Bien avant que la crise éclatât, j’avais quitté Paris pour aller, avec ma mère et mes enfants, passer quelques semaines en Normandie, d’abord à Lisieux, puis chez le duc de Broglie. Je voulais être absolument étranger à la chute du cabinet de M. Thiers, et ne me trouver engagé d’avance dans aucune des combinaisons tentées pour lui chercher des successeurs. J’avais à cœur de conserver, dans cet avenir, toute ma liberté. Le public, que la chute du cabinet du 11 octobre 1832 avait surpris, trouvait celle du cabinet du 22 février 1836 bien prompte, et se montrait ennuyé des crises ministérielles ; par égard pour son sentiment comme par mon propre goût, il me convenait de me tenir à l’écart. On essaya de m’en faire sortir. Je reçus, de la part du comte Molé, une invitation à l’aller voir pour causer avec lui. Je m’y refusai, et il me comprit, car il m’écrivit d’Acosta, le 18 août : J’arrive et trouve ici la réponse que vous m’avez faite. Je serais désolé de vous causer le moindre dérangement ; je me hâte de vous le dire. Je serai moi-même fort errant autour de Paris jusqu’à ce que la session m’y rappelle. Vous savez sans doute que toutes les démissions ont été hier données et acceptées. La dépêche télégraphique annonçant les événements de Saint-Ildefonse a tout changé ou ajourné. Il y avait bien des raisons et bien des chances pour que M. Molé succédât à M. Thiers. Il avait été en 1830, avec faveur auprès du public comme auprès du Roi, ministre des affaires étrangères ; depuis que les affaires d’Espagne agitaient les esprits, il s’était hautement prononcé contre l’intervention. Son nom, sa position sociale, son expérience dans les grandes fonctions du gouvernement sous l’Empire et sous la Restauration, son mérite personnel, la prudence et l’agrément de sa conversation, ses manières dignes et douces le rendaient considérable dans le parti de l’ordre et semblaient le désigner pour la conduite des affaires étrangères. Il était ambitieux et il en avait le droit : Personne, me disait souvent M. Bertin de Veaux, qui le connaissait bien et qui s’y connaissait, personne ne surpasse M. Molé dans la grande intrigue politique ; il y est plein d’activité, de longue prévoyance, de sollicitude habile, de soins discrets pour les personnes, de savoir-faire avec convenance et sans bruit. Il y a plaisir à s’en mêler avec lui. Et il ajoutait en riant : Plus de plaisir que de sûreté. On reprochait, en effet, à M. Molé de se préoccuper trop exclusivement de lui-même et de son succès, et d’oublier trop aisément ses associés et ce qu’ils devaient attendre de lui. Je n’avais avec lui point d’ancienne intimité. Avant la Restauration, pendant qu’il était grand-juge, ministre de la justice et en faveur auprès de l’empereur Napoléon, je l’avais rencontré quelquefois dans le monde, entre autres chez madame de la Briche, sa belle-mère, et chez madame de Rémusat ; mais il était froid et silencieux ; j’étais jeune et de l’opposition libérale ; nous nous voyions sans nous connaître. Sous la Restauration, et lorsqu’il entra, comme ministre de la marine, dans le cabinet du duc de Richelieu, nous eûmes de plus fréquents rapports, mais sans habitudes familières ; j’étais lié avec M. Decazes qui crut avoir à se plaindre de lui, et leur mésintelligence se fit ressentir entre leurs amis. La révolution de 1830 nous rapprocha, M. Molé et moi, et, soit dans le premier cabinet du gouvernement de Juillet, soit pendant l’administration de M. Casimir Périer, nous pensâmes et agîmes presque toujours ensemble, toutefois sans aucun lien étroit et personnel. Tant que dura le cabinet du 11 octobre 1832, M. Molé fut habituellement, comme le voulaient sa position, et son caractère, dans les rangs du parti de l’ordre ; il se sépara cependant du ministère dans quelques circonstances qui nous semblaient exiger une fermeté inébranlable, entre autres dans le cours du grand procès suivi devant la cour des pairs contre les insurgés d’avril 1834. Il avait aussi, quant à nos relations au dehors, sinon une autre politique, du moins une tendance politique différente de celle du cabinet, et particulièrement du duc de Broglie ; il tenait moins étroitement à l’alliance anglaise, et semblait plus disposé à rechercher l’amitié des cours du continent. De ces diverses causes il était résulté entre lui et nous une certaine froideur. Mais, en 1835, après l’attentat de Fieschi, et surtout en 1836, après la chute du cabinet du 11 octobre 1832, des relations plus habituelles et plus bienveillantes se formèrent entre M. Molé et moi. Il mit du soin à les cultiver. Nous nous rencontrions souvent chez la comtesse de Castellane, l’une des personnes les plus propres à attirer et à rapprocher les hommes qu’elle avait quelque dessein d’unir, comme elle eût été propre à les brouiller si cela lui eût convenu : vive avec charme et douceur, d’un esprit original, facile et abondant, sans qu’on y vît aucune autre prétention que celle de plaire et d’amuser, pleine d’art avec abandon, séduisante en se montrant elle-même intéressée et charmée, comprenant et goûtant toutes choses, la littérature, les arts, la politique, et n’ayant l’air de s’en soucier que pour l’agrément de la conversation ou le plaisir de ceux qu’elle voulait gagner à son salon ou à ses vues. Ses habitués n’étaient pas nombreux, quelques hommes du monde, quelques gens d’esprit, quelques étrangers, diplomates ou voyageurs. On causait librement chez elle. Elle savait avoir, pour ceux à qui elle avait quelque raison de vouloir plaire, des distinctions fines, gracieuses et affectueuses ; elle en eut pour moi, avec le dessein, point empressé ni incommode, d’établir, entre M. Molé et moi, des habitudes de bonne intelligence et d’accord. Elle y réussit sans peine, car il n’y avait entre nous, à cette époque et sur les questions à l’ordre du jour, point de dissidence ; nous assistions ensemble à la vie et aux actes du cabinet de M. Thiers, en les jugeant presque toujours de la même manière et en formant les mêmes conjectures sur l’avenir. J’étais à Broglie lorsque la retraite de M. Thiers fut certaine et sa démission publiée le 26 août dans le Moniteur. Je reçus aussitôt deux lettres datées de ce même jour, l’une de M. Bertin de Veaux, l’autre de M. Molé : Mon cher ami, m’écrivait M. Bertin de Veaux, je vous ai fait dire plusieurs fois par votre fils, et une fois par votre ami, M. le duc de Broglie, de ne pas venir à Paris : la destinée de M. Thiers était alors incertaine, et je ne voulais pas que M. Thiers, ni personne autre, put dire que vous étiez venu pour le précipiter dans sa chute. Aujourd’hui le Moniteur a parlé ; il faut donc changer de conduite ; votre présence maintenant est utile ; elle est même nécessaire, car dans des circonstances aussi critiques, les minutes sont précieuses. Hâtez-vous donc de revenir. Soyez sûr que je soigne votre considération comme la mienne, et que je ne vous conseille que ce que je ferais pour moi-même. M. Molé me disait : Vous comprendrez maintenant les raisons qui m’avaient fait désirer de vous voir. J’ai reçu cette nuit, à Acosta, une lettre du Roi qui me pressait de me rendre près de lui. Je le quitte et je lui ai dit mon désir de m’entendre avec vous avant d’aller plus avant. Les moments sont précieux. J’espère que vous le penserez comme moi. A ne considérer que les choses mêmes, ma situation était simple. C’était sur la question d’Espagne et pour écarter l’intervention que se formait le nouveau cabinet, et j’étais opposé à l’intervention. Il s’agissait de faire retour, au dedans comme au dehors, vers la politique du cabinet du 11 octobre 1832, principes et personnes. Le Roi réclamait mon concours dans une circonstance grave pour lui-même comme pour le pays, et dans laquelle j’approuvais sa résistance au cabinet précédent. Il avait besoin, disait-il, dans la Chambre des députés, ou de M. Thiers ou de moi, et le public, comme les Chambres, se montraient, à cet égard, de son avis. On ne me demandait aucune concession, on ne me faisait aucune objection qui pût être, pour moi, un motif de refus. Parmi mes amis politiques, les sentiments étaient divers. Plusieurs regrettaient que je rentrasse si tôt dans les affaires ; j’en étais sorti trop récemment ; l’expérience du mal attaché à la déviation de la politique de résistance n’avait été ni assez complète ni assez longue ; la réaction qui nous ramenait vers cette politique ne faisait que commencer ; pendant ma retraite, ma situation avait grandi en se calmant ; elle grandirait et se calmerait encore si je restais encore quelque temps en dehors du pouvoir, et je le reprendrais plus tard avec toute l’autorité dont j’aurais besoin. C’était là, entre autres, l’avis de M. Duvergier de Hauranne qui me donna, à cette époque, des marques de sagacité, de fidélité, et j’ajoute de modération que rien de ce qui est survenu depuis entre lui et moi ne doit ni ne peut m’empêcher de reconnaître. D’autres, et je dirai la plupart, trouvaient, au contraire, mon retour aussi naturel que nécessaire ; je ne l’avais point cherché ; j’étais complètement étranger à la chute de M. Thiers ; je n’avais pas ouvert la bouche sur la question devant laquelle il tombait. Ils n’admettaient pas que je pusse me refuser au vœu du Roi quand j’étais de son avis, et à l’occasion de rendre à mon parti politique son influence et son rang. A cette opinion quelques-uns ajoutaient qu’en rentrant dans les affaires, je devais en demander nettement la direction : Je ne crois pas me tromper, m’écrivait de Nîmes le premier président de la cour royale, M. de Daunant, l’un de mes plus anciens et plus judicieux amis, en vous disant qu’on s’attend généralement à vous voir chef du nouveau cabinet ; les graves difficultés qui existaient déjà auront sans doute été augmentées par la politique incertaine suivie depuis six mois ; un essai un peu plus long aurait peut-être achevé de la discréditer, mais j’espère que cet essai malheureux et la confiance que vous inspirez vous rallieront les hommes honnêtes et courageux. Le duc de Broglie, avec sa générosité simple et fière, m’exprimait plus vivement encore la même idée : Le ministère nouveau, m’écrivait-il, doit vous accepter pour chef, non seulement de fait, mais de nom ; quoi qu’il en soit, vous en aurez la responsabilité ; il faut que vous en ayez la direction. Un ministère qui a deux présidents, l’un de nom, l’autre de fait, n’en a réellement point. C’est là un dissolvant inévitable et prochain. A peu près tous enfin s’accordaient à penser et à dire qu’en ramenant la politique un moment altérée, le nouveau cabinet devait la présenter sous un nouvel aspect ; M. Duchâtel m’écrivait le 23 août de La Rochelle, où il présidait le conseil général : S’il survient une crise, vous devez user de votre liberté. Je ne puis vous écrire avec détail, mais mon avis est qu’il faut deux choses : 1° ne pas ressusciter le passé et faire du neuf ; 2° se distinguer en tout de ce qu’on remplace. Le duc de Broglie était encore plus explicite : Le nouveau ministère doit être vraiment nouveau ; il doit être le produit de combinaisons nouvelles et qui surprennent le public ; s’il se présentait comme une résurrection, comme une contre-épreuve affaiblie et pâle du ministère qui s’est dissous il y a six mois, comme ce ministère-là, moins des hommes aussi importants que Thiers et Humann, cela lui serait mortel ; il n’en aurait pas pour un mois. De là précisément venait mon déplaisir. Faire un cabinet nouveau, c’était me séparer du duc de Broglie ; j’étais sorti naguère du pouvoir avec lui, M. Duchâtel et M. Persil ; y rentrer avec deux seulement de mes compagnons, sans le plus intime des trois, et en prenant moi-même sa place comme président du conseil, il y avait là, quels que fussent les motifs politiques qui pouvaient m’y décider et les conseils du duc de Broglie lui-même, une apparence d’abandon et d’infidélité dont j’étais peiné et froissé. Le roi Louis-Philippe fit, dans cette circonstance, une faute trop commune de la part des princes qui, pour s’épargner un embarras de conversation et d’un moment, se donnent souvent des airs de légèreté, d’indifférence et d’oubli. Si, après la retraite de M. Thiers, le Roi eût appelé auprès de lui le duc de Broglie, non pour l’inviter à reprendre les affaires, mais pour l’entretenir à cœur ouvert de la situation et en discuter avec lui les convenances et les exigences, il l’eût trouvé parfaitement désintéressé d’esprit et de cœur, n’ayant nul désir de rentrer au pouvoir, bien plutôt décidé à s’y refuser si on le lui demandait, et tout prêt à donner au cabinet nouveau son loyal appui. Le Roi ne connut pas bien le duc de Broglie ; il ne l’appela point, il ne lui écrivit point, ne lui donna, à cette occasion, aucune marque de confiant et affectueux souvenir. Le duc de Broglie fut blessé, et on le fut autour de lui. Blessé noblement, comme il convenait à de telles âmes ; sa blessure n’influa nullement sur sa conduite ; ni son dévouement au Roi, ni notre amitié mutuelle, ni la sincérité de son concours à notre politique commune n’en furent un moment altérés ; mais il n’y en eut pas moins là, pour le cabinet près de se former, une circonstance déplaisante, et pour moi une peine qui influa d’une manière fâcheuse sur mes résolutions. Je partis pour Paris et je reçus en arrivant ce billet du Roi : Mon cher ancien ministre, j’apprends que vous êtes enfin arrivé à Paris. Je vous attendais avec impatience et je vous prie de venir me voir le plus tôt que vous pourrez. Je voudrais que ce fût ce soir, si mon billet vous parvient encore à temps. Si vous trouvez qu’il est trop tard pour venir à Neuilly ce soir, je vous propose d’y venir demain matin à dix heures, ou chez moi aux Tuileries, à midi. Vous connaissez tous mes sentiments pour vous. Je vis le Roi ; je m’entretins avec M. Molé et M. Duchâtel ; je recueillis les impressions et les avis de ceux de mes amis qui se trouvaient alors à Paris, et je m’arrêtai à demander que mes deux collègues dans le cabinet du 11 octobre 1832, M. Duchâtel et M. Persil, rentrassent dans le nouveau cabinet, l’un comme ministre des finances,l’autre comme garde des sceaux, que M. de Gasparin fût appelé au ministère de l’intérieur où il occupait déjà les fonctions de sous-secrétaire d’État, et que M. de Rémusat le remplaçât dans ce poste. J’assurais ainsi à mes amis politiques la moitié des sièges et deux des départements les plus importants dans le cabinet. Pour moi-même, je ne voulais que rentrer au ministère de l’instruction publique, et j’acceptai, dans ces termes, l’alliance avec M. Molé comme ministre des affaires étrangères et président du conseil. C’étaient là des arrangements dictés par mes sentiments personnels plutôt que par l’utilité et la prévoyance politiques. En consentant à rentrer dans les affaires sans le duc de Broglie, j’avais à cœur de n’y trouver pour moi-même aucun accroissement de situation, aucune satisfaction d’ambition ou d’amour-propre ; et je me flattais que, dans un conseil ainsi formé, ayant au ministère de l’intérieur deux de mes plus sûrs amis, j’exercerais sur le gouvernement général du pays, bien que confiné dans mon modeste département, toute l’influence dont la politique que je représentais pourrait avoir besoin. Je me trompais ; on ne gouverne pas efficacement par des combinaisons factices et des moyens indirects. Si j’avais mis de côté mes affections et consulté uniquement la politique, j’avais à choisir entre deux conduites. Je pouvais me refuser à entrer dans un cabinet que non seulement je ne formais pas moi-même, mais où manquaient plusieurs des principaux éléments qui avaient donné au cabinet du 11 octobre 1832 sa force et son autorité. Je me serais proposé alors pour but de reconstituer un jour ce cabinet, ou un cabinet équivalent, et je serais resté jusque-là dans cette position d’observation et d’attente qui donne aux difficultés entre les personnes le temps de s’effacer et aux rapprochements celui de s’accomplir sous la pression de la nécessité. C’eût été là peut-être la conduite la plus efficace comme la plus prudente. En me décidant à entrer dans le cabinet de M. Molé, j’aurais dû surmonter mes sentiments et mes embarras intimes, occuper moi-même le ministère de l’intérieur, m’assurer ainsi directement le pouvoir dont la responsabilité allait évidemment peser sur moi, et porter mes deux amis, M. de Rémusat et M. de Gasparin, l’un au ministère de l’instruction publique, l’autre à celui de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, deux départements pour lesquels ils étaient, l’un et l’autre, très bien qualifiés. C’eût été là une combinaison plus naturelle et plus forte que celle à laquelle je donnai mon adhésion. Mais je cédai à mes impressions personnelles, à l’insistance du Roi, à l’urgence de la situation, et aussi à une disposition de ma nature qui est d’avoir trop de facilité à accepter ce qui coupe court aux difficultés du moment, trop peu d’exigence quant aux moyens et trop de confiance dans le succès. Après mon acceptation et la nomination officielle des principaux ministres, le cabinet resta encore quelques jours incomplet ; deux départements, la guerre et le commerce, n’étaient pas pourvus et ne le furent pas sans quelque difficulté. Le maréchal Soult ne voulut pas rentrer à la guerre sous la présidence de M. Molé. Plusieurs personnes désiraient, non sans raison, que le comte de Montalivet demeurât, comme ministre du commerce, membre du cabinet ; seul, dans le cabinet précédent, il s’était opposé à l’intervention en Espagne ; il avait du courage, de l’activité, du savoir-faire, assez d’influence dans les Chambres ; mais il ne lui convint pas d’accepter un département inférieur en importance à celui qu’il quittait et dans lequel son sous-secrétaire d’État, M. de Gasparin, venait le remplacer. Le Roi, d’ailleurs, aimait mieux garder M. de Montalivet auprès de lui et le tenir en réserve pour le faire entrer, au besoin, dans les ministères éventuels dont il aurait à redouter les tendances. Le général Bernard et M. Martin du Nord furent nommés à la guerre et au commerce ; hommes de mérite l’un et l’autre, capables et utiles, mais que le public n’appelait pas et qu’il s’impatienta d’attendre quinze jours. Les premières mesures du cabinet furent bien accueillies. La nomination de M. Gabriel Delessert, comme préfet de police, obtint dans Paris une approbation générale. Il avait déployé dans les émeutes un rare courage et un infatigable dévouement à l’ordre. Sa famille et lui-même ne se décidèrent qu’à grand-peine, et par pur zèle pour le bien public, à accepter ces délicates fonctions. On lui sut gré et de l’acceptation et de la résistance. Peu après la formation du cabinet et sur sa proposition, le Roi fit grâce à soixante-deux condamnés pour crimes ou délits politiques. Les ministres de Charles X, détenus à Ham, MM. de Chantelauze et de Peyronnet d’abord, le prince de Polignac et M. Guernon de Ranville quelques jours plus tard, furent mis en liberté sans aucune de ces exigences qui donnent aux passions de parti une satisfaction aussi inutile que grossière, et sous la seule condition, pour trois d’entre eux, de s’établir, sur leur parole, dans des résidences choisies par eux-mêmes, pour le prince de Polignac de quitter la France, banni pour vingt ans. Les rapports de M. Molé avec les cabinets étrangers et leurs représentants à Paris commençaient sous des auspices de bon vouloir et de confiance réciproques. Je repris mes travaux pour l’expansion et le perfectionnement de l’instruction publique à tous ses degrés. Les écoles primaires reçurent de nombreux encouragements. Une chaire de pathologie et de thérapeutique générales fut créée dans la faculté de médecine de Montpellier. En présidant à la rentrée des cours de la grande École normale à Paris, je m’appliquai à bien déterminer le caractère de l’enseignement public institué par l’État, et j’affirmai qu’à tous les degrés, comme cela était déjà fait pour l’instruction primaire, il devait et pouvait se concilier avec les droits de la liberté[1]. Je me mis à l’œuvre pour parvenir, en matière de librairie, à l’abolition de la contrefaçon, soit par des mesures législatives, soit par des négociations avec les puissances étrangères. M. Duchâtel proposa et fit adopter, sur le placement des fonds des caisses d’épargne et sur la création d’un fonds extraordinaire pour les travaux publics, des projets de loi dont la discussion d’abord et plus tard l’expérience ont mis en lumière l’utilité politique et l’opportunité financière. Mes divers collègues poursuivaient avec le même soin les améliorations légales et libérales que réclamaient ou pouvaient admettre leurs départements. Le public et les Chambres, près de se réunir, suivaient, avec une attente bienveillante, ces premiers pas d’une administration régulière et éclairée. Mais deux événements, l’un et l’autre inattendus, le mauvais succès de l’expédition de Constantine et le complot de Strasbourg, vinrent bientôt altérer gravement une situation peu forte encore, et rejetèrent brusquement le nouveau cabinet dans les grandes luttes et les grands périls. Le cabinet précédent avait résolu et préparé l’expédition de Constantine. Le maréchal Clausel a affirmé que M. Thiers avait adopté ses plans d’expédition et de conquête sur tous les points importants de l’Algérie, et lui avait promis tous les moyens d’exécution qu’ils exigeaient. Des documents authentiques indiquent que le ministre de la guerre, le maréchal Maison, s’était associé à cette approbation et à ces promesses, en laissant pourtant, quant à l’expédition de Constantine, quelque vague sur l’époque où il conviendrait de l’entreprendre et sur les nouveaux ordres que le maréchal Clausel devrait attendre avant de s’y engager. Quand le cabinet du 22 février 1836 tomba, après sa retraite officiellement annoncée, le 30 août, le maréchal Maison écrivit au maréchal Clausel que les dispositions ordonnées étaient, dans leur ensemble, conformes aux entretiens et aux communications verbales avec plusieurs des ministres du Roi, mais qu’elles n’avaient été l’objet d’aucune délibération du conseil et n’avaient point reçu la sanction définitive du gouvernement ; que c’était au nouveau cabinet à accorder ou à refuser cette sanction, et que jusque-là il importait de ne rien engager, de ne rien compromettre, de se renfermer dans les limites de l’occupation actuelle, dans celles de l’effectif disponible, et dans celles des crédits législatifs, ou du moins des dépenses prescrites ou approuvées. Le ministre de la guerre expirant ne songeait plus qu’à se décharger de la responsabilité de l’expédition projetée, et à en reporter le poids sur ses successeurs. Le maréchal Clausel fut et avait quelque droit d’être surpris, blessé et embarrassé. Ardent à se croire et se croyant en effet autorisé, il avait agi. Dès le 2 août 1836, il avait donné au général Rapatel, son remplaçant intérimaire en Algérie, et en les communiquant au ministre de la guerre, toutes les instructions pour l’exécution de ce qu’il appelait le système de domination absolue de l’ex-régence, définitivement adopté, sur ma proposition, par le gouvernement. Il avait réglé la distribution des troupes sur tout le territoire de l’Algérie, mis en mouvement celles qui devaient occuper la province de Constantine, prescrit, pour le matériel comme pour le personnel, les mesures qui pouvaient être prises sur les lieux mêmes, et annoncé celles qu’avait déjà ordonnées ou qu’allait ordonner de Paris le ministre de la guerre. Tous ces préparatifs, tous ces ordres étaient connus dans toute l’Algérie, des Arabes comme de notre armée, à Constantine comme à Alger ; et le maréchal Clausel terminait ses instructions au général Rapatel en disant : C’est au plus tard au 15 octobre que je me rendrai à Bône pour y prendre en personne la direction des opérations militaires contre Constantine. Inquiété, mais point arrêté dans son dessein par la lettre évasive et suspensive que lui adressa le 30 août le maréchal Maison, il lui répondit sur-le-champ : Veuillez vous rappeler que vous et M. le président du conseil m’avez pressé de partir pour l’Afrique, que j’ai pris congé de vous huit jours avant mon départ, que vous ne m’avez plus parlé du conseil dans lequel on devait discuter le plan des opérations à exécuter en Afrique. Vous verrez, en vous rappelant cette circonstance, que je ne mérite aucun reproche. Dès que le maréchal Clausel connut la formation du cabinet du 6 septembre, il lui adressa dépêche sur dépêche, instances sur instances pour réclamer l’autorisation d’entrer en campagne : Constantine, écrivait-il le 24 septembre, est un admirable champ pour la colonisation... C’est là qu’il faut frapper, qu’il faut nous asseoir. Tout est prêt ; tarderons-nous seuls à l’être ? N’agirons-nous pas quand le temps et les faits nous pressent ? Héritier ainsi d’une situation déjà faite et très urgente, le cabinet prit à la fois deux résolutions : l’une, de retirer le gouvernement général de l’Algérie des voies dans lesquelles le maréchal Clausel l’avait engagé, et, aussitôt que les convenances le permettraient, des mains du maréchal lui-même ; l’autre, de l’autoriser à accomplir l’expédition de Constantine en lui maintenant les moyens que le précédent cabinet lui avait promis. Ces deux résolutions furent, l’une clairement indiquée, l’autre formellement déclarée au maréchal le 27 septembre, par le nouveau ministre de la guerre, le général Bernard, en ces termes : Il a paru au gouvernement du Roi qu’un plan aussi vaste que celui qui est exposé dans votre lettre du 2 août au général Rapatel ne pouvait se réaliser sans un accroissement de dépenses qu’il ne lui est point permis de faire, au moins quant à présent. Il lui a paru aussi que les hautes conceptions qui lui étaient soumises exigeaient de sa part une attention sérieuse et qu’elles devaient être le sujet de mûres réflexions. Par ces motifs, il aurait désiré qu’il n’eût pas encore été question de l’expédition de Constantine ; mais le gouvernement de Sa Majesté a été frappé des conséquences que pourrait avoir, dans un pays comme l’Afrique et avec l’esprit des populations indigènes, l’ajournement d’une expédition annoncée, surtout quand l’espoir de cette expédition a déjà rallié plusieurs tribus à notre cause... C’est donc parce que l’expédition de Constantine a été annoncée, et par ce seul motif, que le gouvernement du Roi l’autorise aujourd’hui ; mais il ne l’autorise que comme une opération nécessitée par les événements, comme une opération toute spéciale, et sans que cela puisse tirer à conséquence pour l’exécution du plan général d’occupation que vous avez présenté... Il doit être bien entendu, monsieur le maréchal, que cette expédition doit se faire avec les moyens (personnel et matériel) qui sont actuellement à votre disposition. Vous remarquerez, au reste, que ces moyens sont supérieurs à la répartition projetée dans votre plan général d’occupation, et au moins égaux à ceux qui sont mentionnés dans votre instruction au général Rapatel, du 2 août dernier. Même avant d’avoir reçu cette lettre, le maréchal Clausel ne se méprenait pas sur sa situation ; il savait fort bien que le nouveau cabinet était contraire au plan général de conduite en Algérie que, sous le cabinet précédent, il avait fait adopter. Il ne rencontrait pas non plus, sur les lieux mêmes, toutes les facilités qu’il avait espérées. Depuis six mois déjà, et dans la perspective d’une conquête qu’il tenait pour assurée, il avait nommé bey de Constantine le chef d’escadron de spahis Youssouf, qui se faisait fort d’amener, par ses intelligences dans cette province, la chute du bey turc Achmet et la reddition presque spontanée de la place. En attendant l’expédition, le maréchal avait envoyé Youssouf à Bône pour en préparer les moyens locaux ; mais Youssouf n’y réussissait que très imparfaitement ; soit pour la levée des auxiliaires indigènes, soit pour le rassemblement des mulets destinés aux transports, soit pour les chances de capitulation, les résultats restaient fort au-dessous des promesses. Le maréchal envoya à Paris son aide de camp, M. de Rancé, pour demander de nouveaux renforts. Le général Bernard répondit que l’expédition de Constantine étant la seule qu’autorisât le cabinet, et les provinces d’Alger et d’Oran devant rester sur la défensive, c’était de là qu’on pouvait et devait faire venir à Bône les renforts qu’on croyait nécessaires. Alors s’engagea, entre le ministre de la guerre et le maréchal Clausel, une controverse dominée, de part et d’autre, par l’arrière-pensée tacite du plan général de conquête et d’occupation dont ne voulait pas le ministre et que le maréchal ne cessait de poursuivre : au dire de M. de Rancé, ce n’était plus seulement 30.000, mais 45.000 hommes qu’il fallait pour suffire aux nécessités soit de l’expédition de Constantine, soit des autres provinces de l’Algérie. Après un mois de correspondance un peu confuse, le général Bernard fit observer au maréchal qu’il avait à Bône 11.478 hommes à l’effectif, ce qui donnait 10,602 hommes présents, c’est-à-dire les forces qu’il avait d’abord demandées pour l’expédition ; il lui envoya, de plus, les fonds nécessaires pour solder pendant six semaines 4.000 auxiliaires indigènes, et il finissait en lui disant : Maintenant, monsieur le maréchal, ou les moyens dont vous disposez ont été jugés par vous-même suffisants, ainsi que vos instructions au général Rapatel l’ont fait penser au gouvernement du Roi, ou bien, à votre propre jugement, ils ne le sont pas. Dans le premier cas, vous n’avez aucun motif pour demander des renforts. Dans le second, comme vous n’êtes qu’autorisé à faire l’expédition, vous pouvez vous dispenser de la faire. Il dépend donc de vous seul de prendre à cet égard une détermination, selon que vous trouverez les moyens à votre disposition suffisants ou insuffisants. Pour donner au maréchal Clausel une haute marque de confiance, au moment où on le laissait chargé de résoudre lui-même la question qu’il avait provoquée, M. le duc de Nemours alla s’embarquer à Toulon pour prendre part à l’expédition de Constantine, comme, l’année précédente, M. le duc d’Orléans avait pris part à l’expédition de Mascara. Et pour faire acte de prévoyance en même temps que de confiance, le général Damrémont, officier d’un mérite reconnu, qui commandait à Marseille, reçut confidentiellement ordre d’aller faire un voyage à Alger, et de se tenir prêt à prendre le gouvernement de l’Algérie, si, comme le bruit en avait couru, le maréchal Clausel donnait sa démission. Le maréchal, qui, je crois, n’avait jamais hésité, se décida sur-le-champ ; arrivé à Bône dans les derniers jours d’octobre, il écrivit le 1er novembre au général Rapatel qu’il avait laissé commandant à Alger : Envoyez-moi, par le retour de la frégate à vapeur, celui des bataillons du 2e léger qui est commandé par Changarnier, cet officier que j’ai remarqué, et dont j’ai fait, il y a quelques mois, un chef de bataillon. Le général Rapatel fit ce qui lui était commandé ; le commandant Changarnier arriva à Bône avec son bataillon ; et, le 13 novembre 1836, le maréchal Clausel, emmenant 7.000 hommes de toutes armes avec 2.000 auxiliaires indigènes, et laissant à Bône 2.000 hommes déjà atteints des fièvres d’automne, se mit en marche sur Constantine. Quelques jours avant son départ, le temps était affreux, la pluie tombait à flots, les plaines étaient inondées, la neige couvrait les montagnes : Ce ne sont pas les longues pluies d’hiver, mais seulement les pluies de culture, et celles-ci durent peu, disaient les hommes ardents à l’espérance : J’ai confiance dans les troupes, écrivait le maréchal ; j’espère leur en inspirer ; j’espère aussi en mon étoile, et je pars pour Constantine, où je serai bientôt. Quelques esprits plus exigeants, dans l’administration militaire surtout, ne partageaient pas cette confiance et se montraient pleins de doute sur la facilité de l’entreprise, l’opportunité du moment, la portée des moyens. Mais la plupart des assistants croyaient aller à une expédition d’un succès assuré et presque à une partie de plaisir ; on comptait sur les affirmations et les promesses de Youssouf ; on le regardait, on le traitait déjà comme un bey puissant ; quelques officiers se plaignaient seulement de la perspective qu’il n’y aurait point de coups de fusil à échanger. Le soleil avait reparu et semblait confirmer, par son éclat, ces joyeuses idées. On partit, l’avant-garde le 9 novembre, le maréchal Clausel le 13. On avait à peine marché vingt-quatre heures, la pluie recommença ; les ruisseaux devinrent des torrents ; les soldats avançaient péniblement ; plusieurs restaient en arrière ; quelques-uns des auxiliaires arabes s’enfuirent, enlevant une petite mais précieuse partie des approvisionnements très limités de l’expédition. Le beau temps revint ; pendant cinq jours, l’armée chemina sans souffrance et sans résistance ; mais le 19 novembre, quand elle arriva sur les plateaux élevés voisins de Constantine, la pluie, la neige, la grêle, le froid éclatèrent avec violence ; les soldats ne trouvaient pas, sur ce sol fertile mais dénudé, un morceau de bois pour faire cuire leurs vivres et sécher leurs vêtements. A chaque passage de torrent, à chaque bivouac, on laissait, et en grand nombre, des hommes morts de froid ou de fatigue et des vivres gâtés ou perdus : Nous fûmes exposés là, dit le maréchal Clausel dans son rapport, à toutes les rigueurs d’un hiver de Saint-Pétersbourg, en même temps que les terres entièrement défoncées représentaient aux vieux officiers les boues de Varsovie. Le 21 novembre enfin, l’armée arriva devant Constantine. On reconnut sur-le-champ combien la place était forte, et combien peu elle songeait à se rendre. Le drapeau rouge des Arabes flottait sur la principale batterie. Dès que nos troupes furent à portée, une vive canonnade partit des remparts. Achmet-Bey, à la tête d’une nombreuse cavalerie, tenait la campagne et vint assaillir la brigade d’avant-garde qui, sous les ordres du général de Rigny, avait occupé les mamelons de Coudiat-Ati, en vue de la porte Bab-el-Oued. Un chef kabyle, hardi et renommé, Ben-Aïssa, commandait dans la ville en qualité de lieutenant du bey ; il fit une sortie avec la garnison turque, et vint de son côté attaquer la même brigade. Les cavaliers arabes et les fantassins turcs furent vaillamment repousses, mais sans autre résultat ; nos forces ne pouvaient suffire à cerner la place ; aucune chance de capitulation ne se laissait entrevoir ; nos munitions de guerre et nos vivres s’épuisaient rapidement. Le maréchal résolut de tenter, contre les deux portes devant lesquelles campaient les deux divisions de sa petite armée, un vigoureux assaut, unique chance, s’il y en avait une, d’emporter la place en y pénétrant. Le Rummel et le ravin au fond duquel il coule séparaient les deux divisions ; le 23 novembre, à trois heures après-midi, un soldat traversa la rivière à la nage, portant, dans un morceau de toile cirée roulé autour de sa tête, ce billet du maréchal : Général de Rigny, à minuit j’attaquerai la porte d’El-Kantara ; attaquez à la même heure la porte de Coudiat-Ali. Les deux attaques, dirigées l’une par le maréchal lui-même et le général Trézel, l’autre par le général de Rigny et le lieutenant-colonel Duvivier, furent poussées avec une ardente vigueur, mais sans succès ; dans l’une, le général Trézel, qui se tenait, dit le rapport du maréchal, au plus fort du feu pour disposer et encourager les troupes, tomba le cou traversé d’une balle ; dans l’autre, le lieutenant-colonel Duvivier fut un moment sur le point de pénétrer dans la place, mais tous ceux qui l’entouraient, officiers et soldats, furent frappés et contraints de se replier. A trois heures de la nuit la lutte avait cessé, dit l’un des braves qui y assistaient ; tout était rentré dans le silence, quand le signal accoutumé de la dernière prière nocturne partit du minaret de la principale mosquée de Constantine. Des versets du Koran, lancés dans les airs, furent répétés sur les remparts par des milliers de voix fermes, calmes, assurées. Nos soldats ne refusèrent pas leur estime à de tels ennemis. Au même moment, sur les ordres du maréchal et dans l’obscurité de là nuit, les deux divisions de l’armée se mettaient en mouvement pour se réunir en une seule colonne, et commencer une retraite devenue évidemment nécessaire. Les corps se formaient précipitamment ; les ambulances étaient chargées en hâte de blessés enlevés à l’instant même du sol sur lequel ils venaient de combattre et à peine pansés. Le rassemblement de toutes les troupes au point fixé par le maréchal n’était pas encore accompli quand le soleil se leva. La garnison de Constantine, avertie par les sentinelles des remparts, sortit par détachements de plus en plus nombreux et ardents à porter de tous côtés leurs attaques. Au milieu de cette agitation disciplinée, le commandant Changarnier, qui couvrait avec son bataillon la marche de la division commandée par le général de Rigny vers le point de concentration indiqué par le maréchal, aperçut trente ou quarante soldats courant à travers les Arabes pour tâcher de rejoindre la colonne française. C’était un poste qu’on avait oublié. Faisant sur-le-champ face en arrière, le commandant Changarnier mena au pas de charge son bataillon au secours de ces soldats éperdus, et les recueillit presque tous, non sans perdre quelques-uns des siens. Puis, s’arrêtant de distance en distance à la faveur des plis du terrain, il contint à plusieurs reprises les Arabes acharnés à la poursuite, et donna ainsi aux divers corps le temps de se rejoindre et de s’organiser, selon les instructions du maréchal, en colonne de retraite. Vers onze heures, la marche d’ensemble commençait ; le bataillon du 2e léger continuait à la couvrir ; on aperçut toute la cavalerie arabe d’Achmet-Bey se disposant à faire une charge générale. Dès qu’il la vit approcher, le commandant Changarnier forma son bataillon en carré, en s’écriant : Soldats, regardez ces gens-là, ils sont six mille et vous êtes trois cents ; vous voyez bien que la partie est égale ! Puis quand la nuée des cavaliers arabes fut à vingt pas, il commanda un feu de deux rangs à bout portant, et au cri de : Vive le Roi ! sa troupe joncha le sol d’hommes et de chevaux. Les Arabes se replièrent en grande hâte. La garnison turque, qui était sortie de Constantine sans prendre le temps de se pourvoir de vivres, y retourna pour faire son premier repas. La colonne française continua sa marche en bon ordre ; et à la fin de ce jour, 24 novembre, quand le bataillon du 2e léger alla prendre sa place au bivouac, il fut accueilli par les longs applaudissements de toutes les troupes, et le maréchal Clausel vint porter lui-même au commandant Changarnier ses cordiales félicitations. Le lendemain, 25 novembre, on se remit en route, et, pendant cinq jours, la retraite s’opéra, incessamment harcelée par les Kabyles, troublée par la pénurie de vivres, attristée par des incidents fâcheux et des pertes déplorables, mais dirigée par le maréchal Clausel avec cette activité forte et cette fermeté d’âme qui inspirent aux troupes la confiance dans leur chef, la résignation dans les souffrances et l’ardeur dans le péril. Le 1er décembre, la petite armée était de retour à Bône ; le maréchal Clausel et le duc de Nemours en repartirent le 6 pour Alger ; et le 22, le jeune prince rentra à Paris, estimé de tous dans l’armée pour le courage tranquille qu’il avait montré dans son modeste rôle de volontaire, et faisant au Roi son père, avec une réserve scrupuleuse, le récit des fautes, des maux et des actes héroïques auxquels il venait d’assister. Je ne me refuserai pas la satisfaction de rendre ici un hommage particulier à l’un des chefs de cette expédition, le général Trézel, mon ami, et devenu, en 1847, mon collègue comme ministre de la guerre. Ce vaillant homme, aussi vertueux que vaillant, avait longtemps servi en Algérie, et là comme ailleurs il avait conquis un juste renom de vertu comme de valeur ; mais après l’échec qu’il essuya, le 28 juin 1835, à la Macta, contre Abd-el-Kader, il engagea lui-même le ministre de la guerre à le rappeler, car, disait-il avec une candeur admirable, je ne pourrais plus me promettre la confiance des troupes, et je me soumettrai sans murmure au blâme et à toute la sévérité que le gouvernement du Roi jugera nécessaires à mon égard, espérant qu’il ne refusera pas de récompenser les braves qui se sont distingués dans ces deux combats. Pourtant ce revers, si noblement avoué, lui pesait cruellement, et il avait à cœur de retrouver, en servant de nouveau en Algérie, la chance de le réparer. Appelé en 1836 au commandement de Bône, il fit naturellement partie de l’expédition de Constantine, et il commandait, sous le maréchal Clausel, la seconde division de cette petite armée. Arrivé devant Constantine, il fut promptement convaincu qu’avec si peu de moyens d’attaque, il n’y avait, contre une résistance sérieuse, nulle chance de succès. On parlait pourtant d’un assaut, et tout en s’y préparant, le général Trézel disait à son jeune officier d’ordonnance, le lieutenant de Morny, à qui il portait confiance et amitié : Mon cher Morny, il n’y a pas un moyen humain d’entrer dans cette ville ; plusieurs de nous seront tués sous ses murs ; si je suis du nombre, ce qui est probable, tâchez de rapporter à ma femme ce qui restera de moi ; vous trouverez dans ma poche un billet de 500 francs ; c’est à peu près tout l’argent que j’ai encore avec moi. Dans la nuit du 23 au 24 novembre, quand le maréchal Clausel tenta d’enfoncer les portes d’El-Kantara et de Bab-el-Oued, le général Trézel, chargé de l’attaque contre la première, s’approcha très près du rempart, ayant à côté de lui M. de Morny ; la lune était claire ; on tirait sur eux : Mon cher général, lui dit le jeune officier, si nous restons ici, nous serons infailliblement tués tous les deux ; moi, ce ne serait pas une grande perte ; mais si, ce que je ne crois pas, on devait donner l’assaut, ce serait un grand malheur que vous n’y fussiez pas. A ce moment, quelques hommes du génie passèrent près d’eux, conduisant un mulet chargé de pelles et de pioches ; un soldat et le mulet furent tués ; se tournant vers M. de Morny, le général Trézel lui dit : Je crois effectivement que vous avez raison ; mais où pouvons-nous nous mettre en attendant l’assaut ? A l’instant même il tomba la face contre terre ; en se penchant vers lui, M. de Morny vit une tache de boue sur sa tempe, et, le croyant mort, il s’écria avec un mouvement d’humeur : Allons, je le lui disais bien, le voilà tué pour n’avoir pas voulu m’écouter ; quel absurde courage ! Comme il se disposait, avec l’aide de quelques soldats, à le mettre dans une couverture pour emporter son corps, le général revint à lui en disant : Eh bien ! que s’est-il donc passé ? — Comment, mon général, vous n’êtes pas mort ? quel bonheur ! — Je n’étais qu’évanoui ; je ne pouvais parler ; mais je vous ai bien entendu grogner et dire que j’étais mort. Je n’avais qu’une inquiétude, c’était d’être laissé là. On le transporta à l’ambulance ; il avait eu le cou traversé d’une balle ; mais la balle, très petite, avait passé entre les vertèbres, le gosier et la carotide ; une balle de munition l’eût tué. Il fit la retraite dans la calèche du maréchal Clausel, aussi calme et aussi peu préoccupé de lui-même qu’il l’avait été sous le rempart de Constantine. Je prends plaisir à recueillir les souvenirs de ce modeste et intègre serviteur de la France. C’était un cœur indomptable dans un corps chétif et de pauvre apparence. A la simplicité à la fois mâle et timide du soldat plus exercé à obéir ou à commander qu’à discuter, il joignait le patriotisme respectueux du citoyen dévoué à l’ordre et aux lois. Il avait quelques-uns des préjugés, mais aucune des faiblesses de son temps. Sa fermeté n’était pas toujours exempte de prévention ni d’entêtement ; mais quand il se trompait, aucune vue personnelle, aucun sentiment d’une pureté douteuse ne se mêlait à son erreur. Je n’ai point connu de caractère plus désintéressé, ni de conscience plus impérieuse. Le devoir était sa loi et le dévouement sa passion. Qu’il fallût se compromettre ou s’abstenir, monter à l’assaut ou se retirer du monde, ni l’une ni l’autre nécessité ne le trouvaient hésitant, et il était également prêt à l’effort ou au sacrifice. Il n’a pas obtenu la renommée des Catinat et des Fabert, et il n’eut pas à la guerre leur fortune ni leur génie ; mais par l’âme il était de leur race, et je ne fais que lui rendre justice en le nommant à côté d’eux. Je reviens au maréchal Clausel et aux conséquences de sa malheureuse campagne. Elle fut, dans les Chambres, l’objet de longs débats. Le maréchal Clausel y prit part, sans juste intelligence de la situation générale et de la sienne propre. C’était un homme de guerre éminent sur le champ de bataille, mais resté tel que l’avaient fait la Révolution et l’Empire, patriote avec les routines de la violence et du despotisme, aimant la grandeur de la France et toujours prêt à la servir vaillamment de son épée, mais étranger à toute vue politique et à tout sentiment de la responsabilité au sein de la liberté. Il avait été imprévoyant, présomptueux, léger, trop peu préoccupé du sort des hommes qu’il commandait, cherchant surtout son propre succès, quelque faibles qu’en fussent les chances et quelque prix qu’il en dût coûter. En arrivant à Bône, sous le coup de son échec, et pressé d’adoucir le mécontentement qu’en devait ressentir le cabinet, il écrivit confidentiellement au général Bernard, au même moment où il lui envoyait son rapport officiel : Je déclarerai au gouvernement, quand il voudra, comme il voudra, que les troupes sous mon commandement étaient suffisantes pour l’expédition, et que j’aurais fait rendre ou pris Constantine, avec une partie de celles qui ont été mises par le mauvais temps dans un état d’anéantissement, si cette partie avait pu être réunie aux autres. Quand vint le jour de la discussion publique, il ne sut se défendre qu’en accusant le gouvernement de ne lui avoir pas donné des forces suffisantes et de préparer l’abandon de l’Algérie : accusation absurde, car le cabinet ne comptait dans son sein aucun des hommes qui avaient laissé entrevoir ce désir, et j’étais au contraire l’un de ceux qui, en toute occasion, avaient le plus fermement défendu le maintien et l’avenir de nos possessions d’Afrique. Mais l’accusation d’indifférence pour la grandeur nationale était le thème d’attaque populaire, et c’était là que le maréchal Clausel cherchait son point d’appui. Au moment de ce débat, il n’était plus, depuis deux mois, gouverneur général de l’Algérie ; bien décidés à réparer l’échec de la France devant Constantine et à ne pas courir de nouveau le risque des fautes qui nous l’avaient valu, nous avions, le 12 février 1837, rappelé le maréchal Clausel, en lui donnant pour successeur le général de Damrémont dont le bon renom militaire et le bon esprit nous promettaient, pour le gouvernement général, de l’Algérie et pour la conduite spéciale de la nouvelle expédition, la double garantie dont nous avions besoin[2]. L’émotion fut vive en France, à la nouvelle de ce désastre, et elle l’eût été davantage si le public n’en eût été distrait par une autre émotion que venait de susciter un incident d’une autre nature. Au même moment où le maréchal Clausel arrivait à Bône et se préparait à partir pour Constantine, le prince Louis-Bonaparte entrait à Strasbourg, et tentait de renverser, par une insurrection militaire, le Roi et la Charte de 1830. Le 31 octobre au soir, le ministre de l’intérieur, M. de Gasparin, m’apporta une dépêche télégraphique qu’il venait de recevoir de Strasbourg, datée de là veille, 30, et qui portait : Ce matin, vers six heures, Louis-Napoléon, fils de la duchesse de Saint-Leu, qui avait dans sa confidence le colonel d’artillerie Vaudrey, a parcouru les rues de Strasbourg avec une partie de..... La dépêche s’arrêtait là, et l’administrateur des lignes télégraphiques, M. Alphonse Foy, y avait ajouté cette note : Les mots soulignés laissent des doutes. Le brumaire survenu sur la ligne ne permet ni de recevoir la fin de la dépêche, ni d’éclairer le passage douteux. Nous nous rendîmes sur-le-champ aux Tuileries où, peu de moments après, tout le cabinet se trouva réuni. Nous causions, nous conjecturions, nous pesions les chances, nous préparions des instructions éventuelles, nous discutions les mesures qui seraient à prendre dans les diverses hypothèses. M. le duc d’Orléans se disposait à partir. Nous passâmes là, auprès du Roi, presque toute la nuit, attendant des nouvelles qui n’arrivaient pas. La Reine, Madame Adélaïde, les princes allaient et venaient, demandant si l’on savait quelque chose de plus. On s’endormait de lassitude ; on se réveillait d’impatience. Je fus frappé de la tristesse du Roi ; non qu’il parût inquiet ou abattu ; mais incertitude sur la gravité de l’événement le préoccupait ; et ces complots répétés, ces tentatives de guerre civile républicaines, légitimistes, bonapartistes, cette nécessité continuelle de lutter de réprimer, de punir ; lui pesaient comme un odieux fardeau. Malgré sa longue expérience et tout ce qu’elle lui avait appris sur les passions des hommes et les chances de la vie, il était et restait d’un naturel facile, confiant, bienveillant, enclin à l’espérance ; il se lassait d’avoir sans cesse à se garder, à se défendre, et de rencontrer sur ses pas tant d’ennemis. Le lendemain matin, 1er novembre, un aide de camp du général Voirol, commandant à Strasbourg, nous apporta la fin de l’événement comme de la dépêche télégraphique et le récit détaillé de la tentative avortée. De la Suisse où il résidait et des eaux de Baden où il se rendait souvent, le prince Louis entretenait en France, et particulièrement à Strasbourg, des relations assidues. Ni parmi ses adhérents, ni en lui-même, rien ne semblait lui promettre de grandes chances de succès ; des officiers vieillis, des femmes passionnées, mais sans situation dans le monde, d’anciens fonctionnaires sans emploi, des mécontents épars n’étaient pas des agents bien efficaces contre un pouvoir qui comptait déjà six ans de durée et qui avait vaincu, au grand jour, tous ses ennemis, républicains et légitimistes, conspirateurs et insurgés. Le prince Louis était jeune, inconnu en France, et de l’armée et du peuple ; personne ne l’avait vu ; il n’avait jamais rien fait ; quelques écrits sur l’art militaire, des Rêveries politiques, un Projet de constitution et les éloges de quelques journaux démocratiques n’étaient pas des titres bien puissants à la faveur publique et au gouvernement de la France. Il avait son nom ; mais son nom même fût demeuré stérile sans une force cachée et toute personnelle ; il avait foi en lui-même et dans sa destinée. Tout en faisant son service comme capitaine dans l’artillerie du canton de Berne et en publiant des pamphlets dont la France s’occupait peu, il se regardait comme l’héritier et le représentant, non seulement d’une dynastie, mais des deux idées qui avaient fait la force de cette dynastie, la Révolution sans l’anarchie et la gloire des armes ; sous des formes calmes, douces et modestes, il alliait un peu confusément une sympathie active pour les innovations et les entreprises révolutionnaires aux goûts et aux traditions du pouvoir absolu, et l’orgueil d’une grande race s’unissait en lui à l’instinct ambitieux d’un grand avenir. Il se sentait prince et se croyait, avec une confiance invincible, prédestiné à être empereur. Ce fut avec ce sentiment et cette foi que le 30 octobre 1836, à six heures du matin, sans autre appui qu’un colonel et un chef de bataillon gagnés d’avance à sa cause, il traversa les rues de Strasbourg et se présenta à la caserne du 4e régiment d’artillerie où, après deux petites allocutions du colonel Vaudrey et de lui-même, il fut reçu aux cris de Vive l’Empereur ! Quelques-uns de ses partisans et selon quelques rapports, lui-même, se portèrent aussitôt chez le général commandant et chez le préfet, et n’ayant pas réussi à les séduire, ils les firent assez mal garder dans leur hôtel. En arrivant à la seconde caserne qu’il voulait enlever, la caserne Finckmatt, occupée par le 46e régiment d’infanterie de ligne, le prince Louis n’y trouva pas le même accueil ; prévenu à temps, le lieutenant-colonel Talandier repoussa fermement toutes les tentatives et maintint la fidélité des soldats ; le colonel Paillot et les autres officiers du régiment arrivèrent, également loyaux et résolus. Sur le lieu même, le prince et ceux qui l’accompagnaient furent arrêtés. A ce bruit bientôt répandu, les mouvements d’insurrection tentés dans divers corps et sur divers points de la ville cessèrent à l’instant ; le général et le préfet avaient recouvré leur liberté et prenaient les mesures nécessaires. Parmi les adhérents connus du prince Louis dans cette entreprise de quelques heures, un seul, M. de Persigny, son confident et son ami le plus intime, réussit à s’échapper. Les autorités de Strasbourg, en envoyant au gouvernement du Roi leurs rapports, lui demandaient ses instructions sur le sort des prisonniers. Nous apprîmes au même moment que, le même jour, 30 octobre, à Vendôme, un brigadier du 1er régiment de hussards, en garnison dans cette ville, avait réuni au cabaret quelques-uns de ses camarades, et que là on avait résolu de sonner le boute-selle la nuit suivante, d’arrêter les officiers, les autorités, et de proclamer la république. Averti pendant que la réunion se tenait, le lieutenant-colonel fit arrêter aussitôt le brigadier et ses complices. Le brigadier, après avoir tué, d’un coup de pistolet, un maréchal des logis qui faisait son devoir en le gardant, s’échappa, erra tout le jour aux environs de la ville, et l’esprit troublé, le cœur abattu, revint à Vendôme, dans la nuit, se remettre lui-même en prison. On a beaucoup dit qu’il n’y avait aucun lien entre cette misérable échauffourée et la tentative de Strasbourg ; la vraisemblance indique, et j’ai lieu de croire qu’il en était autrement. Quant à la conduite à tenir envers les divers prisonniers ; notre délibération ne fut pas longue. En apprenant l’issue de l’entreprise et la captivité de son fils, la reine Hortense accourut en France sous un nom supposé, et s’arrêtant près de Paris, à Viry, chez la duchesse de Raguse, elle adressa de là, au Roi et à M. Molé, ses instances maternelles. Elle n’en avait pas besoin ; la résolution de ne point traduire le prince Louis devant les tribunaux et de l’envoyer aux États-Unis d’Amérique était déjà prise. C’était le penchant décidé du Roi, et ce fut l’avis unanime du cabinet. Pour mon compte, je n’ai jamais servi ni loué l’empereur Napoléon Ier ; mais je respecte la grandeur et le génie, même quand j’en déplore l’emploi, et je ne pense pas que les titres d’un tel homme aux égards du monde descendent tous avec lui dans le tombeau. L’héritier du nom et, selon le régime impérial, du trône de l’empereur Napoléon, devait être traité comme de race royale, et soumis aux seules exigences de la politique. Il fut extrait le 10 novembre de la citadelle de Strasbourg, et amené en poste à Paris où il passa quelques heures dans les appartements du préfet de police, sans recevoir aucune autre visite que celle de M. Gabriel Delessert. Reparti aussitôt pour Lorient, il y arriva dans la nuit du 13 au 14, et fut embarqué le 15 à bord de la frégate l’Andromède qui devait se rendre au Brésil en touchant à New-York. Quand la frégate fut sur le point d’appareiller, le sous-préfet de Lorient, M. Villemain, en rendant ses devoirs au prince Louis et avant de prendre congé de lui, lui demanda si, en arrivant aux États-Unis, il y trouverait, pour les premiers moments, les ressources dont il pourrait avoir besoin : Aucune, lui dit le prince. — Eh bien ! mon prince, le Roi m’a chargé de vous remettre quinze mille francs qui sont en or dans cette petite cassette. Le prince prit la cassette ; le sous-préfet revint à terre, et la frégate fit voile. Vingt-quatre années (et quelles années !) se sont écoulées depuis cette époque. Leurs enseignements sont clairs. Deux fois, en 1836 et en 1840, avec la persévérance de la foi et de la passion, le prince Louis-Napoléon a tenté de renverser la monarchie constitutionnelle ; il a échoué deux fois, et dès les premiers pas. En 1851, il a renversé du premier coup la république, et depuis ce jour il règne sur la France. La monarchie constitutionnelle était un gouvernement régulier et libre, qui donnait des garanties aux intérêts vrais et complets de la France ; la France, qui l’avait désirée en 1789, en 1814 et en 1830, n’a jamais prêté son franc concours à ses destructeurs, et en 1848 elle a subi sa chute avec surprise et alarme. La république commença en 1848 par l’anarchie, et ne menait qu’à l’anarchie ; la France a accepté et soutenu l’Empire comme un port de refuge contre l’anarchie. Il y a des temps où les peuples sont gouvernés surtout par leurs désirs, et d’autres où ils obéissent surtout à leurs craintes. Selon que l’une ou l’autre de ces dispositions prévaut, les peuples recherchent de préférence la liberté ou la sécurité. C’est le premier secret de l’art de gouverner de ne pas se méprendre sur leur vœu dominant. A l’égard des complices du prince Louis, des doutes s’élevaient sur la juridiction devant laquelle ils devaient être renvoyés. Nous nous décidâmes pour celle qui n’était l’objet d’aucune objection populaire, le jury. Ce fut, je crois, une faiblesse et une faute. Si jamais entreprise eut les caractères d’un attentat contre la sûreté de l’État, c’était certainement celle de Strasbourg ; elle rentrait ainsi, selon la Charte et nos traditions constitutionnelles, dans les attributions de la cour des pairs. Le cabinet précédent lui avait renvoyé naguère le jugement de l’assassin Alibaud, affaire sans complication politique, et qui n’offrait aucune question difficile, ni de principe, ni de circonstance. Celle du complot de Strasbourg lui revenait bien plus naturellement. La mesure que nous venions de prendre à l’égard du prince Louis était une raison de plus de renvoyer ses complices devant la cour des pairs, car cette cour seule était capable d’apprécier la convenance d’un tel acte, et de n’en apporter pas moins, dans le jugement général de l’affaire et de ses acteurs, une fermeté équitable. Quant au petit complot de Vendôme, la juridiction était claire ; des militaires seuls y avaient pris part ; ils furent renvoyés devant le conseil de guerre de Tours. La session des Chambres approchait, et devait s’ouvrir sous des auspices très divers, mêlés de perspectives sereines et de nuages. A l’extérieur, l’aspect général des affaires n’avait rien que de satisfaisant. La paix n’était plus nulle part menacée. La querelle précédemment engagée entre la France et la Suisse au sujet des réfugiés avait amené la suspension des rapports diplomatiques entre les deux pays ; mais grâce à la modération des deux gouvernements, cette altération du bon voisinage avait cessé ; la question était apaisée, les rapports rétablis, et les incidents subalternes qui avaient contribué à les troubler n’avaient plus de valeur que comme aliment à la polémique de l’opposition. En nous refusant à l’intervention en Espagne, nous avions continué d’exécuter, non seulement avec scrupule, mais avec zèle, le traité de la Quadruple-Alliance, et nous donnions au gouvernement de la reine Isabelle tout l’appui indirect que nous pouvions lui apporter sans engager à son service le drapeau de la France. Cette politique portait ses fruits. C’était sans succès décisif que les carlistes entretenaient au delà des Pyrénées la guerre civile ; malgré leurs victoires locales et leurs courses à travers l’Espagne, la monarchie constitutionnelle était debout, opiniâtrement et efficacement défendue. Le parti radical espagnol, maître du pouvoir, en sentait la responsabilité qui pesait directement sur lui et sur lui seul, et il s’éclairait et se modérait peu à peu en gouvernant. Les nouvelles Cortès avaient confirmé la régence de la reine Christine, et elles préparaient, dans la constitution de 1812, des modifications qui devaient la rendre moins périlleuse pour l’ordre et la monarchie. En reconnaissant l’indépendance des républiques américaines, le gouvernement espagnol se délivrait d’un pesant fardeau, et se mettait en mesure de porter, sur la pacification de l’Espagne même, tout son effort. La négociation confidentiellement engagée à Berlin et à Schwerin pour le mariage du duc d’Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg promettait une heureuse issue. A tout prendre, M. Molé, après quelques mois d’administration, se présentait devant les Chambres ayant fidèlement et prudemment mis en pratique les maximes au nom desquelles le cabinet s’était formé, et en ayant déjà recueilli de bons résultats. C’était à l’intérieur que la situation était plus compliquée et moins favorable ; l’expédition de Constantine et l’entreprise de Strasbourg pesaient sur nous, nous laissaient des questions graves à résoudre, des devoirs difficiles à remplir, et ne pouvaient manquer de susciter de vifs débats. Le 27 décembre, le Roi se rendait au Palais-Bourbon, le long du quai des Tuileries, pour ouvrir la session. La 2e légion de la garde nationale, qui bordait la haie, inclinait devant lui son drapeau ; il s’avançait hors de la portière pour lui rendre son salut ; un coup de feu partit ; la balle effleura la poitrine du Roi, passa entre ses deux fils le duc de Nemours et le prince de Joinville qui, ainsi que le duc d’Orléans, étaient avec leur père dans la voiture, et sortit en brisant une glace dont les éclats blessèrent légèrement deux des princes. L’assassin, arrêté à l’instant, et soustrait avec grand’peine à l’indignation de la foule, fut emmené d’abord au poste des Tuileries. Le cortège continua sa marche ; le Roi reparut à la portière, répondant de la main aux acclamations qui éclataient sur son passage. Il arriva au Palais-Bourbon où la Reine, Madame Adélaïde, la princesse Marie, la princesse Clémentine, le duc d’Aumale et le duc de Montpensier l’attendaient dans la tribune de la famille royale. Le bruit de l’attentat s’était déjà répandu dans la salle ; des regards inquiets se tournaient en hésitant vers la Reine ; on restait immobile ; on se taisait, comme pour ne pas susciter, par un trouble visible, ses premières terreurs. Envoyé sur-le-champ par le Roi, le commandant Dumas parut dans la tribune et dit à la Reine : Le Roi se porte bien ; il arrive ; les princes ne sont pas blessés. Ils arrivaient en effet ; le Roi monte sur l’estrade, et s’assit ; ses trois fils étaient debout à côté de lui ; quelques gouttes de sang tachaient leurs habits. Pendant plusieurs minutes les acclamations se succédèrent avec transport ; l’assemblée entière debout, Chambres et spectateurs, criait vive le Roi ! en portant ses regards tantôt vers le Roi, tantôt vers la Reine. Je n’ai jamais vu une émotion publique plus vive et plus sympathique. Le Roi prononça avec une fermeté simple un discours serein, plein de confiance dans l’avenir de la France, et faisant à peine allusion, par quelques mots, au nouvel attentat qu’il venait de subir : Soutenu par votre loyal concours, dit-il en finissant, j’ai pu préserver notre patrie de révolutions nouvelles et sauver le dépôt sacré de nos institutions ; unissons de plus en plus nos efforts ; nous verrons s’étendre et s’affermir chaque jour l’ordre, la confiance, la prospérité : et nous obtiendrons tous les biens auxquels a droit de prétendre un pays libre, qui vit en paix sous l’égide d’un gouvernement national. J’ai vu et interrogé l’assassin. C’était un jeune homme d’apparence grossière et vulgaire, rude et embarrassé, entêté plutôt qu’exalté, répondant aux questions brièvement, avec aussi peu d’intelligence que d’émotion, comme pressé de ne plus entendre parler de ce qu’il avait fait, et repoussant avec un orgueil stupide tout appel au repentir. On sut bientôt qu’il s’appelait Meunier, qu’il menait une vie paresseuse et misérable, tantôt petit commis, tantôt ouvrier, et qu’il était neveu d’un honnête négociant de Paris qui, le reconnaissant avec un amer chagrin, parla de lui aux magistrats instructeurs comme d’un caractère faible, déréglé, adonné aux mauvaises mœurs, aux mauvaises lectures, engagé dans les sociétés secrètes, et incapable de résister à l’influence de ses compagnons. L’enquête et le procès confirmèrent pleinement ces informations. Par routine plutôt que par une juste appréciation des circonstances, Meunier fut renvoyé devant la cour des pairs. Peu de jours après l’attentat, la police découvrit et saisit, chez un mécanicien nommé Champion, une machine infernale toute prête ; arrêté aussitôt et très compromis par les premiers interrogatoires, le mécanicien s’étrangla dans sa prison. Ce fut sous l’impression de ces sinistres accidents que s’accomplirent les premiers actes des Chambres, la préparation et la discussion de leurs adresses. Il y a des tristesses et des alarmes salutaires : celles-ci ne furent pas, je crois, sans influence sur le caractère de ce débat qui fut remarquablement grave et modéré. Les partis y trouvèrent bien encore l’occasion de reproduire leurs affirmations et leurs accusations accoutumées ; les uns nous redirent, à propos de l’Espagne, que nous tentions l’impossible en prétendant fonder l’ordre avec la liberté par les mains d’un pouvoir issu d’une révolution ; les autres que, depuis 1830, entre les divers cabinets et leurs politiques, il n’y avait au fond nulle différence, qu’une seule et même volonté gouvernait, dans un seul et même système, et que, de ce système et de cette volonté, il n’y avait, pour la France ni pour l’Espagne, rien de bon à attendre. Ces attaques vieillies et monotones émurent peu la Chambre des députés qui n’y prêta que peu d’attention ; et le débat, laissant de côté les théories révolutionnaires, se concentra dans la question vraiment politique, c’est-à-dire dans la controverse entre les deux cabinets du 22 février et du 6 septembre, qui avaient jugé différemment soit des intérêts, soit des devoirs de la France dans ses relations avec l’Espagne, et qui voulaient, l’un aller jusqu’à l’intervention directe, l’autre rester dans la limite des secours indirects. M. Thiers, M. Passy, M. Sauzet et M. Odilon Barrot d’une part, M. Molé, M. Hébert, M. de Rémusat et moi de l’autre, nous discutâmes pendant quatre jours ces deux politiques, sérieusement, vivement, quelquefois môme un peu amèrement, mais sans violence ni détour, avec des convictions et des prévoyances également sincères, quoique très diverses, en hommes qui peuvent porter le fardeau du pouvoir sous les yeux de leurs adversaires libres et dans l’attente du jugement de leur pays. Aucune déviation imprévue, aucun incident passionné ne troubla le débat, et la Chambre put le vider dans la pleine liberté et tranquillité de sa raison. Elle donna gain de cause aux adversaires de l’intervention directe, et les événements ont donné gain de cause à sa décision. La France n’est point intervenue en Espagne, et pourtant don Carlos en a été expulsé ; le gouvernement constitutionnel de la reine Isabelle est resté debout ; et quand la France, pour faire prévaloir la politique qu’elle avait toujours proclamée, a eu besoin de faire appel à la confiance et à l’amitié de l’Espagne, de sa Reine, de ses Cortès, de ses ministres, cette confiance et cette amitié ne lui ont pas manqué. Un petit fait qui, dans ce débat, fut à peine remarqué du public, mérite pourtant d’être rappelé ; car, pendant quelque temps, il ne fut pas sans influence sur notre situation au dehors. Dans la séance du 14 janvier 1837 à la Chambre des députés, en parlant du danger au nom duquel surtout on réclamait l’intervention en Espagne, c’est-à-dire de la chance que l’absolutisme vînt à y triompher avec don Carlos, M. Molé prononça cette phrase qui, se trouvant dans un discours écrit, fut textuellement reproduite dans le Moniteur : Nous détestons l’absolutisme et nous plaignons les nations qui connaissent assez peu leurs forces pour le subir. Si M. Molé eût parlé à la France seule, ces paroles n’y eussent guère rencontré, à cette époque, que des approbateurs ; mais l’Europe entière l’écoutait, et les diplomates sont aussi susceptibles qu’ils ont l’air indifférent ; il y avait, pour un ministre des affaires étrangères, un peu d’oubli à parler ainsi et tout haut des gouvernements absolus avec qui nous vivions et voulions vivre en bons rapports. Les ambassadeurs d’Autriche et de Russie ressentirent vivement ce langage ; ils s’en expliquèrent avec amertume dans leurs conversations intimes, et en écrivirent à leurs cours, disant qu’il y avait là un appel à la rébellion, adressé à tous les peuples. Rien n’était plus loin de la pensée de M. Molé : mais cet esprit si fin et si contenu n’avait pas toujours, quand il parlait en public, un sentiment bien exact de la portée de ses paroles et n’en prévoyait pas tous les effets ; celles-ci jetèrent, pendant plusieurs mois, dans ses relations avec quelques-unes des cours et leurs représentants à Paris, un peu de méfiance et de froideur. Nous touchions aux termes de ce grand débat. La querelle avec la Suisse à propos des réfugiés et l’expédition de Constantine y avaient aussi pris place, mais une place très secondaire. La question suisse était résolue ; l’opposition exploitait avec complaisance un incident de police qui s’y était mêlé ; mais le précédent ministre de l’intérieur, le comte de Montalivet, en en revendiquant avec un loyal courage la responsabilité, enleva à l’attaque tout but direct, et par conséquent tout intérêt. Quant à l’expédition de Constantine, elle devait être, à propos du projet de loi sur les crédits supplémentaires, l’objet d’un examen et d’un rapport spécial ; on en ajourna à ce moment la discussion. Deux affaires, l’intervention en Espagne et la conspiration de Strasbourg, préoccupaient seules fortement les Chambres et le public : au moment même où la Chambre des députés décidait la première en votant son adresse, on apprit que, dans la cour d’assises de Colmar, le jury avait vidé la seconde en acquittant pleinement tous les accusés. L’absence du principal auteur de l’attentat et la mesure qui l’avait affranchi de toute poursuite avaient fourni aux défenseurs de ses complices l’argument et aux passions de parti le prétexte qui avaient déterminé un tel démenti à la vérité et à la loi. Les deux principaux avocats, M. Ferdinand Barrot et M. Parquin, résumèrent toute leur plaidoirie dans cet unique et spécieux moyen d’action sur des esprits, les uns faibles et intimidés, les autres ardents et décidés d’avance : Messieurs, dit M. Ferdinand Barrot, il y avait ici un prince parmi les accusés, et pour parler comme l’accusation, la bonté royale l’a mis en liberté ; elle vient d’ajouter une noble action à notre histoire. Au moment où j’arrivais ici, le prince touchait au sol de l’Amérique, pour lui le sol de l’espérance, pour lui le bonheur. Déjà son esprit est plus calme et plus paisible ; il respire en paix ; déjà une mère peut aller le consoler et sécher les pleurs qu’a dû verser son enfant. Mais regardez de ce côté, les chagrins, les angoisses de la prison ; de ce côté tant de malheurs ! vous citoyens, vous les organes de la loi et non pas les soutiens de la force, vous vous montrerez dignes de la mission qui vous est confiée ; vous acquitterez, et votre décision s’inscrira dans les plus belles pages de nos annales judiciaires, car il est un principe établi dans nos mœurs ; ce principe, c’est : Justice égale pour tous. A l’ombre de cet étrange oubli des faits et de cette confusion, non moins étrange, des idées et des devoirs, l’opposition bonapartiste et révolutionnaire, qui comptait en Alsace de nombreux adhérents, se déploya avec une hardiesse passionnée ; elle remplissait la salle d’audience : Acquittez-les, acquittez-les ! cria-t-elle de toutes parts aux jurés quand ils se retirèrent pour délibérer ; et quand le verdict d’acquittement fut prononcé, les transports qui éclatèrent et les fêtes qui suivirent étaient tout autre chose que les joies d’une pitié sympathique ; c’était l’explosion du triomphe et des espérances d’un parti. C’eût été le comble de l’aveuglement ou de la faiblesse de méconnaître la gravité de cette situation et les devoirs qu’elle nous imposait. Dans la poursuite et la répression des complots et des attentats politiques, le gouvernement du Roi avait été, depuis son origine, d’une modération et d’une douceur persévérantes, dont je n’hésite pas à dire qu’on ne trouverait nulle part dans l’histoire un pareil exemple. Jamais aucun délit de ce seul caractère, et pur de tout autre crime, n’avait été suivi de l’exécution de la peine capitale ; la veille encore, en apprenant que le conseil de guerre de Tours venait de condamner à mort le brigadier Bruyant, auteur de l’insurrection de Vendôme, le Roi avait commué sa peine en déportation. En transportant simplement le prince Louis-Napoléon aux États-Unis, il avait fait un acte de noble et intelligente équité ; et cet acte même était exploité pour énerver son gouvernement, en lui refusant, malgré l’évidence des faits, la plus commune protection des lois, tandis qu’on protégeait, jusque dans le sein de l’armée, l’indiscipline et la défection. Nous aurions rougi de nous-mêmes si nous avions accepté, dans une scandaleuse inertie, ces victoires des passions de parti sur les devoirs publics, ces mensonges légaux ; cette faiblesse des mœurs où les factions ennemies ne pouvaient manquer de puiser un redoublement de confiance et d’audace. Après mûre délibération et d’un commun accord, nous présentâmes aux Chambres trois projets de loi destinés à modifier ou à compléter le Code pénal pour prévenir, autant que cela est au pouvoir des lois, de pareils désordres. Le premier avait pour objet de rendre la peine de la déportation efficace en la rendant réelle, et il fixait dans un district de l’île Bourbon le lieu où cette peine devait être subie, en allouant les fonds nécessaires pour cet établissement. Le second, énumérant certains crimes et délits prévus par le Code pénal et les lois postérieures, ordonnait qu’en cas de participation ou de complicité de militaires et de personnes appartenant à l’ordre civil, les poursuites seraient disjointes, et les militaires renvoyés devant les conseils de guerre, tandis que les personnes appartenant à l’ordre civil iraient devant les tribunaux ordinaires. Le troisième enfin, rétablissant trois articles du Code pénal de 1810, punissait, sauf certaines exceptions légales, la non révélation des complots formés ou des crimes projetés contre la vie ou la personne du Roi. Les deux premiers de ces projets de loi furent présentés à la Chambre des députés, et le troisième à la Chambre des pairs. Nous ne nous bornâmes pas à ces mesures répressives et directes ; nous résolûmes d’aborder une question restée en suspens depuis 1830, et d’une importance très réelle, bien qu’indirecte, pour la monarchie : la question de la dotation des diverses branches de la famille royale, élément de stabilité et par conséquent de force monarchique. Cette question était dès lors regardée comme si délicate, tant d’attaques avaient déjà été poussées de ce côté par l’opposition et tant de préventions répandues dans le public que, depuis 1832, aucun des cabinets qui s’étaient succédé n’avait osé venir demander aux Chambres l’allocation d’un million qui, aux termes d’un traité conclu entre la France et la Belgique, le 28 juillet de cette année, devait leur être proposée dans la session suivante pour la dot de la princesse Louise, devenue reine des Belges. Nous présentâmes, le 26 janvier 1837, à la Chambre des députés, deux projets de loi, l’un accomplissant l’engagement contracté envers le roi des Belges, l’autre assignant comme dotation à M. le duc de Nemours, devenu majeur l’année précédente, le domaine de Rambouillet, avec certaines portions des forêts de l’État. Nous ne nous faisions, quant à ces deux projets de loi, surtout quant au dernier, aucune illusion sur les obstacles qu’ils rencontreraient et les luttes qu’ils susciteraient. Ses plus acharnés ennemis hésiteraient aujourd’hui à répéter, sur la fortune du roi Louis-Philippe et sur son avidité en matière d’intérêts privés, les inconcevables erreurs et les odieuses calomnies dont ce prince a été l’objet ; les faits, les comptes, les papiers, tous les détails, tous les documents de sa vie et de sa situation domestique ont été livrés à la publicité la plus imprévue, la plus entière, et soumis aux investigations les plus rigoureuses. Cette épreuve a tourné à son honneur, et les mensonges qui s’étaient amassés autour de son trône se sont évanouis devant son tombeau. Mais, en 1837, ces mensonges étaient partout répandus, colportés, accrédités ; beaucoup de ceux qui les répandaient y croyaient ; ceux qui les taxaient d’exagération et d’hostilité ne savaient trop ce qu’ils en devaient penser, et parmi ceux qui les repoussaient, plusieurs n’étaient pas sans un peu d’inquiétude. Le roi Louis-Philippe était lui-même une des principales causes de cet état des esprits. Nul prince, je dirais volontiers nul homme, ne s’est plus souvent donné l’apparence des torts qu’il n’avait pas et des fautes qu’il ne faisait pas. Il avait assisté à tant de désastres imprévus, vécu au milieu de tant de ruines, et subi lui-même de telles détresses qu’il lui en était resté une extrême défiance de l’avenir et une vive appréhension des chances funestes qui pouvaient encore l’atteindre, lui et les siens. Tantôt il se rappelait, avec un juste orgueil, ses jours de vie errante et pauvre ; tantôt il en parlait avec un amer souvenir et une prévoyance pleine d’alarme. En septembre 1843, pendant la première visite de la reine Victoria au château d’Eu, on se promenait un jour dans le jardin potager du château, devant des espaliers couverts de belles pêches ; le Roi en cueillit une et l’offrit à la reine qui voulut la manger, mais ne savait comment s’y prendre pour la peler ; le Roi tira de sa poche un couteau en disant : Quand on a été, comme moi, un pauvre diable vivant à quarante sols par jour, on a toujours un couteau dans sa poche ; et il sourit, comme tous les assistants, à ce souvenir de sa misère. Dans une autre occasion, j’étais seul auprès de lui ; il me parlait de sa situation domestique, de l’avenir de sa famille, des chances qui pesaient encore sur elle ; il s’échauffa en entrant dans le détail de ses charges, de ses dettes, des absurdités qu’on débitait sur sa fortune ; et, me prenant tout à coup les mains, il me dit avec un trouble extrême : Je vous dis, mon cher ministre, que mes enfants n’auront pas de pain. Quand il était sous l’empire de cette disposition, il recherchait avec ardeur, pour les siens et pour lui-même, des garanties d’avenir ; et en même temps il exprimait ses sollicitudes et ses plaintes avec un abandon, une intempérance de langage, qui étonnaient quelquefois ses auditeurs les plus bienveillants, fournissaient à ses ennemis des soupçons à l’appui de leur crédulité où de leurs mensonges, et entretenaient dans le public cette disposition méfiante contre laquelle nous avions à lutter quand nous venions réclamer, pour la famille royale ; au nom de la justice et de la bonne politique, ces dotations que le Roi semblait solliciter en plaideur avide et inquiet. Nous n’étions donc pas, en présentant ces deux projets de loi, bien tranquilles sur le sort qui les attendait ; mais la froideur de l’accueil qu’ils reçurent, dans la Chambre des députés et au dehors, dépassa notre attente ; et cette froideur s’étendit aux trois projets de lois pénales que nous proposions en même temps ; nos adversaires se félicitaient du terrain que nous leur offrions pour l’attaque ; nos amis se montraient embarrassés de la situation que nous leur faisions, et attristés de l’effort que nous leur demandions. Nous reconnaissions tous les présages d’un difficile et périlleux combat. Ce fut sur le projet de loi relatif à la disjonction des poursuites en cas de crimes commis à la fois par des militaires et par des personnes de l’ordre civil que porta l’effort de la lutte. Ce projet n’avait rien de contraire aux principes essentiels du droit, ni au sens moral, ni à l’équité ; il ne créait point de juridiction exceptionnelle, n’enlevait personne à ses juges ordinaires, et son opportunité politique était évidente. Mais il était en désaccord avec les maximes et les traditions de la jurisprudence française ; il offrait dans l’exécution certaines difficultés, la plupart spécieuses, quelques-unes réelles, quoique point insurmontables. Les jurisconsultes s’emparèrent de la discussion et la firent durer sept jours ; sur trente et un orateurs qui y prirent part, vingt étaient des magistrats ou des avocats ; ils étaient divisés entre eux ; onze attaquèrent le projet de loi et neuf le défendirent ; mais les opposants avaient pour eux les instincts et les habitudes de la plupart de leurs auditeurs ; ils soulevaient avec profusion des difficultés que les défenseurs du projet ne résolvaient pas aussi aisément. MM. Dupin et Nicod déployèrent dans cette attaqué autant d’ardeur que de talent et d’adresse ; M. de Lamartine et M. de Salvandy soutinrent le projet avec une ferme indépendance d’esprit et une verve éloquente, mais sans beaucoup d’effet. Plusieurs des principaux orateurs politiques de la Chambre, M. Thiers et M. Odilon Barrot entre autres, demeurèrent étrangers au débat. Je me proposais d’y entrer ; j’avais étudié la question, pris des notes et préparé le plan de mon discours[3] ; mais au moment où il m’eût convenu de parler, plusieurs de mes amis, et des plus fermes, me conseillèrent le silence ; je susciterais, me dirent-ils, des passions plus vives ; j’attirerais dans l’arène des adversaires jusque-là restés en dehors ; j’ajouterais peut-être aux périls de la question. Je cédai à cet avis. Ce fut une faute. J’ignore si j’aurais changé quelque chose au résultat de la délibération, et j’incline à croire que non ; l’opposition avait réuni toutes ses forces, et elle avait en même temps pour elle, dans cette circonstance, toutes les faiblesses du parti du gouvernement ; mais pour la situation du cabinet, et surtout pour la mienne, il eût mieux valu que je prisse ma place dans ce grand débat. Quoi qu’il en soit, son issue nous fut contraire ; le projet de loi sur la disjonction fut rejeté par une majorité de deux voix. Tous les autres projets que nous avions présentés furent frappés par cet échec, comme un seul coup de vent abat les arbres les plus séparés et les plus divers. Le choix de l’île Bourbon et du district de la Salazie dans cette île, comme lieu de déportation, offrait quelques inconvénients ; le projet de loi sur la non révélation des complots formés ou des crimes projetés contre la vie ou la personne du Roi soulevait de fortes objections morales et de mauvais souvenirs ; M. Royer-Collard annonçait qu’il le combattrait hautement. On recommença, à propos de la dotation de M. le duc de Nemours, toutes les controverses auxquelles avait donné lieu, en 1831 et 1832, la fixation de la liste civile : pourquoi des apanages héréditaires aux princes ? Pourquoi des propriétés foncières ? Ne vaudrait-il pas mieux leur donner des rentes sur l’État, ou même simplement des dotations viagères ? En 1837 comme en 1831, toute prévoyance politique et monarchique était bannie de ces discussions. On faisait des recherches sur le revenu du domaine privé, sur la valeur des portions de forêts que le projet de loi ajoutait au domaine de Rambouillet ; et la presse opposante élevait à ce sujet des doutes, des soupçons qui ne pouvaient être immédiatement réfutés, et qui, en attendant la réfutation, refroidissaient et embarrassaient les esprits les plus bienveillants. Les corps politiques ont leurs impressions et leurs alarmes paniques, comme les armées ; le cabinet fut considéré, dans les Chambres et dans le public, comme en état de défaite générale, et par conséquent en état de crise. Sa composition et sa situation intérieure le rendaient peu propre à une énergique et longue défense. Ce n’est pas sans regret que je rappelle aujourd’hui les dissentiments qui, en 1837, me séparèrent d’un homme éminent avec qui, après 1848, je me suis retrouvé uni par des idées, des sentiments et des efforts communs pour le rétablissement d’un ordre vrai et durable dans notre patrie. Mais quand j’ai entrepris de retracer ce que j’ai pensé, voulu et fait dans le cours de ma vie publique, je me suis imposé le devoir d’en dire sans détour les motifs ; et j’ai la confiance que, dans ce difficile travail, je serai, sur mon propre compte, assez sincère pour avoir le droit de l’être également en parlant d’autrui, sans être taxé de malveillance et d’aigreur. M. Molé savait mieux vivre avec des supérieurs qu’avec des égaux. Il avait servi avec dignité l’empereur Napoléon et accepté de bonne grâce la présidence du duc de Richelieu ; mais quand la hiérarchie des relations n’était pas aussi clairement déterminée, quand il se trouvait en rapport avec des hommes qui n’étaient ou ne pouvaient être pour lui que des associés ou des rivaux, M. Molé devenait méfiant, ombrageux, susceptible, et livré tantôt à des inquiétudes, tantôt à des prétentions mal fondées et incommodes. De la part de ses collègues, toute démarche inattendue, la moindre négligence lui semblaient un acte de malveillance secrète ou d’hostilité préméditée ; le plus léger déplaisir d’amour-propre lui était une amère blessure. Ce n’était pas au sein des institutions libres que s’était faite son éducation politique ; il s’était formé et développé sous un régime étranger aux conditions et aux luttes du gouvernement représentatif ; aussi était-il plus propre à tenir une conduite isolée et toute personnelle qu’à entrer dans les combinaisons et les mouvements d’une grande assemblée. Il était d’excellent jugement dans un conseil, et plein d’habiles et agréables ménagements dans ses rapports avec les personnes ; mais les engagements et les liens de parti ne lui convenaient pas ; il les trouvait embarrassants pour la politique générale, compromettants pour lui-même, et il se croyait en droit d’en tenir peu de compte, selon les exigences des affaires ou les convenances de sa propre position. Il n’y eut entre lui et moi, pendant notre courte alliance, aucun dissentiment grave, aucune querelle visible ; sur le fond des questions, nous étions habituellement du même avis ; mais la différence de nos caractères et de nos mœurs politiques ne tarda pas à rendre nos relations moins sereines en réalité qu’en apparence ; nous agissions ensemble en nous observant mutuellement et sans nous croire, l’un envers l’autre, en parfaite sécurité. M. Molé se persuada de plus, bien à tort, que M. de Gasparin, mon ami plus que le sien, cherchait à lui nuire pour me servir, et sa méfiance pour tout ce qui provenait du ministère de l’intérieur devint l’une de ses préoccupations inquiètes. Rien n’était plus étranger aux intentions et à la conduite de M. de Gasparin, droit et loyal dans la vie publique comme dans la vie privée ; il s’appliquait aux devoirs de son département, sans autre dessein ni souci que de les bien remplir. Par malheur, plus exercé à l’administration qu’à la politique, il ne portait pas, dans les Chambres et à la tribune, autant de facilité et d’autorité qu’en eussent exigé les grandes, nombreuses et délicates affaires qu’il avait à y traiter ; modeste jusqu’à la timidité, quoique très ferme dans le péril, il ne luttait pas toujours avec promptitude et succès. Quand vint le jour des revers, quand le rejet de la loi de disjonction eut jeté le trouble dans nos rangs, ces faiblesses et ces dissonances intérieures du cabinet éclatèrent ; ce fut, dans les Chambres et dans le public, le sentiment et le propos général qu’il tomberait infailliblement s’il ne se hâtait de modifier, selon les ennemis, sa politique, selon les amis, sa composition. On ne parla d’abord que de modifications partielles qui laisseraient subsister la base sur laquelle le cabinet s’était formé, l’alliance entre M. Molé et moi. On semblait n’insister que sur la retraite de M. de Gasparin qui, avec son désintéressement accoutumé, s’empressait de l’offrir. Je déclarai que si M. de Gasparin sortait du cabinet, je n’y pourrais rester qu’en occupant moi-même le ministère de l’intérieur, et en ayant pour successeur à l’instruction publique l’un de mes amis, M. de Rémusat plutôt que tout autre. J’avais reconnu l’insuffisance des influences indirectes, et j’étais bien résolu à n’accepter aucune combinaison qui ne fortifiât, dans le gouvernement, la politique que je soutenais et ma position pour la soutenir. M. Molé repoussa formellement une telle modification. La situation fut, dès lors, pour moi, parfaitement claire, et, à vrai dire, je n’avais pas besoin que ce symptôme vînt l’éclaircir. Ce n’était point d’une modification partielle, ni d’une simple question de personnes, mais d’un changement de politique qu’il s’agissait ; l’échec que venait d’essuyer, à la Chambre des députés, la politique de résistance, l’avait gravement compromise aux yeux du public, et même dans l’esprit de quelques-uns de ses défenseurs ; la majorité qui, jusque-là, l’avait fermement appuyée, se montrait lasse et chancelante ; était-il possible d’aller plus avant, ou seulement de persévérer dans des voies où l’on rencontrait tant d’adversaires et des alliés si incertains ? Le moment n’était-il pas venu de relâcher les rênes et de tenter d’autres procédés de gouvernement ? Comme si l’on eût été au lendemain d’une grande et définitive victoire, on reparlait d’une amnistie ; on se demandait si elle ne désarmerait pas enfin les conspirateurs et les assassins. Le Roi lui-même, sans être ébranlé dans ses convictions générales, était ému et perplexe dans ses résolutions. Ce fut sous le coup de cette hésitation que se développa la crise ministérielle ; je restais le représentant de la politique de résistance ; M. Molé se préparait à devenir le chef de la politique de concession ; notre rupture et la complète dissolution du cabinet furent, en peu de jours, des faits accomplis ; il ne s’agit plus que de savoir au nom de quelles maximes et sous quel drapeau se formerait la nouvelle administration. Le 5 avril, le Roi me fit appeler, me dit que M. Molé lui avait apporté sa démission, et me demanda de lui présenter les éléments d’un cabinet. Je m’attendais à cette épreuve ; j’en avais causé avec mes amis, surtout avec le duc de Broglie et M. Duchâtel, et je connaissais leurs dispositions. Dès le 29 mars, le duc de Broglie, qui se tenait à l’écart avec une réserve scrupuleuse, m’avait écrit : Si, ce qu’à Dieu ne plaise, le Roi, spontanément et de son propre mouvement, me faisait demander, je ne pourrais, en mon âme et conscience, lui donner qu’un seul conseil ; ce serait qu’il tentât un ministère fondé sur le principe d’une réconciliation entre les hommes qui ont concouru depuis six ans à défendre le gouvernement actuel ; sauf à discuter les conditions de la réconciliation et les diverses applications du principe. Je pris sur-le-champ mon parti ; après avoir vu d’abord M. Molé et reçu de lui la confirmation de sa démission, j’allai trouver M. Thiers, qui ne m’attendait pas, et je lui proposai de reconstituer le cabinet du 11 octobre 1832 ; il eût repris le ministère de l’intérieur, le duc de Broglie les affaires étrangères avec la présidence du conseil, M. Duchâtel les finances, et je serais resté au ministère de l’instruction publique. Notre conversation fut longue, ouverte, sans souvenir amer comme sans détour. M. Thiers déclina ma proposition ; il ne croyait pas que ce qui s’était passé depuis un an, la question de l’intervention en Espagne, toujours subsistante entre le Roi et lui, et sa situation dans la Chambre des députés lui permissent de l’accepter. Je retournai aux Tuileries ; je rendis compte au Roi de ma visite infructueuse, et je le priai d’aviser à d’autres moyens et à d’autres personnes que moi pour former un cabinet. Pendant huit jours, le Roi fit appeler tantôt séparément, tantôt ensemble, le maréchal Soult, M. Thiers, le général Sébastiani, M. Dupin ; il s’entretint avec eux des diverses questions pendantes et des diverses combinaisons possibles, les pressant de lui en présenter une qui pût satisfaire aux exigences de la situation. On en tenta plusieurs, mais sans succès ; on ne parvenait à s’accorder ni sur les mesures, ni sur les personnes. M. Molé restait en dehors de ces tentatives, se plaignant seulement de la prolongation de la crise, et laissant entrevoir qu’au besoin il saurait y mettre fin. Le 12 avril, le bruit se répandit qu’en effet, de concert avec M. de Montalivet, il s’était remis à l’œuvre. Le même jour, le Roi me fit de nouveau appeler, et me demanda si, avec mes amis particuliers, je pourrais parvenir à former un cabinet. Sans rien atténuer de la difficulté et du péril de l’entreprise, je lui demandai, à mon tour, si je pourrais compter, comme collègues, sur deux hommes de cœur qui avaient sa confiance, M. de Montalivet et le duc de Montebello. Outre M. Duchâtel, j’indiquai, parmi mes amis, M. de Rémusat et M. Dumon ; je prononçai le nom du général Bugeaud : C’est trop hasardeux, me dit le Roi avec une perplexité bienveillante ; je ne peux pas, je n’ose pas. — Je le comprends, sire ; le Roi trouvera des moyens moins compromettants ; et je me retirai. Deux jours après, le cabinet de M. Molé était formé, et le Moniteur du 15 avril annonçait que, sous sa présidence, M. Barthe, M. de Montalivet, M. Lacave-Laplagne et M. de Salvandy remplaçaient, aux départements de la justice, de l’intérieur, des finances et de l’instruction publique, M. Persil, M. de Gasparin, M. Duchâtel et moi. Je ne m’étais pas mépris sur le sens et la portée de ce changement. Les mesures que nous avions adoptées et présentées de concert, M. Molé et moi, furent aussitôt rétractées. Le projet de loi pour la dotation de M. le duc de Nemours fut retiré. On laissa tomber les projets de lois sur la déportation et la non révélation. L’amnistie générale fut hautement annoncée. A la place de la politique de résistance, on proclama la politique qu’on appelait, non de concession, mais de conciliation. |
[1] Pièces historiques, n° IX.
[2] Je place, dans les Pièces historiques, n° X, une lettre que m’écrivit de Marseille le général de Damrémont, le 10 décembre 1836, avant que le mauvais succès de l’expédition de Constantine y fût connu, et où il exposait dès lors ses vues sur l’Algérie.
[3] J’insère, dans les Pièces historiques, n° XI, ce plan et ces notes qui, bien que la question et la situation soient également éteintes, ne sont peut-être pas encore sans intérêt.