La formation du cabinet du 12 mai causa, dans les Chambres et dans Paris, une satisfaction plus générale que vive. C’était un terme à la plus longue crise ministérielle qu’on eût encore vue. Non que la solution parût pour longtemps assurée ; mais on avait enfin un ministère ; il tirait le public d’inquiétude, et ceux-là même qu’il ne satisfaisait guère se sentaient avec plaisir hors de leurs hésitations et de leurs embarras. Le cabinet aussi avait, en lui-même et pour son propre compte, des motifs de satisfaction et de confiance. Ses membres ne pouvaient être taxés d’intrigue et d’ambition ; l’urgence de l’intérêt et du péril public les avait seule décidés ; ils avaient fait, en acceptant, acte de dévouement et de courage. Ils étaient, les uns envers les autres, en bonnes relations et dispositions : quoique jusque-là ils eussent marché dans des rangs différents, M. Duchâtel et M. Villemain d’une part, M. Dufaure et M. Passy de l’autre, se connaissaient pour des hommes d’honneur et de bien, éclairés, modérés, et qui pouvaient conduire loyalement ensemble les affaires du pays. Ils avaient des liens de raison et d’intégrité commune, et point d’incommode rivalité. Les Chambres se montraient contentes de leur acceptation, et leur témoignaient un bon vouloir qui demandait plus de soins pour conserver que d’efforts pour conquérir la majorité. J’étais, pour mon compte, résolu à soutenir fermement le cabinet. J’avais confiance dans les amis qui y représentaient mes opinions. Je ne ressentais ni humeur, ni impatience. On m’approuvait, dans les Chambres, d’avoir mis de côté toute vue personnelle. Le Roi me savait gré de l’avoir aidé à sortir de la crise. À la situation compliquée et militante que m’avait faite la coalition, succédait, pour moi, une situation claire et calme. Elle me convenait dans le présent, et me laissait, dans l’avenir, toute liberté. Un incident inattendu vint remplir et animer les loisirs que me faisait la politique. Le fondateur, par les armes et par les lois, de la république des États-Unis d’Amérique, Washington avait laissé, à sa mort, deux cents volumes in-folio comprenant toute sa correspondance, les lettres qu’il avait reçues comme celles qu’il avait écrites, pendant le cours de sa vie publique. Le congrès des États-Unis acheta de ses héritiers ces précieux papiers et les fit déposer dans les archives de l’État. Un habile éditeur, M. Jared Sparks, déjà connu par d’importants travaux historiques, entre autres par la publication de la Correspondance diplomatique des États-Unis pendant la guerre de l’indépendance, examina, dépouilla, mit en ordre cette grande collection. Il fit plus, il parcourut l’Amérique et l’Europe ; les dépôts publics et les recueils particuliers de la France et de l’Angleterre lui furent libéralement ouverts ; il rechercha, rassembla tous les documents propres à compléter cette biographie authentique d’un grand homme, qui est l’histoire du berceau d’un grand peuple ; et à la suite de ce patriotique travail, une complète et belle édition des Écrits et des Lettres de Washington parut à Boston, de 1834 à 1837. Dès qu’elle fut terminée, en 1838, les éditeurs américains, jaloux que Washington fût aussi bien connu en France que dans sa patrie, vinrent me prier de choisir, dans ce vaste recueil, les lettres, les pièces qui me paraîtraient spécialement propres à intéresser le public français, et d’en surveiller la traduction et la publication. Je me chargeai très volontiers de ce soin. Je n’avais fait alors, sur l’histoire de la fondation de la République américaine, point d’étude spéciale et approfondie. J’étais engagé à la monarchie constitutionnelle, et plus j’ai avancé dans l’expérience du gouvernement, plus s’est affermie en moi la conviction que celui-là seul convient à la France. Mais j’ai toujours ressenti et je garde, pour la grande nation qui s’est formée dans l’Amérique du Nord et pour la grande épreuve politique qu’elle tente, une vive sympathie. C’est maintenant un lieu commun de dire qu’il faut se préoccuper des résultats pratiques des gouvernements bien plus que de leurs noms et de leurs formes. Je crains que ce lieu commun ne soit plus souvent répété que bien compris et réellement accepté. Malgré tant d’essais malheureux, le nom et la forme de la République conservent de nos jours une périlleuse puissance, car là est encore le rêve de beaucoup d’esprits ardents et généreux : rêve auquel nos mœurs actuelles et notre nouvel état social donnent souvent l’apparence d’une possible et prochaine réalité. Il y a, d’ailleurs, entre quelques-uns des principes de la monarchie constitutionnelle et ceux de la République, des affinités qui semblent rendre naturel le passage de l’une à l’autre, et qui maintiennent, aux tendances et aux espérances républicaines, une force que leurs échecs répétés devraient leur enlever. L’examen sérieux des origines et des premiers pas de la grande république américaine a donc, pour nous, autant d’importance que d’attrait ; nulle part, nous ne pouvons mieux apprendre à pénétrer, en fait de gouvernement, au delà des apparences, à estimer le fond plus que la forme, et à reconnaître quels sont, en tout cas, les vrais caractères et les impérieuses conditions de la liberté. Outre l’événement même, un autre fait, dans la fondation des États-Unis d’Amérique, m’attirait et m’intéressait puissamment ; c’était l’homme qui avait dirigé l’œuvre, dans la guerre et dans la paix ; Washington, grand homme par force, pour ainsi dire, et contre son goût, qui s’est trouvé au niveau de toutes les situations et de toutes les tâches sans en avoir recherché ni désiré aucune, qui ne ressentait aucun besoin naturel et ardent des grandes choses dont il était capable et qu’il a faites, et qui eût pu vivre propriétaire, agriculteur, chasseur habile et ignoré si la nécessité et le devoir n’avaient fait de lui un général d’armée et un fondateur d’État. Plus je pénétrai dans l’étude de l’événement et de l’homme, plus je me sentis intéressé et éclairé, aussi bien pour ma vie publique que dans ma pensée solitaire. Je passais et repassais sans cesse de France en Amérique et d’Amérique en France. J’avais devant moi deux sociétés profondément diverses : l’une ancienne, catholique, libre d’esprit sans liberté politique, pleine de traditions monarchiques, de souvenirs aristocratiques et de passions démocratiques, mêlée à toute l’histoire, à toutes les affaires de l’Europe et du monde ; l’autre nouvelle, protestante, dressée aux habitudes républicaines quoique fidèle aux mœurs légales et respectueuses de sa mère patrie, sans rivaux, sans voisins, isolée dans l’espace, sans souci du passé, hardiment confiante dans l’avenir. Ces deux sociétés venaient d’accomplir deux révolutions aussi diverses qu’elles-mêmes ; l’Amérique, une révolution d’indépendance nationale, la France, une révolution de refonte sociale ; et à ces deux révolutions succédait, pour l’une et l’autre de ces sociétés, le travail de la fondation de deux gouvernements très divers aussi, l’un républicain et fédératif, l’autre monarchique et unitaire, mais tous deux inspirés par le même vœu et tendant au même but, la liberté politique. Pour un homme appelé à prendre quelque part à ce difficile dessein de la France de 1789, il y avait, à coup sûr, dans la fondation des États-Unis de 1776, un grand spectacle à contempler et de grands enseignements à recevoir. Quand, au milieu de l’événement américain, je regardai de près à l’homme qui l’avait dirigé, le spectacle devint encore bien plus saisissant et les enseignements bien plus clairs. Je vis Washington préoccupé, dès ses premiers pas, d’une judicieuse et vertueuse inquiétude, la crainte de l’emportement populaire et anarchique. Il avait, l’un des premiers, accepté, et proclamé la périlleuse entreprise de la révolution américaine ; il l’avait, pendant neuf ans, soutenue et fait triompher par la guerre. Dès qu’il mit la main au gouvernement, il se dévoua à une politique de résistance et de paix, la seule, à ses yeux, qui pût fonder, dans son pays, l’indépendance nationale et la liberté. Deux traits dominent dans le caractère de Washington : un profond attachement à la cause de son pays, une ferme indépendance de jugement et de conduite dans le service de son pays. C’était un vrai planteur anglo-américain, fortement imbu des traditions anglaises et des mœurs américaines, en parfaite sympathie avec le sentiment et le vœu général de ses compatriotes, mais dont l’esprit invinciblement sain restait étranger aux passions, aux préventions, aux fantaisies publiques, et les jugeait avec autant de liberté que de calme quand elles apparaissaient devant lui, ne leur rompant jamais brusquement en visière, mais toujours décidé à leur résister dès qu’elles compromettaient la politique que, dans sa conviction, l’intérêt public lui prescrivait de maintenir. En même temps qu’il avait l’instinct et le don naturel de l’autorité, il portait dans le gouvernement beaucoup de prudence et de scrupule. Il était plein de respect pour les hommes en général et pour les droits de tous, mais sans nul goût ni laisser-aller démocratique, et en gardant, en toute circonstance, une dignité presque sévère. Admirable mélange de grand sens et de tempérance intellectuelle comme de fierté sans ambition, ce qui commandait à la fois le respect et la confiance, et faisait de lui le chef incontesté du peuple qui voyait en lui son plus désintéressé, plus sûr, plus capable et plus digne serviteur. Je pris plaisir, un plaisir toujours croissant, à contempler et à peindre cette grande figure, bien moins variée dans ses aspects, moins brillante, moins chaude que celle d’autres grands hommes de même rang, mais merveilleusement sereine, harmonieuse, pure de tout égoïsme, puissante avec sagesse et vertu, et parfaitement appropriée à son pays, à son temps, à sa mission. L’Étude historique que je consacrai à la vie et au caractère de Washington obtint, en Amérique comme en Europe, un succès dont je jouis vivement, et pour mon propre compte, et comme symptôme de l’état des esprits. Dans notre époque de transformation et de transition, nous sommes atteints de bien des maladies sociales et morales ; il y a bien des folies dans les têtes, bien des mauvaises passions et bien des faiblesses dans les cœurs ; mais les sources pures ne sont point taries ; les forces honnêtes ne sont point éteintes ; et quand les hommes voient apparaître, dans une personnification un peu éclatante, la santé de l’esprit et de l’âme, ils s’inclinent avec respect et la prennent volontiers pour conseiller et pour guide. Washington n’est pas seulement un beau modèle politique ; c’est aussi un exemple encourageant, car, à travers les obstacles, les périls, les tristesses et les mécomptes inséparables de toute grande œuvre humaine, il a réussi au delà de sa propre attente, et il a obtenu, de son vivant même, autant de succès pour sa cause que de gloire pour son nom. Je ne me ferai point scrupule de consigner ici deux témoignages de l’effet que produisit ce portrait historique de Washington, et de l’appréciation qu’en firent les juges les plus compétents. Peu de temps après que l’ouvrage eut été traduit et publié en Amérique, vingt-cinq Américains notables m’adressèrent cette lettre : Monsieur, Les soussignés, citoyens des États-Unis d’Amérique et qui résident en ce moment à Paris, profondément touchés de l’esprit amical et du mérite supérieur de l’Introduction que vous avez placée en tête de votre précieuse édition de la vie et des écrits de Washington, se sont réunis pour vous prier de vouloir bien donner, à un artiste américain justement célèbre dans sa profession, les séances nécessaires pour qu’il fasse votre portrait. Notre dessein est d’envoyer ce portrait aux présidents de notre congrès, et de demander qu’il soit placé dans la bibliothèque de ce corps, comme un témoignage permanent du respect que nous ressentons pour votre personne et pour vos travaux, et aussi comme un gage de la reconnaissance que vous doivent tous les Américains pour votre libéral empressement à faire bien connaître de l’Europe la vraie nature de notre Révolution et la supériorité caractéristique de son héros[1]. Cette double intention s’accomplit : M. Healy, habile peintre américain, fit mon portrait qui fut placé à Washington, dans la bibliothèque du Congrès, et je reçus de lui, en présent, le portrait de Washington avec celui de Hamilton, le plus éminent, à coup sûr, par le caractère comme par la pensée, des compagnons politiques du fondateur de la république américaine, et qui, en Europe du moins, ne tient pas, dans cette grande histoire, toute la place qui lui est due. C’était au Val-Richer, loin des bruits du monde comme des affaires de l’État, que j’avais écrit cette Étude historique. J’en adressai un exemplaire au roi Louis-Philippe qui, pendant son séjour aux États-Unis, avait personnellement connu Washington et m’en avait raconté quelques traits remarquables. En rentrant à Paris, je reçus de lui la lettre suivante, datée du 26 décembre 1839 : Mon cher ancien ministre, si j’ai autant tardé à vous répondre, c’est que je voulais vous remercier moi-même de votre ouvrage sur Washington, et vous dire combien je jouirais s’il m’était donné d’avoir le temps de le lire et de m’en entretenir avec vous. Vous ne savez que trop combien je suis privé de ces paisibles loisirs. Cependant je tâcherai de lire au moins l’Introduction, dont j’entends parler comme d’un chef-d’œuvre. Mes trois ans de séjour en Amérique ont eu une grande influence sur mes opinions politiques et sur mon jugement de la marche des choses humaines. La révolution puritaine et démocratique, vaincue en Angleterre et réfugiée dans les petits États de Massachusetts, de Rhode-Island et de Connecticut, a débordé, subjugué tous les autres éléments de population du vaste continent sur lequel la tempête européenne l’avait poussée ; et quoique les Hollandais à New-York, les Anglais catholiques sous lord Baltimore, à Baltimore (1632), et plus anciennement que tous, les Français (sous Henri IV), eussent essayé cette grande colonisation, ils ont été étouffés sous la démocratie puritaine et les débris du long Parliament et de son armée. Mais Washington n’était ni puritain, ni aristocrate, ni encore moins démocrate ; il était essentiellement homme d’ordre et gouvernemental, cherchant toujours à combiner et à exploiter de son mieux les éléments souvent discordants et toujours assez faibles avec lesquels il devait combattre l’anarchie et en préserver son pays. Je suis persuadé que c’est ainsi que vous l’avez dépeint, et la confiance que j’en ai ajoute beaucoup au regret que j’éprouve de n’avoir pas le temps de lire votre Washington ; mais c’est toujours avec plaisir que je vous renouvelle l’assurance de tous mes sentiments pour vous. Pendant que je m’adonnais à ce travail, charmé de reconnaître, entre la politique de Washington dans le gouvernement naissant des États-Unis et celle que nous avions soutenue, mes amis et moi, depuis 1830, une évidente analogie, des perspectives nouvelles s’ouvraient devant moi ; la France cessait d’être violemment troublée à l’intérieur ; l’ordre public et la sûreté de la monarchie constitutionnelle ne semblaient plus menacés ; les affaires extérieures devenaient la principale préoccupation des esprits comme l’intérêt dominant de la situation, et j’étais sur le point d’être appelé à y prendre une part très active. La question d’Orient renaissait, plus compliquée et plus pressante qu’elle n’avait encore été. Je dis la question d’Orient, et c’était bien là, en effet, le nom que donnait tout le monde à la querelle élevée entre le sultan Mahmoud et son sujet, le pacha d’Égypte, Méhémet-Ali. Pourquoi un si grand mot à propos d’une lutte locale ? L’Égypte n’est pas tout l’empire ottoman. L’empire ottoman n’est pas tout l’Orient. Le soulèvement, la séparation même d’une province ne font pas tout le sort d’un empire. Les grands États de l’Europe occidentale ont perdu ou acquis tour à tour, soit par des déchirements intérieurs, soit par la guerre, des territoires considérables, sans qu’à l’aspect de telles circonstances on ait songé à dire la question d’Occident. Pourquoi un langage, dont personne ne s’est avisé dans les crises territoriales de l’Europe chrétienne, a-t-il été, est-il en effet, quand il s’agit de l’empire ottoman, parfaitement naturel et légitime ? C’est qu’il n’y a maintenant, dans l’empire ottoman, point de question locale et partielle ; c’est que pas une secousse ne peut se faire sentir dans un coin de l’édifice, pas une pierre ne peut s’en détacher que l’édifice entier ne paraisse et ne soit, en effet, près de crouler. On peut différer d’opinion sur ce qui reste encore de force et de vie probable à ce grand malade ; mais personne ne croit sérieusement qu’il guérisse ; sa mort, plus ou moins prochaine, plus ou moins naturelle, est un fait qui domine toute la situation, un pressentiment qui trouble toute l’Europe. La question d’Égypte était bien, en 1839, la question de l’empire ottoman lui-même. Et la question de l’empire ottoman, c’est bien la question d’Orient ; non seulement de l’Orient européen, mais de l’Orient asiatique, car l’Asie est maintenant le théâtre des ambitions et des rivalités des grandes nations européennes, et l’empire ottoman est le chemin, la porte, la clef de l’Asie. Il y a là, pour le monde européen et chrétien, un avenir immense, déjà visible, imminent peut-être. Qu’à la perspective d’un tel avenir, les philosophes politiques, les esprits spéculatifs s’émeuvent, qu’ils se livrent à toute la liberté de leur pensée, qu’ils imaginent vingt solutions du grand problème posé devant eux, rien de plus simple ; nous avons vu éclater toutes ces inventions plus ou moins brillantes et spécieuses ; on nous a proposé, les uns la résurrection de l’empire ottoman, les autres sa mort violemment avancée et tel ou tel partage de ses dépouilles, d’autres la fondation, à sa place, d’un grand empire arabe, d’autres encore l’érection désintéressée d’un nouvel empire chrétien à Constantinople. Ce sont là des jeux de l’imagination ou de la méditation complaisante, des utopies diplomatiques ou guerrières. Que les politiques pratiques et sérieux en sourient, rien de plus simple encore ; quand on tient en main les affaires, quand on porte la responsabilité des événements, on mesure toute la difficulté du problème et toute la vanité de ces solutions cavalièrement offertes. Mais si les politiques sérieux ont droit de sourire des utopies, ils n’ont pas droit de méconnaître ou d’oublier les faits ; or, je n’hésite pas à dire que la maladie irrémédiable et la mort inévitable de l’empire ottoman sont des faits certains, dont l’explosion définitive peut être plus ou moins prochaine, mais dont, soit qu’ils lui plaisent ou qu’ils lui déplaisent, toute politique sensée doit tenir, dès aujourd’hui, grand compte. J’ai déjà dit quelle était, en présence de ces faits, la diverse attitude des grandes puissances européennes. Deux d’entre elles, l’Angleterre et l’Autriche, semblaient ne prendre en aucune considération l’avenir, et ne s’inquiéter que de défendre et de maintenir, tel quel, l’empire ottoman. La Russie, au contraire, suivait pas à pas sa décadence progressive, et se préparait à profiter de sa chute, sans exciter, en la devançant ou en l’amenant elle-même, la résistance préméditée de l’Europe. La Prusse se prêtait, avec une curiosité assez indifférente et des complaisances alternatives, au travail, conservateur ou destructeur, tantôt de la Russie, tantôt de l’Autriche et de l’Angleterre. Je fus appelé le 2 juillet 1839, dans la Chambre des députés, à caractériser avec précision la politique que devait adopter, à ce sujet, la France. Je reproduirai ici mes propres paroles de cette époque, car elles sont encore aujourd’hui l’expression vraie de ma pensée : Nous n’avons pas, dis-je, à chercher longtemps la politique qui convient à la France ; nous la trouvons depuis longtemps toute faite. C’est une politique traditionnelle, séculaire ; c’est notre politique nationale. Elle consiste dans le maintien de l’équilibre européen par le maintien de l’empire ottoman, selon la situation des temps et dans les limites du possible, ces deux lois du gouvernement des États. Si je cherchais des noms propres, je rencontrerais Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Napoléon ; ils ont tous pratiqué cette politique, celle-là et aucune autre. Que vous ont dit, hier encore, tous les orateurs ? que c’est là, en effet, la meilleure politique, et que, si elle est encore possible, il faut persister à la suivre. Ils en ont seulement nié ou révoqué en doute la possibilité, et alors chacun a produit son système à la place de ce qu’il déclarait impraticable. Voici donc la véritable question
: la politique historique et nationale de la France, le maintien de
l’équilibre européen par le maintien de l’empire ottoman, est-elle encore
praticable ? La réponse dépend de deux choses : l’état de l’empire ottoman lui-même et l’état des grandes puissances européennes. Quant à l’empire ottoman, je suis loin de contester son déclin ; il est évident. Cependant, Messieurs, prenez garde ; n’allez pas trop vite dans votre prévoyance ; les empires qui ont longtemps duré sont très longtemps à tomber, et on pressent, on attend leur chute bien longtemps avant qu’elle s’accomplisse. La Providence, qui ne partage pas les impatiences et les précipitations de l’esprit humain, semble avoir pris plaisir à donner d’avance un démenti aux prédictions dont l’empire ottoman est maintenant l’objet ; elle a donné ce démenti sur le même sol, dans les mêmes murs ; elle a fait durer là un autre empire, l’empire grec, non pas des années, mais des siècles, après que les gens d’esprit du temps avaient prédit sa ruine. Je pourrais m’en tenir à cette réponse générale, et le démenti serait peut-être suffisant. Mais entrons plus avant dans les faits ; voyons de plus près comment s’est opéré, depuis cinquante ans, le déclin de l’empire ottoman, et quelles circonstances l’ont accompagné et l’accompagnent encore de nos jours. Cet empire a beaucoup perdu ; il a perdu des provinces bonnes à faire des royaumes. Comment les a-t-il perdues ? Depuis longtemps déjà ce n’est plus par la conquête ; il y a déjà longtemps qu’aucune des puissances européennes n’a rien enlevé, par la guerre, par la force ouverte, à l’empire ottoman ; la Crimée est la dernière conquête qui lui ait été ainsi arrachée ; car je ne parle pas de la régence d’Alger, qui lui était devenue presque complètement étrangère. Qu’est-il donc arrivé ? Comment l’empire ottoman a-t-il presque perdu les Principautés danubiennes, puis tout à fait la Grèce, puis déjà à moitié l’Égypte ? Ce sont, permettez-moi cette expression, ce sont des pierres qui sont tombées naturellement de l’édifice. Que les ambitions et les intrigues étrangères aient eu quelque part à ces événements, je le veux bien ; mais elles ne les ont pas faits ; elles ne les auraient pas menés à fin ; ce sont des démembrements naturels, spontanés ; ces provinces se sont, d’elles-mêmes et par leur mouvement intérieur, détachées de l’empire ottoman qui s’est trouvé hors d’état de les retenir. Et une fois détachées, que sont-elles devenues ? Sont-elles tombées entre les mains de telle ou telle grande puissance européenne ? Non encore ; elles ont travaillé à se former en États indépendants, à se constituer à part, sous tel ou tel protectorat, plus ou moins pesant, plus ou moins périlleux, mais qui les a laissées et les laisse subsister à titre de peuples distincts, de souverainetés nouvelles dans la grande famille des nations. Et croyez-vous, Messieurs, que sans cette perspective, sans l’espoir de voir ces débris de l’empire ottoman se transformer ainsi en nouveaux États, croyez-vous que nous eussions pris à ce qui s’est passé en Orient, au sort de la Grèce par exemple, l’intérêt si vif, la part si active que nous y avons pris ? Non, certes : s’il se fût agi de détacher de l’empire ottoman une telle province pour la donner à quelque autre puissance, à coup sûr vous n’auriez pas vu éclater parmi nous ce mouvement national qui est venu au secours de la Grèce et qui l’a sauvée. Ce que je dis de la Grèce, je le dirai de l’Égypte ; malgré des différences notables, il y a ici un fait analogue. Ce n’est pas nous qui avons amené l’Égypte si près d’échapper à l’empire ottoman. Sans doute, par notre expédition de 1798, par les exemples et les triomphes de l’armée française et de son glorieux chef, nous sommes pour quelque chose dans l’apparition de cette puissance nouvelle ; elle n’est pourtant pas de notre fait ; c’est là aussi un démembrement naturel de l’empire ottoman, tenté et presque accompli par le génie et la puissante volonté d’un homme. C’est Méhémet-Ali qui a fait l’Égypte actuelle, en s’emparant du mouvement que nous y avions porté. Nous l’avons protégé dès son origine, et naguère encore en 1833, comme nous avions, sous la Restauration, protégé la Grèce naissante, et par les mêmes raisons. Nous avons vu là une dislocation naturelle de l’empire ottoman, et peut-être une puissance nouvelle destinée à devenir indépendante et à jouer un jour son rôle dans les affaires du monde. Regardez bien, Messieurs, à tout ce qui s’est passé, depuis trente ans, en Orient et dans les domaines de l’empire ottoman ; vous reconnaîtrez partout le même fait ; vous verrez cet empire se démembrer naturellement sur tel ou tel point, non au profit de telle ou telle des grandes puissances européennes, mais pour commencer, pour tenter du moins la formation de quelque souveraineté nouvelle et indépendante. Personne, en Europe, n’eût voulu souffrir que la conquête donnât, à telle ou telle des anciennes puissances, de tels agrandissements. C’est là la vraie cause du cours qu’a pris la désorganisation progressive de l’empire ottoman, et c’est à ces conditions et dans ces limites que la France s’y est prêtée. Maintenir l’empire ottoman pour maintenir l’équilibre européen, et quand, par la force des choses, par le cours naturel des faits, quelque démembrement s’opère, quelque province se détache de cet empire en décadence, favoriser la transformation de cette province en une souveraineté nouvelle et indépendante qui prenne place dans la famille des États, et qui serve un jour au nouvel équilibre européen, à l’équilibre destiné à remplacer celui dont les anciens éléments ne subsisteront plus ; voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite, et dans laquelle elle fera bien, je crois, de persévérer. Telles étaient les dispositions des grands cabinets européens lorsqu’ils apprirent, vers le milieu de mai 1839, que l’arrangement conclu le 5 mai 1833, à Kutaièh, entre le sultan Mahmoud et Méhémet-Ali, était rompu, que l’armée turque avait passé l’Euphrate le 21 avril pour attaquer celle du pacha que commandait son fils Ibrahim, et qu’ainsi renaissait la question d’Orient avec toutes ses chances et tous ses embarras. Dans un premier mouvement d’humeur et d’équité, on se demanda d’abord quel était l’agresseur. Le cabinet anglais lui-même, malgré son parti pris en faveur du sultan, se montra préoccupé de cette question : L’événement actuel nous surprend, disait, le 25 mai, lord Palmerston au baron de Bourqueney, alors chargé d’affaires de France à Londres ; le fait d’agression, attribué par la nouvelle télégraphique aux Turcs, a son importance morale, car il y a un principe de justice, dont nous ne pouvons méconnaître la puissance, dans une première disposition à faire retomber les conséquences de la guerre sur l’agresseur[2]. Il fut bientôt impossible de douter que l’agression vînt de Constantinople ; depuis plusieurs mois, tout y présageait, tout y préparait la guerre : Des émissaires arrivent chaque jour d’Égypte et de Syrie envoyés secrètement par le sultan, écrivait le 16 mai l’amiral Roussin au maréchal Soult ; ils lui rapportent que toutes les populations sont prêtes à s’insurger contre Méhémet-Ali au premier signal. Tahar-Pacha, parti il y a deux mois pour le camp de Hafiz-Pacha, avait mission ostensible de lui ordonner de rester en deçà de la frontière ; mais il a reçu des instructions secrètes du sultan ; on les ignore, mais on les devine. Le sultan veut détruire son vassal ou succomber ; il le dit tout haut. On ne sait pas et on ne croit pas que l’armée ait franchi la frontière ; mais on espère qu’elle en est assez près pour rendre l’attaque des Égyptiens inévitable, et le sultan le désire ardemment. De son côté, le colonel Campbell, consul général d’Angleterre à Alexandrie, écrivait le 28 mai à lord Palmerston : La conduite emportée du sultan, qui a agi contrairement aux conseils des ambassadeurs à Constantinople, n’aura pas seulement épuisé ses ressources ; elle aura fort affaibli son influence morale en Turquie ; tandis que la conduite modérée et prudente d’Ibrahim-Pacha qui, d’après les ordres de son père, s’est abstenu de tout acte hostile, élèvera Méhémet-Ali et accroîtra son influence sur les esprits dans l’empire ottoman. Enfin, l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, lord Ponsonby lui-même, si passionné contre Méhémet-Ali et toujours si enclin à rejeter sur lui tous les torts, avait écrit le 20 mai à lord Palmerston : Le sultan a dit qu’il mourrait plutôt que de ne pas détruire son sujet rebelle, et le 22 mai : Je me suis convaincu que la Sublime Porte a enfin résolu de faire la guerre au pacha d’Égypte. Il ne paraît pas que les hostilités aient encore commencé[3]. Comment le sultan Mahmoud aurait-il réprimé sa passion ? Lord Ponsonby lui-même le poussait à la satisfaire. Quand les intentions agressives de la Porte furent évidentes, l’amiral Roussin lui adressa de vives représentations ; lord Ponsonby refusa d’y joindre les siennes : C’est une chose déplorable que ce refus, écrivit le 6 juillet le maréchal Soult à M. de Bourqueney ; le silence seul de l’ambassadeur d’Angleterre, dans de telles conjonctures, est un encouragement donné aux projets téméraires de la Porte. M. de Bourqueney eut ordre d’entretenir de cette circonstance lord Palmerston : Je ne suis chargé, lui dit-il, d’aucune plainte officielle ; quelques faits étranges ont eu lieu ; j’ai ordre de porter à votre connaissance les pièces qui les constatent, et d’attendre les éclaircissements que vous croirez devoir donner à la mutuelle confiance de nos deux cabinets. — Lord Palmerston a sonné, continue M. de Bourqueney, et s’est fait apporter les quatre derniers mois de la correspondance de lord Ponsonby et les deux dernières années de celle du colonel Campbell : — Occupons-nous d’abord, m’a-t-il dit, de ce qui concerne lord Ponsonby ; je tiens à vous prouver que mes instructions n’ont jamais varié sur ce point fondamental que le rôle de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople devait être de contenir les penchants guerriers du sultan ; nous avons constamment répété à lord Ponsonby : Empêchez la guerre d’éclater. — Lord Palmerston m’a fait lire alors sept ou huit dépêches écrites par lui à lord Ponsonby depuis la fin de janvier jusqu’au milieu de juin, et toutes fondées sur cette donnée générale. — Maintenant, a-t-il repris, je ne saurais vous nier que l’opinion personnelle de lord Ponsonby, opinion que je ne partage pas, a toujours été opposée au maintien du statu quo de Kutaièh ; il préférait même les partis extrêmes comme susceptibles au moins d’un dénouement favorable ; mais je suis fondé à croire que, dans les rapports officiels à Constantinople, l’ambassadeur a fait passer ses opinions personnelles après ses instructions ; c’est du moins ce que je dois inférer de sa correspondance. — Et lord Palmerston m’a lu au hasard toutes les dernières dépêches de lord Ponsonby qui constataient ses efforts pacifiques auprès du sultan. J’ai fait observer à lord Palmerston qu’il me semblait bien difficile que l’opinion personnelle de l’ambassadeur, facilement pénétrée sur les lieux et transparente même à travers les dépêches que je venais de lire, n’eût pas ôté quelque chose à l’efficacité de son action pacifique à Constantinople. Lord Palmerston, sans abonder dans mon sens, m’a répondu de manière à me prouver qu’il le craignait comme moi. Dans tout autre pays, monsieur le maréchal, la conclusion de cette conversation eût été le changement probable de lord Ponsonby ; ici les choses se passent autrement ; les affaires extérieures ne passent qu’après les influences intérieures[4]. La question de savoir lequel, du sultan ou du pacha, avait recommencé la guerre disparut bientôt devant la gravité de l’événement et les inquiétudes qu’il inspirait. Elles étaient les mêmes à Paris et à Londres ; les deux cabinets avaient le même désir d’arrêter en Orient la lutte et d’empêcher que la Russie n’en profitât pour dominer de plus en plus à Constantinople. Le maréchal Soult fit partir sur-le-champ deux de ses aides de camp, l’un pour Constantinople, l’autre pour Alexandrie, où ils devaient réclamer la suspension immédiate des hostilités et en porter eux-mêmes l’ordre, l’un à l’armée turque, l’autre à l’armée égyptienne. Un crédit de dix millions fut demandé aux Chambres pour donner à nos armements maritimes le développement nécessaire. Le baron de Bourqueney eut ordre de communiquer au cabinet anglais toutes les informations reçues à Paris, toutes les idées qu’y faisait naître, toutes les mesures qu’y faisait préparer la situation nouvelle, et d’établir, entre les deux gouvernements, le plus franc et le plus intime concert : En exposant ainsi au cabinet de Londres l’ensemble de notre manière de voir sur les graves circonstances du moment, écrivait le duc de Dalmatie, nous lui donnons un gage non équivoque de la confiance qu’il nous inspire, et du désir que nous avons de marcher avec lui dans le plus parfait accord[5]. Le cabinet anglais accueillit ces ouvertures avec une satisfaction franchement déclarée : Nous nous entendons sur tout, dit lord Palmerston au baron de Bourqueney, après avoir lu la dépêche du maréchal Soult ; notre accord sera complet. Principe, but, moyens d’exécution, tout est plein de raison, de simplicité et de prévoyance. Ce n’est pas la communication d’un gouvernement à un autre gouvernement ; on dirait plutôt qu’elle a lieu entre collègues, entre les membres d’un même cabinet. Quand on en vint aux mesures pratiques, l’entente fut prompte et efficace : on se mit d’accord sans la moindre difficulté sur la force respective des flottes française et anglaise et sur les instructions à donner aux deux amiraux pour qu’ils s’employassent de concert à arrêter les hostilités. Afin de réunir dans une action commune les cinq grandes puissances, et pour profiter de l’influence de l’Autriche à Constantinople, le maréchal Soult proposa qu’on fît de Vienne le siège des délibérations communes ; lord Palmerston témoigna d’abord à ce sujet quelques doutes ; il craignait, dit-il, que l’influence russe ne s’exerçât plus efficacement à Vienne sur le prince de Metternich que sur le comte Appony à Paris ou sur le prince Esterhazy à Londres ; mais il insista peu : J’ai pensé tout haut devant vous, dit-il à M. de Bourqueney ; je vois le pour et le contre, et à tout prendre, je crois que le pour l’emportera ; mais je suis obligé de consulter le cabinet ; je vous donnerai sa décision ; et la décision du cabinet anglais fut favorable à la proposition du maréchal Soult. On convint que quelques bâtiments autrichiens se joindraient dans la Méditerranée aux flottes de la France et de l’Angleterre. On se mit d’accord sur l’idée et sur les termes d’une déclaration solennelle par laquelle les puissances s’engageraient à maintenir l’intégrité de l’empire ottoman et à n’accepter aucune part de son territoire. Une question plus difficile s’éleva ; qu’y aurait-il à faire si, en vertu du traité d’Unkiar-Skélessi et d’une demande de la Porte, les vaisseaux et les troupes russes arrivaient tout à coup à Constantinople pour protéger le sultan contre le pacha ? Le cabinet français avait témoigné à M. de Bourqueney quelque inquiétude sur les dispositions du cabinet anglais dans cette hypothèse : Je crains, lui écrivait le 30 mars le duc de Montebello, alors ministre provisoire des affaires étrangères, qu’on ne prenne à Londres bien facilement son parti d’une nouvelle expédition russe à Constantinople. Le maréchal Soult fut bientôt rassuré à cet égard : M. de Bourqueney lui écrivit le 17 juin : Le conseil a examiné le cas où, désavoués par les événements, au delà même des bornes d’une prévision raisonnable, nous trouverions les Russes établis à Constantinople, ou en marche vers la capitale de l’empire ottoman. Cette immense question a été discutée sous la profonde impression qu’a causée ici la phrase de la dépêche n° 16 de Votre Excellence : Je crains qu’on n’ait pris à Londres bien facilement son parti d’une nouvelle expédition russe. Le conseil a pensé que, dans ce cas, nos escadres devraient paraître devant Constantinople ; en amies, si le sultan acceptait nos secours, de force s’il les refusait. On a même discuté militairement la question du passage des Dardanelles ; on le croit possible, mais dangereux pendant les six mois d’hiver où le vent souffle de la Méditerranée. On le regarde comme facile pendant les six autres, mais avec des troupes de débarquement. Je n’ai pas besoin d’ajouter, monsieur le maréchal, que ce dernier parti n’est, si je puis m’exprimer ainsi, qu’une conjecture extrême, mais devant la réalisation de laquelle ma conviction est qu’il ne tiendrait qu’à nous d’empêcher l’Angleterre de reculer. Le maréchal Soult s’empressa de répondre à ces dispositions du cabinet anglais : Nous pensons, écrivit-il au baron de Bourqueney, qu’au moment même où les Russes arriveraient à Constantinople, les grands intérêts de l’équilibre européen et, plus encore peut-être, les susceptibilités de l’opinion publique justement exigeante, demanderaient que les pavillons anglais et français s’y montrassent aussi ; et il envoya à M. de Bourqueney un projet de note que l’amiral Roussin serait chargé de présenter à la Porte et qui se terminait en disant : Le gouvernement du Roi a la conviction qu’il va au-devant des intentions de la Sublime Porte en demandant que, dans le cas où les forces de terre ou de mer d’une ou de plusieurs des cours alliées seraient appelées à Constantinople, les ordres fussent donnés pour ouvrir immédiatement le passage des Dardanelles à une escadre française qui viendrait, de son côté, protéger le trône du sultan contre les périls dont l’imminence aurait déterminé une telle mesure. Il y eut, entre les deux cabinets, quelque diversité d’avis et de plan sur les termes et le mode d’exécution de cette démarche ; mais ces difficultés secondaires furent aisément aplanies et ne portèrent, à l’accord actif des deux gouvernements, aucune atteinte. Assurés du concours de l’Angleterre, le roi Louis-Philippe et ses conseillers n’hésitaient pas plus, en 1839, à agir fortement en Orient et à forcer, au besoin, les Dardanelles qu’ils n’avaient hésité en 1832 à entrer en Belgique et à faire le siège d’Anvers. En présence de ces brusques événements, du mouvement diplomatique qu’ils suscitaient dans toute l’Europe, et surtout de l’intime accord qui s’établissait entre Paris et Londres, la cour de Russie observait en silence et restait en suspens, visiblement inquiète de l’avenir prochain et de l’attitude qu’elle aurait à y prendre. Le grand-duc héritier, aujourd’hui ;’empereur Alexandre II, se trouvait en ce moment à Londres avec le comte Orloff pour compagnon de son voyage : Toutes les fois que le comte Orloff m’a rencontré depuis cinq jours, écrivait le 29 mai M. de Bourqueney au maréchal Soult, il a nié avec affectation devant moi l’authenticité de la nouvelle de la reprise des hostilités entre les Turcs et les Égyptiens. Il se fondait sur les dernières lettres de l’empereur. Votre Excellence sait qu’il se donne volontiers pour le confident de la pensée impériale. Il a tenu le même langage à presque tous les membres du corps diplomatique. Et quelques jours plus tard, le 17 juin : L’ambassade russe écoute, regarde, mais hésite dans son action comme dans son langage. Nous avons eu bien des Russes depuis un mois à Londres, monsieur le maréchal, et des plus haut placés dans la confiance de l’empereur. Je hasarde timidement une opinion formée à la hâte ; mais il me semble évident que, de ce côté-là, on n’est pas prêt pour les partis extrêmes. Précisément à la même date, les instructions du comte de Nesselrode au comte Pozzo di Borgo, alors ambassadeur de Russie à Londres, confirmaient pleinement la conjecture du baron de Bourqueney : Loin de vouloir provoquer une complication dans le Levant, écrivait le vice-chancelier de Russie, nous employons tous nos soins à la prévenir ; et au lieu de nous prévaloir avec empressement de notre traité d’alliance avec la Porte, nous sommes les premiers à désirer nous-mêmes d’éloigner le renouvellement d’une crise qui nous forcerait, malgré nous, à reprendre une attitude militaire sur les rives du Bosphore[6]. Trois semaines plus tard, le 8 juillet, l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, lord Clanricarde, écrivait à lord Palmerston : En toute occasion, le comte de Nesselrode m’a exprimé le désir qu’avait le gouvernement russe d’éviter la possibilité d’un casus fœderis en vertu du traité d’Unkiar-Skélessi. Il a tenu le même langage à tous mes collègues, et je crois que ce désir est, de sa part, aussi sincère qu’inquiet. Les faits prouvèrent bientôt que les inquiétudes pacifiques du cabinet russe étaient sincères ; il adhéra sans difficulté aux propositions de délibération commune entre les cinq puissances que lui adressa le prince de Metternich, et lord Beauvale, ambassadeur d’Angleterre à Vienne, put écrire, le 11 juillet 1839, à lord Palmerston : Le plan de pacification entre la Porte et Méhémet-Ali est déjà esquissé, et peut être considéré comme adopté par l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie. Resté la France. Le prince de Metternich demande au gouvernement anglais de persuader la France[7]. Pendant que les diplomates conversaient ou correspondaient, les événements s’étaient précipités et avaient profondément altéré la situation. L’aide de camp que le maréchal Soult avait envoyé en Égypte, le commandant Callier, avait obtenu de Méhémet-Ali une lettre qui enjoignait à son fils Ibrahim de suspendre les hostilités ; mais quand le commandant Callier atteignit l’armée égyptienne, il trouva non seulement la guerre engagée, mais l’armée turque vaincue et détruite. Cinq jours avant son arrivée, le 21 juin 1839, auprès du village de Nézib, une bataille avait eu lieu, et après deux heures d’un faible combat, les forces du sultan, général et soldats, s’étaient dispersées, laissant entre les mains du vainqueur 9.000 prisonniers, leur artillerie et tout leur camp. Lorsque la nouvelle de cette défaite arriva à Constantinople, le sultan Mahmoud ne vivait plus ; il était mort six jours auparavant, le 30 juin, maudissant avec passion le nom de Méhémet-Ali, et pourtant venant, lui aussi, d’accorder au second aide de camp du maréchal Soult, le colonel Foltz, un ordre de suspension des hostilités. Quinze jours s’étaient à peine écoulés depuis que le jeune fils de Mahmoud, le sultan Abdul-Medjid, occupait le trône de son père, quand le commandant en chef de ses forces maritimes, le capitan-pacha Achmet-Feruzi, sorti naguère de la mer de Marmara, conduisit son escadre, forte de dix-neuf vaisseaux, à Alexandrie et la livra à Méhémet-Ali. En trois semaines, la Turquie avait perdu son souverain, son armée et sa flotte. Tant de désastres, coup sur coup accumulés, jetèrent Constantinople dans un trouble extrême. Le jeune sultan et ses conseillers tremblaient de voir le pacha d’Égypte s’avancer immédiatement, par terre et par mer, sur la capitale de l’empire. Ils s’empressèrent de faire, auprès de lui, des démarches pacifiques. Son vieil ennemi, le grand vizir Khosrew-Pacha, lui écrivit dès le 5 juillet : Sa Hautesse, douée de droiture et de sagacité, qualités dont le ciel l’a favorisée, a dit, aussitôt qu’elle fut montée au trône : Le pacha d’Égypte, Méhémet-Ali-Pacha, s’étant permis certains procédés offensants envers feu mon glorieux père, il s’est passé jusqu’à présent beaucoup de choses, et dernièrement encore on a entrepris des préparatifs. Mais je ne veux pas que la tranquillité de mes sujets soit troublée et que le sang musulman soit versé. J’oublie donc le passé ; et pourvu que Méhémet-Ali remplisse exactement les devoirs de la sujétion et du vasselage, je lui accorde mon pardon souverain ; je lui destine une décoration magnifique et semblable à celle de mes autres illustres vizirs, et j’accorde la succession héréditaire de ses fils au gouvernement de l’Egypte. Déjà deux jours auparavant, le 3 juillet, le ministre des affaires étrangères de la Porte, Nouri-Effendi, avait réuni chez lui les représentants des cinq grandes puissances européennes, et leur avait communiqué cette résolution du sultan : Nous avons demandé, écrivait le 5 juillet lord Ponsonby au consul général d’Angleterre à Alexandrie, si l’on avait l’intention de laisser Méhémet-Ali en possession de la Syrie, ou de la Mecque, ou de Médine, ou de Saint-Jean-d’Acre, et la réponse a été négative. La Porte était loin pourtant d’être fermement résolue à limiter ainsi ses concessions, car le 22 juillet suivant, le premier drogman de l’ambassade anglaise à Constantinople, M. Frédéric Pisani écrivait à lord Ponsonby : La Porte est assez disposée à traiter avec Méhémet-Ali sur les bases suivantes, proposées, dit-elle, par le prince de Metternich, et approuvées par le cabinet de Saint-James : 1° le gouvernement de l’Egypte donné héréditairement à Méhémet-Ali ; 2° le gouvernement de toute la Syrie donné à Ibrahim-Pacha ; 3° à la mort de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha aura le gouvernement de l’Egypte, et la Syrie rentrera de nouveau sous l’autorité immédiate de la Porte, comme cela était autrefois. Ni le prince de Metternich n’avait proposé, ni le cabinet anglais n’avait approuvé de telles concessions ; mais la Porte, traitant elle-même avec le pacha d’Egypte, se laissait entrevoir prête à les lui accorder. Quand la nouvelle de cette négociation directe entre Constantinople et Alexandrie et de ses chances arriva aux cabinets européens, ils en reçurent des impressions très diverses. On s’en félicita à Saint-Pétersbourg, et on s’empressa d’approuver que la question turco-égyptienne fût débattue et vidée entre les parties intéressées elles-mêmes. La Russie échappait ainsi à l’intervention commune des grandes puissances dans les affaires d’Orient, et à la nécessité de perdre, en s’y associant, sa position isolée et indépendante. Le comte de Nesselrode adressa à ce sujet, le 27 juillet, des instructions à M. de Kisséleff, chargé d’affaires de Russie à Londres[8], et, le 9 août suivant, M. de Bourqueney écrivit au maréchal Soult : Lord Palmerston m’avait annoncé hier que, d’après les nouvelles de Berlin, la Russie se retirait des négociations projetées de Vienne. M. de Kisséleff, qui m’a succédé chez lord Palmerston, était chargé d’une communication dans ce sens. C’est au nom du respect pour l’indépendance des États souverains que le cabinet russe décline toute intervention dans les affaires intérieures de la Turquie. Avant les événements de Syrie, avant la mort du sultan, quand il n’y avait, aux différends de la Porte et de l’Égypte, point d’autre issue possible que la guerre, le cabinet russe avait pu partager l’opinion des autres puissances de l’Europe sur l’ouverture d’une négociation conduite en dehors des parties intéressées elles-mêmes ; mais aujourd’hui que la Porte va elle-même au-devant d’un rapprochement, et adresse à l’Égypte des propositions d’accommodement acceptables, il faut laisser marcher la négociation à Constantinople, et la seconder uniquement de ses bons offices. Autrement, il n’y a plus de puissance ottomane indépendante. Tel est, monsieur le maréchal, l’esprit de la démarche de M. de Nesselrode. Ce n’est pas le gouvernement du Roi qui s’étonnera de cette ouverture du cabinet de Saint-Pétersbourg ; la correspondance de Votre Excellence l’avait dix fois annoncée. Ici, où l’on prend facilement ce qu’on désire pour ce qu’on croit, on avait été plus confiant, non pas dans la sincérité des dispositions de la Russie, mais dans les nécessités de la situation européenne. On a donc été surpris, plus qu’on ne le sera à Paris. Mais enfin on a compris les motifs de la dernière dépêche de M. de Nesselrode, et on y voit la preuve évidente que, si le cabinet impérial ne croit pas le moment arrivé de se commettre ouvertement avec l’Europe sur les affaires d’Orient, il est au moins décidé à lutter diplomatiquement contre les garanties écrites qui menaceraient d’enchaîner l’avenir. Lord Palmerston a reçu poliment la communication de M. de Kisséleff ; mais celui-ci n’a pas dû se faire illusion sur le jugement qu’il en portait. Lord Palmerston était parfaitement à son aise en déclinant l’ouverture de la cour de Russie et en laissant entrevoir qu’il ne se méprenait point sur ses motifs ; il avait déjà la certitude que, dans cette nouvelle phase de la question égyptienne, la politique de l’Angleterre aurait l’adhésion et le concours de la France. Dès le 26 juillet, en apprenant la démarche pacifique de la Porte auprès de Méhémet-Ali, le maréchal Soult avait écrit au baron de Bourqueney : La rapidité avec laquelle marchent les événements peut faire craindre que la crise ne se dénoue par quelque arrangement dans lequel les puissances européennes n’auront pas le temps d’intervenir, et où, par conséquent, les intérêts essentiels de la politique générale ne seraient pas pris en considération suffisante. Pour l’Angleterre comme pour la France, pour l’Autriche aussi, bien qu’elle ne le proclame pas ouvertement, le principal, le véritable objet du concert, c’est de contenir la Russie et de l’habituer à traiter en commun les affaires orientales. Je crois donc que les puissances, tout en donnant une pleine approbation aux sentiments conciliants manifestés par la Porte, doivent l’engager à ne rien précipiter et à ne traiter avec le vice-roi que moyennant l’intermédiaire de ses alliés, dont la coopération serait sans doute le meilleur moyen de lui ménager des conditions moins désavantageuses et mieux garanties. Lord Palmerston s’empressa d’accepter cette persévérance du cabinet français à faire, de l’accommodement entre la Porte et l’Égypte, une question européenne : Il est très frappé, répondit M. de Bourqueney au maréchal Soult, de la crainte que le cabinet russe ne pousse, à Constantinople, à un arrangement direct entre le sultan et Méhémet-Ali, qui fasse échouer, en les rendant inutiles, les négociations de Vienne et les garanties qui en découleront ; mais il pense que, même dans le cas de l’arrangement direct admis, nous devrons continuer nos efforts pour faire sortir, du concours moral des quatre cours, un acte auquel la cinquième ne pourra s’empêcher de souscrire[9]. Ce résultat n’était pas difficile à atteindre ; la cour de Russie, aussi circonspecte dans sa conduite que superbe dans son attitude, tenait encore plus à ne pas rester isolée en Europe qu’à maintenir à Constantinople sa position isolée ; elle n’insista point pour que la Porte, par respect pour son indépendance, fût laissée seule en présence de Méhémet-Ali et libre de négocier directement avec lui comme elle l’entendrait. L’empereur Nicolas se déclara prêt à agir de concert avec l’Angleterre, l’Autriche, la France et la Prusse, si elles croyaient devoir persister à prendre elles-mêmes en main cette négociation ; et le 27 juillet, les représentants des cinq cours à Constantinople adressèrent en commun à la Porte cette note : Les soussignés ont reçu ce matin de leurs gouvernements respectifs des instructions en vertu desquelles ils ont l’honneur d’informer la Sublime Porte que l’accord sur la question d’Orient est assuré entre les cinq grandes puissances, et de l’engager à suspendre toute détermination définitive sans leur concours, en attendant l’effet de l’intérêt qu’elles lui portent. A cette démarche, l’ambassadeur d’Angleterre, lord Ponsonby, laissa éclater toute sa joie : Le baron de Stürmer a reçu dans la matinée du 27 les instructions du prince de Metternich, écrivit-il-le 29 juillet à lord Palmerston, et le soir même la note était signée et remise. Je vous demande la permission d’exprimer en toute humilité mon approbation de l’activité et de la promptitude avec lesquelles a agi le baron ; je considère cette mesure comme la plus salutaire qu’il fût possible de prendre. Elle a été aussi très opportune, car les ministres ottomans venaient de se résoudre à faire au pacha d’Egypte des concessions qui seraient, en ce moment même, sur la route d’Alexandrie, et qui auraient déplorablement compliqué les affaires de cet empire. Notre démarche a donné au grand vizir la force et le courage de résister au pacha, et de défendre les droits et les intérêts du sultan. Elle assurera aussi, je pense, la tranquillité de la capitale et par conséquent la sécurité de ses habitants étrangers et chrétiens. Elle ouvre la voie à tout ce que le gouvernement de Sa Majesté pourra juger bon et utile de faire. Elle a placé le gouvernement de Sa Majesté dans une position qui le met en état de garantir l’intégrité et l’indépendance futures de la Turquie[10]. Le cabinet français ne tarda pas à s’apercevoir que cette démarche ne le mettait pas dans une situation aussi commode, ni aussi puissante que celle que s’en promettait l’Angleterre. Il venait de s’engager à ne pas laisser régler la question d’Orient en Orient même, entre les deux parties intéressées, et à la régler en Occident, par l’accord des cinq grandes puissances ; il avait déclaré à la Porte que cet accord était assuré ; et loin d’avoir cette assurance, il avait déjà pu entrevoir combien ses vues sur l’arrangement définitif entre le sultan et le pacha différaient de celles de l’Angleterre. Dès le 16 juin, lord Palmerston avait dit à M. de Bourqueney : Il faudra ouvrir à Constantinople et à Alexandrie une négociation sur la double base de la constitution de l’hérédité de l’Egypte dans la famille de Méhémet-Ali et de l’évacuation de la Syrie par les troupes égyptiennes. L’opinion du conseil est que nous ne rencontrerons aucune difficulté sérieuse à Constantinople, et que, s’il s’en présentait à Alexandrie, il suffirait d’y convaincre le pacha de notre union pour en triompher. Sans repousser formellement dès l’abord cette vue du cabinet anglais, sans s’expliquer nettement sur ce qu’on devrait concéder à Méhémet-Ali, le maréchal Soult chargea M. de Bourqueney de témoigner des dispositions différentes : Il faut, lui écrivait-il le 26 juillet, que la fermeté, j’ai presque dit la sévérité des conseils que les puissances exprimeront soit tempérée par un ton de modération et de bienveillance qui, tout en arrêtant la hardiesse de Méhémet-Ali, ne blesse pas trop fortement son orgueil et son ambition. Il y aurait certainement de l’affectation à paraître croire qu’après les succès que vient de lui procurer la folle agression de la Porte, il n’a rien à attendre de plus que ce qu’il était en droit de demander auparavant. Ce serait méconnaître l’empire des faits et les nécessités de la situation. Si le vice-roi acquérait la conviction qu’il ne doit rien espérer de l’équité des puissances, il se révolterait contre leurs représentations impérieuses, et son irritation pourrait amener, d’un moment à l’autre, des conséquences dont la seule possibilité est de nature à effrayer tout esprit prévoyant. Quand M. de Bourqueney communiqua à lord Palmerston cette dépêche à la fois claire et vague, le ministre anglais lui développa en réponse toute sa pensée : Plus je réfléchis, lui dit-il, à cette question d’Orient (et je vous affirme qu’il n’y a pas dans mon esprit une seule préoccupation anglaise exclusive), plus j’arrive à cette conclusion que la France et l’Angleterre ne peuvent que vouloir identiquement la même chose, la sécurité, la force de l’empire ottoman, ou, si ces mots sont trop ambitieux, son retour à un état qui laisse le moins de chances possible à une intervention étrangère. Eh bien ! cet objet, nous ne l’obtiendrons qu’en séparant le sultan et son vassal par le désert ; que Méhémet-Ali reste maître de son Egypte ; qu’il y obtienne l’hérédité qui a fait le but constant de ses efforts ; mais qu’il n’y ait plus de voisinage, et par conséquent plus de collision possible entre ces deux puissances rivales. La Russie convoite (d’avenir) les provinces d’Europe, et au fond de son cœur elle voit avec joie les provinces d’Asie se séparer du corps ottoman. Pouvons-nous servir cet intérêt ? Évidemment non. On parle des difficultés matérielles que nous rencontrerons pour arriver à notre but. Je pense que Méhémet-Ali ne résistera pas à une volonté sincère exprimée en commun par les grandes puissances ; mais, le fît-il, ses droits n’augmenteraient pas par le mépris qu’il ferait des conseils de l’Europe, et si la force devenait nécessaire, le résultat ne serait ni long ni douteux. Telle est l’opinion bien arrêtée du cabinet anglais. Si nous pensions que Méhémet-Ali pût s’asseoir fort et respecté sur le trône ottoman, et posséder l’empire dans son indépendance et son intégrité, nous dirions : soit. Mais convaincus que, s’il reste encore quelque chose en Turquie, c’est le respect religieux pour la famille impériale, et que jamais l’empire tout entier ne consentira à traiter Méhémet comme un descendant du prophète, Dieu nous garde de nous embarquer dans une semblable politique ! Nous aurions une seconde Amérique du Sud en Orient, et celle-là aurait des voisins qui ne la laisseraient pas éternellement se consumer en luttes intérieures. Et dix jours après, le 8 août, rentrant avec ardeur dans la conversation : Je ne puis assez vous répéter, disait lord Palmerston à M. de Bourqueney, combien ma conviction est indépendante de toute considération politique exclusivement anglaise ; mais je suppose l’Egypte et la Syrie héréditairement investies dans la famille de Méhémet-Ali, et je me demande comment l’Europe peut se flatter que le moindre incident ne viendra pas briser le dernier et faible lien qui unira ces provinces à l’empire ottoman ; l’indépendance viendra comme est venue l’hérédité. Et savez-vous alors ce qu’on dira en Europe quand la Russie reprendra son œuvre de convoitise sur les provinces européennes ? On dira que l’empire ottoman, démembré par la séparation d’une partie de ses provinces d’Asie, ne vaut plus la peine qu’on risque la guerre pour le maintenir. Voilà l’ordre d’idées dans lequel je me place pour juger cette grande question. Après cela, je ne crois nullement à l’infaillibilité de mon opinion ; je conçois parfaitement qu’on en ait une autre, et je ne cherche aucune préoccupation française dans l’opinion qu’exprime M. le maréchal Soult. Je crois si bien à la bonne foi de cette politique que voici un raisonnement qui m’en convaincrait si j’étais tenté d’en douter. La France a besoin d’exercer de l’influence en Egypte ; cela est et cela doit être ; c’est une de ces données qu’il faut accepter dans la politique générale. Eh bien ! vous voulez faire l’Egypte plus forte que nous ne le voulons ; et cependant votre influence sur le souverain, quel qu’il soit, d’Alexandrie croîtrait en raison de sa faiblesse. Vous voyez si je cherche une arrière-pensée sous la divergence de nos deux points de vue. Quoiqu’ils fussent divers en effet, ce n’était pas la divergence des deux points de vue dans la politique générale qui faisait, pour le cabinet français, la difficulté de la question et de la situation : dans sa persistance à réclamer pour Méhémet-Ali la possession héréditaire de la Syrie, il était déterminé par deux motifs moins systématiques et plus directs. La cause de Méhémet-Ali était très populaire en France ; entraînés, comme je l’ai déjà dit, par nos récents souvenirs et par je ne sais quelle instinctive confusion de notre conquête et de ses conquêtes, de notre gloire et de sa gloire, nous prenions, à la fortune du pacha, un vif intérêt, et nous la regardions comme importante pour la puissance de la France. Les brillants débats dont cette affaire venait d’être l’objet, le remarquable rapport de M. Jouffroy sur les dix millions demandés par le cabinet pour nos armements maritimes, l’empressement des Chambres à voter ce crédit, tout avait concouru à grandir la question et le maître de l’Egypte. Nous avions, en outre, de sa force, une idée très exagérée ; nous nous le figurions résolu et capable d’opposer à l’Europe, si elle se refusait à ses désirs, une résistance désespérée, et de mettre en feu l’Orient d’abord, puis l’Europe elle-même. Dominé par le sentiment public et trompé par ses propres pressentiments, le cabinet français persista à combattre, sur ce point, les vues du cabinet anglais, et à soutenir le pacha dans ses prétentions à la possession héréditaire de la Syrie que, de son côté, le cabinet anglais continua de repousser péremptoirement. Ce fut là, de notre part, une grande faute, une faute qui, dès le premier moment, engagea dans une mauvaise voie notre politique, et que nous aurions d’autant moins dû commettre qu’elle était en contradiction avec la conduite que nous avions tenue, quelques années auparavant, dans une circonstance analogue. Quand il s’était agi de faire consacrer par l’Europe un premier démembrement de l’empire ottoman et de constituer le royaume de Grèce, nous avions aussi réclamé, pour le nouvel État, un plus vaste territoire ; nous aurions voulu lui faire donner la Thessalie, Candie, de meilleures frontières. Nous avions rencontré, sur ce point, l’opposition du gouvernement anglais, et nous avions renoncé à une portion de notre dessein, mettant, avec raison, bien plus d’importance à la fondation du nouvel État qu’à son étendue et à notre succès général qu’à un mécompte partiel. Nous étions, en 1839, dans une situation semblable qui nous conseillait la même tempérance. À considérer les choses en elles-mêmes, il eût, à coup sûr, mieux valu qu’au lieu de retomber au pouvoir de la Porte, la Syrie restât entre les mains de Méhémet-Ali : par son voisinage, par l’état de son administration, par l’énergie de son pouvoir, par son éloignement de tout fanatisme musulman, le pacha d’Egypte eût maintenu dans cette contrée, au profit de ses populations diverses et surtout des chrétiens, plus d’ordre et de sécurité que le sultan n’était en état et en disposition de le faire. Si cette solution eût été alors adoptée, l’Europe aurait peut-être échappé aux déplorables spectacles et aux inextricables embarras que lui donne aujourd’hui la Syrie. Mais, pour la France elle-même et son gouvernement, il eût été bien plus sage et plus habile de consacrer, de concert avec l’Angleterre, la conquête principale de Méhémet-Ali que de se séparer du cabinet anglais pour suivre le pacha dans tous ses désirs. L’Egypte, héréditairement possédée par des princes presque indépendants, était un grand pas de plus dans cette voie des démembrements partiels et naturels de l’empire ottoman reconnus par l’Europe, et formant ou préparant de nouveaux États. C’était là la politique de la France ; elle l’avait naguère hautement proclamée et pratiquée avec succès ; elle la compromit par une exigence inconsidérée, au moment où elle pouvait en obtenir une nouvelle et éclatante application. Un fait aurait dû révéler au cabinet français le péril de son exigence obstinée ; ce fut la satisfaction qui éclata dans le cabinet anglais, comme elle avait éclaté dans la correspondance de lord Ponsonby, quand il apprit que le ministre de Russie à Constantinople, M. de Bouténeff, avait signé la note du 27 juillet qui détournait la Porte de toute négociation directe avec Méhémet-Ali et lui promettait l’accord comme l’appui des cinq grandes puissances : On ne s’attendait point à cette soudaine adhésion du ministre de Russie à une démarche de cette importance, écrivit le baron de Bourqueney au maréchal Soult[11] ; à Londres, comme à Paris sans doute, on raisonnait sur la donnée générale que le cabinet russe, non seulement déclinait la négociation en commun à Vienne, mais travaillait à la rendre inutile en favorisant la conclusion d’un arrangement direct entre le souverain et le vassal, sans intervention extérieure quelconque, au moins patente.... Un grand changement s’est opéré, depuis trente-huit heures, dans l’esprit des membres du cabinet anglais : on n’admettait pas la possibilité du concours de la Russie ; aujourd’hui, on l’espère ; on espérait le concours de l’Autriche jusqu’au bout ; on n’en doute plus. On en conclut que le moment est venu de laisser un peu reposer l’attitude ombrageuse et comminatoire envers le cabinet russe, sauf à la reprendre plus tard, et plus tranchée, si les circonstances viennent à l’exiger. On ne s’était pas plus attendu, à Paris qu’à Londres, à voir la Russie abandonner tout à coup son attitude isolée et adhérer pleinement à l’action commune des cinq puissances ; mais, sans croire à une telle résolution, on en entrevoyait la chance et le danger : Je n’ai jamais pensé, écrivait, le 1er août, le maréchal Soult au baron de Bourqueney, que l’on pût, dans la question actuelle, amener la Russie à s’associer franchement aux autres cabinets dont la politique est si différente de la sienne ; j’ai cru que, tout en paraissant y travailler, tout en employant avec la Russie les formes les plus conciliantes, on devait se proposer, pour unique but, de la contenir et de l’intimider jusqu’à un certain point par la démonstration de l’accord des autres grandes puissances unies dans un même intérêt. Il importerait pour cela que les puissances, surtout la France et l’Angleterre, tinssent au cabinet de Pétersbourg un langage absolument uniforme, et ne fissent, auprès de lui, que des démarches concertées. Aussi, n’ai-je pas vu sans quelque regret celle que lord Clanricarde a été chargé de faire auprès de M. de Nesselrode. Le gouvernement russe a dû naturellement en induire que, sur un point au moins, celui des limites à imposer à Méhémet-Ali, l’Angleterre s’attendait à trouver plus de sympathie en lui que dans les autres cabinets ; il en aura conclu, bien à tort sans doute, qu’une alliance où se manifestaient de semblables divergences n’avait rien de bien homogène, ni de bien imposant. Le cabinet français pouvait regretter la démarche que, par un ordre de lord Palmerston en date du 9 juillet précédent, lord Clanricarde avait faite auprès du cabinet russe[12] ; mais il n’avait nul droit de s’en étonner ni de s’en plaindre ; cette démarche était parfaitement simple et le résultat naturel de la situation générale ; lord Palmerston avait chargé lord Clanricarde de faire, à Saint-Pétersbourg, les mêmes communications, les mêmes propositions qu’il faisait faire par lord Granville à Paris. Il avait donné, aux représentants de l’Angleterre auprès des quatre grandes cours continentales, les mêmes instructions sur la question égyptienne, et manifesté partout les mêmes vues fondées sur les mêmes motifs. Dans ses entretiens avec le baron de Bourqueney, il exprimait librement sa méfiance de la Russie et son désir d’une complète intimité avec la France ; mais il ne pouvait exclure la Russie du concert européen qu’il réclamait, ni lui tenir un langage différent de celui qu’il adressait aux autres puissances. En se laissant aller, dans cette occasion, à une velléité d’humeur exclusive, le cabinet français tombait dans la méprise que signalait le prince de Metternich quand il disait : La France, en parlant à d’autres, est trop souvent disposée à se croire seule ; quand on négocie, on est plusieurs. Deux incidents presque simultanés vinrent, à cette époque, presser, sans le changer, le cours de la négociation. Au commencement de septembre 1839, le général Sébastiani, qui jusque-là était resté en congé à Paris, alla reprendre, à Londres, son poste d’ambassadeur ; et quelques jours après, le baron de Brünnow y arriva de Saint-Pétersbourg, spécialement chargé de traiter des affaires d’Orient, et aussi de gérer en général la légation de Russie. Négociateurs habiles l’un et l’autre, quoique très divers : le général Sébastiani, esprit ferme, calme, sagace, fin et point compliqué, un peu lent, peu inventif, peu fécond en paroles ou en écritures, mais imperturbablement judicieux et prévoyant, prompt à reconnaître le but possible à atteindre et ce qu’il fallait faire ou concéder pour l’atteindre ; le baron de Brünnow, nourri dans les desseins et les traditions de la chancellerie russe, instruit, adroit, persévérant sans entêtement, point exigeant, point impatient, causeur abondant et spirituel, rédacteur exercé et prompt, habile à démêler les visées d’autrui et à envelopper les siennes sous un épais manteau de concessions, de réserves et de commentaires. Ils se mirent à l’œuvre dès leur arrivée, appliqués, l’un à ramener lord Palmerston dans les voies où se tenait la France, l’autre à lui bien persuader que la Russie le suivrait dans celles où il voulait marcher. Le général Sébastiani fut prompt à tirer son gouvernement de toute illusion ; il écrivit dès le 5 septembre au maréchal Soult : Je dois déclarer à Votre Excellence que l’impression résultant pour moi de mon premier entretien avec lord Palmerston est que le gouvernement anglais veut, comme nous, au même degré que nous, avec aussi peu d’arrière-pensées que nous, le maintien de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman, et que ce but, il veut l’atteindre pacifiquement et sans compromettre les grandes puissances entre elles... Mais je ne puis le dissimuler à Votre Excellence, la disposition du cabinet anglais à l’emploi des moyens coercitifs contre Méhémet-Ali, soit pour obtenir la restitution de la flotte ottomane, soit pour lui faire accepter exclusivement l’hérédité de l’Égypte comme base de l’arrangement à intervenir avec la Porte, cette disposition, dis-je, peut bien, de temps à autre, céder, sur certains points, aux représentations de la France ; mais elle reparaît toujours ; et si elle rencontre de notre part une répugnance invincible et absolue à l’emploi d’un moyen de coercition quelconque contre le vice-roi, je crains que l’on ne se persuade ici qu’il est inutile de continuer une négociation dans laquelle on a ôté d’avance à ses conseils la sanction, même éventuelle, de la force. Les 14 et 17 septembre, le général Sébastiani, revenant de Broadlands, maison de campagne de lord Palmerston où il était allé passer deux jours, écrivait encore au maréchal Soult : Au milieu de notre conférence, lord Palmerston a reçu son courrier de Londres ; il lui apportait des dépêches de Pétersbourg, de Berlin, de Vienne et de Constantinople. Lord Palmerston me les a toutes lues. De Constantinople, lord Ponsonby écrit que le divan a été réuni et a décidé qu’il ne serait rien accordé à Méhémet-Ali au delà de l’investiture héréditaire de l’Égypte. De Vienne, lord Beauvale annonce que le cabinet autrichien adopte de plus en plus le point de vue anglais sur la nécessité de réduire à l’Égypte les possessions territoriales du vice-roi. A Berlin, même faveur pour le projet anglais. Enfin, lord Clanricarde écrit de Saint-Pétersbourg que le cabinet russe s’unit sincèrement aux intentions du cabinet britannique, qu’il partage son opinion sur les bases de l’arrangement à intervenir, et qu’il offre sa coopération. — Voyez, a repris lord Palmerston, voyez s’il est possible de renoncer à un système que nous avons adopté, au moment même où il réunit les vœux et les efforts de presque toutes les puissances avec lesquelles nous avons entrepris de résoudre pacifiquement la question d’Orient. Ce système, je ne puis trop vous le répéter, est fondé sur une base unique ; les dangers de la Porte ne viennent en ce moment que de son vassal ; il y en a d’autres pour elle, mais ils sont d’avenir. C’est des dangers du moment que nous avons à garantir la Porte. Nous avons donné un avertissement sérieux à la puissance d’où partent les dangers d’avenir. Il faut que Méhémet-Ali soit mis hors d’état de renouveler et de rendre peut-être plus décisifs les coups qu’il a déjà portés à l’empire ottoman. Voilà la donnée générale qui a fondé toutes les déterminations du cabinet anglais ; je ne suis ici que son organe ; mais je ne puis assez vous exprimer la profonde affliction que j’éprouve à voir le cabinet français, avec qui nous avons entamé la question dans une si parfaite entente, se séparer de nous et de toutes les autres puissances. Je me rends compte des circonstances particulières dans lesquelles vous êtes placés ; je sais que vous avez des préjugés, des exigences d’opinion publique à ménager ; mais, quelle que soit la cause de notre divergence, je la déplore amèrement, et rien ne saurait nous être plus agréable que d’en entrevoir le terme possible. — J’ai demandé à lord Palmerston s’il ne trouvait pas matière à réflexion dans cette facilité avec laquelle la Russie accourait au-devant du système anglais ; c’est une alliance bien éphémère, ai-je ajouté, c’est une coïncidence de vues bien fortuite pour y sacrifier une alliance de principes et de sentiments. — Eh ! a repris lord Palmerston, nous savons parfaitement qu’elle est toute de circonstance, et qu’elle n’empêchera pas plus tard les deux politiques de reprendre l’allure qui leur est propre ; mais comment la repousser quand elle vient au secours des intérêts que nous voulons défendre, et quand, par l’admission même de son concours et du nôtre, elle semble abdiquer le protectorat exclusif et presque l’influence prépondérante que nous combattions ? Je vous le dis au reste avec franchise, et je suis bien loin de m’en réjouir ; je ne doute pas que le cabinet russe, dans son aveugle et folle partialité contre la France, n’ait été surtout préoccupé du désir de bien mettre notre dissentiment en évidence et de prendre parti pour notre point de vue contre le vôtre ; il n’y a sorte de gracieusetés que la Russie n’ait essayées avec nous, depuis un an, pour diviser nos deux gouvernements ; nous sommes restés froids à toutes ses avances ; c’est avec vous que nous étions partis, c’est avec vous que nous voulions marcher ; mais comment voulez-vous que nous abandonnions notre point de vue au moment même où la Russie vient s’y associer, et quand les deux autres puissances l’ont déjà adopté ? Le cabinet français nous paraît en ce moment s’éloigner, non seulement de nous, mais encore du mouvement européen. Nous ne voulons pas abandonner l’espoir de l’y voir rentrer... La renonciation formelle et préalable de toute mesure coercitive contre Méhémet-Ali élèverait en effet une barrière entre la France et l’Angleterre. Déclarez au moins que vous ne sanctionnez pas toutes les prétentions du pacha, et que ces prétentions, si elles restaient dans leur intégralité, vous trouveraient au besoin disposés, comme vos alliés, à l’emploi de la force ; la négociation pourra alors suivre son cours. Si le cabinet français persiste au contraire à proclamer d’avance que, dans aucun cas, il n’usera de compression contre le pacha, il n’y a plus d’ensemble possible dans la question. La dépêche du général Sébastiani finissait en disant : M. de Brünnow devait avoir aujourd’hui sa première audience de lord Palmerston. Malgré les informations transmises et l’avis clairement exprimé, bien qu’avec réserve, par son ambassadeur, le cabinet français persista dans son attitude ; il était décidé à ne pas exiger de Méhémet-Ali qu’il renonçât à la possession héréditaire de la Syrie, et à ne pas s’associer, contre lui, s’il maintenait ses prétentions, à des mesures coercitives. Le gouvernement anglais était perplexe ; quel que fût vers lui l’empressement de la Russie, les premières propositions de M. de Brünnow ne le satisfaisaient point ; tout en acceptant le concert européen pour les affaires d’Orient, le cabinet de Saint-Pétersbourg demandait que ses vaisseaux et ses soldats entrassent seuls, au besoin, dans la mer de Marmara pour défendre la Porte au nom de l’Europe. C’était abandonner et maintenir à la fois le traité d’Unkiar-Skélessi ; la Russie renonçait à protéger Constantinople en vertu d’un droit exclusif et en son propre nom ; mais, en fait, elle en restait le seul défenseur. On fut choqué, à Londres comme à Paris, de ce mélange d’obstination et de condescendance. Plusieurs membres du cabinet anglais ne partageaient d’ailleurs qu’en hésitant les vues de lord Palmerston sur les conditions de l’arrangement entre la Porte et son vassal. Dans l’espoir d’obtenir le concours de la France, il se décida à lui faire, au profit de Méhémet-Ali, une concession. Le général Sébastiani écrivit le 3 octobre au maréchal Soult : Le cabinet anglais n’adhère point aux propositions présentées par le baron de Brünnow. Lord Palmerston a déclaré ce matin à l’envoyé russe que la France ne pouvait consentir, pour sa part, à l’exclusion des flottes alliées de la mer de Marmara dans l’éventualité de l’entrée des forces russes dans le Bosphore, et que l’Angleterre ne voulait pas se détacher de la France, avec laquelle elle avait marché dans une parfaite union depuis l’origine de la négociation. Cela posé, au lieu de la convention présentée par le cabinet russe, lord Palmerston propose un acte entre les cinq puissances, par lequel elles régleraient leur part d’action dans la crise actuelle des affaires d’Orient, mais sans privilège acquis au pavillon russe, à l’exclusion des pavillons français, anglais et autrichien. La Russie, en cas de résistance de Méhémet-Ali aux conditions qui lui seront proposées, s’engagerait à se servir de ses troupes en Asie Mineure, mais en deçà du Taurus. L’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman, sous la dynastie régnante, seraient stipulées pour le plus long espace de temps possible ; enfin la clôture des détroits deviendrait un principe de droit public européen. Passant de cet acte européen aux conditions mêmes de l’arrangement à intervenir entre le sultan et le pacha, lord Palmerston, pressé à la fois et par mon argumentation et par le désir, que je crois sincère, de faire acte de déférence envers la France, lord Palmerston a consenti, après une longue discussion, à ajouter, à l’investiture héréditaire de l’Égypte en faveur de Méhémet-Ali, la possession, également héréditaire, du pachalik d’Acre. La ville seule d’Acre demeurerait à la Porte, et la frontière partirait du glacis de la place, dans la direction du lac Tabarié. Le cabinet français fut peu touché de cette offre ; il était toujours persuadé que Méhémet-Ali maintiendrait ses prétentions avec autant de force que de persévérance et que le gouvernement anglais n’irait jamais jusqu’à s’allier en Orient avec la Russie. L’opinion populaire d’ailleurs et la presse périodique en France soutenaient avec une vivacité chaque jour croissante la cause du pacha d’Égypte, épiaient tous les bruits, les moindres apparences d’un accord quelconque fait, à ses dépens, avec le cabinet anglais, et les traitaient d’avance de lâcheté antinationale. Le maréchal Soult écrivit, le 14 octobre, au général Sébastiani : Le gouvernement du Roi, après avoir mûrement pesé les objections du cabinet de Londres, ne peut que persister dans les vues que je vous ai fait connaître sur les bases d’un arrangement des affaires d’Orient. S’il s’agissait d’un intérêt qui nous fût propre, nous pourrions faire des concessions à notre désir de resserrer notre alliance avec l’Angleterre ; mais la question n’est pas telle ; elle consiste uniquement à déterminer des conditions qui, en combinant dans une juste mesure les droits du sultan et la sécurité à venir de son trône avec les prétentions de Méhémet-Ali, puissent amener la pacification de l’empire ottoman. Nous avons la conviction que les propositions du cabinet britannique n’atteindraient pas ce but, et que, plutôt que de les subir, Méhémet-Ali, qui y verrait sa ruine, se jetterait dans les chances d’une résistance moins dangereuse pour lui qu’embarrassante et compromettante pour l’Europe... Nous nous refuserions à le pousser dans cette voie, lors même que nous aurions la certitude absolue que notre refus serait le signal d’un accord intime entre l’Angleterre et la Russie. Heureusement cette certitude est loin d’exister ; les motifs qui ont déjà fait échouer une première fois une combinaison si étrange subsistent dans toute leur force. Je ne crois pas qu’ils puissent échapper à la pénétration de lord Palmerston, et je sais positivement que plusieurs de ses collègues en sont très fortement frappés. Enfin, si, contre toute apparence, cette combinaison venait à se réaliser, nous la déplorerions vivement sans doute, comme la rupture d’une alliance à laquelle nous attachons tant de prix ; mais nous en craindrions peu les effets directs, parce qu’une coalition contraire à la nature des choses, et condamnée d’avance, même en Angleterre, par l’opinion publique, serait nécessairement frappée d’impuissance. Chargé de faire, aux offres de concession du cabinet anglais, une réponse si péremptoire, le général Sébastiani, le 18 octobre, rendit compte de son entretien en ces termes : J’ai fait à lord Palmerston la communication que me prescrivait Votre Excellence. J’ai reproduit toutes les considérations sur lesquelles le gouvernement du Roi se fonde pour persister dans ses premières déterminations relativement aux bases de la transaction à intervenir entre le sultan et Méhémet-Ali. Lord Palmerston m’a écouté avec l’attention la plus soutenue. Lorsque j’ai eu complété mes communications, il m’a dit ces simples paroles : — Je puis vous déclarer, au nom du conseil, que la concession que nous avions faite d’une portion du pachalik d’Acre est retirée. — J’ai vainement essayé de ramener la question générale en discussion ; lord Palmerston a constamment opposé un silence poli, mais glacial. Je viens de reproduire textuellement, monsieur le maréchal, les seuls mots que j’aie pu lui arracher. Mes efforts se sont naturellement arrêtés au point que ma propre dignité ne me permettait pas de dépasser. Lord Palmerston avait, au fond, peu de regret que son offre pour la cession du pachalik de Saint-Jean-d’Acre à Méhémet-Ali n’eût pas été acceptée par la France ; il l’avait faite par égard pour les inquiétudes de quelques-uns de ses collègues plutôt que de son propre gré et avec le désir du succès. Quoiqu’il eût écarté les premières propositions de la cour de Russie sur l’action commune des cinq puissances en Orient, ses entretiens avec le baron de Brünnow lui avaient donné la confiance que cette cour pousserait bien plus loin ses complaisances, et il ne se trompait pas : M. de Brünnow, après avoir demandé à Saint-Pétersbourg de nouvelles instructions, quitta Londres vers le milieu d’octobre pour retourner au poste qu’il occupait en Allemagne, à Darmstadt : Je crois, écrivait le général Sébastiani au maréchal Soult[13], qu’il a évité de se mettre en route trop brusquement pour ne pas donner trop d’éclat au rejet de ses propositions ; mais je sais qu’il ne se fait aucune illusion sur la possibilité d’adhésion de sa cour à une action navale commune dans le Bosphore ; et ce qui le prouve, c’est qu’il n’attendra pas la réponse de Saint-Pétersbourg à ses dernières dépêches. C’était le général Sébastiani qui se faisait illusion sur le sens probable de cette réponse ; elle fut pleinement conforme aux espérances de lord Palmerston, et, le 6 décembre 1839, l’ambassadeur de France à Londres eut à écrire à son gouvernement : Je transmets immédiatement à Votre Excellence l’information confidentielle que lord Palmerston vient de me donner, et qu’il a reçue lui-même hier soir du chargé d’affaires de Russie. M. de Brünnow reviendra incessamment en Angleterre, avec de pleins pouvoirs pour conclure une convention relative aux affaires d’Orient. Le principe de l’admission simultanée des pavillons alliés dans les eaux de Constantinople, ou de leur exclusion générale, y sera formellement consacré. Dans le cas de l’intervention, le nombre et la force des vaisseaux admis sous chaque pavillon seront réglés par une convention particulière. La gravité de cette communication fera comprendre à Votre Excellence le prix que je mettrai à recevoir d’elle les informations et les directions les plus complètes. Le cabinet français fut surpris et troublé. Il ne s’était pas attendu à voir la Russie abandonner si nettement sa position privilégiée auprès de la Turquie, et se montrer si empressée à trouver bon que les vaisseaux français, anglais et autrichiens parussent en même temps que les siens dans les eaux de Constantinople. Il perdait ainsi l’un de ses principaux arguments contre les idées et le plan de conduite de lord Palmerston. Le 9 décembre 1839, le maréchal Soult chargea le général Sébastiani d’exprimer au cabinet anglais sa satisfaction de la concession inespérée que venait le faire la cour de Russie : Le gouvernement du Roi, lui disait-il, reconnaissant, avec sa loyauté ordinaire, qu’une convention conclue sur de telles bases changerait notablement l’état des choses, y trouverait un motif suffisant pour se livrer à un nouvel examen de la question d’Orient, même dans les parties sur lesquelles chacune des puissances semblait avoir trop absolument arrêté son opinion pour qu’il fût possible de prolonger la discussion. Mais en même temps qu’il annonçait ainsi des dispositions conciliantes, le duc de Dalmatie témoignait de vives inquiétudes sur les motifs secrets qui avaient pu déterminer la cour de Russie à un tel démenti de sa politique, élevait des doutes sur les résultats que s’en promettait lord Palmerston, et, quelques jours après, revenant au thème qu’il avait déjà souvent développé pour repousser les instances du cabinet anglais en réveillant ses défiances, il écrivit au général Sébastiani : Je le répète, toute cette tactique se résume en deux mots : on veut rompre l’alliance anglo-française à laquelle l’Europe doit depuis dix ans la prolongation de la paix. Il est impossible que le cabinet de Londres ne s’en aperçoive pas aussi bien que nous ; et comme je suis certain qu’autant que nous il déplorerait un pareil résultat, comme j’ai la conviction que ce résultat ne serait pas moins funeste à l’Angleterre qu’à la France, je n’éprouve aucun embarras à appeler, sur cet état de choses, la plus sérieuse attention de lord Palmerston et de ses collègues. Cette situation immobile, cette diplomatie monotone, complètement inefficaces à Londres, inquiétaient et lassaient à Paris les hommes politiques du cabinet, M. Duchâtel, M. Villemain, M. Passy, M. Dufaure. Ils se demandaient s’il n’y avait pas moyen de tenter des voies plus nouvelles et d’exercer, sur les idées et la marche du gouvernement anglais, plus d’influence. Le général Sébastiani ne leur était pas très sympathique ; on le croyait, par ses antécédents, trop favorable à la Turquie, et si voisin des opinions de lord Palmerston qu’il était peu propre à lui en présenter fortement de différentes. Il ne semblait pas le représentant vrai du cabinet français ni l’interprète efficace de la politique que les récents débats de nos Chambres avaient fait prévaloir. J’avais soutenu, dans la Chambre des députés, cette politique ; je l’avais comparée à celle des autres grandes puissances, notamment de l’Angleterre, en m’appliquant à en faire ressortir la convenance européenne. J’avais rappelé ces paroles de lord Chatham : Je ne discute pas avec quiconque me dit que le maintien de l’empire ottoman n’est pas, pour l’Angleterre, une question de vie ou de mort ; et je m’étais empressé d’ajouter : Quant à moi, Messieurs, je suis moins timide ; je ne pense pas que, pour des puissances telles que l’Angleterre et la France, il y ait ainsi, dans le lointain et avec certitude, des questions de vie ou de mort ; mais lord Chatham était passionnément frappé de l’importance du maintien de l’empire ottoman ; et l’Angleterre pense encore si bien comme lui qu’elle se voue à cette cause, même avec un peu de superstition, à mon avis ; elle s’est souvent montrée un peu hostile aux États nouveaux qui se sont formés ou qui ont tendu à se former des démembrements naturels de l’empire ottoman. La Grèce, par exemple, n’a pas toujours trouvé l’Angleterre amie ; l’Egypte encore moins. Je n’entrerai pas dans l’examen des motifs qui ont pu influer, en pareille occasion, sur la politique anglaise ; je crois qu’elle s’est quelquefois trompée, qu’elle a quelquefois sacrifié la grande politique à la petite, l’intérêt général et permanent de la Grande-Bretagne à des intérêts secondaires. Le premier des intérêts pour la Grande-Bretagne, c’est que la Russie ne domine pas en Orient. S’il m’est permis d’exprimer ici une opinion sur la politique d’un grand pays étranger, il y a, je pense, quelque faiblesse, de la part de l’Angleterre, à écouter des susceptibilités jalouses, ou bien tel ou tel intérêt commercial momentané, au lieu d’employer tous ses efforts, toute son influence pour consolider ces États nouveaux et indépendants qui peuvent, qui doivent devenir de véritables barrières contre l’agrandissement indéfini de la seule puissance dont, en Orient, l’Angleterre doive craindre la rivalité. On trouvait à la fois, dans ce langage, une vraie sympathie et une ferme indépendance envers la politique anglaise, des gages d’entente comme de résistance, et peut-être aussi des chances d’efficacité. Les considérations parlementaires se joignaient aux motifs diplomatiques. Présent à la Chambre et pourtant en dehors du cabinet, j’étais pour lui, sinon une inquiétude, du moins un embarras ; je le soutenais loyalement, mais je ne partageais pas sa responsabilité. Éloigné de Paris, je ne le gênerais plus dans les débats et je lui serais plus intimement associé. Après s’en être entendus avec le maréchal Soult et tous leurs collègues, ceux des ministres qui étaient mes amis particuliers me demandèrent si j’accepterais l’ambassade de Londres, et s’il me convenait que le cabinet en fit formellement au Roi la proposition. Elle me convenait en effet. Je pressentais que la session prochaine serait aussi embarrassante pour moi, à cause du cabinet, que pour le cabinet à cause de moi. Sa politique avait été peu efficace et sa situation serait évidemment précaire. En m’éloignant, je me plaçais en dehors des menées comme des luttes parlementaires, et dans une position isolée, à la fois amicale et indépendante. Je partageais, d’ailleurs, dans une certaine mesure, les illusions des partisans de Méhémet-Ali ; je croyais à sa force, aux dangers que sa résistance obstinée pouvait faire courir à la paix européenne, et il ne me semblait pas impossible d’exercer, à cet égard, sur les idées et les résolutions du gouvernement anglais, quelque influence. Quelques mois auparavant, les ministres, mes amis, m’avaient proposé l’ambassade de Constantinople, et je m’y étais formellement refusé ; Constantinople me séparait trop de Paris et me chargeait trop directement des affaires d’Orient ; Londres m’y associait de loin en me laissant près des affaires de France. J’acceptai l’offre du cabinet. Le roi Louis-Philippe s’y montra d’abord contraire ; il tenait beaucoup au général Sébastiani qui l’avait toujours bien servi, de qui il se promettait un assentiment à la fois constant et éclairé à sa politique, et qui était, à Londres, en bons rapports avec le cabinet anglais, notamment avec lord Palmerston. Le Roi ne manquait point de confiance en moi, dans mes vues générales et dans ma fermeté à les soutenir ; mais j’étais homme de Chambre autant que de gouvernement ; je voulais l’intime union et l’action concertée de la tribune et de la couronne ; je venais de prendre une grande part à la coalition ; le Roi savait mettre de côté ses déplaisirs, mais sans les oublier. Il résista quelque temps à la demande du cabinet. Cependant, à l’extérieur et à l’intérieur, la situation devenait de plus en plus pressante ; la Russie gagnait du terrain à Londres, et pourtant le cabinet anglais hésitait encore à se séparer ouvertement de la France ; il discutait divers projets de convention ; il déclarait que la présence d’un plénipotentiaire turc était indispensable à la négociation ; il voulait évidemment gagner du temps et laisser une porte ouverte à la France : Je ne puis me persuader, disait lord Palmerston au baron de Bourqueney, que nous ne parvenions pas à rétablir le concert entre toutes les grandes puissances ; je ferai la plus large part que, dans mes idées, il soit possible d’accorder à Méhémet-Ali, pour ménager à la France la facilité d’accepter les bases de l’arrangement à intervenir[14]. N’était-il pas urgent de mettre à profit ces lenteurs et ces hésitations ? Le cabinet insista fortement ; ceux même des ministres qui n’étaient pas mes amis particuliers, M. Dufaure entre autres, se montrèrent résolus à faire, de ma nomination, une question de cabinet. Le Roi céda. J’eus avec lui plusieurs entretiens. Il me recevait avec un mélange de bienveillance et d’humeur, passant d’un témoignage de confiance à une marque de déplaisir : On est bien exigeant avec moi, me dit-il un jour ; mais je le comprends ; on est toujours bien aise de faire avoir à un ami 300.000 livres de rente. — Sire, mes amis et moi, nous sommes de ceux qui aiment mieux donner 300.000 livres de rente que les recevoir. On était près de discuter la dotation de 500.000 livres de rente demandée pour M. le duc de Nemours ; le Roi sourit et reprit sa bonne humeur. Le 5 février 1840, ma nomination fut signée et publiée. Quinze jours après, le rejet, sans discussion, du projet de loi de dotation plaça le cabinet dans une situation très incertaine, et je partis pour Londres le 25 février, pressé d’échapper aux troubles, aux hésitations, aux menées, aux tentatives, de Chambre et de cour, qui étaient sur le point d’éclater. FIN DU QUATRIÈME TOME. |
[1] Pièces historiques, n° XV.
[2] Pièces historiques, n° XVI.
[3] Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part. I, p. 28, 56, 106, 153.]
[4] Le baron de Bourqueney au maréchal Soult, 9 juillet 1839.
[5] Le maréchal Soult au baron de Bourqueney, 17 juin 1839.
[6] Correspondenee on the affairs of the Levant. Part. I, p. 98.
[7] Correspondence on the affairs of the Levant. Part. I, p. 169, 177.
[8] Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part. I, p. 157.
[9] Le baron de Bourqueney au maréchal Soult, 27 juillet 1839.
[10] Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part. I, p. 292, 293.
[11] Dépêche du 18 août 1839.
[12] Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part. I, p. 156-158.
[13] Le 8 octobre 1839.
[14] Dépêches des 28 janvier et 21 février 1840.