jeune écolier, s'était singulièrement attaché à lui ; il l'encourageait en lui procurant quelques distractions, mais bientôt cette sainte amitié vint à manquer à Robespierre ; il était depuis deux ans seulement au collège quand le digne abbé mourut, le laissant complètement seul à Paris. Cette perte l'impressionna beaucoup. S'il était triste, s'il s'isolait, pensif, de ses compagnons d'études, on doit le comprendre, cela témoigne au moins de sa reconnaissance envers ses protecteurs et prouve qu'il n'avait point l'indifférence de certains enfants auprès de qui la mort frappe sans laisser la moindre trace dans le cœur. Mais une affliction plus cuisante encore lui était réservée pendant son séjour au collège : quelques années plus tard il apprit la nouvelle imprévue de la mort de sa jeune sœur, Henriette, la plus tendrement aimée, brusquement emportée à l'âge de quinze ans à peine. Il grandissait ainsi, initié de bonne heure à toutes les amertumes de la vie.

La pitié de ses maîtres et de ses professeurs pour ces douleurs prématurées se changeait en affection plus vive, en intérêt plus puissant. Il n'était guère possible, du reste, de mieux se recommander à leur bienveillance : toujours la même aménité de caractère, une persévérance égale dans le travail. C'était l'élève modèle. Chaque année son nom retentissait glorieusement dans les concours universitaires ; comment n'aurait-il pas été aimé des chefs d'un collège dont il était l'honneur ?

Déjà s'accentuaient ses tendances pour les grandes et nobles choses, son amour pour les malheureux, sa haine vigoureuse de l'injustice. Un de ses professeurs de rhétorique, le doux et savant Hérivaux, dont il était particulièrement apprécié et chéri, ne contribua pas peu à développer en lui les idées républicaines. Épris des arts et de l'éloquence d'Athènes, enthousiasmé des hauts faits de Rome, admirateur des mœurs austères de Sparte, le brave homme s'était fait l'apôtre d'un gouvernement idéal, et, en expliquant à ses jeunes auditeurs les meilleurs passages des plus purs auteurs de l'antiquité, il essayait de leur souffler le feu de ses ardentes convictions. Robespierre, dont les compositions respiraient toujours une sorte de morale stoïcienne et d'enthousiasme sacré de la liberté, avait été surnommé par lui le Romain. L'abbé Royou, son professeur de philosophie, essaya en vain plus tard d'étouffer ces sentiments généreux, spontanément éclos en lui, et développés par la lecture des écrits de Jean-Jacques et de Voltaire ; en vain il tenta de réagir de ses froids raisonnements contre ces formidables idées nouvelles qui de toutes parts commençaient à faire explosion et qu'avait embrassées son jeune et brillant disciple : le pli était pris ; encore quelques années, et le sévère écolier du collège de Louis-le-Grand deviendra l'apôtre des temps modernes.

On se tromperait fort pourtant si l'on croyait que les opinions de Robespierre furent le résultat de son éducation classique. C'est une erreur généralement répandue que la lecture des auteurs latins et grecs pervertit les idées, et soulève dans les cœurs des jeunes gens ces brûlantes questions politiques et sociales qui, à cette heure, tiennent anxieux le monde tout entier. Rien de moins vrai. Seulement, à un âge où les préoccupations matérielles de la vie sont moins vives, moins pressantes, où l'âme n'est pas encore déflorée au contact de tous les égoïsmes, il est plus aisé aux sentiments larges et généreux de se développer, de prendre possession de cœurs encore naïfs et faciles aux nobles aspirations. Heureux ceux qui gardent plus tard l'empreinte de ces premières impressions ; mais l'état social des anciens ne saurait être l'idéal rêvé : les républiques de la Grèce ou de Rome n'étaient pas la république de Robespierre.

D'autres que lui recevaient en même temps cette éducation classique et n'ont point senti germer en eux la fièvre de patriotisme dont il était dévoré. Si parmi ses camarades quelques-uns, comme Camille Desmoulins, plus jeune de deux ans, partageaient ses principes, combien d'autres demeuraient attachés aux vieilles idées, et après avoir combattu avec lui dans ces luttes pacifiques de l'Université, pleines d'émotions cependant, devaient le rencontrer plus tard dans la terrible mêlée de la Révolution.

Son séjour au collège de Louis-le-Grand fut marqué par une circonstance assez singulière. Il avait pris fantaisie au jeune roi Louis XVI, le jour de sa rentrée solennelle dans Paris, lors de son retour de Reims où il venait d'être sacré, de s'arrêter un instant dans la maison qui portait le nom d'un de ses ancêtres, en allant de l'église métropolitaine de Notre-Dame à celle de Sainte-Geneviève. Cette visite, annoncée à l'avance, tenait en émoi toute l'Université. Outre les discours prononcés par les principaux dignitaires, il était d'usage, dans ces sortes de solennités, de charger le meilleur élève de composer et de prononcer une harangue au nom de ses condisciples. La tâche échut a Maximilien Robespierre. Il ne pouvait trouver une occasion plus favorable d'exercer sa verve et de montrer publiquement son esprit d'indépendance. Son discours, plein d'allusions mordantes, était plus rempli de remontrances que de louanges, et signalait vivement au monarque les abus nombreux de son gouvernement. Soumis au principal, il fut, comme on pense, profondément modifié, et le royal visiteur en parut, dit-on, satisfait. Bizarrerie de la destinée qui mettait dès lors en présence Louis XVI et Robespierre et faisait haranguer le jeune roi, au début de son règne, par celui dont les âpres discours devaient contribuer plus tard à précipiter sa chute !

Aussitôt que Maximilien eut terminé ses études classiques, il commença son droit, toujours sous le patronage du collège de Louis-le-Grand[23]. Étudiant, il ne changea rien à ses habitudes d'écolier ; austère dans ses mœurs, sobre de plaisirs, il marcha au but d'un pas ferme, sans se laisser détourner par les séductions du monde. En trois ans il conquit tous ses grades.

Cependant le terme de ses études approchait. Depuis douze ans, douze laborieuses années, interrompues seulement par les vacances qu'il allait régulièrement passer à Arras dans sa famille, jamais il n'avait donné lieu à la moindre plainte, jamais il n'y avait eu dans son travail une heure de relâchement. Déjà, lorsqu'en quittant cette patrie du collège où il avait grandi et appris à devenir homme, il était allé remercier l'abbé de Saint-Waast, qui n'était autre que ce cardinal de Rohan, destiné bientôt à une si triste célébrité, et lui avait demandé la survivance de sa bourse pour son frère Augustin, l'abbé commendataire, après l'avoir comblé de justes éloges, avait pu lui dire avec raison, en lui accordant sa demande, qu'il espérait faire au collège de Louis-le-Grand un nouveau-cadeau.

Mais, trois ans plus tard, une autre récompense lui était réservée, plus importante, non à cause de la gratification pécuniaire qui y était attachée, mais en raison de son caractère officiel. En effet, dans le mois même où il achevait ses études, le 19 juillet 1781, l'administration du collège de Louis-le-Grand, voulant lui donner une marque publique de sa profonde estime et de l'intérêt qu'elle lui portait, prit la décision suivante : Sur le compte rendu par M. le Principal des talents éminents du sieur de Robespierre, boursier du collège d'Arras, lequel est sur le point de terminer son cours d'études ; de sa bonne conduite pendant douze années et de ses succès dans le cours de ses classes, tant aux distributions de l'Université qu'aux examens de philosophie et de droit, le bureau a unanimement accordé au sieur de Robespierre une gratification de la somme de six cents livres, laquelle lui sera payée par M. le grand maître des deniers du collège d'Arras, et ladite somme sera allouée à M. le grand maître dans son compte en rapportant expédition de la présente délibération et la quittance dudit sieur de Robespierre[24].

Maximilien Robespierre avait alors vingt-trois ans, il allait être reçu avocat. Tout en apportant à ses études de droit la plus consciencieuse attention, il n'en avait pas moins suivi le mouvement des esprits, et, au contact d'une société en travail d'émancipation, il avait senti se développer de plus en plus en lui ces larges idées de régénération sociale dont au collège déjà il comprenait la nécessité.

C'était le temps où Voltaire et Rousseau, sur lé déclin de leur carrière, tenaient encore le monde attentif. Il avait pu assister à l'apothéose du premier, et le saluer de ses applaudissements enthousiastes le jour où, au Théâtre-Français, tout un peuple couronna de ses mains le patriarche de Ferney, comme pour lui donner, deux mois avant qu'on le menât au tombeau, un avant goût de son immortalité. Digne récompense d'une vie dignement remplie. Tant de services rendus à la cause de l'humanité, tant d'abus constamment battus en brèche, tant de réclamations en faveur des faibles et des opprimés, rachetaient suffisamment aux yeux de Maximilien un peu d'encens brûlé au pied des trônes, ou certaines pages adulatrices en l'honneur de quelques grands du jour. Aussi conserva-t-il toujours pour la mémoire de Voltaire un souvenir plein de respect.

Mais plus haut dans son estime était l'illustre Jean-Jacques. Et puis il se sentait attiré vers lui comme par une sorte de confraternité du sang, tant les fibres de son cœur répondaient aux sentiments si profondément humains dont Rousseau avait été l'éloquent interprète. L'auteur du Contrat social lui semblait l'écrivain par excellence. Qui donc avait fait entendre au monde une parole plus fière et plus digne ? Qui donc avait mieux réfuté les monstrueuses doctrines de Grotius ? Et quels écrits respiraient un plus tendre amour du peuple ! Là point de scepticisme, point d'ironie amère ; mais l'austère raison empruntant pour convaincre une langue pénétrante et passionnée. N'était-ce pas le véritable révélateur du droit dans sa plus pure expression ? Disciple ardent et convaincu, Robespierre s'inspira des œuvres de Rousseau comme du meilleur modèle à suivre, et peut-être dès lors commencèrent de germer en lui comme de vagues désirs d'exercer auprès de ses concitoyens un semblable sacerdoce.

Il arrive souvent aux jeunes gens qui débutent dans la profession des lettres d'essayer d'entrer en relation avec les hauts dignitaires de la carrière qu'ils ambitionnent de parcourir. On voudrait recevoir d'eux comme un baptême littéraire. Il semble qu'une parole, un bout de lettre de ces princes de la littérature sera une sorte de passeport pour le succès, et qu'à l'aide de ce talisman on marchera plus mûrement dans sa voie. Presque toujours on en reçoit un encouragement banal ou bien un conseil insolemment protecteur de ne pas tenter une route pleine d'écueils, comme si toute carrière en ce monde n'avait pas ses difficultés et ses périls ; mais quelquefois, par compensation, on en obtient un de ces serrements de main où tressaille une fibre même du cœur, et qui ajoute au patronage l'inappréciable prix d'une illustre amitié. Robespierre se sentit saisi de cette ambition de contempler face à face un grand homme. Un jour donc, ému comme on l'est à vingt ans pour un premier rendez-vous, il se rendit à Ermenonville, où, accablé de souffrances et dévoré d'une indéfinissable tristesse, Rousseau vivait ses derniers instants. L'entrevue eut lieu sans doute dans le grand parc aux arbres séculaires, muets témoins des promenades solitaires du philosophe. Que se passa-t-il entre le maître et le disciple ? Nul ne le sait. Personne n'a révélé ce que dit l'immortel Jean-Jacques à ce jeune homme inconnu, appelé à mettre en pratique ses théories sociales, et qui peut-être, soupçonnant l'avenir, venait chercher des avis sur l'application de ces théories. Il faut croire que le célèbre misanthrope, charmé du juvénile enthousiasme de son admirateur, avait dépouillé sa sauvagerie habituelle, car de cette visite Robespierre emporta un souvenir plein d'orgueil, et probablement elle contribua à lui rendre deux fois chère la mémoire de Jean-Jacques Rousseau[25].

Toutefois les questions politiques et les grands problèmes sociaux n'occupaient pas seuls sa pensée : la gloire littéraire, aux séductions si puissantes, l'attirait également, et à l'étude du droit il mêlait la culture des lettres. De cette époque datent sans doute quelques essais inédits que nous avons sous les yeux. Mais orphelin, sans patrimoine, vivant à Paris de la modique pension que lui faisaient ses tantes, il' comprenait bien la nécessité de se créer au plus vite par son travail une position indépendante ; aussi ses études professionnelles ne souffraient-elles en rien de ces. nobles distractions de l'esprit dont il était avide, et auxquelles il sacrifiait bien volontiers les divertissements ordinaires et grossiers des jeunes gens de son âge. Afin de se former à la pratique de la procédure, beaucoup plus embrouillée à cette époque qu'elle ne l'est encore aujourd'hui, il allait travailler dans l'étude d'un procureur au Parlement, nommé Nolleau, où pour camarade de cléricature il eut Brissot de Warville[26]. Le soir il se rendait chez le jurisconsulte Ferrières, proche parent du traducteur des Institutes de Justinien, qui le dirigeait dans ses études de droit. Grâce à un travail obstiné, il termina brillamment ses cours en trois ans ; et, dès qu'il fut en possession de ses grades, il se hâta de retourner à Arras, où ses succès universitaires, en le recommandant à l'attention de ses concitoyens, lui avaient frayé la voie et assigné d'avance une place honorable.

 

VI

Le jeune avocat au parlement de Paris fut le bienvenu dans sa ville natale. Chacun lui fît fête ; son oncle le médecin le reçut comme un fils ; sa famille, ses amis saluèrent avec attendrissement son retour ; pour tous il était un sujet d'espérance et d'orgueil ; il ne tarda pas à justifier la haute opinion qu'on avait de sa personne.

La profession d'avocat, qui avait été celle de son père et de son grand-père, lui avait souri dès l'enfance. Admirable profession en effet, mais trop rarement exercée comme elle devrait l'être, et qu'embrassa avec amour Robespierre, parce qu'elle convenait merveilleusement au désintéressement de son caractère et à sa tendresse pour l'humanité. Défendre le faible contre le fort, l'opprimé contre l'oppresseur, l'exploité contre l'exploitant, tel était son rêve, rêve ardent d'une âme inaccessible à l'égoïsme et à la corruption.

Dès son arrivée, il s'installa avec sa sœur dans la petite maison où s'étaient écoulées ses premières années, unique débris d'un bien modeste patrimoine, s'il. n'eût pas en même temps recueilli de l'héritage de ses pères une réputation sans tache, fortune qui en vaut bien une autre, et qu'il devait religieusement sauvegarder. Sa jeunesse fut ce qu'avait été son enfance, austère et studieuse. Après avoir prêté serment entre les mains des membres du conseil provincial d'Artois, formalité indispensable, car c'était un privilège de ce conseil, sorte de parlement de la province, de recevoir les avocats qui voulaient exercer soit à sa barre, soit devant les sièges inférieurs de l'Artois, il se mit courageusement à l'œuvre ; en peu de temps, à l'âge où les débutants au barreau s'épuisent en efforts inutiles, il eut conquis, à force de travail, de persévérance et de probité, une nombreuse clientèle.

Sa sœur nous a laissé un tableau exact du genre de vie qu'il- avait adopté à cette époque. Presque tout son temps, il le passait dans son cabinet d'étude, situé au premier étage, au coin de la petite rue et de la rue des Rapporteurs. Chaque jour il se levait entre six et sept heures du matin, travaillait jusqu'à huit. Il vaquait alors à sa toilette, le coiffeur venait le raser et le poudrer ; on sait qu'il eut toujours le plus grand soin de sa personne. Ce n'était-pas, comme on l'a dit, un homme de l'ancien régime sous ce rapport ; la propreté et l'élégance sont de tous les régimes, et, en cherchant à inspirer aux classes inférieures les éternelles idées de morale et de vertu, il était naturel qu'il leur donnât l'exemple de la décence et de la bonne tenue. Il déjeunait ensuite d'une simple tasse de lait, jetait un dernier coup d'œil sur ses dossiers, et à dix heures se rendait au Palais. L'audience finie, il rentrait pour dîner. D'une sobriété rare, il mangeait peu et ne buvait ordinairement que de l'eau rougie. Il n'avait de préférence pour aucune espèce de mets, mais il aimait surtout les fruits, et la seule chose dont il ne pouvait se passer, c'était une tasse de café. Après son dîner, il sortait ordinairement pour faire une promenade ou une visite. Son absence durait en général une heure, au bout de laquelle il rentrait pour travailler jusqu'à la fin du jour. Il passait ses soirées chez des amis quelquefois, mais le plus souvent en famille ; et tandis que chez ses tantes on se livrait à quelque partie de cartes ou qu'on causait de choses insignifiantes, lui, retiré dans un coin du salon, s'abîmait dans ses réflexions, songeant déjà peut-être à l'avènement prochain d'une ère de régénération et de salut[27].

Ses habitudes méditatives le rendaient sujet à de fréquentes distractions. Revenant un soir, accompagné de sa sœur avec laquelle il était allé rendre visite à l'un de leurs amis, il double tout à coup le pas, obsédé par une idée, et court s'enfermer dans son cabinet. Quelques moments après, sa sœur arrive et le trouve, affublé de sa robe de chambre, plongé déjà dans le travail. Étonné, il lui demande d'où elle vient si tard, oubliant qu'un instant auparavant il l'avait laissée seule dans la rue, pressé qu'il était de rentrer pour se mettre à la besogne. Quelquefois, dans la ville, il passait, sans les voir, auprès de personnes de sa connaissance, de là cette accusation imméritée de fierté, si gratuitement lancée d'ordinaire contre presque tous les gens distraits. Si Robespierre conserva toujours une grande dignité de caractère, il n'eut jamais la sottise de cet orgueil incommensurable que ses ennemis lui ont prêté après coup. On ne pouvait avoir moins de fierté ni être plus affable que lui. A cet égard, les témoignages de tous ceux qui l'ont approché, de tous ceux qui ont vécu dans son intimité sont unanimes, et les souvenirs de la famille Le Bas corroborent exactement sur ce point les mémoires de sa sœur. Il était d'une humeur constamment égale et d'une aménité de manières dont tout le monde était enchanté. C'est un ange, disaient de lui ses tantes : aussi est-il fait pour être la dupe et la victime des méchants. Paroles prophétiques, qui se sont trop bien vérifiées dans l'avenir. Le cercle très-étendu de ses amis prouve suffisamment ces assertions ; les personnages les plus distingués de la ville, les membres les plus éminents de la magistrature et du barreau d'Arras vivaient avec lui dans une sorte d'intimité. De ce nombre étaient Briois de Beaumetz, président du conseil provincial d'Artois, qui depuis. ; Foacier de Ruzé, avocat général ; Buissart, avocat et savant d'un rare mérite ; MM. Leducq, Langlois, Charamant, Ansart, etc., tous avocats de talent ; Dubois de Fosseux[28], et un jeune officier du génie nommé Carnot, en garnison à Arras, où il habitait avec son frère, officier comme lui, une petite maison qu'on voit encore, et qui a gardé intacte la physionomie qu'elle avait à cette époque.

Maximilien Robespierre s'était rendu sympathique non-seulement par ses vertus privées, mais aussi par ses élans de franche gaieté que n'excluaient ni l'austérité de sa vie ni la nature sérieuse de ses travaux. Il n'était nullement morose. Plus tard, dans son existence politique, si laborieuse et si tourmentée, la persistance de la calomnie et les attaques envenimées de ses envieux purent assombrir son front, donner parfois quelque amertume à sa parole, mais dans l'intérieur, dans les relations privées, il ne se départit jamais de cette bonne humeur et de cette sérénité d'esprit qui, jeune homme, le faisaient partout bien venir.

 

VII

Il y avait alors à Arras une société chantante, récemment fondée, et consacrée à Chapelle, à La Fontaine et à Chaulieu. C'était comme une réminiscence des anciens Pays d'Amour ; ses membres se considéraient en quelque sorte comme les héritiers des compagnons de la Gaie Science. Des jeunes gens réunis par l'amitié, par le goût des vers, des roses et du vin, lisons-nous dans une lettre écrite à l'abbé Ménage, s'assemblèrent le 12 juin 1778, sous un berceau de troène et d'acacia pour célébrer la fête des Roses, et jurèrent de se retrouver, chaque année à pareil jour, en l'honneur de la reine des fleurs. De là le nom de Rosati donné aux membres de cette aimable société, dans laquelle presque toutes les personnes notoires de l'Artois tinrent à honneur d'être admises. Au sein de cette réunion régnait une égalité parfaite ; les grands seigneurs y serraient fraternellement la main aux plus minces littérateurs. On y comptait presque tous les membres de l'Académie des belles lettres d'Arras, entre autres MM. Harduin et Le Gay, connus tous deux par d'estimables travaux scientifiques et littéraires ; des magistrats comme M. Foacier de Ruzé, des prêtres comme les abbés Roman et Berthe ; un professeur de théologie du nom de Daubigny, des militaires comme MM. Dumény et de Cbampmorin, et tant d'autres, amis et contemporains de Robespierre.

Une sorte de fraternité devait lier entre eux tous les membres de la société des Rosati ; c'était formellement mentionné sur les diplômes de réception. Peut-être est-ce pour cela que quelques écrivains ont cru voir une certaine analogie entre cette société et la franc-maçonnerie ; il n'en est rien. Les Rosati, il est vrai, chantaient au bruit de la dislocation du vieux monde s'effondrant de toutes parts sous les coups des philosophes, et plusieurs d'entre eux s'associaient activement au prodigieux mouvement qui poussait les esprits vers l'inconnu ; mais dans leurs réunions ils ne s'occupaient ni de politique ni d'économie sociale. Tout au plus frondaient-ils dans leurs petits vers, suivant l'usage immémorial en France, les abus d'un régime désormais frappé au cœur. Mais, cette fois, tout ne devait pas finir par des chansons, et la société des Rosati eut, du moins, la gloire de compter dans son sein deux des plus infatigables pionniers de l'ordre social nouveau ; j'ai nommé Carnot et Robespierre.

Le premier avait été admis dès 1780 ; le second le fut deux ans plus tard, dans l'année qui suivit celle de son retour à Arras.

Les séances des Rosati se tenaient dans un des faubourgs de la ville, en dehors des fortifications, sur les bords de la Scarpe, sous un berceau de rosiers. Chaque réception d'un membre nouveau donnait lieu à une réunion générale. La cérémonie avait une simplicité toute pastorale : on offrait une rose au récipiendaire, qui la respirait trois fois, l'attachait à sa boutonnière, vidait d'un trait un verre de vin rosé à la santé des Rosati, puis, au nom de la société tout entière, était embrassé par un de ses membres. Il recevait ensuite un diplôme en vers auquel il était d'usage de répondre par quelques couplets[29]. On a conservé un certain nombre de pièces de Carnot et de Robespierre, chantées par eux au sein de la société des Rosati. Ni l'un ni l'autre, il faut le dire, n'avaient reçu le feu sacré, et s'ils n'avaient que leur bagage poétique pour les recommander à la postérité, leur immortalité serait singulièrement compromise ; mais ils ont d'autres titres plus sérieux à la reconnaissance des hommes.

Robespierre, il paraît, fut reçu avec un véritable enthousiasme.

Je vois l'épine avec la rose

Dans les bouquets que vous m'offrez,

Et lorsque vous me célébrez,

Vos vers découragent ma prose.

Tout ce qu'on m'a dit de charmant,

Messieurs, a droit de me confondre[30].

disait-il, dans sa réponse au confrère chargé de le complimenter.

C'est qu'en effet dès lors, malgré son extrême jeunesse, il était déjà célèbre à Arras ; et nous montrerons bientôt par quels travaux importants, par quels succès il avait mérité de conquérir si rapidement l'estime et l'admiration de ses concitoyens.

 

VIII

Ses relations avec Carnot datent, on le voit, d'une époque bien antérieure à la Révolution. Et ce n'étaient pas de simples relations du monde, c'étaient des relations tout intimes, tout amicales ; nous le prouverons sans peine dans un instant. Aussi avons-nous lu avec un profond étonnement, dans des mémoires récemment publiés sur Carnot par son fils, qu'ils étaient à peu près inconnus l'un à l'autre lorsqu'ils se trouvèrent ensemble sur les bancs de la Convention. S'il faut en croire l'illustre défenseur d'Anvers, il n'aurait eu que deux fois l'occasion de se rencontrer avec Robespierre avant l'explosion de 1789 ; la première à propos d'un procès dont il le chargea ; la seconde, lorsqu'ayant été élu membre de l'Académie d'Arras, il fut reçu par Robespierre, alors directeur de cette Académie.

Quant à la circonstance du procès, voici, en substance, ce que raconte Carnot. Étant en garnison à Calais avec son frère, ils faisaient ménage commun et avaient pour servante une vieille femme nommée madame Duhamel. Un jour ils lurent, dans un journal de la localité, qu'une dame portant le même nom venait de mourir en Artois sans laisser d'héritiers directs. Ils eurent alors l'idée de demander à leur servante si par hasard elle ne serait pas parente de cette dame. La vieille domestique leur ayant montré ses papiers, ils les examinèrent attentivement, acquirent la preuve qu'en effet elle était de la même famille, l'engagèrent vivement à faire valoir ses titres devant les tribunaux, quoique les adversaires qu'elle allait y rencontrer appartinssent à une maison influente dans le pays, et chargèrent Robespierre de soutenir les droits de leur pauvre servante[31].

Il y a là d'abord une première erreur évidente. Carnot habitait Calais avant de s'établir à Arras, où, dès l'année 1780, il était en garnison. Or à cette époque Robespierre était encore étudiant ; il acheva ses études de droit au mois de juillet de l'année suivante seulement, et ce ne fut que vers la fin de 1781, comme on ne l'a sans doute pas oublié,- qu'il revint dans sa ville natale pour y exercer la profession d'avocat. Il n'aurait donc pu soutenir les droits de la vieille domestique des frères Carnot lorsque ceux-ci vivaient ensemble à Calais. Carnot racontant les circonstances de ce procès longtemps après l'événement a certainement fait confusion. Il est fort probable que ce fut après avoir noué connaissance avec Robespierre au sein de la société des Rosati, dont les membres s'unissaient entre eux par des liens en quelque sorte fraternels, qu'ayant apprécié le caractère et le talent de son jeune confrère, il le chargea d'intérêts d'autant plus sacrés aux yeux de Maximilien Robespierre que c'étaient ceux d'une pauvre femme sans influence et sans protection. La tâche était donc difficile pour un débutant. Cependant, malgré la haute position des adversaires contre lesquels il avait à lutter, l'avocat triompha complètement, et sa victoire assura à la vieille servante l'aisance pour le reste de ses jours.

Carnot ne nous dit pas si Robespierre reçut le payement de ses soins, mais il prétend qu'il plaida en dépit du bon sens, et que son frère' Carnot-Feulins, présent à l'audience, apostropha vivement l'avocat, malgré le rappel à l'ordre dont il fut l'objet de la part du président, et lui reprocha de compromettre l'affaire. Là encore, nous nous permettrons de le croire, Carnot a été mal servi par ses souvenirs. Premièrement, l'issue du procès milite en faveur de l'avocat qui, ayant à combattre une forte partie, n'en gagna pas moins sa cause, et mit sa cliente à l'abri du besoin pour le reste de ses jours. Ensuite, quand on aura vu, par une courte analyse des divers plaidoyers prononcés par Robespierre, quel soin, quelle conscience il apportait à toutes ses affaires, avec quel bonheur d'expressions il les exposait devant le tribunal, on sera convaincu qu'il n'a pu plaider légèrement un procès confié par un ami et que lui recommandait doublement la détresse de celle dont il avait accepté la défense. On rappelait déjà le soutien des opprimés et le vengeur de l'innocence ; beaux titres, et plus précieux pour lui que les honoraires les plus élevés.

Une autre présomption très-grave que Carnot entretenait à Arras des relations suivies avec Robespierre, c'est qu'il était devenu lui-même l'ami du plus intime, du plus cher ami, du frère de cœur de son futur collègue au comité de Salut public, M. Buissart. Nous avons sous les yeux des lettres écrites par lui à cet ami commun, l'une datée de 1793, l'autre d'une époque où Carnot était un des cinq directeurs de la République. L'honorable citoyen auquel elles étaient adressées, resté fidèle à la mémoire du martyr de Thermidor, s'étonnait d'avoir été nommé commissaire du Directoire à Arras, et, au sujet de cette place, Carnot lui répondait : Vous la devez moins à notre amitié qu'à vos principes républicains et à vos talents[32]. Or n'est-on pas fondé à croire qu'il se rencontrait presque journellement avec Robespierre dans une maison dont celui-ci était l'hôte assidu et dévoué ?

Mais de la bonne entente et de l'intimité existant entre eux en ces jours de jeunesse, où ni l'un ni l'autre ne prévoyaient certes qu'ils dussent se trouver associés plus tard pour travailler ensemble à l'œuvre difficile du salut de la France, nous avons une preuve irrécusable et de nature à dissiper toute incertitude. Parmi les pièces chantées dans les réunions de la société des Rosati, il en est une de Maximilien Robespierre, intitulée la Coupe vide, dont voici le dernier couplet :

Amis, de ce discours usé

Concluons qu'il faut boire ;

Avec le bon ami Ruzé[33]

Qui n'aimerait à boire ?

A l'ami Carnot[34],

A l'aimable Cot

A l'instant je veux boire ;

A vous, cher Fosseux,

Au groupe joyeux

Je veux encore boire[35].

 

Il est donc parfaitement établi qu'à l'époque où Carnot se trouvait en garnison à Arras, il était dans les meilleurs termes avec Robespierre. Plus tard, après Thermidor, quand, à force de calomnies échafaudées avec un art infini et le plus incroyable machiavélisme, on fut parvenu à faire de son ancien confrère dans la société des Rosati le bouc émissaire de la Révolution, il renia cette amitié de sa jeunesse ; il agit en cela comme tant d'autres, et nous aurons à citer plus d'un exemple curieux de ces apostasies du cœur.

Nous dirons comment, au sein du comité de Salut public, Robespierre et Carnot en arrivèrent à rompre complètement ; nos recherches en effet nous ont mis à même de pouvoir préciser à peu près exactement l'heure et les causes de la scission qui éclata entre eux ; scission à jamais déplorable en ce qu'elle fournit à la vile faction des Thermidoriens un immense appui moral ; scission déplorable, car, on peut l'affirmer hardiment, l'union de ces deux hommes si grands, si honnêtes l'un et l'autre, eût contribué, la tempête passée, à fonder la liberté en France et à affermir la République.

 

IX

Nous venons de voir Robespierre luttant pour une pauvre servante contre des adversaires riches et influents ; avocat, il mit constamment son ministère au service des faibles et des opprimés. Il n'acceptait pas indistinctement toutes les affaires, et n'appliquait pas son talent à torturer la loi dans un intérêt contraire à l'équité ; jamais ses plus violents détracteurs n'ont pu l'accuser de s'être chargé d'une cause injuste. Lorsque dans un même procès les deux parties venaient le prier de leur prêter son assistance, il ne cherchait pas à savoir quelle était la plus riche, il se demandait d'abord où était le bon droit ; et s'il ne parvenait pas à les concilier, ce qu'il essayait de faire avant tout, il prenait en mains la cause la plus juste, sans considérer si son propre avantage était de ce côté. Quelquefois on le vit ouvrir sa bourse à des clients au lieu d'exiger d'eux des honoraires, quand la pénurie de leurs ressources ne leur permettait pas de subvenir aux frais toujours coûteux d'un procès. En général, bien différent de ces avocats qui poussent à la lutte quand même, il essayait de retenir ses clients dans cette voie périlleuse des procès, et se gardait bien de les leurrer sur la bonté de leur cause. Nous avons sous les yeux une lettre écrite par lui, en février 1787, à un abbé Touques, alors bénéficiaire en Artois, et depuis curé de Cintheaux, près de Caen, qui l'avait chargé d'une affaire très-importante. Elle commence ainsi : La confiance illimitée que vous m'accordez me flatte et m'embarrasse à la fois ; d'un côté, je ne trouve pas votre cause assez dépourvue de moyens pour sacrifier absolument vos prétentions sans aucune réserve, sans aucun dédommagement ; de l'autre, je ne la regarde pas comme assez évidente pour vous donner le conseil de la soutenir[36]... Cette lettre, que sa longueur nous empêche de donner en entier, témoigne de la conscience et du désintéressement de L'avocat.

Dès la première année de son exercice, Robespierre attira sur lui l'attention par l'éclat de ses plaidoiries, et bientôt il fut un des membres les plus occupés du barreau d'Arras. Ce ne fut donc pas un terne avocat subitement transformé par la Révolution, élevé par elle à la hauteur des plus brillants génies, comme l'ont écrit quelques-uns même de ses apologistes ; tout jeune il était marqué au front du sceau divin ; l'importance des affaires confiées à ses soins atteste suffisamment sa renommée précoce et la position considérable qu'il avait rapidement acquise dans son pays.

Une des premières causes qui le mirent en lumière fut une question de testament très-curieuse et très-délicate. M. Jean-Baptiste de Beugny, habitant de la commune de Pas, dans les environs d'Arras, avait embrassé la religion réformée et entraîné dans sa conversion les enfants d'un de ses frères. Il mourut, laissant une grande fortune, après avoir institué pour ses légataires ceux de ses héritiers naturels qui, à son exemple, auraient abandonné le culte catholique en faveur du protestantisme. Les héritiers exclus, parmi lesquels se trouvait un chanoine de la cathédrale nommé Jacques-Simon-Joseph de Beugny, résolurent d'attaquer le testament comme fait en haine de la religion de l'État ; mais avant d'introduire leur demande en annulation, ils s'adressèrent à Robespierre, afin d'avoir une consultation sur la matière et de savoir si un pareil acte était susceptible d'être cassé.

Robespierre se prononça résolument pour l'affirmative, d'où l'on a inféré plus tard qu'avant la Révolution il s'était montré catholique jusqu'à l'intolérance. Mais il suffit de lire son mémoire consultatif pour être convaincu au contraire qu'il a été, en le rédigeant, guidé par le plus entier respect de la liberté des cultes, dont il ne manqua jamais d'être l'ardent défenseur. Si le testament lui paraît entaché de nullité, c'est précisément à cause de l'intolérance de son auteur, lequel, pour agir sur la conscience de ses héritiers, n'a pas craint de mettre en jeu le puissant ressort de l'intérêt. De toutes les passions qui peuvent entraîner la volonté de l'homme, dit l'avocat consulté, il n'en est pas de plus incompatible avec la raison et la liberté que le fanatisme religieux[37]. Nous le verrons sans cesse rester fidèle aux principes de tolérance universelle émis par lui dans cette consultation. Le fanatisme protestant ne lui semblait pas plus respectable que le fanatisme catholique ; et plus tard, à une époque où il y avait quelque courage à défendre la liberté religieuse, nous entendrons le même homme, prenant hardiment à partie les fougueux sectaires du culte de la déesse Raison, s'écrier à la tribune des Jacobins : On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe.

Mais si, obéissant à un sentiment d'équité, il n'hésitait pas à rédiger une consultation en faveur de personnes attachées à la communion romaine, il était toujours prêt à entrer en lutte contre les princes mêmes de l'Église, quand il jugeait leurs prétentions contraires au bon droit. Aucune considération n'était capable de contre-balancer dans son cœur la cause sacrée de la justice. Un jour de simples paysans vinrent le prier de se charger d'un procès important ; l'adversaire était redoutable. Robespierre examina la cause, la trouva juste, et on le vit, non sans étonnement, soutenir avec une suprême énergie les intérêts de pauvres vassaux contre leur puissant seigneur, qui n'était autre que l'évêque d'Arras.

Une autre fois, dans une circonstance bien autrement grave, il eut le courage de s'attaquer à l'un des moines de l'abbaye de Saint-Sauveur d'Anchin, dom Brogniart. Une jeune fille nommée Clémentine Deteuf était employée comme lingère dans l'abbaye ; le moine, l'ayant trouvée de son goût, mit tout en œuvre pour la séduire. N'ayant pu arriver à ses fins, il résolut de se venger bassement et eut l'infamie d'accuser la jeune fille d'avoir dérobé une somme de deux mille louis. En vain elle protesta de son innocence, en vain elle affirma que le misérable la dénonçait faussement parce qu'elle n'avait pas voulu céder à ses passions brutales ; que pouvait-elle, faible jeune fille, contre un si puissant accusateur ? Et qui voudrait consentir à la défendre ? Car poursuivre dom Brogniart, dévoiler la bassesse de son action, le signaler comme un faux dénonciateur au mépris public, c'était s'attirer l'implacable inimitié de toute l'abbaye. On sait à quel esprit de corps invétéré obéissent les membres des' corporations religieuses. Plutôt que de sacrifier la brebis galeuse, d'abandonner simplement un coupable à la vindicte des lois, ils aiment mieux souvent le couvrir de leur protection et se rendre en quelque sorte solidaires d'un crime. Malheur à qui porte la main sur un des leurs !

Un homme pourtant eut ce courage, ce fut Maximilien Robespierre, à qui s'adressa le père de la victime. Sûr de l'innocence de Clémentine Deteuf, il se présenta pour elle à la barre du tribunal criminel. Dans une plaidoirie saisissante il démontra la fourberie de ce moine libertin, assez infâme pour sacrifier l'innocence d'une jeune fille à une ignoble vengeance. Ses consciencieux efforts furent couronnés d'un plein succès, les juges acquittèrent sa cliente. Mais il ne lui suffit pas de lui avoir rendu l'honneur ; non content de ce triomphe, il voulut encore obtenir la réparation du préjudice matériel qu'elle avait subi. En conséquence il intenta en son nom contre dom Brogniart une demande en dommages-intérêts devant le conseil provincial d'Artois. Un volumineux et remarquable mémoire, répandu à profusion, acquit à la jeune fille les sympathies de tout le monde, et son méprisable accusateur fut condamné envers elle à une forte réparation pécuniaire[38].

Cette affaire eut et devait avoir un prodigieux retentissement. Et il est facile de comprendre combien s'en accrut la renommée du jeune avocat, assez téméraire pour avoir osé plaider contre l'évêque d'Arras et attaquer en justice un des puissants moines de l'abbaye de Saint-Sauveur d'Anchin.

 

X

Comme dans toutes les provinces de France avant la Révolution, l'organisation judiciaire en Artois était un véritable dédale. Issue de l'anarchie féodale et des luttes entre l'Église et le pouvoir séculier, elle gardait bien l'empreinte des vicissitudes de sa vicieuse origine. Il y avait la justice royale et la justice seigneuriale, et cette dernière se divisait encore en haute, moyenne et basse justice. Souvent une même ville était soumise à plusieurs juridictions. C'est ainsi que, sous le rapport judiciaire, Arras était partagé en cité proprement dite et en ville ; la première dépendant de l'évêque, la seconde de l'abbé de Saint-Waast ; l'évêque et l'abbé avaient droit de haute et basse justice.

Au-dessus siégeait, pour toute la province, un conseil supérieur, sorte de parlement établi en 1530 par l'empereur Charles Quint. Les charges des officiers attachés à ce conseil étaient héréditaires ; en ces temps d'anarchie générale, décemment couverte du manteau du despotisme, et à laquelle la Révolution vint tardivement mettre bon ordre, la justice, on le sait, était, par un déplorable abus, devenue le patrimoine du magistrat. A cette règle presque générale il y avait cependant quelques exceptions ; ainsi pour les offices de judicature appartenant à la juridiction de l'évêque ou à celle de l'abbé de Saint-Waast, l'un et l'autre avaient la nomination des juges de leurs différents tribunaux.

M. de Conzié, évêque d'Arras, charmé des succès du-jeune avocat, à la famille duquel il portait un vif intérêt, avait eu l'idée de se l'attacher comme magistrat dès sa seconde année d'exercice au barreau ; et, nommé par lui, Robespierre se trouva un jour juge au tribunal civil et criminel de l'évêque[39]. Membre de ce petit tribunal, il eut le courage de repousser, au nom des principes et de la souveraineté du peuple, dont on ne se souciait guère alors, les édits de Lamoignon, auxquels les tribunaux supérieurs n'opposaient que des formes[40]. Mais ce métier d'inquisiteur ne convenait guère ni à l'indépendance de son esprit ni à la douceur de son caractère. On sait ce qu'étaient les juges de l'ancien régime. Il lui répugnait d'avoir à prononcer des sentences de mort. Déjà, en effet, il déniait à la société le droit d'attenter à la vie d'un de ses membres, pensant avec raison que la peine capitale n'est ni un frein suffisant pour le crime, ni un exemple salutaire. Déjà on pouvait pressentir l'homme qui, du haut de la tribune de la Constituante, devait laisser tomber ces paroles : La nouvelle ayant été portée à Athènes que des citoyens avaient été condamnés à mort dans la ville d'Argos, on courut dans les temples, et on conjura les dieux de détourner des Athéniens des pensées si cruelles et si funestes. Je viens conjurer, non les dieux, mais les législateurs, qui doivent être les organes et les interprètes des lois éternelles que la Divinité a dictées aux hommes, d'effacer du code des Français les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques, et que repoussent leurs mœurs et leur constitution nouvelle. Je veux leur prouver que la peine de mort est essentiellement injuste, qu'elle n'est pas la plus réprimante des peines, et qu'elle multiplie les crimes beaucoup plus qu'elle ne les prévient[41]. Au reste il résigna, assez peu de temps après, croyons-nous, ses fonctions de juge. Un jour un assassin comparut devant son tribunal. Les charges les plus accablantes s'élevaient contre l'accusé, la loi était formelle, il fut bien obligé de le condamner au dernier supplice. Mais l'idée d'avoir disposé lui-même de la vie d'un de ses semblables l'obsédait comme un remords ; il rentra chez lui le désespoir au cœur ; et quand sa sœur entreprenait de le consoler en lui rappelant l'énormité du crime du condamné, il répétait toujours : Sans doute c'est un scélérat, mais faire mourir un homme ![42] Dès le lendemain il envoya à l'évêque sa démission de juge, et se consacra tout entier au barreau, préférant à la mission sévère de poursuivre et de châtier les criminels la mission plus difficile et plus élevée de protéger l'innocent, et d'appeler sur le coupable l'indulgence des hommes.

De là date sans aucun doute son antipathie pour les emplois judiciaires. Appelé longtemps après, en juin 1791,.au poste d'accusateur public par les électeurs de Paris, nous le verrons, au bout de quelques mois d'exercice (avril 1792), se démettre également de ces fonctions auxquelles l'avait élevé la confiance de ses concitoyens, et qu'il n'avait acceptées qu'à contre-cœur.

 

XI

La liberté du barreau, comme plus tard celle de la tribune, convenait mieux à son tempérament. Là il pouvait plus à l'aise battre en brèche les vices et les préjugés de l'ancien régime. Au lieu d'être le défenseur obligé de lois mauvaises, engendrées en des temps d'arbitraire et de despotisme, suivant le bon plaisir de gouvernements sans contrôle, il lui était permis de réclamer hautement, publiquement des réformes devenues indispensables, de travailler activement à la ruine d'un édifice social vermoulu et justement condamné à disparaître.

Il s'était fait un auditoire sympathique ; la plupart des magistrats accoutumés à l'entendre étaient devenus ses amis. Plusieurs, il est vrai, dans la suite, ne restèrent pas fidèles à cette amitié ; platoniques adorateurs de la liberté, ils en vinrent à l'abhorrer des qu'ils furent en possession de la déesse, et ne pardonnèrent pas à ceux qui demeurèrent attachés à son culte. ; mais Robespierre, lui, ne changea point.

Son éloquence avait quelque chose d'entraînant. Sans doute il ne se montra pas tout de suite ce qu'on le vit plus tard à la Constituante, quand il fut parvenu à rompre la glace, ou à la Convention ; mais il était facile de deviner, dès ses débuts au barreau, l'irrésistible orateur ; d'autant plus irrésistible que ses accents étaient l'écho profond de sa foi, que ses élans partaient du cœur et que, suivant l'expression de Mirabeau, il croyait tout ce qu'il disait.

Après sa mort on l'a défiguré au physique comme au moral. S'il faut en croire quelques-uns de ses calomniateurs, il avait la voix en fausset, aigre, criarde et discordante, cet homme qui si longtemps, sous le charme de sa parole, sut tenir attentives la Convention nationale et les assemblées populaires. Nous pouvons affirmer, au contraire, d'après des témoignages non-suspects, que sa voix était sonore et pénétrante. S'il n'eut ni l'ampleur de Mirabeau, ni la fougue de Danton, il posséda plus qu'eux l'art de convaincre ; c'est ce dont le lecteur se rendra parfaitement compte lui-même en le suivant avec nous pas à pas dans les phases diverses de son orageuse existence. Tour à tour froid et ardent, doux et terrible, nerveux, concis quand il le fallait, abondant à l'occasion, maniant d'une main également sûre l'arme de la raison et celle de l'ironie, toujours convaincu, toujours maître de lui-même, le geste merveilleusement approprié au discours, il possédait au suprême degré tout ce qui constitue le véritable orateur. Un de ses plus acharnés détracteurs, Merlin (de Thionville), dans une lâche et ridicule brochure sur laquelle nous aurons l'occasion de nous étendre plus longuement en temps et lieux, veut bien accorder qu'il a montré des talents oratoires[43] ; c'est ce dont on ne peut douter à moins de nier la clarté du jour. Nous reviendrons sur ce sujet ; mais nous tenions à constater dès à présent la réputation d'éloquence dont, jeune avocat, il jouissait à ses débuts. On ne le comparait à rien moins qu'au fils d'Antiope et de Jupiter, dont les touchants accords attendrissaient les pierres elles-mêmes. En faisant la part de l'exagération, il n'en reste pas moins établi que Maximilien Robespierre n'avait la voix ni aigre ni discordante. Voici en quels termes le dépeignait un de ses confrères de la société des Rosati :

Ah ! redoublez d'attention !

J'entends la voix de Robespierre.

Ce jeune émule d'Amphion

Attendrirait une panthère[44].

 

XII

Parmi les causes dont il fut chargé tout jeune encore et qui lui valurent d'éclatants triomphes, il en est une dont nous devons entretenir le lecteur avec quelques détails, parce qu'elle représentait un véritable intérêt social et qu'elle eut un immense retentissement, non-seulement dans la province d'Artois, mais aussi à Paris, en France, et dans toute l'Europe : nous voulons parler de la fameuse affaire du Paratonnerre.

Depuis plus de vingt ans la précieuse découverte de l'immortel Franklin était adoptée par toutes les nations, quand, pour l'étonnement du monde et l'indignation de tous les hommes éclairés, éclata, non loin d'Arras, le procès le plus singulier. Un avocat de Saint-Omer, nommé de Vissery de Bois-Valé, possesseur d'une immense fortune et doué d'un goût prononcé pour les sciences, consacrait noblement à des expériences coûteuses ses loisirs et une partie de ses revenus. Il s'occupait plus spécialement d'électricité ; aussi, dès qu'il se fut convaincu de l'utilité des paratonnerres, s'empressa-t-il d'en élever un sur sa maison, afin de recommander par son exemple à ses compatriotes l'usage de ces préservatifs salutaires. Depuis un mois l'ingénieux appareil se dressait aux yeux des habitants de la ville, quand une dame contre laquelle M. de Vissery avait soutenu plusieurs procès au sujet d'un mur mitoyen, résolut, dans un esprit de vengeance, de le forcer à renverser le paratonnerre dont était armé le faîte de sa maison.

Pour atteindre son but elle fit composer une requête, chef-d'œuvre d'ignorance et de sottise, dans laquelle on exposait que le sieur de Vissery ayant édifié une machine sur sa maison afin d'attirer la foudre du ciel, il en résultait un danger réel pour les propriétés du voisinage, en ce qu'elles seraient constamment exposées aux ravages de la foudre ; qu'en conséquence il y avait urgence à ordonner la destruction de ce pernicieux appareil. Puis elle alla de porte en porte solliciter des adhésions. A grand'peine elle réunit cinq ou six signatures de voisins complaisants ou peu éclairés, et déposa l'étrange écrit entre les mains des officiers municipaux de Saint-Omer. Chose plus étrange encore, il se trouva des hommes pour faire droit à cette requête !

Que les plus beaux génies aient été persécutés autrefois pour les inventions et les découvertes qui ont immortalisé leurs mémoires, qu'un parlement routinier et barbare ait, par arrêt, ordonné au sang de rester immobile dans les veines et proscrit les plus utiles innovations, cela est malheureusement trop vrai ; mais que, dans les dernières années du dix-huitième siècle, après Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, à une époque où la diffusion des lumières se produisait avec une étonnante rapidité, des magistrats osassent vouer à la destruction un appareil dont l'utilité était consacrée déjà par une longue expérience, c'était à confondre l'imagination, Tout le monde savant l'a adopté avec transport, disait Robespierre dans sa plaidoirie ; toutes les nations éclairées se sont empressées de jouir des avantages qu'il leur offrait ; aucune réclamation n'a troublé ce concert universel de louanges qui d'un bout du monde à l'autre élevait jusqu'aux cieux la gloire de son auteur. Je me trompe il y a eu une réclamation. Dans ce siècle, au sein des lumières qui nous environnent, au milieu des hommages que la reconnaissance de la société prodiguait au philosophe à qui elle doit cette sublime invention, on a décidé qu'elle était pernicieuse au genre humain. En effet, il était réservé aux échevins de Saint-Omer de se couvrir de ridicule par une sentence digne des juges grossiers du quinzième siècle. Considérant les paratonnerres comme perturbateurs du repos des citoyens et dangereux pour la sûreté publique, ils en ordonnèrent le renversement immédiat, enjoignant au petit bailli, en cas de retard, de requérir des ouvriers et de procéder lui-même à la démolition de la fatale machine[45].

Jusque-là les habitants de Saint-Omer étaient demeurés indifférents ; mais, en présence de l'absurde sentence de leurs magistrats municipaux, ils crurent à un danger réel et se portèrent en foule à la demeure de M. de Vissery, qui, pour éviter des scènes regrettables, peut-être le pillage de sa maison, se vit contraint d'enlever, jusqu'à nouvel ordre, la pointe de son paratonnerre. Mais il ne se tint pas pour battu ; confiant dans les lumières d'une magistrature supérieure, il chargea Maximilien Robespierre du soin de défendre devant le conseil d'Artois les intérêts de la science et de la raison. Cette affaire, on peut le dire, mit en émoi tout le monde savant, et jamais invention ne fut défendue avec plus d'acharnement et d'enthousiasme que celle de l'illustre Franklin. Aux efforts de Robespierre se joignirent ceux des hommes les plus distingués de l'époque. Buissart, son intime ami, avocat et savant d'un grand mérite, rédigea un mémoire étendu, sorte de traité complet sur la matière ; d'autres avocats d'Arras adhérèrent aux solutions de droit contenues dans ce mémoire ; enfin nous avons sous les yeux une consultation envoyée de Paris, très-singulière en ce que, quoique favorable, elle est excessivement timorée. Les auteurs semblent n'être pas fort édifiés eux-mêmes sur l'efficacité salutaire des paratonnerres ; ils prévoient que la sagesse des magistrats ne rendra pas à M. de Vissery l'usage de son paratonnerre sans préparer le peuple à cet événement par des lenteurs prudentes. Nous ne signalons, du reste, cette consultation que parce qu'elle est signée des noms, devenus célèbres, à divers titres, de Target, de Polverel et de Lacretelle.

Autre fut l'opinion de Robespierre. La science, la raison indignement blessées par la sentence des magistrats de Saint-Omer demandaient, selon lui, une réparation immédiate. Après avoir, avec une remarquable clarté, traité la question scientifique, il montrait le paratonnerre triomphant chez presque tous les peuples du monde et proscrit dans la seule ville de Saint-Omer. Mais ces lumières, auxquelles on voulait mettre un obstacle, il les plaçait sous la sauvegarde de la sagesse des magistrats du conseil. Vous vous empresserez, disait-il en terminant, de casser la sentence que les premiers juges ont rendue contre elles. Oui sans doute elle ne peut éviter ce sort, votre sagesse l'avait déjà proscrite avant même que je l'eusse attaquée. Le véritable objet de tous mes efforts a été de vous engager à la réformer d'une manière digne d'une pareille cause, à venger avec éclat l'affront qu'elle a fait aux sciences, en un mot à donner au jugement que la cour va rendre dans une affaire devenue si célèbre un caractère capable de l'honorer aux yeux de toute la France. Hâtez-vous donc de proscrire une sentence que toutes les nations éclairées vous dénoncent ; expiez le scandale qu'elle leur a donné, effacez la tache qu'elle a imprimée à notre patrie, et quand les étrangers voudront la citer pour en tirer des conséquences injurieuses à nos lumières, faites que nous puissions leur répondre : Mais ce jugement que vous censurez avec tant de malice, les premiers magistrats de notre province ne l'ont pas plutôt connu qu'ils se sont empressés de l'anéantir.

Robespierre trouva dans l'avocat général de Ruzé un contradicteur inattendu ; non que ce magistrat demandât le maintien pur et simple de la sentence rendue par les juges de Saint-Omer, mais, doutant lui-même de l'utilité des paratonnerres, il concluait à ce que la cour consultât une académie avant de se prononcer définitivement. Tout en rendant justice au mérite d'un magistrat dont il était l'ami, Robespierre n'eut pas de peine à réfuter victorieusement ses conclusions. Il faut se défier des paratonnerres, avait dit M. de Ruzé, parce que les effets en sont miraculeux. N'aurait-on pas cru entendre les juges de l'inquisition accusant Galilée de sorcellerie. Avec une urbanité parfaite l'avocat démontra qu'il n'y avait pas là plus de miracle que dans la production de cette foudre, dont, par fiction, les poètes ont armé les mains de l'Éternel. Reprenant l'examen scientifique de la question, il rappela que l'épreuve demandée par l'avocat général avait été faite et bien faite. Toutes les académies, en effet, avaient donné leurs suffrages pour l'établissement des paratonnerres, et l'Académie de Dijon, entre autres, après avoir prescrit la construction d'un de ces appareils sur l'hôtel où se tenaient ses séances, avait appuyé vivement le projet d'en édifier un sur le magasin à poudre de la ville. Robespierre put ajouter que, dès l'année 1780, deux membres de cette académie, Guyton-Morveau et Maret, chargés d'examiner la machine élevée par M. de Vissery sur le toit de sa maison, avaient, à la suite d'un long et minutieux rapport, déclaré que cet appareil avait été construit dans les meilleures conditions et que son efficacité pour préserver de la foudre la demeuré de ce savant et les habitations voisines était incontestable. Aussi le jeune avocat, après avoir rendu un juste hommage à tous les hommes distingués dont les suffrages n'avaient pas manqué à une si précieuse découverte, disait-il avec raison en s'adressant aux juges suprêmes appelés à vider ce singulier procès : Vous avez à venger les sciences dans un siècle qui pousse son amour pour elles jusqu'à l'enthousiasme, vous avez à défendre une invention sublime qu'il admire avec transport ; les yeux de toute l'Europe fixée sur cette affaire assurent à votre jugement toute la célébrité dont il est susceptible. Tant d'efforts furent couronnés de succès, et par arrêt du 31 mai 1783, le conseil provincial d'Artois réforma, à la satisfaction de tous les esprits éclairés, la ridicule sentence des échevins de Saint-Omer[46].

Inutile d'ajouter que ce triomphe eut un retentissement énorme. Imprimés et répandus partout, les deux plaidoyers de Robespierre donnèrent à son nom une sorte de consécration[47] ; et l'envoyé de la jeune république américaine, l'immortel Franklin, dont la présence en France ne contribua peut-être pas peu à développer parmi nous les grandes idées de réforme et de liberté, lut sans nul doute avec un certain attendrissement les pages où de si délicats éloges lui étaient prodigués par ce jeune homme inconnu, dont l'éclatante renommée devait plus tard, par delà les mers, retentir à ses oreilles ; qui comme lui allait bientôt se dévouer à la grandeur, au salut, à la liberté de son pays, mais qui, moins heureux, était destiné à périr assassiné, sans avoir vu achevée l'œuvre à laquelle il avait consacré sa vie.

 

XIII

Mais alors, depuis les dures épreuves de son enfance, la mort de sa mère, le départ de son père fuyant, éperdu de douleur et de tristesse, les lieux qu'avait charmés une compagne adorée, rien d'amer n'avait déteint sur sa paisible existence. Tout lui souriait au contraire ; aussi ses dispositions naturelles à la méditation et à la mélancolie étaient-elles tempérées par de franches explosions de gaieté, comme nous avons déjà eu occasion de le dire. Rien de concentré dans ce caractère si mal connu à force d'avoir été calomnié. Les quelques lettres de cette époque de sa jeunesse qui ont été conservées portent bien le cachet de cet abandon et de ces épanchements d'une âme facile et aimante. Elles sont empreintes d'une bonne humeur constante, de la plus vive cordialité, et quelquefois d'une naïveté singulière, nullement prétentieuses du reste, et quelquefois assaisonnées des plus fines railleries. La plupart témoignent surtout de la bonté de son cœur. Préférez-vous les douceurs de la solitude ou le plaisir de faire le charme de la société ? écrit-il à une dame. La situation où vous êtes est très-indifférente, pourvu que vous soyez heureuse ; mais l'êtes-vous ? J'en doute un peu, et ce doute m'afflige ; car lorsqu'on ne possède pas soi-même le bonheur, on voudroit se consoler par celui des autres. Autre part il écrit à la même : L'intérêt que je prends aux personnes n'a point de terme, quand les personnes vous ressemblent. Ajoutez à cela que la bonté qui a toujours éclaté dans vos procédés à mon égard m'en fait en quelque sorte un devoir, et que, pour abjurer ce sentiment, il faudroit que je fusse en même temps injuste et ingrat ; je ne veux être ni l'un ni l'autre, etc.[48]. Quelquefois une simple promenade à travers champ, une excursion dans les environs de la ville lui fournissaient le sujet d'une sorte de poème en prose. Nous savons qu'il existe encore de ces relations, précieusement gardées par leurs possesseurs, où le jeune avocat, un moment arraché à ses travaux sérieux, consignait, dans une forme littéraire très-soignée, les impressions gaies et charmantes de ses promenades.

Parmi ces lettres il en est une que nous citerons tout entière dans notre texte, parce qu'elle nous semble curieuse à plus d'un titre ; et, nous le croyons du moins, elle paraîtra telle à nos lecteurs. De ses goûts d'enfance si calmes et si doux Robespierre avait conservé celui des oiseaux. Dans une pièce mansardée de la maison, située au-dessus de son cabinet de travail, il y en avait de toutes sortes ; seulement, au lieu d'en prendre soin lui-même, comme il faisait jadis, il en abandonnait la charge à sa sœur, qui veillait avec la plus scrupuleuse attention sur ces chers petits hôtes de son frère. Ce fut à propos d'un envoi de serins, venant d'une personne à laquelle il portait beaucoup d'affection, qu'en adressant à la donatrice un mémoire important, il écrivit la lettre suivante :

Mademoiselle,

J'ai l'honneur de vous envoyer un mémoire dont l'objet est intéressant. On peut rendre aux Grâces mêmes de semblables hommages, lorsqu'à tous les agréments qui les accompagnent elles savent joindre le don de penser et de sentir et qu'elles sont également dignes de pleurer l'infortune et de donner le bonheur.

A propos d'un objet si sérieux, mademoiselle, me sera-t-il permis de parler de serins ? Sans doute, si ces serins sont intéressants ; et comment ne le seroient-ils pas puisqu'ils viennent de vous ? Ils sont très-jolis ; nous nous attendions qu'étant élevés par vous ils seroient encore les plus doux et les plus sociables de tous les serins : quelle fut notre surprise, lorsqu'en approchant de leur cage nous les vîmes se précipiter contre les barreaux avec une impétuosité qui faisoit craindre pour leurs jours ; et voilà le manège qu'ils recommencent toutes les fois qu'ils aperçoivent la main qui les nourrit. Quel plan d'éducation avez-vous donc adopté pour eux, et d'où leur vient ce caractère sauvage ? Est-ce que la colombe, que les Grâces élèvent pour le char de Vénus, montre ce naturel farouche ? Un visage comme le vôtre n'a-t-il pas dû familiariser aisément vos serins avec les figures humaines ? ou bien seroit-ce qu'après l'avoir vu ils ne pourroient plus en supporter d'autres ? Expliquez-moi, je vous prie, ce phénomène. En attendant nous les trouverons toujours aimables avec leurs défauts. Ma sœur me, charge en particulier de vous témoigner sa reconnaissance pour la bonté que vous avez eue de lui faire ce présent, et tous les autres sentiments que vous lui avez inspirés.

Je suis avec respect, mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

DE ROBESPIERRE[49].

Arras, le 22 janvier 1782.

 

Tel il était dans ses lettres, tel il se montrait dans ses relations privées, aimable, enjoué, plein de prévenances et d'attentions. Aussi était-il recherché par les premières maisons d'Arras, quoique déjà cependant les mots de liberté, de justice, d'égalité, qu'on entendait sans cesse sortir de sa bouche, commençassent de lui aliéner les principaux personnages de la ville. Il n'avait nulle répugnance pour les plaisirs mondains. C'était le valseur habituel de ma mère, me disait il n'y a pas longtemps une vieille dame. Il avait l'air sérieux, mais il était bien bon, avait-elle souvent entendu dire à sa mère, laquelle était morte sans pouvoir comprendre les anathèmes dont une nation aveuglée poursuivait la mémoire de celui qu'elle avait connu si affectueux, si pur et si doux.

On n'ignore pas quelle sorte de fascination il exerça toute sa vie sur les femmes. Ce fut sans doute une des causes de son immense influence morale ; par elles il prenait en quelque sorte possession des familles. Ses ennemis eux-mêmes ont bien été forcés d'en convenir. Les regards des femmes n'étaient pas les derniers attraits de son pouvoir suprême, il aimait à les attirer. Il exerçait particulièrement son prestige sur les imaginations tendres, lisons-nous dans un atroce libelle dont nous avons déjà parlé[50]. Ces aveux sont précieux, et nous ne pouvons manquer de les recueillir, car, on en conviendra, ce ne sont pas précisément les tigres à face humaine qui s'emparent des imaginations tendres et exercent de puissantes séductions sur le cœur des femmes.

Il se sentait attiré vers elles comme vers ce qu'il y a de meilleur, de véritablement divin en ce monde ; mais ce penchant n'ôta jamais rien à la réserve et à l'austérité de ses mœurs. Il aimait à composer en leur honneur de petits vers d'une galanterie parfois un peu fade, mais toujours décente, comme cet assez joli madrigal adressé par lui à-une dame d'Arras, publié pour la première fois en 1790 dans les Actes des Apôtres, et cité depuis par M. de Montlausier, dans ses Mémoires[51] :

Crois-moi, jeune et belle Ophélie,

Quoi qu'en dise le monde et malgré ton miroir,

Contente d'être belle et de n'en rien savoir,

Garde toujours ta modestie.

Sur le pouvoir de tes appas

Demeure toujours alarmée,

Tu n'en seras que mieux aimée

Si tu crains de ne l'être pas.

La poésie fut une des distractions charmantes de sa jeunesse. Nous pourrions citer une foule de productions poétiques sorties de sa plume, car au milieu des travaux de sa vie si occupée, si remplie, il trouvait moyen de consacrer de temps en temps quelques heures à la littérature, et c'étaient des heures heureuses. Comme tous les esprits délicats, il aimait cette langue sonore du vers, cette langue immortelle où la pensée revêt une forme plus saisissante, et, rendue en sons métalliques, laisse une empreinte plus durable. Outre les couplets composés pour la société des Rosati, il a laissé quelques productions manuscrites d'une valeur médiocre. Il est à croire toutefois que, s'il se fût complètement adonné à ce genre de littérature, il eût réussi, sans s'élever beaucoup, principalement dans le genre de Gresset. Au reste il ne paraît pas avoir attaché grande importance à ses compositions poétiques ; je ne sache pas que, excepté ce madrigal à Ophélie publié à son insu, aucune pièce de vers de lui ait été imprimée de son vivant : c'était un simple délassement, non l'occupation sérieuse de sa vie. Un remercîment, un compliment à faire, un ridicule à fronder excitaient sa verve facile. Un jour il s'en prit à la coquetterie de certains ecclésiastiques de qui l'unique souci à l'autel est de montrer la bague précieuse dont un de leurs doigts est orné ou leurs fines manchettes de batiste brodée. Sur le mouchoir du prédicateur, qui souvent remplit en chaire un rôle fort important, il écrivit tout un poème[52].

Mais son œuvre littéraire ne se borna pas à ces légers essais, il a d'autres titres pour figurer avec honneur parmi les gens de lettres de son temps. En dehors de sa profession d'avocat, il traita, non sans succès, presque toutes les questions sociales à l'ordre du jour ; il est bien peu de réformes accomplies par la Révolution qu'il n'ait d'avance indiquées comme justes, et par conséquent nécessaires. De ces œuvres viriles plusieurs ont disparu, et à peine en a-t-on conservé le nom ; mais quelques-unes, sauvées par l'impression, subsistent encore que l'histoire-et la postérité ne doivent pas dédaigner.

 

XIV

A cette époque florissait à Arras une de ces Académies comme il y en avait autrefois dans presque toutes les capitales des provinces de France. Fondée en 1738 par quelques hommes distingués qui sentaient la nécessité de se réunir pour répandre autour d'eux le goût des 1 sciences et des lettres, elle se trouva dissoute pendant la Révolution, après avoir pendant plus de soixante ans rendu à l'Artois les plus incontestables services. Reconstituée en 1816, elle continue aujourd'hui, sous l'impulsion des personnes d'élite dont elle est composée, son œuvre de moralisation et de propagande littéraire. Il en est de plus brillantes peut-être ; il n'en est pas qui soient animées d'un plus vif amour du beau, et qui s'élèvent plus haut dans les régions des vastes pensées.

L'ancienne Académie, obéissant à cet esprit de progrès qui poussait en avant la plupart des sociétés savantes du temps, aimait à se recruter parmi les talents jeunes et vigoureux. L'éclatant succès de Robespierre dans le procès du sieur de Vissery contre les échevins de Saint-Omer le désignait suffisamment à ses yeux, et le 15 novembre 1783 elle l'admit dans son sein à la place de M. de Crepieul, chanoine de la cathédrale. Certes, pour un jeune homme de vingt-cinq ans, c'était une flatteuse distinction, mais elle ne pouvait être mieux méritée. Le nouveau membre fut reçu en séance publique le 21 avril de l'année suivante.

Au lieu de se borner, selon la vieille tradition, à prononcer un éloge plus ou moins sincère, plus ou moins vrai de son prédécesseur, il choisit pour texte de son discours un sujet plein d'intérêt et fécond en enseignements ; suivant en cela l'exemple donné par Voltaire lors de sa réception à l'Académie française, il voulut que son discours, au lieu d'être une simple harangue de parade, fut une œuvre utile et servit la cause de l'humanité. En conséquence il composa et lut une dissertation approfondie sur l'origine, l'injustice et les inconvénients du préjugé qui faisait rejaillir sur les parents des criminels l'infamie attachée à leurs supplices. On verra tout à l'heure combien durent paraître hardies les doctrines soutenues par le récipiendaire au milieu d'une assemblée où l'on comptait quelques magistrats fortement imbus des préjugés de l'ancien régime.

La Société royale des arts et des sciences de Metz avait précisément mis au concours, pour cette même année, les questions suivantes :

Quelle est l'origine de l'opinion qui étend sur tous les individus d'une même famille une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable ?

Cette opinion est-elle plus nuisible qu'utile ?

Dans le cas où l'on se déciderait pour l'affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent ?

Assurément un pareil sujet avait de quoi tenter l'esprit d'un philosophe, une âme éprise de la passion du juste, et que toute iniquité révoltait au suprême degré. Robespierre se mit donc sur les rangs, compléta son mémoire en y ajoutant un chapitre sur les moyens de détruire cet abominable préjugé, et, l'année suivante, donna à ses collègues, dont les applaudissements ne lui manquèrent pas, lecture des additions faites à l'œuvre primitive[53]. Cette ovation lui était bien due en effet, car, au mois d'août précédent, le jour de la Saint-Louis, son discours avait été couronné par la Société royale de Metz, et il avait obtenu l'une des deux médailles de quatre cents livres destinées à récompenser les lauréats.

Dans cette lutte littéraire il avait eu pour rival un jeune avocat de Paris, M. Lacretelle, signataire d'une des consultations rédigées au sujet de l'affaire du paratonnerre, et dont le nom fut prononcé le premier. Pour notre part, nous avouons ne pas trop comprendre l'espèce de préférence accordée au mémoire de Lacretelle. Nous en dirons quelques mots, après avoir rapidement examiné celui de Maximilien Robespierre[54].

 

XV

S'il était autrefois un préjugé fatal et crue], source de malheurs immérités pour une foule d'infortunés, c'était bien, à coup sûr, celui qui faisait rejaillir sur toutes les personnes d'une même famille le déshonneur attaché aux peines infamantes qu'avait pu mériter un de ses membres. Et ce préjugé était tellement enraciné dans les mœurs de l'ancienne société française, qu'une révolution seule fut capable de l'extirper. Aussi, pour entreprendre de prouver combien il était injuste, fallait-il un esprit passionné pour le bien, décidé à attaquer résolument tous les abus, et Robespierre disait avec raison aux membres de l'Académie de Metz, en leur adressant son mémoire : C'est le désir d'être utile, c'est l'amour de l'humanité qui vous l'offre : il ne sauroit être tout à fait indigne de vous.

Indiquer avec certitude l'origine et les causes de cette vieille et malencontreuse opinion n'était pas chose aisée. Elle tenait à tant de circonstances inconnues, bizarres, à tant de motifs impénétrables ! Tout d'abord elle dut naître de cette solidarité morale en vertu de laquelle on dit de cet homme : Il est l'honneur de la famille, et de cet autre : Il en est la honte. Sentiment qui, à toutes les époques et chez tous les peuples, a exercé un puissant empire sur les imaginations. Mais tandis qu'en différents pays il restait circonscrit dans les bornes de la nature et de la raison, il prenait dans d'autres une extension ridicule. Cette solidarité morale, bonne en soi jusqu'à un certain point, devenait une solidarité réelle, prévalant sur les plus simples lois de la justice et de l'humanité, et finissait, suivant notre auteur, par enfanter ce préjugé terrible qui flétrit une famille entière pour le crime d'un seul et ravit l'honneur à l'innocence même.

Pareille tyrannie de l'opinion ne saurait exister dans les véritables républiques, où chaque citoyen, membre de la souveraineté, n'est responsable que de ses propres actes et ne peut être, par la faute d'un autre, dépouille des prérogatives attachées à son titre de citoyen ; où toutes les carrières sont ouvertes à tous ; où les distinctions de naissance n'existent pas ; où les actions éclatantes, aussi bien que celles de nature à entacher l'honneur, sont toutes personnelles à leur auteur ; où la gloire et le renom d'un citoyen ne sauraient être obscurcis par la honte d'un de ses parents ; où par conséquent les familles puissantes, n'ayant pas à craindre le rejaillissement de l'infamie, ne cherchent pas à violer les lois pour sauver un de leurs membres coupable de quelque crime, car. il est d'une grande âme de sacrifier à la patrie sa fortune, sa vie même, jamais l'honneur. A l'appui de ces assertions, l'auteur citait, entre autres exemples, Brutus immolant ses fils, la famille de Claudius brillant d'un éclat plus vif après la mort du décemvir Appius, et Publius Manlius revêtu de la dictature quelques années après le jour où, en vertu d'un jugement rendu par les tribuns du peuple, Manlius Capitolinus avait été précipité du haut de la roche Tarpéienne.

Suivant lui, les pays les plus infestés de ce préjugé fatal sont les pays monarchiques, parce que l'honneur est le principal ressort de ces sortes de gouvernement ; non pas cet honneur dégagé de tout intérêt, qui a la raison pour base et se confond avec le devoir, qui existeroit même loin des regards des hommes sans autre témoin que le ciel, et sans autre juge que la conscience ; mais cet honneur banal, fondé sur les distinctions, et tenant plus à la vanité qu'à la vertu. Chez une nation où la noblesse était un des éléments essentiels de la constitution, où tel homme, sans aucune valeur personnelle, était considéré parce qu'il descendait de parents nobles, et tel autre, marqué au front du sceau du génie, était dédaigné parce qu'il sortait d'une famille obscure et plébéienne, un pareil préjugé devait pousser de profondes racines. Et l'esprit d'égalité était si peu dans les mœurs de l'ancienne société française que, tandis que l'infamie atteignait les familles des roturiers criminels, elle épargnait celles des grands seigneurs condamnés au dernier supplice.

Recherchant ensuite si ce préjugé est plus nuisible qu'utile, Robespierre déclare ne pas comprendre comment les avis pourraient être partagés sur un point si clairement décidé par l'humanité et la raison. Il ne voit pas là, dans les intentions de la compagnie savante qui a proposé la question, de problème à résoudre, mais seulement une erreur funeste à combattre, un usage barbare à détruire, une des plaies de la société à guérir. Est-il besoin de démontrer l'injustice d'un procédé qui rend l'innocence solidaire du crime ? Or, par voie de conséquence et au nom de la morale éternelle, s'il est injuste il ne saurait être utile. De toutes les maximes te la morale, dit-il avec ce sens droit qui inspira toujours ses écrits, ses paroles et ses actions, la plus profonde, la plus sublime peut-être, et en même temps la plus certaine, est celle qui dit que rien n'est utile que ce qui est honnête[55]. Répondant à ceux qui invoquent comme une garantie pour la société cette solidarité inique, il demande alors pourquoi nous n'adoptons pas aussi cette ancienne loi de la Chine en vertu de laquelle on condamnait à mort les pères dont les enfants avaient commis un crime capital. Mais il n'a pas de peine à prouver combien est illusoire cette prétendue garantie invoquée pour le maintien d'un préjugé barbare. Les sociétés, selon lui, doivent chercher leur conservation et leur salut dans des lois sages, dans l'amélioration des mœurs, non dans des usages atroces.

Mais si cette coutume d'un autre âge n'offre aucune garantie sérieuse, de combien de maux en revanche n'est-elle pas la source ? Que d'infortunés à jamais perdus parce que le hasard, la fatalité les a fait naître d'une famille de laquelle est sorti quelque criminel, qui cependant avaient le cœur bien placé, et méritaient la considération des hommes ! Ici c'est un père victime de la faute d'un de ses enfants ; là ce sont des enfants innocents sur qui rejaillit l'opprobre paternel. Quel abominable et absurde système ! N'est-ce pas le moyen de pervertir les meilleures natures ? Ne doit-on pas craindre de forcer à devenir méprisables ceux que l'on condamne d'avance au mépris, et de pousser à la révolte contre la société des citoyens injustement dépouillés de leur part d'estime et d'honneur ? Il faut donc rechercher les moyens d'anéantir au plus vite un si odieux préjugé.

Quelques philanthropes proposent d'en atténuer seulement les effets en le renfermant dans certaines limites ; mais cette demi-mesure, impuissante à conjurer le mal, ne convient pas à l'auteur du discours couronné : ses principes le conduisent à demander une destruction totale, définitive. Comment donc extirper cette affreuse opinion, fortifiée par une longue habitude et depuis tant de siècles enracinée dans le cœur de la nation ? Vaincre un monstre par qui tant de familles ont été et peuvent encore être désolées, c'est rendre un service à l'humanité tout entière. Le moment lui paraît favorable pour remporter une si belle victoire. L'incessant progrès des lumières, les coups portés aux vieilles superstitions, les efforts journellement tentés pour diminuer les misères humaines et améliorer la condition sociale lui donnent la certitude qu'il est facile d'amener tôt ou tard la ruine d'un préjugé indigne d'une société bien organisée.

Mais il ne veut pour cela ni lois spéciales ni intervention de l'autorité, laquelle d'ailleurs a rarement prise sur l'opinion publique ; il lui suffit d'éclairer le pays, de modifier certaines institutions auxquelles est essentiellement attaché l'abus dont il réclame le retranchement. Alors, avec une surprenante vigueur, il attaque — quel ami de l'humanité ne lui en saurait gré ? — une des plus barbares institutions de la monarchie française, la confiscation, cette source impure des fortunes de tant de grandes et anciennes familles, dont nos rois se servaient pour enrichir leurs créatures, leurs favoris et leurs maîtresses, et que la Révolution eut l'immense tort de ne pas supprimer avec tout cet arsenal féodal que, dans les premiers mois de son avènement, elle a renversé de sa main puissante.

Comment, en effet, une famille ne serait-elle pas atteinte dans son honneur quand, pour la faute d'un seul, elle se trouve frappée dans sa fortune et complètement ruinée ? Et à ce propos, je ne puis m'empêcher de faire une remarque, c'est qu'il n'est pas une amélioration introduite dans nos lois, pendant ou après la Révolution, qui n'ait été d'avance réclamée par Robespierre ; c'est qu'il n'est pas un progrès accompli ou dont le temps amènera plus tard la réalisation, qu'il n'ait rêvé et vivement sollicité ; tant il est vrai que cet homme si niaisement décrié, si injustement calomnié par tous les partis, portait, dans sa vaste pensée, le nouvel édifice social reconstitué sur les fondements de la justice éternelle !

Mais revenons à son discours. Un des plus puissants moyens, suivant lui, d'avoir raison du préjugé qu'il combat, c'est d'établir l'égalité des peines pour tous les citoyens, de ne pas accorder le privilège d'un supplice spécial aux nobles, dont les crimes sont toujours moins excusables que ceux de malheureux poussés au mal par la misère. L'infamie semblait dépendre de la forme du supplice, non du crime. A égalité de forfait on voyait le déshonneur s'attacher aux familles plébéiennes, tandis que certains nobles, se faisant de l'échafaud une sorte de piédestal, laissaient aux leurs tous les avantages d'une réputation non souillée. Il propose donc, en premier lieu, qu'on étende à tous les citoyens le genre de supplice réservé jusqu'ici aux seuls nobles, parce qu'il lui paraît plus doux, plus humain et plus équitable.

Il engage fortement ensuite les chefs d'empire à ne pas fermer la voie des honneurs et des charges aux familles dont un membre a pu s'attirer la honte du dernier supplice, lorsque dans ces familles il se rencontre un homme de talent, capable de bien servir l'État. En voyant les souverains eux-mêmes rompre avec un antique préjugé, les peuples finiront par s'en déshabituer et par apprécier chacun, non en considération de ses parents, mais en raison de ses propres actes et de son propre mérite. L'auteur se flatte que ses vœux parviendront jusqu'au trône, et il saisit cette occasion de louer en termes dignes le monarque qui venait de bannir de nos codes l'atroce emploi de la question, espérant qu'après avoir épargné aux accusés des cruautés inutiles, déshonneur de la justice, il contribuera, pour sa part, à la destruction d'un préjugé tout aussi funeste et aussi injustifiable.

Plusieurs écrivains ont paru s'étonner des éloges prodigués à Louis XVI par Robespierre dans quelques-uns de ses écrits ; mais leur étonnement vient certainement de ce qu'ils ont perdu de vue une chose essentielle, à savoir, que le jeune roi marchait alors lui-même à la tête des réformateurs ; que, jusqu'au jour où, effrayé des sourds grondements de la Révolution montant vers lui, il se laissa entraîner par le parti de la réaction jusqu'à faire un pacte avec l'étranger, il était resté honnête homme et animé des meilleures intentions ; qu'enfin les éloge de Robespierre, qui n'avaient rien de servile comme tout ce qui s'écrit en ce genre, s'adressaient, non à l'héritier de Louis XIV et de Louis XV, mais au monarque philosophe, au roi réformateur, docile aux inspirations de Turgot et de Necker, au souverain qui pour un moment avait su mériter le glorieux surnom de Juste.

Jamais, jamais sur la question de principes Robespierre ne varia ; toutes ses œuvres sont là pour attester cette vérité. C'est dans le discours dont nous venons de présenter une rapide analyse, qu'après avoir flétri le forfait de César s'asseyant victorieux sur le trône de l'univers, il le condamne à d'éternels remords pour avoir violé ce précepte : Ce qui n'est point honnête ne saurait être juste. Cette maxime vraie en morale, dit-il, ne l'est pas moins en politique ; les hommes isolés et les hommes réunis en corps de nation sont également soumis à cette loi. La prospérité des États repose nécessairement sur la base immuable de l'ordre, de la justice et de la sagesse. Toute loi injuste, toute institution cruelle qui offense le droit naturel, contrarie ouvertement leur but, qui est la conservation des droits de l'homme, le bonheur et la tranquillité des citoyens. Ne croirait-on pas entendre déjà le législateur de la Constituante et de la Convention ? Il avait alors vingt-six ans. Déjà l'on peut pressentir le réformateur social dans l'auteur du discours sur la honte des peines infamantes[56] ; et plus nous irons, plus nous verrons se dessiner fortement le caractère de l'homme, dont toutes les pensées allaient si bien au-devant de la Révolution qui s'avançait.

 

XVI

Les médailles accordées par l'Académie de Metz aux deux discours couronnés étaient d'une égale valeur ; mais, comme nous l'avons dit, Lacretelle avait eu l'avantage d'être nommé le premier[57]. Pourquoi cette préférence ? C'est ce dont j'ai vainement cherché à me rendre compte. L'auteur était de Metz, peut-être est-ce l'unique raison qui ait fait pencher la balance en sa faveur. Son œuvre assurément n'est pas sans mérite, mais elle est loin de valoir celle de Robespierre ; elle n'en a ni l'ampleur, ni l'énergie, ni l'indignation généreuse.

Cependant elle eut dans le monde un succès plus retentissant. Cela se conçoit à merveille : Lacretelle vivait à Paris, au milieu des gens de lettres, et la camaraderie ne lui fit pas défaut. Dans une lettre où la flatterie dépassait toutes les bornes, le faiseur d'éloges Thomas le proclama le plus éloquent des hommes, et le Mercure de France rendit compte de l'ouvrage dans les termes les plus pompeux. Enflé de ce concert d'hommages plus ou moins sincères, Lacretelle se crut une très-grande supériorité sur son rival, dont il entreprit de juger l'œuvre dans ce même Mercure de France où il venait d'être si magnifiquement traité. Sur un ton. protecteur assez déplacé, il daigna accorder au discours de Robespierre quelques louanges banales, ajoutant qu'il méritait d'autant plus d'attention que l'auteur vivait loin de Paris, où, disait-il, le commerce des gens de lettres développe le talent et perfectionne le goût.

A cette appréciation au moins singulière dans laquelle le critique, à la fois juge et partie, mettant les deux œuvres en parallèle, se décernait avec un sérieux, voisin de l'outrecuidance, la plus grosse part d'éloges, Robespierre répondit par une lettre de remercîments froide et polie. Là se bornèrent, je crois, ses relations avec Lacretelle. L'un et l'autre, d'ailleurs, suivirent une route bien différente. Elu suppléant à la Constituante, et plus tard député à l'Assemblée législative, celui-ci siégea sur les bancs de la droite sans jamais acquérir la moindre influence sur l'opinion publique, que celui-là était appelé à diriger. Lacretelle avait parlé de son concurrent comme d'un sujet donnant des espérances ; ces espérances dépassèrent largement sa prévision. Des deux lauréats de la Société royale de Metz ce ne fut pas le moins modeste auquel était réservée la plus haute et la plus brillante, mais aussi la plus fatale destinée[58].

 

XVII

Encouragé par ce premier succès, Robespierre entra de nouveau, l'année suivante, dans la lice académique. L'éloge de Gresset, proposé comme sujet de prix pour l'année 1785 par l'Académie d'Amiens, le tenta. Imitateur du poète picard dans son poème manuscrit sur le Mouchoir du Prédicateur, il devait se sentir tout naturellement disposé à louer sans réserve le gracieux chantre de Vert- Vert. Il composa donc son discours avec une sorte d'entraînement. Rarement une œuvre travaillée avec prédilection n'est pas réussie ; cependant celle-ci n'obtint pas la récompense qu'en attendait son auteur. Etait-elle dépourvue des qualités requises en général dans un concours de ce genre ? Nullement ; elle avait cette juste mesure, cette modération dans la forme qui convient à de semblables morceaux. A quoi donc attribuer son échec ? Peut-être quelques membres de cette Académie, imbus d'un esprit philosophique intolérant, n'entendirent-ils pas sans colère vanter la conversion du poète mondain, abjurant solennellement l'art dramatique et condamnant lui-même ses succès dans ce genre pour se vouer à la retraite et vivre dans une austérité pieuse ? Peut-être aussi quelques classiques s'émurent-ils à la lecture de certaines théories littéraires peu propres à gagner les suffrages d'une académie ? Quoi qu'il en soit, d'autres concurrents ne furent pas plus heureux ; personne n'obtint le prix.

Ce dont Robespierre félicita surtout Gresset, ce fut d'être resté pur et honnête, j'entends au moral, parmi les séductions de tout genre sollicitant sans cesse à Paris la vie des hommes de lettres. Ô Gresset, tu fus un grand poète ! Tu fis beaucoup plus, tu fus un homme de bien. En vantant tes ouvrages je ne serai point obligé de détourner mes yeux de ta conduite. Il le loue même d'avoir gardé sa religion, au milieu des sarcasmes dont elle était alors poursuivie, réclamant déjà pour chacun, comme il le fera plus tard au sein de la Convention, le droit de suivre toujours, en matière religieuse, les inspirations de sa conscience. Il félicite également le poète de s'être conservé chaste dans un genre de poésie qui semblait être devenu le domaine exclusif dé la licence, et d'avoir su lui donner une décence et une noblesse dont on la croyait à peine susceptible, sans lui ôter aucun de ses agréments naturels.

Etablissant entre Voltaire, dont le grand nom dominait encore tout le monde littéraire, et l'élégant auteur de la Chartreuse un parallèle très-réussi, il se demande auquel des deux revient de droit la palme de la poésie légère ; et, sans oser se prononcer, il entreprend de l'un et de l'autre un éloge d'une incontestable justesse, et signale très-finement les qualités propres à chacun d'eux. Mais où il n'hésite pas à accorder la prééminence à Gresset, c'est dans l'unique comédie qu'il composa, ou plutôt qu'il fit représenter — car il en condamna plusieurs au feu —, et où il semble avoir réuni toutes les qualités indispensables à ce genre d'ouvrage. Le Méchant, en effet, consacra la gloire du poète, lui ouvrit les portes de l'Académie et lui donna dans toute l'Europe une réputation certainement supérieure à son talent. Cette pièce fournit à Robespierre l'occasion de se livrer sur Voltaire à une appréciation d'une vérité frappante et digne d'être citée. Voltaire, dit-il, si léger, si gai, si ingénieux, si agréable même dans les sujets les plus graves, Voltaire si habile à manier la plaisanterie, à saisir et à peindre le ridicule, semble déployer partout le talent comique, excepté dans ses comédies.

Gresset avait été moins heureux en abordant la scène tragique ; mais il eut plus de succès dans un autre genre récemment mis en honneur par Diderot, non sans avoir rencontré une vive opposition et donné lieu aux disputes les plus animées, nous voulons parler du drame. Robespierre prit résolument parti pour le nouveau genre dramatique, et les théories émises par lui à ce sujet, en scandalisant l'esprit classique des membres de l'Académie d'Amiens, ne furent peut-être pas étrangères à son échec. Le morceau suivant, sorte de profession de foi littéraire, très-nette, très-accentuée, nous semble curieux à plus d'un titre. Nous avons vu de nos jours le domaine du théâtre s'agrandir par la naissance de ces productions connues sous le nom de drames. Mais je ne sais quelle manie pousse une foule de critiques à déclamer contre ce genre nouveau avec une sorte de fanatisme. Ces fougueux censeurs, persuadés que la nature ne connaissoit que des tragédies et des comédies, prenoient tout ouvrage dramatique qui ne portait pas l'un de ces deux noms pour un monstre en littérature, qu'il falloit étouffer dès sa naissance, comme si cet inépuisable variété de tableaux intéressants que nous présentent l'homme et la société devoit être nécessairement renfermée dans ces deux cadres ; comme si la nature n'avoit que deux tons, et qu'il n'y eût pas de milieu pour nous entre les saillies de la gaieté et les transports des plus furieuses passions. Mais les drames et le bon sens ont triomphé de toutes leurs clameurs. C'est en vain qu'ils ont voulu nous faire honte du plaisir que ces ouvrages nous procuroient, et nous persuader qu'il n'étoit permis de s'attendrir que sur les catastrophes des rois et des héros ; tandis qu'ils faisoient des livres contre les drames, nous courrions au théâtre les voir représenter, et nous éprouvions que nos larmes peuvent couler avec douceur pour d'autres malheurs que pour ceux d'Oreste et d'Andromaque ; nous sentions que plus l'action ressemble aux événemens ordinaires de la vie, plus les personnages sont rapprochés de notre condition, et plus l'illusion est complète, l'intérêt puissant et l'instruction frappante[59]. Ne croirait-on pas lire une page de la magnifique et fameuse préface du Cromwell de Victor Hugo ? En littérature comme en politique Robespierre, on le voit, ne se tenait pas enfermé dans le cercle étroit des idées anciennes : il voulait émanciper la première au profit de l'esprit humain, comme il avait hâte de régénérer la seconde au profit des peuples.

 

XVIII

Cet échec académique ne l'empêcha pas de continuer à traiter les grands sujets moraux proposés chaque jour par les diverses sociétés savantes ; seulement il renonça désormais à envoyer ses écrits au concours, se contentant de prendre pour confidents et pour juges ses collègues de l'Académie d'Arras, dont les applaudissements suffisaient à son ambition.

C'est ainsi que, dans la séance du 27 avril 1786, il prononça un discours fort développé sur la législation réglant les droits et l'état des bâtarde législation atroce qui rendait de malheureux enfants responsables et victimes des fautes de leurs parents. La condition des bâtards — on employait alors ce mot juridiquement — était des plus dures avant la Révolution. Il y eut même, dans l'origine, des provinces où ils étaient traités comme serfs, ne pouvant se marier sans le consentement de leurs seigneurs, à qui, en cas de mort, leurs biens étaient dévolus par droit de mainmorte[60]. Ils étaient incapables de posséder des bénéfices ; enfin, de même que l'infamie rejaillissait sur les familles des criminels, la honte était attachée à la bâtardise. Robespierre s'élevait surtout contre cette injustice, et proposait de modifier, dans un sens plus conforme à l'humanité, des lois empreintes de la barbarie d'un autre âge.

Entendait-il pour cela porter atteinte au mariage, en relâcher les liens sacrés ? Voici la preuve éclatante du contraire : Laissons, a-t-il écrit quelque part, laissons aux cœurs des citoyens qu'égare l'ivresse des passions la douleur salutaire de ne pouvoir prodiguer librement toutes les preuves de leur tendresse aux gages d'un amour que la vertu n'approuve pas ; ne leur permettons pas de goûter toutes les douceurs attachées au titre de père, s'ils n'ont plié leurs têtes sous le joug sacré du mariage. Personne, on peut le dire, n'a mieux que lui, et avec une conviction plus austère, défendu la famille, base de toute société. A-t-il voulu donner aux enfants naturels le même rang et les mêmes droits qu'aux enfants légitimes, comme le lui a reproché certain libelliste ? Citons encore : Je ne proposerai pas cependant de leur accorder les droits de famille, de les appeler avec les enfants légitimes à la succession de leurs parents ; non ; pour l'intérêt des mœurs, pour la dignité du lien conjugal, ne souffrons pas que les fruits d'une union illicite viennent partager avec les enfants de la loi les honneurs et le patrimoine des familles auxquelles ils sont étrangers à ses yeux[61]. Il est facile de se rendre compte, par ces simples citations, de la réserve avec laquelle, obéissant aux sentiments de justice dont son cœur était rempli, il attaquait des lois iniques, d'où il voulait extirper les dispositions contraires à l'humanité et un préjugé qui n'était déjà plus dans nos mœurs. Ce qu'il demandait, du reste, se trouve aujourd'hui dans nos codes, rédigés d'après les principes énoncés par lui sur cette matière, et là comme ailleurs il n'a fait que devancer son temps.

Dans une autre séance il s'étendit longuement sur la jurisprudence criminelle et appela également sur cette partie de nos institutions les méditations du législateur. Notre Code pénal était encore à cette époque, personne ne l'ignore, un code de sauvages, et non celui d'une nation civilisée ; il appartenait donc à un pur disciple de Voltaire et de Rousseau d'en provoquer énergiquement la réforme et de demander la suppression de tant de cruautés inutiles dans la répression des délits et des crimes.

 

XIX

Robespierre était en 1789 directeur de l'Académie d'Arras, après en avoir été quelque temps chancelier, et, comme tel, chargé de répondre à une foule de discours et de communications. Aussi devait-il être prodigieusement occupé. On l'avait entendu dans la même séance, celle du 18 avril 1787, complimenter un académicien honoraire nouvellement reçu, M. de Courset, ancien capitaine au régiment de Bourbon, dont on venait de lire le discours de réception ; puis répondre à celui d'une dame au sujet de laquelle nous devons dire quelques mots parce que, bien que son nom n'ait pas laissé beaucoup de traces, elle joua un certain rôle dans la Révolution.

Fille d'un littérateur breton, Louise-Félicité Guinement de Kéralio, depuis épouse du journaliste Robert, un des plus ardents membres du club des Cordeliers, avec qui elle rédigea le Mercure national, n'était connue alors que par quelques romans médiocres et une Histoire d'Elisabeth, reine d'Angleterre, à laquelle elle dut peut-être son admission au sein de l'Académie d'Arras.

Après que le secrétaire eut donné lecture de son discours, elle prit elle-même la parole, remercia la compagnie de la faveur qu'on lui avait accordée, et parla longuement des études historiques vers lesquelles elle se sentait de préférence entraînée. Elle proposa ensuite et traça tout un plan d'une histoire générale des mœurs de l'homme et des progrès de ses connaissances, se déclarant modestement incapable de le remplir elle-même. Ses paroles, il paraît, obtinrent beaucoup de succès et furent fort applaudies.

Robespierre répondit à mademoiselle de Kéralio en termes d'une convenance parfaite. Il la félicita d'abord d'avoir rappelé dans son discours, d'une manière aussi noble que touchante, le souvenir de son père, le littérateur breton, qui, à cette époque, jouissait encore de quelque réputation. Il saisit ensuite cette occasion de rechercher si l'admission des femmes dans les sociétés littéraires présentait quelque utilité. Ce serait, suivant lui, un moyen d'ajouter aux travaux de ces sociétés des charmes jusqu'alors inconnus et un intérêt plus puissant, car on rassemblerait ainsi les dons divers partagés par la nature entre les deux sexes. A la force et à la profondeur du génie de l'homme se réuniraient l'agrément et la délicatesse de celui de la femme, etpe cette réunion résulterait infailliblement un progrès sensible dans les productions de l'esprit. Nous n'avons pas à examiner ici jusqu'à quel point il pouvait avoir raison, mais, par l'analyse de son curieux discours, on comprend mieux le prestige qu'il exerça toujours sur les femmes, et l'on se rend suffisamment compte de son chaste penchant pour elles.

Quels heureux effets, dit-il encore, quelle émulation salutaire ne doivent pas produire leurs suffrages ! N'est-ce pas un de leurs premiers devoirs, une de leurs plus pures joies, une de leurs plus belles prérogatives, d'encourager le talent ? Et si l'amour de la gloire nous sollicite, si toutes nos facultés tendent vers ce noble but, n'est-ce pas encore pour attirer leurs regards, mériter leurs applaudissements ? La femme enfin n'est-elle pas le ressort le plus actif de nos meilleurs sentiments ? Il montre son influence propice encourageant, dans tous les temps, l'homme aux grandes actions. Si l'on cherche bien, on verra que c'est à elle que doit remonter l'honneur de tous les genres de mérite. Dans les siècles grossiers, où l'humanité dégradée semblait anéantie sous l'infâme joug de la tyrannie féodale, qui encourage de généreux guerriers à venger l'innocence, à poursuivre les malfaiteurs ? la femme. Qui exalte le cœur des héros de la chevalerie ? la femme. C'est animés par elle que les plus brillants poètes ont ceint la couronne d'immortalité. Par elle s'agrandissent les âmes ; les plus beaux chefs d'œuvre, les plus magnifiques productions du génie sont dus à son irrésistible empire. Il faut donc bien se garder de la dédaigner, il faut l'accueillir avec empressement au sein des Académies, l'adopter, l'encourager à cultiver les lettres, dont elle doit être la protectrice naturelle, et ne pas perdre de vue que le ciel nous l'a donnée, non pour être un vain embellissement dans l'univers, mais pour concourir au bonheur et à la gloire de la société.

On ne doit pas s'étonner maintenant si mademoiselle de Kéralio, devenue madame Robert, resta par la suite une des admiratrices passionnées de Robespierre, et si, dans le Mercure national, elle écrivit sur lui des pages enthousiastes[62].

Dans le mois suivant de cette même année 1787 eurent lieu, à l'Académie d'Arras, la réception de Carnot et celle de Marescot, également officier au corps royal du génie, et qui devait plus tard, sous les ordres et en compagnie de Saint-Just, s'illustrer sous les murs de Charleroi. Carnot lut lui-même son discours de réception, dont le sujet était le Pouvoir de l'habitude. Mais ce ne fut point Robespierre qui le complimenta, comme on l'a écrit par erreur ; cet honneur échut à M. Ansart, leur ami commun. Le premier se contenta d'applaudir au succès de l'éminent collègue qu'il appelait familièrement l'ami Carnot[63].

 

XX

Il ne se passait guère de séances où Robespierre ne prît une part active aux travaux de l'Académie. Il est fâcheux que les nombreux discours qu'il y prononça n'aient pas été tous complètement recueillis, notamment celui dans lequel il demandait une réformation radicale du code criminel en vigueur alors. On y verrait combien cet esprit juste et ferme devançait par ses idées la Révolution française. Et jamais il ne manquait l'occasion de les développer. Ayant été chargé par ses collègues, dans les premiers jours de l'année 1789 de complimenter le duc de Guines, récemment appelé au gouvernement de l'Artois, il eut soin de mettre sous ses yeux le tableau des réformes devenues, selon lui, indispensables, et de détailler les avantages que la province était en droit d'attendre d'un gouverneur citoyen.

Ce langage nouveau alors, et qui retentissait si agréablement aux oreilles de la classe moyenne et du peuple, n'effarouchait pas encore les classes privilégiées. Les opinions libérales étaient de mode parmi les grands seigneurs. Si quelques endurcis déploraient amèrement les coups portés à l'ancien régime dont ils regrettaient jusqu'à la barbarie même, beaucoup applaudissaient aux réformes opérées ou tentées par Turgot et par Necker. Aussi dans la province d'Artois voyait-on certains nobles s'enthousiasmer pour Robespierre, lui faire un cortège d'admirateurs, serrer avec empressement sa main. Nul ne soupçonnait encore la profondeur de vues du hardi réformateur. Il était devenu le personnage le plus important de l'Académie, dont un grand nombre de membres appartenaient au corps de la noblesse. Dans la séance du 4 février 1789, ses collègues lui donnèrent un éclatant témoignage de leur estime en le nommant à l'unanimité leur président[64].

Plus tard, il est vrai, quand les rêves devinrent des réalités ; quand les privilégiés aux abois sentirent s'écrouler jusque dans ses fondements l'édifice vermoulu de la féodalité ; quand, à côté de la liberté, à laquelle ils souriaient tout d'abord, ils virent apparaître le fantôme des réformes sociales, et se dresser à leurs yeux cette égalité prêchée en vain dix-huit siècles auparavant ; quand s'évanouirent tout à coup les monstrueux abus, source impure d'une partie de leurs revenus, oh ! alors la sympathie se changea en haine féroce ; aux marques d'estime et d'admiration succédèrent les cris de malédiction, les anathèmes sans fin ; et contre ce Robespierre, en qui devait s'incarner la Révolution, ils ne tardèrent pas à tourner avec fureur l'arme empoisonnée de la calomnie.

 

XXI

La Révolution, elle s'avançait fatalement, poussée par une force irrésistible, recélant dans ses flancs un ordre de choses tout nouveau, et venant dédommager le monde de quatorze siècles de barbarie, de despotisme, d'inégalités et d'injustices. Tout contribuait à merveille à accélérer sa marche. Une sorte de fièvre de rénovation sociale semblait s'être infiltrée dans les veines de la nation entière. Partout avait passé le souffle puissant de Jean-Jacques Rousseau. Les classes moyennes commençaient à avoir la conscience de leur valeur ; elles sentaient qu'en elles étaient les forces vives de la nation et se demandaient pourquoi tant de distinctions injurieuses entre elles et ces ordres privilégiés qui, ne produisant rien, absorbaient la meilleure part des richesses du pays.

Et puis la vie plus régulière, empreinte d'une certaine austérité, des hommes du tiers état, formait un contraste frappant avec les dérèglements de la noblesse. Les masses étaient devenues prudes. Tandis que les scandales des règnes précédents avaient à peine ému l'opinion publique, on s'indignait hautement des mauvaises mœurs des gens de cour. Le mépris pesait sur eux, avant-coureur d'une chute prochaine. Le roi lui-même n'était pas à l'abri de la déconsidération générale ; Au milieu de courtisans avilis et corrompus il avait su rester honnête, garder une âme pure, mais la responsabilité de la licence de son entourage remontait forcément jusqu'à lui. Les plaisirs, les faiblesses même de sa femme lui étaient imputés à crime. On l'accusait d'autoriser, au moins par son silence, les écarts de la reine. Les sarcasmes pleuvaient sur lui, tout l'ancien prestige de la royauté avait disparu. Les attaques contre l'honneur de Marie-Antoinette, parties du sein même des familiers du château, se propageaient rapidement dans les provinces, et les dénigrements, les calomnies, comme les fleuves qui grossissent en s'éloignant de leurs sources, prenaient, en allant, d'étranges proportions. Le procès du collier était arrivé tout juste à point pour combler la mesure. Un nuage d'outrages obscurcissait cette majesté royale devant laquelle jadis tous s'inclinaient avec tant de respect, même quand elle se vautrait dans la fange.

D'autre part, les essais de réforme tentés par le roi, qui témoignaient de son incontestable bonne volonté de remédier aux malheurs du peuple, essais avortés pour la plupart, aiguillonnaient l'impatience publique, et ne satisfaisaient personne. Au reste, c'est le propre des petites réformes, regrettées aussitôt qu'accordées, de ne s'accomplir qu'imparfaitement quand elles n'échouent pas tout à fait. Quoi 'qu'en disent les optimistes de la monarchie, les nations ne se régénèrent que par elles-mêmes ; à un pays aussi profondément ulcéré que la France, il fallait l'énergique et infaillible remède de la Révolution.

Il n'était pas jusqu'à la guerre d'Amérique qui ne concourût, dans une large mesure, à accélérer le mouvement de l'opinion. On avait reçu Franklin avec enthousiasme ; où se passionnait pour l'indépendance d'un peuple ami ; on applaudissait au départ des volontaires qui franchissaient l'Atlantique pour offrir leur sang à la cause sacrée de la liberté ; mais des esprits chagrins s'étonnaient, non sans raison, qu'on s'émût d'une telle pitié pour les souffrances d'une nation étrangère longtemps courbée sous le despotisme, tandis qu'en France on supportait si docilement le joug.

Ajoutez à cela le renvoi de Necker, dont le premier ministère avait fait naître des illusions si vite dissipées ; le scandale des pensions à demi dévoilé ; la subite convocation des notables ; la résistance des grands seigneurs à l'égale répartition des impôts, réclamée par le ministre de Calonne lui-même ; l'effrayante apparition du déficit ; la lutte de la royauté avec les parlements ; l'édit d'établissement de la cour plénière accueilli de tous côtés par d'amères plaisanteries ; les dépenses inconsidérées de la cour en présence de la détresse générale, et vous comprendrez quelle agitation, s'étendant du centre aux extrémités, devait envahir et bouleverser les têtes. L'air était plein de tempêtes, et bientôt allaient se vérifier ces paroles prophétiques de Jean-Jacques Rousseau : Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions.

 

XXII

Tout à coup une nouvelle circule, étrange, inattendue, inespérée : le roi a convoqué les états généraux[65]. Ce mot magique, l'effroi des uns, l'espérance des autres, avait déjà été prononcé au sein de l'assemblée des notables. La longue hésitation de Louis XVI à user de ce remède suprême révélait clairement les pressentiments douloureux qui tourmentaient son âme. Pour quelques-uns de ses conseillers c'était un moyen commode de se décharger du fardeau des embarras financiers, de retremper le despotisme ancien dans une sorte de baptême national. Ils n'avaient point oublié avec quelle facilité on s'était débarrassé des états en 1614, et ils espéraient bien, en avoir aussi bon marché cette fois, dans le cas où les prétentions des députés du tiers paraîtraient excessives. Mais de plus clairvoyants dans le corps de la noblesse ne s'y trompaient pointa et sentaient, au frémissement qui agitait la nation, que la chose ne serait pas aussi aisée. Ils se souvenaient des états généraux de 1357, si rudes aux grands du royaume ; l'ombre d'Étienne Marcel leur apparaissait, les yeux étincelants de flammes vengeresses et leur demandant compte de toutes les iniquités passées.

Pour se former une idée exacte des craintes d'une partie des nobles, il faut lire le mémoire adressé au roi par les princes du sang. C'est un lamentable cri de désespoir poussé vers le trône. Suivant eux, l'État était en péril ; des institutions séculaires, réputées sacrées, étaient à la veille de s'écrouler, converties en questions problématiques ou même décriées comme des injustices[66]. Les lois du royaume, les actes du gouvernement livrés à la discussion publique, la presse libre catéchisant une nouvelle religion politique, les privilèges des ordres de la noblesse et du clergé mis en question, la demande de suppression des droits féodaux, qu'on a l'infamie de dénoncer comme un reste de barbarie, le doublement du troisième ordre aux états généraux ardemment réclamé, tout cela était vivement signalé par eux. Mais ce qui jetait tant de terreur, d'effroi et de désolation dans l'âme des grands seigneurs produisait un effet tout contraire au sein de ce tiers état où s'étaient recrutées les plus éclatantes illustrations de la monarchie, poètes, historiens, philosophes, savants, et d'où seraient sortis également des généraux de premier ordre si l'accès des charges militaires ne leur eût pas été fermé, et si une ordonnance toute récente, contrastant singulièrement avec l'esprit libéral prêté au roi, n'eût pas interdit à tout roturier le droit d'acheter de son sang un grade d'officier dans l'armée. Ce fut dans toute la France un immense concert d'acclamations joyeuses. Et quoi d'étonnant qu'après tant d'années de léthargie, de misère et d'oppression, le peuple saluât bruyamment son réveil. Pour la première fois il lui était permis d'exprimer librement sa pensée. C'était une renaissance à la vie politique dont il avait été tout à fait exclu depuis près de deux cents ans. Mais sa coopération aux affaires de l'État avait été jadis insignifiante, à peu près nulle ; il était à présumer que cette fois il prendrait la chose au sérieux, et l'on devait s'attendre à une formidable explosion de colères, de rancunes, de récriminations tenues depuis si longtemps en réserve. En quelques mois le pays fut littéralement inondé d'un déluge de brochures énumérant toutes, sur un ton plus ou moins hostile, plus ou moins acerbe, les injustices à réparer, les améliorations à introduire, les plaies à fermer. L'alarme fut au comble dans le camp de la noblesse ; ses publicistes répondaient par des cris de rage aux justes réclamations des écrivains du tiers ; dès lors, avant même l'ouverture des états généraux, commença, à coups de plume d'abord, pour se continuer plus tard dans d'horribles et sanglantes mêlées, cette lutte désespérée entre les privilégiés et les ilotes de l'ancien régime ; lutte sainte, d'où sortit, fécondée du sang de nos pères, une France plus radieuse, plus belle, et portant sur sa face entièrement renouvelée l'empreinte ineffaçable de ce dogme affirmé par la Révolution : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ.

S'il était une âme que l'émotion eût gagnée tout de suite et profondément fait tressaillir, c'était celle de Maximilien Robespierre. Le rêve ardent de sa jeunesse, cet idéal de justice dans les lois et dans les rapports sociaux, objet de ses méditations constantes, il était peut-être à la veille de le voir se réaliser. Un tel homme ne pouvait rester simple spectateur des grandes scènes qui allaient s'ouvrir avec une majesté toute nouvelle. Se sentant fort pour la lutte, comme s'il eût eu la conscience qu'il portait en lui l'avenir de la Révolution, il se jeta résultaient dans l'arène. Au premier bruit de la convocation des états généraux, il prit la plume, et rédigea pour la nation artésienne une virulente adresse sur la nécessité de réformer les états d'Artois.

 

XXIII

Une crainte le préoccupait, lui et tous les publicistes avancés c'était que la prochaine assemblée des députés des trois ordres ne fût pas composée d'hommes librement élus par leurs concitoyens. On ignorait encore de quelle manière il serait procédé aux élections. Or le moment était solennel, car on touchait à l'heure où le pays devait décider de sa liberté ou de sa servitude, de son bonheur ou de sa misère. Tout, suivant Robespierre, dépendait du caractère et des principes des représentants chargés de régler les futures destinées de la patrie, et du zèle que montrerait le peuple pour recouvrer les droits sacrés et imprescriptibles dont il avait été dépouillé. Il conseillait donc à ses concitoyens de secouer l'indolence habituelle, de dérober quelques instants à leurs plaisirs et à leurs affaires pour réfléchir mûrement sur leurs choix, sur la nature des vœux et des demandes à porter dans les comices, où la France alloit se régénérer ou périr sans retour.

Il y avait, on le sait, dans les pays d'états, une sorte de représentation, image au petit pied de ces états généraux dont la prochaine réapparition faisait tressaillir tant de fibres. On avait même eu récemment l'idée d'établir dans certains pays d'élection, dans le Berry par exemple, des assemblées provinciales. Mais la plupart du temps ces assemblées étaient tout illusoires, en ce sens que les membres dont elles se composaient n'ayant pas été choisis par les divers ordres de citoyens, elles ne formaient en définitive qu'un fantôme de représentation.

Or c'était là un des principaux griefs de Robespierre contre les états d'Artois. Appréhendant que pareil abus ne s'étendît du particulier au général, et que les états généraux ne devinssent également une duperie, il proposait de couper le mal dans sa racine, et de commencer par réformer les assemblées provinciales.

Les états d'Artois étaient fictivement composés de la réunion des députés des trois ordres, mais en réalité aucun n'y était sérieusement représenté. Ainsi que voyait-on dans la chambre du clergé ? deux évêques que personne n'avait choisis ; les abbés réguliers des monastères, excipant de leur seule qualité d'abbés, et représentant. leurs bénéfices ; enfin les députés des chapitres, ayant, eux du moins, l'apparence d'un droit délégué. Mais de la classe la plus nombreuse du clergé, la plus précieuse, la plus utile par ses rapports constants avec les masses besogneuses, des curés, néant. De même pour les membres composant la chambre de la noblesse ; ils ne représentaient nullement leur ordre, car ils tenaient leur mandat, non de l'élection directe, mais du plus ou moins de degrés de leur noblesse et de la possession de telle ou telle terre.

La représentation du tiers état, poursuit Robespierre, est encore plus illusoire, si c'est possible. Par qui, en effet, sont nommés les députés de cet ordre ? par les corps municipaux des dix villes de la province ; mais les officiers composant ces corps municipaux, de quelle source proviennent-ils ? Autrefois les habitants des villes nommaient eux-mêmes leurs administrateurs, comme le voulaient la raison, l'équité, la logique ; un simple édit dicté par le génie fiscal d'un ministre abhorré[67] les a privés de ce droit primordial, incontestable, aussi ancien que la monarchie. Aujourd'hui les officiers chargés de l'élection des représentants du tiers état de la province sont nommés par les états, ou plutôt par une commission de trois membres choisis dans chacun des trois ordres. Il est donc vrai de dire que ni le tiers état des villes ni celui des campagnes ne sont représentés dans l'assemblée provinciale d'Artois, laquelle n'est plus, à ses yeux, qu'une ligue de quelques citoyens usurpateurs d'un pouvoir appartenant au peuple seul. Et, usant d'une formule dont nous l'entendrons se servir plus tard à la tribune de la Convention nationale, il ajoute : Ah ! saisissons l'unique moment que la Providence nous ait réservé dans l'espace des siècles pour recouvrer ces droits imprescriptibles et sacrés dont la perte est à la fois un opprobre et une source de calamités. Ces semblants d'états nationaux se recrutaient par l'intrigue, par la faveur, par toutes sortes de moyens odieux ; aussi voyait-on s'en éloigner les meilleurs citoyens. Dans l'impuissance de remédier à de tels maux, ils se contentaient de gémir en silence sur les malheurs et la servitude de la patrie, et laissoient une libre carrière à l'ambition de quelques aristocrates toujours soigneux d'écarter quiconque est soupçonné d'avoir une âme, pour établir sans obstacle leur élévation sur la misère et sur l'abaissement de tous.

C'étaient là, il faut l'avouer, de nobles accents ; Robespierre, on le voit, n'attendait pas la Révolution pour stigmatiser en traits sanglants les mille abus qu'elle devait se donner mission de détruire. Que de fortes pensées, que de vérités frappantes dans cette adresse à la nation artésienne ! Si en présence de l'orgueil, de la bassesse, de l'égoïsme des classes privilégiées, le peuple laisse le découragement et l'indifférence s'emparer de lui, il s'accoutumera à gémir en silence sous le poids de l'oppression, et deviendra vil et rampant à mesure qu'il sera plus malheureux. Au contraire, quand il est en possession de choisir lui-même ses représentants, quand il est compté pour quelque chose, il apprend à s'estimer lui-même, ses idées et ses sentiments s'élèvent ; il est plus respecté des administrateurs qui lui doivent leur pouvoir. L'abondance et le bonheur renaissent sous les auspices d'une administration patriotique, chère à tous les citoyens parce que tous peuvent y être appelés par le choix de tous. La voix des vrais représentants du peuple peut arrêter le ministre le plus audacieux dans ses injustes projets, parce qu'elle est celle des peuples mêmes dont les puissantes réclamations peuvent facilement entraîner sa chute.

Le plus grand inconvénient des assemblées qui ne sont pas issues du libre et consciencieux suffrage de la nation est d'être entre les mains des despotes un instrument docile d'autant plus dangereux qu'il semble donner aux empiétements du pouvoir une apparence de légalité. C'est ainsi, dit encore Robespierre, que les états viciés d'Artois ont, en 1787, uniquement pour complaire aux ministres, consenti à ajouter aux charges déjà énormes de la province — plus de huit millions de livres — un écrasant impôt de trois cent mille livres, sans oser, en compensation, émettre humblement un vœu sur la nécessité de convoquer les états généraux, annoncés déjà à cette époque par ces mêmes ministres.

Remontant alors le cours des années, il dénonce la violation des traités en vertu desquels les habitants de l'Artois ne pouvaient être, sans leur consentement exprès, assujettis à aucune taxe ; de ces traités qui assuraient à la province l'exemption absolue de la gabelle, de toute imposition sur le sel, de toutes inquisitions de la part des fermiers généraux, et autorisaient la libre circulation des marchandises étrangères. Il prend vivement à partie ces administrateurs qui n'ont point su ou voulu faire respecter les capitulations anciennes ; jamais les états n'ont osé résister à une demande illégale d'impôts. Les taxes consenties pour la guerre terminée depuis 1762, c'est-à-dire depuis vingt-sept ans, sont encore payées aujourd'hui ; toutes les marchandises, tous les produits ont été soumis à de lourdes contributions ; les droits exagérés mis sur les greffes ont rendu en quelque sorte les tribunaux inaccessibles aux pauvres, aux faibles, et encouragé l'injustice et la tyrannie des riches. Pas de vexations enfin dont on n'ait abreuvé le tiers état. Impôt des casernes, fournitures des fourrages, entretien des troupes, logement du gouverneur, de l'intendant, des commandants de division, des officiers du génie, etc., tout est à sa charge ; et encore n'est-ce là qu'une partie des maux dont il est accablé. Cependant à la ruine, à la misère générale, à l'épuisement des finances quel remède, demande Robespierre, ont proposé nos administrateurs ? quelle résistance aux dilapidations ? Mais que leur importe la détresse du peuple, pourvu que leur fortune soit à l'abri de toute atteinte ! Ils se soucient bien du désespoir des citoyens, s'ils sont couverts de la protection des ministres ! Aussi les voit-on trafiquer avec le gouvernement des droits de leur pays à condition de jouir eux-mêmes du pouvoir de l'asservir et de le rançonner impunément.

Alors, des généralités passant aux faits particuliers, il rappelle toutes les libéralités inutiles votées au détriment de la province, et entre autres une somme immense donnée en dot à la fille d'un gouverneur déjà excessivement riche, quand on ne trouvait pas. d'argent pour fournir au peuple l'éducation et le pain. On se disait pauvre lorsqu'il s'agissait d'encourager le talent, de soulager l'humanité ; mais il semblait que la province fût inépuisable quand il y avait quelque intrigant en crédit, des maîtresses, des valets ou des ministres à acheter. Gardez-vous donc de murmurer, malheureux aux souffrances de qui l'on reste insensible, cultivateurs dont on dépouille la chaumière, sans se soucier des besoins de l'agriculture ; ne faut-il pas ménager, c'est-à-dire payer les riches et les grands, et pour cela vous extorquer le prix de vos travaux ? Aussi quel spectacle présente cette province désolée ! Nos campagnes, s'écrie-t-il, offrent de toutes parts à nos yeux des infortunés qui arrosent des larmes du désespoir cette terre que leurs sueurs avoient en vain fertilisée ; la plus grande partie des hommes qui habitent nos villes et nos campagnes sont abaissés par l'indigence à ce dernier degré de l'avilissement où l'homme, absorbé tout entier par les - soins qu'exige la conservation de son existence, est incapable de réfléchir sur les causes de ses malheurs et de reconnaître les droits que la nature lui a donnés. Et nous trouvons encore des sommes immenses pour fournir aux vaines dépenses du luxe et à des largesses aussi indécentes que ridicules ! Et je pourrois contenir la douleur qu'un tel spectacle doit exciter dans l'âme de tous les honnêtes gens ! Et tandis que tous les ennemis du peuple ont assez d*audace pour se jouer de l'humanité, je manquerois du courage nécessaire pour réclamer ses droits ! Et je garderois devant eux un lâche silence, dans le seul moment où depuis tant de siècles la voix de la vérité ait pu se faire entendre avec énergie, dans le moment où le vice, armé d'un injuste pouvoir, doit apprendre lui-même à trembler devant la justice et la raison triomphantes !...

A ces fières et rudes paroles ne reconnaît-on pas l'immortel auteur de tant de magnifiques rapports applaudis par la France entière, où éclatera la même verve d'indignation contre tous les abus, où l'on retrouvera les mêmes élans de compassion et de tendresse pour les malheureux, la même haine contre les oppresseurs des peuples ? Et lorsqu'il parlait un tel langage, lorsque, s'adressant aux hommes puissants, il leur disait en face d'aussi dures vérités, la France, qu'on ne l'oublie pas, n'était pas encore affranchie, la Bastille n'était pas tombée : il fallait un rare courage pour oser se poser aussi hautement en défenseur des classes souffrantes, en adversaire déclaré des puissants du jour. Mais c'est le propre des grandes âmes de se ranger toujours du parti des faibles ; et les plus violents ennemis de Robespierre seront forcés de reconnaître, s'ils ont quelque bonne foi, que jamais il n'abandonna la cause des malheureux, que jamais il n'hésita à s'attaquer aux forts quand il les vit égarés par l'injustice. Sa chute, d'ailleurs, sera la meilleure démonstration de la vérité de nos assertions.

Si dans cette adresse à la nation artésienne il garde quelque ménagement, c'est pour les employés subalternes, en qui le despotisme trouve de si complaisants auxiliaires, et auxquels le besoin de vivre peut jusqu'à un certain point servir d'excuse ; mais ces administrateurs qui oublient de rendre leurs comptes, ces députés qui trafiquent de leurs mandats et s'enrichissent des dépouilles d'une province dont ils devraient sauvegarder les intérêts avec une inflexible probité, il les stigmatise sans pitié, sachant bien qu'il s'expose à leur inimitié formidable, mais ayant conscience de remplir son devoir de citoyen.

Il attaque surtout avec une véhémence justifiée par la raison cette monstrueuse inégalité de la répartition des impôts, trop longtemps et trop docilement supportée par nos pères. Il montre le moindre manoir payant au fisc une contribution trois ou quatre fois plus forte que celle des plus vastes domaines ; le château superbe affranchi des impôts dont est écrasée la chaumière ; le travailleur indignement sacrifié au fainéant ; le vassal immolé au seigneur ; le cultivateur utile au moine oisif et opulent ; le prêtre modeste au prélat orgueilleux ; le roturier au noble. Et si par hasard le malheureux habitant, à bout de patience, vient à implorer la protection des lois, qui trouve-t-il pour juges ? les privilégiés eux-mêmes, lesquels, par un renversement inouï de tous les principes de l'ordre social, se sont arrogé le droit de prononcer sur les réclamations, devenant ainsi législateurs, juges et parties à la fois.

Passant ensuite à l'historique de cette criante inégalité des impôts qui n'existait pas quand l'Artois était soumis à la domination espagnole, il dépeint à l'aide de quelles intrigues la noblesse unie au clergé est parvenue, en 1669, après avoir échoué plusieurs fois grâce à l'énergique résistance du tiers état, à corrompre les officiers municipaux de cet ordre, et à obtenir la consécration de ces iniques privilèges qu'elle défend aujourd'hui avec une obstination sans égale. Mais ce n'est là que la moindre partie des injustices dont sont victimes les citoyens de l'Artois. Les habitants des campagnes sont impitoyablement soumis aux corvées, sous peine d'amende et de prison, comme s'ils étaient les esclaves des administrateurs ; et cependant ils devraient en être exempts en vertu des lois constitutives de la province. Ils sont forcés de faire gratuitement les charrois et autres travaux nécessaires à la confection des chemins, jadis à la charge du domaine, et cela pour la commodité des députés eux-mêmes, qui la plupart du temps ordonnent la construction de routes, non dans l'intérêt général, mais pour l'amélioration de leurs propriétés, ou dans l'intérêt de tel abbé, de tel évêque, de tel échevin, de tel gentilhomme, de tel commis.

Il s'étonne et s'indigne surtout que, en présence de tant d'iniquités, de tant d'exactions et de cette violation constante des droits de l'homme et du citoyen, il ne se soit pas élevé, parmi les députés du tiers état, une seule voix pour défendre les classes opprimées. Malheur au simple citoyen assez hardi pour murmurer ! l'Artois a aussi sa Bastille ; et ses administrateurs ont trouvé moyen d'enchérir sur les horreurs de l'inquisition et sur l'abominable système des lettres de cachet. Dans une narration rapide, colorée, émouvante, il énumère toutes les horreurs commises au nom et par l'ordre des états d'Artois, devenus pour tous les habitants un objet de terreur et de haine. On a vu quelques-uns des chefs de ces états parcourir à main armée la province, comme un pays ennemi, pour arracher de vive force aux citoyens leur subsistance et celle de leurs familles. À la lueur des torches et au bruit des tambours, on a vu, dans les bourgades, les malheureux habitants fuyant désespérés comme dans une ville prise d'assaut. On les a vus traînés en prison comme des criminels ou battus comme des esclaves pour, avoir osé réclamer les droits sacrés de la propriété ; on a vu les prisons regorger longtemps de citoyens de tous les âges et de toutes les conditions, hommes, femmes, enfants entassés pêle-mêle comme de vils animaux ; on a vu, juste ciel ! on a vu des femmes enceintes enfermés dans ces lieux d'horreur, y mettre au monde, y allaiter d'innocentes victimes, dont l'organisation faible et la vie languissante rappellent encore aujourd'hui sous quels affreux auspices elles l'ont reçue !

Et ce tableau des misères d'une province, c'était l'image en petit des malheurs et des iniquités dont souffrait le royaume entier. Partout régnait la même désolation ; partout on retrouvait ces mêmes abus énergiquement dénoncés par Robespierre. Cette adresse, pleine d'effrayantes vérités, est la meilleure réponse à ceux qui prétendent qu'au moment où éclata la Révolution, la plupart des abus avaient disparu du sol de la France. Mais cette Révolution nécessaire, Robespierre la pressentait, il l'annonçait hautement comme une échéance fatale : Il était arrivé, disait-il, le moment où les étincelles du feu sacré alloient rendre à tous la vie, le courage, le bonheur. Il engage donc vivement ses concitoyens à renverser ces prétendus états d'Artois, malgré la prétention de leurs membres d'obtenir de l'Assemblée nationale le maintien de leur constitution ; car c'est pour les peuples un droit imprescriptible et inaliénable de révoquer leurs mandataires infidèles. Puis il se raille de cette autre prétention des états d'Artois de nommer eux-mêmes les députés aux états généraux, auxquels le clergé de la province, faisant échange de compliments avec la noblesse, recommandait comme un devoir de conserver les privilèges d'un ordre gardien du bonheur et de la prospérité du pays. Ah ! certes, dit avec raison Robespierre, il faut que l'habitude du despotisme inspire un mépris bien profond pour les hommes, puisqu'on les croit assez stupides pour entendre, de sang-froid, vanter leur bonheur lorsqu'ils gémissent dans l'oppression et qu'ils commencent à s'indigner de leurs fers ! Mais, ajoute-t-il, au peuple seul il appartient de choisir ses représentants avec une entière liberté et surtout avec discernement.

Qu'il se garde des pièges grossiers que lui tendent certains privilégiés qui, sous le masque du patriotisme, cherchent à capter ses suffrages pour le trahir bientôt. Ce n'est pas sur ceux qui sont intéressés à maintenir les abus qu'il peut compter pour en demander la suppression. Qu'il déjoue donc les intrigues et les menées à l'aide desquelles les membres des états d'Artois osent espérer de lui imposer leurs choix ; c'est de son propre sein qu'il doit tirer les instruments de son salut.

Telle était cette ardente philippique dont nous avons rapidement esquissé les principaux traits. Elle produisit dans la province un effet extraordinaire. La première édition fut épuisée en peu de temps, et au bout de quelques semaines parut une nouvelle édition, considérablement augmentée de faits nouveaux[68]. Les impressions, on le comprend, furent diverses. Si, d'une part, les témoignages de reconnaissance et les applaudissements, ne manquèrent pas au publiciste assez courageux pour s'attaquer à un corps puissant et vindicatif, il y eut dans les rangs des privilégiés des cris de fureur et de haine qui ne tardèrent pas à se traduire en actes. Dans cette adresse à la nation artésienne, Robespierre ne disait pas un mot de sa candidature aux états généraux, mais elle se posait d'elle-même en quelque sorte ; et si déjà il ne songeait à se présenter aux suffrages de ses concitoyens, il y fut naturellement invité par les acclamations qui accueillirent sa brochure. Dès lors commença contre lui, de la part des hommes qu'il avait pour ainsi dire marqués d'un fer rouge, cet implacable système de calomnie et de diffamation dont, vivant, il triompha toujours, mais à l'aide duquel on est parvenu, sinon à flétrir, du moins à faire, dans un certain monde, abhorrer sa mémoire. Épouvantable injustice, sans exemple dans l'histoire et dont la réparation est une dette léguée à la postérité.

 

XXIV

Il y eut, d'un bout de la France à l'autre, comme une véritable commotion électrique, quand sonna l'heure de procéder à l'élection des députés aux états généraux. Un ordonnance royale, en date du 1er janvier 1789, avait fixé le nombre des députés du tiers à un chiffre égal à celui des députés de la noblesse et du clergé réunis. Aux cris de rage poussés par les meneurs de ces deux ordres à l'apparition de cet arrêté, on put juger de son importance. Qu'est-ce que le tiers état ? avait demandé Champfort. Rien hier, il allait devenir tout. La fameuse brochure de Sieyès, entée tout entière sur ce texte gros de tempêtes, altière, incisive, dogmatique, avait jeté les privilégiés dans un trouble étrange et porté au plus haut degré le courage et les légitimes prétentions du tiers. Mais nulle part peut-être elle n'avait eu plus de retentissement et remué plus profondément les cœurs que dans la province d'Artois.

Là, en effet, florissait encore dans toute sa force l'esprit des temps passés ; le pays était écrasé sous la double pression de deux aristocraties également tyranniques, celle de la noblesse et celle du clergé ; la féodalité y avait subi peu d'atteintes, et l'on devait s'attendre, de la part du peuple des villes et des campagnes, qui avait plus souffert qu'ailleurs, à de vives démonstrations. Aussi prêtres et seigneurs s'unirent-ils étroitement pour résister de toutes leurs forces au débordement des passions généreuses qui surgirent tout à coup dans cette malheureuse province qu'ils considéraient comme un patrimoine héréditaire et que depuis tant de siècles ils traitaient en pays conquis.

Un homme avait surtout contribué à secouer la torpeur des masses, à ressusciter ce tiers état depuis si longtemps mort àla vie politique, c'était Maximilien Robespierre. Ces grands mots de patrie, de liberté, d'égalité, continuellement dans sa bouche, mots étranges et monstrueux pour les uns, tout nouveaux pour les autres, avaient fini par troubler la quiétude des privilégiés et par animer les citoyens des communes du désir impatient de reconquérir leur place au soleil. Quand on le soupçonna d'aspirer à représenter ces classes sortant subitement d'une longue léthargie, une ligue formidable de prêtres, de nobles et de quelques bourgeois envieux ou intéressés au maintien des abus se forma contre lui, et il commença d'être en butte à ces accusations banales dont n'ont cessé d'être poursuivis les hommes qui, cédant à d'irrésistibles convictions, se sont voués à la défense des faibles et des déshérités. Il eût pu, comme un autre, vendre sa conscience, mettre sa plume et sa parole au service des puissants et s'asseoir, lui aussi, au banquet des heureux. Mais à cette tranquillité, à ce bonheur qu'il eût achetés au prix d'une sorte d'apostasie, il préféra l'isolement, la lutte opiniâtre, les obstacles sans cesse renaissants ; et, fort de son honnêteté, il entra d'un pas résolu dans la voie âpre au bout de laquelle l'attendait le martyre. Ambitieux ! lui criaient ces hommes, stupéfaits de voir un simple avocat revendiquer au profit de tous ce qu'ils étaient habitués à considérer comme leur domaine exclusif. Ambitieux, soit ; mais ambitieux sublime, à la manière de Brutus et de Washington. Toutes les attaques le trouvèrent impassible ; il s'y retrempa, et désormais devait opposer un cœur d'acier à ses calomniateurs[69].

Aux clameurs que souleva sa candidature, mise en avant par ses amis, il répondit en mars 1789 par une nouvelle adresse au peuple artésien, dans laquelle, sans solliciter directement les suffrages de ses concitoyens, il s'attachait à les éclairer sur leurs choix et définissait les qualités indispensables à un député de ce tiers état, riche en vertus et en talents, et sur lequel les autres ordres avaient la prétention de continuer leur injuste domination. S'il ne se croit pas un mérite suffisant pour représenter ses compatriotes, il croit pouvoir du moins leur donner de sages conseils et mettre au jour quelques idées utiles dans une aussi grave circonstance : J'ai un cœur droit, une âme ferme ; je n'ai jamais su plier sous le joug de la bassesse et de la corruption. Si l'on a un reproche à me faire, c'est celui de n'avoir jamais su déguiser ma façon de penser, de n'avoir jamais dit : Oui, lorsque ma conscience me crioit de dire : Non... ; de n'avoir jamais fait ma cour aux puissances de mon pays, dont je me suis toujours cru indépendant, quelques efforts que l'on ait tentés pour me persuader qu'il n'en coûte rien pour se présenter, en se courbant, dans l'antichambre d'un grand, que particulier l'on n'aime pas, que citoyen on déteste. Voilà, mes chers compatriotes, l'homme qui va vous parler. Voici ce qu'il a à vous dire : Vous allez avoir à nommer des représentants, et sûrement vous y avez déjà pensé. Vous allez confier à un petit nombre d'entre vous vos libertés, vos droits, vos intérêts les plus précieux ; sans doute vous vous proposez de les remettre en des mains pures ; mais quels soins, quelle vigilance vous devez apporter pour apercevoir la plus légère tache qui auroit pu les flétrir ! Prenez-y garde, le choix est difficile ; il m'épouvante lorsque j'entreprends l'énumération des vertus que doit avoir un représentant du tiers état[70]. Suit alors la longue énumération des qualités requises : la plus scrupuleuse probité ; une élévation d'âme peu commune et n'ayant pas attendu les circonstances présentes pour se développer tout à coup ; une inébranlable fermeté ; une indépendance absolue ; de grandes vues ; un coup d'œil pénétrant, sachant découvrir dans le lointain les vérités utiles ; le talent nécessaire pour défendre et faire triompher ces vérités ; l'éloquence du cœur, sans laquelle on n'arrive pas à persuader. Il faut enfin que l'élu de la nation soit incapable de rétrograder, se montre inabordable à toutes les séductions, soit incorruptible, en un mot. Incorruptible ! c'est le nom dont lui-même il sera bientôt universellement baptisé ; et, il faut bien le reconnaître, ces qualités exquises dont il exige qu'un représentant du peuple soit pourvu, il les posséda toutes au plus haut degré.

Défiez-vous, ajoutait-il, du patriotisme de fraîche date, de ceux qui vont partout prônant leur dévouement intéressé, et des hypocrites qui vous méprisoient hier et qui vous flattent aujourd'hui pour vous trahir demain. Interrogez la conduite passée des candidats : elle doit être le garant de leur conduite future. Pour servir dignement son pays, il faut être pur de tout reproche. Quant à lui, s'il n'était besoin que d'être animé du sincère amour du peuple et de la ferme volonté de le défendre, il pourrait aussi aspirer en secret à la gloire de représenter ses concitoyens, mais son insuffisance lui commande la modestie ; il se borne donc à former des vœux pour le bonheur de la France.

Ces vœux, dit-il en terminant par un mot où l'on peut déjà deviner le Robespierre de la Convention, ces vœux, l'Être suprême les entendra ; il en connaît la ferveur et la sincérité : je, dois espérer qu'il les exaucera. Cette adresse n'était pas signée, mais le nom de l'auteur ne resta un secret pour personne. Propagée par ses amis, et surtout par son jeune frère, dont le zèle, stimulé par une tendresse profonde, ne connaissait aucunes bornes, elle avait acquis à Maximilien, malgré les cabales dirigées contre lui, de vives et nombreuses sympathies, quand une nouvelle cause, empruntant aux circonstances présentes un puissant caractère d'actualité, cause qui fut pour lui l'occasion d'un dernier triomphe devant le conseil d'Artois, vint assurer le succès de sa candidature.

 

XXV

On n'a pas oublié ce qu'étaient sous l'ancien régime les emprisonnements arbitraires. Un caprice de ministre, une haine de grand seigneur ou de courtisane en faveur, la cupidité d'une famille influente, il n'en fallait pas davantage pour qu'un citoyen fût privé de sa liberté.

Un habitant du village de Mouchel près d'Hesdin, nommé Dupond, pour avoir, après vingt-huit ans d'absence, osé réclamer sa part d'héritage dans la succession d'un de ses oncles, part dont s'étaient emparés ses parents, avait été emprisonné en vertu d'une lettre de cachet obtenue de la complaisance d'un ministre. A ses justes réclamations on avait répondu d'abord par une demande en interdiction ; puis, grâce à de hautes influences, on était parvenu à le faire enfermer dans la prison des Bons Fils d'Armentières, où il avait été séquestré pendant douze années. Sorti comme par miracle de cette bastille où il avait pu craindre un moment d'être enfermé pour le reste de ses jours, il sollicitait en vain depuis dix ans la restitution de la part d'héritage dont il avait été spolié, quand on lui conseilla de s'adresser à Robespierre.

Quelle magnifique occasion, à la veille du jour marqué pour l'affranchissement du pays, de flétrir l'abominable usage des lettres de cachet, et cette vieille habitude de la monarchie française d'incarcérer sans jugement des milliers de malheureux ! Robespierre ne pouvait la laisser échapper ; il prit en main la cause de l'infortuné Dupond, c'était celle d'un opprimé ! et en fit en quelque sorte une affaire personnelle. Après avoir raconté en termes touchants, dans un volumineux mémoire, l'histoire de son client, il dénonça à son tour tout l'odieux de ces lettres de cachet qui, quelques années auparavant, avaient inspiré à Mirabeau, enfermé dans le donjon de Vincennes, d'admirables pages, et auxquelles tenait tant la bigote madame de Maintenon. Ce que vous insinuerez sur les lettres de cachet, écrivait-elle au cardinal de Noailles, n'en diminuera pas le nombre ; on est persuadé qu'elles sont fort nécessaires et qu'on a droit de les donner. La prompte et complète suppression d'un système aussi barbare paraissait d'autant plus désirable à Robespierre qu'il n'était d'aucune utilité sérieuse pour le gouvernement et n'était bon qu'à le faire prendre en horreur. Etait-il bien nécessaire de répondre aux plaintes les plus légitimes par des emprisonnements arbitraires, et fallait-il mettre l'éloquence et la vertu au rang des crimes d'État pour la plus grande commodité de quelques intrigants qu'épouvantait la vérité ? On avait vu, dans les affaires du jansénisme quatre-vingt mille citoyens incarcérés pour des affaires purement théologiques. On avait vu des épouses criminelles conclure dans les bras d'un amant en crédit l'abominable traité qui leur livrait les dépouilles et la liberté de leur époux outragé. En quoi cela importait-il à l'autorité royale ? demandait éloquemment Robespierre.

En quoi importait-il à l'autorité royale que la corruption et la vénalité tinssent pour ainsi dire des bureaux ouverts où elles trafiquaient de l'existence des citoyens avec la cupidité, avec la vengeance, avec les débauches ?

Importait-il à l'autorité royale que l'on vit parmi nous un événement inouï dans les annales du genre humain, des particuliers armés de lettres de cachet en blanc qu'ils pouvaient remplir à leur gré des noms qui leur étaient odieux ou suspects, tenant dans leurs portefeuilles la destinée de plusieurs hommes, et rappelant ainsi le souvenir de ces fameux auteurs de proscriptions dont la main traçait en se jouant, sur leurs tablettes sanglantes, ou la vie ou la mort d'une multitude de Romains ?

Rappelant ensuite le récent emprisonnement de quelques membres du parlement de Paris, arbitrairement arrêtés jusque dans le sanctuaire de la justice, il conjurait le roi, qu'on saluait déjà du nom de restaurateur de la liberté, de rompre à jamais avec le système oppressif de ses prédécesseurs, de venir lui-même dans les comices plaider la cause de l'humanité et confondre ces esprits étroits ou ces cœurs pervers qui alléguaient pour le maintien des lettres de cachet le prétexte trop longtemps rebattu de la nécessité de prévenir les crimes et de conserver l'honneur des familles. Puis, s'inspirant de la situation présente, il traçait un tableau magnifique de l'avenir réservé à sa patrie si le monarque accomplissait toutes ses promesses et si la France pouvait se garder de l'esprit de dissension. C'était la tribune transportée à la barre du tribunal ; jamais les voûtes de la grand'chambre du conseil d'Artois n'avaient retenti d'aussi solennelles paroles. Le moment était venu, suivant l'orateur, de réconcilier la politique humaine avec la morale et de consacrer à jamais, par d'impérissables institutions, le bonheur et la liberté des peuples. Si vous portez des âmes enflammées de l'amour de l'humanité, s'écriait-il dans un moment d'indicible émotion, en s'adressant aux législateurs qu'allait se donner la nation, si vous êtes saisis d'une crainte religieuse en songeant au redoutable dépôt dont vous êtes les gardiens, ne balancez pas à vous charger de tout le poids de cette tâche imposante. Car, dit-il, en évoquant le souvenir des hommes illustres de l'antiquité, dont toutes les actions tendaient à l'affranchissement et à la prospérité de leur pays, il n'y a pas de titre plus auguste, plus glorieux que celui de sauveur de la patrie et de défenseur des peuples.

Au roi, dont les intentions paraissaient si pures, contre lequel nulle méfiance ne s'élevait encore, et en qui résidaient alors toutes les espérances de la nation, il trace en quelque sorte sa ligne de conduite. Mettant sous ses yeux les exemples de cet Antonin et de ce Marc-Aurèle qui avaient tenu à honneur de rendre aux Romains la libre disposition de leurs personnes et le droit de statuer sur leurs propres affaires ; celui de Charlemagne restituant au peuple la puissance législative qu'il avait reçue de la nature ; et enfin celui de son glorieux aïeul Henri IV, assassiné au moment où il se disposait à gouverner d'après les conseils et les délibérations de la nation assemblée, il le conjure instamment de s'inspirer de ces bienfaiteurs du peuple, et de travailler uniquement en vue de l'égalité, du bonheur, de la liberté à rétablir parmi les Français. Oh ! quel jour brillant, sire, que celui où ces principes, gravés dans le cœur de Votre Majesté, proclamés par sa bouche auguste, recevront la sanction inviolable de la plus belle nation de l'Europe ; ce jour où, non content d'assurer ce bienfait à votre nation, vous lui sacrifierez encore tous les autres abus, source fatale de tant de crimes et de tant de maux ! Conduire les hommes au. bonheur par la vertu, et à la vertu par une législation fondée sur les principes immuables de la morale universelle, et faite pour rétablir la nature humaine dans tous ses droits et sa dignité première ; renouer la chaîne immortelle qui doit unir l'homme à Dieu et à ses semblables, en détruisant toutes les causes de l'oppression et de la tyrannie qui sèment sur la terre la crainte, la défiance, l'orgueil, la bassesse, l'égoïsme, la haine, la cupidité et tous les vices qui entraînent l'homme loin du but que le législateur éternel avait assigné à la société, voilà, sire, la glorieuse entreprise à laquelle il vous a appelé[71].

C'étaient là certes de magnifiques paroles, et les magistrats de l'ancien régime n'étaient pas habitués à entendre un pareil langage. Nous les avons citées, et nous avons donné quelques extraits des principaux plaidoyers de Robespierre pour prouver, contrairement à une opinion admise même chez quelques-uns de ses admirateurs, que ce n'était point un avocat médiocre, et qu'il n'avait pas attendu la Révolution pour développer dans son âme les principes et les idées qui immortaliseront sa mémoire. La Révolution ne le transforma point ; il en avait l'intuition, il la portait en lui tout entière ; dans ses écrits antérieurs à 1789 on trouve en germe toute la déclaration des droits de l'homme. Les privilégiés et les gens attachés à l'ancien état de choses n'eussent pas aussi vivement combattu sa candidature aux états généraux, s'ils n'avaient pas eu la conscience de sa force. Mais sa dernière plaidoirie, couronnée d'un plein succès, car son client gagna complètement sa cause, porta de rudes coups à la cabale sous le poids de laquelle son élection avait paru un instant compromise. Presque de toutes parts on le félicita de son courage à réclamer impérieusement la réforme des abus ; on entendit partout des murmures d'admiration s'élever autour du jeune et brillant orateur qui, donnant à ses concitoyens un avant-goût de la tribune, avait osé demander à la barre d'un tribunal l'égalité, le bonheur, la liberté pour tous les Français ; nombre d'électeurs qu'on était parvenu à égarer sur son compte se rallièrent à cette candidature dont s'épouvantaient d'avance tous les privilégiés et tous les stipendiés de l'ancien régime, et quand, au mois d'avril 1789, s'ouvrirent les collèges électoraux, son élection était à peu près assurée[72].

 

XXVI

Le 24 janvier avait été publié le règlement relatif aux opérations électorales. Il était loin d'être uniforme pour toute la France, et se ressentait de la confusion existant alors dans notre organisation administrative. L'élection était tantôt directe, tantôt à deux et à trois degrés.

Ce n'était pas encore le suffrage universel établi par la Constitution de 1793 et qui a été réalisé seulement de nos jours par la révolution de 1848 ; mais, à l'exclusion des domestiques, presque tout le monde, de près ou de loin, participait à l'élection ; il suffisait en effet d'être inscrit au rôle des impositions[73]. Voici comment on procédait pour l'ordre du tiers état dans les villes dénommées en l'état annexé au règlement. Les corporations d'arts et métiers nommaient un député à raison de cent individus, deux au-dessus de cent, et ainsi de suite ; les corporations d'arts libéraux et autres, ainsi que les membres du tiers état non compris dans aucun corps, nommaient deux députés à raison de cent individus, quatre à raison de deux cents, six pour quatre cents, et ainsi de suite. Quant aux députés des paroisses et communautés de campagnes, ils étaient choisis à raison de deux pour cent feux, trois au-dessus de deux cents feux, quatre au-dessus de trois cents feux, et ainsi de suite. Les députés ainsi désignés devaient se réunir au chef-lieu du bailliage en assemblée préliminaire électorale, réduire en un seul les cahiers de doléances des différentes assemblées, et nommer le quart d'entre eux pour concourir avec les députés des autres bailliages à la nomination des députés aux états généraux[74]. C'était, comme on le voit, une élection à trois degrés.

La première réunion électorale du tiers état de la ville d'Arras eut lieu le lundi 27 mars. Elle fut très-orageuse. Les officiers municipaux qui étaient présents, et dont les pouvoirs avaient été vivement contestés, donnèrent leur démission dans la soirée. On s'était plaint surtout de ce que quelques-uns d'entre eux avaient pénétré dans l'assemblée, quoique appartenant à l'ordre de la noblesse. Le duc de Guines, gouverneur de la province, arrêta, afin de calmer l'effervescence des esprits, que les seuls membres de l'échevinage, faisant partie du tiers état, auraient droit d'assister aux réunions suivantes. La séance du lendemain fut plus paisible ; mais, sur la motion d'un membre, on décida qu'on demanderait une loi aux états généraux, afin que les officiers municipaux fussent désormais nommés directement par les communes. L'assemblée électorale du tiers état de la ville d'Arras termina ses opérations le 30 mars, fort avant dans la nuit, par la nomination de vingt-quatre députés ou plutôt électeurs du second degré, au nombre desquels figurait Robespierre, qui parla plusieurs fois, pendant ces quatre jours, avec une énergie extraordinaire[75].

A la réunion de tous les députés des différentes villes, bourgs, paroisses et communautés du bailliage principal de l'Artois, il fut un des -quarante-neuf commissaires nommés pour rédiger en un seul les cahiers de ces différentes villes, bourgs, paroisses et communautés[76]. On lui attribue généralement la rédaction de cet important travail, où en effet il est facile de reconnaître sa main, car c'est le résumé de tous les principes émis par lui pendant ces dernières années. Vote libre et annuel de l'impôt ; admission, de tous les citoyens aux charges publiques sans autres distinctions que celles des vertus et du talent ; garantie de la liberté individuelle ; entière liberté de la presse et des cultes ; proportionnalité de l'impôt ; destruction de tous les privilèges et abus ; responsabilité des agents du gouvernement ; restriction de l'immense autorité dont jouissait le pouvoir exécutif : voilà ce qu'il demandait au nom de son bailliage et ce qu'il réclamera bientôt plus impérieusement à la tribune de l'Assemblée nationale.

Le 3 avril il fut procédé à la réduction au quart de tous les députés du bailliage. Sur cent quatre-vingt-quatre électeurs choisis, Robespierre passa le treizième. Un autre de Robespierre (de Meurchin) fut également désigné. La masse des députés des bailliages d'Arras, de Saint-Omer, de Béthune, d'Aire, de Lens, de Bapaume, d'Hesdin et de la sénéchaussée de Saint-Pol, ainsi réduite au moyen d'une seconde élection, forma le véritable corps électoral du tiers état pour la province d'Artois.

L'assemblée générale des trois ordres s'ouvrit le 20 avril, dans la cathédrale, par un discours de l'évêque d'Arras, M. de Conzié. En terminant, le prélat déclara noblement que son ordre entendait remettre à la nation assemblée l'exercice de celles de ses exemptions et immunités qui pourraient être onéreuses aux autres classes de la société, et supporter dans la juste et égale proportion de ses propriétés les charges et impositions publiques librement consenties par les trois ordres. La noblesse, entraînée par cet exemple, fit la même déclaration. Le tiers état répondit par des applaudissements auxquels se mêlèrent les acclamations du peuple, venu en foule pour assister à cette imposante cérémonie si nouvelle pour lui. Le temps de la justice était proche, les deux premiers ordres le sentaient parfaitement ; en se résignant d'avance à la perte de celles de leurs exemptions et immunités onéreuses aux autres classes de la société, ils cherchaient, comme on dit vulgairement, à faire la part du feu. Mais ce qu'ils prétendaient abandonner comme un don pur, les hommes du tiers état se disposaient à le réclamer comme un droit, et les scènes dont presque toutes les assemblées électorales de France furent le théâtre présageaient assez aux esprits prévoyants les formidables commotions qui devaient éclater au sein des états généraux.

Lorsqu'à Arras, après la cérémonie d'ouverture, les trois ordres se furent retirés séparément dans les salles de l'hôpital général de la ville, où avait été établi le siège du bailliage principal pour qu'il y fût procédé aux opérations électorales, le lieutenant général de la gouvernance, chargé de présider le troisième ordre, invita les électeurs du tiers à envoyer aux ordres de la noblesse et du clergé une députation afin de leur témoigner une entière gratitude. Mais des murmures désapprobateurs accueillirent cette motion. Un avocat, écrivit sèchement le duc de Guines, s'est levé et a dit qu'on ne devoit point de remercîmens à des gens qui n'avoient fait que de renoncer à des abus[77]. Cet avocat, c'était vraisemblablement Maximilien Robespierre. Son avis fut, il paraît, partagé par tous ses collègues du tiers. Cet ordre étant généralement mal composé, poursuit le grand seigneur que la fermeté de ce tiers si dédaigné jadis plonge dans un étonnement profond, et, comme éclairé déjà sur le prochain abaissement de la noblesse et du clergé, tardivement punis d'avoir tant abusé de la patience et de la longanimité du tiers, il ajoute avec une sorte de tristesse : On présume qu'il apportera des obstacles à l'union désirable, et que l'assemblée sera de longue durée. Mais cette union si désirable, c'était, suivant le gouverneur de l'Artois, celle qu'il eût fallu acheter au prix de l'abandon des droits du peuple foulés aux pieds depuis tant de siècles, et qui commençaient à apparaître menaçants aux yeux des privilégiés pleins d'anxiété, comme les trois mots mystérieux et fatidiques gravés par une main invisible sur les murs du palais de Balthazar. Or la seule union possible désormais, celle rêvée par Robespierre et le plus grand nombre des députés du tiers, c'était l'union fondée sur la liberté et l'égalité, œuvre sainte à laquelle, à travers mille obstacles, à travers mille périls, ils allaient travailler avec un dévouement sans exemple jusque-là dans l'histoire du monde.

Le scrutin pour l'élection des députés du tiers aux états généraux fut ouvert le vendredi 24 avril, à midi précis. Les électeurs, au nombre de douze cents environ, avaient huit députés à élire. Les opérations électorales durèrent assez longtemps (jusqu'au 28), parce qu'il n'était procédé qu'à la nomination d'un député à la fois, par voie d'un seul scrutin. Les trois premiers noms sortis de l'urne furent ceux de Marie Payen, fermier à Boiry-Becquerelle, de Brassart, avocat à Arras, et de Célestin Fleury, fermier à Coupelle-Vielle. Au quatrième tour de scrutin, il n'y eut pas de résultat, Robespierre et Vaillant, ancien garde des sceaux de la chancellerie d'Artois, qui avaient obtenu le plus de suffrages, n'ayant pas réuni la pluralité voulue. Le second l'emporta au scrutin de ballottage. Robespierre fut élu le lendemain dimanche 26 ; il venait lé cinquième. Après lui furent nommés, dans les deux jours, suivants, Petit, fermier à Magnicourt-sur-Canche ; Boucher, négociant à Arras, et Dubuisson, fermier à Inchy.

Les ordres de la noblesse et du clergé, de leur côté, avaient élu chacun quatre députés ; ce qui portait à seize membres la représentation complète de la province d'Artois[78].

Le 1er mai, les trois ordres réunis s'assemblèrent de nouveau dans la grande salle de l'hôpital général, sous la présidence du duc de Guines. Après un long discours du gouverneur, dans lequel il conseillait fortement aux états généraux de ne rien changer à ce qu'il appelait les anciennes constitutions du royaume, comparurent les seize députés de la province. Ils déclarèrent solennellement qu'ils acceptaient le mandat dont ils venaient d'être revêtus, et prêtèrent serment de remplir avec fidélité et exactitude la commission qui leur était confiée auprès des états généraux. Pour ceux de la noblesse et du clergé, ce serment, c'était celui de maintenir de tout leur pouvoir l'ancien régime dans son intégrité ; mais pour Robespierre, pour les députés du tiers qui rêvaient comme lui l'affranchissement de la nation, c'était comme un serment anticipé du jeu de paume.

 

XXVII

Robespierre avait alors trente et un ans moins cinq jours. Il était de taille moyenne et d'apparence assez délicate. Son visage n'était pas régulièrement beau, mais il respirait un grand air de douceur et de bonté, exerçait une certaine attraction. Il n'avait donc pas à vaincre une physionomie ingrate, ainsi qu'on l'a trop souvent écrit. Mais sur sa personne, comme sur son caractère, le monde a été étrangement trompé par les vainqueurs de Thermidor et le méprisable cortège d'écrivains et d'artistes mercenaires largement stipendiés par eux. Au physique comme au moral il n'est pas d'homme qui ait été plus odieusement défiguré. Merlin (de Thionville) ayant écrit, dans cette immonde brochure à laquelle nous avons déjà fait allusion, qu'il avait une figure de chat-tigre, tous les courtisans des bourreaux de Thermidor répétèrent à l'envi le mot d'un des séides de la faction victorieuse[79]. De là ces ignobles charges dans lesquelles on s'est plu à donner une expression féroce à ses traits, qui respiraient pourtant la mansuétude et la bienveillance. Nous avons sous les yeux un certain nombre de portraits authentiques, peints ou dessinés d'après nature entre les années 1788 et 1794 ; nous pourrons donc rétablir la vérité à cet égard, autant qu'il est possible de le faire par écrit ; mais ce n'est pas encore ici le lieu de peindre exactement cette importante figure.

Il fallait assurément qu'elle ne fût pas tout à fait dépourvue de charmes pour éveiller de tendres impressions longtemps avant que Robespierre eût acquis celte immense popularité et cette magie du pouvoir si propres à toucher le cœur des femmes. Jeune homme, il eut de ces attachements sur lesquels une discrétion facile à apprécier nous commande de jeter un voile, et qui, du reste, n'intéressent en rien l'histoire. Il en est un cependant que nous signalerons parce qu'il demeura constamment pur, et que celle qui en était l'objet fut à la veille de devenir sa femme.

Un ancien notaire, M. Robert Deshorties, avait épousé eu secondes noces une des tantes de Robespierre, Marie-Éléonore-Eulalie. D'un premier mariage il avait eu une fille nommée Anaïs. Tendrement aimée de sa belle-mère, cette enfant fut pour ainsi dire élevée sous les yeux du jeune avocat, devenu par alliance le neveu de son père, et qui, toute petite, la prit en grande affection. L'enfant se para, en grandissant, de toutes les grâces, de toutes les séductions de la jeunesse, et l'amitié de celui qu'elle avait coutume d'appeler son cousin s'accrut bientôt d'un sentiment plus tendre. Elle-même, il paraît, y répondit avec l'élan d'une âme jeune et naïve, et tous deux connurent la douceur de cet amour exempt de tout calcul d'intérêt. Recherché par les premières maisons d'Arras, lancé dans un monde où abondaient les dignités et les honneurs, Robespierre eût pu prétendre à une plus riche héritière ; mais cette considération .de la fortune, si puissante chez d'autres, ne pouvait entrer en balance à ses yeux avec les charmes du visage, les qualités du cœur, les grâces de l'esprit que mademoiselle Deshorties réunissait au plus haut degré. C'était l'épouse accomplie, entrevue dans tout rêve de jeune homme. A une sorte de perfection morale elle joignait la gaieté d'un enfant ; vive, enjouée, radieuse, elle remplissait de joie la maison paternelle, comme elle eût apporté le bonheur au foyer domestique. Plusieurs fois entre sa famille et Robespierre il fut question de mariage, et vraisemblablement elle serait devenue sa femme, si la nomination de son cousin comme député aux états généraux n'eût pas engagé ce dernier à renoncer, momentanément du moins, aux douceurs et aussi aux exigences de la vie privée.

S'il faut en croire la sœur de Robespierre, mademoiselle Deshorties avait juré de ne jamais appartenir à un autre que lui[80]. Mais d'autres renseignements, de source tout aussi certaine, nous permettent d'affirmer qu'il n'y a jamais eu de promesse de mariage échangée. On en parla quelquefois, voilà tout. Et si mademoiselle Anaïs Deshorties put voir s'éloigner avec regret celui dont elle eût désiré d'être la femme, elle ne trahit aucunement la foi jurée quand, quelque temps après, elle consentit à donner sa main à un avocat distingué, M. Leducq, lié lui-même avec Maximilien Robespierre, homme universellement considéré et d'un véritable mérite[81].

Mais avant de suivre Robespierre dans l'orageuse carrière où l'appelait sa destinée, il convient de dire quelques mots de sa dernière production littéraire, publiée en cette année 1789, juste tribut d'éloges payé à la mémoire d'un magistrat éminent, dont jeune homme il avait été l'hôte et l'ami.

 

XXVIII

L'année précédente avait vu mourir, tout jeune encore, un des magistrats les plus recommandables de l'ancien régime, Mercier Dupaty, président à mortier au parlement de Bordeaux[82]. C'était un caractère singulièrement énergique. Dans l'affaire de La Chalotais il n'avait pas craint de prendre parti contre les cours souveraines et de critiquer vivement les lettres patentes en vertu desquelles un accusé était soustrait à ses juges ordinaires. Une assez longue détention au château de Pierre-en-Cise, à Lyon, avait puni son audace. Quand plus tard, après quatre années de prison et d'exil, il fut pourvu d'une charge de président à mortier, les vieux conseillers du parlement de Bordeaux, imbus des plus absurdes préjugés, s'opposèrent longtemps à son admission, lui reprochant d'être un ennemi de l'État et de la religion, trouvant d'ailleurs sa noblesse de trop fraîche date, et l'accusant enfin d'être philosophe, crime impardonnable à leurs yeux. Écarté par trente-six voix contre vingt, il fallut, pour le faire recevoir, l'intervention même de l'autorité royale.

Il se vengea dignement des tracasseries dont il avait été l'objet de la part de ses collègues en luttant avec une infatigable activité contre le déplorable esprit de corps du parlement, et en prenant lui-même en main la défense de malheureux injustement accusés. Bientôt, poussé à bout par des attaques incessamment renouvelées, par les injustices dont il était chaque jour le témoin, il quitta Bordeaux, vint à Paris, où il se lia avec d'Alembert, et continua de battre en brèche les criants abus du système judiciaire, en écrivant ses réflexions sur la législation criminelle, si défectueuse encore de nos jours, et sur laquelle un nouveau Dupaty et un nouveau Robespierre devraient bien appeler les méditations du législateur.

Robespierre était bien à même d'apprécier un tel magistrat. Étant étudiant à Paris, il avait eu le bonheur de lui être présenté, et en avait reçu les marques de la plus cordiale bienveillance. Aussi, à la nouvelle de sa mort prématurée, s'empressa-t-il de composer son éloge. Et, en retraçant les vertus de ce sage, cet homme si niaisement accusé d'ingratitude, sans qu'on ait jamais administré la moindre preuve de cette accusation, ne songea qu'à satisfaire un besoin de son cœur, celui de la reconnaissance[83].

Jadis, en fréquentant la maison hospitalière du président, il se sentait en pays ami, en famille pour ainsi dire, car son hôte était comme lui un fervent disciple de Rousseau. Il méditoit les ouvrages immortels de cet écrivain célèbre, dont les lumières ont tant influé sur celles de son siècle, et qui a si bien saisi la chaine par où sont liés les sujets avec les souverains, et les nations avec les nations. Ce dont le loue principalement Robespierre, c'est de s'être toujours montré, dans sa carrière de magistrat, le soutien et le vengeur des malheureux et d'avoir constamment tourné des regards pleins de sollicitude sur cette classe de citoyens qui n'est comptée pour rien dans la société, tandis qu'elle lui prodigue ses peines et ses sueurs, que l'opulence regarde avec dédain, que l'orgueil appelle la lie du peuple, mais à qui la justice doit une protection d'autant plus spéciale qu'elle est son seul soutien et son unique appui. Il le félicite surtout d'avoir toujours laissé aux accusés la plus grande latitude pour leur défense, à une époque où une procédure inique, secrète et barbare offrait bien peu de place à la justification des prévenus, et favorisait tout au plus les coupables adroits et puissants. Robespierre ne manque pas de saisir cette occasion de déplorer éloquemment la légèreté et l'impéritie avec lesquelles on s'est servi des lois romaines dont on a pris les petitesses et les subtilités, au lieu des grands principes d'humanité, des sublimes leçons d'équité et de douceur auxquels elles ont dû de survivre à l'anéantissement de l'empire. Vient ensuite un nouvel éloge du roi, qui cherche dans une assemblée auguste le remède aux maux dont la France est de toutes parts accablée. Mais, a-t-il soin d'ajouter, c'est le moment de mettre sous ses yeux tous les vices dont nos lois criminelles sont infectées, tous les pleurs qu'elles ont arrachés à l'innocence, tout le sang qu'elles ont injustement répandu sur les échafauds. Alors, s'inspirant du souvenir de Calas et de tant d'autres victimes, il rappelle avec quelle fermeté héroïque l'illustre président est parvenu à sauver trois innocents au moment où ils allaient être livrés au bourreau.

De nos jours encore nous sommes trop souvent témoins de déplorables erreurs judiciaires, mais elles étaient bien plus fréquentes autrefois ; il faudrait tout un volume énorme pour en dresser le sanglant catalogue. Trois habitants de Chaumont avaient été condamnés à la roue, sur la déposition de quelques soldats de la maréchaussée. Or les coupables étaient les dénonciateurs eux-mêmes. On eut l'idée de s'adresser au président Dupaty, et l'on parvint à faire pénétrer dans sa conscience la conviction de l'innocence des condamnés. Le président voulut voir les victimes ; il descendit dans leur cachot, les interrogea, leur rendit l'espérance ; et, parfaitement renseigné sur les véritables auteurs du crime, il publia des mémoires touchants et à jamais célèbres où la pure vérité se révélait dans tout son jour. S'attaquer à l'infaillibilité judiciaire était un acte d'une haute témérité, certains magistrats n'admettant pas que la justice puisse se tromper, comme s'il y avait quelque part ici-bas des hommes complètement à l'abri de l'erreur. Dénoncés au parlement de Paris, les mémoires justificatifs furent condamnés à être lacérés et brûlés par la main du bourreau ; mais cette inique sentence n'empêcha pas Dupaty de sortir victorieux du débat dans lequel il s'était engagé, tant les preuves fournies par lui étaient nettes et concluantes. Déchargés de toute condamnation, ses trois clients virent s'ouvrir les portes de leur prison, et purent rentrer, le front haut, au sein de leurs familles. Jamais peut-être, s'écrie avec raison Robespierre, l'humanité n'obtint un plus beau triomphe. Hélas ! combien d'autres innocents, victimes d'un injuste arrêt, n'ont pas eu le même bonheur !

Comme son panégyriste, le président Dupaty sentait la nécessité des réformes sociales ; il y poussait fortement les esprits, et présageait aussi le prochain triomphe du tiers état, se consolant de l'injustice des hommes et de la haine des méchants en remplissant ses devoirs de citoyen. Mais il y avait encore entre eux d'autres points de ressemblance : l'un et l'autre aimaient et cultivaient les lettres, s'honorant tous deux par un goût éclairé pour les productions de l'esprit. Robespierre n'oublie pas de féliciter l'illustre président d'avoir consacré ses rares loisirs à la pratique des sciences et des lettres ; mais en écrivant, d'une plume élégante et correcte, l'éloge de l'ingénieux auteur des Lettres sur l'Italie, il ne se doutait guère que lui-même se livrait pour la dernière fois à cette pure culture des belles-lettres qui avaient été le charme et le délassement de sa jeunesse. L'heure est venue, en effet, où les terribles luttes de la tribune vont remplacer pour lui les pacifiques arènes académiques. Dans ses innombrables discours on sentira bien le littérateur épris de la forme et-du beau langage, mais plus encore le dieu agité, semant ses paroles ardentes à la lueur des éclairs et au bruit du tonnerre.

 

XXIX

Ici finit son existence calme et heureuse. Désormais sa vie sera une lutte incessante, mêlée de revers et d'éclatants triomphes, mais glorieuse toujours, glorieuse surtout en sa tragique issue. Avant de parcourir avec lui cette longue période de cinq années, cinq siècles ! qu'il traversera impassible au milieu des flammes, opposant une âme stoïque et dédaigneuse à toutes les coalitions de l'envie, à toutes les calomnies auxquelles nous le verrons se heurter, arrêtons-nous un moment, et contemplons-le tel qu'il nous apparaît au seuil de cette Révolution qui pour lui se résumera en ce seul mot : JUSTICE.

Formé de bonne heure à la rude école du malheur, orphelin à l'âge où les paternels avis et les tendres soins de la mère sont si nécessaires à l'enfant, il comprend tout de suite que, plus qu'un autre, il a besoin de s'armer d'une instruction solide, et subit victorieusement la difficile épreuve du collège. Écolier, on le cite comme un modèle, et l'affection de ses maîtres est une des plus douces récompenses de ses laborieux efforts.

Sorti du collège le front ceint de ces couronnes universitaires, promesses d'avenir qui ne se réalisent pas toujours, il était devenu immédiatement un homme sérieux, n'avait pas eu de jeunesse, comme on i dit ; et, se sentant chef de famille à l'âge où d'autres ne songent qu'aux plaisirs et aux délassements frivoles, il s'était attaché à remplir dignement cette sorte de sacerdoce dont l'avait investi le malheur. A peine rentré dans sa ville natale, il se place d'un bond au premier rang des avocats au conseil d'Artois ; une cause heureuse, plaidée avec éclat, le désigne à l'attention de ses concitoyens ; et, maître de sa destinée désormais, lié avec les plus notables personnes d'Arras, recherché par un monde riche et influent, il n'a qu'à faire cause commune avec les puissants du jour, et lui aussi sera un des favorisés de la fortune. Mais la richesse, il la dédaigne ; non qu'il se complaise à étaler cyniquement, comme le philosophe ancien, une pauvreté d'apparat : il aime au contraire un certain décorum ; élégant, recherché même dans sa toilette, il a l'horreur du débraillé ; homme de goût, il apprécie les belles choses ; seulement, la médiocrité du poète lui suffit. Il sait trop de quelle source impure proviennent la plupart des grandes fortunes de son temps. Aussi, bien avant de prévoir le profond ébranlement de 1789, déclare-t-il une guerre acharnée à l'ancien régime. Pas un de ses discours et de ses écrits où ne reviennent, sans cesse plus ardentes, d'impitoyables critiques contre un état social devenu intolérable. Et quand il s'exprime avec tant de hardiesse sur ces questions brûlantes, ce n'est pas le rhéteur qui parle, chaque mot tombé de sa bouche ou de sa plume répond aux tressaillements des fibres de son cœur. On sent bien qu'il souffre de toutes les souffrances d'autrui.

Il ne faut donc pas s'étonner si, à l'heure des déchirements suprêmes, il se jeta en avant, prophète inspiré, résolu à faire triompher la sainte cause de la justice ou à périr à l'œuvre. Qui donc le poussa dans cette mêlée sanglante où, du choc des idées et des glaives, jaillirent de soudaines illuminations et d'impérissables principes ? Est-ce le froid aiguillon d'une ambition vulgaire ? Est-ce le démon de l'orgueil ? Oui ! s'écrient ses calomniateurs et le servile troupeau des ignorants, habitués à se former une opinion d'après je ne sais quelle voix publique faite de mensonge et d'hypocrisie ; non ! répondent tous ceux qui, lui étant d'ailleurs plus ou moins sympathiques, ont pris la peine de l'étudier consciencieusement. Robespierre, on l'a dit justement, c'était le principe fait homme, ce qui était loin d'exclure chez lui, comme on l'a trop souvent répété, l'indulgence et la bonté ; or l'ambition et l'orgueil n'ont rien de commun avec les principes. Apre fut parfois son langage, mais combien plus acerbes furent ses agresseurs ! Si, en ces temps de fièvre et d'irritation, on entendit des voix adoucies et cherchant à rasséréner les âmes, ce fut surtout la sienne. II ne sacrifia point comme tant d'autres au dieu inconnu : le désir d'améliorer la condition des hommes, d'enfermer la société dans les strictes règles du droit et de l'équité dirigea seul ses actes ; il ne parut si grand jusqu'au moment de sa chute que parce qu'on sentait bien respirer en lui un immense amour de l'humanité.

Jusqu'ici cet homme extraordinaire a eu des détracteurs et des admirateurs passionnés, j'ose dire qu'il n'a point eu d'historien. Les premiers, égarés par l'esprit de parti, et sur la foi des déclamations thermidoriennes, persistent à le rendre responsable de tous les malheurs de la Révolution ; les seconds répondent par sa vie entière, si pure, si noble, si désintéressée, par ses discours d'une admirable pureté, par ses constants efforts, infructueux, hélas ! pour diriger la République naissante entre ces deux écueils également funestes : la réaction et l'exagération. Nul n'a sondé encore la profondeur de scélératesse de ceux qui se sont appelés eux-mêmes les conjurés de Thermidor[84]. On était bien édifié sur la moralité de ces hommes, on savait leurs mensonges ; mais personne n'avait la certitude que, pour noircir leur victime, ils avaient eu l'infamie de commettre des faux, de véritables faux matériels : cette certitude, elle est désormais acquise à l'histoire. Une découverte inespérée, providentielle, je puis le dire, a mis entre mes mains les preuves de faits dont je m'étais toujours douté, mais qui dans mon esprit n'avaient été jusqu'à présent qu'à l'état d'hypothèse, résultant, il est vrai, d'un ensemble de circonstances à peu près concluant.

Devant mes yeux ont comparu les témoins vivants des machinations de ces prétendus sauveurs de la France ; et, en présence d'accablantes révélations, doivent s'évanouir les erreurs étayées depuis soixante-huit ans sur des pièces falsifiées. Je ne me flatte pas de faire disparaître tout d'un coup un préjugé invétéré, car c'est comme l'hydre à cent têtes ; le temps seul en aura raison. Mais la vérité a d'irrésistibles puissances : on a beau la combattre, l'envelopper de sophismes, comme le soleil, elle finit par percer tous les nuages et par éclairer le monde.

Ce n'est donc pas ici un panégyrique, c'est l'étude la plus impartiale et la plus approfondie. J'ai la conscience de n'avoir point écrit une ligne en désaccord avec les principes de la plus pure morale, et je n'ai rien avancé de grave qui ne s'appuyât sur des pièces officielles ou d'irrécusables preuves. Je ne me défends pas d'ailleurs, je le répète, d'une grande sympathie pour l'illustre victime dont je raconte la vie ; en cela, j'ai cédé à mon entraînement naturel pour les infortunes imméritées ; les cœurs généreux me comprendront.

Du livre qu'on vient de lire il résulte qu'au moment où s'ouvrirent les états généraux Robespierre était bon et doux, dévoué aux siens, affable envers tous, toujours à la disposition des malheureux, universellement aimé, et déjà répandant par sa parole et par sa plume les véritables principes sociaux dont il devait contribuer à assurer le triomphe. Or les hommes d'un mérite réel se démentent rarement. Mirabeau aborde, corrompu et débauché, la scène de la Révolution, il en sortira les mains tachées des largesses de la cour, n'ayant pas de trop, pour défendre sa mémoire, de toute l'immensité de son génie d'orateur. Tel on a vu Robespierre dans sa jeunesse et dans sa vie privée, tel on le retrouvera dans son existence politique : inaccessible à toutes les corruptions, et se consacrant uniquement aux intérêts de la patrie. Est-ce à dire pour cela qu'il n'ait pas failli quelquefois, qu'au milieu des convulsions d'un peuple dans l'enfantement de sa grandeur et de sa liberté, il n'ait pas eu sa part inévitable d'erreur ? Certes, il serait insensé de le soutenir ; mais que celui qui ne s'est jamais trompé lui jette la première pierre !

 

 

 



[1] Discours de Barère dans la séance du 10 thermidor. Voyez le Moniteur du 12 thermidor, an II.

[2] Voyez le Mémorial de Sainte-Hélène.

[3] Voyez notre Histoire de Saint-Just. Ed. Melline et Cans. Bruxelles, 1859.

[4] Causeries du Lundi, par M. Sainte-Beuve. Constitutionnel du lundi 15 janvier 1862.

[5] Vie secrète, politique et curieuse de M. J.-Maximilien Robespierre, par L. Duperron ; an II, in-32 de 36 pages, p. 12 et 21.

[6] Souvenirs de la Révolution, par Ch. Nodier, t. I, p. 305, Ed. Charpentier.

[7] Mémorial de Sainte-Hélène.

[8] Lettre de Béranger à M. Jules Lodieu, en date du 26 mars 1850. Voyez Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. t. IV, p. 73.

[9] Qui n'a lu l'Histoire de la Révolution française, par M. L. Blanc, récemment achevée, et qui restera comme un des plus beaux monuments élevés à la gloire de cette mémorable époque ? Il serait également injuste d'oublier l'éclatante justice rendue à Robespierre par M. de Lamartine en maints endroits de son Histoire des Girondins, et par M. Esquiros dans son éloquente Histoire des Montagnards.

[10] Le nom de Robespierre viendrait, suivant ces personnes, de l'anglais Robert's Peter (Pierre fils de Robert) d'où de Robert-Pierre, et par corruption de Robespierre.

[11] Biographie de Robespierre, par M. J. Lodieu. Arras, de l'imprimerie de madame veuve Degeorge, 1850. Voyez aussi Ragon, Cours interprétatif des initiations anciennes et modernes.

[12] Généalogie de la famille Robespierre, communiquée par M. Alexandre Godin, archiviste en chef du Pas-de-Calais, que nous lie saurions trop remercier de son extrême obligeance. On peut voir la généalogie de Robespierre, depuis le commencement du dix-huitième siècle, dans la préface du t. I de l'Armoriai général de France, par M. Borel d'Hauterive, p. xxxiij. Paris, 1856. Un arrière-grand-oncle de Robespierre, Yves de Robespierre, receveur de la principauté d'Epinoy, avait fait en 1696 enregistrer ses armoiries, lesquelles étaient d'or à une bande de sable, chargée d'un demy-vol d'argent. Il ne paraît pas que les autres membres de la famille se soient parés de cet insigne féodal. Voyez l'Armoriai général, t. J. p. 374.

[13] Extrait du registre aux baptêmes, mariages et sépultures de l'église paroissiale de la Magdelaine pour l'année 1758 :

Le six de may mil sept cent cinquante-huit a été baptisé par moi, soussigné, Maximilien, Marie, Isidore, né le même jour, sur les deux heures du matin, en légitime mariage de Me Maximilien, Barthélémy, François Derobespierre, avocat au Conseil d'Artois, et de demoiselle Jacqueline Carrault. Le parrain a été Me Maximilien Derobespierre, père grand du côté paternel, avocat au Conseil d'Artois, et la marraine demoiselle Marie, Marguerite Cornu, femme de Jacques, François Carrault, mère grande du côté maternel, lesquels ont signé :

DEROBESPIERRE. - G. M. P. LENGLART, curé.

DEROBESPIERRE. - Marie, Marguerite CORNU.

[14] Nous empruntons ce détail aux Mémoires apocryphes de Robespierre, dont l'auteur, qui a pu causer avec les contemporains, paraît souvent assez bien renseigné. Ces mémoires, publiés en 1830 par l'éditeur Moreau-Rosier, et qui sont tout simplement rédigés d'après les œuvres diverses et les discours de Robespierre, sont portés au catalogue de la bibliothèque impériale comme étant-de M. Charles Reybaud (d'après Querard, qui, du reste, m'a confirmé le fait comme le tenant de M. C. Reybaud). L'ouvrage devait former quatre volumes, il n'en a jamais paru que deux.

[15] Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 46. Paris, 1835, in-8°.

[16] Histoire de la Révolution, par Michelet, t. II, p. 316.

[17] Voyez entre autres une certaine Vie de Robespierre, publiée à Arras en 1850, et dont nous parlerons bientôt plus au long.

[18] Comptes de la ville de Tournay.

[19] Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 19.

[20] Notamment à Puzeaux, petite commune du canton de Chaulnes.

[21] Archives de la ville d'Arras.

[22] Lors de l'entrée de Robespierre au collège Louis-le-Grand, le principal était Gardin-Dumesnil, qui fut remplacé la même année par Poignard, docteur en théologie, lequel eut pour successeur en 1778 un autre docteur en théologie, Denis Berardier, qui devint le collègue de son élève à l'Assemblée constituante, et procéda à la célébration du mariage de Camille Desmoulins, dont Robespierre fut un des témoins.

[23] La bourse dont jouissait Robespierre devait défrayer le titulaire pour les hautes études de théologie, de droit ou de médecine.

[24] Recueil de toutes les délibérations importantes prises, depuis 1763, par le bureau d'administration du collège Louis-le-Grand et des collèges réunis. Paris, chez Pierre-Guillaume Simon, imprimeur du Parlement et du collège Louis-le-Grand. MDCCLXXXI. 1 vol. in-4, p. 211.

En 1850, il a paru à Arras, chez Théry, libraire, rue Saint-Aubert, sans nom d'auteur, une prétendue vie de Maximilien Robespierre.

Cette œuvre de mensonge s'il eu fut jamais, clique ramassis des plus misérables libelles publiés sur le martyr de Thermidor, est attribuée à l'un des chanoines de la cathédrale, M. l'abbé Proyard (Voyez Querard). Ce n'est, au reste, qu'une sorte de contrefaçon d'un autre libelle d'un autre abbé Proyard, intitulé la Vie et les crimes de Robespierre, surnommé le Tyran, Augsbourg, 1795, in-8 de 370 pages, par Leblond de Neuveglise (pseudonyme de l'abbé Proyard), parent du chanoine actuel, et préfet des études à Louis-le-Grand, lorsque Robespierre y était. Divers symptômes, dit l'auteur anonyme dans une courte préface, ont fait naître l'idée de remettre en lumière des documents épars de divers côtés, et il s'est bien gardé d'aller chercher ces documents dans l'histoire ; il lui a semblé plus simple, pour atteindre son but, de les prendre dans les plus ignobles productions de la haine et de la calomnie. C'est ainsi que divers renseignements puérils paraissent lui venir d'une dame Marchand, propriétaire d'un journal réactionnaire publié à Arras à l'époque de la Révolution, et qui, pour conserver sa clientèle aristocratique, rompit brusquement avec la famille Robespierre, dont elle avait été l'intime amie. Voici, en effet, ce que nous lisons dans une lettre écrite en 1790 par Charlotte Robespierre à son frère Maximilien : Je ne sais si mon frère (Augustin) n'a pas oublié de vous parler de madame Marchand ; nous sommes brouillés ; je me suis permis de lui dire ce que les bons patriotes devoient penser de sa feuille, ce que vous en pensiez. Je lui ai reproché son affectation à toujours mettre des notes infamantes pour le peuple. Elle s'est fâchée, elle soutient qu'il n'y avoit pas d'aristocrates à Arras, qu'il n'y avoit que les têtes exaltées qui trouvoient sa gazette aristocratique ; elle me dit un tas de bêtises, et depuis elle ne nous envoie plus sa feuille. Cette lettre montre une fois de plus à quel point Charlotte partageait les sentiments de ses frères, et l'on voit du reste à quelle source a puisé l'abbé Proyard.

Cependant une chose lui appartient en propre, c'est le récit de la vie de Robespierre au collège. Il est difficile de s'aventurer plus loin dans le mépris de la vérité. L'auteur anonyme, qui cite fréquemment cet autre abbé Proyard, sous-principal du collège de Louis-le-Grand du temps de Robespierre, dépeint ce dernier comme un détestable écolier. La présence de ses maîtres le fatiguait, etc. (p. 16). Il connaissait cependant aussi bien que nous la délibération que nous avons citée dans notre texte, mais il s'est bien gardé d'en parler : c'eût été le mentiris impudentissime.

L'honnête et véridique écrivain avoue son aversion pour les jansénistes. Ces hommes austères, dont le mensonge ne souillait pas les lèvres, ne peuvent que s'en féliciter.

[25] Cette entrevue paraît établie par la phrase suivante d'une sorte de dédicace adressée par Robespierre aux mânes de J. -J. Rousseau : Je t'ai vu dans tes derniers jours, et ce souvenir est pour moi la source d'une joie orgueilleuse. Voyez cette dédicace, dont on s'est servi comme d'exorde pour les mémoires apocryphes de Robespierre, à la fin des Mémoires de sa sœur, p. 149.

Charlotte dit aussi (p. 52) : Je ne sais à quelle occasion mon frère aîné se rencontra avec Jean-Jacques Rousseau ; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il eut une entrevue avec lui.

[26] Mémoires de Brissot, publiés par son fils, t. I, p. 160. Ladvocat, 1830. Nous devons dire cependant que, d'une note de M. Devienne, ancien procureur, qui nous a été communiquée à Arras, il résulterait que, avant de rentrer dans sa ville natale, Robespierre n'avait jamais travaillé chez un procureur. De ce M. Devienne ou de Brissot, qui a tort, qui a raison ? Dans cette note écrite après Thermidor, très-malveillante par conséquent, l'ancien procureur se vante de lui avoir enseigné la procédure.

[27] Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 56 et suiv.

Les rédacteurs de la première édition de la Biographie universelle, qui s'embarrassaient fort peu en général de l'authenticité et de la certitude des documents qu'ils employaient quand il s'agissait des hommes et des choses de la Révolution, ont contesté, sans preuves, l'authenticité des Mémoires de mademoiselle Robespierre, tout en convenant qu'elle seule a pu fournir les détails intimes qu'on y rencontre. Leur principale raison est que mademoiselle Robespierre était une personne tout à fait illettrée. C'est, de leur part, une erreur grossière. Charlotte Robespierre avait, on l'a vu, reçu une éducation distinguée, et les lettres autographes d elle que nous avons sous les yeux prouvent surabondamment qu'elle était fort capable d'écrire elle-même les notes qu'elle a remises à M. Laponneraye, et qui ont été publiées par celui-ci sous ce titre : Mémoires de Charlotte Robespierre sur ses deux frères.

Voyez dans la première édition de la Biographie universelle l'art. Charlotte Robespierre, par Michaud jeune. Disons pour être juste que, en donnant au public une nouvelle édition de cet important recueil biographique, le propriétaire actuel, M. Thoinier-Desplaces, dans un esprit d'impartialité qui l'honore, a remplacé les anciennes notices sur les Robespierre et quelques autres personnages de la Révolution, écrites jadis sous l'empire de passions haineuses et injustes, par des articles où l'on s'est inspiré du seul amour de la vérité.

[28] En 1784, M. Dubois de Fosseux, qui fut depuis maire d'Arras, écrivait à Robespierre :

..... Dans mes bras vole avec assurance,

Appui des malheureux, vengeur de l'innocence ;

Tu vis pour la vertu, pour la douce amitié.

Et tu peux de mou cœur exiger la moitié.

Ces vers terminent une pièce que lui adressa M. de Fosseux à l'occasion de son Éloge de Gresset, et qu'on peut lire tout -entière dans les Mémoires de Charlotte, p. 155.

[29] Pour de plus amples renseignements sur la société des Rosati, voyez l'intéressante notice publiée par M. Arthur Dinaux, dans la troisième série des Archives du Nord, à Valenciennes.

[30] Voyez ses couplets de réception à la suite des Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 157.

[31] Mémoires sur Carnot par son fils, t. I, p. 96, 97. Paris, Pagnerre, 1861.

[32] Lettre en date du 19 frimaire an IV, portant en tête : A. Carnot, membre du Directoire exécutif, au citoyen Buissart, commissaire à Arras.

[33] M. Foacier de Ruzé, avocat général au conseil provincial d'Artois.

[34] L'honorable M. Hippolyte Carnot s'est donc étrangement trompé lorsque, d'après les souvenirs erronés de son père, dont nous aurons des erreurs plus graves à relever, il a écrit au sujet de Carnot et de Robespierre : Ils se connaissaient à peine lorsqu'ils se rencontrèrent à la Convention. (Mémoires sur Carnot, t. I, p. 97.)

[35] Voyez cette chanson, qui contient quelques jolis couplets, aux pièces justificatives du premier volume des Mémoires apocryphes de Robespierre, p. 293.

[36] Cette lettre, dont l'original est à l'étranger aujourd'hui, a paru dans une brochure publiée à Caen en 1844, sous ce titre : Excentricités caennaises, tiré à 25 exemplaires, et dont nous devons la communication à M. Ch. Renard, de Caen.

[37] Consultation en date du 25 mai 1782, rédigée par Me de Robespierre, et signée par six de ses confrères, MM. Deconchi, Delegorgue aîné, Dourlent, Mauduit, Leducq, Demarlières. Elle a été insérée dans le numéro du 25 septembre 1850 de l'Impartial de Boulogne, auquel elle avait été communiquée par l'honorable M. Billet, avocat à Arras.

[38] Mémoire pour François Deteuf, demeurant au village de Marchiennes, contre les grand-prieur et religieux de l'abbaye d'Anchin. Arras, G. de la Sablonnière, 1784, in-4° de 21 pages.

[39] La tradition rapportait bien que Robespierre avait occupé le siège de juge au tribunal de l'évêque d'Arras, mais elle ne reposait jusqu'ici sur aucune donnée certaine. La découverte d'une pièce capitale qu'une bonne fortune inespérée a mise entre nos mains, nous met à même de dissiper toute incertitude à cet égard ; c'est le brevet même de nomination de Robespierre, provenant, comme tant d'autres pièces éparses, des dilapidations du conventionnel Courtois. Le voici ; en tête se trouvent les armes de l'évêque :

Louis, François, Marc, Hilaire de Conzié, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, évêque d'Arras, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut.

Sçavoir faisons que, sur le bon rapport qui nous a été fait de la personne de maître Maximilien, Marie, Isidore Derobespierre, avocat au conseil d'Artois, de ses sens, prudhommie, capacité et expérience, pour ces causes nous l'avons commis et établi au lieu et place de Me Delarsé, commettons et établissons homme de fief gradué du siège de notre salle épiscopale d'Arras, pour y juger de tous les procès, causas et instances, tant civils que criminels, appendances et dépendances, en prêtant par lui le serment en tel cas requis es mains de notre prévôt audit siège ; et ce aux honneurs, fruits, profits et émolumens ordinaires, sans toutefois en pouvoir prétendre aucuns à notre charge ; et durera la présente commission jusqu'à révocation que nous pourrons faire quand il nous plaira.

Donné sous notre seing ; notre scel ordinaire et le contreseing du secrétaire général de notre évêché, à Paris, le neuf du mois de mars mil sept cent quatre-vingt-deux.

LOUIS, évêque d'Arras.

Par Monseigneur,

DELYS SIERGEN.

Enregistré au greffe de la salle épiscopale d'Arras, le cinq juillet mil sept cent quatre-vingt-trois. — SIRON.

Nous devons la communication de cette pièce à l'honorable M. France, libraire, bien connu de tous les hommes qui se sont occupés de travaux sur la Révolution.

[40] Voyez à cet égard les explications données par Robespierre lui-même clans sa Réponse aux discours de Brissot et de Guadet, prononcée aux Jacobins, le 27 avril 1792.

[41] Discours sur l'abolition de la peine de mort, prononcé dans la séance de l'Assemblée nationale du 30 mai 1791. Voyez le Moniteur du 1er juin, n° 152.

[42] Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 69.

[43] Portrait de Robespierre, par Merlin de Thionville. In-8° de 12 pages, de l'imprimerie de la veuve Marat. Merlin, du reste, n'est que le signataire de ce plat libelle.

Défenseur ardent de la mémoire de l'Ami du peuple, Merlin reproche vivement à Robespierre, obligé de présider à son apothéose, d'avoir en plutôt l'air de le traîner à la voirie que de le porter au Panthéon. Voyez p. 5. Ceci au figuré, car ce ne fut qu'après le 9 Thermidor que le corps de Marat fut transporté au Panthéon par les Thermidoriens.

[44] La Société des Rosati d'Arras, par M. Arthur Dinaux, p. 25.

[45] Ordonnons que le présent jugement sera exécuté nonobstant opposition ou appellation quelconque, sans caution, attendu qu'il s'agit de police, sûreté et tranquillité publique. (Extrait de la sentence.)

[46] Voici le dispositif même de l'arrêt : La cour met l'appellation et ce au néant, émendant, permet à la partie de Me de Robespierre de rétablir son par-à-tonnerre.

[47] L'Almanach d'Artois pour l'année 1784 les annonçait en ces tenues : Parmi les ouvrages nouveaux publiés dans la province, nous remarquons : 1° Les Plaidoyers pour le sieur de Vissery de Boisvalé, appelant d'un jugement des échevins de Saint-Omer, qui avaient ordonné la destruction d'un paratonnerre élevé sur sa maison, par Me de Robespierre, avocat au conseil d'Artois. (Arras, de l'imp. de Guy de la Sablonnière, 1783, in-8° de 100 pages).

[48] Lettres en dates des 6 et 26 juin 1787.

[49] (En post-scriptum.) J'ai l'honneur de vous envoyer trois exemplaires, et je vous laisse le soin de faire le meilleur emploi possible de ceux que vous ne jugerez pas à propos de conserver.

Les lettres des personnages célèbres ont parfois des destinées singulières. Celle que nous venons de citer appartenait à l'honorable M. Lenglet, avocat à Arras, qui la donna à M. Cornille, fils d'un des amis de Robespierre et ancien président du tribunal d'Arras ; lequel, si nous sommes bien informé, en fit don à un de ses parents, officier supérieur dans l'armée. Entre quelles mains passa-t-elle ensuite ? nous l'ignorons.

Toujours est-il que cette lettre fut vendue aux enchères publiques, en mars 1862, moyennant le prix de 363 fr.

Nous devons ce renseignement à M. Laverdet, qui a bien voulu mettre à notre disposition son exemplaire particulier de catalogues des ventes d'autographes faites sous sa direction.

[50] Vie secrète, politique et curieuse de M. J. Robespierre, par L. Duperron. Paris, an II.

[51] Tom. II, p. 348.

[52] Le manuscrit de ce poème, provenant sans aucun doute des dilapidations de Courtois, figurait dans une vente d'autographes du mois d'avril 1855 (catalogue Laverdet). En voici quelques vers :

Oui, tout prédicateur à l'usage docile,

N'oserait sans mouchoir annoncer l'Évangile,

Soit qu'il veuille, de Dieu rappelant la bonté,

Étaler de sa foi la sainte majesté ;

Soit qu'il veuille, annonçant des vérités terribles,

Vous peindre des méchants les tortures horribles,

Et déjà, sous les pics des piles criminels.

Ouvrir des noirs enfers les gouffres éternels,

Il faut qu'un mouchoir blanc, déployé sur la chaire,

Brille avant que l'Apôtre ait dit : Au nom du Père.

Le manuscrit dont ces vers font partie n'est probablement autre que la pièce de vers mentionnée par Courtois fils dans sa brochure intitulée : Affaire des papiers de l'ex-conventionnel Courtois, in-8° de 36 p. Voyez p. 28. Nous reviendrons sur cette brochure, instructive à plus d'un titre.

[53] Almanach d'Artois pour l'année 1785.

[54] Vingt-deux mémoires avaient été envoyés au concours à l'Académie de Metz. Le manuscrit de Robespierre, qui portait le numéro 17, existe encore aux archives de l'Académie de Metz, où il est classé sous le numéro 2 de la 44e liasse. Publié par Robespierre lui-même en 1784 et 1785, il a été réédité en 1839 dans les Mémoires de l'Académie de Metz, t. XX, p. 389 et suiv.

Le manuscrit, entièrement de la main de Robespierre, renferme plusieurs ratures. C'est un petit cahier de papier bleuté, in-4° de 40 pages, dont 35 couvertes d'écriture. A la page 36 est fixée, sous le sceau de la Société, la lettre jadis cachetée contenant l'épigraphe et le nom de Robespierre.

[55] Tel n'est point l'avis de l'auteur de cette Vie de Robespierre publiée à Arras en 1850, œuvre de l'abbé Proyard. Il ne peut pardonner (p. 27) à ce méprisable avocat, dans les écrits duquel, dit-il, on découvre les éléments de ce système monstrueux d'égalité et de liberté, d'avoir dénoncé à son siècle, comme le plus injuste des préjugés, un sentiment que l'Auteur de la nature a gravé dans nos cœurs, sentiment vraiment précieux pour la société. Ô charité chrétienne !

[56] Ce discours a eu, paraît-il, deux éditions consécutives (Querard). Nous ne connaissons que la seconde. C'est aujourd'hui une rareté bibliographique. Il a paru sous ce titre : Discours couronné par la Société royale des arts et des sciences de Metz, sur les questions suivantes, proposées pour sujet du prix de l'année 1784 :

1° Quelle est l'origine de l'opinion qui étend sur tous les individus d'une même famille une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable ?

2° Cette opinion est-elle plus nuisible qu'utile ?

3° Dans le cas où l'on se décideroit pour l'affirmative, quels seroient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent ?

Par M. de Robespierre, avocat en Parlement.

A Amsterdam, et se trouve à Paris, chez J.-G. Merigot jeune, quai des Augustins, MDCCLXXXV, in-8° de 60 pages, avec cette épigraphe :

Quod genus hoc hominum ? Quæve hune tam barbara morem,

Permittit patria ?

VIRG., Æn.

[57] Pierre-Louis Lacretelle, né à Metz en 1751, successeur de La Harpe à l'Académie française, un des rédacteurs de la Minerve, mourut à Paris le 5 septembre 1824.

Il n'y eut point, à proprement parler, de second prix, mais plutôt deux prix ex-æquo. Voici, à cet égard, des renseignements transmis par M. Abel, membre de l'Académie de Metz : Rœderer, conseiller au Parlement et membre de la Société royale de Metz, avait donné 400 fr. pour récompenser le meilleur mémoire sur la nécessité de canaliser les cours d'eau de l'est de la France. Personne n'ayant répondu à cette question, Rœderer consentit à reporter ces 400 fr. sur la question de législation pénale, et la Société put également décerner une médaille d'or à l'auteur du mémoire numéro 17. Robespierre eut ainsi une médaille égale à celle décernée à Lacretelle, et non le second prix.

[58] A propos de ce discours sur les peines infamantes, M. Dubois de Fosseux disait à Robespierre, dans une pièce dont nous avons déjà cité quelques vers :

Un préjugé cruel s'évanouit à ta voix.

Son pouvoir fatal cède à de plus douces lois.

Va, poursuis ta carrière : une telle victoire

Te permet de mouler an temple de Mémoire.

[59] Pages 21 et 22. Ce discours a paru en 1786, sous ce titre : Éloge de Gresset. Discours qui a concouru pour le prix proposé par l'Académie d'Amiens en l'année 1785, par M*** avocat au Parlement, avec cette épigraphe :

Hunc lepidique sales lugent, veneresque pudicae,

Sed mores prohibent ingeniumque mori.

Londres et Paris. Royer, 1786, in-8° de 48 pages.

L'injuste arrêt de l'Académie d'Amiens indisposa beaucoup de monde. Robespierre, lui, n'en garda aucun ressentiment, témoin ces vers que lui adressa M. Dubois de Fosseux au sujet de son discours sur Gresset :

Quoi ! ce touchant éloge où tu lui rends hommage,

Où tu peins son esprit, son style intéressant,

A ses concitoyens parut insuffisant !

Qu'ils craignent que par eux sa cendre révérée

N'obtienne pas la gloire à Gresset préparée.

Que fallait-il de plus pour l'honneur d'un mortel ?...

Mais contre cet arrêt tandis que je réclame,

Cet arrêt rigoureux n'irrite point ton âme,

Pleinement insensible à sa sévérité,

Tu ne veux de vengeur que la postérité.

Si les vers sont médiocres, ils prouvent au moins, contre l'opinion reçue, que les blessures de l'amour-propre n'atteignaient pas Robespierre, et que l'injustice de l'Académie d'Amiens n'avait déposé aucune blessure dans son cœur.

Le manuscrit autographe de Robespierre existe dans les archives de l'Académie d'Amiens ; il porte en tête : numéro 9, reçu le 20 juin 1785.

Il y a entre le discours imprimé et le manuscrit autographe d'assez nombreuses variantes, sans importance d'ailleurs quant au fond même de l'œuvre. Les personnes curieuses de les connaître peuvent consulter l'exemplaire de la bibliothèque du Louvre, où les variantes ont été soigneusement placées en marge, en regard du texte, en 1835, par M. de Cayrol, ancien membre de l'Académie d'Amiens (Recueil A, numéro 377).

On trouve dans le même volume un autre éloge de Gresset attribué à Bailly (avec variantes également) éloge qui a également concouru, sans plus de succès, et que M. de Cayrol met beaucoup au-dessus de l'œuvre de l'avocat d'Arras. Nous croyons, pour notre part, qu'il y a beaucoup d'esprit de parti dans ce jugement.

[60] Coutume de Laon.

[61] Si l'on veut maintenant juger de l'impudence de quelques faiseurs de libelles, on n'a qu'à ouvrir, à la page 27, cette Vie de Robespierre publiée à Arras, en 1850, par l'abbé Proyard, et on y lira : Ainsi s'érigea-t-il en patron de la licence des mœurs, jusqu'au point de vouloir autoriser en quelque sorte la pluralité des femmes, et de prétendre que le bâtard, même adultérin, devait être admis avec les enfants légitimes au partage des biens de ses auteurs.

[62] Voyez le Mercure national, ou Journal d'Etat et du citoyen, devenu au numéro 22 Révolution de l'Europe et Mercure national réunis, journal démocratique, rédigé par madame Robert (ci-devant mademoiselle de Kéralio), de l'Académie d'Arras ; Louis-Félix Guinement (ci-devant de Kéralio), de l'Académie des inscriptions et belles-lettres ; Antoine Tournon, de l'Académie d'Arras ; Hugon (ci-devant de Basse ville), de plusieurs Académies, et François Robert, professeur de droit public, tous membres de la Société des Amis de la Constitution. Première série, du 31 décembre 1789 au 29 mars 1791, 53 numéros.

[63] L'honorable M. Carnot s'est donc encore trompé en écrivant : En 17B6, Robespierre, alors directeur de l'Académie d'Arras, fut chargé de complimenter Carnot, élu membre de cette Académie. Voilà les seules relations qu'ils eurent ensemble. (Mémoires sur Carnot, par son fils, t. 1, p. 96.)

Voici ce que nous lisons dans l'extrait de la séance publique de l'Académie royale des belles-lettres d'Arras, tenue le 25 mai 1787 : M. Carnot, officier au corps royal du génie et nouvel académicien ordinaire, lut son discours de réception... M. Ansart répondit à ce discours, parla des talents de M. Carnot, de ses connaissances littéraires, de l'étude approfondie qu'il a faite des mathématiques. M. Ansart termina sa réponse en parlant de ce que l'Académie avait à attendre de M. de Carnot, et en l'engageant à lui consacrer ses talents et le temps dont il pourra disposer.

[64] Étaient présents : MM. Binot, Cauvet de Basly, Foacier de Ruzé, de Galametz, Dubois de Fosseux, Buissart, Bousquet de la Comté, Le Sage, Le Gay, Lenglet. (Archives du cabinet de M. Billet, avocat à Arras, archiviste de l'Académie.)

[65] Arrêt du Conseil, en date du 8 août 1788.

[66] Voyez ce Mémoire dans l'introduction du Moniteur (p. 497 de la réimpression) et dans l'Histoire parlementaire de MM. Buchez et Roux (t. I, p. 256 et suiv.).

[67] L'abbé Terray.

[68] Nous avons sous les yeux cette nouvelle édition. C'est une brochure in-8°, de 83 pages, très-peu connue et très-rare aujourd'hui.

[69] En février 1789, il parut une brochure intitulée : Avertissement à la nation artésienne. On vous a insinué, dit l'auteur, que vous n'aviez besoin ni d'avocats ni d'orateurs. C'est à vous de juger s'il convient que vos représentants soient des girouettes et des magots de cheminée. Cet écrit ne m'a paru être ni dans le ton ni dans la manière de Robespierre, mais il est, à coup sûr, d'un de ses amis (Bibliothèque impériale. LB39, 1251).

[70] Au peuple de l'Artois, par un habitant de la province (mars 1789, in-8°).

[71] Mémoire pour le sieur Louis-Marie-Hyacinthe Dupond, contre le sieur Térouanne. Arras, 1789, in-4° de 93 pages.

On a encore de Robespierre, comme œuvre judiciaire, Mémoire justificatif pour François Page, orfèvre à Béthune, et Marie-Angélique Provost, sa femme. Arras, veuve M. Miolan, 1786, in-4° de 79 pages. Il s'y trouve une curieuse discussion sur le délit d'usure.

[72] Parmi ces brochures sans nom, œuvres de calomnie et de haine, engendrées par la rage des partis durant les luttes électorales, il y en eut une principalement dirigée contre Robespierre, et que les privilégiés de l'Artois distribuèrent à profusion dans la province. Elle était intitulée : La Sentinelle artésienne, ou Rêve d'un vieux soldat d'Arras, critique des candidats qui se présentent pour être députés à l'Assemblée nationale.

[73] Art. 25 du Règlement.

[74] Art. 33 du Règlement. Cette réduction, dit l'art. 35, a été décidée afin de prévenir des réunions trop nombreuses et d'éviter les peines et les frais de voyage d'un trop grand nombre d'électeurs.

(Voyez ce Règlement dans le volume d'introduction du Moniteur, p. 557 de la réimpression.)

[75] Robespierre a raconté lui-même toutes les scènes dont cette assemblée lut le théâtre, dans une brochure intitulée : Les Ennemis de la patrie, démasqués par le récit de ce qui s'est passé dans les assemblées du tiers état de la ville d'Arras, in-8° de 58 pages. C'est le récit de toutes les intrigues dont usèrent les gens de la noblesse pour exclure les candidats démocratiques. On y lit entre autres choses singulièrement prophétiques : Ô citoyens ! la patrie est en danger ; des ennemis domestiques plus redoutables que les armées étrangères trament en secret sa ruine. Volons à son secours, et Tallions tous les défenseurs au cri de l'honneur, de la raison et de l'humanité. Que m'importe que, fondant sur leur multitude ou sur leurs intrigues l'espoir de nous replonger dans tous les maux dont nous voulons nous délivrer, ils méditent déjà de changer en martyrs tous les défenseurs du peuple ! Fussent-ils assez puissants pour m'enlever tous les biens qu'on envie, me raviront-ils mon âme et la conscience du bien que j'aurai voulu faire ?...

[76] Tous ces renseignements sont extraits des pièces originales et des procès-verbaux envoyés pour la vérification des pouvoirs, et qui se trouvent aujourd'hui aux Archives.

[77] Lettre du duc de Guines au comte de Villedeuil, en date du 20 avril 1789. (Archives 13, 11, 7.)

[78] Avaient été nommés, pour le clergé : Le Roulx, curé de Saint-Pol ; Boudart, curé de la Couture ; Belun, curé d'Hersin-Coupigny ; Diot, curé de Ligny. Par la noblesse : Briois de Beaumetz ; le comte Charles de Lameth ; le comte de Croix ; Lesergeant d'Isbergues.

[79] Nous devons dire que Merlin n'a été que l'endosseur de ce portrait de Robespierre ; la paternité en revient de droit à Rœderer, ce déserteur des grands principes de la Révolution. En général, parait-il, il faisait suggérer ses pensées à Tallien et à Merlin de Thionville, il en fournissait le croquis, qu'ils arrangeaient à leurs manière, en ne négligeant pas surtout d'y prodiguer les ornements de leur style révolutionnaire. Quant au portrait de Robespierre, il n'a pas été retouché par le signataire. C'est le fils de Rœderer lui-même qui nous l'apprend. Le signataire n'en est pas moins comptable devant l'histoire (V. Œuvres de Rœderer, publiées par son fils. Paris, Firmin Didot, 1854, t. 3, p. 266).

[80] Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 59.

[81] Devenue madame Leducq, mademoiselle Deshorties perdit, jeune encore, la gaieté et l'enjouement de ses premières années. La mort prématurée d'un mari qu'elle chérissait, les calomnies répandues sur la mémoire du citoyen illustre dont elle avait éprouvé la sainte et pure affection, le souci de plusieurs enfants à élever, contribuèrent de reste à répandre sur son existence une teinte d'amertume et de tristesse. Femme du plus grand mérite, résignée en toutes choses, elle supporta courageusement de douloureuses épreuves, et mourut dans un âge assez avancé, le 28 avril 1847, avec la conscience d'une vie dignement remplie. Elle était la mère de M. Leducq, avocat à Arras, dont on connaît l'honorabilité et la rare fermeté de caractère.

[82] Dupaty est mort à Paris, le 17 septembre 1788, à l'âge de quarante-deux ans.

[83] Eloge de messire Charles-Marguerite Mercier-Dupaty, président à mortier au parlement de Bordeaux, par M. R., avocat en parlement, avec cette épigraphe :

Moblis ille bonis flebilis occidit ;

Nulli Debilior quam mihi. (HORACE.)

1789, in-8° de 46 pages.

[84] L'aveu très-précieux est de Laurent Lecointre lui-même. Voyez sa brochure Conjuration formée dès le 5 prairial par neuf représentants du peuple contre Maximilien Robespierre, de l'imprimerie de ROUGYFF.