MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME QUATRIÈME — 1837-1840.

CHAPITRE XXII. — POLITIQUE EXTÉRIEURE (1832-1836).

 

 

J’ai retracé, depuis sa formation jusqu’à sa dissolution, la politique et les actes du cabinet du 11 octobre 1832 au dedans de l’État. Je dirai maintenant ce qu’il a fait au dehors, quelle conduite il a tenue, quel rôle il a joué et il a fait jouer à la France dans le monde européen.

Pour les peuples comme pour les rois, pour les hommes d’État comme pour les hommes de guerre, la politique extérieure est le champ où se déploient, dans leurs libres fantaisies, l’imagination, l’ambition et l’orgueil. Au dedans de l’État, des intérêts présents et évidents, des droits reconnus, des pouvoirs légaux contiennent impérieusement dans certaines limites les prétentions et les espérances. Au dehors, dans les relations avec les étrangers, et devant des perspectives de puissance et de gloire, pour soi-même comme pour la patrie, la tentation est grande de se livrer à la passion, d’en appeler à la force et de se promettre le succès. Que sera-ce si on a vécu dans un temps d’entreprises et de guerres prodigieuses, si on a vu les États, grands ou petits, voisins ou lointains, incessamment envahis, conquis, démembrés, partagés, changeant coup sur coup d’étendue, de forme, de nom, de maître ? De tels spectacles, même quand, à la fin du drame, des revers éclatants les ont décriés, laissent un grand nombre d’esprits en proie à la fièvre ambitieuse et belliqueuse ; ils se complaisent dans les combinaisons diplomatiques et militaires, dans les plans d’alliance et de campagne ; les exploits gigantesques suscitent les projets chimériques ; les souvenirs enfantent les rêves.

Dès sa naissance et dans tout le cours de sa vie, le gouvernement de 1830 a eu à lutter contre cette passion posthume d’aventures et de conquêtes. La décadence était grande : au lieu de la Convention nationale et de l’empereur Napoléon, c’était un avocat sophiste et un soldat déclamateur qui se portaient les patrons de la politique ambitieuse et guerrière ; mais malgré leur médiocrité emphatique, M. Mauguin et le général Lamarque exprimaient des sentiments fort répandus dans le pays, et ils exerçaient, à ce titre, une puissance réelle ; ils parlaient au nom des traditions révolutionnaires et militaires ; ils unissaient et confondaient, dans un incohérent mais brillant amalgame, les promesses de la liberté et les prestiges de la force, la Révolution et l’Empire. La France ne voulait recommencer ni l’un ni l’autre de ces terribles régimes ; elle sentait, au fond de son âme, que, pour échapper à leurs désastres en jouissant de leurs bienfaits, il fallait répudier hautement leurs erreurs et leurs crimes ; mais encore éblouie et troublée, elle se plaisait à les entendre célébrer confusément et sous de beaux noms ; c’était là, disait-on, l’esprit libéral et l’esprit national, pour la France la grandeur, pour l’Europe le progrès.

Je ne connais point d’idée plus radicalement fausse et funeste, plus démentie par l’expérience, plus contraire aux vraies tendances de notre temps et à la grandeur de la France comme au progrès général de l’Europe.

L’Europe est une société de peuples et d’États à la fois divers et semblables, séparés et point étrangers, non seulement voisins, mais parents, unis entre eux par des liens moraux et matériels qu’ils ne sauraient rompre, par le mélange des races, la communauté de religion, l’analogie des idées et des mœurs, par de nombreux et continuels rapports industriels, commerciaux, politiques, littéraires, par des progrès de civilisation variés et inégaux mais qui tendent aux mêmes fins. Les peuples européens se connaissent, se comprennent, se visitent, s’imitent, se modifient incessamment les uns les autres. A travers toutes les diversités et toutes les luttes du monde moderne, une unité supérieure et profonde règne dans sa vie morale comme dans ses destinées. On dit la Chrétienté. C’est là notre caractère original et notre gloire.

Ce grand fait a eu pour conséquence naturelle la formation progressive d’un droit public européen et chrétien ; c’est-à-dire l’établissement de certains principes compris et acceptés comme la règle des relations des États. Ce droit, longtemps et aujourd’hui encore très imparfait, très souvent méconnu et violé, n’en est pas moins réel, et devient de plus en plus clair et impérieux à mesure que la civilisation générale se développe et que les rapports mutuels des peuples deviennent plus fréquents et plus intimes.

Les maximes essentielles et incontestées du droit public européen sont en petit nombre. Parmi les principales se rangent celles-ci :

1° La paix est l’état normal des nations et des gouvernements. La guerre est un fait exceptionnel et qui doit avoir un motif légitime ;

2° Les États divers sont entièrement indépendants les uns des autres quant à leurs affaires intérieures ; chacun d’eux se constitue et se gouverne selon les principes et dans les formes qui lui conviennent ;

3° Tant que les États vivent en paix, leurs gouvernements sont tenus de ne rien faire qui puisse troubler mutuellement leur ordre intérieur ;

4° Nul État n’a droit d’intervenir dans la situation et le gouvernement intérieur d’un autre État qu’autant que l’intérêt de sa propre sûreté lui rend cette intervention indispensable.

Ces salutaires maximes ont été mises, de nos jours, aux plus rudes épreuves. Tantôt on les a outrageusement foulées aux pieds pour donner un libre cours aux passions qu’elles ont précisément pour objet de contenir ; tantôt on en a scandaleusement abusé pour servir des desseins qu’elles condamnent expressément. Nous avons assisté aux plus immenses guerres entreprises sans motif légitime, par une ambition égoïste et déréglée, ou pour réaliser des combinaisons arbitraires et frivoles sous un air de grandeur. Nous avons vu une propagande envahissante porter au loin ses violences et sa tyrannie au nom de la liberté. De grands gouvernements ont opprimé l’indépendance de petites nations pour maintenir, chez elles comme chez eux-mêmes, les principes et les formes du pouvoir absolu. D’autres se sont joués des droits et de l’existence des pouvoirs établis, sous prétexte de rétablir les droits des nations. Des conspirateurs révolutionnaires ont réclamé le principe de non intervention pour couvrir leurs menées contre la sécurité de tous les États. Indignés de tant d’excès divers, d’honnêtes et superficiels esprits voudraient supprimer la politique extérieure et mettre l’indépendance des peuples comme la sécurité des États sous la garantie de la paix perpétuelle et de l’inaction diplomatique. On ne lutte pas contre la violence et l’hypocrisie avec des chimères ; on n’annulera pas l’action extérieure des gouvernements au moment même où s’étendent et se multiplient les relations extérieures des nations ; ce qu’il faut demander, c’est que cette action s’exerce selon la justice et le bon sens. C’est là l’objet du droit public européen tel qu’il s’est formé à travers les siècles. Ce droit n’a point péri dans ses échecs ; malgré les graves et nombreuses atteintes qu’il a reçues, à raison même de ces atteintes et de leurs funestes conséquences, ses maximes sont devenues et deviennent de jour en jour plus précises et plus pressantes ; c’est de leur empire seul qu’on peut espérer, autant que le permet l’imperfection des choses humaines, le maintien habituel de la paix et de l’indépendance mutuelle comme de la sécurité des États.

Ceci n’est pas une espérance de philosophe : depuis plus de trois siècles, les faits, les plus grands faits de l’histoire parlent hautement. Tous les États qui ont scandaleusement et longtemps violé les maximes essentielles du droit public européen ont fini par s’en trouver mal, les gouvernements aussi mal que les peuples. Au XVIe siècle, Charles-Quint promène son ambition et sa force dans toute l’Europe, sans respect ni pour la paix, ni pour l’indépendance des États, ni pour les droits traditionnels des princes et des nations ; il tente, sinon la monarchie, du moins la domination européenne ; il se lasse et se dégoûte à la peine, et il lègue à l’Espagne le règne de Philippe II qui, poursuivant à son tour, sans génie comme sans cœur, les mêmes prétentions, laisse en mourant la monarchie espagnole au dehors dépouillée de ses plus belles provinces, au dedans énervée et frappée de stérilité. Au XVIIe siècle, Louis XIV, abandonnant la politique mesurée de Henri IV, reprend, avec encore plus d’éclat, le rêve européen de Charles-Quint, et viole arrogamment, tantôt envers les princes, tantôt envers les nations, les principes du droit public de la chrétienté ; après les plus brillants succès, il se trouve hors d’état de porter le fardeau qu’ils lui ont fait ; il obtient à grand’peine de l’Europe une paix aussi triste que nécessaire, et il meurt laissant la France épuisée et presque contrainte de se renfermer, pendant plus d’un demi-siècle, dans la politique extérieure la moins fière et la plus inerte. Nous avons vu, sur une échelle plus grande encore, les mêmes emportements de l’ambition humaine aboutir aux mêmes ruines : quelle n’a pas été en Europe la puissance de la Révolution française, tantôt anarchiquement déchaînée par les assemblées populaires, tantôt despotiquement maîtrisée par l’empereur Napoléon ! Elle a, sous l’une et l’autre forme, remporté les plus éclatants triomphes ; mais, en triomphant, elle a foulé aux pieds les principes, les traditions, les établissements du droit public européen ; et après vingt-cinq ans de domination aveuglément hautaine, elle s’est vue obligée d’acheter bien chèrement la paix de cette Europe, théâtre et matière de ses conquêtes. Dans le cours de trois siècles, les plus grands de l’histoire, trois empires, les grands qu’ait vus le monde, sont tombés dans une rapide décadence pour avoir insolemment méprisé et violé le droit public européen et chrétien ; trois fois ce droit, après avoir subi les échecs les plus rudes, s’est relevé plus fort que le génie et la gloire.

C’est le caractère fondamental du gouvernement de 1830 d’avoir pris le droit public européen pour règle de sa politique extérieure. Non pas seulement en paroles et dans la diplomatie officielle, mais en fait et dans la conduite réelle. Nous n’avons pas hypocritement soutenu et pratiqué telle ou telle maxime spéciale de ce droit qui eût pu convenir au pouvoir nouveau que nous avions à fonder ; nous avons loyalement accepté et respecté toutes ses maximes ensemble, les plus difficiles à concilier entre elles comme les plus simples, celles qui consacrent l’ordre établi entre les États divers aussi bien que celles qui protégent l’indépendance et le libre développement intérieur de chaque État. Nous nous sommes trouvés, après 1830, en présence de toutes les questions qui ont fait et qui font encore en Europe tant de bruit, en présence des questions de nationalité, des questions d’insurrection, des questions d’intervention, des questions d’agrandissement territorial et de frontières naturelles. En Allemagne, en Pologne, en Italie, en Suisse, en Espagne, en Belgique, toutes ces questions s’élevaient alors, soit séparément, soit plusieurs ensemble. Nous les avons toutes résolues selon les principes du droit public européen : tantôt nous avons respecté ce droit avec scrupule, tantôt nous l’avons exercé sans hésitation ; ici nous sommes intervenus, là nous nous sommes abstenus, ailleurs nous avons déclaré d’avance que nous interviendrions si d’autres intervenaient. Nous avons mis partout au service de la politique humaine et libérale l’influence morale dont nous pouvions disposer ; mais nulle part nous n’avons méconnu ni dépassé les limites du droit international.

J’ai déjà dit par quels motifs, politiques et moraux publics et personnels, le roi Louis-Philippe et ses conseillers avaient voulu, dès leurs premiers pas, le maintien de la paix européenne. Ce n’était pas uniquement, quelque puissante que soit et doive être cette considération, pour les bienfaits directs de la paix même. L’immobilité extérieure n’est pas toujours la condition obligée des États ; de grands intérêts nationaux peuvent conseiller et autoriser la guerre ; c’est une honnête erreur, mais une erreur de croire que, pour être juste, toute guerre doit être purement défensive ; il y a eu et il y aura, entre les États divers, des conflits naturels et des changements territoriaux légitimes ; les instincts d’agrandissement et de gloire ne sont pas, en tout cas, interdits aux nations et à leurs chefs. Quand le roi Charles X, en 1830, déclara la guerre au dey d’Alger, ce n’était point là, de notre part, une guerre défensive, et pourtant celle-là était légitime ; outre l’affront que nous avions à venger, nous donnions enfin satisfaction à un grand et légitime intérêt, français et européen, en délivrant la Méditerranée des pirates qui l’infestaient depuis des siècles. Et la conquête de la Régence a été légitime comme la guerre, car elle était l’unique moyen d’accomplir réellement et à toujours cette délivrance. Mais les droits de l’ambition, s’il est permis de parler ainsi, varient selon les temps ; l’esprit de guerre, et de conquête n’avait pas jadis les conséquences qui l’accompagnent aujourd’hui ; il rencontrait partout en Europe des obstacles, des contrepoids, des limites ; son souffle n’était pas un ouragan universel ; les plus ambitieuses entreprises de Charles-Quint et de Louis XIV ne mettaient pas en péril tous les États européens et n’ébranlaient pas les fondements des sociétés humaines ; ils pouvaient s’arrêter, et ils s’arrêtaient en effet, ou bien on les arrêtait dans leurs succès comme dans leurs desseins. L’Europe est aujourd’hui un grand corps bien autrement unique et susceptible ; toutes les questions vitales y ont été soulevées et y fermentent partout ; tout mal y est contagieux, tout trouble, y devient général ; quand une grande entreprise commence, nul n’en peut mesurer la portée, ni se promettre qu’il s’arrêtera sur la pente où elle le pousse ; le problème se trouve toujours plus vaste et plus compliqué qu’on ne l’a prévu ; un coup porté dans un coin fait trembler tout l’édifice ; le mouvement est toujours près de devenir le chaos.

Si du moins le chaos précédait la création ! si les ruines se transformaient en de nouveaux édifices ! Mais il n’en est rien : qu’est-il resté de tous les bouleversements territoriaux, de toutes les combinaisons diplomatiques, de tous les États inventés par la politique extérieure de la Convention nationale et de l’Empire ? Tout est tombé, fondations et conquêtes. Tant d’imagination, de hardiesse et de force, déployées avec un immense mépris du droit public, n’a servi qu’à perdre les grands acteurs de ces œuvres éphémères, et à amener la réaction du congrès de Vienne et de la Sainte-Alliance. On parle beaucoup du nouvel état des sociétés, de l’esprit nouveau qui les anime, de la nécessité de comprendre et de satisfaire leurs besoins, leurs aspirations, leurs tendances ; et pourtant, dans ce qui tient aux rapports mutuels des États, on méconnaît absolument ces préceptes d’innovation clairvoyante ; on se traîne toujours dans l’ornière où s’est longtemps agitée la politique extérieure de l’Europe. L’ambition et la force sans frein ont eu des siècles favorables, non seulement à leurs succès passagers, mais à leurs solides triomphes : au sein de mœurs grossières et violentes, quand la plupart des États étaient encore flottants et en travail de formation, entre des peuples que n’unissaient étroitement ni leurs intérêts de tous les jours, ni des communications régulières et continues ; en l’absence de cette publicité universelle et rapide, qui fait aujourd’hui de toutes les nations un grand public incessamment présent et attentif au spectacle des événements, la guerre, même dénuée de motifs légitimes ou spécieux, même démesurée dans ses prétentions et ses entreprises, a pu décider péremptoirement des souverainetés et des territoires, et aboutir à des résultats durables. Alexandre et Charlemagne n’avaient, à coup sûr, ni plus de génie, ni plus de puissance que Napoléon, et leurs empires aussi sont tombés avec eux, mais non pas comme le sien ; l’empire d’Alexandre s’est brisé en royaumes pour ses généraux et celui de Charlemagne s’est partagé entre ses descendants ; à l’une et à l’autre époque, l’édifice gigantesque s’est écroulé, mais de ses débris se sont formés immédiatement des édifices qui ont duré. Des États conquis et des trônes élevés par Napoléon, rien ne lui a survécu, et par un phénomène étrange, le seul de ses généraux qui soit resté roi a été celui qui ne tenait pas de lui sa royauté. C’est que Napoléon, dans sa politique extérieure, a méconnu les vraies tendances actuelles de l’humanité : le temps n’est plus des grands bouleversements territoriaux accomplis par les seuls coups de la guerre et réglés selon la seule volonté des vainqueurs ; à peine leur main se retire que leurs œuvres sont mises en question et attaquées par les deux puissances qui sont, l’une le bon, l’autre le mauvais génie de notre époque, l’esprit de civilisation et l’esprit de révolution ; l’esprit de civilisation veut l’empire du droit au sein de la paix : l’esprit de révolution, évoque incessamment la force, et poursuit à tout hasard, tantôt par l’anarchie, tantôt par la tyrannie, ce qu’il appelle le règne de la démocratie pure. C’est entre ces deux puissants esprits qu’est engagée la lutte qui travaille aujourd’hui l’Europe et qui décidera de son avenir. Dans cet état de la société européenne, le respect du droit public européen est, pour tout gouvernement régulier, un devoir impérieux et une prévoyance nécessaire ; de nos jours ; l’ambition qui remue le monde au mépris de ce droit, et pour la seule satisfaction de ses désirs, est aussi étourdie que criminelle.

Quand le cabinet du 11 octobre 1832 se forma, la plupart des questions internationales qui avaient agité l’Europe étaient, sinon vidées, du moins assoupies : la Pologne avait succombé ; l’Italie semblait se rendormir ; l’Espagne demeurait immobile devant son roi malade ; la Suisse délibérait régulièrement sur la réforme de sa constitution fédérale. La question belge seule restait encore incomplètement résolue et causait quelque inquiétude pour la paix européenne. J’ai déjà rappelé, et tout le monde sait quelle fut, à l’avènement du cabinet, la transaction diplomatique entre la France et l’Angleterre qui amena le siége et la prise d’Anvers. Je n’ai pas à en raconter les détails ; je n’écris pas l’histoire générale de ce temps ; je ne veux qu’en caractériser la politique et marquer la part que j’y ai prise. C’est surtout dans la question belge que notre sincère et ferme adhésion aux principes du droit public européen a été plus complète et plus évidente. Nous avons eu là à nous défendre de toutes les tentations qui peuvent assaillir un gouvernement le lendemain d’une révolution : tentation révolutionnaire, tentation dynastique, tentation d’agrandissement territorial ; nous les avons toutes repoussées. Et, en même temps, nous avons fait prévaloir et admettre en Europe les intérêts de sécurité et de dignité qu’a la France sur cette frontière ; nous avons secondé l’élan de la population belge vers l’indépendance nationale et la liberté politique dont elle jouit depuis trente ans. Grand espace, même dans la vie d’une nation.

Dans cette affaire, comme dans toutes leurs relations avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, les trois puissances du Nord, et à leur suite les puissances secondaires qui leur sont comme des satellites, manquèrent, non pas de sagesse, mais de cette fermeté conséquente qui fait porter à la sagesse tous ses fruits. L’Autriche, la Prusse et la Russie ne s’opposèrent point à la séparation de la Belgique et de la Hollande ; elles siégèrent en conférence avec la France et l’Angleterre pour faire entrer dans l’ordre européen le fait accompli et régler les rapports des deux nouveaux États ; elles acceptèrent ou elles laissèrent passer sans résistance effective, et elles finirent par sanctionner toutes les transactions laborieusement débattues dont cette question fut successivement l’objet. Mais en reconnaissant la nécessité, elles la subissaient avec cette hésitation et cette humeur qui enlèvent à la modération son mérite et détruisent la confiance qu’elle devrait inspirer. Que, dans les négociations sur l’affaire belge, ces puissances soutinssent les intérêts du roi de Hollande ; qu’elles veillassent au respect général des traités, en même temps qu’elles consentaient à les modifier de concert ; que l’entente particulière de la France et de l’Angleterre leur causât un vif déplaisir, rien de plus simple ; mais à travers ces conséquences naturelles de leur situation, leur politique envers le nouveau gouvernement français aurait pu et dû être nette, uniforme, exempte de contradictions et d’arrière-pensées. Il n’en fut rien : les gouvernements absolus, quand ils n’ont pas un grand homme à leur tête, sont plus courbés sous leurs préjugés et plus incertains dans leurs actes que les gouvernements libres ; malgré leur fastueuse irresponsabilité, le fardeau du pouvoir leur pèse, et pour l’alléger ils se réfugient volontiers dans l’inconséquence et l’inertie. Tout en acceptant ce qui se passait, depuis 1830, en France et autour de la France, le bon sens des puissances continentales fut étroit et court, sans hardiesse et sans grandeur ; l’origine de la nouvelle monarchie française, la confusion et la lutte de ses principes, les désordres qui avaient assailli son berceau et qui la poursuivaient encore, les mauvaises traditions et le mauvais langage d’une partie de ses adhérents, toutes ces circonstances offusquaient et troublaient la vue des anciens gouvernements du continent ; ils ne pressentirent pas, et même après des années d’épreuve ils ne surent pas apprécier à sa valeur ce qui a fait le mérite pratique et ce qui fera l’honneur historique du gouvernement du roi Louis-Philippe ; issu d’une révolution, ce gouvernement rompit nettement, au dehors comme au dedans, avec l’esprit révolutionnaire ; il ne prit point à son service la politique du désordre aussi bien que celle de l’ordre, les pratiquant tour à tour l’une et l’autre, selon les désirs de son ambition ou les embarras de sa situation ; il a constamment réglé ses actes dans un esprit conservateur et selon le droit public européen. Les puissances continentales ne payèrent pas cette difficile constance d’un juste retour ; de leur part, l’attitude extérieure envers la monarchie de 1830 fut autre que la conduite réelle, et les paroles libres autres que le langage officiel ; le mauvais vouloir tantôt perçait, tantôt s’étalait derrière les relations et les déclarations pacifiques : On se résigne à nous, m’écrivait de Turin M. de Barante le 22 mars 1834, en se réservant d’espérer, tantôt plus, tantôt moins, qu’il nous arrivera malheur ; et le 28 novembre suivant : On s’est résigné à nous, d’abord avec étonnement et crainte ; puis, on a regardé, avec un espoir malveillant, notre lutte contre le désordre ; puis, on a eu quelque idée que, si nous gagnions cette victoire, elle tournerait au profit des gouvernements absolus. Maintenant il s’agit de nous accepter libéraux et point jacobins, calmes mais forts. On n’a pas encore bien pris son parti là-dessus. Quoique l’accord fût général et permanent entre l’Autriche, la Prusse et la Russie, le caractère et les sentiments personnels des chefs de ces États, souverains et ministres, différaient beaucoup, et apportaient, dans leurs rapports avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, de notables différences.

Des trois hommes qui dirigeaient alors les affaires de la Prusse, le roi Frédéric-Guillaume III, le prince de Wittgenstein, son plus intime confident, et M. Ancillon, son ministre des affaires étrangères, aucun n’était d’un esprit éminent, ni appelé, par sa supériorité naturelle, à faire prévaloir en Europe sa pensée et sa volonté ; mais ils avaient tous trois des dispositions et des qualités qui s’accordaient bien entre elles et qui les rendaient propres à exercer, dans la politique européenne, une influence salutaire. Le roi, tout en tenant aux principes de la monarchie absolue et aux traditions de la Sainte-Alliance, ne portait pas, à d’autres maximes et à d’autres formes de gouvernement, une aversion systématique et acharnée ; s’il n’avait pas réalisé les espérances politiques que, dans le mouvement national de 1813 à 1815, il avait laissé concevoir à son peuple, c’était moins par passion jalouse du pouvoir que par un sentiment inquiet des difficultés inhérentes aux institutions libres, du trouble qu’elles porteraient dans l’État et des embarras où elles le jetteraient lui-même. Il avait du moins, de concert avec son chancelier, le prince de Hardenberg, accompli, dans l’ordre civil en Prusse, de grandes et libérales réformes. C’était un prince sensé, droit, que les épreuves de sa vie avaient éclairé en même temps que fatigué ; avide de repos au dehors comme au dedans, simple, économe, silencieux, il imposait le respect à ses peuples et la confiance à ses alliés sans beaucoup exiger d’eux ; il avait appris à comprendre les nécessités des situations difficiles, sentait tout le poids du gouvernement, et savait bon gré aux souverains ses voisins qui l’aidaient à porter ce fardeau dans ses États en le portant eux-mêmes, dans les leurs, régulièrement, paisiblement et au profit de l’ordre européen. La révolution de Juillet lui avait donné plus d’humeur contre le roi Charles X que d’irritation contre son remplaçant nécessaire ; la modération du roi Louis-Philippe lui plaisait, son habileté le rassurait, et il désirait sincèrement l’affermissement de son trône, en dépit du mauvais exemple de la révolution qui l’y avait porté. Le prince de Wittgenstein, homme de cour et du monde, formé à l’école du XVIIIe siècle et de Frédéric II, esprit fin, éclairé et libre sans être un libéral d’opinion ni un politique de profession, ami dévoué et point rival ambitieux du roi son maître, bon Allemand autant que Prussien zélé, et correspondant assidu du prince de Metternich, mais plein de goût pour les mœurs françaises, confirmait et secondait le roi dans sa politique impartiale, tranquille et bienveillante pour la France, en même temps que fidèle à l’alliance des trois cours. Nulle influence n’est, dans un moment donné, plus efficace que celle d’un homme considérable qui habituellement n’en affecte aucune, et qui ne donne que les avis ou ne rend que les services qu’on lui demande ; telle était, à la cour de Berlin, celle du prince de Wittgenstein, et elle s’exerçait non seulement auprès du roi, mais sur toute la famille royale qu’il contribuait habituellement à maintenir dans le respect et l’obéissance envers son chef. Moins important, quoique plus directement chargé des affaires, M. Ancillon, publiciste, historien, moraliste et philosophe, sans beaucoup d’originalité ni de puissance dans ces diverses carrières, mais partout judicieux, clairvoyant et conciliant, exposait avec dignité la politique du roi et la soutenait avec persévérance. Et auprès de ce gouvernement ainsi disposé, le ministre de France à Berlin, M. Bresson, ardemment dévoué à la politique de son pays, possédé de la soif du succès, vigilant avec passion et adroit avec autorité, quelquefois même avec emportement, avait acquis une position forte et un crédit efficace. Le roi Frédéric-Guillaume III l’écoutait avec confiance et le traitait avec faveur ; il était entré dans l’intimité du prince de Wittgenstein, le voyait à peu près tous les jours, sans nécessité politique, pour le seul agrément de la vie sociale, et se trouvait ainsi toujours en mesure de faire servir les bons rapports personnels au bon arrangement des affaires, quand les affaires se présentaient.

A Vienne, la situation du gouvernement de 1830 et de son représentant était plus difficile : les principes et les passions absolutistes dominaient à la cour, et semblaient ne rencontrer, dans le public autrichien, aucune objection. La révolution de Juillet était vue de très mauvais œil, et la société de Vienne avait, pour les hommes du gouvernement que cette révolution avait fondé, ces froideurs mondaines qui, malgré leur frivolité, embarrassent et enveniment sérieusement les relations des États. L’empereur François II, modéré par caractère et par expérience, et très sincère dans son désir de la paix, n’en avait pas moins, pour les gouvernements libres issus des mouvements révolutionnaires, une profonde antipathie, et se tenait pour quitte envers eux pourvu que sa politique fût étrangère à toute menée hostile. Auprès de ce souverain, plus influent lui-même dans ses affaires qu’on ne l’a cru en général, et au milieu d’une aristocratie indépendante et fière quoique sans institutions de liberté, le prince de Metternich gouvernait depuis plus de vingt ans la politique extérieure de l’Autriche : esprit supérieur qui mettait son honneur et son plaisir à se montrer en toute occasion, avec un peu d’étalage, impartial et libre, mais qui, tout en comprenant et en admettant, quand la nécessité l’y contraignait, les nouvelles faces des États, n’aspirait qu’à maintenir intact l’édifice européen tel que l’avait construit le congrès de Vienne, apogée de son influence et de sa gloire. Nul homme n’a porté en lui-même autant de mouvement intellectuel en se vouant à défendre l’immobilité politique ; quand il parlait, et encore plus quand il écrivait, à travers un langage long, diffus, chargé de périphrases et ambitieusement philosophique, on voyait se déployer une intelligence riche, variée, profonde, empressée à saisir et à discuter les idées générales, les théories abstraites, et en même temps remarquablement pratique, sagace, habile à démêler ce que commandaient ou permettaient l’état des faits ou les dispositions des hommes, et se contenant toujours sévèrement dans les étroites limites du possible tout en ayant l’air de se jouer dans les vastes régions de la pensée. Quand il était de loisir et dans le laisser-aller de la conversation, M. de Metternich prenait à toutes choses, à la littérature, à la philosophie, aux sciences, aux arts, un intérêt curieux ; il avait et il se complaisait à développer, sur toutes choses, des goûts, des idées, des systèmes ; mais, dès qu’il entrait dans l’action politique, c’était le praticien le moins hasardeux, le plus attaché aux faits établis, le plus étranger à toute vue nouvelle et moralement ambitieuse. De cette aptitude à tout comprendre, combinée avec cette prudence quand il fallait agir, et des longs succès que lui avait valus ce double mérite, était résultée pour le prince de Metternich une confiance étrangement, je dirais volontiers naïvement orgueilleuse dans ses vues et dans son jugement ; en 1848, pendant notre retraite commune à Londres, l’erreur, me dit-il un jour, avec un demi-sourire qui semblait excuser d’avance ses paroles, l’erreur n’a jamais approché de mon esprit. — J’ai été plus heureux que vous, mon prince, lui dis-je ; je me suis plus d’une fois aperçu que je m’étais trompé ; et son air me disait qu’il approuvait ma modestie sans être, au fond de son cœur, ébranlé dans sa présomption. La qualité qui manquait le plus à son habileté politique, c’était le courage ; j’entends le courage d’impulsion et d’entreprise ; il n’avait nul goût pour la lutte, et il en redoutait les périls plus qu’il ne désirait les succès auxquels elle eût pu aboutir. C’était là, dans ses rapports avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, son principal embarras ; il lui rendait justice, reconnaissait son importance dans l’ordre européen, et, quoique peu bienveillant pour quelques-uns de ses principes, il n’avait garde de rien faire qui pût lui nuire, et il eût volontiers contribué à l’affermir ; mais, pour y contribuer efficacement, il eût fallu déplaire à des membres de la famille impériale, à la société de Vienne, à l’empereur Nicolas dont l’hostilité envers le roi Louis-Philippe, bien que peu hardie, était affichée et hautaine ; M. de Metternich ne voulait engager aucun de ces conflits ni courir aucun de ces risques ; de là, dans sa politique envers le gouvernement français, des hésitations, des obscurités, des réserves qui rendaient souvent son impartialité vaine et sa sagesse de moindre valeur qu’elle n’eût pu être s’il eût osé davantage pour la faire prévaloir.

M. de Sainte-Aulaire, que le duc de Broglie fit envoyer comme ambassadeur à Vienne, peu de mois après la formation du cabinet, convenait parfaitement à cette mission : noblement libéral, digne et doux, poli et courageux, zélé pour son devoir sans être faiseur, et homme du monde sans mauvaise complaisance mondaine, il se fit accueillir la tête haute dans la société viennoise, et s’établit auprès du prince de Metternich sur le pied d’une franchise aisée, en homme qui n’a rien à taire et rien à demander que ce qui lui est dû. Il n’eût pas fallu charger M. de Sainte-Aulaire de décider le prince de Metternich à quelque grande résolution ou à quelque effort difficile auxquels celui-ci n’eût pas été spontanément disposé ; personne n’exerçait sur le chancelier d’Autriche une telle influence ; mais M. de Sainte-Aulaire entretenait avec lui des rapports bienveillants et confiants qui suffisaient au cours régulier des affaires, et prévenaient, entre les deux gouvernements, toute complication et tout embarras.

C’était surtout l’empereur Nicolas qui pesait, comme un cauchemar, sur le prince de Metternich et l’empêchait souvent de régler sa conduite selon toute sa raison. Décidé à maintenir, en tous cas, l’union des trois puissances du Nord, M. de Metternich faisait, à cette idée, en Occident comme en Orient, plus de sacrifices qu’il n’eût été nécessaire, et l’empereur Nicolas exploitait, au profit de ses vues ou de ses passions personnelles, la prudence inquiète du chancelier d’Autriche. Nul souverain peut-être n’a exercé, dans ses États et en Europe, autant d’empire, en ayant si peu fait pour l’acquérir et en en faisant un si médiocre emploi. L’empereur Nicolas n’était ni un grand militaire, ni un grand politique, ni un grand esprit, ni même un grand ambitieux ; il n’a ni agrandi ses États, ni fait faire à ses peuples, en prospérité, en civilisation, en lumières, en puissance et renommée européenne, de grands progrès ; et pourtant il a régné au dedans avec force, au dehors avec éclat. Il avait en lui-même les instincts, et, devant le monde, tous les prestiges du pouvoir, la beauté personnelle, l’éloignement et l’étendue de son empire, le nombre de ses sujets, leur discipline dévouée, leur soumission silencieuse. Dans deux ou trois occasions solennelles, où il avait été personnellement mis en jeu, il avait montré de la présence d’esprit, du courage, et exercé un ascendant efficace ; depuis, il avait évité plutôt que cherché les épreuves, et il craignait plus de se compromettre qu’il ne se plaisait à se déployer. C’était un despote dur et hautain, mais prudent, et un grand acteur royal qui avait plus de goût aux effets de théâtre qu’aux événements du drame. La fortune l’avait merveilleusement servi ; en montant sur le trône, il avait trouvé la Russie grande et l’Europe à la fois en repos et encore fatiguée ; il avait profité des brillants succès de l’empereur Alexandre son frère pour la gloire comme pour la sécurité de son empire, et ni ses peuples ni ses alliés n’exigeaient beaucoup de lui ; au dedans, ses travaux de réforme se bornaient à des efforts sincères pour introduire dans l’administration de ses États plus de probité ; au dehors, une immobilité superbe suffisait à son influence ; en Occident, les événements ne lui donnaient rien à faire ; en Orient, ses premiers coups contre la Turquie avaient réussi sans l’engager bien avant. Au milieu de cette situation prospère et facile, la révolution de Juillet vint choquer son orgueil de souverain, le gêner dans ses vues d’avenir et l’inquiéter sur son repos ; il lui voua une haine passionnée, mais sans oser le dire hautement et sans se porter l’adversaire de l’événement qu’il détestait. Et pour satisfaire sa passion sans compromettre sa politique, il sépara avec affectation le roi Louis-Philippe de la France, caressant pour la nation française, après comme avant 1830, en même temps qu’hostile à son nouveau chef. Attitude peu digne pour un si puissant prince et étrange inconséquence pour un despote, car c’est le soin ordinaire du pouvoir absolu de confondre intimement le souverain et le peuple, et de prendre le souverain pour le représentant, et en quelque sorte l’incarnation des millions d’hommes qui vivent sous sa loi. Esprit superficiel, malgré sa fastueuse rigueur, l’empereur Nicolas oubliait cette maxime vitale de son propre système de gouvernement, et ne sentait pas combien il était puéril de s’obstiner à ne pas traiter le roi Louis-Philippe comme les autres rois, tout en s’inclinant devant la révolution qui l’avait fait roi.

Son obstination, du reste, n’était pas toujours aussi intraitable qu’elle voulait le paraître, et quand elle eût pu entraîner pour lui quelque inconvénient grave, il savait la faire fléchir. C’était, depuis 1830, sa coutume, quand il recevait l’ambassadeur de France, de le bien traiter personnellement et de s’entretenir avec lui des affaires des deux pays, mais sans jamais lui parler du Roi. En janvier 1833, le duc de Broglie, en faisant nommer le maréchal Maison ambassadeur à Saint-Pétersbourg, lui prescrivit de ne point accepter une telle attitude ; et après avoir ajouté à ses instructions officielles déjà fort nettes[1] des instructions verbales encore plus précises, il fit prier M. Pozzo di Borgo de passer chez lui, et lui dit qu’il se faisait un devoir de le prévenir que si, en comblant le nouvel ambassadeur de politesses personnelles, l’empereur s’abstenait de prononcer le nom du Roi, le maréchal avait ordre de quitter Pétersbourg dans les huit jours en prenant un prétexte, et que le plus transparent serait le meilleur. Le maréchal était aussi chargé de confirmer cette confidence au comte Pozzo di Borgo, qui ne manqua pas d’en écrire à sa cour. L’empereur Nicolas n’eut garde de se brouiller avec la France pour le plaisir de persister dans une choquante impolitesse ; à la première réception solennelle, il alla au-devant de l’ambassadeur, lui prit la main, lui demanda des nouvelles du Roi, et, sur ce point du moins, les convenances reprirent, entre les deux cours, leur empire.

Environ trois ans plus tard, et dans une circonstance secrète, les dispositions personnelles de l’empereur Nicolas envers le roi Louis-Philippe et sa famille se manifestèrent avec un mélange de réticence calculée, de susceptibilité vaniteuse, d’insinuations détournées et d’emportement qui passait du caractère de l’homme dans la politique du souverain. Vers la fin de l’été de 1835, M. de Barante quitta l’ambassade de Sardaigne pour occuper celle de Russie ; il n’y avait, à cette époque, entre les deux gouvernements, point de négociation pendante, point d’affaire spéciale à traiter ; l’attitude et le langage du nouvel ambassadeur étaient le principal et presque le seul objet de ses instructions. On se préoccupait alors du mariage futur de M. le duc d’Orléans. Avant de partir pour son poste, M. de Barante demanda au duc de Broglie ce qu’il aurait à faire ou à dire si, de façon ou d’autre, la possibilité d’un mariage entre M. le duc d’Orléans et l’une des grandes-duchesses, filles de l’empereur Nicolas, se présentait à lui : Je sais, lui dit-il, que l’empereur est, en ce moment, très malveillant pour le Roi ; mais la politique russe est sujette à des revirements soudains, et le caractère de l’empereur n’y est pas non plus étranger ; que dois-je faire si j’entrevois cette chance ?Le Roi, lui répondit le duc de Broglie, regarde le mariage de ses enfants comme un intérêt de famille étranger à la politique ; demandez-lui quelles sont ses intentions. Le Roi dit nettement à M. de Barante qu’il ne souhaitait point pour son fils le mariage russe ; outre le peu de goût qu’il avait pour cette alliance, il était dès lors préoccupé de la perspective d’un mariage entre M. le duc d’Orléans et une archiduchesse d’Autriche ; M. de Barante tint la réponse du Roi pour péremptoire, et en fit, sur ce point, la règle de son attitude.

Peu de jours après cet entretien et à la veille de son départ pour Saint-Pétersbourg, il reçut du duc de Broglie l’instruction de s’arrêter à Berlin et de s’assurer, de concert avec M. Bresson, que, si M. le duc d’Orléans et M. le duc de Nemours y faisaient une visite, ils recevraient, du roi de Prusse et de sa famille, un accueil bienveillant. Aucune question ne devait et ne pouvait être officiellement posée ; c’était matière de conversation discrète et pas une ligne ne devait être écrite à ce sujet ; M. Bresson avait ordre de prendre un congé et de venir rendre compte à Paris. L’assurance arriva bientôt que les princes seraient reçus à Berlin avec empressement et que le roi de Prusse leur ferait un accueil paternel. Et comme l’entente confidentielle entre la Prusse et l’Autriche était telle que, sur de semblables questions, les deux cours ne décidaient rien que de concert, on eut à Paris la certitude que les princes trouveraient à Vienne, sinon la même cordialité royale, du moins le même accueil qu’à Berlin. Lorsque, quelques mois après, le voyage ainsi résolu s’accomplit avec plein succès, on en fut très préoccupé à Saint-Pétersbourg ; on se demandait si les princes viendraient aussi en Russie ; on s’étonnait qu’ils ne vinssent pas : « Ils auraient été les bienvenus, » dit un jour l’empereur Nicolas, et ce propos fut rapporté à M. de Barante à qui l’empereur ne laissa, du reste, entrevoir aucune nuance d’humeur ; il lui parla même en fort bons termes de la situation de la France et du gouvernement du Roi, ce qui ne lui arrivait guère, quoiqu’il ne se permît jamais, à ce sujet, aucune parole de blâme ou de critique. Un sentiment très différent de l’humeur se fit bientôt indirectement entrevoir ; une personne très bien établie à la cour de Saint-Pétersbourg, l’une des dames d’honneur à portrait et l’amie intime de l’impératrice, la baronne Frederyks parla un jour à madame de Barante, avec qui elle était dans des rapports confiants et faciles, de la possibilité d’un mariage entre M. le duc d’Orléans et la grande-duchesse Marie ; M. de Barante n’attacha pas aux paroles de madame Frederyks grande importance ; il eut même soin d’éviter avec elle, plutôt que de la rechercher, toute conversation à ce sujet ; il connaissait les vues du roi Louis-Philippe, et, convaincu en même temps que l’empereur Nicolas n’avait, pour une telle alliance, aucune intention sérieuse, il tenait peu à savoir si c’étaient là des velléités de femme ou si madame Frederyks était chargée de sonder, à tout hasard, le terrain.

Pourtant, il lui revint que la grande-duchesse Marie elle-même parlait beaucoup de M. le duc d’Orléans, qu’elle s’enquérait de son caractère, de son esprit, de l’agrément de sa personne, qu’elle avait voulu voir son portrait. A un bal où M. de Barante se trouvait assis, à souper, à une petite table, auprès de l’impératrice, et où était aussi la grande-duchesse, la conversation s’engagea sur M. le duc d’Orléans, et beaucoup de questions lui furent faites avec une curiosité bienveillante. Peu après, M. de Barante donna lui-même un bal où l’empereur et l’impératrice lui firent l’honneur de venir ; il avait demandé la permission d’engager la grande-duchesse Marie, et son invitation avait été acceptée. Mais elle ne vint pas, et l’empereur prit soin de l’excuser en disant à l’ambassadeur, même avec quelque détail, qu’elle était indisposée. Quelques jours après, à un bal de cour, la grande-duchesse parla à M. de Barante du chagrin qu’elle avait eu de ne pas venir à l’ambassade : J’en ai pleuré, lui dit-elle, et je me suis promenée le matin devant vos fenêtres.

Ces démonstrations hésitantes et incohérentes ne persuadèrent point à M. de Barante que l’empereur Nicolas eût la pensée de donner sa fille à M. le duc d’Orléans, et il se tint dans la réserve que le roi Louis-Philippe lui avait prescrite. Quelque temps après, on commença à parler du mariage de M. le duc d’Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg, et M. de Barante sut que l’empereur Nicolas s’exprimait, sur ce projet, avec une extrême vivacité ; il voulait, disait-on, employer, pour le faire échouer, toute son influence, et il se servait, dans ce dessein, de sa correspondance habituelle avec le prince Charles de Mecklembourg-Strelitz, général au service de Prusse, qui avait à la cour de Berlin quelque crédit. Quand on apprit à Saint-Pétersbourg que le roi de Prusse persistait invariablement dans un projet qui venait de lui, l’empereur Nicolas entra dans une étrange colère ; il fit une scène publique au baron de Boden, envoyé du duc de Mecklembourg-Schwerin en Russie, et parla en termes brutaux de la part que le roi de Prusse avait prise à ce mariage. Dans un bal qui eut lieu vers cette époque et où vint l’empereur, il n’adressa point la parole à l’ambassadeur de France, ce qui était contre son habitude et fut d’autant plus significatif que les ambassadeurs d’Autriche et d’Angleterre eurent avec lui, ce soir-là, la conversation accoutumée. Cet accès de mauvaise humeur ne dura pas longtemps, n’influa point sur les relations officielles de M. de Barante avec le comte de Nesselrode qui se tenait avec soin en dehors des boutades de son maître, et bientôt on ne parla plus à Saint-Pétersbourg du mariage de M. le duc d’Orléans.

En 1838, M. de Barante vint en congé à Paris et M. le duc d’Orléans, marié et heureux, lui demanda de lui raconter tout ce qui s’était passé et dit à Pétersbourg au sujet de son mariage. Instruit des incidents que je viens de rappeler, le prince pensa que l’ambassadeur avait eu raison de ne pas croire que l’empereur Nicolas eût vraiment pensé un seul instant à lui donner sa fille en mariage. Pendant qu’on essayait d’en insinuer l’idée à M. de Barante, on avait voulu flatter aussi M. le duc d’Orléans lui-même de cette perspective ; une personne, avec qui il avait des relations intimes, lui disait, à Paris, ce qu’à Pétersbourg madame Frederyks disait à madame de Barante, et elle l’engageait à ne pas rechercher un autre mariage. Le prince resta aussi incrédule que l’ambassadeur.

Ils avaient raison tous les deux ; jamais l’empereur Nicolas n’avait sérieusement accepté, même en pensée, un mariage si contraire à sa passion. Si la grande-duchesse Marie avait eu occasion de voir M. le duc d’Orléans, s’il lui avait plu, si elle avait elle-même vivement désiré cette union, peut-être l’empereur n’eût-il pas résisté au vœu de sa fille ; dur dans son empire, il avait, dans sa famille, le cœur paternel, et il était en outre assez enclin à se faire, dans les questions de mariage, un devoir de tenir grand compte des goûts et des sentiments personnels de ses enfants. Mais aucun motif semblable ne pesait sur lui en 1836, et lorsque le voyage des princes français en Allemagne suggéra autour de lui cette idée, l’empereur Nicolas venait naguère de s’engager, envers le roi Louis-Philippe, dans des manifestations et des démarches qui devaient l’éloigner encore plus d’un tel rapprochement.

Après la prise d’Anvers et devant cette brillante solution française de la question belge, l’humeur des trois cabinets du Nord, bien que contenue, avait été profonde : c’était eux qui avaient eu à faire successivement les plus grandes et les plus amères concessions, des concessions à la fois politiques et domestiques, de principe et de famille ; le roi de Prusse et l’empereur de Russie avaient été contraints d’abandonner, dans le roi de Hollande, l’un son beau-frère, l’autre le beau-père de sa sœur ; l’empereur Nicolas était allé jusqu’à envoyer en mission extraordinaire à La Haye son plus intime confident, le comte Orloff, pour déclarer au roi Guillaume cet abandon et dompter son opiniâtre résistance au vœu de l’Europe. De tels sacrifices, même sincèrement accomplis, laissent dans le cœur des plus froids politiques de poignantes blessures. L’Autriche, la Prusse et la Russie voyaient en outre l’entente et l’action commune de la France et de l’Angleterre s’affermir et s’étendre de jour en jour. Et ce n’était pas seulement une entente accidentelle entre les deux gouvernements sur des questions spéciales ; c’était, entre les deux pays, malgré leur ancienne hostilité, une sympathie générale d’idées et de tendances bruyamment proclamées ; sympathie qui donnait, dans l’Europe entière, aux partisans des réformes politiques et aux artisans de révolutions, de vives tentations et des espérances de succès. Par amour-propre et par inquiétude, les trois puissances du Nord sentaient le désir et le besoin d’opposer ostensiblement entente à entente, force à force, de se soutenir mutuellement en face d’un avenir obscur, et de prendre, si l’occasion s’en présentait, une revanche des échecs qu’elles venaient de subir.

Une cause plus directe et plus pressante les poussait aussi dans cette voie. Les tentatives de révolution suscitées en Italie, en Pologne et en Allemagne par la crise de 1830 avaient échoué ; mais les conspirations continuaient, et elles avaient pour fauteurs ardents les réfugiés italiens, polonais, allemands, qui avaient trouvé en France, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, un généreux asile. J’ai déjà dit ce que je pense du droit d’asile, de sa légitimité, de son utilité politique, et aussi des devoirs qui y sont attachés, soit pour les gouvernements protecteurs, soit pour les réfugiés eux-mêmes[2]. La question est aussi simple et claire en principe que délicate et difficile dans l’application ; mais les difficultés de l’application ont trop souvent fait oublier le principe même et la nécessité de le respecter. Les réfugiés politiques, quelque naturelle et même patriotique qu’ait pu être leur entreprise, n’ont évidemment nul droit de poursuivre, du sein de l’asile qu’ils ont obtenu et au péril du gouvernement qui les a accueillis, leur guerre contre le gouvernement de leur patrie ; et le pouvoir qui les protège, quelle que soit pour eux sa sympathie, est évidemment tenu de réprimer leurs attaques contre les pouvoirs avec lesquels il vit lui-même en paix. Ainsi le commande impérieusement le droit public qui est la morale et la loyauté mutuelles des nations. Ce droit n’exclut ni la bienveillance témoignée aux réfugiés, ni les secours accordés à leur malheur ; il n’interdit pas non plus le respect des affections et le maintien des relations privées dont les réfugiés peuvent être l’objet ; quand le comte Pozzo di Borgo se plaignait que la duchesse de Broglie reçût amicalement chez elle le prince Adam Czartorinski, ce noble chef de l’émigration polonaise, le comte Pozzo avait tort, et la duchesse de Broglie avait raison de dire avec sa vive fierté : Le prince Czartorinski est depuis longtemps l’ami de ma mère et le mien ; je ne le chasserai pas de mon salon parce que mon mari a l’honneur de représenter la France et son roi. Les sentiments généreux n’autorisent pas à manquer, en pareille circonstance, aux devoirs de la politique, mais ils ne sont point condamnés à s’effacer devant des exigences dures ou hautaines ; et les gouvernements qui réclament contre les menées des réfugiés sont eux-mêmes obligés de ménager la dignité comme la situation légale du pouvoir auquel ils demandent de les réprimer. Il y a là, de part et d’autre, bien des convenances à respecter, bien des mesures à garder, bien des embarras à prendre en considération ; mais, cela reconnu, le droit de réclamation demeure entier d’une part et le devoir de répression de l’autre : devoir de probité politique autant que de prudence, dont l’accomplissement est exigé par l’honneur des gouvernants comme par la sûreté des États, et qui ne saurait être méconnu que par une faiblesse regrettable ou par une arrogance inexcusable. Malgré nos sincères efforts pour nous acquitter de ce qui était dû aux gouvernements européens, ce fut là pour nous, de 1832 à 1836, dans nos rapports avec eux, une source de complications sans cesse renaissantes, et l’une des principales causes qui portèrent les trois puissances du Nord à faire en commun des démonstrations et des démarches compromettantes pour les rapports pacifiques qu’elles voulaient maintenir, et même pour le redressement des griefs qu’elles élevaient.

Au commencement d’avril 1833, un mouvement révolutionnaire éclata à Francfort ; un de ces mouvements si fréquents de nos jours, sérieux par les idées et les sentiments qui les suscitent, frivoles par l’étourderie et l’incapacité de leurs auteurs. Au même moment, un complot semblable était découvert à Turin. Ils furent l’un et l’autre promptement réprimés. Mais la diète germanique entama une grande enquête pour en rechercher les sources, les ramifications, les desseins ; et comme il était aisé de le prévoir, l’enquête rencontra dès ses premiers pas et mit au jour les menées et les provocations des réfugiés. Pendant qu’elle suivait son cours, nous apprîmes que, le 14 août, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, accompagnés de leurs ministres, le prince de Metternich et M. Ancillon, s’étaient rencontrés au château de Theresienstadt, près de Töplitz ; trois semaines plus tard, le roi de Prusse et l’empereur de Russie se rencontraient à Schwedt-sur-l’Oder, et peu de jours après, l’empereur Nicolas et l’empereur d’Autriche, aussi avec leurs ministres des affaires étrangères, se réunissaient à Münchengrætz, petite ville de Bohème, où le prince royal de Prusse s’était déjà rendu. Le résultat de ces conférences répétées ne se fit pas longtemps attendre ; dans les premiers jours de novembre 1833, le baron de Hügel, chargé d’affaires d’Autriche en l’absence du comte Appony, le baron de Werther au nom de la Prusse et le comte Pozzo di Borgo pour la Russie, se rendirent successivement auprès du duc de Broglie, et lui communiquèrent trois dépêches de leurs cours finissant toutes trois par déclarer, dans les mêmes termes, que si la France, qui avait si bien su se défendre elle-même des tentatives des perturbateurs, ne réussissait pas désormais à déjouer également les machinations auxquelles ils se livraient, sur son territoire, contre les États étrangers, il pourrait en résulter, pour quelques-uns de ces États, des troubles intérieurs qui les mettraient dans l’obligation de réclamer l’appui de leurs alliés ; que cet appui ne leur serait pas refusé, et que toute tentative pour s’y opposer serait considérée, par les trois cabinets de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin, comme une hostilité dirigée contre chacun d’eux.

En soi, la démarche n’avait rien que de naturel et de conforme au droit des gens comme aux exigences du moment ; mais le concert qui l’avait préparée, l’uniformité et le ton péremptoire de la conclusion des trois dépêches donnaient trop évidemment, à l’acte des trois cours, le caractère d’une tentative d’intimidation pour qu’à notre tour une fierté froide ne fût pas le caractère de notre réponse. Les cabinets qui en avaient pris la résolution et les agents diplomatiques chargés de la communiquer au cabinet français l’avaient si bien senti que, tout en s’acquittant de leur mission, les plus modérés s’étaient efforcés de l’atténuer. La dépêche autrichienne prodiguait les éloges à l’habileté et à l’énergie du gouvernement du Roi ; la dépêche prussienne, pleine envers lui de témoignages d’estime et d’affection, rendait toute justice aux efforts qu’il avait déjà faits pour contenir les réfugiés ; et le comte Pozzo di Borgo, probablement peu satisfait des développements de la dépêche russe, ne l’avait pas communiquée tout entière au duc de Broglie, et s’était contenté de lui en lire la conclusion. En variant, selon ces diverses attitudes, son accueil et son langage, le duc de Broglie repoussa dignement la tentative d’intimidation, et maintint hautement, pour les divers cas de complications ou d’interventions européennes qui pourraient se présenter à l’avenir, la liberté d’action et la politique déclarée de la France. Quand il reçut communication de cette réponse, le prince de Metternich essaya de ne la comprendre qu’à moitié, et de croire que le Piémont n’était pas l’un des États dans lesquels la France ne souffrirait pas, sans y intervenir elle-même, une intervention étrangère ; mais M. de Sainte-Aulaire, par une prompte et franche répartie, ne lui permit pas d’avoir l’air de se faire illusion à cet égard. M. de Metternich n’insista point. A Berlin, à Saint-Pétersbourg même, la ferme réponse du duc de Broglie n’amena point de réplique ; et toute cette affaire n’eut d’autre résultat que de manifester avec quelque faste le concert des trois cours et le travail de l’empereur Nicolas pour dominer ses alliés, en révélant en même temps leurs dissidences intérieures et leur peu de penchant à pousser jusqu’au bout leurs démonstrations. Il n’y a guère de plus mauvais politiques que les esprits plus hautains que grands et plus passionnés que sérieux, qui recherchent la satisfaction momentanée de leur passion bien plus que l’accomplissement réel et durable de leur dessein.

Indépendamment des révolutions de l’Occident, l’empereur Nicolas, peu de mois avant les entrevues de Theresienstadt, de Schwedt et de Münchengaetz, avait trouvé en Orient, contre le gouvernement du roi Louis-Philippe, un nouveau sujet d’irritation. La lutte entre la Porte  ottomane et le pacha d’Égypte avait éclaté ; Méhémet-Ali avait conquis la Syrie ; son fils Ibrahim, vainqueur à Konièh, traversait en maître l’Asie-Mineure, occupait Smyrne et menaçait Constantinople. Le grand problème qui pèse et pèsera longtemps encore sur l’Europe, la question d’Orient touchait à l’une de ses plus violentes crises. Je retracerai tout à l’heure l’incendie qui fut alors près de s’allumer ; je ne veux, en ce moment, qu’en faire entrevoir les premières lueurs.

Que Méhémet-Ali aspirât à secouer le joug du sultan, et à fonder, pour son propre compte, un État indépendant, on n’en saurait douter. En vain il multipliait les protestations de fidélité ; en vain il répétait à M. de Bois-le-Comte, qu’au printemps de 1833 le duc de Broglie avait chargé d’une mission en Orient : Je suis prêt à toute heure à promettre en face du monde que je ne chercherai jamais querelle avec le sultan, pourvu qu’il ne m’en cherche pas non plus, et que je vivrai en paix et en soumission ; mais que les grandes puissances européennes nous garantissent, à la Porte et à moi, que nous ne troublerons mutuellement, par aucune agression, la paix qu’elles rétabliront entre nous. M. de Bois-le-Comte faisait observer au pacha que le sultan était son souverain, et qu’il serait difficile aux puissances de donner une garantie qui les établirait, le sultan et lui, sur le pied d’égalité : Savez-vous pourquoi je ne suis pas indépendant ? répondait vivement Méhémet-Ali ; c’est par déférence pour les puissances ; croyez-vous que, sans le respect que j’ai eu pour leurs intentions, je serais dans la condition d’un sujet ? Eh bien ! ce respect que j’ai eu pour vos conseils, les Grecs ne l’ont pas eu, les Belges non plus ; et vous les avez récompensés en garantissant leur indépendance ; et vous me punissez en refusant de garantir ma sécurité ! Laissant alors de côté son propre intérêt : « Avant un an, disait-il avec une expression pleine de mystère et de gravité, avant un an, la guerre éclatera en Europe ; j’en ai des avis certains ; unis à l’Angleterre, vous aurez à combattre la Russie, l’Autriche et les États du continent. La Russie domine à Constantinople ; ne trouvez-vous donc pas d’avantage à employer Méhémet-Ali et à le charger d’aller combattre et détruire une influence ennemie ? Pensez bien à cela ; il peut vous être utile de me laisser prendre le district d’Adana ; ce sera une force pour vous comme pour moi. » M. de Bois-le-Comte soutenait alors qu’il n’y aurait pas de guerre et que l’Europe était décidée à rester en paix ; Méhémet-Ali paraissait comprendre et n’insistait pas ; mais quelques jours après, causant familièrement avec l’envoyé français, il lui disait : M. Campbell, agent politique anglais, vient demain me présenter M. Turnbull, consul de Sa Majesté Britannique ; quand donnerez-vous aussi, à votre consul, M. Mimaut, un caractère politique ? Voulez-vous que je vous dise ce qui arrivera ? C’est que non seulement vous vous êtes laissé devancer par l’Angleterre, mais que vous le serez par l’Autriche et par la Russie. Oui, par la Russie elle-même. Ne croyez pas que je sois si mal avec elle ; au contraire, je suis fort bien. L’agent autrichien, M. Prokesch, qui paraît si uni avec les Anglais et avec vous, se charge de maintenir de bons rapports entre la Russie et moi. Quelquefois, ayant l’air d’oublier la politique, le pacha racontait avec abandon à M. de Bois-le-Comte les vicissitudes de sa vie et les difficultés qu’il avait eues à vaincre pour arriver où il était parvenu : Une des plus grandes, lui disait-il, a été le vice de mon éducation ; j’avais cinquante ans, et je gouvernais l’Égypte depuis dix ans quand j’ai appris à lire. — Quel motif a décidé Votre Altesse à se livrer à un travail si pénible ? Mahomet a bien pu fonder une religion et poser les bases de l’un des plus grands empires du monde sans savoir lire. — Il est vrai ; mais la nécessité de savoir lire se faisait de plus en plus sentir à moi. Jusque-là, je mettais en magasin dans ma tête tout ce que je voyais et entendais ; quelquefois l’impression des objets s’affaiblissait ; mais dans les moments de danger, ou quand je me mettais en colère, tout me revenait clair et lucide à l’esprit. Je m’aperçus cependant que ma mémoire baissait ; alors je résolus d’y suppléer par la lecture ; tout homme que je voyais, je lui disais de prendre un livre et de lire avec moi. A force de faire cela, j’ai appris à lire, et assez promptement. Depuis ce temps, j’ai lu beaucoup de livres, dernièrement encore un gros livre de géographie qu’on m’a envoyé de Constantinople. J’ai lu surtout des livres de science militaire et des livres politiques. Je lis aussi vos journaux. J’ai lu encore des livres d’histoire, et je me suis convaincu que personne, avec d’aussi faibles moyens, n’a fait d’aussi grandes choses que moi. Il me reste encore bien à faire. J’ai déjà avancé mon pays beaucoup plus que ne l’est la Turquie, ni la Grèce, ni surtout la Perse. Mais j’ai commencé bien tard. Je ne sais si j’aurai le temps d’achever. Je veux du moins laisser les choses à mon fils en aussi bon état que je pourrai. Et il finissait en revenant à son idée fixe, la nécessité que la Porte lui concédât le district d’Adana ou que les puissances lui garantissent la sécurité de ses possessions : Je me considère, disait-il, comme un homme placé en présence d’un ennemi qui tient le fer levé sur lui ; j’ai devant moi un bouclier ; vous me demandez de renoncer à ce bouclier ; vous êtes mes amis ; je vous le livre, mais parce que j’ai la confiance que vous avez une autre défense à me donner ; sans cela, ce serait vouloir me tuer.

Quand Méhémet-Ali cherchait à se faire bien venir des puissances qu’il savait amies sincères de la Porte, il parlait de son désir d’aller, après la paix, finir ses jours à Constantinople et s’y consacrer tout entier à relever et à ranimer cet empire tombant en ruines. Dans cette hypothèse, les politiques européens rendaient eux-mêmes hommage à la supériorité de ses vues et de son caractère : Certainement, disait M. Prokesch à M. de Bois-le-Comte, si on pouvait, comme par un coup de théâtre, mettre Méhémet-Ali sur le trône de Constantinople, l’Autriche et toutes les puissances qui souffrent de l’affaiblissement de cet empire ne pourraient le voir qu’avec plaisir ; Méhémet-Ali est un réformateur ; il remplace par des institutions meilleures les vieilles institutions qui périssent ; Mahmoud est un révolutionnaire : il détruit et ne met rien à la place.

Quel que fût le tour de son ambition, ennemi ou protecteur, un tel homme était insupportable au sultan et à ses conseillers ; l’un des membres les plus considérables du Divan, Khosrew-Pacha lui portait une vieille et violente haine. Qu’elle fût, avec Méhémet-Ali, en paix ou en guerre, qu’elle lui fît des refus ou des concessions, la Porte méditait constamment sa ruine, et cette hostilité acharnée, ce travail incessant contre lui, fournissaient toujours au pacha d’Égypte des motifs réels ou des prétextes plausibles pour engager la lutte où le poussait son ambition : Que vouliez-vous que je fisse ? disait-il, en mai 1833, à M. de Bois-le-Comte qui lui reprochait son attaque contre le pacha de Saint-Jean-d’Acre et la guerre qu’il avait ainsi soulevée ; j’avais en main des preuves irrécusables que la Porte, décidée à me détruire, allait fondre sur moi dans un an ; j’ai dû la prévenir. Je me suis trouvé entre deux abîmes ; j’ai mieux aimé descendre dans l’un qu’être précipité dans l’autre.

Devant la question d’Orient ainsi brusquement posée, et au milieu des grandes puissances toutes empressées, avec des sentiments très divers, d’y porter la main, la situation de la France était la plus difficile. L’Angleterre et l’Autriche avaient une idée simple et fixe ; elles ne s’inquiétaient que de maintenir l’empire ottoman et de le défendre contre ses ennemis. La Russie aussi n’avait qu’une idée, moins simple, mais également exclusive et constante ; elle voulait maintenir l’empire ottoman sans l’affermir et le dominer en le protégeant. La Prusse, presque étrangère à la question, inclinait habituellement vers l’Autriche et l’Angleterre en ménageant la Russie. La politique de la France était compliquée et alternative ; elle voulait servir à la fois le sultan et le pacha, maintenir l’empire ottoman et grandir l’Égypte. La Porte se trouvait en présence de deux alliés véritables, d’un protecteur hypocrite et d’un ami dont le cœur était partagé.

Les raisonnements, quelques-uns sérieux, d’autres spécieux, n’ont pas manqué pour justifier cette double politique de la France. On a fait valoir l’importance de l’Égypte dans la Méditerranée, l’appui que la France y pouvait trouver en cas de lutte, soit contre l’Angleterre, soit contre la Russie, surtout la nécessité que, dans l’état précaire de l’Orient, l’Égypte ne restât pas en des mains impuissantes ou ne passât pas en des mains ennemies. J’apprécierai la valeur de ces raisons quand j’aurai à parler des grands débats où elles se sont produites ; elles ont été des arguments après coup plutôt que des causes déterminantes avant l’événement : à vrai dire, la politique de la France, dans cette question, a pris sa source dans notre brillante expédition de 1798 en Égypte, dans le renom de nos généraux, de nos soldats, de nos savants, dans les souvenirs et les impressions qui sont restés de leurs exploits et de leurs travaux, dans des élans d’imagination, non dans des calculs de sécurité et d’équilibre ; un vif intérêt s’est attaché au théâtre de cette gloire nationale et singulière ; l’Égypte conquise par une armée française, décrite par un Institut français, est devenue l’une des fantaisies populaires de la France ; nous avons eu à cœur ses destinées ; et le nouveau maître, glorieux et singulier aussi, qui la gouvernait alors avec éclat en se tournant vers nous, a été, pour nous, un allié naturel que nous avons soutenu par penchant et entraînement bien plus que par réflexion et intérêt.

Les embarras de cette situation se manifestèrent dès les premiers jours : trois agents français intervinrent en 1833 dans la lutte entre la Porte et l’Égypte ; à la fin de 1832, le général Guilleminot, rappelé en 1831, n’avait pas encore été remplacé comme ambassadeur à Constantinople ; M. de Varennes, premier secrétaire de l’ambassade, y représentait la France ; quand la guerre de Syrie eut éclaté, après la bataille de Konièh, il s’employa vivement à faire consentir la Porte aux concessions que demandait Méhémet-Ali ; nommé ambassadeur au commencement de janvier 1833, l’amiral Roussin arriva le 17 février à Constantinople, et trois mois après, une flotte russe, secrètement appelée le 21 janvier par le sultan, entrait dans le Bosphore, et venait protéger la Porte contre son ambitieux vassal. L’amiral Roussin en demanda sur-le-champ au Divan l’éloignement, s’engageant à faire consentir Méhémet-Ali aux conditions que la Porte lui avait fait proposer en réponse à ses exigences ; et, sur la promesse du sultan qu’à ce prix les Russes se retireraient en effet, l’amiral écrivit, le 22 février, au pacha : Persister dans les prétentions que vous avez soulevées, ce serait appeler sur votre tête des conséquences désastreuses qui, je n’en doute pas, éveilleront vos craintes. La France tiendra l’engagement qu’elle a contracté ; elle en a le pouvoir et je garantis sa volonté. Il ne me reste plus qu’à espérer que vous ne nous forcerez pas à la cruelle nécessité d’attaquer une puissance en partie notre ouvrage, et de ternir une gloire dont je suis l’admirateur sincère. Le pacha refusa avec hauteur de céder ; les complications et les négociations continuèrent ; et lorsque, six semaines après, M. de Bois-le-Comte fut envoyé en Orient, sans autorité officielle, mais pour observer les faits et donner des conseils, il trouva Méhémet-Ali encore si irrité de la sommation de l’amiral Roussin qu’il ne put le décider à répondre lui-même à une nouvelle lettre que l’amiral lui avait écrite : Que voulez-vous que j’écrive à l’ambassadeur ? lui dit le pacha ; je ne puis lui dire mon cher ami, car je mentirais ; je ne puis lui témoigner mon ressentiment, car je blesserais votre gouvernement. La France a accrédité auprès de moi un agent ; votre consul est, pour elle, l’organe de ses relations avec moi ; il est, pour moi, l’intermédiaire de mes communications avec elle ; c’est elle-même qui m’a indiqué cette règle ; je m’y suis toujours fidèlement conformé. Quand on change l’ambassadeur à Constantinople, on ne m’en informe pas, et je n’ai aucune relation avec lui. Pour mes relations avec le sultan, toutes les convenances veulent que je les suive seul et sans intermédiaire. Ainsi la France, selon l’urgence du moment, se portait tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre bassin de la balance, s’efforçant de rester en équilibre entre ses deux amis et d’écarter ses rivaux.

Cependant la Russie d’une part et Méhémet-Ali de l’autre poursuivaient leur travail, point compliqué quoique peu sincère : en apprenant le refus du pacha de se contenter des offres de la Porte, l’empereur Nicolas mettait de nouveau ses vaisseaux et ses troupes à la disposition du sultan, et Méhémet-Ali prodiguait à Constantinople ses moyens ordinaires de persuasion pour déterminer la Porte à lui céder, non seulement toute la Syrie, mais aussi le district d’Adana, c’est-à-dire la porte de l’Asie-Mineure, dernier objet de contestation. Après beaucoup de pourparlers secrets et d’oscillations confuses, l’un et l’autre réussirent dans leurs efforts : le 5 avril, une flotte russe, jetant l’ancre dans le Bosphore, débarquait cinq mille soldats sur la côte d’Asie pendant qu’un corps d’armée russe marchait vers le Danube, et le 16 mai cent coups de canon annonçaient à Alexandrie qu’un firman du 5 cédait au pacha le district d’Adana avec la Syrie, et que l’armée égyptienne se mettait en marche pour évacuer l’Asie-Mineure. L’arrangement tenu alors pour définitif, entre la Porte et le pacha, avait été en effet conclu le 5 mai à Kutaièh ; Ibrahim-Pacha opéra sa retraite, et l’on put dire que la paix était rétablie en Orient.

Elle était rétablie à un prix qui semait en Europe la discorde : le 6 mai, le lendemain même du jour où venait d’être publié le firman pacifique du sultan, le comte Orloff entrait avec grand apparat à Constantinople, revêtu des titres d’ambassadeur extraordinaire et de commandant général des forces russes dans l’empire ottoman. Il venait, au moment où la Porte semblait hors de péril, constater solennellement la protection que lui avait donnée la Russie, et lui promettre que cette protection la couvrirait, en tout cas, dans l’avenir. L’inutilité apparente et l’éclat inusité de cette ambassade inspirèrent aux autres cours une juste méfiance ; elles demandèrent à la Porte des explications ; la Porte se plaignit de la demande comme d’une injure, et affirma que la venue du comte Orloff « n’était qu’un signe explicite de la bonne harmonie qui régnait entre le sultan et l’empereur de Russie. » Le comte Orloff passa plus de deux mois à Constantinople, attendant, disait-il, que l’armée égyptienne eût entièrement évacué les États du sultan. A la fin de juin, cette évacuation était accomplie ; Ibrahim-Pacha avait repassé le Taurus, et le 10 juillet, les vaisseaux et les troupes russes se retirèrent à leur tour de Turquie ; mais deux jours auparavant, le 8, un traité, dit le traité d’Unkiar-Skelessi, avait été signé à Constantinople portant (art. 3) : Par suite du plus sincère désir d’assurer la durée, le maintien et l’entière indépendance de la Sublime-Porte, S. M. l’empereur de toutes les Russies, dans le cas où les circonstances qui pourraient déterminer de nouveau la Sublime-Porte à réclamer l’assistance morale et militaire de la Russie viendraient à se présenter, quoique ce cas ne soit nullement à prévoir, s’il plaît à Dieu, promet de fournir, par terre et par mer, autant de troupes et de forces que les deux parties contractantes le jugeraient nécessaire. Et, en retour de cette promesse, un article secret, annexé au traité, ajoutait : Comme S. M. l’empereur de toutes les Russies, voulant épargner à la Sublime-Porte ottomane les charges et les embarras qui résulteraient pour elle de la prestation d’un secours matériel (à la Russie), ne demandera pas ce secours si les circonstances mettaient la Sublime-Porte dans l’obligation de le fournir, la Sublime-Porte ottomane, à la place du secours qu’elle doit prêter au besoin, d’après le principe de réciprocité du traité patent, devra borner son action, en faveur de la cour impériale de Russie, à fermer le détroit des Dardanelles, c’est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger, d’y entrer, sous un prétexte quelconque. Ainsi le cabinet de Saint-Pétersbourg, convertissant en droit écrit le fait de sa prépondérance à Constantinople, faisait de la Turquie son client officiel, et de la mer Noire un lac russe dont ce client gardait l’entrée contre les ennemis possibles de la Russie, sans que rien la gênât elle-même pour en sortir et lancer dans la Méditerranée ses vaisseaux et ses soldats.

Pendant le cours de cette négociation et quand on commença à en pressentir le résultat, l’amiral Roussin, esprit hardi et entier, toujours dominé par une seule idée, fut tenté de se mettre ouvertement en travers, et de signifier à la Porte, si elle se livrait ainsi à la Russie, l’hostilité de la France. Il en fut détourné par son collègue l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, lord Ponsonby, aussi passionné que lui contre la Russie, mais qui portait plus de calcul dans sa passion : J’ai dissuadé l’amiral Roussin de s’opposer à la signature du traité russe, dit-il un jour à M. de Bois-le-Comte ; c’eût été provoquer une lutte que nous n’étions pas alors en mesure de soutenir. Telles étaient, en effet, la colère du sultan et de ses conseillers au seul nom de Méhémet-Ali, et ils étaient si convaincus qu’il se préparait à recommencer contre eux la guerre que très probablement rien n’eût pu les empêcher de s’assurer, contre lui, le puissant protecteur qui s’offrait à eux. Un conseiller courageux essaya un jour, au nom du repos de Constantinople et de la dignité de l’empire, d’inquiéter le sultan sur les desseins des Russes : Que m’importe l’empire ? s’écria Mahmoud ; que m’importe Constantinople ? Je donnerais Constantinople et l’empire à celui qui m’apporterait la tête de Méhémet-Ali. Mais quand le traité d’Unkiar-Skélessi, ainsi conclu dans un accès de peur turque, devint public en Europe, les cabinets français et anglais tinrent peu de compte des alarmes de la Porte, et lui en inspirèrent à leur tour de nouvelles en lui témoignant leur ressentiment de son lâche abandon. Ils n’adressèrent pas leurs protestations à la Porte seule ; M. de Lagrené, chargé d’affaires de France à Saint-Pétersbourg en l’absence du maréchal Maison, eut ordre de remettre au comte de Nesselrode une note par laquelle le gouvernement français, après avoir établi que le traité d’Unkiar-Skélessi assignait, aux relations mutuelles de l’empire ottoman et de la Russie, un caractère nouveau contre lequel les puissances de l’Europe avaient le droit de se prononcer, déclarait que si les stipulations de cet acte devaient subséquemment amener une intervention armée de la Russie dans les affaires intérieures de la Turquie, le gouvernement français se tiendrait pour entièrement libre d’adopter telle ligne de conduite qui lui serait suggérée par les circonstances, agissant dès lors comme si le traité en question n’existait pas. Le gouvernement anglais tint à Constantinople et à Pétersbourg le même langage. Et les deux cabinets ne se bornèrent pas à des paroles ; ils donnèrent à leurs forces navales dans la Méditerranée un grand développement ; une partie de l’escadre anglaise parut devant Smyrne ; on parlait de démarches encore plus décisives ; on se demandait si le jour n’était pas venu de forcer les Dardanelles, d’entrer dans la mer Noire et d’aller brûler cette flotte russe toujours près d’envahir Constantinople sous prétexte de la protéger. La réponse du cabinet de Saint-Pétersbourg aux notes qu’il avait reçues de Paris et de Londres vint aggraver encore la colère et la méfiance qui inspiraient ces menaces, car le langage en était aussi rude que celui qu’il repoussait ; le traité d’Unkiar-Skélessi ne contenait, selon M. de Nesselrode, rien qui ne fût dans le droit des parties contractantes, et S. M. l’Empereur, disait-il en terminant, est résolu de remplir fidèlement, le cas échéant, les obligations que le traité du 8 juillet lui impose, agissant ainsi comme si la déclaration contenue dans la note de M. de Lagrené n’existait pas.

Tant d’irritation et de mouvement alarma les prudents gardiens de la paix européenne : le traité d’Unkiar-Skélessi avait fort déplu au prince de Metternich qui s’inquiétait, comme nous, de la domination des Russes à Constantinople ; mais encore plus inquiet de toute querelle sérieuse entre l’Autriche et la Russie, il n’avait eu garde de laisser éclater son humeur, et ses agents avaient pour instruction de blâmer l’explosion de la nôtre : Pourquoi avoir été porter votre protestation jusqu’à Saint-Pétersbourg, disait l’internonce d’Autriche, le baron de Stürmer, à M. de Bois-le-Comte ; passe pour Constantinople ; mais à Saint-Pétersbourg c’est une démarche provocante, et vous vous êtes attiré une réponse qui peut vous blesser et aigrir les esprits. Quand l’aigreur eut amené des actes qui menaçaient visiblement la paix de l’Europe, le chancelier d’Autriche se prévalut du péril pour agir sur l’empereur Nicolas qui n’avait, au fond, nulle envie de la guerre, et pour lui faire sentir les inconvénients du traité d’Unkiar-Skélessi, démonstration plus brillante qu’utile, et qui excitait contre la Russie plus de colère qu’elle ne lui valait de force réelle. M. de Metternich excellait à se servir des changements apportés par le temps dans l’état des faits et des esprits pour insinuer les vérités qu’il n’avait pas d’abord voulu dire, et pour atténuer les dangers qu’il n’avait pas osé combattre au moment de la crise. Les conférences de Münchengrætz lui fournirent une occasion favorable pour exercer cette influence calmante ; il obtint de l’empereur Nicolas des paroles qui, sans abolir le traité d’Unkiar-Skélessi, en repoussaient les conséquences et contenaient presque un engagement de n’en réclamer, en aucun cas, l’application. Ce n’était là qu’une démonstration pacifique mise en balance d’une démonstration ambitieuse ; en réalité, les situations et les intentions restaient les mêmes ; mais aucune des puissances qui se mesuraient ainsi de l’œil n’avait, à vrai dire des craintes bien pressantes, ni le désir de pousser jusqu’au bout ses menaces ; le chancelier d’Autriche fit beaucoup valoir à Paris et à Londres les concessions verbales de l’empereur Nicolas et sa propre insistance à les lui arracher ; le bruit s’apaisa, les armements se ralentirent, les vaisseaux rentrèrent dans les ports ; et quand l’année 1834 s’ouvrit, il ne restait plus, de cette première phase des affaires d’Orient, que l’hostilité permanente entre la Porte et Méhémet-Ali, la situation difficile dans laquelle s’était engagée entre eux la France, les nuages que sa faveur déclarée pour le pacha jetait déjà entre elle et l’Angleterre, et le redoublement de malveillance que cette lutte avait suscité dans l’âme de l’empereur Nicolas contre le roi Louis-Philippe et son gouvernement.

Au moment où cette question semblait finir, une autre s’élevait qui devait devenir, sinon pour l’Europe entière, du moins pour nous, plus grave encore que la question d’Orient ; le roi Ferdinand VII mourait à Madrid, et l’Espagne rentrait dans la carrière des révolutions.

Depuis que Ferdinand VII avait pleinement reconnu le roi Louis-Philippe et ne tolérait plus en Espagne les menées patiemment hostiles des légitimistes, nous vivions, avec le gouvernement espagnol, dans des rapports, sinon intimes, du moins réguliers et tranquilles. Le roi ne nous inspirait point de confiance ; la domination violente et inintelligente du parti absolutiste nous inquiétait pour l’Espagne elle-même, agitée par des conspirations et des rigueurs continuelles ; nous nous concertions avec l’Angleterre pour empêcher que la tyrannie usurpée de don Miguel en Portugal ne s’affermît par l’appui que la cour de Madrid voulait lui donner ; mais nous n’avions, au delà des Pyrénées, aucun grave intérêt français à défendre ; nous prêtions, à ce qui s’y passait, assez peu d’attention ; nos grandes affaires étaient ailleurs. Une seule question, celle de l’ordre de succession à la couronne d’Espagne, ne laissait pas de nous préoccuper ; elle avait reçu, depuis cent vingt ans, des solutions fort diverses ; l’ancienne loi de la monarchie espagnole appelait les femmes au trône, à défaut d’héritiers mâles directs, et jusqu’au règne de Philippe V, le fait avait été conforme au droit. En 1714, Philippe V substitua à la loi espagnole, non pas la loi salique comme on l’a dit, mais une pragmatique qui restreignait la succession des femmes au cas où il n’y aurait, pour le trône, absolument point d’héritiers mâles, soit directs, soit collatéraux, et les Cortès adoptèrent le décret du roi. En 1789, Charles IV révoqua la pragmatique de Philippe V, rétablit l’ancien droit espagnol, et fit sanctionner aussi sa mesure par les Cortès, sans la publier. Connus de bien des gens, mais officiellement secrets, l’acte royal et les procès-verbaux des Cortès restèrent entre les mains du roi. Les Cortès de Cadix, dans la constitution de 1812, maintinrent, en le réglant avec détail, le principe de la succession féminine ; et le 3 avril 1830, pendant la première grossesse de la reine Christine sa femme, Ferdinand VII, après avoir pris l’avis du conseil de Castille sur la validité du décret rendu en 1789 par son père Charles IV, le fit soudainement et solennellement publier comme loi du royaume. Les représentants, à Madrid, des cours de France et de Naples firent des efforts pour s’opposer à cet acte ; mais, quand il fut accompli, leurs cours ne le repoussèrent point d’une façon officielle et positive. Deux projets de protestation, sous forme de lettres que le roi de France et celui des Deux-Siciles devaient adresser à Ferdinand VII, se préparaient à Paris, dans les bureaux du ministère des affaires étrangères, lorsque la révolution de Juillet éclata ; les deux projets n’eurent aucune suite, et après toutes ces oscillations publiques ou secrètes, la succession féminine était, en 1830, le droit ancien et actuel de la monarchie espagnole.

Au mois de juillet 1832, Ferdinand VII tomba malade ; le parti absolutiste et apostolique, puissant autour de lui et dans son conseil, fit un grand effort pour ramener la couronne sur la tête de l’infant don Carlos, son chef ; la reine Christine, alarmée, ne se crut pas alors en état de soutenir la lutte dans l’intérêt de sa jeune fille, aujourd’hui la reine Isabelle II ; il fut un moment question d’un mariage entre l’infante et le fils de don Carlos ; mais cette idée n’eut point de suite ; et, en septembre 1832, Ferdinand VII, toujours gravement malade, révoqua ce même décret de 1789 que, naguère il avait mis en vigueur, et rétablit la pragmatique de Philippe V. Seulement, et ainsi que cela s’était passé en 1789 pour le décret de Charles IV, le nouvel acte royal resta secret, et déposé, dit-on, à la chancellerie de grâce et justice de Madrid, avec cette inscription : A ouvrir en cas de mort du Roi, ou quand il l’ordonnera.

Mais à peine l’infant don Carlos et son parti avaient remporté cette victoire qu’une nouvelle péripétie de cour annonça leur défaite. Ferdinand VII paraissait revenir à la santé ; la reine Christine reprit courage ; les modérés et même les libéraux ardents soutenaient sa cause ; sa sœur, dona Luisa Carlotta, mariée à l’infant don François de Paule, princesse d’un caractère hardi et impérieux, alla trouver le roi, et lui dénonça vivement l’intrigue qui avait profité de sa maladie pour lui arracher une concession funeste à sa femme et à sa fille. Le roi céda de nouveau ; les ministres favorables à don Carlos, M. Calomarde et le comte de la Alcudia furent disgraciés ; le ministre d’Espagne en Angleterre, M. Zéa Bermudez, chef du parti modéré à la cour sans être du parti libéral dans la nation, fut rappelé de Londres pour leur succéder ; le pouvoir changea de direction ; la reine Christine fut déclarée régente tant que durerait la maladie du roi ; des mesures de clémence politique et de réforme administrative furent adoptées ; à la fin de décembre 1833, Ferdinand VII reprit le gouvernement et révoqua publiquement, comme lui ayant été surprise pendant sa maladie, sa révocation du décret par lequel il avait, en 1830, publié et mis en vigueur la pragmatique de 1789. Le 4 avril 1833, les Cortès furent convoquées pour prêter serment à l’infante Isabelle ; elles se réunirent en effet le 20 juin suivant, prêtèrent serment, et le droit de succession des femmes, à défaut d’héritiers mâles directs, redevint, comme il était avant Philippe V, la loi de la monarchie espagnole.

En présence de ces vicissitudes législatives et ministérielles de l’Espagne, nous gardions une attitude très réservée ; nous ne voulions ni blesser les droits et la fierté des Espagnols en nous mêlant de leurs affaires intérieures, ni entraver à Madrid la fortune renaissante du parti modéré, ni pourtant rester indifférents à l’intérêt français, auquel la loi demi-salique de Philippe V convenait mieux qu’un système de succession qui pouvait faire régner en Espagne, comme époux de la reine, un prince étranger à la maison régnante en France, et peut-être son ennemi. C’est la coutume des gouvernements violents de s’attacher à tel ou tel intérêt spécial de l’État sans tenir compte des intérêts divers qui compliquent sa situation ; mais les peuples payent cher, tôt ou tard, les oublis de cette politique incomplète, et les gouvernements sensés sont tenus de penser à tout. Six semaines après la formation du cabinet, le 22 novembre 1832, le duc de Broglie, en donnant des instructions au comte de Rayneval, notre ambassadeur à Madrid, se préoccupait des diverses combinaisons que l’ordre de succession en vigueur en Espagne pouvait amener ; la cour de Naples avait recommencé à suggérer à Madrid l’idée d’un mariage entre le fils aîné de don Carlos et l’infante Isabelle ; si cette idée avait quelque chance de succès, et si la transaction devait placer ce jeune prince sur le trône d’Espagne comme roi en titre et de son propre chef, M. de Rayneval avait ordre de l’appuyer hautement. Si le fils de don Carlos ne devait monter sur le trône que comme époux de l’infante Isabelle, l’ambassadeur de France, sans s’opposer, ne devait donner point d’approbation expresse ; et si, d’après les termes mêmes de la transaction, la question restait indécise, il lui était prescrit de s’appliquer à faire pencher la balance du côté de la succession masculine. Nous avions en même temps, à l’occasion des inquiétudes qu’excitait la maladie de Ferdinand VII, fait avancer quelques troupes de plus sur notre frontière des Pyrénées. Mais lorsque M. Zéa Bermudez, en passant par Paris pour aller prendre en Espagne possession du pouvoir, témoigna quelque sollicitude de ces mouvements militaires et de notre ingérence diplomatique à Madrid, le duc de Broglie s’empressa de le rassurer et de lui inspirer pleine confiance dans notre respect pour l’indépendance de l’Espagne comme dans notre amical appui.

Cependant Ferdinand VII était retombé gravement malade, et, dès les premiers jours de septembre 1833, les dépêches de M. de Rayneval nous annoncèrent sa mort comme imminente. Il mourut en effet le 29 septembre, et l’événement nous trouva parfaitement décidés sur la conduite que nous avions à tenir dans la question qui s’élevait. Je viens de dire qu’en principe nous aurions préféré en Espagne le maintien de la succession masculine, et que, pendant que l’indécision durait encore, M. de Rayneval avait eu pour instruction d’agir en ce sens. En 1830, avant la révolution de Juillet, et au moment où l’on apprit à Paris que Ferdinand VII révoquait la pragmatique de Philippe V, M. le duc d’Orléans avait manifesté hautement son blâme ; il s’était même efforcé de déterminer le roi Charles X et le roi de Naples à protester contre un acte qui compromettait l’avenir de la maison de Bourbon. Le roi Louis-Philippe n’avait pas cessé de penser en 1833 ce qu’il pensait en 1830 comme duc d’Orléans. Il n’y avait donc, dans le gouvernement français, à cette époque, aucun penchant antérieur et systématique en faveur de la jeune reine Isabelle ; mais, à tous les titres, son droit était pour nous, évident. Charles IV en 1789 et Ferdinand VII en 1830 et en 1833 avaient eu, pour rétablir l’ancienne loi espagnole sur la succession au trône, le même droit que Philippe V en 1714 pour l’abolir. Les Cortès avaient également sanctionné leur résolution. Après toutes ces oscillations, la succession féminine avait prévalu ; la reine Isabelle était à la fois le gouvernement de droit et le gouvernement de fait ; toutes nos informations nous donnaient lieu de penser que le sentiment national espagnol lui était favorable ; et s’il fallait choisir entre les partis, elle avait pour elle, dans la nation, le parti libéral, et, à la cour, le parti modéré, c’est-à-dire les hommes qui avaient naguère énergiquement défendu l’indépendance de l’Espagne, et qui, maintenant, aspiraient à y fonder des institutions analogues aux nôtres. Nous n’aurions pu nous refuser à reconnaître la reine Isabelle sans méconnaître à la fois le droit et le fait, sans blesser les sentiments d’indépendance du peuple espagnol, et sans compromettre, dans l’avenir, la prospérité de l’Espagne, et, dans le présent, les bonnes relations des deux États. Aussi n’y eut-il pas dans le conseil, de la part soit du Roi, soit de ses conseillers, un moment d’hésitation ; avant que nous eussions reçu la nouvelle positive de la mort de Ferdinand VII, le duc de Broglie avait préparé les instructions qui devaient régler, à Madrid, l’attitude de M. de Rayneval ; elles portaient : Le roi Ferdinand décédé, vous serez d’abord dans la position d’un agent dont le caractère officiel est comme suspendu jusqu’à ce qu’il ait reçu de sa cour de nouvelles lettres de créance ; mais vous n’en devez pas moins, Monsieur le comte, offrir immédiatement à la reine tout l’appui qu’elle pourra désirer de notre part ; vous lui ferez connaître, ainsi qu’à ses ministres, notre disposition bien formelle à lui accorder cet appui de la manière et dans la mesure qu’ils jugeront le plus utiles aux intérêts du gouvernement nouveau. Vous n’hésiterez pas non plus à vous prononcer partout dans le même sens ; et si, comme nous avons lieu de le croire, le cabinet de Londres adresse à M. Villiers des instructions analogues, vous vous concerterez avec ce ministre pour que l’identité parfaite de vôtre attitude et de la sienne ait du retentissement et frappe tous les esprits. Dès que la mort de Ferdinand VII fut annoncée à Paris, le 3 octobre, par le télégraphe, ces instructions furent expédiées à Madrid, et pour leur donner encore plus d’autorité, M. Mignet, alors directeur des archives au département des affaires étrangères, fut chargé de les y porter, et de les commenter de vive voix auprès, soit de l’ambassadeur de France, soit du gouvernement espagnol lui-même.

En traversant les provinces basques, il y trouva l’insurrection en faveur de don Carlos déjà commencée. Dès le mois de mars précédent, quand Ferdinand VII eut renouvelé l’abolition de la pragmatique de Philippe V, l’infant, après avoir protesté contre l’acte royal, avait été contraint de quitter l’Espagne et de se retirer en Portugal où il se promettait non seulement un asile, mais un allié. La guerre civile était là flagrante ; don Miguel, avec l’aide du parti absolutiste, soutenait, contre sa nièce dona Maria qu’il avait détrônée, des prétentions bien plus dénuées de fondements spécieux et de sentiments légitimes que celles du prince espagnol. Le frère aîné de don Miguel, l’empereur don Pèdre, après avoir abdiqué, en faveur de son fils, la couronne du Brésil, était venu réclamer en Europe, à titre de régent, les droits de sa fille ; la lutte, engagée depuis dix-huit mois avec des phases diverses, tournait à l’avantage de la jeune reine ; six jours avant la mort de Ferdinand VII, doña Maria, partie de France où elle avait reçu une amicale hospitalité, débarquait à Lisbonne ; et le 10 octobre, le jour même où M. Mignet arrivait à Madrid, don Pèdre forçait don Miguel à lever le siège de la capitale du Portugal et à ne plus exercer dans ce royaume qu’un pouvoir errant. Mais trois jours auparavant, le 7 octobre, don Carlos était proclamé roi à Vittoria ; une bande de ses partisans, commandée par le Basque Verastegui, arrêtait M. Mignet à Vittoria, l’y retenait quelques heures et ne le laissait continuer sa route vers Madrid que par crainte de la France. Une guerre civile, qui devait être longue et acharnée, éclatait ainsi en Espagne au moment même où s’accomplissait en Portugal la défaite du tyran usurpateur dont le prétendant espagnol était allé chercher l’appui[3].

En prenant parti sur-le-champ dans ce conflit, nous ne fûmes pas déterminés par la seule comparaison des divers titres royaux qui se trouvaient en présence ; des considérations d’un autre ordre entrèrent pour beaucoup dans notre résolution. C’est un grand spectacle que celui d’un peuple qui travaille à se relever d’un long déclin, et à reprendre, dans le monde civilisé, un rôle actif et glorieux. L’Espagne donnait à l’Europe ce spectacle ; et elle le lui donnait non par un brusque mouvement d’imagination et d’ambition nationale, mais en subissant les plus rudes épreuves, et en y déployant ces qualités héroïques qui autorisent les hautes espérances et justifient les difficiles desseins. Le peuple espagnol avait défendu, avec un dévouement indomptable, contre le vainqueur des rois et des peuples de l’Europe, son indépendance et le trône de son roi. Dans cette longue et sanglante lutte, le désir de la régénération politique s’était éveillé parmi les Espagnols ; c’était un besoin de leur situation comme un élan de leur âme ; en l’absence de leur roi captif et de tout pouvoir régulier, il fallait, bien qu’ils se gouvernassent eux-mêmes ; l’exercice de la liberté politique était, pour eux, la condition de la vie. Dans leur effort pour fonder, au sein même de la guerre, un gouvernement libre, ils firent un étrange amalgame des idées modernes et des vieilles traditions de leur pays ; les théories les plus radicales se mêlèrent confusément, dans la conduite des Cortès de Cadix et dans la constitution qu’elles décrétèrent en 1812, aux maximes de la foi catholique, aux habitudes provinciales et municipales, et les instincts monarchiques accueillirent, sans s’étonner de cette alliance, les principes révolutionnaires. Un régime régulier et libre ne pouvait sortir directement de ce chaos, et lorsqu’en 1814 Ferdinand VII remonta sur le trône, sa chance était belle pour suivre avec succès l’exemple de Louis XVIII, et pour réformer, sans l’énerver, la monarchie espagnole ; mais au lieu de porter remède à la nouvelle maladie de sa nation, Ferdinand VII lui rendit l’ancienne ; l’Espagne retomba sous le despotisme subalterne, insouciant et incapable qui faisait, depuis plus d’un siècle, sa décadence ; et à la mort de Ferdinand, quand sa fille Isabelle et son frère don Carlos se disputèrent sa couronne, la question contenue dans leur rivalité fut celle de savoir si l’Espagne resterait plongée dans sa stérile ornière, ou si elle recommencerait, avec plus d’expérience et dans de meilleures conditions, l’œuvre de sa régénération politique. Entre le dépérissement continu et la renaissance laborieuse de ce noble peuple, notre voisin et notre allié naturel, ni le sens moral, ni la politique prévoyante ne permettaient l’hésitation, et ce ne fut pas seulement à raison du droit de la jeune reine, mais aussi par sympathie pour la cause et l’avenir de l’Espagne elle-même, que nous nous empressâmes de lui promettre notre appui.

Que ferait le gouvernement de la reine Isabelle pour s’organiser et s’affermir en donnant satisfaction aux vœux de ses partisans ? Quel genre et quelle mesure d’appui serions-nous appelés à lui prêter ? Nous nous vîmes, dès les premiers jours, en présence de ces deux questions, et elles ne tardèrent pas à nous inspirer, l’une et l’autre, de vives inquiétudes.

Peu d’hommes m’ont inspiré plus d’estime que M. Zéa Bermudez placé alors à la tête du gouvernement de l’Espagne ; c’était un vieil Espagnol, plein d’honneur, de loyauté, de probité, serviteur aussi désintéressé que fidèle de la couronne et de son pays, sérieux, laborieux, courageux, obstiné dans sa conscience, modeste dans sa fierté et simple dans sa vertu. Il s’était toujours montré modéré dans l’exercice du pouvoir, et il avait toujours combattu les violences fanatiques et vindicatives du parti qui prenait don Carlos pour drapeau ; son dévouement à la cause de la reine Isabelle et à la reine régente l’affermit encore dans sa modération ; mais antirévolutionnaire avec plus d’honnêteté que de discernement, il voulait l’absolu maintien de l’ancienne royauté espagnole, repoussait toute grande innovation politique et renfermait dans les réformes administratives ses promesses de progrès. Dès le 3 décembre 1832, quand Ferdinand VII le rappela de Londres pour lui confier à Madrid la direction des affaires étrangères, M. Zéa Bermudez avait fait, dans une circulaire aux agents diplomatiques espagnols, une profession éclatante de cette politique qui reçut dès lors un nom qu’il acceptait lui-même volontiers, le nom de despotisme éclairé (illustrado). Après la mort de Ferdinand VII, le 4 octobre 1833, il renouvela plus solennellement encore sa déclaration dans le manifeste que publia, sous son inspiration, la reine régente. En toute hypothèse, il avait tort d’engager ainsi, non seulement lui-même, mais l’avenir de la reine régente et de la couronne ; rien, dans l’état de l’Espagne en ce moment, ne l’obligeait à étaler ainsi une résolution systématique et permanente ; mais il avait l’esprit plus ferme qu’étendu, et il prenait volontiers la limite de ses idées pour celle des besoins et des destinées de son pays : Il me semble bien difficile, écrivait le 7 octobre 1833 M. de Rayneval, que M. Zéa puisse longtemps résister à la clameur universelle. Il a commis, si je ne me trompe, une de ces fautes auxquelles il n’y a point de remède. Il ne pouvait certainement pas abandonner la direction qu’il a suivie jusqu’ici ; mais il ne devait pas enlever tout espoir aux hommes dont la reine avait écouté les conseils dans les premiers temps de la maladie du roi, ni surtout faire prononcer par la reine des paroles qui semblent leur reprocher ces conseils, qu’elle avait alors paru goûter... Je crois qu’en publiant son manifeste, M. Zéa a eu pour objet principal l’effet que cette pièce produira au dehors ; il espère que, s’il y a dans les cours d’Allemagne et du Nord quelques difficultés à la reconnaissance de la reine Isabelle, ce langage et l’opinion qu’on a de sa fermeté suffiront pour les lever.

Nous reçûmes à Paris, du manifeste espagnol, la même impression que M. de Rayneval à Madrid ; peu en harmonie avec notre propre politique, il nous parut, pour la reine Isabelle et son ministre, une imprudence, et une imprudence inutile : le duc de Broglie ne le laissa pas ignorer à M. de Rayneval et par lui au gouvernement espagnol : S’il est vrai, lui écrivit-il le 12 octobre 1833, que M. Zéa se soit particulièrement proposé pour but de se concilier les puissances du Nord, cette combinaison me prouve qu’il n’a aucune idée de la situation actuelle de l’Europe. Le premier intérêt extérieur du nouveau gouvernement d’Espagne est de s’appuyer sur la France et sur l’Angleterre. Nous comprenons sans doute qu’il mette également quelque prix à sa reconnaissance par les autres cours ; mais fussent-elles moins portées qu’elles ne le sont pour le maintien de la paix générale, elles n’oseraient assurément rien entreprendre aujourd’hui contre les cabinets de Paris et de Londres, relativement à la Péninsule. C’est donc un bien déplorable calcul de la part de M. Zéa que de s’exposer à blesser ces deux cabinets, dont la modération ne saurait être suspecte, en cherchant son point d’appui dans la politique de ceux qui, quelque disposés qu’ils soient à adhérer aux principes politiques de ce ministre, ne peuvent maintenant lui être utiles qu’à la condition de marcher d’accord avec la France et la Grande-Bretagne.

C’était là, de notre part, pour le gouvernement espagnol, une sollicitude amicale ; sa disposition quant à l’appui que nous lui avions offert nous fit bientôt prévoir, pour nous-mêmes, un sérieux embarras. Je viens de citer les paroles dont le duc de Broglie s’était servi en chargeant le comte de Rayneval de cette offre : Vous ferez connaître à la reine ainsi qu’à ses ministres, lui avait-il dit, notre disposition formelle à lui accorder notre appui de la manière et dans la mesure qu’ils jugeront le plus utiles aux intérêts du gouvernement nouveau. Ce qui préoccupait alors le duc de Broglie, c’était le désir de ménager les susceptibilités et de dissiper les ombrages des Espagnols à l’égard de toute intervention étrangère ; ombrages que M. Zéa, en traversant Paris pour retourner à Madrid, lui avait clairement laissé voir. Aussi quand, le 6 octobre 1833, nous prîmes la résolution d’appeler trente-cinq mille hommes de plus en activité de service, et d’accroître nos forces sur la frontière des Pyrénées, le duc de Broglie s’empressa-t-il d’ôter à cette mesure toute apparence d’une intervention préméditée ou seulement prévue dans les affaires d’Espagne : Nous n’avons pour but, écrivit-il le 7 octobre à M. de Rayneval, aucune organisation d’armée proprement dite dans le voisinage de l’Espagne ; notre intention est seulement de renforcer les garnisons du Midi. C’est dans ce sens que vous voudrez bien, monsieur le comte, vous expliquer avec M. Zéa...... Nous aimons à penser que, dans la mesure dont il s’agit, le cabinet de Madrid verra bien plutôt un motif de sécurité qu’un sujet d’inquiétude. En vous chargeant de déclarer que le Roi était prêt à accorder son appui au gouvernement de la jeune reine, de la manière et dans la mesure que ce gouvernement jugerait utiles et convenables, nous sommes allés, monsieur le comte, au-devant de tous les soupçons et de toutes les craintes que, dans d’autres circonstances, il aurait pu concevoir en apprenant la détermination que publie aujourd’hui le Moniteur.

Mais quand nos offres d’appui et M. Mignet arrivèrent à Madrid, la disposition du gouvernement espagnol était fort changée ; les mouvements carlistes avaient commencé ; on annonçait la prochaine rentrée de don Carlos en Espagne ; l’inquiétude gagna rapidement les partisans et les ministres de la reine ; leurs ombrages devant toute perspective d’intervention française s’évanouirent ; et dès qu’il eut reçu la communication de M. de Rayneval, M. Zéa, loin de témoigner la moindre susceptibilité, s’empressa de la faire publier officiellement et dans des termes qui en étendaient fort la portée : Le roi des Français, dit la Gazette de Madrid du 12 octobre, offre à la Reine-Régente, pour soutenir son autorité et le trône de la reine Isabelle, tout l’appui que, dans quelque circonstance que ce soit, elle jugera à propos de réclamer.

A la lecture de cet article et des dépêches qui l’informèrent du sens qu’on attachait à Madrid aux termes de ses instructions, le duc de Broglie s’en inquiéta vivement. Le gouvernement du Roi n’avait jamais entendu se mettre ainsi à la disposition absolue du gouvernement espagnol, ni s’engager à intervenir pour lui en Espagne « dans quelque circonstance que ce fût et sur sa seule réclamation. » Dans sa correspondance avec notre ambassadeur à Madrid et dans ses entretiens avec le comte de Colombi, chargé d’affaires d’Espagne à Paris et frère de M. Zéa, le duc de Broglie se hâta de redresser l’erreur et de rendre à ses instructions leur juste portée : Les antécédents de M. Zéa, écrivait-il le 20 octobre à M. de Rayneval, ne nous avaient point préparés à ce qui semble une déviation si frappante et si prompte de ses propres principes...... Nous n’avons aucune envie d’intervenir, à main armée, dans les affaires d’Espagne ; ce serait pour nous, au contraire, une très fâcheuse extrémité. Nous ne prétendons pas non plus soutenir le gouvernement actuel de l’Espagne, quoi qu’il fasse et quoi qu’il lui arrive, quelque ligne de conduite qu’il suive et dans quelque position que les événements le placent. Nous avons voulu avouer tout haut ce gouvernement, lui donner force et courage en lui déclarant qu’il pouvait compter sur notre amitié, et nous montrer disposés à écouter favorablement ses demandes s’il était réduit à nous en adresser ; mais sans nous dessaisir du droit inhérent à tout gouvernement d’en apprécier l’opportunité, la nature et la portée. Le duc de Broglie avait grande raison de faire ainsi la réserve expresse de ce droit, car avant d’avoir reçu avis de ses explications et en se fondant sur le sens qu’il attribuait aux instructions premières, M. Zéa adressa, le 21 octobre, au gouvernement français la demande exorbitante que les troupes françaises vinssent immédiatement se placer sur la frontière, et que le général qui les commanderait fût mis aux ordres de l’ambassadeur de France en Espagne, leur entrée ne dépendant plus dès lors que d’un avis envoyé de Madrid. Le gouvernement du Roi consentit à faire approcher ses troupes de la frontière, mais il se refusa formellement à remettre ainsi le droit d’intervention aux mains de son ambassadeur.

Frappé de la nécessité de ne laisser, dans l’esprit de nos propres agents comme dans celui des Espagnols eux-mêmes, aucun doute sur les intentions du gouvernement du Roi, et reconnaissant avec une noble franchise ce que ses premières paroles avaient pu avoir d’excessif ou d’obscur, le duc de Broglie écrivit le 13 novembre 1833 à M. de Rayneval : Votre dépêche n°103 a dû particulièrement fixer mon attention. Ainsi que M. Zéa, vous avez conclu, des explications données par moi à M. de Colombi, que la pensée du gouvernement du Roi avait changé depuis le jour où je vous autorisais à offrir notre appui à la Régente. Il n’en est absolument rien. Lorsque, informés de la mort de Ferdinand VII, nous avons eu à délibérer sur l’attitude à prendre et sur la marche à suivre, il a été décidé d’abord que nous manifesterions notre intérêt pour la cause de la jeune reine Isabelle par quelque chose de plus qu’une simple reconnaissance. Désirant ensuite que l’on n’interprétât point, à Madrid, notre empressement à nous déclarer en faveur de cette cause comme impliquant le projet de dominer le gouvernement de la Régente et de l’entraîner malgré lui dans des voies qui lui répugneraient, nous avons résolu de n’agir, dans aucun cas, sans la demande expresse de ce gouvernement, et de ne rien entreprendre, en définitive, que de la manière et dans la mesure qu’il jugerait lui-même convenables. Mais en même temps, nous avons positivement établi que nous entendions demeurer libres d’examiner, de discuter et d’accorder ou de refuser ce qui pourrait nous être demandé par l’Espagne ; et c’est dans ce but que vos instructions devaient ne rien spécifier relativement à la nature de l’appui que vous seriez chargé d’offrir à Sa Majesté Catholique. Tels ont été, dès le premier moment, Monsieur le comte, le système et les intentions du gouvernement du Roi ; je croyais les avoir suffisamment indiqués dans ma dépêche du 4 octobre ; j’étais loin de prévoir qu’on en conclurait au contraire, à Madrid, que nous nous mettions, en tout et pour tout, purement et simplement à la disposition du cabinet espagnol. Il y a eu erreur de ma part, et force est pour moi d’admettre que ma dépêche était bien incomplète, puisque vous l’avez vous-même interprétée comme l’a fait M. Zéa. Quoi qu’il en soit, dès que cette interprétation m’a été révélée par la lettre que M. de Colombi avait reçue de son frère, j’ai dû m’en expliquer avec lui et rétablir les situations respectives telles que nous les avions comprises et déterminées. Il eût été dangereux pour l’Espagne et pénible pour nous de n’avoir à reconnaître et à constater ce malentendu que le jour où le cabinet de Madrid serait venu nous adresser une de ces demandes dont le rejet nécessaire eût pu le compromettre de la manière la plus grave. Je n’ai donc point, Monsieur le comte, dans mes explications avec M. de Colombi, rétracté la parole du gouvernement du Roi ; je n’ai fait que la reproduire sous son véritable jour, et écarter un commentaire qu’elle ne comportait point. Enfin, j’ai rectifié l’erreur aussitôt que j’en ai eu connaissance.

Le duc de Broglie ne s’en tint pas là ; en s’entretenant avec M. de Colombi, il aborda au fond la question de l’intervention armée de la France, et lui exposa les grandes raisons qui devaient détourner l’Espagne d’y recourir : Les trois puissances du Nord, lui dit-il, pourront tarder à reconnaître le nouveau gouvernement d’Espagne ; mais elles éviteront de se prononcer contre lui, et demeureront neutres tant qu’elles le verront ne s’appuyer matériellement que sur lui-même pour s’affermir. Il en serait autrement, vous n’en sauriez douter, le jour où elles apprendraient qu’une armée française a pénétré sur le territoire espagnol. D’autre part, vous ne pouvez vous dissimuler que cette même intervention, qui déjà, comme simple éventualité, préoccupe assez vivement les esprits à Londres, y créerait, pour le cabinet britannique, des embarras parlementaires dont la réaction se ferait inévitablement sentir en Espagne, au détriment de la Reine. Enfin, aussi longtemps que son gouvernement marche et agit avec ses propres forces, il reste libre de ne consulter que les exigences de la situation telles qu’elles lui apparaissent, et nous conservons nous-mêmes l’entière liberté de ne point nous immiscer dans ce qui a rapport à ses affaires intérieures ; mais vous connaissez assez les lois et les nécessités du régime sous lequel nous vivons pour comprendre que, si vous deviez solliciter le secours de nos armes, l’opinion publique, en France, nous imposerait alors certaines obligations qui deviendraient comme autant de conditions mises à l’envoi de ce secours.

M. de Colombi et M. Zéa se laissèrent, ou du moins eurent l’air de se laisser persuader ; mais nous eûmes là un premier symptôme de la situation qui se préparait pour nous dans nos rapports avec l’Espagne. Au milieu de ce peuple si fier, si persévérant dans ses passions, les partis politiques n’avaient pas en eux-mêmes une bien ferme confiance, et se montraient singulièrement prompts à réclamer l’appui de l’étranger. Le souvenir de l’expédition française en 1823, et de son rapide succès pour la délivrance de Ferdinand VII, était présent à tous les esprits ; après 1833, les constitutionnels espagnols ne résistaient pas à la tentation d’être promptement et aisément sauvés par la France, comme l’avaient été, dix ans auparavant, les absolutistes. C’est, pour les partis comme pour les gouvernements, la suprême épreuve de la sagesse et du courage de ne pas se laisser dominer par les impressions du moment, et de savoir faire, dans leur conduite, aux considérations de l’avenir, toute la place à laquelle elles ont droit.

Nous fîmes, pour venir en aide à M. Zéa, dont nous honorions le caractère, tout ce qui se pouvait faire sans lui promettre l’intervention et sans nous engager à la suite de sa politique ; nous lui offrîmes des facilités pour relever, en contractant au dehors un emprunt, les finances de l’Espagne ; nous donnâmes ordre que, sur la demande du général Llauder, capitaine général de la Catalogne, six mille fusils lui fussent délivrés, et que la place de Saint-Sébastien, menacée par les insurgés carlistes, fût approvisionnée de vivres ; M. de Rayneval fit tous ses efforts pour rapprocher de M. Zéa les libéraux et lui concilier leur appui. Mais l’honnête serviteur de Ferdinand VII tentait une œuvre impossible, celle de satisfaire le parti qui, dans l’avènement de la reine Isabelle, avait vu sa victoire, sans accepter aucun de ses principes ni de ses chefs. L’opposition éclata de toutes parts ; les capitaines généraux, que M. Zéa lui-même avait nommés, donnèrent l’exemple de la désobéissance et presque de la menace ; nous fûmes si frappés de cet état des partis en Espagne que le duc de Broglie crut devoir en écrire avec détail à M. de Rayneval, et le charger d’en signaler à M. Zéa les périls, en lui demandant ce qu’il se proposait de faire pour les conjurer[4]. Quand cette dépêche arriva à Madrid, la reine-régente, malgré l’estime et la confiance qu’elle portait, à M. Zéa, avait renoncé à le soutenir ; le 16 janvier 1834, le chef des modérés de la cour de Madrid sortit du pouvoir, et le chef des modérés de l’opposition libérale, M. Martinez de la Rosa, fut appelé à le remplacer.

Quand j’ai connu pour la première fois M. Martinez de la Rosa, il était bien loin du pouvoir et ne s’attendait probablement guère à l’exercer jamais dans son pays. Après cinq années de détention d’abord dans un cachot, puis dans les presidios de Ceuta, sans autre motif que d’avoir été membre des cortès de 1812 à 1814 et en 1820, il avait échangé en 1823 la prison contre l’exil, et vivait réfugié à Paris, cherchant et trouvant dans les lettres un adoucissement au poids de l’inaction loin de la patrie. Il vint un jour me voir pour me parler d’un drame historique : Aben Humeya, ou la Révolte des Maures sous Philippe II, qu’il était près de faire représenter sur l’un de nos théâtres ; il m’en exposa le plan et m’en lut quelques scènes qui m’inspirèrent beaucoup d’intérêt ; mais en écoutant l’ouvrage, je fus surtout frappé de l’auteur : sa physionomie à la fois grave et animée et un peu triste, la simplicité noble de ses manières, l’élégance savante de son langage, l’élévation candide de ses sentiments, sa persévérance tranquille et sans fiel dans ses idées politiques, fruit évident de la conviction, non delà passion ni de l’orgueil, toute sa personne et toute sa conversation me donnèrent, de son caractère et de ses lumières générales, une haute idée. Je ne prévoyais pas que ce généreux et éloquent esprit serait un jour appelé à gouverner son pays ; mais je demeurai convaincu qu’il ne manquerait jamais de l’honorer.

Son arrivée au pouvoir fut très populaire ; c’était le premier retour du parti libéral et le premier pas vers le régime constitutionnel. Il y eut prompt accord entre le nouveau cabinet et le conseil de régence institué par le testament de Ferdinand VII auprès de la reine-mère ; le marquis de las Amarillas, président de ce conseil, homme considérable et éclairé, avait beaucoup contribué à la formation du ministère et s’en faisait honneur. Des mesures utiles et approuvées signalèrent son avènement et attestèrent sa direction. Les nouvelles des provinces basques paraissaient meilleures. Il y avait, dans le public, pour le moment satisfaction et pour l’avenir espérance.

Mais les espérances des partis sont impérieuses et impatientes ; ce que les libéraux attendaient du cabinet, c’était la prompte convocation des cortès et le rétablissement du régime constitutionnel. M. Martinez de la Rosa aussi se proposait ce but ; mais pour y arriver et avant d’y arriver, il avait un grand nombre de questions difficiles à résoudre : Quels seraient le pouvoir et la forme des Cortès, le mode de leur élection, les règles de leurs rapports avec le gouvernement de la reine et les vieilles institutions municipales du pays ? Comment s’accompliraient, à ce sommet de l’État, le partage et l’accord entre les traditions nationales et les idées modernes ? Ce n’était ni les vaines Cortès du dernier siècle, ni les Cortès souveraines de 1811 qu’il s’agissait de rappeler ; c’était un ordre politique nouveau et complexe qu’il fallait constituer. M. Martinez de la Rosa réfléchissait, délibérait, hésitait, tardait. Il était homme de principes et de méditation bien plus que d’action ; une foule de difficultés et d’exigences s’élevaient dans son esprit auxquelles le public ne pensait pas. C’est la disposition des lettrés sérieux et sincères de vivre dans leur propre pensée plus qu’en sympathie instinctive et habituelle avec la pensée et l’impression publiques ; ils ont besoin de se satisfaire eux-mêmes autant et plus peut-être que de satisfaire les spectateurs qui regardent et attendent. M. Martinez de la Rosa n’était pas seul sous l’empire de cette disposition ; elle régnait aussi dans le conseil de régence, son associé et son appui obligé : Il faut prévoir la réunion des Cortès comme une chose nécessaire, disait le marquis de las Amarillas à M. de Rayneval, mais on ne doit pas trop se presser de convoquer cette assemblée ; lorsqu’on le fera, il faut que ce soit suivant les formes anciennes et sans trop altérer la constitution actuelle ; la prudence veut qu’on se garde d’effaroucher le peuple espagnol par des mots auxquels ses oreilles ne sont pas accoutumées ; il faut, autant que cela se pourra, se servir des anciennes institutions de l’Espagne en les rajeunissant ; l’Angleterre a suivi cette marche, et elle est devenue un pays aussi libre, aussi éclairé, aussi florissant qu’aucun autre, sans avoir, jusqu’à ce jour, une constitution écrite. M. de Rayneval ne contestait pas l’importance de ces ménagements ; mais observateur impartial et libre, il était, et nous étions nous-mêmes à Paris très préoccupés, pour le cabinet espagnol, des périls de l’indécision et de la lenteur sur le point capital de sa mission : Les sentiments que vous ont manifestés M. Martinez de la Rosa et M. de las Amarillas, écrivait le 25 janvier 1834 le duc de Broglie à l’ambassadeur, n’ont pu qu’augmenter l’estime qu’ils nous inspiraient et la confiance que nous étions disposés à mettre dans leur sagesse. Cependant je ne vous cacherai pas que, dans le plan de conduite qu’ils paraissent s’être tracé, une chose nous a surpris. L’idée que nous nous étions faite de la formation du nouveau ministère, c’était qu’il ne fallait y voir qu’un des éléments d’un système qui devait être complété par la convocation immédiate des Cortès. Nous sommes loin de prétendre que, si la question pouvait être posée d’une manière abstraite, si on pouvait l’isoler de la situation générale des esprits, il n’y eût pas un avantage réel à préparer, à mûrir une détermination si grave dans ses conséquences pour l’avenir de l’Espagne. Mais, au point où en sont venues les choses, cet avantage ne serait-il pas plus que compensé par les inconvénients inséparables d’un système de temporisation ?... N’y a-t-il pas un danger véritable à laisser aux partis le temps d’engager de délicates discussions sur la nature et la forme des Cortès à convoquer ? N’est-on pas fondé à craindre que, par l’effet de ces discussions, le gouvernement ne perde quelque chose de la liberté absolue qui lui appartient encore quant au mode de convocation et à l’organisation des Cortès, ou du moins que la résolution qu’il prendra plus tard sur ce point important, et qui, adoptée aujourd’hui, serait accueillie, quelle qu’elle pût être, avec enthousiasme et reconnaissance, n’obtienne plus une approbation aussi unanime lorsque des théories spécieuses, présentées avec adresse, auront séduit et entraîné les esprits inexpérimentés ? Ne doit-on pas désirer que la Régente, par l’empressement qu’elle mettra à satisfaire à tous les vœux raisonnables de l’opinion, s’entoure d’une popularité qui lui donne ensuite la force nécessaire pour résister aux prétentions exagérées des partis ? C’est dans ce sens, Monsieur le comte, que vous devez diriger vos entretiens avec M. Martinez de la Rosa et les autres membres du ministère et du conseil de régence. Les faits ne tardèrent pas à justifier les inquiétudes du duc de Broglie, et à démontrer la nécessité des déterminations promptes et des questions résolues. Les espérances conçues à l’avènement du nouveau cabinet se transformèrent bientôt en exigences et les exigences en mécomptes. Au mécontentement politique le mécontentement financier vint s’ajouter : pour rétablir les finances délabrées et déréglées de l’Espagne, un emprunt était indispensable ; pour faire un emprunt, il fallait relever le crédit ; pour relever le crédit, il fallait que l’Espagne prouvât qu’elle voulait et pouvait, payer ses dettes ; le sort des anciens emprunts contractés par l’Espagne depuis 1814, royaux ou révolutionnaires, devait donc être réglé sans délai et avec équité. Nous pressions l’Espagne de vider ces questions d’ordre matériel aussi bien que les questions d’organisation politique ; nous lui suggérions des plans ; nous lui offrions notre appui. Mais, sur ce point comme sur la convocation des Cortès, le gouvernement espagnol hésitait, traînait, et l’hésitation du gouvernement suscitait la fermentation dans le pays : Vous avez prévu le discrédit où se trouve déjà le nouveau ministère, écrivait M. de Rayneval au duc de Broglie[5] ; le mécontentement croît tous les jours, et paraît plus fort encore dans les provinces qu’à Madrid. Le symptôme le plus fâcheux, à mon avis, est que M. Martinez de la Rosa ne paraît pas s’apercevoir de l’état de l’opinion publique ; il voit tout en beau, disposition des plus dangereuses dans un homme d’État. Je sais positivement qu’il a reçu, il y a peu de jours, un rapport fort alarmant du général Llauder sur l’état de la Catalogne. Le surintendant général de la police lui a tracé un rapport très sombre de l’état des provinces en général. Il persiste à dire, et qui pis est, à croire que tout va pour le mieux. En même temps, il remet d’un jour à l’autre le travail relatif à la convocation des Cortès dont il s’est chargé et auquel il veut, dit-il, mettre la dernière main avant de le soumettre au conseil de régence. Un pareil état de choses ne saurait évidemment durer ; le moindre événement fâcheux peut non seulement renverser le ministère, mais plonger tout à coup l’Espagne dans une anarchie sans remède. Une prompte refonte du cabinet me paraît indispensable ; je dis refonte et non changement total, parce que je crois important, quoique sa popularité ne soit plus intacte, de conserver M. Martinez de la Rosa, homme de bien, d’une intégrité reconnue, et qui peut être très utile au gouvernement lors de la réunion des Cortès par son talent comme orateur ; c’est là réellement son côté brillant. M. de Rayneval nommait alors, comme l’auxiliaire indiqué par l’opinion pour renforcer et animer le ministère, le comte de Toreno, homme d’action, disait-on, habile financier, influent parmi les libéraux modérés, plus propre que M. Martinez de la Rosa à traiter avec les libéraux ardents sans se livrer à eux, et qui, bien qu’il l’eût d’abord refusé, paraissait disposé à entrer dans le cabinet pour y faire promptement adopter les mesures dont il sentait l’urgente nécessité.

Peu de jours après l’arrivée de ces informations de M. de Rayneval, le gouvernement du Roi, de plus en plus frappé de l’état de I’Espagne et des périls du gouvernement espagnol, se décida à charger l’ambassadeur de faire connaître avec précision à la reine régente elle-même la sollicitude qu’il ressentait, et de l’engager à ne plus retarder la convocation des Cortès, conséquence naturelle de l’avènement et appui nécessaire du pouvoir de la reine sa fille. Par deux dépêches des 18 et 19 mars, le duc de Broglie donna à M. de Rayneval cette instruction en termes aussi clairs qu’affectueux. Aucun nom propre n’y était mêlé ; aucune combinaison ministérielle n’y était indiquée ; M. de Rayneval avait même ordre d’informer M. Martinez de la Rosa de l’objet et du caractère de la démarche que le Roi prescrivait à son ambassadeur[6]. Elle eut lieu très opportunément, car ces dépêches arrivèrent à Madrid au moment où M. Martinez de la Rosa venait de terminer son travail sur le régime constitutionnel de l’Espagne et se disposait à le présenter à la reine régente. Il le lui présenta en effet par un rapport en date du 4 avril, signé de tous les ministres ; à la suite de ce rapport venait le statut royal qui réglait l’organisation, les formes et les droits des Cortès générales du royaume. Adopté et signé le 10 avril par la reine régente, le statut royal fut publié le 15 à Madrid ; et le 20 mai suivant un décret royal régla provisoirement le mode d’élection de la chambre dite des procuradores, en fixant au 20 juin les opérations électorales et au 24 juillet l’ouverture solennelle des Cortès elles-mêmes.

Si les peuples qui veulent être libres se croyaient tenus d’être sensés, les Espagnols auraient reconnu que leur humeur au sujet des lenteurs de M. Martinez de la Rosa avait été excessive, et le mérite de son œuvre leur eût fait oublier qu’elle s’était fait un peu attendre. Il n’y avait pas encore trois mois que le cabinet était formé, et il avait eu à gouverner et à préparer un nouveau gouvernement au milieu d’une guerre civile. Le statut royal attestait une rare intelligence des conditions de la liberté renaissante au sein d’une ancienne société. M. Martinez de la Rosa ne s’était point laissé aller à la présomptueuse et chimérique manie de la création ; il n’avait point prétendu organiser à nouveau l’État tout entier ; il avait pris la société et la monarchie espagnoles comme des faits préexistants et incontestés qu’il était appelé à réformer et à compléter selon les besoins et les lumières de notre temps, mais en les respectant et en les affermissant, non en les détruisant pour les reconstruire. Le statut royal n’était ni une déclaration abstraite de principes et de droits, ni une constitution générale et systématique ; c’était la résurrection forte des Cortès du royaume constituées de façon non seulement à contrôler le pouvoir, mais à exercer sur toute la marche du gouvernement une influence efficace, et à amener successivement les réformes dont le vœu public, contrôlé à son tour par la discussion et le temps, ferait sentir la nécessité. On n’y rencontrait ni le dogme, ni le langage de la souveraineté du peuple ; c’était l’intervention du pays dans son gouvernement, réglée avec une sincérité patriotique et loyale, sans préventions méticuleuses comme sans prétentions arrogantes ; et le rapport adressé à la reine régente, qui précédait le statut, était un exposé grave et élégant, quoique un peu diffus, des conditions essentielles du régime représentatif telles qu’elles apparaissent de nos jours aux esprits sérieux, après les discussions de la science et les expériences de la politique.

Au moment de sa publication, cet acte fut accueilli en Espagne par une approbation générale ; les royalistes constitutionnels étaient réellement satisfaits ; leur satisfaction et l’impression commune du public imposaient aux plus ardents libéraux le silence et même l’apparence du contentement ; les journaux, nombreux et très libres en fait, étaient presque unanimes dans leurs éloges. M. Martinez de la Rosa eut sans doute alors, comme politique et comme auteur, une de ces joies à la fois personnelles et pures qui font succéder, aux troubles et aux fatigues d’un difficile travail, le sentiment d’une grande œuvre accomplie et digne de durée. Mais les œuvres constitutionnelles ont, de nos jours, le sort qu’avaient, au dire de Tacite, les amours du peuple romain ; leurs succès sont courts et de mauvais augure. Le statut royal de M. Martinez de la Rosa avait en Espagne un rival qui pouvait se taire un moment, mais qui n’attendait que le jour propice pour lui déclarer la guerre ; c’était la constitution décrétée en 1812 à Cadix par les Cortès de la lutte pour l’indépendance nationale et restaurée à Madrid en 1820 par les Cortès de la révolution : œuvre inspirée par des idées et des passions essentiellement contraires à celles qui avaient dicté le statut royal. L’entière reconstruction à nouveau de l’édifice politique, l’absolue souveraineté du peuple, c’est-à-dire du nombre, l’unité de l’assemblée représentative, le suffrage universel et sans condition, la complète séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, l’interdiction aux membres des Cortès d’être réélus aux Cortès immédiatement suivantes, toutes les théories radicales et révolutionnaires étaient proclamées et rédigées en lois dans la constitution de 1812, avec plus de rigueur qu’elles ne l’avaient été en France en 1791, et même par la Convention nationale. C’était la République une et indivisible abaissant sous son joug et prenant à son service l’ancienne royauté. Et elle avait pour soutenir sa cause un parti tout formé, dressé à la lutte, habitué à la domination, conduit par des chefs connus du pays et qui avaient, dans les mauvais temps, défendu son indépendance et réclamé ses droits, pleins d’idées fausses et de sentiments nobles, mauvais publicistes, patriotes sincères et orgueilleux auteurs. Le statut royal choquait leurs convictions politiques et blessait leur amour-propre personnel. Bien loin de les satisfaire, M. Martinez de la Rosa, en le publiant, les avait irrités et ralliés contre lui ; il se trouva dès lors placé entre les carlistes et les révolutionnaires ; il eut à soutenir deux guerres civiles, l’une en pleine effervescence, l’autre près d’éclater.

Les affaires extérieures et les succès qu’il y obtint vers cette époque apportèrent un moment, aux discordes de l’Espagne, quelque distraction. Quoique chassé de Lisbonne comme d’Oporto, don Miguel entretenait encore en Portugal, contre sa nièce dona Maria, une lutte obstinée. Il avait auprès de lui l’infant don Carlos qui, de la frontière portugaise, correspondait avec ses partisans en Espagne et fomentait leurs insurrections avec leurs espérances. M. Martinez de la Rosa résolut de mettre un terme à cette hostilité anarchique entre les deux royaumes ; il se concerta avec don Pèdre, encore régent pour sa fille ; et le 16 avril 1834, au moment même où le statut royal venait d’être publié à Madrid, une armée espagnole, sous le commandement du général. Rodil, entra en Portugal pour en chasser don Carlos avec don Miguel. Le ministre d’Espagne à Londres, le comte de Florida-Blanca, reçut en même temps, comme le chargé d’affaires de Portugal, M. Moraez Sarmento, ordre de demander au gouvernement anglais son concours pour atteindre à ce but. Les deux desseins eurent un égal et prompt succès ; le général Rodil avança rapidement en Portugal, poussant devant lui et dispersant les troupes de don Miguel ; et le 15 avril, un traité, auquel il ne manquait plus que les signatures, était conclu à Londres entre l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, stipulant que les deux reines uniraient leurs forces pour expulser les deux infants de la Péninsule, et que l’Angleterre enverrait des vaisseaux sur les côtes de Portugal pour les seconder dans leur entreprise.

La négociation en était déjà à ce point lorsque M. de Talleyrand en fut informé par le comte de Florida-Blanca, disent les uns, et selon d’autres, par lord Palmerston lui-même qui lui proposa un peu inopinément la simple accession de la France au traité déjà convenu entre les trois puissances ; l’ambassadeur rendit compte au cabinet de ce qui se passait et demanda des instructions. Ce ne fut pas sans surprise que nous reçûmes cette communication tardive, et l’amiral de Rigny, ministre des affaires étrangères depuis la retraite du duc de Broglie, en écrivit sur-le-champ à M. de Rayneval : On avait voulu d’abord, lui dit-il, nous réserver simplement la faculté d’accéder à ce traité par un acte séparé. M. de Talleyrand ayant représenté que nous ne pouvions accepter une attitude aussi secondaire, on nous a offert d’y prendre une part plus directe en apparence, au moyen de dispositions insérées dans le corps du traité, lesquelles porteraient en substance qu’en considération de notre union intime avec l’Angleterre, nous avons été invités à entrer dans cette alliance, que nous y avons consenti, et que, s’il y avait lieu, nous accorderions, pour l’expulsion des deux prétendants, la coopération dont on tomberait d’accord. Vous voyez qu’en réalité le second projet diffère peu du premier, et qu’il ne prête guère moins à l’objection élevée par notre ambassadeur, puisqu’il nous représente comme n’intervenant dans l’arrangement en question que sous les auspices de l’Angleterre. J’ai écrit à M. de Talleyrand pour l’engager à présenter un contre-projet d’après lequel les parties contractantes seraient placées dans une position moins inégale. Dans le cas où il ne serait pas adopté, le conseil délibérerait sur le parti que nous aurions à prendre. Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur le comte, qu’en demandant cette modification, ce n’est pas à une vaine susceptibilité, mais à des considérations d’intérêt général que nous obéissons... Dans la situation actuelle de l’Espagne, nous croyons que tout ce qui tendrait à représenter ce pays comme n’agissant pas dans l’accord le plus complet avec la France accroîtrait les dangers pour le gouvernement de la reine... Les partisans de don Carlos, en voyant la France concourir avec moins d’apparat que l’Angleterre, ou ne concourir en aucune façon à un acte dirigé contre eux, ne manqueraient pas de prétendre que nous retirons notre appui à la régente, ou que nous voulons rester neutres... Si donc nous regrettons qu’une autre direction n’ait pas été donnée à la négociation de Londres, c’est, avant tout, dans un esprit bienveillant pour l’Espagne. Nous n’en sommes que plus fondés à nous étonner de voir qu’un diplomate espagnol, qu’on doit supposer bien informé des dispositions de son gouvernement, se prête à un arrangement aussi peu conforme aux vrais intérêts de son pays qu’aux liens qui l’unissent à la France ; et notre surprise redouble lorsque nous nous rappelons la note par laquelle, le 27 janvier dernier, M. Martinez de la Rosa vous demandait notre concours pour écarter don Carlos du Portugal, note que M. de Florida-Blanca doit nécessairement connaître.

L’apologie, un peu embarrassée, du gouvernement espagnol ne se fit pas attendre : Je me suis empressé de voir M. Martinez de la Rosa, répondit le 2 mai M. de Rayneval à l’amiral de Rigny ; il était loin de s’attendre à un dénoûment aussi prompt de la négociation entamée par M. de Florida-Blanca. Il m’a confirmé ce que vous présumiez, que ce ministre avait été au delà de ses instructions, ou pour mieux dire qu’il avait agi sans instructions et même sans pouvoirs. Il a été lui-même surpris de la facilité inattendue du cabinet britannique ; c’était, pour ainsi dire, pour l’acquit de sa conscience qu’il lui avait adressé la note dont la traduction était jointe à vos dépêches. Il me paraît certain que ce n’est pas de propos délibéré, moins encore par suite des instructions de son gouvernement, qu’il a suivi, en ce qui concerne la France, la marche que vous lui reprochez... Il aura obéi, sans réflexion, à l’impulsion que l’envoyé portugais, ou même le cabinet anglais lui auront donnée. Votre Excellence ne peut ignorer ce que j’ai mandé diverses fois du peu d’empressement de l’Angleterre à nous admettre dans les transactions relatives au Portugal. Mais si M. de Florida-Blanca n’a pas d’abord senti tout le prix de votre participation à la convention du 22 avril, il n’en a pas été de même de M. Martinez de la Rosa ; il a reconnu sur-le-champ que c’était là le point le plus important pour l’Espagne, et que, sans cela, le traité eût été un acte de médiocre valeur.

A Londres aussi, quand le cabinet français, en manifestant sa surprise du silence qu’on avait gardé avec lui sur cette négociation, eut refusé, dans le traité, la position secondaire qu’on lui offrait, on sentit la nécessité de changer d’attitude ; le contre-projet présenté par M. de Talleyrand fut accepté, malgré l’humeur assez vivement exprimée de lord Palmerston ; et dès le 24 avril, l’amiral de Rigny put écrire à M. de Rayneval : Le traité dont je vous entretenais par ma dépêche du 18 a été signé avant-hier, et M. de Talleyrand vous en envoie directement une copie. Vous y verrez qu’il a été fait droit à nos objections contre la rédaction du projet qui nous avait d’abord été soumis.

On a voulu voir, dans ce procédé du cabinet anglais, une preuve du mauvais vouloir, on a même dit souvent de la haine de lord Palmerston pour la France. Je crois qu’on se trompe : lord Palmerston ne porte à la France point de haine, ni même de mauvais vouloir ; il est Anglais et sert l’Angleterre, et ses sentiments changent, comme sa conduite, selon ce qu’à ses yeux l’intérêt anglais commande. On peut dire et je pense qu’il s’adonne trop exclusivement à cet égoïsme patriotique, et que, pour le crédit général comme pour l’honneur politique de l’Angleterre, il tient trop peu de compte des sentiments moraux et des besoins d’équité que la civilisation moderne a développés dans l’âme des hommes au sujet des relations des peuples. L’égoïsme patriotique est légitime, pourvu qu’il ne ressemble pas trop à l’indifférence brutale des temps barbares. Mais à cette disposition lord Palmerston en ajoute une autre qui a, dans la pratique des affaires, des inconvénients graves : la question spéciale et du moment dont il s’occupe le préoccupe à ce point qu’elle écarte toute autre considération, toute autre idée ; quoique d’un esprit remarquablement actif, fécond, sagace et vigoureux, il n’a pas cette grandeur d’imagination et de pensée qui ne perd jamais de vue l’ensemble des choses, et qui assigne à chaque intérêt, à chaque affaire la place et la mesure d’importance qui leur appartiennent dans le système général des intérêts et des affaires du pays. Il oublie sans cesse la politique générale dans laquelle il est engagé ; chaque question devient pour lui, à mesure qu’elle se présente, la politique tout entière, et il la traite avec une habileté énergique, mais sans prévoyance. La bonne entente avec la France était, en 1834, l’intention sincère du cabinet dont lord Palmerston faisait partie, et la sienne propre comme celle du cabinet ; mais quand on demanda aux deux puissances leur concours actif dans la Péninsule, lord Palmerston ne pensa plus qu’à maintenir en Portugal la prépondérance exclusive de l’Angleterre, comme si les affaires du Portugal n’étaient pas alors étroitement liées à celles de l’Espagne, et il recommença à combattre en Espagne l’influence de la France comme si Louis XIV et le pacte de famille existaient encore. De là son silence avec nous au commencement de la négociation, son empressement à préparer sans nous le traité, et son humeur quand il fallut nous y faire la place qui nous convenait. Sans l’influence de ses collègues, surtout de lord Grey, plus soigneux que lui de la politique générale de l’Angleterre, cette place nous eût été plus obstinément contestée.

A peine conclu, le traité de la quadruple alliance devint efficace. En Europe, son effet dépassa même son importance réelle ; il fut pris en général pour une alliance éclatante des deux grandes monarchies constitutionnelles, en réponse et en contrepoids à l’alliance des monarchies absolues. Ni le cabinet français ni le cabinet anglais n’entendaient lui donner une telle portée ; mais ils en acceptèrent volontiers l’apparence. En Portugal, le traité détermina la défaite et la retraite des deux prétendants ; il parvint à Lisbonne le 5 mai, et dès le 26, don Miguel, battu, poursuivi et cerné par l’armée espagnole et par celle de don Pèdre, capitulait à Evora en s’engageant, moyennant une pension de 373.000 fr., à ne jamais rentrer en Portugal, et il s’embarquait pour l’Italie. L’infant don Carlos avait été complètement oublié dans cette capitulation ; mais le secrétaire de la légation anglaise, M. Grant, plus touché de la détresse de ce prince que son royal allié, représenta aux généraux de don Pèdre l’indignité d’un tel oubli, et signa le même jour avec eux des articles en vertu desquels l’infant, sans condition ni engagement de sa part, fut conduit en sûreté au petit port voisin d’Aldea-Gallega, et s’y embarqua immédiatement pour l’Angleterre.

Au premier bruit de cette partie de l’arrangement, M. Martinez de la Rosa en ressentit une vive inquiétude : Il est très mécontent, écrivit M. de Rayneval à l’amiral de Rigny, qu’en réglant le départ et l’embarquement de don Carlos, on ne lui ait pas imposé pour condition de contracter un engagement semblable à celui qu’on a exigé de don Miguel. La veille du jour où il a reçu avis du prochain départ de don Carlos, dans une conférence que M. Villiers et moi avons eue avec lui, il a exprimé le désir qu’il ne fût pas permis à l’infant de quitter le Portugal avant que les puissances signataires du traité de Londres se fussent entendues sur le lieu de sa résidence future. Et le jour même où M. de Rayneval écrivait cette dépêche, M. Martinez de la Rosa lui adressait, ainsi qu’au ministre d’Angleterre, une longue note dans laquelle, après avoir exposé tous les motifs de sa sollicitude, il demandait formellement que don Carlos soit tenu de donner certaines garanties semblables à celles qui ont été exigées de l’infant don Miguel ; qu’il ne soit pas laissé à son libre arbitre de fixer le lieu de sa résidence, de telle sorte qu’il puisse faire choix, par exemple, de quelqu’un des États qui n’ont pas encore reconnu la reine légitime d’Espagne ; enfin que les puissances signataires du traité de Londres le déclarent valable et subsistant encore, bien qu’ayant déjà atteint son but immédiat, afin qu’il ne soit pas vain et illusoire si l’un des deux princes ou les deux réunis troublaient de nouveau la tranquillité de ces royaumes. — M. Martinez de la Rosa qui craint excessivement, écrivait M. de Rayneval, non que le départ de don Carlos sans garanties pour l’Espagne menace ce pays de dangers réels, mais que le résultat ne soit de faire taxer le ministère d’imprévoyance et d’impéritie, désire ardemment que l’on puisse trouver un moyen de réparer l’omission dont il se plaint.

Les inquiétudes de M. Martinez de la Rosa étaient moins personnelles et plus fondées que ne le croyait M. de Rayneval. Quinze jours à peine après son débarquement en Angleterre, don Carlos en partait, traversait la Manche, arrivait le 4 juillet à Paris, le 6 à Bordeaux, le 8 à Bayonne, et était le 10 au delà des Pyrénées, à Elisondo, à la tête ou, pour mieux dire, au milieu de l’insurrection soulevée en son nom.

On se récria vivement contre l’inhabileté ou l’inutilité de la police ; on raconta, pour aggraver son tort, que don Carlos avait passé quelques jours à Paris, dans une des rues les plus populeuses, et qu’il y avait fait des visites en voiture découverte. Le préfet de police, M. Gisquet, a formellement démenti cette assertion : Don Carlos, dit-il, n’a séjourné que vingt-quatre heures à Paris ; il y est resté enfermé dans un appartement, et il n’a, je crois, fait part de sa présence qu’à deux de ses partisans dévoués[7]. Quelques personnes ont même douté que don Carlos ait passé par Paris, et penchent à croire qu’il se rendit en Espagne par des voies détournées. D’autres, pour expliquer ce succès de l’infant, ont fait valoir l’appui secret que lui donnaient, au nom de la légitimité, les puissances qui n’avaient pas reconnu la reine Isabelle ; appui réel, car nous fûmes obligés, peu après l’arrivée de l’infant en Navarre, de retirer l’exequatur au consul de Prusse à Bayonne qui servait d’intermédiaire aux correspondances des insurgés ; et le duc de Frias, alors ambassadeur d’Espagne à Paris, me parlant un jour des secours d’argent que les cabinets du Nord fournissaient à don Carlos, me dit qu’il avait lui-même intercepté une somme de 125.000 fr. expédiée à cette destination. Mais ni la connivence de cabinets lointains toujours froids et parcimonieux, même dans leurs faveurs, ni l’insuffisance, fautive ou inévitable, de la police, ne déterminèrent ce premier succès de don Carlos, et la hardiesse de ce prince, d’ailleurs médiocre et timide, à courir de tels hasards ; il avait, en Espagne et en Europe, un vrai parti politique, des hommes convaincus qu’en lui résidait le droit, et, par ce seul motif, ardents à le servir. C’est mal connaître la nature humaine que de chercher, dans des incidents purement matériels, l’explication de telles entreprises et de leur persévérance obstinée ; il y faut des causes plus hautes : la foi, fondée ou erronée, dans un principe moral, et la passion des grandes aventures, le besoin de rétablir le droit et aussi celui d’animer sa vie par des émotions nobles et fortes, ce sont là les mobiles qui poussent les hommes à tout risquer, à tout sacrifier, même la paix de leur patrie ; et la guerre civile, qui a été si souvent le fléau des nations, n’est pas du moins leur déshonneur.

Par une coïncidence fatale, au moment où la présence inattendue de don Carlos dans les provinces basques y redoublait la confiance des insurgés et ranimait dans toute l’Espagne l’ardeur de ses partisans, les Cortès étaient sur le point de se réunir à Madrid, ramenant sur la scène presque tous les survivants des Cortès de 1812 et de 1820 avec leurs théories, leurs passions et le souvenir toujours cher de leur œuvre, de cette constitution radicale dont le statut royal tenait la place. Et pour que rien ne manquât à l’incendie, huit jours avant la réunion des Cortès, le choléra éclata soudainement à Madrid avec une extrême violence, et y souleva ces terreurs et ces fureurs populaires dont les factions politiques sont si promptes et si habiles à s’emparer : J’ai de bien tristes événements à vous annoncer, écrivait, les 18 et 20 juillet, M. de Rayneval à l’amiral de Rigny ; les inquiétudes qu’avaient excitées les symptômes d’épidémie qu’on avait cru remarquer à Madrid commençaient à se calmer, et tout se préparait pour le retour de la reine lorsque, tout à coup, dans la journée du 16, le choléra s’est manifesté dans toute la ville avec une violence inexplicable. En quelques heures il avait fait près de trois cents victimes. Dans la soirée, on a pu apercevoir un commencement de désordre ; ces mêmes bruits d’empoisonnement des fontaines, qui partout ont été si avidement recueillis par le peuple, se sont répandus avec une extrême rapidité, propagés par la malveillance plus encore que par la crédulité. Ce sont les moines, et notamment les jésuites, qui ont été désignés comme les auteurs de ce crime imaginaire. Hier, dès le matin, quelques religieux ont été tués dans les rues. Enfin la populace, excitée par des meneurs, et accompagnée, à ce qu’on assure, d’un assez grand nombre d’individus de la garde urbaine, s’est portée d’abord sur le couvent des jésuites et sur ceux de Saint-Thomas et des Pères de la Merci. Il paraît que, dans le premier, on a fait résistance, et que même des coups de feu ont été tirés des fenêtres sur les assaillants qui, ayant forcé les portes, ont fait main basse sur tous ceux qui n’ont pu réussir à s’échapper. On ne sait pas précisément le nombre des personnes qui ont péri ; les uns parlent de dix à douze, les autres de trente à quarante. Les deux autres couvents ayant été évacués à temps par les moines, personne n’y a péri, mais ils ont été forcés et complètement pillés... Si cet essai que les agitateurs viennent de faire de leurs forces reste impuni, toute la force morale du gouvernement est détruite dès ce moment, et on ne voit pas quelle digue il pourra opposer au débordement révolutionnaire qui le menace... La journée du 17 a démontré clairement qu’un parti désorganisateur s’est formé dans l’ombre, et qu’il est beaucoup plus fort que le ministère et M. Martinez de la Rosa, en particulier, ne l’avaient supposé. Ce mouvement si subit et si violent et les atrocités qui l’ont accompagné ont profondément affecté le premier ministre. Il a vu détruire en un instant sa plus chère espérance, celle d’arriver à un changement de l’ordre politique en Espagne sans que des crimes ou des excès aient souillé une époque pendant laquelle il joue le premier rôle. En même temps que ce sentiment, il éprouve la crainte, que jusqu’ici il n’avait nullement, de ne pouvoir retenir le parti exagéré.

Dans ce triste état des affaires publiques et de son âme, M. Martinez de la Rosa ne manqua pourtant ni à son pays, ni à lui-même : dès la fin du mois de juin, il avait satisfait à un vœu général et fortifié son cabinet en appelant le comte de Toreno au ministère des finances ; le surlendemain des troubles qui avaient ensanglanté Madrid, il fit révoquer les diverses autorités civiles et militaires qui s’étaient montrées faibles contre l’émeute ; un décret royal interdit, sous des peines sévères, toute menée, toute manifestation séditieuse : Reste à savoir, écrivait M. de Rayneval, si tout cela ne se bornera pas, comme il n’arrive que trop souvent ici, à des paroles, et si le gouvernement aura la force d’exécuter ce qu’il se propose. M. Martinez de la Rosa avait de plus une pressante et délicate question à résoudre ; les Cortès étaient convoquées pour le 24 juillet ; fallait-il, à raison du choléra qui continuait de sévir avec violence, en ajourner l’ouverture ? Et, si on ne l’ajournait pas, devait-on faire revenir d’Aranjuez la reine régente, pour donner, par sa présence, à la cérémonie, la solennité qu’attendait le public ? La reine Christine et son ministère prirent, sur ces questions, le parti le plus courageux et le plus digne ; les Cortès ne furent point ajournées ; et le 24 juillet 1834, la régente, assise à gauche du trône vide de la jeune reine sa fille, ouvrit, par un discours d’une élévation et d’une franchise remarquables, ce début du régime constitutionnel dans la monarchie espagnole.

La veille même de ce jour, l’attaque de la constitution de 1812 contre le statut royal de 1834 commença ; un complot fut découvert qui avait pour but le rétablissement de cette constitution au milieu même de la séance royale, et avant que personne, reine et nation, eût prêté serment au statut. Les principaux conspirateurs furent arrêtés, et le cabinet espagnol eut la douleur de trouver parmi eux l’un des plus héroïques défenseurs de l’Espagne, le général Palafox que, peu de jours auparavant, la reine régente avait créé duc de Saragosse, en mémoire de sa glorieuse défense de cette ville. Triste symptôme de la maladie des esprits et pronostic déplorable de la lutte près de s’engager : des hommes que l’Espagne honorait, et à bon droit car ils étaient de ceux qui l’avaient sauvée et qui la voulaient libre, déclaraient la guerre à la monarchie constitutionnelle naissante et à d’autres hommes, patriotes sincères aussi et leurs anciens amis, parce que ceux-ci n’adoptaient pas des théories politiques qui servent à faire des révolutions, mais qui nulle part n’ont fondé la liberté.

Toute la session des Cortès ne fut, dans la chambre des procuradores (les députés) que le développement de cette guerre ; elle éclata surtout à propos de trois questions, l’adresse de la chambre en réponse au discours de la couronne, une pétition qui demandait une déclaration des droits, mélange confus de maximes et de promesses absolues en faveur des diverses libertés publiques que le statut royal n’avait pas réglées, et les questions de finances, surtout celle des divers emprunts contractés au nom de l’Espagne de 1814 à 1830. Le même caractère dominait dans tous ces débats ; c’était toujours le gouvernement révolutionnaire de l’Espagne, de 1810 à 1813 et de 1820 à 1823, disputant l’empire au gouvernement constitutionnel que, d’accord avec l’ancienne royauté, les politiques modérés tentaient de fonder. Ni la sincérité, ni le talent, ni le courage ne manquaient dans l’un et l’autre parti ; je n’hésite pas à penser et à dire que, pour les lumières, l’esprit politique et l’intelligence comme le respect des grandes lois morales qui décident en définitive du sort des institutions et des peuples, les défenseurs du statut royal l’emportaient de beaucoup sur leurs adversaires ; mais ils étaient aux prises avec les préjugés libéraux et les passions populaires ; et leur digne chef, M. Martinez de la Rosa, n’avait pas ce tact pratique, cette promptitude de résolution et d’action, cet habile maniement des hommes qui sont de tout temps, et encore plus dans les jours d’orage, des conditions de succès dans le gouvernement ; il soutenait éloquemment les discussions, il faisait des concessions, il se résignait à des échecs ; mais, soit par sa faute, soit par la fatalité de sa situation, la violence de l’attaque surpassait la force de la résistance ; et dans cette lutte parlementaire où il avait pour lui la raison et le pouvoir, le cabinet s’usait rapidement au lieu de s’affermir.

Il fléchissait en même temps sous le poids de la guerre civile, de jour en jour plus acharnée. En vain les Cortès se prononçaient violemment contre les carlistes ; en vain le cabinet envoyait contre don Carlos, dans les provinces basques, le vainqueur de don Miguel en Portugal, le général Rodil avec son armée. L’insurrection avait trouvé dans Zumalacarreguy un de ces chefs improvisés qui déploient tout à coup les qualités de l’homme de guerre, de l’homme de parti et du héros populaire. Après quelques succès au début, Rodil et ses lieutenants n’éprouvèrent plus que des échecs répétés. Le cabinet le rappela et donna le commandement des troupes de la reine à Mina, se flattant que le renom et l’habileté du vieux chef triompheraient de son jeune rival ; mais Mina, quoique toujours ardent et en faveur dans le parti exalté, était fatigué et malade ; quelques coups bien frappés, qui signalèrent son arrivée, n’amenèrent aucun résultat décisif, et les passions comme les habitudes des deux chefs en présence rendirent la guerre cruelle jusqu’à la férocité. Mina menaça de la peine de mort quiconque serait trouvé, sans bonne raison, sur la grande route entre le coucher et le lever du soleil. Zumalacarreguy mit à l’ordre du jour de ses troupes la victoire ou la mort. De part et d’autre, tantôt on ne faisait point de quartier sur le champ de bataille, tantôt, après la bataille, les prisonniers étaient fusillés sans pitié. Des bandes, d’abord réprimées, reparaissaient dans l’Aragon et la Catalogne ; d’autres menaçaient de se former dans les provinces du centre, de l’ouest et du midi. Plus les maux et les spectacles de la guerre devenaient odieux, plus sa fin semblait incertaine et peut-être impossible.

Alors commença, chez ce peuple si indépendant et si fier, un phénomène étrange ; de tous côtés, on se prit à parler de la nécessité de l’intervention étrangère. Non seulement dans les provinces désolées par la guerre, mais à Madrid ; non seulement entre hommes politiques, mais parmi les militaires eux-mêmes ; dans les Cortès, dans le conseil de régence, au sein du cabinet, on disait que l’intervention étrangère pouvait seule mettre un terme à la lutte ; des députés arrivaient de la Biscaye et de la Navarre pour déclarer au gouvernement que tels étaient leur avis et leur vœu ; des membres modérés des Cortès se rendaient auprès de M. Martinez de la Rosa pour lui exprimer la même conviction ; le général Llauder, devenu ministre de la guerre, tenait à M. de Rayneval le même langage ; le général Cordova, revenant de l’armée, s’expliquait dans le même sens ; le marquis de las Amarillas disait nettement dans le conseil de régence : Les forces dont le gouvernement peut disposer pour soumettre les provinces insurgées sont insuffisantes ; il ne reste que trois moyens pour atteindre ce résultat : le premier, une transaction avec ces provinces, moyen indiqué à une époque déjà éloignée par le conseil de régence, et qui, aujourd’hui, offre de grandes difficultés et peu de chances de succès ; le second, la médiation du gouvernement français qui recevrait, à cet effet, les pleins pouvoirs du gouvernement espagnol et deviendrait garant des stipulations convenues ; le troisième, une intervention armée de la France. Devant la question ainsi posée, le comte de Toreno gardait une attitude réservée, pour le moment plus contraire que favorable à l’intervention ; M. Martinez de la Rosa en repoussait hautement l’idée : Quand l’Espagne tout entière demanderait l’intervention française, avait-il dit au moment même où se négociait le traité de la quadruple alliance, il y aurait au moins un Espagnol qui s’y opposerait, et cet Espagnol ce serait moi. Sans tenir, à la fin de 1834, un langage aussi absolu, il persistait, dans sa résistance à tout appel des étrangers pour vider la querelle des Espagnols entre eux ; deux petits imprimés qui annonçaient l’entrée en Espagne d’une armée française avaient été colportés dans les rues de Madrid, et c’était, disait-on, la police elle-même qui en avait autorisé la circulation ; M. Martinez de la Rosa fit interdire formellement aux aveugles, crieurs publics de profession à Madrid, toute distribution d’imprimés ou d’écrits qui n’auraient pas reçu l’approbation de la censure. C’était le premier ministre presque seul qui maintenait, contre l’inquiétude et l’impatience publiques, la dignité du pays.

En nous transmettant ces informations, M. de Rayneval y joignait sa propre pensée et se montrait, lui aussi, convaincu que l’intervention armée de la France pouvait seule étouffer en Espagne la guerre civile, et sauver le trône de la reine Isabelle des périls dont il était menacé.

Nous étions aussi affligés que surpris de cet état des esprits au delà des Pyrénées ; non que nous eussions le moindre doute sur notre droit d’en juger librement et de ne faire que ce qui conviendrait à l’intérêt de la France ; j’ai déjà dit avec quel soin, aussitôt après l’avènement de la reine Isabelle, le duc de Broglie avait expliqué et établi à cet égard notre pensée ; nous n’avions rien négligé depuis lors pour maintenir la liberté de nos résolutions et pour en bien convaincre le gouvernement espagnol. En apprenant l’arrivée de don Carlos dans les provinces basques, l’amiral de Rigny écrivit à M. de Rayneval : Vous ne sauriez mettre trop de soin non seulement à décliner toute demande qu’on viendrait à vous faire d’une intervention effective, mais encore à empêcher, s’il est possible, que l’idée même ne s’en présente au cabinet espagnol ; et s’il se décidait à nous demander ce genre de secours, vous devrez soigneusement éviter de laisser préjuger notre décision.... La révolte de trois ou quatre petites provinces qui toutes ensemble ne dépassent pas, en population et en étendue, un de nos départements moyens, et où les villes même sont restées fidèles au gouvernement, me semble bien insuffisante pour motiver un appel à la force étrangère. La Vendée, à plusieurs reprises, a présenté de bien autres obstacles à un gouvernement entouré d’ennemis extérieurs ; il en a triomphé pourtant, moins encore par la force que par l’action du temps, par la lassitude des populations, et en substituant un mélange de prudence et de fermeté aux mesures de terreur qu’il avait employées d’abord. Alors aussi on disait qu’il était impossible de dompter, par des moyens réguliers, une insurrection qui durait, non pas depuis quelques mois, mais depuis plusieurs années ; l’événement a prouvé le contraire. C’est dans ce sens que vous devriez vous exprimer si vous aviez lieu de croire qu’on se disposât à réclamer notre intervention[8].

Tout en tenant ce langage, nous avions à cœur de venir en aide au gouvernement espagnol, et de lui donner la force morale comme les secours indirects dont il avait besoin pour se servir efficacement de ses propres moyens. M. Martinez de la Rosa avait témoigné le désir que, par un acte officiel, les puissances signataires du traité de la quadruple alliance le déclarassent applicable aux circonstances nouvelles dans lesquelles le retour de don Carlos plaçait l’Espagne ; nous nous empressâmes de satisfaire à ce vœu, et, le 18 août 1834, des articles additionnels furent signés à Londres, portant : S. M. le Roi des Français s’engage à prendre, dans la partie de ses États qui avoisine l’Espagne, les mesures les mieux calculées pour empêcher qu’aucune espèce de secours en hommes, armes ou munitions de guerre soient envoyés, du territoire français, aux insurgés en Espagne ; 2° S. M. le roi du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande s’engage à fournir à Sa Majesté Catholique tous les secours d’armes et de munitions de guerre que Sa Majesté Catholique pourra réclamer, et en outre à l’assister avec des forces navales si cela devient nécessaire. Nous redoublâmes, en effet, de vigilance sur la frontière des Pyrénées pour empêcher que l’insurrection carliste reçût de France aucun appui ; nous renforçâmes le service des douanes ; nous établîmes des postes de gendarmerie sans cesse circulante ; ce fut à ce moment que nous retirâmes l’exequatur au consul de Prusse par qui passait la correspondance des insurgés. Enfin, dès le 22 juillet 1834, l’amiral de Rigny écrivit à M. de Rayneval : Peut-être conviendrait-il au gouvernement espagnol de prendre à sa solde une portion quelconque de la légion étrangère que nous avons en Afrique. S’il en était ainsi, peut-être pourrions-nous-lui fournir quatre ou cinq mille hommes que nous débarquerions à Carthagène. Nous offrions et nous rendions au gouvernement espagnol tous les bons offices qu’il pouvait attendre d’alliés sincères qui ne repoussaient que la perspective d’avoir à répondre eux-mêmes de ses destinées en mettant leurs forces à sa disposition.

Mais l’Espagne et le gouvernement espagnol étaient en proie à de bien autres périls que ceux de la guerre civile dans les provinces basques. Tantôt en exploitant ces périls et l’irritation inquiète qu’ils suscitaient dans le pays, tantôt par sa propre et directe impulsion, le parti radical faisait au ministère et au statut royal une guerre de jour en jour plus ardente et plus redoutable. Au sein des chambres, M. Martinez de la Rosa et M. de Toreno luttaient avec un courage et un talent quelquefois efficaces ; la chambre des proceres les soutenait fermement, et dans la chambre des procuradores ils perdaient et reconquéraient tour à tour une majorité toujours incertaine. Mais, au dehors, le pouvoir manquait absolument d’unité et de moyens d’action ; les restes des anciennes libertés locales et les essais inexpérimentés des libertés nouvelles devenaient également des causes d’anarchie ; les attaques contre le cabinet modéré éclataient partout, tantôt pour réclamer ouvertement la constitution de 1812, tantôt pour la seule satisfaction des passions révolutionnaires. L’esprit de révolte pénétrait dans l’armée elle-même : le 18 janvier 1835, à Madrid, huit cents hommes du 2e régiment d’infanterie légère d’Aragon se soulevèrent en criant : Vive la liberté ! A bas les ministres ! Le capitaine général de la Vieille-Castille, le général Cantérac accourut pour les rappeler à l’ordre et tomba sous plusieurs coups de feu. Ils s’emparèrent de l’hôtel des postes, s’y défendirent contre les troupes fidèles, et en sortirent sans autre châtiment que d’aller rejoindre dans les provinces basques l’armée qui combattait les carlistes. En février, en mars, en avril, à Malaga, à Saragosse, à Murcie, ici contre un ordre de discipline du ministre de la guerre, là contre une interdiction de l’archevêque qui ne voulait pas que les chantres de la cathédrale allassent chanter sur le théâtre des airs populaires, de violentes séditions troublèrent la paix publique, aboutissant toujours au cri : Vive la constitution de 1812 ! et au massacre de quelques moines. Les cruautés mutuelles de la guerre civile dans les provinces basques avaient soulevé en Europe un vif mouvement de réprobation ; le cabinet anglais avait envoyé en Biscaye un commissaire spécial, lord Eliot, pour tenter d’y mettre un terme, et nous avions formellement adhéré au but de sa mission. Une convention fut en effet conclue le 28 avril 1835 entre le général Valdez, qui avait succédé à Mina, et Zumalacarreguy, portant que la vie des prisonniers serait respectée, qu’ils seraient échangés deux ou trois fois par mois, et que personne ne pourrait être mis à mort pour ses opinions politiques sans avoir été jugé et condamné d’après les lois actuelles de l’Espagne. Cet acte de stricte justice et de simple humanité excita dans la chambre des procuradores un violent orage ; c’était, disait-on, le fruit d’une influence étrangère ; comment les ministres avaient-ils pu souffrir qu’on traitât avec Zumalacarreguy, un chef de rebelles ? On demanda, et la motion fut adoptée, que le traité fût communiqué aux chambres qui en examineraient les motifs ; et le 11 mai, au sortir d’une séance dans laquelle M. Martinez de la Rosa avait courageusement défendu le traité, un rassemblement populaire se forma sur son passage et le poursuivit jusque chez lui de ses insultes et du cri : Vive la constitution !

Tant de combats, de périls et d’impuissance, en face de deux ennemis contraires, épuisèrent la confiance et lassèrent la patience de M. Martinez de la Rosa lui-même ; le conseil de régence se réunit au conseil des ministres, et le 17 mai 1835, la résolution y fut prise, à l’unanimité, de réclamer la coopération armée des puissances signataires du traité du 22 avril 1834, notamment de la France, la seule dont l’action en faveur de l’Espagne pût être décisive.

La demande ne nous arriva point inattendue ; M. de Rayneval nous l’avait annoncée en l’appuyant de tous les arguments que sa propre conviction lui pouvait suggérer ; et avant que nous l’eussions reçue, le duc de Broglie, par une dépêche du 23 mai 1835, avait fait pressentir à l’ambassadeur du Roi notre réponse, en lui développant les motifs qui s’opposaient à l’intervention[9]. Appelés à une résolution positive, nous avions non seulement à en délibérer entre nous, mais à nous concerter à ce sujet avec l’Angleterre, car le traité de la quadruple alliance, dans l’article même, invoqué par l’Espagne, portait expressément : Dans le cas où la coopération de la France serait jugée nécessaire par les hautes parties contractantes pour atteindre complètement le but de ce traité, S. M. le Roi des Français s’engage à faire, à cet égard, ce qui serait arrêté de commun accord entre Elle et ses trois augustes alliés.

Ainsi nettement posée, la question fut scrupuleusement débattue et dans le conseil réuni, et dans nos entretiens particuliers : M. Thiers développait, avec sa verve à la fois naturelle et ingénieuse, les raisons qui le décidaient en faveur de l’intervention ; je lui dis un jour : Vos raisons sont fortes ; je comprends qu’on puisse tenir l’une ou l’autre conduite. Plus tard, dans l’un des grands débats soulevés à ce sujet, au sein de la chambre des députés, M. Thiers me demanda de la tribune si je permettais qu’il rappelât ces paroles : Sans nul doute, lui répondis-je, et il les rappela en effet. Je n’ai rien à ajouter aujourd’hui à l’explication que j’en donnai alors : Je ne retire aucunement ces paroles, dis-je ; la chambre comprendra sans peine qu’à cette époque, redoutant dans l’intérieur du cabinet une séparation que je n’ai jamais cherchée et que je regretterai toujours, je n’aie employé, dans mes conversations particulières comme ailleurs, que le langage qui me semblait propre à la prévenir. J’ajouterai que mon opinion sur cette question n’a pas été, dès le premier jour, complète et absolue, comme d’autres peut-être ; elle s’est formée, elle s’est affermie progressivement et en présence des événements. Mais l’honorable M. Thiers sait, aussi bien que personne et que moi-même, que toutes les fois qu’il a fallu prendre une résolution, et se prononcer pour ou contre l’intervention, je me suis prononcé contre. C’est le seul fait que je tienne à constater en ce moment.

Il m’est commode de le rappeler aujourd’hui. Le grand argument qu’invoquaient, en 1835 et 1836, les partisans de l’intervention, c’était que, sans ce secours, la cause de la reine Isabelle et du régime constitutionnel serait perdue en Espagne. Vingt-cinq ans se sont écoulés, vingt-cinq ans de rudes épreuves pour l’Espagne ; aucune intervention n’a eu lieu, et l’Espagne n’en a pas eu besoin ; elle s’est sauvée elle-même. Grande sécurité pour son avenir aussi bien que sujet d’un légitime orgueil. Entre les amis de l’Espagne, ceux qui ont le plus espéré d’elle ne sont pas ceux qui l’ont le moins bien connue.

Dès le premier jour, le roi Louis-Philippe fut, dans son conseil, l’un des plus décidés contre l’intervention ; et pour lui, à vrai dire, c’était sa sollicitude pour la France, plutôt que ses espérances pour l’Espagne, qui le décidait : Aidons les Espagnols du dehors, me disait-il, mais n’entrons pas nous-mêmes dans leur barque ; si une fois nous y sommes, il faudra en prendre le gouvernail, et Dieu sait ce qui nous arrivera. Napoléon a échoué à conquérir les Espagnols et Louis XVIII à les retirer de leurs discordes. Je les connais ; ils sont indomptables et ingouvernables pour des étrangers ; ils nous appellent aujourd’hui ; à peine y serons-nous qu’ils nous détesteront et nous entraveront de tous leurs moyens. Rappelez-vous la dépêche où Rayneval, en nous prêchant l’intervention, en montrait les accompagnements nécessaires ; il faudra, disait-il, que l’armée française, pour consolider son ouvrage, occupe pendant un temps plus ou moins long le pays qu’elle aura pacifié ; sans quoi le feu s’y rallumerait indubitablement[10]. Et ne m’avez-vous pas dit que le duc de Frias vous disait lui-même ces jours derniers que l’intervention de la France en Espagne ne signifierait rien si elle n’était suivie d’une occupation de quatre ou cinq années au moins ? Croyez-moi, mon cher ministre ; n’employons pas notre armée à cette œuvre interminable ; n’ouvrons pas ce gouffre à nos finances ; ne nous mettons pas ce boulet aux pieds en Europe ; si les Espagnols peuvent être sauvés, il faut qu’ils se sauvent eux-mêmes ; eux seuls le peuvent ; si nous nous chargeons du fardeau, ils nous le mettront tout entier sur les épaules, et puis ils nous rendront impossible de le porter.

La réponse du cabinet anglais au gouvernement espagnol vint apporter aux adversaires de l’intervention un argument de plus. J’en trouve le texte dans une dépêche de M. Rayneval du 13 juin 1835 : Un courrier est arrivé ici de Londres hier soir, avec des dépêches de la légation espagnole. Elles portent que le cabinet anglais décline la demande de coopération faite par le gouvernement de la reine à ses alliés ; qu’il ne s’oppose pas toutefois au secours que la France, en son propre nom, voudrait accorder à l’Espagne, mais qu’il ne veut en aucune manière se rendre solidaire d’une pareille mesure qui pourrait compromettre le repos général de l’Europe.

Je ne pense pas que cette dernière considération fût bien sérieuse, ni le vrai motif du refus du cabinet anglais ; si la France et l’Angleterre eussent été d’accord pour soutenir, avec leurs armées, la reine Isabelle contre les carlistes, les puissances du Nord n’auraient certainement pas envoyé les leurs en Espagne à l’appui de don Carlos. Mais quelle qu’en fût la cause, le parti pris par l’Angleterre de laisser peser sur la France seule le fardeau et la responsabilité de l’intervention ne pouvait manquer d’influer sur notre résolution. Le duc de Broglie la transmit le 8 juin à M. de Rayneval en ajoutant à sa dépêche officielle une lettre particulière qui portait : Notre réponse à la demande de l’Espagne est précisément celle que je vous avais annoncée. Nous avons posé la question au gouvernement anglais dans les termes les plus simples, de très bonne foi, sans faire aucun effort pour influencer sa détermination. Son refus a été positif. Nous avons laissé ici à l’opinion le temps de se prononcer ; par un concours de circonstances particulières, nous avons même paru vouloir l’échauffer plutôt que l’attiédir ; les articles insérés dans le Journal des Débats[11] en font foi. Toute la presse, moins ce journal, a pris parti vertement contre l’intervention, et s’est trouvée cette fois l’organe de la grande masse du public. Nous avons enfin sondé les opinions individuelles dans les Chambres : il ne s’est pas rencontré vingt membres qui aient voulu entendre parler de l’intervention. Lors donc que le cabinet aurait été décidé et unanime (et il s’en fallait de beaucoup qu’il le fût), toute tentative de ce genre, exécutée sans le concours de l’Angleterre et en faisant violence au pays, eût été une entreprise insensée que l’ascendant de l’opinion aurait bientôt contraint d’abandonner.

Vous ne vous étonnerez point que, dans leurs communications officielles, les cabinets de Londres et de Paris n’aient considéré l’intervention que sous le point de vue du progrès de l’insurrection carliste, en laissant entièrement de côté les dangers éventuels qui peuvent résulter d’insurrections révolutionnaires. Nous apprécions ces dangers à leur juste valeur ; nous n’ignorons pas que les craintes qu’ils inspirent au gouvernement espagnol sont la cause véritable de la demande qu’il adresse à la France et à l’Angleterre, et que, s’il n’avait affaire qu’à don Carlos, il essayerait de résister avec les forces dont il dispose encore. Mais, quelque fondées que puissent être de semblables appréhensions, nous ne pouvions les discuter comme fondement d’une intervention éventuelle, dans des pièces qui, selon toute apparence, seront portées quelque jour à la connaissance du public. Des gouvernements constitutionnels, fondés sur la libre discussion, ne pourraient, dans aucun cas, s’engager dans une intervention dont le but unique, ou seulement le but principal serait de maintenir au pouvoir tel ministre plutôt que tel autre, d’écarter telle ou telle nuance d’opinions. Ce serait à grand’peine que nous pourrions justifier, le traité du 22 avril 1834 à la main, une intervention entre la régente et don Carlos ; nous ne pourrions justifier sous aucun prétexte une intervention entre M. Martinez de la Rosa et M. Arguelles ou M. Galiano.

Le duc de Broglie avait raison de poser ainsi la question : outre la guerre civile entre le parti de la reine Isabelle et celui de l’infant don Carlos, il y avait lutte entre M. Martinez de la Rosa et M. Arguelles, entre le statut royal et la constitution de 1812, c’est-à-dire au sein du parti et du gouvernement de la reine Isabelle elle-même. Nous pouvions avoir et nous avions, sur les mérites politiques des partis qui, sous le même sceptre, se disputaient ainsi le pouvoir, une opinion très arrêtée ; nous reconnaissions, dans les idées et les pratiques du parti radical, le déplorable empire de l’esprit révolutionnaire, de ses théories et de ses passions ; nous souhaitions le succès du parti modéré ; nous voulions le seconder de notre influence ; en lui refusant l’intervention officielle et directe qu’il nous demandait, nous lui offrîmes tous les secours indirects qui se pouvaient imaginer, la translation en Espagne de la légion étrangère, l’autorisation de recruter en France une légion libre, des avances d’armes et de munitions de guerre ; mais ni le traité de la quadruple alliance ne nous commandait, ni les principes du droit public européen et les intérêts français ne nous permettaient d’aller au delà, et de mettre au service de ce parti en Espagne les soldats et les trésors de la France. Après le refus de l’intervention, la lutte intérieure du gouvernement espagnol eut le résultat qu’il était aisé de prévoir ; M. Martinez de la Rosa tomba, et pendant trois mois son collègue, M. de Toreno, devenu son successeur, essaya de gouverner encore au nom du parti modéré ; mais ses concessions et ses tentatives de résistance furent également vaines ; les émeutes populaires, les désordres révolutionnaires, les massacres de moines et les insurrections au cri de : Vive la constitution de 1812 ! redoublèrent de violence ; M. de Toreno tomba à son tour ; et au mois de février 1836, lorsqu’en France, le cabinet du 11 octobre 1832 se disloqua à propos de la conversion des rentes, le parti radical, représenté alors par M. Mendizabal et ses amis, était, en Espagne, en possession du pouvoir.

Je comprends les tentations de la politique des grandes aventures, et le plaisir passionné que des esprits généreux peuvent prendre à poursuivre, à tout prix, le succès d’un dessein mêlé de doute et de mal, mais hardi et peut-être plein d’avenir. Il est doux de se livrer ainsi à toute sa pensée, de frapper l’imagination des hommes, et de se croire, en changeant violemment la face du monde, le ministre de la Providence. Mais ce n’est point là la politique des gouvernements sains, ni des peuples libres, ni des honnêtes gens ; celle-ci a pour loi le respect du droit, de tous les droits, le soin des intérêts réguliers et permanents des peuples, et quelque scrupule comme quelque patience dans l’emploi des moyens. Quand nous fûmes, après 1830, appelés à agir dans les affaires de l’Europe, nous n’étions point indifférents à l’état et aux vœux des nations européennes ; nous n’ignorions point qu’il y avait là bien des plaies à guérir, bien des besoins légitimes à satisfaire. Nous aussi nous avions, en fait de réformes européennes, nos ambitions et nos sympathies ; et bien des souvenirs puissants, bien des apparences séduisantes nous poussaient à leur donner cours. Mais nous ne pouvions nous lancer dans ces entreprises sans y avoir, d’abord pour allié et bientôt pour maître, l’esprit révolutionnaire, cet empoisonneur des plus belles espérances humaines. Nous étions de plus convaincus que l’appel à la force n’était pas le bon moyen d’accomplir les réformes et les progrès vraiment salutaires que l’Europe appelait de ses vœux. Ce fut notre résolution de pratiquer une politique assez nouvelle dans les relations des États, la politique des esprits sensés et des honnêtes gens. Les maîtres d’un grand et puissant génie n’ont pas manqué au monde ; ils ont déployé, en le gouvernant, des facultés supérieures et changé avec éclat la taille et la face des États ; mais il y a eu, dans leurs entreprises, tant de conceptions superficielles et démesurées, tant de combinaisons arbitraires, tant d’ignorance des faits sociaux et de leurs lois naturelles, tant de volontés égoïstes et capricieuses que de justes doutes se sont élevés, après eux, sur le mérite définitif de ce qu’ils avaient pensé et fait, et qu’on a pu avec raison se demander s’ils avaient servi ou égaré les peuples dont ils avaient manié les destinées : Charles-Quint, Richelieu, Pierre le Grand ont conquis et méritent l’admiration de l’histoire ; et pourtant, à mesure que le grand jour de l’histoire s’est levé sur eux, la valeur réelle de leurs pensées et de leurs œuvres a paru de plus en plus incertaine, et a été de jour en jour plus contestée. Que d’objections et de reproches ne leur adresse-t-on pas aujourd’hui ! Que d’erreurs, de lacunes, de conséquences funestes ne découvre-t-on pas dans leurs œuvres ! Que de mal mêlé aux succès qui ont fait leur gloire ! Nous avions à cœur d’éviter un tel mélange ; nous voulions porter plus de discrétion dans nos entreprises, les juger nous-mêmes avec plus d’exigence, et ne rien tenter qui ne pût supporter un examen sévère et une longue épreuve. Je conviens que, pour les spectateurs comme pour les acteurs, il y a, dans cette politique, moins de séductions que dans celle des grands hommes ordinaires, et qu’en s’interdisant les distractions imprévoyantes et les charlataneries populaires, on aggrave, dans le présent du moins, les difficultés, déjà si grandes, du gouvernement des États. Mais, pour faire en ce monde un bien certain et durable, il faut savoir compter sur le droit, la liberté et le temps. Cette confiance a été, au dehors comme au dedans, la base de notre conduite. Je n’y ai nul regret, même après nos revers.

 

 

 



[1] Pièces historiques, n° I.

[2] Tome II, p. 83-84.

[3] Pièces historiques, N° II.

[4] Pièces historiques, N° III.

[5] Le 1er mars 1834.

[6] Pièces historiques, N° IV.

[7] Mémoires de M. Gisquet, t. III, p. 511-515.]

[8] Dépêches des 16 et 22 juillet et du 12 décembre 1834.

[9] Pièces historiques, n° V.

[10] Dépêche du 22 mai 1835.

[11] Des 29 et 31 mai, 4 et 7 juin 1835.