MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME QUATRIÈME — 1837-1840.

CHAPITRE XXV. — LA COALITION (1837-1839).

 

 

Sorti des affaires le 15 avril 1837, je passai près de trois ans sans y rentrer. Ce furent là, de 1830 à 1848, mes plus longues vacances hors du gouvernement. On a souvent parlé de mon ambition et de l’ardeur de mes luttes, soit pour conserver, soit pour reprendre le pouvoir. On a fait de moi un homme possédé d’une seule passion et acharné à la poursuite d’un seul et même dessein. Ces moralistes subalternes connaissent bien peu la nature humaine, l’infinie variété de ses dispositions et les vicissitudes de l’âme à travers celles de la vie. L’ambition a ses jours, et le détachement aussi a les siens ; les grandes luttes animent et plaisent ; les forces de l’esprit et du caractère s’y déploient ; mais il n’y a point de force qui ne se lasse et n’arrive au besoin du repos. La destinée d’ailleurs ne réside pas tout entière dans l’arène politique, et celui qui en sort va peut-être ressentir, en rentrant sous le toit domestique, des blessures bien plus cruelles que les coups de ses plus violents adversaires. C’était ma situation en avril 1837 ; deux mois auparavant, le 15 février, j’avais perdu mon fils aîné, excellent et charmant jeune homme, déjà un homme ; il avait près de vingt-deux ans, et me promettait un compagnon aussi aimable que sûr. Non qu’il témoignât pour la carrière politique beaucoup de penchant ; doué d’un esprit très distingué, il avait fait toutes ses études, scientifiques comme littéraires, avec un rare succès ; il avait suivi les cours de l’École Normale, et avait été admis, après un solide examen, quoique sans dessein d’y entrer, à l’École polytechnique ; mais c’était un naturel aussi modeste que fier, délicat, un peu renfermé en lui-même, plus jaloux d’intimité que d’éclat, et enclin à goûter sans bruit les joies nobles de la vie plutôt qu’à en rechercher les triomphes. Je ne sais s’il eût pris une grande part aux affaires de son pays ; mais il eût été, à coup sûr, une de ces créatures d’élite qui charment la vie domestique et honorent la vie humaine. Une pleurésie me l’enleva, et je restai avec l’amer sentiment que le mal avait existé quelque temps sans qu’on y regardât. C’est l’une des plus douloureuses impressions que m’aient laissées les épreuves qui m’ont atteint dans mes affections les plus chères ; on ne s’inquiète jamais assez, ni assez tôt.

Je ne me suis jamais senti plus près de plier sous le fardeau. A peine un mois après ce coup, les grands débats des Chambres commencèrent. Outre la politique générale, j’eus à soutenir, pour mon propre compte, la longue discussion du projet de loi que j’avais présenté un an auparavant sur l’instruction secondaire. Puis éclata la crise ministérielle. Je fus aidé, dans ma pesante tâche, par la sympathie qui me fut témoignée de toutes parts à ce cruel moment ; sympathie qui me fut douce surtout parce qu’au delà de ce qu’elle avait de personnel pour moi, j’y rencontrais un sentiment général des mérites à peine entrevus de mon fils, et cette justice tendre que les hommes accordent volontiers à une jeune vie éteinte tout à coup, au milieu de belles espérances, sans avoir encore engagé aucun combat, ni subi aucun mécompte. M. Dupin entre autres, alors président de la Chambre des députés, fut plein envers moi, dans cette circonstance, de ménagements et de soins. Cet homme, si rude quelquefois et si constamment préoccupé de lui-même, a le cœur ouvert aux sentiments naturels, aux affections de famille, et sait y toucher avec respect, même hors de sa maison et sans aucun lien de personnelle amitié. Au milieu de ces marques d’une sympathie que j’ai quelque droit d’appeler publique, il arriva pourtant qu’un jour, dans la Chambre des députés, un de mes adversaires, par routine, je crois, plutôt que de dessein prémédité, parla de mes efforts obstinés pour rester au pouvoir. Je ne voulus pas écouter en silence cette grossièreté inopportune : Plusieurs fois déjà en ma vie, dis-je, j’ai pris et quitté le pouvoir, et je suis, pour mon compte, pour mon compte personnel, profondément indifférent à ces vicissitudes de la fortune politique. Je n’y mets d’intérêt que l’intérêt public, l’intérêt de la cause à laquelle j’appartiens, et que je me fais honneur de soutenir. Vous pouvez m’en croire, Messieurs ; il a plu à Dieu de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l’âme bien froide à tout autre plaisir et à tout autre mal. C’était bien là le sentiment que je portai dans ma petite maison, en y rentrant avec ma vieille mère et mes trois jeunes enfants.

Ce ne furent pas les affaires, mais les fêtes politiques qui amenèrent pour moi les premières occasions d’en sortir. Dès le surlendemain de la formation de son ministère, M. Molé avait annoncé aux Chambres le mariage de M. le duc d’Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. Le duc de Broglie était parti comme ambassadeur extraordinaire pour aller faire la demande officielle de la main de la princesse, et la ramener en France. Je fus invité pour trois jours à Fontainebleau, où devait se célébrer le mariage. J’y arrivai le 29 mai. La cour était brillante et le public content. C’était de l’avenir, disait-on. On n’ignorait pas que d’autres alliances avaient été tentées sans succès ; on savait gré à la jeune princesse de sa confiance dans la destinée, orageuse peut-être, qui s’ouvrait devant elle. On racontait qu’avant de quitter Schwerin, elle avait répondu aux inquiétudes de sa famille : J’aime mieux être un an duchesse d’Orléans en France, que de passer ma vie à regarder ici, par la fenêtre, qui entre dans la cour du château. On parlait très bien de son esprit, de ses idées, de ses goûts. Parmi les libéraux français, sa qualité de protestante était loin de déplaire ; on y voyait une consécration et un gage de la liberté religieuse. Quand on la vit elle-même, les premières impressions confirmèrent les espérances. Le 29 mai, à cinq heures après-midi, toutes les personnes invitées étaient réunies dans la galerie de François Ier, qui aboutit au vestibule du grand escalier de la cour du Cheval-Blanc par où la princesse devait entrer ; à six heures et demie, le Roi, la Reine, les princes et les princesses y vinrent aussi l’attendre ; on annonçait son approche. A sept heures, au bruit des tambours et des fanfares, et aux acclamations de la foule et de la troupe, elle arriva et trouva au bas de l’escalier le duc d’Orléans et le duc de Nemours, et en haut le Roi lui-même. En l’abordant, et dans cette première rencontre avec toute la famille royale, sa physionomie, ses manières, ses paroles furent parfaitement nobles et simples, affectueuses avec dignité et modestie, sans embarras, comme d’une personne déjà à l’aise dans sa situation nouvelle et naturellement faite pour la grandeur et le bonheur. Le lendemain 30 mai, un peu avant neuf heures du soir, commença la célébration solennelle du mariage : trois cérémonies successives ; le mariage civil, dans la galerie de Henri II, prononcé par M. Pasquier qui, deux jours auparavant, avait reçu du Roi le titre de chancelier ; il était le 146e chancelier de France, depuis saint Boniface qui avait été investi de cette dignité en 732 à l’avènement de Pépin le Bref. Après le mariage civil, le mariage catholique fut célébré dans la chapelle de Henri IV, par l’évêque de Meaux, M. l’abbé Gallard, et le mariage luthérien dans la salle dite de Louis-Philippe, par M. Cuvier, président du consistoire de la confession d’Augsbourg à Paris. Au milieu de ces cérémonies et parmi ces spectateurs si mêlés, les impressions étaient diverses, comme les situations et les croyances ; les uns se félicitaient, les autres regrettaient ; d’autres assistaient avec une curiosité indifférente et un peu de surprise à cette scène compliquée, plus frappés, je crois, de sa nouveauté que de sa grandeur ; mais le succès de l’événement et de la personne même qui y tenait la première place effaçait ou contenait ces diversités ; et pendant les quatre jours que la cour passa encore à Fontainebleau en promenades dans la forêt, spectacles et fêtes de tout genre, le sentiment dominant fut celui de la sympathie et de la satisfaction.

Je ne connais point de palais comparable à celui de Fontainebleau pour de telles solennités ; il leur imprime, dès le premier moment, un grand caractère ; tant de rois et tant de siècles y ont mis la main et laissé leur trace que, lorsqu’il se fait encore là de l’histoire, c’est en présence de toute l’histoire passée, et que les événements nouveaux s’y lient aux événements anciens comme à leurs ancêtres. Depuis le petit escalier tournant qui, dans le coin des plus anciennes constructions, mène à la petite chambre de Louis le Jeune, jusqu’aux grands appartements construits ou restaurés de nos jours, on traverse les séjours de François Ier, Henri II, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Napoléon, Louis XVIII, Louis-Philippe ; on assiste à leurs travaux ; on contemple leurs magnificences. Depuis deux siècles seulement, et sans parler d’autres grands événements, cinq mariages royaux ou leurs fêtes ont eu lieu dans cette résidence ; ce fut à Fontainebleau que le fils naturel de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, César, duc de Vendôme, épousa Gabrielle de Lorraine ; Louis XIV, après son mariage à Saint-Jean-de-Luz avec l’infante Marie-Thérèse, amena la jeune reine à Fontainebleau, et ils y passèrent neuf mois au milieu des plus brillantes fêtes ; le roi d’Espagne Charles II, celui qui légua ses royaumes à Philippe V, avait épousé par procuration à Fontainebleau la nièce de Louis XIV, Marie-Louise d’Orléans ; le mariage de Louis XV avec Marie Leczinska y fut célébré ; puis celui du prince Jérôme Bonaparte avec la fille du roi de Wurtemberg ; puis Louis XVIII y vint recevoir la duchesse de Berry. On ne peut faire un pas dans ce palais sans y rencontrer les plus frappants souvenirs ; pendant que nous assistions au mariage de M. le duc d’Orléans, la duchesse de Broglie y occupait l’appartement de madame de Maintenon ; un matin, en faisant ma toilette dans un cabinet qui jadis avait fait partie de la Galerie aux Cerfs, j’aperçus au bas du mur une plaque de marbre sur laquelle je lus : C’est dans cette fenêtre que la reine Christine de Suède, en 1657, a fait tuer son écuyer Monaldeschi. Partout, dans ce palais, les murs parlent, les morts apparaissent, et semblent se réunir pour recevoir les vivants qui y passent à leur tour.

Le 4 juin, vers quatre heures, je vis rentrer dans Paris, entourée de tout un peuple, cette famille royale que je venais de voir à Fontainebleau dans toutes les pompes de la cour. Le Roi et les princes étaient à cheval, la Reine, Madame la duchesse d’Orléans et les princesses dans une calèche découverte ; de l’arc de l’Étoile au pavillon de l’Horloge, la garde nationale et l’armée en grande tenue bordaient la haie ; une foule immense, curieuse et joyeuse, remplissait les Champs-Élysées et le jardin des Tuileries ; le cortège s’avançait lentement, dans ces vastes allées de marronniers et de lilas en fleurs ; le ciel était pur, le soleil brillant, l’air doux ; la jeune princesse se soulevait par moments dans sa voiture, comme pour mieux voir la grandeur fit l’ensemble du spectacle qui la charmait. Jamais peut-être destinée aussi tragique n’a commencé par d’aussi beaux jours.

Ce n’est pas que, même dès lors, les tristesses ne se soient bientôt mêlées aux joies et les manœuvres ennemies aux acclamations bienveillantes. Dans l’une des fêtes populaires, à la sortie du Champ-de-Mars, l’encombrement de la foule et une porte trop étroite amenèrent des accidents déplorables. Dans le monde et dans la presse, bien des voix hostiles les racontèrent avec une secrète complaisance, les comparant aux malheurs qui, soixante-sept ans auparavant, sur la place Louis XV, avaient accompagné le mariage du dauphin qui fut Louis XVI avec l’archiduchesse Marie-Antoinette, triste présage d’un cruel avenir. L’éclat même des fêtes, les splendeurs de cour, les magnificences royales, les présents offerts à la duchesse d’Orléans, sa corbeille, sa toilette, les descriptions que la flatterie et la curiosité se plaisaient à en faire, devenaient, pour les démocrates ennemis, le texte de remarques et de commentaires adressés aux passions envieuses et haineuses. Rien n’est si aisé que de mettre dans un contraste douloureux la bonne et la mauvaise fortune, la richesse et la misère, toute cette inégale répartition des biens et des maux, des jouissances et des souffrances, qui varie selon les temps, les institutions et les mœurs, mais qui reste, à des degrés divers, la condition permanente de l’humanité. En présence de ce fait redoutable, la foi chrétienne a des dogmes et des promesses, la philosophie des explications et des préceptes, la politique des devoirs et des moyens, sinon pour le faire disparaître, du moins pour le contenir et l’atténuer ; mais peu importe aux factions anarchiques ; elles se préoccupent bien plus d’exploiter la plaie que de la guérir, et les amusements même du peuple leur fournissent une occasion de l’irriter. Elles ne s’y épargnèrent pas lors du mariage de M. le duc d’Orléans ; avec peu de succès au moment même ; les instincts du peuple sont simples et droits, et il prend sa part de plaisir dans les grands événements sans y chercher des sujets de plainte ou de colère. La satisfaction et la bienveillance publiques dans les jours que je rappelle étaient vives et sincères ; mais les factions en guerre avec un gouvernement n’ont pas besoin d’un prompt succès ; elles se nourrissent de leur passion, de leur travail, de leurs espérances ; et si les forces morales et politiques qui ont mission de les combattre ne sont pas incessamment vigilantes et actives, le venin pénètre, se répand, et le corps social se trouve un jour infecté. Une femme d’esprit disait des revenants : Je n’y crois pas, mais je les crains. Il faut croire aux démons anarchiques et veiller sur eux avec cette sage crainte qui est l’intelligence et la prévoyance, non pas la peur.

La fête qui suivit celle du mariage ne fut ni une fête de cour ni une fête populaire. Je n’ai point vu de solennité plus frappante que l’inauguration du musée de Versailles, ni aucune réunion qui mît plus vivement en contact et en contraste la France du XVIIe et la France du XIXe siècle, ces deux sociétés, l’une bien vraiment et naturellement fille de l’autre, et pourtant si diverses et séparées par un si profond abîme, la Révolution. L’idée de ce musée ne fut guère d’abord, dans l’esprit du roi Louis-Philippe lui-même, qu’un expédient pour sauver d’une destruction barbare et d’un emploi vulgaire ce palais et ces jardins, l’œuvre et le séjour magnifique du plus puissant et du plus brillant de ses ancêtres. Bientôt cette idée, grande et belle en elle-même, se développa, s’éleva et conquit l’attachement, je dirais volontiers la passion du Roi comme l’approbation du public. Toute l’histoire, toute la gloire, toutes les gloires de la France, comme on le fit dire à la devise officielle du monument, ressuscitées sur la toile, sur le marbre, et replacées sous les yeux des générations présentes et futures, événements et personnages, grands faits de guerre et de la vie civile, ce rapprochement de tous les temps, de tous les noms, de toutes les destinées françaises, dans ces galeries des morts rappelés à la mémoire des vivants, il y avait là de quoi frapper la pensée réfléchie et l’imagination populaire. Elles accueillirent avec faveur l’œuvre à peine commencée du Roi, et il s’y adonna avec l’orgueil du descendant de Louis XIV, l’amour-propre de l’inventeur et l’assiduité de l’architecte. Il se plaisait à discuter, à ordonner, à suivre de près les travaux en parcourant ces vastes salles, la plupart encore vides, mais qu’il voyait d’avance peuplées et ornées comme il les voulait. Et le jour où l’œuvre fut assez avancée pour qu’il pût la produire devant le public, ce 10 juin 1837 où il appela et promena lui-même tout un peuple d’invités dans ce palais conservé à l’honneur de l’ancienne France et transformé à la convenance de la France nouvelle, ce jour-là fut certainement, pour lui, l’un des plus animés et des plus agréables de sa vie si pleine et si variée. Fut-il très frappé lui-même de la nouveauté du spectacle auquel il présidait ? En démêla-t-il à l’instant le grand et original caractère ? J’en doute ; très probablement le roi Louis-Philippe était absorbé ce jour-là dans le plaisir et le succès de son œuvre. Mais je garde encore l’impression qui me saisit à l’aspect de cette foule empressée, curieuse, et qui se précipitait un peu confusément de salle en salle à la suite du Roi : c’était la France nouvelle, la France mêlée, bourgeoise, démocratique, envahissant le palais de Louis XIV ; pairs, députés, guerriers, magistrats, administrateurs, savants, lettrés, artistes ; invasion pacifique, mais souveraine ; conquérants un peu étonnés au milieu de leur conquête et assez mal dressés à en jouir, mais bien assurés et bien résolus de la garder. Les représentants de l’ancienne société française, les héritiers de ses grands noms et de ses brillants souvenirs ne manquaient point dans cette foule, et circulaient familièrement dans tous les détours de l’ancienne demeure royale ; mais ils y déployaient plus d’aisance qu’ils n’y conservaient d’importance ; un peuple devenu grand par lui-même et pour son propre compte, et qui s’essayait à devenir libre, dominait dans le palais du grand roi et y remplaçait sa cour.

La fête dramatique qui termina la journée eut aussi ses contrastes. L’ancienne salle de spectacle du château, tout récemment restaurée, était resplendissante de couleur et de lumière ; le Roi avait voulu que le chef-d’œuvre de Molière, le Misanthrope, y fût représenté sans aucune altération et sans que rien y manquât ; pas un vers ne fut omis ; l’ameublement de la scène était bien du XVIIe siècle ; des costumes fidèles et préparés pour ce jour-là avaient été donnés aux acteurs ; tout le matériel de la représentation, dans la salle et sur le théâtre, était excellent, et probablement bien meilleur qu’il n’avait jamais été sous les yeux de Louis XIV et par les soins de Molière. Mais la représentation même fut médiocre et froide, par défaut de vérité encore plus que de talent ; les acteurs n’avaient aucun sentiment ni des mœurs générales du XVIIe siècle, ni du caractère simplement aristocratique des personnages, de leur esprit toujours franc, de leur langage toujours naturel au milieu des raffinements et des frivolités subtiles de leur vie mondaine. Les manières étaient en désaccord avec les habits et l’accent avec les paroles. Mademoiselle Mars joua Célimène en coquette de Marivaux, non en contemporaine de madame de Sablé et de madame de Montespan. Et l’infidélité était plus choquante à Versailles et dans le palais de Louis XIV qu’à Paris et sur le théâtre de la rue de Richelieu.

De Fontainebleau et de Versailles je passe à Compiègne où, vers le commencement de septembre de cette même année 1837, le duc d’Orléans, qui y tenait un camp de vingt mille hommes, m’invita pour quelques jours. Le château de Compiègne, malgré son étendue et sa splendeur, n’a rien qui saisisse et satisfasse l’imagination ; l’antique origine et les grands souvenirs historiques du lieu ont disparu dans la récente et massive construction de Louis XV ; il faut les rechercher dans les livres, et on les oublie dans ces cours, ces pavillons, ces appartements, ces escaliers où rien ne les rappelle. Mais le séjour de Compiègne eut pour moi, à cette époque, un attrait particulier ; ce fut là que je commençai à connaître madame la duchesse d’Orléans que le prince, son mari, se plaisait à montrer à l’armée comme à ses visiteurs, et qui leur faisait, avec une grâce très digne, les honneurs du château. Assis plusieurs fois auprès d’elle à table, nous causâmes beaucoup et de toutes choses, car elle avait pensé et elle s’intéressait à tout avec l’empressement et le charme d’un esprit élevé, riche, cultivé, prompt, trop prompt peut-être à accueillir ce qui lui donnait de nobles jouissances, et plus généreux dans ses impressions que difficile dans son goût ou son jugement. Nous n’étions pas toujours du même avis, et elle se prêtait de bonne grâce à mes dissentiments, un peu étonnée pourtant quelquefois, et ne me donnant guère lieu de croire qu’elle fût très touchée de mes observations. Je la quittai charmé de la distinction de son esprit, de l’élévation de ses sentiments, et convaincu qu’il y avait là une âme vraiment royale, que les épreuves de la vie n’éclaireraient peut-être pas toujours, mais dont jamais elles n’abattraient le courage et n’altéreraient la dignité.

Le 17 octobre 1837, quatre mois après le mariage de M. le duc d’Orléans, sa seconde sœur la princesse Marie, épousait, au château de Trianon, le duc Alexandre de Wurtemberg, et moins de quinze mois après, elle mourait à Pise, loin de sa famille, laissant des œuvres et un nom singulièrement célèbres pour une princesse de vingt-cinq ans. Elle avait reçu du ciel ces dons de l’invention et du sentiment dans le domaine des arts, qui frappent et émeuvent, au loin comme de près et dans tous les rangs, l’imagination des hommes. Ils étaient certainement, le duc d’Orléans et elle, les plus brillants et les plus populaires de la famille royale, et ils sont morts tous deux dans la fleur de leur popularité et de leur jeunesse, devant les perspectives du plus bel avenir. Quoique le tour si original d’esprit et de caractère de la princesse Marie ait surtout paru dans la sphère des arts, elle ne s’y renfermait point ; ce naturel ardent et expansif se retrouvait en elle, de quelque objet qu’elle s’occupât, et elle avait goût à s’occuper de toutes les grandes choses. Un jour, dans le parc de Neuilly, au commencement de l’été de 1838, nous causions des plus agréables emplois de la vie ; elle se plaisait à parler de la situation d’une grande dame échappant au joug de sa grandeur, à l’étiquette, à la monotonie de la cour, et, sans descendre de ses habitudes élégantes, s’entourant d’une société variée, animée, spirituelle. Le portrait que fait Bossuet de la princesse Palatine, Anne de Gonzague, dans son oraison funèbre, et quelques-unes de ses belles paroles me revinrent à l’esprit ; je les rappelai à la princesse Marie : Le génie de la princesse Palatine se trouva également propre aux divertissements et aux affaires. La cour ne vit jamais rien de plus engageant ; et sans parler de sa pénétration, ni de la fertilité infinie de ses expédients, tout cédait au charme secret de ses entretiens... tant elle s’attirait de confiance, tant il lui était naturel de gagner les cœurs ! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu’où elle pouvait s’engager, et on la croyait incapable ni de tromper, ni d’être trompée. Son caractère particulier était de concilier les intérêts opposés, et, en s’élevant au-dessus, de trouver le secret endroit et comme le nœud par où on les peut réunir... inébranlable dans ses amitiés et incapable de manquer aux devoirs humains. La princesse Marie s’émut à l’image de ce caractère et de cette vie : Oui, me dit-elle, être de tout, tout voir, prendre part à tout sans s’asservir à rien ; des conversations charmantes, quelquefois la main dans les grandes affaires, de la liberté, des amis, et la maison de ma tante Adélaïde, dans la rue de Varennes, pour les recevoir, ce serait là le parfait bonheur. Il ne lui a pas été donné d’en jouir ; mais le spectacle des désastres et des douleurs de sa famille lui a été épargné. Dieu distribue, en dehors de la prévoyance des hommes, ses rigueurs et ses faveurs.

J’ai toujours ressenti, même avant d’atteindre à la vieillesse, un respect affectueux pour les morts : la variété infinie et imprévue des coups de la mort me revient sans cesse en pensée à l’aspect des plus fortes et plus heureuses vies ; les longs regrets m’inspirent, pour les âmes qui les ressentent, une profonde et sympathique estime ; la promptitude de l’oubli me pénètre de compassion pour ceux qui ont passé si vite des cœurs où ils croyaient tenir tant de place, et je me plais à conserver des souvenirs que je vois si aisément effacés. Pendant mon séjour à Londres, en 1840, j’allai un soir faire une visite à Holland-House ; lord Holland avait dîné je ne sais où ; je trouvai lady Holland seule dans cette longue bibliothèque où sont placés, au-dessus des livres, les portraits des hommes célèbres, politiques, philosophes, écrivains, qui ont été les amis et les habitués de la maison. Je demandai à lady Holland s’il lui arrivait souvent de se trouver ainsi seule : Non, me dit-elle, c’est rare ; mais quand cela m’arrive, les ressources ne me manquent pas ; et me montrant tous ces portraits : Je prie les amis que vous voyez de descendre de là-haut ; je sais la place que chacun d’eux préférait, le fauteuil où il avait coutume de s’asseoir ; ils y reviennent ; je me retrouve avec M. Fox, Romilly, Mackintosh, Sheridan, Horner ; ils me parlent et je ne suis plus seule ; et cette personne hautaine, capricieuse, impérieuse, qui, à travers les succès que lui avaient valus sa beauté et son esprit, avait un renom de sécheresse et d’égoïsme, était, en me parlant ainsi, visiblement et sincèrement émue. J’en ai gardé sur elle une impression favorable. Quiconque n’oublie pas a vraiment aimé, et la fidélité de la mémoire est l’un des gages les plus assurés de ce que vaut le cœur.

Je ne veux pas encourir envers les hommes avec qui j’ai vécu, et qui, presque tous, m’ont accueilli, jeune encore et inconnu, avec une extrême bienveillance, ce tort de l’oubli. Précisément à l’époque dont je m’occupe en ce moment, dans le court espace de trois années, de 1836 à 1839, j’en vis disparaître, coup sur coup, un grand nombre, mes prédécesseurs immédiats ou mes contemporains dans la vie, quelques-uns mes amis, tous vraiment distingués, et qui, à des degrés très inégaux comme à des titres très divers, ont tenu assez de place dans le monde pour en garder un peu dans ses souvenirs, et pour me donner le droit de dire, à leur sujet, quelque chose des miens.

Les deux premiers, par la date de leur mort en 1836, M. Raynouard et M. Flaugergues, étaient les deux derniers survivants de cette commission du Corps législatif qui, en 1813, avait tenté le premier essai, je ne veux pas dire de résistance, mais d’avertissement sincère à l’empereur Napoléon, arrivé, à travers tant de triomphes, aux plus funestes désastres et sur le penchant de sa ruine. M. Raynouard, Provençal honnête et fin, de manières et de paroles vives, mais d’un esprit modéré, sincèrement libéral et capable de courage dans un jour de crise, bien que soigneux d’éviter les situations difficiles et la nécessité du courage qui ne lui aurait pas manqué. Après les Cent-Jours, il se retira de la vie politique et s’adonna tout entier, non plus, comme il l’avait fait d’abord, à la poésie et au théâtre, mais aux lettres savantes, à l’histoire de la langue et de la littérature françaises, surtout dans les provinces du Midi, et aux travaux des deux académies auxquelles il appartenait dans l’Institut. Il jouit sans trouble, jusqu’à son dernier jour, de l’indépendance et de la considération dans le travail, le repos et l’intimité de quelques amis. M. Flaugergues, Rouerguat de mœurs simples et de formes roides, cœur droit et esprit ferme jusqu’à l’entêtement, sans originalité, mais non sans prétention dans ses idées politiques et raisonneur subtil avec pesanteur. N’ayant pas, comme M. Raynouard, les goûts et la vie littéraires pour asile, il continua d’occuper de modestes fonctions publiques jusqu’au jour où, sous le ministère de M. de Villèle, sa consciencieuse indépendance l’en fit écarter. Il vécut dès lors dans la retraite, comme son collègue de la commission des cinq, mais bien plus obscur et oublié. Ils étaient, l’un et l’autre, de très honorables types des honnêtes gens fidèles à leurs convictions libérales, mais découragés plutôt qu’éclairés par l’expérience, et décidés, par sagesse et probité, à repousser les conséquences iniques ou absurdes de l’esprit révolutionnaire, sans avoir appris à en bien discerner et à en combattre résolument les vices.

Quelques mois plus tard moururent deux hommes dont la vie avait été plus activement et plus constamment politique, M. de Marbois, vieillard de quatre-vingt-douze ans, qui comptait soixante et onze ans de services publics, et l’abbé de Pradt, archevêque de Malines, qui, depuis plus de vingt ans, avait échangé son siège épiscopal, où les catholiques ne voulaient plus de lui contre une pension de douze mille francs, et vivait dans sa terre du Breuil en Auvergne, faisant incessamment des brochures, des articles de journal et des courses à Paris. J’ai déjà dit quelles avaient été, en 1815 et 1816, mes relations avec M. de Marbois ; elles restèrent, jusqu’à sa mort, fréquentes et affectueuses. J’ai beaucoup vu l’abbé de Pradt dans le monde où il était le plus intarissable et le plus fatigant des parleurs, et décidé à croire ses auditeurs aussi infatigables que lui. La comparaison de la vie de ces deux hommes et de la situation qu’ils se firent l’un et l’autre serait une étude curieuse et d’une conclusion très morale. Tous deux furent, dès leur jeunesse et presque jusqu’à leur mort, mêlés aux événements et aux affaires de leur temps, dans les fonctions publiques, dans les assemblées, à la cour, à l’étranger, dans l’exil ; tous deux ont servi, et même loué presque tous les pouvoirs qui se sont succédé parmi nous, et des pouvoirs très divers ; tous deux ont beaucoup agi, beaucoup écrit, beaucoup parlé ; mais dans ces vicissitudes de leur vie, ils ont été marqués, ou plutôt ils se sont marqués eux-mêmes du sceau le plus contraire. Le vice radical des révolutions répétées, c’est de méconnaître et de tuer le respect. L’abbé de Pradt donna à plein collier dans ce vice de son temps ; M. de Marbois y demeura toujours étranger. Quelle que fût sa situation, M. de Marbois, intègre et sérieux, respectait sincèrement ses idées, sa cause, son pays, son parti et lui-même. L’abbé de Pradt, vaniteux et léger, ne gardait le respect à rien, ni à personne ; idées, cause, parti, maître, il encensait ou injuriait, portait aux nues ou bafouait tour à tour. Aussi l’un a vécu et est mort honoré de ses supérieurs, de ses égaux, même de ses adversaires et des indifférents à qui il déplaisait ; l’autre a toujours été traité sans la moindre considération par ceux-là même qu’il servait ou qu’il amusait ; et malgré son rare esprit et sans être vraiment corrompu, il a fini également décrié dans l’État et dans l’Église, comme politique et comme prêtre. Le monde prend les hommes au mot, et ne fait pas d’eux plus de cas qu’ils n’ont l’air d’en faire eux-mêmes.

L’homme qui avait été chargé trois fois de remettre à flot les finances de la France épuisée par la guerre ou bouleversée par les révolutions, et qui trois fois les avait en effet remises à flot par le crédit, en fondant le crédit sur l’ordre et la probité, le baron Louis mourut aussi dans le cours de cette année 1837. Esprit large, ferme et simple, qui ne se proposait qu’un but, ne le perdait jamais de vue, et en imposait imperturbablement à tout le monde toutes les conditions. Indépendamment des services signalés qu’il rendit dans l’exercice direct du pouvoir, personne n’a plus contribué que lui à faire pénétrer et à établir solidement, dans toutes les branches de notre administration financière, ces maximes saines, ces habitudes et ces traditions fortes qui, en dépit des perturbations politiques, l’ont jusqu’ici défendue et la défendront toujours, j’espère, contre les rêveries ignorantes, les innovations étourdies, et contre les prétentions avides que le désordre seul peut assouvir.

Un autre vaillant défenseur d’une autre espèce d’ordre encore plus pressant sinon plus nécessaire, le maréchal comte de Lobau termina à la même époque sa vie, tant de fois hasardée et épargnée sur les champs de bataille. C’était, sous des formes peu élégantes, un esprit sensé et judicieux jusqu’à la finesse, avec autant de dévouement aux devoirs du citoyen qu’à ceux du soldat. Il commandait depuis sept ans la garde nationale de Paris avec une fermeté tranquille et une autorité brusque dans ses courtes paroles, mais intelligente et prudente. Peu de mois avant sa mort, l’armée perdit aussi un de ses chefs éminents, le général du génie Haxo, illustré naguère par le siège d’Anvers, officier et homme d’élite, d’un esprit très cultivé en dehors de ses études spéciales et du plus honorable caractère. Sa rare capacité et la juste confiance qu’il inspirait l’auraient rendu propre à plus d’une grande carrière s’il n’eût été possédé d’une manie qui, en lui faussant quelquefois le jugement, faisait de lui un homme toujours incommode et souvent impraticable, la manie de critiquer, d’objecter et de contredire, comme s’il en eût eu besoin pour prouver l’originalité et l’indépendance de sa pensée. Un de ses amis disait de lui : Haxo n’est jamais de l’avis de personne ; aussi personne n’est jamais de son avis.

La mort semble avoir des jours où elle cherche, dans toutes les carrières, des proies rares à enlever. En même temps qu’elle frappait tant d’hommes distingués voués au service de l’État, elle atteignait, dans leur retraite et au milieu de leurs travaux scientifiques, un académicien, un métaphysicien et un médecin, tous trois éminents et célèbres, M. Silvestre de Sacy, M. Laromiguière et le docteur Broussais. Je n’ai rien à dire ici de leurs mérites spéciaux dans leurs sciences diverses ; mais j’ai gardé, de leur caractère et de leur physionomie, un profond souvenir. M. Silvestre de Sacy avait les lumières de son temps avec les mœurs du temps ancien ; actif avec calme et gravité, il savait suffire à des fonctions nombreuses et diverses sans cesser de prendre ses savantes études pour le centre de sa vie ; quand il était appelé à une situation en rapport avec la politique, il en remplissait les devoirs avec scrupule plutôt que comme sa mission propre et favorite, et même en s’occupant des affaires du monde, il restait attaché à son austère foyer. Sa vaste érudition, loin de l’ébranler, avait confirmé en lui sa foi chrétienne, et tous les bouleversements auxquels il avait assisté n’avaient altéré ni ses habitudes domestiques, ni l’exactitude de sa piété. La révolution qui avait tout atteint, tout changé autour de lui, semblait n’avoir jamais pénétré jusqu’à lui-même ; et si elle ne fût pas arrivée, il eût été, je crois, la même personne morale qu’il était. Je n’ai connu aucun homme sur qui les circonstances et les influences extérieures eussent moins de prise, et, qui, pour le gouvernement de sa vie, écoutât plus exclusivement la voix de son jugement propre et de sa conscience dans la solitude de l’âme. Rare et admirable exemple de santé morale, car il est encore plus difficile pour les âmes que pour les corps d’échapper à la contagion. Au contraire de M. de Sacy, M. Laromiguière avait suivi le courant des idées et des influences  modernes. C’était, dans l’ordre intellectuel et avec la fine modération de son esprit, un disciple du XVIIIe siècle, et le fidèle ami des plus fidèles représentants philosophiques de cette grande époque, Condorcet, Tracy, Cabanis, Volney, Garat. Mais en partageant habituellement leurs opinions et leur société, M. Laromiguière se tint absolument en dehors de la politique, étranger à toute ambition mondaine, à toute apparence ambitieuse, exclusivement adonné à l’étude et à l’enseignement de la philosophie, et la pratiquant avec autant de sagesse qu’il avait de charme en l’enseignant. Je ne sais si, dans l’histoire de la métaphysique, il restera une grande trace de ses travaux, entre autres de sa tentative pour élargir et élever la doctrine sensualiste de son maître Condillac en lui faisant faire un pas vers le spiritualisme ; son idée à ce sujet fut ingénieuse et bien exposée plutôt qu’originale et profonde. Mais ce qui restera dans les souvenirs de notre temps, c’est l’attrait de la personne et de l’enseignement de M. Laromiguière ; caractère doux et facile avec honneur, esprit clair et élégant, toujours animé et jamais agressif, qui se plaisait dans la conversation et la controverse, mais n’aimait pas la lutte et l’évitait avec soin, même dans la sphère philosophique, tout en maintenant avec dignité sa pensée ; sincère sans passion ; se défendant bien et n’acceptant jamais la défaite, mais peu ardent à poursuivre la victoire ; plus soigneux de son indépendance et de son repos que jaloux de propager ses doctrines, et les livrant sans beaucoup de sollicitude à leur sort pour qu’elles ne troublassent pas le sien.

Nul ne ressemblait moins, en ceci, à M. Laromiguière que le docteur Broussais ; autant l’un aimait la science tolérante et pacifique, autant l’autre la voulait guerrière et dominante. Je n’ai nulle opinion et nul droit d’en avoir une sur les théories physiologiques et médicales du docteur Broussais, et personne n’est plus opposé que moi aux idées philosophiques générales qu’il crut pouvoir en déduire ; mais il était impossible de le connaître sans être frappé, et je dirai touché de l’énergie de ses convictions et de son dévouement à les faire triompher. C’était une de ces natures intellectuellement puissantes et fortement personnelles, en qui l’amour de la vérité et l’amour-propre se mêlent et s’unissent si intimement qu’il est difficile de discerner quelle est la part de l’un ou de l’autre dans les emportements et les entêtements de la passion. Le docteur Broussais a eu, dans sa vie scientifique, le sort de plus d’un grand politique ; il a fait et perdu de vastes conquêtes ; il a vu grandir et déchoir sa renommée ; il a joui, dans le jeune monde savant, de la faveur populaire et connu les amertumes du délaissement. Je suis convaincu que ni ses erreurs, ni ses revers n’ont ébranlé sa foi dans ses idées et ses espérances pour leur avenir : Il était de ceux qui, même en tombant, font faire un pas à ceux qui les suivent, et qui ont plus de droit au respect dans leur déclin qu’a l’enthousiasme pendant leur triomphe.

Parmi tant de morts de ces trois années, je n’ai pas encore nommé le plus célèbre, celui qui avait fait le plus de bruit pendant sa vie et qui en fit encore le plus au moment de sa mort, le prince de Talleyrand. Depuis sa démission de l’ambassade de Londres, il vivait tantôt à Paris, tantôt dans son château de Valençay, toujours très bienvenu du roi Louis-Philippe, mais ne trouvant pas toujours, dans sa faveur inactive, de quoi échapper au vide et à l’ennui. Il avait été, dès l’origine, membre de la classe des sciences morales et politiques de l’Institut, et il y rentra de droit en 1832, quand je la fis rétablir. La fantaisie lui vint, en 1838, d’y faire une lecture, et il nous lut en effet, le 3 mars, dans une séance particulière, une notice sur le comte Reinhard, savant et honnête diplomate qui avait longtemps servi sous ses ordres, soit dans les bureaux, soit dans divers postes extérieurs, et qui avait même été un moment, en 1799, ministre des affaires étrangères. L’écrivain était plus grand que son sujet. Il avait trop de goût pour chercher à le grandir ; le sentiment juste des proportions et des convenances était l’une des qualités de l’esprit de M. de Talleyrand, et sa charlatanerie, quand il voulait en avoir, était parfaitement fine et cachée. Tout en louant beaucoup M. Reinhard, il le laissa à sa place et à sa taille ; mais il répandit dans sa notice, à propos des études et de la carrière diplomatiques, une multitude de réflexions ingénieusement sensées et de traits spirituels, sans re cherche de nouveauté ni d’éclat. Elle était écrite avec cette élégance naturelle qui, dans un sujet modeste et une composition courte, tient lieu du talent sans y prétendre. Cette lecture à laquelle assistaient plusieurs membres des autres académies de l’Institut, entre autres M. Royer-Collard et M. Villemain, eut un succès général. On y remarqua surtout un éloge très juste, mais assez peu attendu, des fortes études théologiques, de leur influence sur la vigueur comme sur la finesse de l’esprit, et des habiles diplomates ecclésiastiques qu’elles avaient formés, notamment le cardinal chancelier Duprat, le cardinal d’Ossat et le cardinal de Polignac. M. de Talleyrand avait évidemment pris un hardi plaisir à rappeler que, lui aussi, il avait étudié au séminaire, et à prouver que si, depuis, il s’était peu soucié des devoirs de son état, il n’avait pas oublié du moitié les avantages qu’il avait pu en recueillir. Ses auditeurs lui savaient gré d’être venu offrir à l’Institut un travail qui, pour lui, serait probablement le dernier, et les moins dévots pardonnaient volontiers, au grand seigneur philosophe qui faisait, envers eux, acte de déférence, ses compliments aux théologiens.

Leur bienveillance pour lui fut mise bientôt à une plus difficile épreuve. Peu de semaines après sa lecture à l’Académie, M. de Talleyrand tomba gravement malade ; la mort approchait. Comment la recevrait-il ? Quel serait sur sa vie passée, son propre et dernier jugement ? Au moment de paraître devant le souverain juge, par quels actes où quels refus, par quelles paroles ou quel silence manifesterait-il l’état de son âme ? Sur le seul bruit de sa maladie, les chefs et les zélés fidèles de l’Église catholique se préoccupaient vivement de ces questions. Autour de lui, les sollicitudes affectueuses et les instances pieuses ne manquaient pas. En revanche, parmi ceux de ses contemporains qui avaient, comme lui, professé et mis en pratique les idées philosophiques du XVIIIe siècle et de là Révolution, plusieurs redoutaient de sa part un démenti de sa vie, une désertion de sa cause, un acte de faiblesse et d’hypocrisie. A ne parler que des actes extérieurs et connus de ses derniers jours, ce que fit alors M. de Talleyrand, il eut raison de le faire, et sa mort ne mérita aucun reproche de mensonge ni de faiblesse. Indépendamment de toute foi intime, il avait, dans ses rapports avec l’Église à laquelle il s’était lié, manqué à d’impérieux devoirs et donné de grands scandales ; en se soumettant à reconnaître de tels torts et à en témoigner son repentir, il fit un acte honnête en soi autant que convenable selon le monde, qui n’était ni une abjuration de ses idées générales, ni un abandon de sa cause politique, mais une réparation solennelle après d’éclatants désordres. Et il put faire cet acte sans hypocrisie, car il était de ceux qui, même dans la licence de leur vie, conservent, par justesse et élévation d’esprit, l’instinct de l’ordre moral, et qui lui rendent volontiers, quand le temps n’est plus où ils auraient à lui sacrifier leurs intérêts ou leurs passions, le respect qui lui est dû.

J’ignore quelle fut, à l’heure suprême et dans le frémissement solitaire de l’âme près de se séparer du monde, la disposition religieuse de M. de Talleyrand ; la mort a des coups d’autorité bien inattendus et des secrets que personne ne pénètre ici-bas. Mais un fait caractéristique mérite d’être rappelé. Quand, sur son lit de mort, on lui présenta à signer la lettre qu’il avait résolu d’adresser au pape, il voulut  qu’elle fût datée du même jour où il avait lu à l’Institut sa notice sur le comte Reinhard. Il avait à cœur de constater qu’il avait écrit cette lettre dans la pleine fermeté de sa pensée, et de placer son acte de soumission envers l’Église au même moment où il faisait acte de fidélité aux souvenirs de sa vie et à ses amis.

Dans la même année 1838, quelques mois après la mort de M. de Talleyrand, un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, comme lui, l’un de ses collègues et de ses adversaires dans l’Assemblée constituante de 1789, le comte de Montlosier fut appelé, en mourant, à la même épreuve. C’était l’une des natures les plus originales et les plus fortes que j’aie connues : son caractère, son esprit, son talent, soit comme orateur, soit comme écrivain, sa personne même et ses manières, tout en lui avait la double physionomie de la solitude et de la lutte ; il semblait avoir toujours vécu loin du monde, dans ses montagnes d’Auvergne, méditant sur ses volcans ou sur ses lectures, et n’être descendu au milieu des hommes que pour combattre. Libéral et aristocrate, monarchique et indépendant, chrétien et se méfiant des prêtres, ses opinions en religion, en politique, en histoire, en littérature étaient profondément personnelles, le fruit de son étude et de sa pensée solitaires, et il les soutenait comme on défend sa maison ou sa vie. Il était à la fois plein d’orgueil et capable de dévouement, et opiniâtre avec passion dans des idées et des sentiments incohérents et décousus. Il y avait en lui les éléments d’un homme supérieur ; mais la mesure et l’harmonie y manquaient absolument, et il consuma en travaux incomplets, en efforts généreux, mais presque toujours vains, et en combats souvent excessifs, une force d’âme et d’esprit rare et une longue vie. Quand il en vit approcher le terme, il appela la foi et l’Église chrétienne à son aide dans ce redoutable passage ; il les avait toujours respectées et souvent défendues ; elles n’avaient point de défection, point de scandale à lui reprocher ; il se déclara prêt à désavouer, d’une façon générale, ce qui, dans sa conduite ou ses écrits, avait pu être contraire à leurs dogmes ou à leurs préceptes ; mais on lui demanda de rétracter expressément les idées qu’il avait soutenues sur les rapports de l’Église avec l’État, le rôle du clergé dans nos sociétés chrétiennes, les congrégations religieuses. Il s’arrêta, attristé et indécis ; on parla d’explications, on proposa des rédactions ; et pendant qu’on discutait, il mourut dans ce mélange de soumission et de résistance, jamais déserteur ni rebelle, mais toujours indépendant.

Je me suis acquitté, si jamais on s’acquitte, envers les morts de ce temps qui ont tenu, dans ma vie, une place très diverse et très inégale. Il ne me reste qu’à marquer ici la triste date de la mort d’une personne dont, pendant près de vingt ans, l’amitié m’a été parfaitement douce dans les jours heureux et plus douce encore dans les jours de douleur. La duchesse de Broglie mourut d’une fièvre cérébrale, le 22 septembre 1838 : l’une des plus nobles, des plus rares et des plus charmantes créatures que j’aie vu apparaître en ce monde, et de qui je ne dirai que ce que Saint-Simon dit du duc de Bourgogne en déplorant sa perte : Plaise à la miséricorde de Dieu que je la voie éternellement où sa bonté sans doute l’a mise ! Je retourne aux vivants, à leurs agitations et à leurs luttes.

En formant le cabinet du 15 avril, M. Molé avait entrepris une œuvre difficile ; il abandonnait la politique de résistance qu’en thèse générale il voulait maintenir ; il adoptait la politique du tiers-parti sans être lui-même du tiers-parti, et sans se placer nettement au milieu de ce groupe, comme de ses propres et naturels adhérents. Par ses idées, ses habitudes, ses goûts, il était homme d’ordre et de pouvoir ; les maximes comme les tendances de l’opposition démocratique lui inspiraient beaucoup plus d’inquiétude que de sympathie, et pourtant c’était aux désirs de l’opposition démocratique qu’il cédait et vers elle qu’il penchait en retirant les lois répressives et monarchiques qu’il avait lui-même présentées, et en proclamant l’amnistie au milieu de la lutte, le lendemain, non pas d’une victoire, mais d’une défaite. Un pouvoir unique et qui agit sans discuter peut, à un jour donné et pour quelques jours, changer ainsi brusquement d’attitude, de direction, de langage ; niais c’était en présence de grandes assemblées libres, et quand il ne pouvait échapper à leurs débats que M. Molé accomplissait cette manœuvre soudaine. Que sa nouvelle politique fût bonne ou mauvaise, sa situation parlementaire était faible et fausse ; il avait à gouverner devant et par les Chambres, et il était, dans les Chambres, sans parti ami et éprouvé, sans drapeau ferme et clair, flottant entre toutes les grandes opinions de l’assemblée, et momentanément incliné vers celle dont il ne pouvait se promettre un appui sûr et qui convenait le moins à ses propres penchants.

Il atténua ou ajourna, avec beaucoup de sagacité et de tact, les difficultés de cette situation. La gravité de sa figure et de ses manières lui ôtait les apparences de la versatilité ou de la faiblesse. L’agrément de son commerce et de sa conversation attirait vers lui les hommes sans parti pris, et lui conciliait la bienveillance dans les rangs même où il ne rencontrait pas l’adhésion politique. Il savait démêler et placer à propos les mesures qui devaient donner, aux opinions diverses, des satisfactions désirées ou des compensations convenables. Quatre jours après avoir amnistié les fauteurs des complots révolutionnaires, il fit rouvrir et rendre au culte l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois qui était restée fermée depuis l’émeute du 13 février 1831, délivrant enfin les catholiques de cet outrage révolutionnaire. Vint ensuite le rétablissement du crucifix dans la salle de la Cour royale de Paris. Tout en servant la maison de Bourbon, il n’oubliait pas son début dans la vie publique, et il rendait, dans l’occasion, à la famille ou aux anciens adhérents de l’empereur Napoléon, d’honorables bons offices ; il présenta aux Chambres et fît voter, pour l’ex-reine de Naples, la comtesse de Lipona, une pension de 100.000 francs. En même temps qu’il se montrait vigilant pour les convenances religieuses et morales, il prenait soin des intérêts matériels, et faisait présenter à la Chambre des députés de nombreux projets de loi pour l’établissement de chemins de fer à exécuter par le concours de l’industrie privée et de l’État. Plusieurs lois importantes, la plupart déjà proposées par les cabinets précédents, entre autres sur les attributions des autorités municipales et des conseils généraux de département, furent définitivement discutées, adoptées et promulguées dans le cours de son ministère. L’honneur lui échut de faire effectivement fermer à Paris les maisons de jeu, mesure votée pendant le cabinet du 11 octobre 1832, sur la proposition de M. Humann. Par les soins des collègues de M. Molé, MM. Barthe, Montalivet, Salvandy, Lacave-Laplagne, l’administration intérieure se montra, à cette époque, éclairée et active ; et le nom de M. Molé, son caractère impérieux avec une douceur froide, sa situation auprès du roi Louis-Philippe, avec qui il était à la fois déférent et exigeant, respectueux et susceptible, donnaient à son cabinet une unité qui n’était pas bien puissante, mais qui ne manquait pas de dignité.

Dans la conduite des affaires extérieures, il eut ce bonheur qu’aucun dissentiment profond, aucune question compromettante ne s’éleva, pendant son ministère, entre les grandes puissances européennes. Le cabinet anglais était, avec lui, moins confiant et plus froid qu’il ne l’avait été avec M. Casimir Périer et le duc de Broglie. Les cabinets de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, fort aises de ce relâchement des liens entre les deux grands États constitutionnels, entretenaient avec M. Molé de bons rapports, se louaient de ses principes et de ses formes, mais se montraient plus disposés à en profiter qu’à y répondre par un sérieux retour. C’était une situation plus agréable que forte, pas assez forte pour surmonter des difficultés graves si elles se fussent présentées, mais qui ne les provoquait point et suffisait aux nécessités du moment.

Des incidents survinrent d’ailleurs, dans les régions secondaires de la politique extérieure, qui furent, pour le cabinet de M. Molé, de bonnes fortunes qu’il sut saisir et faire valoir. En Amérique, dans la plupart des nouveaux États formés des débris de la domination espagnole, des gouvernements violents et précaires méconnaissaient à chaque instant les principes du droit public, froissaient les intérêts des résidents ou des négociants étrangers, et repoussaient, avec une arrogance ignorante et imprévoyante, les réclamations des gouvernements européens. En mars 1838, des faits de ce genre amenèrent une rupture avec le Mexique, d’abord la suspension des relations diplomatiques, puis le blocus des ports mexicains, puis la guerre. Une escadre française, commandée par l’amiral Baudin, et que le prince de Joinville s’empressa de rejoindre, poussa vigoureusement l’attaque, enleva d’assaut le fort de Saint-Jean d’Ulloa qu’on disait imprenable, prit la Vera-Cruz, et contraignit enfin le gouvernement mexicain, malgré ses bravades et ses oscillations révolutionnaires, à signer, le 9 mars 1839, une paix qui faisait justice aux réclamations de la France. Dans l’Amérique du Sud, à l’embouchure de la Plata, entre Montevideo et Buenos-Aires, des causes analogues, compliquées par les discordes intestines des deux républiques, firent éclater des événements semblables, et commencèrent, en juin 1838, cette série de négociations, de combats et de pacifications inefficaces qui devaient occuper pendant dix ans la diplomatie, la marine et la tribune françaises. La république noire d’Haïti ne tenait pas les engagements qu’elle avait contractés en 1825, sous le ministère de M. de Villèle, en retour de la reconnaissance de son indépendance ; M. Molé les lui rappela, d’abord par la négociation, puis par la présence d’une escadre ; et le 12 février 1838, un nouveau traité fut conclu qui confirmait l’indépendance du nouvel État, réglait à soixante millions l’indemnité des colons, et en faisait commencer sans délai le payement. Ces lointaines entreprises, vaillamment exécutées et conduites à bonne fin, excitaient l’intérêt du public, et animaient, sans la compromettre, la politique extérieure du cabinet.

Il chercha et obtint en Algérie un succès plus important et plus durable. Il avait été décidé sous le cabinet précédent, avant ma rupture avec M. Molé, qu’une seconde expédition serait entreprise contre Constantine, et vengerait l’échec que nous y avions essuyé. Elle eut lieu en effet du 2 octobre au 3 novembre 1837, sous le commandement du général de Damrémont, qui la prépara avec une activité prévoyante, la conduisit, à travers de sérieuses difficultés, jusque sous les murs de la place, et visitait avec M. le duc de Nemours les travaux de la tranchée lorsqu’un boulet de canon vint le frapper, et, sans lui laisser même sentir la mort, termina glorieusement son honorable vie. Ce triste incident, loin de la ralentir, redoubla l’ardeur de l’attaque ; le plus ancien des lieutenants généraux, le général d’artillerie Valée, déjà en possession dans l’armée d’une estime et d’une confiance auxquelles, depuis le commencement de l’expédition, il avait acquis de nouveaux titres, prit sur-le-champ le commandement, et le lendemain même de la  mort du général Damrémont, 13 octobre, l’assaut fut donné avec une vigueur digne des meilleurs jours de nos meilleurs soldats. M. le duc de Nemours commandait, avec son intrépide sang-froid, la colonne d’attaque ; plusieurs de nos plus vaillants officiers, entre autres le colonel Combes et le colonel Lamoricière y trouvèrent, l’un la mort, l’autre une blessure grave ; mais la place fut emportée ; sa chute détermina la soumission de la plupart des tribus environnantes, et l’expédition devint une conquête qui rangea définitivement la province de Constantine au nombre des possessions françaises en Afrique.

Quatre mois auparavant, le général Bugeaud, envoyé dans la province d’Oran pour y combattre les progrès d’Abd-el-Kader, avait conclu, avec cet habile chef arabe, le traité connu sous le nom de traité de la Tafna ; paix précaire, qui devait être vivement critiquée et qui, pour les esprits préoccupés de notre avenir en Algérie, donnait lieu en effet à des objections graves, mais qui, au moment de sa conclusion, était opportune et fut utile. C’est la manie des spectateurs de juger les actes politiques d’après leurs propres vues générales et permanentes, non d’après les circonstances et le but spécial qui ont déterminé les acteurs. Source féconde d’erreur et d’injustice. Par la prise de Constantine, par la pacification temporaire de la province d’Oran et l’administration peu populaire, mais capable et intègre, du maréchal Valée qui succéda, comme gouverneur général, au général Damrémont, le ministère de M. Molé fut, pour notre établissement en Afrique, une époque d’extension prudente et d’affermissement efficace.

Trois grandes questions, le retour du prince Louis Bonaparte revenu d’Amérique en Suisse à la mort de sa mère la reine Hortense, l’exécution du traité dit des vingt-quatre articles qui réglait définitivement les limites territoriales de la Belgique, et l’évacuation d’Ancône par les troupes françaises, furent, au dehors, les principales affaires du ministère de M. Molé, et reçurent de lui des solutions qui suscitèrent, contre lui, les plus vives attaques. Événements, passions et combats, ce temps est déjà si loin de nous et le repos de ma vie jette, pour moi, tant de jour sur le passé que je puis dire, sans embarras comme sans réserve, ce que je pense aujourd’hui de la politique de M. Molé dans ces trois questions et des objections dont elle fut l’objet.

En demandant à la Suisse l’éloignement du prince Louis Bonaparte, M. Molé avait pleinement raison ; c’était le seul moyen, sinon d’étouffer, du moins de rendre plus difficiles et moins périlleux les desseins publiquement avoués et poursuivis du prince contre le gouvernement français. Le droit public autorisait cette demande et la plus simple prévoyance politique la commandait. Peut-être M. Molé n’employa-t-il pas les procédés diplomatiques les mieux calculés ; peut-être ne garda-t-il pas, dans les formes, les ménagements les plus convenables pour atteindre à son but : son habileté était quelquefois un peu superficielle ; mais au fond sa démarche était aussi légitime que nécessaire ; et elle réussit sans l’emploi d’autres moyens que quelques démonstrations momentanées, et sans autres inconvénients que les clameurs des démocrates violents en Suisse et la mauvaise humeur, plus apparente que réelle, du gouvernement fédéral de la Suisse, assez modéré pour pratiquer, mais trop timide et trop faible pour avouer hautement le droit public et le bon sens.

J’en dirai autant de l’attitude de M. Molé quant au traité des vingt-quatre articles sur les limites territoriales de la Belgique. En 1831, les Belges s’étaient empressés d’accepter ce traité comme le gage de leur indépendance reconnue par l’Europe. Dans les négociations subséquentes auxquelles le refus prolongé du roi de Hollande avait donné lieu, le gouvernement français s’était vainement efforcé de faire accorder à la Belgique la possession du duché de Luxembourg et du Limbourg entier. Le 11 décembre 1838, la conférence de Londres maintint le traité des vingt-quatre articles que le roi de Hollande se montrait enfin disposé à accepter. On avait évidemment atteint le terme des concessions des grandes puissances européennes au nouvel État. Le cabinet anglais était, sur ce point, en parfait accord avec les trois cabinets du Nord, et plus décidé qu’aucun autre à ne pas dépasser les limites que le traité des vingt-quatre articles avait assignées. L’adoption définitive et unanime de ce traité importait également à la fondation de l’État belge et à la consolidation de la paix européenne. M. Mol fit sagement d’y adhérer et de ne pas laisser, quand les points essentiels étaient obtenus, la France isolée en Europe et la Belgique encore en suspens.

L’évacuation d’Ancône était une question plus complète. Le pape la réclamait. L’Autriche s’engageait à évacuer en même temps les Légations. Le droit des gens n’était pas douteux ; mais les événements se sont chargés de montrer combien les grands cabinets européens ont manqué dès lors, dans les affaires italiennes, de prévoyance ferme et persévérante. En 1831, en présence de l’insurrection, ils avaient conseillé et obtenu, dans les États romains, des réformes insuffisantes au gré des passions populaires, mais qui seraient devenues salutaires si elles n’étaient pas restées vaines. Rien n’abaisse et ne compromet plus le pouvoir que de céder sans renoncer, et de se croire autorisé à ne tenir nul compte de ses promesses dès qu’il trouve difficile de les accomplir et possible d’y manquer. Soutenue, au fond, par la cour de Vienne, la cour de Rome s’empressa de saisir toutes les occasions et toutes les raisons de laisser tomber les réformes qu’elle avait décrétées ; et les cabinets européens, malveillants ou insouciants, ne s’inquiétèrent nullement de les maintenir en les rendant sérieuses et efficaces. Après tout ce qui s’est passé depuis cette époque et en présence de ce qui se passe aujourd’hui, je persiste à penser que la question romaine, c’est-à-dire la réforme du gouvernement intérieur des États romains, pouvait être résolue sans spoliation temporelle de la papauté. L’œuvre était difficile, mais non impossible, et c’était alors, comme c’est aujourd’hui, une œuvre nécessaire. Ceux-là s’abusent étrangement qui, en présence des événements auxquels nous assistons, croient la question romaine près d’être résolue. Ce n’est pas la solution qui approche, c’est le chaos qui commence. Personne ne saurait mesurer la perturbation que jetteraient, je ne veux pas dire que jetteront, dans l’état social et moral de l’Europe, la désorganisation de l’Église catholique et l’affaissement de la base sur laquelle elle repose. Pour l’honneur et la sûreté du monde chrétien, il faut que le gouvernement des États romains soit réformé sans que la papauté soit frappée. De 1831 à 1838, une action décidée et soutenue, exercée sur la cour de Rome par les grands gouvernements européens, eût atteint à ce double but. Par l’occupation d’Ancône, ce coup de main diplomatique et militaire de M. Casimir Périer, la France était en mesure de se mettre à la tête de ce grand travail ; elle pouvait, de là, peser à la fois sur la cour de Rome et sur la cour de Vienne, entretenir et contenir en même temps les espérances des populations romaines, et amener, dans le gouvernement des États romains, une réforme profonde sans bouleverser l’Italie, ni dénaturer la papauté. En abandonnant Ancône, M. Molé fit perdre à la France tout moyen d’action et toute chance de succès ; la cour de Rome rentra dans son inertie routinière ; l’Autriche reprit en Italie sa prépondérance immobile ; et la question romaine demeura sans solution, et de plus en plus chargée d’embarras et de périls.

A travers tous ces incidents intérieurs ou extérieurs, et pendant presque toute la durée du cabinet de M. Molé, je restai dans une attitude tranquille, libre dans mon langage, mais étranger à toute hostilité active ou déguisée. Dans plusieurs occasions, entre autres sur l’intervention en Espagne, sur les affaires d’Algérie et le traité de la Tafna, sur l’emprunt grec, je pris la parole pour appuyer la politique et les demandes du cabinet, soit parce qu’elles se rattachaient aux actes de l’administration précédente, soit parce que je les trouvais conformes au droit public et aux intérêts du pays. Deux fois seulement, je fus amené, dans les débats de la Chambre des députés, à marquer fortement mon opinion et ma position personnelle, sans attaquer le cabinet, mais sans me préoccuper du déplaisir qu’il en pouvait ressentir, ni de l’effet qui pouvait en résulter pour lui.

Dans les premiers jours de mai 1837, quinze jours après ma rupture avec M. Molé, la Chambre des députés discutait la demande de fonds secrets extraordinaires qu’avait présentée le cabinet. Je fus interpellé, dans ce débat, sur les causes de ma retraite. Je m’en expliquai avec réserve et en écartant toute polémique personnelle, mais en insistant sur la nécessité d’une forte et homogène organisation des partis et du ministère, dans l’intérêt de la liberté comme du pouvoir. A cette occasion, je parlai de la démocratie, de la classe moyenne, de leurs relations et de leur mission dans notre état social et au sein d’institutions libres. M. Odilon Barrot, en me répondant, reproduisit le reproche qui m’avait déjà été plus d’une fois adressé : Vous voulez, me dit-il, fonder un système exclusif qui ne tendrait à rien moins qu’à diviser la France en castes ennemies. La classe moyenne repousse ce funeste présent, ce monopole de la victoire. Vous oubliez donc que toutes les victoires de notre révolution ont été gagnées par tout le monde ; vous oubliez que le sang qui a coulé, au dedans et au dehors, pour l’indépendance ou pour la liberté de la France, est le sang de tout le monde !

Non, je ne l’oublie pas, m’écriai-je ; oui, il y a dans notre Charte des droits qui ont été conquis pour tout le monde, qui sont le prix du sang de tout le monde. Ces droits, c’est l’égalité des charges publiques, c’est l’égale admissibilité à tous les emplois publics, c’est la liberté du travail, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté individuelle ! Ces droits, parmi nous, sont ceux de tout le monde ; ils appartiennent à tous les Français ; ils valaient bien la peine d’être conquis par les batailles que nous avons livrées et par les victoires que nous avons remportées.

Il y a encore un autre prix de ces batailles et de ces victoires ; ce prix, c’est vous-mêmes, Messieurs ; c’est le gouvernement dont vous faites partie, c’est cette Chambre, c’est notre royauté constitutionnelle ; voilà ce que le sang de tous les Français a conquis ; voilà ce que la nation tout entière a reçu de la victoire, comme le prix de ses efforts et de son courage. Trouvez-vous que ce n’est rien ? Trouvez-vous que cela ne saurait suffire à de nobles ambitions, à de généreux caractères ? Sera-t-il donc nécessaire, après cela, d’établir cette absurde égalité politique, cette aveugle universalité des droits politiques qui se cache au fond de toutes les théories qu’on vient apporter à cette tribune. Ne dites pas que je refuse, que je conteste à la nation française le prix de ses victoires, le prix de son sang versé dans nos cinquante années de révolution. Apparemment la France n’a pas entendu vivre toujours en révolution ; elle a sans doute compté qu’au bout de ces combats, et pour la sûreté de tous ces droits qu’elle avait conquis, il s’établirait chez elle un ordre régulier, stable, un gouvernement libre et sensé, capable de garantir les droits de tous par l’intervention directe et active de cette partie de la nation qui est vraiment capable d’exercer les pouvoirs politiques. Voilà ce que j’ai voulu dire quand j’ai parlé de la nécessité de constituer et d’organiser la classe moyenne ; Ai-je assigné les limites de cette classe ? M’avez-vous entendu dire où elle commençait, où elle finissait ? Je m’en suis soigneusement abstenu ; je ne l’ai distinguée ni d’aucune classe supérieure, ni des classes inférieures ; j’ai simplement exprimé ce fait général qu’il existe, au sein d’un grand pays comme la France, une classe qui n’est pas vouée au travail manuel, qui ne vit pas de salaires, qui a, dans sa pensée et dans sa vie, de la liberté et du loisir, qui peut consacrer une partie considérable de son temps et de ses facultés aux affaires publiques, qui possède non seulement la fortune nécessaire pour une pareille œuvre, mais aussi les lumières et l’indépendance sans lesquelles cette œuvre ne saurait être accomplie. Lorsque, par le cours du temps, cette limite naturelle de la capacité politique se sera déplacée, lorsque les lumières, les progrès de la richesse, toutes les causes qui changent l’état de la société auront rendu un plus grand nombre d’hommes capables d’exercer avec bon sens et indépendance le pouvoir politique, alors la limite légale changera. C’est la perfection de notre gouvernement que les droits politiques, limités à ceux qui sont capables de les exercer, peuvent s’étendre à mesure que la capacité s’étend ; et telle est en même temps l’admirable vertu de ce gouvernement qu’il provoque sans cesse l’extension de cette capacité, qu’il va semant de tous côtés les lumières, l’intelligence, l’indépendance ; en sorte qu’au moment où il assigne aux droits politiques une limite, à ce moment même il travaille à déplacer cette limite, à la reculer, et à élever ainsi la nation entière.

Comment pouvez-vous croire, comment quelqu’un a-t-il pu croire qu’il me fût entré dans l’esprit de constituer la classe moyenne d’une façon étroite, privilégiée, d’en refaire quelque chose qui ressemblât aux anciennes aristocraties ? Permettez-moi de le dire, j’aurais abdiqué par là les opinions que j’ai soutenues toute ma vie ; j’aurais abandonné la cause que j’ai constamment défendue, l’œuvre à laquelle j’ai eu l’honneur de travailler sous vos yeux et par vos mains. Quand je me suis appliqué à répandre l’instruction dans le pays, quand j’ai cherché à élever, dans l’ordre intellectuel, les classes qui vivent de salaire, à leur faire acquérir toutes les connaissances dont elle ont besoin, c’était, de ma part, une provocation continue à acquérir des lumières plus grandes, à monter plus haut ; c’était le commencement de cette œuvre de civilisation, de ce mouvement ascendant et général qu’il est dans la nature humaine de souhaiter et dans le devoir des gouvernements de seconder. Je repousse donc ces accusations de système étroit, étranger aux intérêts et aux sentiments généraux de la nation, uniquement voué aux intérêts spéciaux de telle ou telle classe de citoyens ; je les repousse absolument ; et en même temps je maintiens que le moment est venu de repousser aussi ces vieilles idées révolutionnaires, ces absurdes préjugés d’égalité absolue des droits politiques qui ont été, partout où ils ont dominé, la mort de la vraie justice et de la liberté.

On parle de la démocratie ; on m’accuse de méconnaître ses droits et ses intérêts. Ah ! Messieurs, ce qui a si souvent perdu la démocratie, c’est qu’elle n’a pas su avoir le sentiment vrai de la dignité humaine ; elle n’a pas su, elle n’a pas voulu admettre cette variété, cette hiérarchie des situations qui se développent naturellement dans l’état social, et qui admettent parfaitement le mouvement ascendant des individus, et le concours entre eux selon le mérite. Ni la liberté, ni le progrès laborieux n’ont suffi à la démocratie ; elle a voulu le nivellement, et voilà pourquoi elle a si souvent et si rapidement perdu les sociétés où elle a dominé.

Pour moi, je suis de ceux qui combattront le nivellement, sous quelque forme qu’il se présente ; je suis de ceux qui provoqueront sans cesse la nation entière à s’élever, mais qui, en môme temps, l’avertiront à chaque instant que l’élévation a ses conditions spéciales et impérieuses, qu’elle exige la capacité, l’intelligence, la sagesse, le travail régulier et bien d’autres mérites auxquels les hommes ne savent pas tous suffire.

Je veux que partout où ces mérites se rencontreront, partout où il y aura garantie de capacité et d’intelligence, la démocratie puisse s’élever aux plus hautes fonctions de l’État, qu’elle puisse monter à cette tribune, y faire entendre sa voix, influer sur toutes les affaires du pays. Mais cela, Messieurs, vous l’avez déjà ; vous n’avez pas besoin de le demander ; vous vivez au milieu de la société la plus ouverte à tous les progrès, à toutes les espérances d’égalité. Jamais il ne s’est rencontré un pareil concours d’individus élevés, par leur propre travail, au plus haut rang dans toutes les carrières. Nous avons tous, presque tous, conquis nos grades à la sueur de notre front et sur le champ de bataille.

M. Odilon Barrot : Si c’était à recommencer...

M. Guizot : M. Odilon Barrot a raison ; c’est à recommencer aujourd’hui et toujours.

M. Odilon Barrot : Vous n’avez pas compris ma pensée. Ces illustrations ont été conquises dans un temps d’égalité, et si c’était à recommencer...

M. Guizot : Il me semble que l’honorable M. Barrot se trompe étrangement ; nous recommençons tous les jours ce travail d’ascension et de conquête. Je parlais tout à l’heure des divers genres d’illustration.... L’honorable M. Barrot est en possession d’une véritable illustration ; il l’a conquise de nos jours, sous nos yeux, au milieu de nous, sous ce régime que je défends, et non à une autre époque. Il y a bien d’autres hommes qui, dans d’autres carrières, se sont élevés et s’élèvent comme lui. Je répudierais absolument un avantage qui n’appartiendrait qu’à une seule génération, fût-ce la mienne. Je n’entends pas qu’après toutes les victoires politiques de la nation française, nous ayons conquis pour nous seuls tous les droits que nous possédons. Non, nous les avons conquis pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour nos petits-neveux, à travers les siècles. Voilà ce que j’entends ; voilà ce dont je suis fier ; voilà la vraie liberté, la liberté généreuse et féconde, au lieu de cette démocratie envieuse, jalouse, inquiète, tracassière, qui veut tout abaisser à son niveau, et qui n’est pas contente si elle voit une tête dépasser les autres têtes.

A Dieu ne plaise que mon pays demeure atteint d’une si déplorable maladie ! Je me l’explique dans les temps qu’il a traversés, dans les luttes qu’il a eu à soutenir ; quand il travaillait à renverser le pouvoir absolu et le privilège, il a pu appeler à son aide toutes les forces du pays, dangereuses ou utiles, les bonnes et les mauvaises passions. Tout a servi alors d’instrument ; tout a paru sur les champs de bataille et tout a voulu sa part du butin. Mais aujourd’hui la bataille est finie, la paix est faite, le traité conclu ; le traité, c’est la Charte et le gouvernement libre. Je ne veux pas que mon pays recommence ce qu’il a déjà fait. J’accepte, en les jugeant, 1791, 1792, les années suivantes même ; je les accepte dans l’histoire ; mais je ne les veux pas dans l’avenir, et je me fais un devoir, un devoir de conscience, d’avertir mon pays toutes les fois que je le vois pencher de ce côté.

Voilà ma politique, Messieurs, ma seule politique ; voilà dans quel sens j’entends ces mots : classe moyenne et démocratie, liberté et égalité, tant répétés, et tout à l’heure encore, à cette tribune. Rien, Messieurs, ne me fera dévier du sens que j’y attache. J’y ai risqué ce que l’homme peut avoir de plus cher dans la vie publique ; j’y ai risqué la popularité ; elle ne m’a pas été inconnue ; vous vous rappelez, Messieurs....., l’honorable M. Barrot peut se rappeler un temps où nous servions ensemble, où nous combattions sous le même drapeau. Dans ce temps-là, il peut s’en souvenir, j’étais populaire ; j’ai vu les applaudissements populaires venir au-devant de moi ; j’en jouissais beaucoup, beaucoup ; c’était une belle et douce émotion ; j’y ai renoncé... oui, j’y ai renoncé. Je sais que cette popularité-là ne s’attache pas aux idées que je défends aujourd’hui, à la politique que je maintiens ; mais je sais aussi qu’il y a une autre popularité : c’est la confiance qu’on inspire aux intérêts sociaux et moraux d’un grand pays, la confiance de ces intérêts réguliers et conservateurs que je regarde comme le fondement sur lequel la société repose. C’est cette confiance que j’ai souhaitée, à la place de cette autre popularité séduisante et charmante que j’ai connue. J’aspire à l’estime, à la confiance des amis de l’ordre, de l’ordre légal et libre, à la confiance des hommes qui croient que la France est en possession des droits et des institutions qu’elle cherche depuis 1789, et que ce qu’elle a de plus important, de plus grand à faire aujourd’hui, c’est de les conserver et de les affermir.

Voilà à quelle cause je me suis dévoué, voilà quelle popularité je cherche. Celle-là me consolera de tout le reste, et je n’envierai à personne nulle autre popularité, quelque douce qu’elle puisse être.

La Chambre fut profondément remuée et satisfaite. Rien ne plaît davantage aux hommes que de voir mettre en lumière leur propre pensée, et de se reconnaître dans une image qui les élève à leurs propres yeux. On commençait dès lors à dire ce qui est devenu depuis le lieu commun favori dans la polémique des partis extrêmes : on imputait à la bourgeoisie le dessein de devenir, on l’accusait d’être déjà une nouvelle classe privilégiée, héritière de la noblesse, à l’exclusion et aux dépens du peuple. On lui reprochait de ne se préoccuper que de ses propres intérêts ; on la taxait de sécheresse, d’égoïsme, de vues mesquines, de passions pusillanimes. J’aurais quelque droit de parler des faiblesses de la classe moyenne, car j’en ai, plus que personne peut-être, ressenti les inconvénients et porté le poids. Il est vrai qu’appelée soudainement, quoique par le cours naturel des choses, à jouer, dans le gouvernement de la France, un rôle prépondérant, elle n’a pas toujours été au niveau de sa tâche si difficile et si nouvelle ; la grandeur de la pensée et la fermeté de l’expérience lui ont quelquefois manqué ; elle a été quelquefois trop alarmée de la fermentation politique à laquelle elle a bientôt trop cédé ; elle n’a pas su, tantôt assez entreprendre, tantôt assez persévérer ; elle n’était pas exempte elle-même des erreurs et des mauvaises tendances contre lesquelles elle luttait. Mais en dépit de ses imprévoyances et de ses fautes, la classe moyenne n’en était pas moins le représentant vrai, honnête et fidèle des intérêts généraux de la société française telle que la Révolution française l’a faite ; aucun désir de privilège exclusif ou de régime oppressif n’entrait dans sa pensée ; aucun mal pareil ne pouvait résulter des institutions qu’elle aimait et soutenait ; c’était vraiment des institutions libres et ouvertes, étrangères à tout germe redoutable d’iniquité ou de tyrannie, accessibles à tous les droits et à tous les progrès. Les partisans de l’universelle et immédiate égalité des droits politiques étaient seuls fondés à taxer la bourgeoisie d’usurpation et d’injustice. Hors de cette prétention radicale, toutes les opinions, tous les intérêts, tous les partis avaient en perspective une libre carrière ; tous pouvaient grandir selon leur mérite vrai et leur force réelle. Un jour viendra où la tempête qui commença alors à s’élever contre la classe moyenne sera jugée comme l’une des plus folles aberrations de la crédulité populaire exploitée par les passions révolutionnaires ; et je ne faisais que pressentir ce jour lorsque, en mai 1837, je défendais, contre cette tempête naissante, la classe moyenne et les institutions où elle prévalait. Elle m’en témoigna sa reconnaissance avec une vivacité inaccoutumée ; deux cent six députés se réunirent pour me demander l’autorisation de faire réimprimer à part mes deux discours et de les répandre dans leurs départements. Plus de trente mille exemplaires en furent aussitôt distribués. L’opposition elle-même, tout en gardant son attitude, avait pris plaisir à cette scène parlementaire, et l’effet produit dans la Chambre se prolongea dans le pays, autant que de tels effets peuvent se prolonger au delà du lieu et du jour où la présence des personnes et l’accent des paroles ont frappé les spectateurs.

Le cabinet fut froissé du retentissement de ce débat où il avait tenu peu de place. L’opposition, qui l’avait accueilli avec faveur tant qu’elle avait eu à renverser le cabinet précédent, se complut à rendre le déplaisir des nouveaux ministres plus amer en faisant ressortir l’importance des hommes dont ils s’étaient séparés. M. Thiers leur vint en aide, comme il l’avait promis au Roi ; mais un appui étranger ne relève pas le pouvoir qu’il soutient. M. Molé, d’une nature fine et susceptible, ressentait vivement ces blessures ; d’autant plus vivement qu’en dehors des Chambres le mariage de M. le duc d’Orléans, l’amnistie, la seconde expédition de Constantine, lui donnaient les satisfactions et la confiance du succès. Irrité de ce contraste, il crut le moment propice pour se faire une situation parlementaire en harmonie avec sa situation extérieure ; il demanda au Roi la dissolution de la Chambre des députés : aucune nécessité politique et générale ne la provoquait ; la Chambre avait adopté toutes les propositions du ministère ; la majorité ne lui manquait point, et l’opposition était plus ironique qu’agressive. C’était évidemment dans le seul intérêt de son amour-propre et de son repos que M. Molé désirait la dissolution. Le Roi y consentit, non sans quelque regret. Les élections se firent, non comme une lutte publique des grandes opinions et des grands partis du pays, mais comme une mêlée confuse de candidats appuyés ou repoussés par l’administration, selon qu’ils lui étaient présumés favorables ou contraires. Sur 459 députés, 152, sortis de rangs très divers, furent remplacés par de nouveaux venus ; et parmi eux plusieurs de mes amis particuliers, fermes défenseurs de la politique de résistance, qui la trouvaient énervée et compromise par l’attitude de M. Molé, entre autres MM. d’Haubersaert, Giraud, Renouard, etc., furent spécialement combattus et expulsés par le ministère. De ces élections ainsi faites sans principes certains et sans drapeau déployé sortit une chambre désorganisée, étrangère aux engagements fermes et publics, dominée par des intérêts et des sentiments individuels, au sein de laquelle M. Molé pouvait trouver les éléments épars d’une majorité favorable, mais où le grand parti de gouvernement qui avait commencé à se former sous M. Casimir Périer, et que la chute du cabinet du 11 octobre 1832 avait désuni, subissait une nouvelle crise de dislocation et d’affaiblissement.

Quand la session fut ouverte, les conséquences de cet état des partis et des esprits ne tardèrent pas à se manifester. Dans l’une et l’autre Chambre, les adresses furent telles que pouvait les souhaiter le cabinet. Parmi les projets de lois qu’il présenta, ceux qui n’étaient que d’une médiocre importance, ou qui avaient déjà été, dans les Chambres précédentes, l’objet de longues discussions, furent aisément adoptés. Mais lorsque de difficiles questions s’élevèrent, lorsque le cabinet eut à prendre et à faire adopter ses résolutions sur la conversion des rentes et sur la construction du réseau général des chemins de fer, alors sa faiblesse apparut ; l’autorité politique lui manquait ; il ne s’appuyait pas sur un parti fortement constitué, uni à lui par des principes fixes et décidé à le soutenir dans l’intérêt de leur cause commune ; ses intentions définitives étaient flottantes ; il portait dans les discussions peu de puissance et d’éclat. Les deux propositions que je viens de rappeler échouèrent ; et des élections qu’on avait regardées comme victorieuses n’amenèrent qu’une session froide et stérile.

Le seul débat spécialement politique de cette session, la demande d’un nouveau crédit extraordinaire pour les fonds secrets, n’eut pas un plus grand caractère, et je n’y pris part moi-même qu’avec froideur et embarras. Je ne voulais ni refuser les fonds secrets, ni prendre, envers le ministère, une attitude d’opposition générale et permanente. Je me bornai à signaler avec regret l’incertitude du pouvoir, le déclin de la Chambre elle-même et l’affaiblissement qui en résultait pour le gouvernement tout entier. On m’écoutait froidement, comme je parlais ; mes anciens adversaires du côté gauche demandaient, en souriant, si je n’étais pas moi-même atteint d’affaiblissement et de décadence. Je sentais venir l’orage ; je le faisais entrevoir ; mais je ne voulais pas qu’on pût me reprocher de l’avoir soulevé.

Après la session de 1838 et dans l’intervalle qui la sépara de celle de 1839, le vice de la situation de M. Molé se développa rapidement. Il avait usé la force que lui avait donnée, à son avènement, l’adhésion du tiers-parti et même du côté gauche. Ces alliés passagers l’abandonnaient, et il n’avait pas acquis, dans le cours de son administration, une force propre et nouvelle. Sa prudence, sa bonne attitude, son habile et agréable langage lui conservaient, dans les Chambres et dans le pays, une faveur que n’accompagnait pas une vraie puissance ; l’Europe l’estimait et se félicitait de sa politique, mais sans compter sur sa force. Il était encore en possession d’un présent tranquille et facile, mais il n’avait en perspective qu’un avenir faible et menacé.

Dès que la session de 1839 fut ouverte, le mal éclata ; tous les mécontentements s’exprimèrent tout haut ; animées d’une même humeur, toutes les nuances de l’opposition se rapprochèrent. On se demandait si l’on accepterait indéfiniment une administration flottante et terne, qui prenait tour à tour son point d’appui dans des rangs divers, passait de la résistance à la concession, de la concession à la résistance, et, sous des apparences de conciliation, plaçait le gouvernement en dehors de toutes les opinions nettes, fermes, conséquentes, et en écartait leurs représentants les plus éprouvés. Pourquoi cette conciliation, dont on parlait tant, ne s’accomplirait-elle pas au profit de l’opposition elle-même ? Pourquoi M. Odilon Barrot, M. Thiers et M. Guizot n’essayeraient-ils pas de s’entendre et de se concerter, ne fût-ce que pour un moment et dans un but spécial et déterminé ? Quand il s’était séparé de M. Guizot, M. Molé ne s’était-il pas entendu avec M. Thiers et M. Odilon Barrot pour changer de politique et substituer la concession à la résistance ? Ce mauvais exemple devenait contagieux au moment même où ses mauvais résultats se faisaient sentir. La coalition s’opérait dans les esprits et dans les entretiens avant de passer dans les discours et dans les votes.

J’y entrai ouvertement et activement. Avant d’apprécier le fait même et ses conséquences, je dirai par quels motifs j’y fus déterminé.

J’avais à cœur de ramener dans le gouvernement une politique plus décidée et plus conséquente. Depuis neuf ans, j’avais tantôt défendu, tantôt porté moi-même le drapeau de l’autorité ferme en présence de la liberté hardie. Je souffrais dans mon âme en voyant ce drapeau, non pas abandonné, mais à demi replié et voilé. C’est l’effet naturel et beau du gouvernement libre que les grands partis qui s’y forment s’attachent à des principes et veulent les proclamer en les pratiquant. Il faut que les esprits soient satisfaits et s’élèvent en même temps que les intérêts se sentent garantis et se confient. Je ne crois rien dire de trop en affirmant que, pendant l’administration de M. Casimir Périer et celle du cabinet du 11 octobre 1832, les Chambres et le public avaient cette double satisfaction. M. Molé ne la leur donnait pas ; il suffisait, jour par jour, aux nécessités de l’ordre dans un régime libre, mais sans que, par son influence, l’ordre et la liberté grandissent en durant. C’était un gouvernement régulier et sensé ; mais la vigueur et la richesse intellectuelles lui manquaient ; le drame était plus grand et plus animé que les acteurs.

Parmi les causes de cette langueur stérile, la principale était la part insuffisante faite à la Chambre des députés dans le gouvernement. Elle n’y tenait pas la place, elle n’y jouait pas le rôle auxquels l’appelaient la nature des institutions et l’état des partis. Cinq groupes politiques formaient et animaient cette assemblée : aux deux extrémités, les républicains et les légitimistes, exprimés, je ne veux pas dire conduits, par M. Garnier Pagès et M. Berryer ; entre ces deux fractions, importantes par les idées et le talent, sinon par le nombre, le côté gauche, le centre gauche et le centre droit, représentés par M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi. Aucun de ces groupes, pas plus ceux qui acceptaient que ceux qui repoussaient le nouveau régime, n’avait en 1838, par ses chefs, une action directe et efficace dans le gouvernement. Les acteurs principaux étaient rejetés dans les rangs des spectateurs, affranchis de la responsabilité et tentés de se livrer aux plaisirs de la critique. Par conviction autant que par position, je sentais vivement ce que je me permettrai d’appeler ce désordre parlementaire, et je croyais urgent, dans l’intérêt du pouvoir comme de la liberté, de la couronne comme du pays, que la Chambre des députés et ses interprètes habituels reprissent, dans les affaires publiques, leur part naturelle d’influence et de responsabilité.

Une autre considération me touchait. Depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832 et ma séparation de M. Thiers, la base du gouvernement s’était fort rétrécie ; et les rivalités, les susceptibilités, les incidents intérieurs et imprévus tendaient à la rétrécir encore plus de jour en jour. L’occasion se présentait en 1839 de sortir de cette ornière et d’élargir le cercle des cabinets futurs en rapprochant des hommes qui, malgré la diversité de leurs situations et de leurs habitudes, formaient au fond les mêmes désirs, tendaient au même but, et ne devaient pas être, comme ils n’avaient pas toujours été, incompatibles. Entre M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, il n’y avait, en sondant les cœurs, point de barrières insurmontables, point d’engagements irrévocables ; nous avions, depuis dix-huit mois, fait bien des pas les uns vers les autres ; le moment n’était-il pas venu d’en faire un plus décisif ? Étrangers les uns et les autres à l’administration de M. Molé, nous avions cessé de nous combattre ; n’était-il pas possible de nous entendre, et de reformer ensemble un grand parti constitutionnel capable d’établir sur de larges bases ce gouvernement monarchique et libre que nous avions tous dessein de fonder, et dont nos divisions, sous le feu de ses ennemis, pouvaient compromettre les destinées ? L’importance d’une telle œuvre était évidente, et pour peu qu’elle fût possible, elle valait, à coup sûr, la peine d’être tentée.

Que des sentiments personnels se pussent mêler à ces vues d’intérêt public, je connais trop les faiblesses humaines, y compris les miennes, pour le contester. La personnalité est habile à se glisser au sein du patriotisme le plus sincère ; et je n’affirmerai pas que le souvenir de ma rupture avec M. Molé en 1837 et le secret désir de prendre une revanche personnelle, tout en soutenant une bonne cause générale, aient été sans influence sur mon adhésion à la coalition de 1839 et sur l’ardeur que j’y ai portée. Même pour les plus honnêtes gens, la politique n’est pas une œuvre de saints ; elle a des nécessités, des obscurités que, bon gré malgré, on accepte en les subissant ; elle suscite des passions, elle amène des occasions de complaisance pour soi-même auxquelles nul, je crois, s’il sonde bien son âme après l’épreuve, n’est sûr d’avoir complètement échappé ; et quiconque n’est pas décidé à porter sans trouble le poids de ces complications et de ces imperfections inhérentes à la vie publique la plus droite fera bien de se renfermer dans la vie privée et dans la spéculation pure.

Quoi qu’il en soit, je viens de rappeler, sans y rien ajouter ni en rien taire, les dispositions que j’apportai, en décembre 1838, dans la commission de l’adresse. Les diverses nuances de l’opposition y étaient en majorité décidée. Elles s’entendirent sans peine, et le projet d’adresse présenté le 4 janvier 1839 à la Chambre des députés était bien leur œuvre libre et réfléchie. La politique extérieure du cabinet y était formellement blâmée quant à l’évacuation d’Ancône. Sur ses négociations dans les affaires de Belgique et de Suisse, l’adresse gardait une réserve où perçait, à dessein, l’inquiétude. A l’intérieur, le cabinet était considéré comme insuffisant pour établir, entre la couronne et les Chambres, cette ferme entente et cette harmonie active qui, dans le régime représentatif, peuvent seules garantir la force comme la sécurité du pouvoir en en concentrant, sur ses conseillers, toute la responsabilité. Je pense, aujourd’hui comme alors, que, sur cette part des Chambres dans le gouvernement du pays, le projet d’adresse, d’ailleurs hautement et sincèrement monarchique, ne dépassait point les limites du droit constitutionnel. Le ton général ne manquait point de mesure ni de convenance dans sa froideur ; mais l’attaque était évidente et directe ; personne ne tenta de s’y méprendre, et le cabinet accepta la lutte aussi franchement que l’opposition l’engageait.

La lutte fut plus forte que l’opposition ne s’y était attendue. Pendant douze jours, M. Molé y déploya une fermeté, une présence d’esprit, une persévérance digne et adroite qui ranimèrent le zèle d’abord un peu chancelant de ses partisans et obligèrent ses adversaires à redoubler leurs attaques. Sur tous les paragraphes du projet d’adresse où la politique du cabinet était directement ou indirectement incriminée, des amendements furent proposés pour repousser le blâme ; et après de longs débats où M. Molé, fidèlement défendu, se défendit habilement lui-même, presque tous ces amendements furent adoptés, à de très faibles majorités, mais malgré les efforts réunis des chefs de toutes les nuances de l’opposition. Aussi fûmes-nous amenés en définitive à voter contre l’adresse ainsi amendée, tandis qu’elle fut adoptée, avec un mélange de satisfaction et de colère, par les partisans du cabinet blessé à mort, mais debout sur son terrain qu’il avait vaillamment gardé.

Il eut, dans ce combat, un brillant allié. M. de Lamartine, qui jusque-là s’était tenu un peu à l’écart de la politique militante, prit vivement parti contre la coalition. Je ne puis rencontrer le nom de M. de Lamartine dans mes souvenirs, ni sa personne aujourd’hui dans nos rues, sans une impression profondément mélancolique. Nul homme n’a reçu de Dieu de plus beaux dons, dons personnels et dons de situation, puissance intellectuelle et élévation sociale. Et les circonstances favorables ne lui ont pas plus manqué que les faveurs premières ; toutes les chances comme tous les moyens de succès se sont présentés sur ses pas ; il les a saisis avec ardeur ; un moment il a joué un grand rôle dans un grand drame ; il a touché au but de toutes les ambitions et goûté de toutes les gloires. Où en est-il aujourd’hui ? Je ne parle pas des revers de sa vie publique, ni des épreuves de sa vie privée : de nos jours, qui n’est pas tombé ? Qui n’a pas subi les coups du sort, les angoisses de l’âme, les détresses de la fortune ? Le travail, le mécompte, le sacrifice, la souffrance ont eu de tout temps et auront toujours leur part dans les destinées humaines, dans les grandes encore plus que dans les humbles. Ce qui m’étonne et m’attriste, c’est que M. de Lamartine s’en étonne et s’en irrite ; ce ne sont pas seulement les douleurs de sa situation, c’est surtout l’état de son âme, tel qu’il le révèle lui-même, que je ne puis contempler sans mélancolie. Comment un spectateur qui voit de si haut les événements est-il si ému des accidents qui le touchent ? Comment un si sagace appréciateur des hommes se connaît-il si peu lui-même ? Comment s’abandonne-t-on à tant d’amertume quand on a tant joui des faveurs du ciel et du monde ? Il faut qu’il y ait, dans cette riche nature, de grandes lacunes et bien peu de forte harmonie pour qu’elle tombe dans un tel trouble intérieur et qu’elle le manifeste avec un tel emportement. J’ai trop peu vu de près M. de Lamartine pour le connaître et me l’expliquer pleinement ; mais il m’apparaît comme un bel arbre couvert de fleurs, sans fruits qui mûrissent et sans racines qui tiennent ; c’est un grand esprit qui passe et repasse incessamment des régions de la lumière dans celle des nuages, et qui entrevoit à chaque pas la vérité sans jamais s’y fixer ; un cœur ouvert à toutes les sympathies généreuses, et en qui dominent pourtant les préoccupations les plus personnelles. Et ce qui me confirme dans mon impression générale sur cet homme éminent, c’est que j’aperçois déjà, dans sa première apparition au milieu de nos débats, dans ses discours des 10 et 19 janvier 1839 sur la coalition, les traits sous lesquels je le vois aujourd’hui. Il attaqua vivement la coalition, mais sans défendre et presque en livrant M. Molé, car il voulait plaire à l’opposition aussi bien qu’aux amis du cabinet. Il défendit la prérogative de la couronne, mais en traitant la monarchie constitutionnelle comme un gouvernement de transition, et en laissant entrevoir son penchant pour la république. Il fit tour à tour des compliments et des avances à tous les partis qui divisaient la Chambre, sans se classer lui-même dans aucun, s’efforçant de les attirer à lui sans se donner à eux ; et lorsque, au milieu de cette description caressante de toutes les fractions intérieures de l’assemblée, M. Arago lui cria de sa place : Et le parti social ?On me demande ce qu’est le parti social, répondit M. de Lamartine ; Messieurs, ce n’est pas encore un parti, c’est une idée, promenant ainsi partout ses caresses pour se faire partout admirer et suivre. Son langage était celui d’un grand, mais superficiel ambitieux, avide d’encens plus que d’empire, prêt à se lancer, avec une imprévoyance superbe, dans les entreprises les plus téméraires si elles donnaient, à son imagination et au bruit de son nom, des satisfactions éclatantes ; prodigue envers tous d’espérances et de promesses, mais n’ouvrant que ces perspectives vagues et incohérentes qui trompent les désirs qu’elles excitent. Pour être efficace et vraiment grande, la politique veut un but plus précis, un choix plus simple et plus ferme entre les idées, les desseins et les partis. En attaquant la coalition, M. de Lamartine fut, pour le cabinet, l’ornement oratoire du débat ; mais il en sortit plus vanté que puissant, et sans avoir obtenu la confiance sérieuse de ceux-là mêmes à qui il avait prêté son éloquent appui.

L’adresse votée, M. Molé et ses collègues, jugeant avec raison leur succès trop faible pour leur fardeau, portèrent au Roi leur démission. Appelé auprès du Roi, le maréchal Soult essaya, sans y réussir, de former un cabinet. M. Molé reprit les affaires, et la dissolution de la Chambre des députés fut immédiatement prononcée. C’était, en deux ans, la seconde fois que M. Molé, pour gouverner, se voyait obligé d’en appeler au pays ; une session avait suffi pour compromettre l’existence du cabinet dans une Chambre qu’il avait lui-même convoquée et dont il avait regardé l’élection comme son triomphe.

Ce fait seul était, contre lui, une présomption grave. Mais, de son côté, la coalition, si elle avait fortement ébranlé le cabinet, avait en même temps gravement compromis l’opposition. Nous avions manqué de mesure et de prévoyance. Quelques-uns de nos reproches à la politique extérieure de M. Molé étaient, au fond, très contestables et avaient été efficacement contestés dans le débat ; nous étions tombés dans le tort commun des partis sous le régime représentatif, l’exagération ; et sur les points où nos attaques étaient fondées, comme l’évacuation d’Ancône, le temps et les événements ne nous avaient pas encore donné raison. Notre seconde faute, l’imprévoyance, fut encore plus grave. Nous n’avions pas pressenti tout l’effet que produiraient, sur beaucoup d’hommes sensés, honnêtes, amis de l’ordre et spectateurs plutôt qu’acteurs dans les luttes politiques, le rapprochement et l’alliance de partis qui se combattaient naguère, et dont les maximes, les traditions, les tendances restaient essentiellement diverses. Non seulement ces juges du camp, qui formaient le centre de la Chambre, blâmèrent la coalition et ressentirent, en la voyant à l’œuvre, une inquiétude sincère ; mais la passion entra dans leur âme avec le blâme et l’inquiétude ; ils luttèrent contre la coalition, non seulement pour le cabinet, mais pour leur propre compte ; ils déployèrent dans cette lutte une ardeur, une entente, une persévérance inaccoutumées ; et le parti de gouvernement, disloqué et épars depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, vint, de lui-même et sans ses anciens chefs, se reformer autour de M. Molé, au moment même où nous accusions M. Molé et son cabinet d’être un gouvernement trop faible, trop étranger à la Chambre des députés, et insuffisant pour assurer, au pays et à la couronne, l’harmonie active de tous les pouvoirs constitutionnels. Jamais, depuis trois ans, le parti de gouvernement n’avait été si complet, ni le cabinet si sûr de son appui que le jour où, la victoire entre le cabinet et la coalition demeurant incertaine, le Roi, sur la demande de M. Molé, en appela de nouveau au pays en prononçant la dissolution.

Faites sous de tels auspices, les élections furent ardemment contestées, et accomplies dans un grand pêle-mêle des opinions et des alliances. Je m’appliquai, dans plusieurs lettres rendues publiques, à bien établir les motifs d’intérêt public qui m’avaient déterminé à entrer dans la coalition, et la fidélité que j’entendais garder à la politique que j’avais soutenue depuis neuf ans, tout en réclamant ce que je regardais comme l’influence légitime et nécessaire des Chambres dans le gouvernement[1]. Les élections donnèrent à la coalition une victoire limitée, mais évidente ; M. Molé et ses collègues reconnurent que, dans la nouvelle Chambre des députés, ils ne pourraient continuer la lutte ; ils se retirèrent définitivement, et la coalition fut appelée à former un cabinet.

L’œuvre semblait facile et la solution naturellement indiquée. Nous avions, M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, pris part ensemble à l’attaque ; nous devions prendre part ensemble à la victoire, et passer du concert dans l’opposition au concert dans le gouvernement. Mais, à ce passage, nous rencontrions, M. Odilon Barrot et moi, un obstacle que, dans les débats de la coalition, nous venions nous-mêmes de reconnaître et de proclamer ; nos maximes, nos tendances, nos conduites, nos paroles avaient été, depuis neuf ans, profondément diverses ; nous nous étions, dès les premiers mois de 1830, non seulement séparés, mais combattus. Nous avions naguère, dans notre alliance momentanée, rappelé l’un et l’autre ce passé et déclaré notre intention de ne point le démentir. Par l’état général des partis et par notre propre honneur, la tentative de gouverner en commun nous était interdite. Nous n’en eûmes pas la pensée ; il fut entendu que nous ne pouvions, M. Odilon Barrot et moi, entrer ensemble dans le cabinet.

Entre M. Thiers et moi, nulle difficulté pareille n’existait ; nous avions soutenu et pratiqué ensemble la même politique ; nous pouvions reprendre ensemble le gouvernement ; notre passé ne créait, à notre union dans le présent et dans l’avenir, point d’insurmontables embarras. Ne pouvions-nous pas aussi, en formant de concert un cabinet, accepter M. Odilon Barrot comme président de la Chambre des députés ? C’était là une situation étrangère au gouvernement et à l’opposition, indépendante et point hostile. Par la gravité de son caractère et de ses mœurs, par l’élévation de son esprit, par son respect de la loi et de la liberté, M. Odilon Barrot y était très propre. Le rapprochement qui s’était opéré, entre lui et nous, par la coalition autorisait les rapports bienveillants que devait établir entre nous sa présidence de la Chambre. Je me déclarai prêt à accepter cette combinaison.

Mais quand M. Thiers et M. Barrot la proposèrent dans les réunions du centre gauche et du côté gauche, ils rencontrèrent, à mon entrée, n’importe à quel titre, dans le cabinet nouveau, une opposition qu’ils ne surmontèrent qu’avec peine ; et leur succès se borna à faire trouver bon par leurs amis que je reprisse le ministère de l’instruction publique et M. Duchâtel celui des finances. C’était là, dans le gouvernement parlementaire à relever, toute la part que voulaient nous faire, à nous anciens défenseurs de la politique de résistance, nos récents alliés de la coalition.

J’avais naguère prouvé, en ne voulant, dans le cabinet de M. Molé, que le ministère de l’instruction publique, combien je mettais, pour mon compte personnel, peu d’importance, à occuper tel ou tel département quand j’avais d’ailleurs la confiance que la politique générale à laquelle j’étais dévoué prévaudrait dans le gouvernement. Je n’étais pas, en 1839, plus exigeant qu’en 1836. J’avais quelque droit d’être surpris de l’opposition que je rencontrais dans la coalition victorieuse, car je n’avais pas été des moindres dans sa lutte et dans sa victoire. Plus d’une fois, dans le cours de ce grand débat, quelques-uns des coalisés avaient été tentés de transiger et d’accepter, aux dépens de l’adresse ferme et claire que nous avions rédigée, quelques-uns des amendements un peu équivoques que proposaient les amis de M. Molé. J’avais repoussé et fait écarter ces velléités. Tant que dure le combat, toute apparence d’hésitation et de reculade est une faute, dût-on regretter de l’avoir engagé. Nous n’avions à coup sûr, M. Duchâtel et moi, pour notre entrée dans le cabinet qui devait se former sous la présidence du maréchal Soult, point de prétention exorbitante ; nous ne demandions que deux départements sur neuf ; mais au moins fallait-il que, par leur nature, ces deux départements fussent, pour notre part d’autorité et d’action dans le gouvernement, des garanties efficaces. Plus j’avais été décidé dans la coalition, plus j’étais décidé aussi à rester, dans le pouvoir, fidèle à la politique d’ordre et de résistance. Pour satisfaire à ce que je regardais comme un droit et un intérêt spécial du régime parlementaire, je m’étais séparé un moment du gros de mes amis ; le but atteint, je voulais rétablir leur position comme la mienne, les rallier au gouvernement dont ils étaient les alliés naturels et nécessaires, et assurer dans le nouveau cabinet leur influence comme au cabinet leur appui. Il y avait là, pour moi, une question de devoir politique et de dignité personnelle. Je déclarai que je ne pouvais entrer dans le ministère que si, en même temps que M. Thiers occuperait, selon son désir, le département des affaires étrangères et quelques-uns de ses amis d’autres départements, on attribuait à M. Duchâtel le département des finances et à moi celui de l’intérieur. Peu m’importait l’égalité numérique des portefeuilles ; mais je tenais absolument, pour ma cause, au partage réel du pouvoir.

M. Thiers et, je crois, aussi M. Barrot essayèrent, mais sans succès, de faire accepter par leurs adhérents cette combinaison. On était, dans le côté gauche et le centre gauche, aussi décidé à ne pas vouloir que j’eusse une action directe et considérable dans le gouvernement, que je l’étais moi-même à ne pas me contenter d’une influence indirecte et inefficace. Les hommes sont gouvernés par leurs préjugés et leurs instincts bien plus que par leurs intentions réelles et réfléchies. La plupart des membres du côté gauche et du centre gauche n’avaient, au fond, point d’autre but, ni d’autre désir que l’établissement de la monarchie constitutionnelle ; mais ils avaient vécu et ils vivaient encore sous l’empire des théories, des traditions, des routines révolutionnaires. Quoiqu’ils n’eussent aucun dessein de recommencer la Révolution, ils l’acceptaient pêle-mêle et sans la juger. J’avais tenté au contraire de soumettre ce passé contemporain à un libre examen, d’y séparer nettement le bien du mal, le vrai du faux, le bon grain de l’ivraie, et de démontrer que nos malheurs et nos mécomptes depuis 1789 ont été, non pas le résultat d’exagérations imprudentes ou d’accidents impossibles à prévoir, mais la conséquence naturelle des idées fausses, des mauvaises passions et des folles prétentions dont ce grand mouvement intellectuel et social a été infecté et dont il faut le purger. J’avais, dans ce difficile travail, heurté des sentiments favoris, blessé des amours-propres susceptibles, offensé des superstitions et dérangé des habitudes invétérées. On me trouvait agressif, incommode et compromettant. On voulait faire sans moi, et sans avoir incessamment à discuter ou à compter avec moi, les affaires du régime nouveau que nous avions tous à cœur de fonder.

Les esprits élevés et libres, les chefs des partis sentaient le vice de cette disposition de leurs adhérents et l’utilité de mon concours dans l’œuvre que nous poursuivions ensemble. Mais c’est de nos jours le mal des hommes les plus distingués de n’avoir pas en eux-mêmes, dans leurs idées et leurs forces propres, assez de confiance, et de se soumettre trop aisément aux impressions et aux volontés extérieures. Que leur sert d’avoir la tête au-dessus de la foule, s’ils n’en profitent pas pour voir plus loin et pour marcher plus droit au but ? Ils ne savent pas combien ils exerceraient plus de puissance s’ils agissaient avec plus d’indépendance et dans la plénitude de leur pensée. Je suis loin de méconnaître la valeur des sentiments populaires et la nécessité d’en tenir compte ; mais il faut les pressentir et leur faire d’avance leur juste part, au lieu d’attendre qu’ils s’expliquent et décident eux-mêmes ; car, en définitive, peuples et partis se donnent à ceux qui font bien leurs affaires et non pas à ceux qui leur obéissent. La combinaison qu’on appela le cabinet de grande coalition, et qui en réunissait en effet toutes les forces, une fois écartée, on tenta successivement toutes celles auxquelles nous restions, mes amis et moi, complètement étrangers. On proposa, on discuta, on négocia pour former tantôt un ministère du centre gauche allié au côté gauche, tantôt un ministère du centre gauche pur, ou bien un ministre du centre gauche recruté dans le centre proprement dit, parmi les adhérents de M. Molé. C’était autour du maréchal Soult que se faisait ce travail, et il s’y prêtait avec un bon sens souple et tenace, quoiqu’un peu confus, se tenant en dehors des dissensions intérieures de la Chambre, prêt à traiter avec les hommes influents des diverses fractions, mais décidé à ne point livrer le pouvoir au côté gauche, à tenir compte des sentiments du Roi, et à ne se point séparer de l’ancien parti de la résistance, seul ferme appui du gouvernement. M. Thiers était l’âme nécessaire et devait être le chef réel de tous ces cabinets en perspective ; mais il avait, lui aussi, ses réserves et ses conditions dont il ne voulait pas se départir ; c’était son idée fondamentale de faire du centre gauche le point de ralliement de l’ancien parti de la résistance comme de la portion modérée du côté gauche ; mais il rencontrait dans tous ces groupes, et dans le centre gauche lui-même, des rivalités, des susceptibilités, des méfiances, des exigences qu’il ne parvenait pas à surmonter. En nous repoussant, mes amis et moi, on avait dispersé les forces naturelles et nécessaires du gouvernement qu’on voulait faire sortir de la coalition ; on essaya, par l’entremise du duc de Broglie, de revenir sur cette faute, comme on revient sur une faute dont on sent le péril sans en reconnaître vraiment l’erreur ; on aurait voulu attirer le duc de Broglie et M. Duchâtel dans le nouveau cabinet en me laissant  en dehors, et M. Thiers aussi bien que moi. Mes amis s’y refusèrent péremptoirement. Tout le monde avait le sentiment qu’on tentait une œuvre incomplète et précaire, dont personne ne voulait accepter la responsabilité ; et chaque jour voyait désavouer et échouer la combinaison que, la veille, on s’était empressé de négocier et qu’on avait cru sur le point de réussir.

Le Roi assistait à cette laborieuse confusion en spectateur très attentif, un peu moqueur dans ses conversations toujours trop abondantes, mais sans susciter aux diverses combinaisons tentées aucun obstacle, ni leur opposer aucun refus. Le 27 mars, il demanda à M. Thiers de former lui-même un cabinet, et il accepta, quant à la politique générale, notamment envers l’Espagne, les propositions que, huit jours auparavant et par l’entremise du maréchal Soult, M. Thiers lui avait présentées. M. Thiers répondit : qu’il se serait chargé de cette mission il y a douze jours, mais qu’il ne le pouvait plus aujourd’hui, la situation étant complètement gâtée et les combinaisons qui pouvaient réussir ayant été vainement essayées. Quelques jours plus tard, le Roi disait à l’un des candidats ministériels : Je suis prêt à tout, j’accepterai tout, je subirai tout ; mais, dans l’intérêt général dont je suis le gardien, je dois vous avertir qu’il est fort différent de traiter le Roi en vaincu ou de lui faire de bonnes conditions. Vous pouvez m’imposer un ministère que je subisse, ou m’en donner un auquel je me rallie. Dans le premier cas, je ne le combattrai point sous main ; je ne trahirai jamais mon cabinet, quel qu’il soit ; mais je vous préviens que je ne me regarderai pas comme engagé envers lui, et que, si quelque incident le met en péril, je ne ferai rien pour l’empêcher de tomber. Dans le second cas, je le servirai franchement.

En tenant ce langage, le Roi ne faisait qu’user loyalement de son droit constitutionnel ; et pour des hommes sérieux et loyaux eux-mêmes, il y avait à l’en louer bien plutôt qu’à l’en blâmer, mais pour le public, à qui ses paroles arrivaient plus ou moins amplifiées, et qui les amplifiait encore à son tour, le Roi eût mieux fait de proclamer moins hautement son sentiment et son dessein.

Au bout de trois semaines ainsi consumées en essais qui, loin d’aboutir à la formation d’un ministère, en avaient aggravé les difficultés, ou sentit l’absolue nécessité de faire un pas hors d’une situation déplaisante et compromettante pour tous les pouvoirs. Il importait surtout à la couronne de constater que le trouble apporté, par tant d’hésitations et de lenteurs, dans le gouvernement du pays n’était point de son fait, et d’en renvoyer à la Chambre des députés la responsabilité. On se promettait de plus, qu’appelée à reprendre ses travaux et à discuter effectivement les affaires publiques, au lieu de passer son temps en conversations oisives dans la salle des conférences, la Chambre manifesterait clairement sa pensée et son vœu, qu’une majorité s’y prononcerait, que les incertitudes des partis auraient alors un terme, et qu’un cabinet pourrait enfin se former, quand on pourrait enfin entrevoir lequel avait le plus de chances d’être accepté et appuyé dans le parlement. C’était encore là une marque de cette timidité générale, de ce défaut d’initiative prévoyante et ferme que je signalais, tout à l’heure comme l’une des plus embarrassantes faiblesses de notre temps : ni le Roi ni les chefs des divers partis ne voulaient se hasarder à résoudre eux-mêmes la question de savoir où se trouvait, dans la Chambre, une majorité capable de soutenir un cabinet, et lui indiquer d’avance sa route ; pour organiser le gouvernement, on demandait à la Chambre de s’organiser elle-même ; et pour la mettre en demeure de répondre, le Roi nomma, le 31 mars 1839, des ministres provisoires appelés à faire recommencer les travaux suspendus de l’administration et des Chambres sans avoir pour eux-mêmes aucune prétention de devenir un ministère définitif et durable. C’était un moyen de satisfaire aux affaires courantes et aux apparences en attendant une solution sérieuse, et un expédient pour aller à la découverte de cette majorité tant cherchée et si obscure. Avec un dévouement méritoire au service du Roi et du pays, sept hommes honorables, éprouvés dans l’administration et peu engagés dans les luttes politiques, MM. de Gasparin, Girod de l’Ain, Gautier, duc de Montebello, général Cubières, Tupinier et Parant, se chargèrent de cette modeste mission ; le ministère provisoire entra en fonctions en proclamant lui-même son caractère, et la session active reprit aussitôt son cours.

La Chambre des députés était appelée à faire, dès ses premiers pas, un acte qui devait révéler sa tendance et la nouvelle majorité possible dans son sein ; elle avait à nommer son président. Ce choix devait nécessairement l’amener à se couper en deux partis portant chacun son candidat, et à sortir ainsi des fractionnements où elle était engagée. Ni l’un ni l’autre des deux principaux groupes de la Chambre, le centre proprement dit et le côté gauche, ne possédait à lui seul la majorité, et n’était par conséquent en état de faire, par ses seules forces, prévaloir son candidat. C’était dans le groupe flottant, dans le centre gauche, que les deux groupes fixes étaient l’un et l’autre obligés d’aller chercher l’appoint dont ils avaient besoin. Le centre gauche avait été depuis quelque temps l’allié habituel du côté gauche, et semblait devoir, dans cette nouvelle épreuve, lui prêter encore son appui ; mais, en y regardant de près, nous pensâmes, mes amis et moi, que le centre gauche n’était point homogène, et qu’à nous aussi, il ne serait peut-être pas impossible de trouver dans ses rangs des alliés. A côté des hommes flottants par intérêt, ou par pusillanimité, ou par malice et goût d’intrigue, il y avait là en effet des hommes d’un esprit distingué, consciencieux dans leurs hésitations, indépendants jusqu’à la manie, et à qui la domination, ni même l’alliance avérée du côté gauche, ni même peut-être l’empire du chef éminent du centre gauche, M. Thiers, ne plaisaient guère. M. Passy et M. Sauzet surtout nous parurent animés de ces dispositions et enclins à faire, pour le choix du président de la Chambre, acte de liberté. Nous décidâmes, non sans peine, le centre, l’ancien parti de la résistance, à prendre pour son candidat M. Passy qui accepta cette candidature. Combien de voix du centre gauche se joindraient à nous pour le porter ? Nous ne le savions pas ; mais en tout cas, un résultat considérable était ainsi atteint ; la Chambre se coupait en deux grands partis, et l’ancien parti de gouvernement, celui dont la coalition nous avait un moment séparés, se reformait de concert avec nous, et avait chance de ressaisir la majorité qui lui avait naguère échappé.

M. Thiers ne se méprit point sur l’importance de cette tentative, et fit tous ses efforts pour retenir le centre gauche tout entier dans son alliance avec le côté gauche, et pour faire porter, par ces deux groupes, M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre. En me rendant un jour à la séance, je rencontrai M. Thiers dans les Tuileries, et nous nous promenâmes quelques moments, causant librement de cette situation nouvelle : Vous avez longtemps profité, lui dis-je, des dispositions flottantes du centre gauche ; c’est maintenant notre tour ; nous vous battrons avec vos propres armes ; M. Passy a accepté d’être notre candidat ; vous verrez qu’il sera nommé. M. Thiers ne croyait pas à ce résultat, et il persista à soutenir la candidature de M. Odilon Barrot. Le 16 avril, M. Passy fut élu président de la Chambre par deux cent vingt-six suffrages ; M. Barrot n’en réunit que cent quatre-vingt-treize.

C’était un pas vers la réorganisation du parti de gouvernement et la formation d’un cabinet sérieux ; mais ce pas fut loin d’être décisif ; le président nommé, on recommença à négocier, à tâtonner, à tenter les diverses combinaisons déjà essayées, ou d’autres analogues ; des interpellations furent adressées aux hommes qui y étaient engagés ; nous eûmes, à la tribune, de longues et vives explications. Rien ne réussissait ; on rencontrait les mêmes hésitations, les mêmes incompatibilités ; pour le moment, la nomination de M. Passy à la présidence n’avait fait qu’ajouter la dislocation du centre gauche à toutes les autres, et jeter dans le côté gauche un nouveau ferment de méfiance et d’humeur. La coalition victorieuse semblait ne devoir aboutir qu’à une impuissante et stérile confusion.

Le 24 avril, le Roi m’écrivit qu’il désirait me voir[2]. Je me rendis aux Tuileries. Après avoir déploré ses embarras, qui sont aussi les vôtres, me dit-il, car c’est la coalition qui nous les fait, à vous comme à moi, il me demanda si je trouverais mauvais que quelques-uns de mes amis, nommément M. Duchâtel et M. Dumon, entrassent sans moi dans un cabinet : Je n’y ai pas la moindre objection, sire, pourvu que la composition du cabinet donne à la politique que nous avons soutenue, mes amis et moi, et que nous entendons toujours soutenir, des garanties efficaces. — Je le veux autant que vous, soyez-en sûr, me dit le Roi ; personne n’a moins d’envie que moi que le gouvernement soit livré au côté gauche ; Dieu sait où la troupe mènerait ses chefs. Mais vous voyez dans quelle impasse nous sommes ; il n’y a qu’un ministère neutre, un ministère où les grands amours-propres n’aient pas à se débattre, qui puisse nous en tirer. — Que ce ministère se forme, sire ; qu’il rapproche et unisse les deux centres ; non seulement je ne détournerai pas mes amis d’y entrer ; mais je le soutiendrai de tout mon pouvoir. Le Roi me prit la main avec une satisfaction où perçait un peu de moquerie ; rien ne lui convenait mieux qu’un cabinet qui, en mettant fin à ses embarras, fût pourtant un mécompte pour la coalition.

Mes amis se réunirent ; sur leurs instances et les miennes, M. Duchâtel se montra disposé, sous la réserve qu’il n’y serait pas seul, à entrer dans la voie qu’indiquait le Roi. Cependant, les incertitudes se prolongèrent encore ; on tâtait, on sondait encore en tous sens à la recherche de combinaisons diverses ; on proposa une adresse de la Chambre au Roi pour presser la conclusion ; on nomma la commission chargée de la rédiger. Personne ne voulait prendre la responsabilité d’une solution positive, car, pour toutes les solutions, le succès paraissait douteux. En présence de cette irrésolution parlementaire, la fermentation révolutionnaire renaissait dans Paris ; les conspirateurs permanents, les comités des sociétés secrètes, surtout la société dite d’abord des Familles, puis des Saisons, se réunissaient, se communiquaient leurs renseignements, leurs dénombrements, leurs espérances ; les soldats poussaient les chefs ; auraient-ils jamais une occasion plus favorable ? Trouveraient-ils jamais devant eux un pouvoir plus troublé et plus flottant ? Une résolution soudaine fut prise : le 12 mai, vers trois heures après-midi, des bandes réunissant en tout sept ou huit cents hommes se lancèrent dans Paris, criant : Vive la République ! forçant les boutiques d’armuriers, faisant feu dans les rues, attaquant les postes de la garde nationale et de l’armée, et dirigeant sur l’Hôtel de ville, le Palais-de-Justice et la Préfecture de police, leurs passionnés efforts. A cette attaque fougueuse et imprévue, quelques postes furent enlevés ; des officiers, des gardes municipaux, des gardes nationaux furent tués, les uns en résistant aux insurgés, les autres en essayant de parlementer avec eux. En quelques instants, plusieurs quartiers de Paris devinrent le théâtre de tumultes violents, de rencontres sanglantes, et, sans parler des morts dont le nombre resta incertain, cent quarante-trois blessés, insurgés ou défenseurs de l’ordre, militaires ou civils, furent successivement apportés dans les divers hôpitaux de Paris. Mais vers cinq heures, cette tentative frénétique était étouffée, et ses principaux chefs entre les mains des magistrats. Dans la soirée, un très grand nombre de personnes, pairs, députés, officiers, fonctionnaires, partisans du gouvernement ou de l’opposition, s’empressaient aux Tuileries ; le maréchal Soult y était arrivé au premier bruit de l’événement, et je trouve, dans des notes recueillies au moment même par son fils, le marquis de Dalmatie, ces simples phrases : Au milieu de cette affluence, l’idée vint à mon père d’en profiter pour mettre un terme à l’hésitation générale et former enfin un ministère. Il la fit agréer au Roi. A mesure qu’arrivait une des personnes qu’on jugeait propres au pouvoir, le Roi la faisait appeler dans le cabinet où il était avec mon père, et lui demandait son concours. Dans un pareil moment, personne ne refusa. M. Dufaure, que le hasard fit arriver un des derniers et qu’on envoya chercher, fut un peu plus long que les autres à se décider ; mais la gravité des circonstances triompha de ses doutes, et avant la fin de la soirée, l’émeute révolutionnaire avait fait ce que les agitations parlementaires tentaient en vain depuis deux mois ; le cabinet du 12 mai 1839 était formé.

C’était précisément le cabinet qu’avait entrevu et désiré le Roi. Le maréchal Soult le présidait comme ministre des affaires étrangères ; le général Schneider et l’amiral Duperré occupaient les départements de la guerre et de la marine ; trois hommes du centre droit, MM. Duchâtel, Villemain et Cunin-Gridaine, et trois hommes du centre gauche, MM. Passy, Dufaure et Teste, se partageaient l’influence politique. Nous restions, M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, complètement en dehors du gouvernement. Dans le conflit des passions, des prétentions et des hésitations des divers partis qui formaient la Chambre des députés, tel fut le résultat auquel aboutit la coalition.

On ne pouvait espérer qu’un cabinet ainsi formé adoptât et pratiquât hautement cette politique plus décidée et plus conséquente que nous avions souhaitée. Divers jusque-là par leurs idées, leur attitude et leurs tendances, les nouveaux ministres s’étaient rapprochés et unis sous le coup d’une nécessité soudaine, pour parer à un danger pressant, sans s’être concertés et entendus sur les questions qu’ils avaient à résoudre et sur les principes du gouvernement dont ils se chargeaient. Incohérent dans sa composition, le ministère devait être flottant dans sa conduite, au moins autant que l’avait été celui de M. Molé. Sur ce point essentiel, la coalition n’avait donc pas atteint le but qu’elle s’était proposé. Dans le commun mécompte, mes amis avaient seulement cet avantage que le côté gauche considéra la formation du nouveau cabinet comme une défaite, et lui fit sur-le-champ opposition. M. Passy quittait le fauteuil de la présidence de la Chambre ; il fallait l’y remplacer ; le cabinet adopta pour son candidat M. Sauzet et l’opposition M. Thiers. M. Sauzet fut élu, à sept voix seulement de majorité, mais après une lutte où les deux partis se classèrent nettement et mesurèrent leurs forces. Le cabinet, bien que recruté dans le centre gauche, débuta donc, non par une concession au côté gauche, comme l’avait fait M. Molé, mais par un combat et une victoire ; ce qui satisfit et rallia, dès les premiers pas, l’ancien parti de la résistance.

La coalition n’avait guère mieux réussi dans une autre de ses espérances ; le nouveau ministère contenait, il est vrai, des membres du centre gauche comme du centre droit ; quelques hommes honorables et considérables, jusque-là divisés, s’étaient rapprochés ; mais, à considérer la situation dans son ensemble, on ne pouvait pas dire que la base du gouvernement se fût élargie, ni que la couronne eût rallié dans son conseil tous les éléments du grand parti qui voulait sincèrement fonder la monarchie constitutionnelle ; les principaux chefs de ce parti, ses orateurs éprouvés, restaient en dehors des affaires ; le gouvernement parlementaire n’était ni plus complet, ni plus muni et paré de toutes ses forces qu’il ne l’avait été sous l’administration de M. Molé.

Sur un seul point, le point capital à la vérité, la coalition avait atteint son but : l’influence nécessaire de la Chambre des députés sur la formation et la composition du ministère ne pouvait plus être contestée ni éludée ; en dépit de ses dissensions et de ses faiblesses intérieures, cette Chambre avait fait sentir à quel point, pour les questions de personnes comme de conduite, il fallait compter avec elle ; le gouvernement était resté, pendant deux mois, incertain et comme en suspens jusqu’à ce qu’elle y eût repris la place et la part qui lui convenaient. Tout en défendant sa prérogative, et malgré ses déplaisirs ou ses désirs mis quelquefois trop à découvert, le Roi avait attendu, avec une patience habile, que la Chambre se fût, pour ainsi dire, débrouillée elle-même, et eût indiqué quels hommes pouvaient donner à la couronne des conseils autorisés et un appui efficace. Le pays avait fait un pas décisif dans la voie du gouvernement libre ; le régime parlementaire était reconnu et accepté dans sa première et vitale condition.

Dans ce mélange confus de résultats très divers, les mécomptes étaient plus apparents que les succès, et la coalition ne fut ni satisfaite, ni fière de sa victoire. Elle avait renversé le cabinet qu’elle attaquait, mais elle avait échoué à former celui qu’elle méditait. Elle avait mis en lumière l’importance péremptoire de la Chambre des députés dans le gouvernement, mais aussi son inhabileté à créer elle-même son gouvernement. Les partis coalisés avaient montré peu d’intelligence politique et beaucoup de mesquines passions. En subissant un échec, la couronne en avait infligé un, bien aussi grave, à ses vainqueurs. Pour mon compte personnel, à la distance et dans le repos d’où je considère aujourd’hui ce bruyant incident, j’incline à croire que j’aurais mieux fait de n’y pas prendre une part active, et de rester immobile dans mon camp au lieu d’en sortir en armes pour aller combattre dans un camp de passage. Après ce qui s’était passé entre M. Molé et moi, ni ma conviction, ni mon honneur ne me permettaient de le défendre ; mais je pouvais ne pas l’attaquer et ne marquer mon blâme que par mon silence. Il n’en serait pas moins tombé, et le parti de gouvernement se serait empressé de se rallier autour de moi. Ce parti fut au contraire irrité de mes attaques et de ce qu’il appela, de ma part, un mauvais exemple. Il me fallut beaucoup de temps et d’épreuves pour reprendre sa confiance et toute ma place dans ses rangs. J’avais prévu ce mal et regretté ma résolution en la prenant. Mais on ne se sépare pas de son intime et longue pensée : c’était un vrai gouvernement libre que j’avais à cœur de fonder, et l’influence reconnue de la Chambre des députés en était, à mes yeux, l’essentielle condition. Dans mon élan vers ce but, ma faute fut de ne pas tenir assez de compte du sentiment qui dominait dans mon camp politique, et de ne consulter que mon propre sentiment et l’ambition de mon esprit plutôt que le soin de ma situation. Faute assez rare de nos jours, et que, pour dire vrai, je me pardonne en la reconnaissant.

 

 

 



[1] Pièces historiques, n° XIII.

[2] Pièces historiques, n° XIV.